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1 LA SCORZARIA DE TREVISE AU xv E SIECLE : TERRITOIRE ET STRATEGIES ENTREPREUNARIALES DES TANNEURS 1 Matthieu Scherman 1. LA TANNERIE : UNE ACTIVITE GENANTE La coexistence des activités de production et des populations urbaines est souvent compliquée. Au Moyen Age, pour tenter de résoudre les conflits qui pouvaient surgir, des réglementations portant sur l’éloignement ou le confinement des activités polluantes et bruyantes ont été élaborées précocement, notamment dans les villes de la péninsule italienne 2 . Les activités les plus gênantes pour les citadins, et en particulier la tannerie, se trouvent alors reléguées dans les zones périphériques des villes, voire à l’extérieur des enceintes. La configuration de ces lieux –à proximité de cours d’eau, distants des centres du pouvoir, ou encore dans des zones marquées par une faible densité de population– les prédispose à accueillir de telles activités. A Trévise, à l’instar de nombreuses villes d’Europe, les activités de tannerie sont regroupées dans une partie excentrée de l’espace urbain 3 . Cette production peut être qualifiée d’« industrielle » puisque le cuir entre dans la production d’un grand nombre d’objets de consommation courante, notamment les 1 Je remercie Mathieu ARNOUX, Chloé DELIGNE, Aude LESAGE et Reinhold MUELLER pour leurs remarques et suggestions. Abréviations utilisées : A.S.TV : Archivio di Stato di Treviso ; A.S.V. : Archivio di Stato di Venezia ; B.Cap.TV. : Biblioteca Capitolare di Treviso ; b. : busta ; m° : maître ; q. : quondam. 2 FELLER L., « Hygiène et pollution dans les villes italiennes d’après les statuts communaux », Intervention lors du colloque La pollution au Moyen Age et à l’époque moderne, Deuxièmes rencontres internationales de Liessies, avril 1999, dans Reti medievali (www.retimedievali.it, dernière consultation le 11 mars 2007) ; BOCCHI F., « Ecologia urbana nelle città medievali italiane », dans GENSINI S. (éd.), Il cuoio e le pelli in Toscana : produzione e mercato nel tardo Medioevo e nell’età moderna, Pise, 1999, pp. 155-182. 3 Par exemple, CROUZET-PAVAN E., Sopra le acque salse. Espaces, pouvoir et société à Venise à la fin du Moyen Age, Rome, 1992, pp. 745-746 ; BRUNELLO F., Storia del cuoio e dell’arte conciaria, Vicence, 1991, p. 113 : les activités étaient situées sur l’île de la Giudecca ; DEMO E., « Le manifatture tra Medioevo e Età Moderna (1404-1570) », dans FONTANA G. L. (éd.), L’industria vicentina dal Medioevo a oggi, Padoue, 2004 : à Vicence les activités de tannerie sont situées à la sortie de la ville dans les bourgs le long du fleuve Bacchiglione ; GRECI R., « Il problema dello smaltimento dei rifiuti nei centri urbani dell’Italia medievale », dans Città e servizi sociali nell’Italia dei secoli XII-XV, Pistoia, 1990, pp. 439-464, p. 446 : à Bologne en 1252, les autorités décident de confiner les tuileries et briqueteries, les teintureries, la tannerie et la fabrication de papier au sud de la ville aux abords du fleuve de la Savena ; PIPONNIER F., « Dijon au XV e siècle, l’entreprise industrielle dans une ville commerçante et artisanale », dans BERGERON L., BOURDELAIS P. (éds.), La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ?, Paris, 1998, pp. 41-52, pp. 47-49 : la tannerie s’effectue en dehors des murs de la ville, sur une île en aval des faubourgs occidentaux, sur la rivière d’Ouche ; LEGUAY J.-P., La rue au Moyen Age, Rennes, 1984, pp. 130-131 : les tanneurs marseillais sont regroupés dans une rue de la ville ; HAVERKAMP A., « Topografia e relazioni sociali nelle città tedesche del tardo medioevo », dans D’une ville à l’autre : structures matérielles et organisation de l’espace dans les villes européennes (XIII e -XVI e siècle). Actes du colloque organisé par l’École française de Rome (Rome 1 er -4 décembre 1986), Rome, 1989, pp. 25-54 : p. 48 à Berne les tanneurs sont regroupés, en 1314, aux alentours d’un cours d’eau à proximité des murs de la ville.

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LA SCORZARIA DE TREVISE AU xvE SIECLE : TERRITOIRE ET STRATEGIES ENTREPREUNARIALES

DES TANNEURS1

Matthieu Scherman

1. LA TANNERIE : UNE ACTIVITE GENANTE

La coexistence des activités de production et des populations urbaines est souvent compliquée. Au Moyen Age, pour tenter de résoudre les conflits qui pouvaient surgir, des réglementations portant sur l’éloignement ou le confinement des activités polluantes et bruyantes ont été élaborées précocement, notamment dans les villes de la péninsule italienne2. Les activités les plus gênantes pour les citadins, et en particulier la tannerie, se trouvent alors reléguées dans les zones périphériques des villes, voire à l’extérieur des enceintes. La configuration de ces lieux –à proximité de cours d’eau, distants des centres du pouvoir, ou encore dans des zones marquées par une faible densité de population– les prédispose à accueillir de telles activités. A Trévise, à l’instar de nombreuses villes d’Europe, les activités de tannerie sont regroupées dans une partie excentrée de l’espace urbain3. Cette production peut être qualifiée d’« industrielle » puisque le cuir entre dans la production d’un grand nombre d’objets de consommation courante, notamment les

1 Je remercie Mathieu ARNOUX, Chloé DELIGNE, Aude LESAGE et Reinhold MUELLER pour leurs remarques et

suggestions. Abréviations utilisées : A.S.TV : Archivio di Stato di Treviso ; A.S.V. : Archivio di Stato di Venezia ; B.Cap.TV. : Biblioteca Capitolare di Treviso ; b. : busta ; m° : maître ; q. : quondam.

2 FELLER L., « Hygiène et pollution dans les villes italiennes d’après les statuts communaux », Intervention lors du colloque La pollution au Moyen Age et à l’époque moderne, Deuxièmes rencontres internationales de Liessies, avril 1999, dans Reti medievali (www.retimedievali.it, dernière consultation le 11 mars 2007) ; BOCCHI F., « Ecologia urbana nelle città medievali italiane », dans GENSINI S. (éd.), Il cuoio e le pelli in Toscana : produzione e mercato nel tardo Medioevo e nell’età moderna, Pise, 1999, pp. 155-182.

3 Par exemple, CROUZET-PAVAN E., Sopra le acque salse. Espaces, pouvoir et société à Venise à la fin du Moyen Age, Rome, 1992, pp. 745-746 ; BRUNELLO F., Storia del cuoio e dell’arte conciaria, Vicence, 1991, p. 113 : les activités étaient situées sur l’île de la Giudecca ; DEMO E., « Le manifatture tra Medioevo e Età Moderna (1404-1570) », dans FONTANA G. L. (éd.), L’industria vicentina dal Medioevo a oggi, Padoue, 2004 : à Vicence les activités de tannerie sont situées à la sortie de la ville dans les bourgs le long du fleuve Bacchiglione ; GRECI R., « Il problema dello smaltimento dei rifiuti nei centri urbani dell’Italia medievale », dans Città e servizi sociali nell’Italia dei secoli XII-XV, Pistoia, 1990, pp. 439-464, p. 446 : à Bologne en 1252, les autorités décident de confiner les tuileries et briqueteries, les teintureries, la tannerie et la fabrication de papier au sud de la ville aux abords du fleuve de la Savena ; PIPONNIER F., « Dijon au XVe siècle, l’entreprise industrielle dans une ville commerçante et artisanale », dans BERGERON L., BOURDELAIS P. (éds.), La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ?, Paris, 1998, pp. 41-52, pp. 47-49 : la tannerie s’effectue en dehors des murs de la ville, sur une île en aval des faubourgs occidentaux, sur la rivière d’Ouche ; LEGUAY J.-P., La rue au Moyen Age, Rennes, 1984, pp. 130-131 : les tanneurs marseillais sont regroupés dans une rue de la ville ; HAVERKAMP A., « Topografia e relazioni sociali nelle città tedesche del tardo medioevo », dans D’une ville à l’autre : structures matérielles et organisation de l’espace dans les villes européennes (XIIIe-XVIe siècle). Actes du colloque organisé par l’École française de Rome (Rome 1er-4 décembre 1986), Rome, 1989, pp. 25-54 : p. 48 à Berne les tanneurs sont regroupés, en 1314, aux alentours d’un cours d’eau à proximité des murs de la ville.

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chaussures4. Dans cette ville, à l’époque, ce sont près de 10 000 habitants qui ont besoin d’être chaussés, sans compter les populations des territoires environnants5.

Malgré l’importance du secteur du cuir dans les économies urbaines, il reste peu étudié par les médiévistes6. Il est donc intéressant d’analyser la situation de la Scorzaria de Trévise –située au sud de la ville en bordure du fleuve Sile–, c’est-à-dire le lieu où se concentrent les activités destinées à la préparation du cuir ainsi que la totalité de ses acteurs, aussi bien les « patrons » que les ouvriers. La tannerie est l’unique activité à s’organiser ainsi. Si la tannerie est l’activité principale du quartier, elle n’est cependant pas la seule. Pour étudier la Scorzaria, en comparaison aux autres espaces de la ville, il faut également prendre en compte les autres activités du quartier. Certaines activités peuvent dominer des quartiers mais elles ne sont jamais exclusives7. Bien que la zone prise en considération dépasse les limites de la seule Scorzaria, j’ai choisi d’utiliser le terme pour désigner l’objet de l’étude. J’ai considéré utile d’examiner un territoire plus vaste que la seule Scorzaria, dont les limites sont d’ailleurs assez floues. L’examen ne repose donc pas sur la définition médiévale de quartier8 mais plutôt sur l’acception géographique actuelle du terme9. La cohérence « fonctionnelle » de la zone a été préférée à une division administrative stricte.

Grâce à une documentation très riche, les archives fiscales de la ville, les structures de la production et les relations de travail peuvent être analysées avec finesse. Elles permettent de reconstituer la manière dont s’organisait spatialement la production et de mettre en lumière les relations économiques et sociales nouées entre les acteurs. L’étude s’appuie principalement sur des déclarations fiscales du XVe siècle élaborées à l’occasion de recensements fiscaux de Trévise, les estimi10. Cette documentation fiscale a été produite pour répondre aux exigences financières vénitiennes. En effet, Trévise et sa région, le Trévisan, dépendent alors du domaine vénitien de Terre Ferme. Utilisée dans le cadre d’une analyse d’un territoire urbain

4 BRAUNSTEIN P., « L’industrie à la fin du Moyen Age : un objet historique nouveau ? », dans La France n’est-elle

pas douée…?, op. cit., pp. 25-40, p. 25 : « ce qui distingue l’industrie de l’artisanat à toute époque, c’est la commercialisation d’une production massive, en série, de qualité constante ». Voir aussi PELET P.-L., « L’‘archéologie industrielle’, science ou fiction ? Une question de définition », Revue suisse d’Histoire, 32, 1982, pp. 324-337 et PELET P.-L., « La métallurgie aux champs, le mythe de la ferme-atelier », Revue suisse d’Histoire, 35, 2, 1985, pp. 157-163.

5 DINI B., Arezzo intorno al 1400. Produzioni e mercato, Arezzo, 1984, pp. 38-39. L’auteur a montré que les chaussures des habitants des campagnes et montagnes proches étaient fournies par la ville. La première analyse d’un livre de comptes d’un cordonnier de Trévise, dont je prépare l’édition, tend aux mêmes conclusions. La majorité des clients provient du territoire environnant (A.S.TV., Comunale, b. 313, livre de comptes du maître cordonnier Giovanni de Scutari).

6 GENSINI S. (éd.), Il cuoio e le pelli in Toscana…, op. cit. Toutes les contributions de cet ouvrage, qui couvrent l’ensemble du territoire italien, et pas seulement la Toscane, insistent sur l’importance du secteur du cuir pour les économies urbaines et paradoxalement le peu d’attention portée à son égard par les historiens du Moyen Age.

7 REYERSON K. L., The Art of the Deal : Intermediaries of Trade in Medieval Montpellier, Leyde-Boston-Cologne, 2002, p. 66 ; PINI A. I., « La ripartizione topografica degli artigiani a Bologna nel 1294 : un esempio di demografia sociale », dans Artigiani e salariati. Il mondo del lavoro nell'Italia dei secoli XII-XV, Pistoia, 1984, pp. 189-224.

8 ROUX S., « Quartier », dans GAUVARD C., DE LIBERA A. et ZINK M. (éds.), Dictionnaire du Moyen Age, Paris, 2002.

9 LACOSTE Y., « Quartier », dans De la géopolitique aux paysages. Dictionnaire de la géographie, Paris, 2003, p. 319. 10 Sur l’organisation institutionnelle et l’établissement des recensements fiscaux, voir DEL TORRE G., Il Trevigiano

nei secoli XV e XVI. L’assetto amministrativo e il sistema fiscale, Venise, 1990, en particulier la seconde partie. Pour une étude plus détaillée du XVe siècle : ORLANDO E., Scrittura, fisco e società. Gli estimi di Treviso del Quattrocento, Venise, 2003.

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spécifique, elle permet de connaître la répartition des activités en son sein et le contenu des patrimoines de ses habitants. De 1434 à 1504, neuf estimi ont été effectués. Les bornes de l’étude ont été fixées d’après ces limites chronologiques. La fréquence des recensements permet de suivre les familles sur trois générations. Dès lors, il est possible de reconstituer l’évolution de la composition du quartier.

Avant de s’intéresser à l’organisation de la production du cuir à l’intérieur du territoire urbain puis aux relations sociales entre les différents acteurs et la place des principaux tanneurs dans la hiérarchie urbaine, il est utile de présenter succinctement la Scorzaria.

2. UNE « ZONE INDUSTRIELLE »

Les caractéristiques topographiques du quartier répondaient aux besoins de nombreuses activités ; cette diversité engendrait également une certaine mixité sociale.

2. 1. Limites du quartier

La Scorzaria s’étend sur trois paroisses11. L’eau y est omniprésente : le Sile la borde au sud tandis que le Siletto, son affluent, la traverse (plan 1). L’extension de la zone d’étude à un plus vaste espace permet de mieux comprendre l’environnement dans lequel se déroulent les activités de tannerie. En outre, elle est rendue obligatoire en raison de l’approximation de la source quant aux « adresses » des contribuables.

La difficulté principale pour reconstituer le plan de la ville provient de l’absence de renseignements sur les lieux de résidence. Pour l’estimo des années 1434-1435, 18,5% des déclarations ne les mentionnent pas, pour celui des années 1462-1464, 3%, et pour le dernier estimo du siècle, 12%. De surcroît, il reste difficile de situer précisément les différentes familles. En effet, les contribuables sont peu nombreux à avoir respecté l’obligation de mentionner leurs voisins12.

11 Afin d’obtenir une répartition homogène, j’ai sélectionné les mêmes indications topographiques d’un estimo à

l’autre : parrocchia, contrada, piazza et ponte de San Martino, contrada de Pota Tosa, parrocchia et contrada di San Giovanni de Riva ou Bruxa, Scorzaria (qui se situe tant dans la paroisse de San Martino, que de San Giovanni Bruxa et de San Pancracio), le Siletto, la rive de San Andrea et la contrada de Belvedere.

12 Pour le premier estimo, seuls 38% des contribuables ont respecté les règles.

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Plan 1 : topographie générale de la Trévise médiévale. Par ailleurs, les indications sont parfois énigmatiques. Par exemple, le long

du Sile, plusieurs « rives », c’est-à-dire des quais, existaient le long du fleuve, mais les contribuables ne spécifient pas souvent à laquelle ils se réfèrent : l’indication pouvait désigner aussi bien celle de San Polo, à l’extrémité est de la ville, où se localisent la majorité des bateliers, que celle de San Andrea qui fait partie du quartier objet de l’étude. En outre, les mêmes lieux peuvent être mentionnés de différentes façons d’un estimo à l’autre13. Des contours très fins ne peuvent être dessinés.

Enfin, la documentation fiscale trévisane, conformément à la règle des sources de cette nature, ne fournit pas des chiffres absolus14. Il semble qu’un certain nombre d’habitants échappe toujours aux recensements. L’augmentation du nombre des familles entre 1464 et 1481, par exemple, ne peut s’expliquer qu’en partie par un accroissement démographique. Il semble plutôt que de nombreux habitants n’ont pas été enregistrés lors des premières opérations, à tel point que les autorités durent faire montre par la suite d’une plus grande sévérité. A partir de 1474, les agents du recensement enregistrèrent un plus grand nombre de contribuables n’ayant pas présenté de déclaration, les arbitradi, qu’auparavant. Ils estimèrent les patrimoines de ces contribuables « arbitrairement ». Le nombre d’arbitradi a connu une forte croissance à partir de l’estimo des années 1474-1481. Une crise économique pourrait expliquer une plus grande attention dans le repérage des récalcitrants. Les autorités tentent ainsi d’augmenter les ressources fiscales en ponctionnant un plus grand nombre de foyers. Les années 1460-1470 marquent le début d’une période troublée

13 A.S.TV., Estimi, b. 37. En 1441, ser Vettore dei Scoti, un membre d’une famille noble, déclare habiter dans la

contrada di Santa Margherita ; en 1499, ses descendants déclarent résider dans la contrada San Giovanni de Riva. Il est probable qu’il s’agisse de la même maison, elle est nommée la « casa grande » (b. 105).

14 FRANCESCHI F., Oltre il ‘Tumulto’ : i lavoratori fiorentini dell'Arte della lana fra Tre e Quattrocento, Firenze, 1993, pp. 94-106.

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par les guerres et les résurgences de la peste15. Tous ces événements ont eu des répercussions négatives sur la conjoncture économique générale. Les dernières années du XVe et les premières du XVIe siècle sont d’ailleurs caractérisées comme « la crise du tournant du siècle »16.

Années de

l'estimo Nb de familles dans la

zone Nb de familles dans la

ville Nb d’arbitradi

1434-1435 96 1271 Pas de rubrique 1439-1441 72 992 Pas de rubrique 1447-1451 67 1089 Pas de rubrique 1462-1464 118 1514 206 1474-1481 164 2280 1318 1486-1491 142 2101 1550 1499-1504 139 2518 1383

Tableau 1 : nombre de familles dans la zone d’après les estimi. Malgré les limites de la documentation, celle-ci demeure une source

exceptionnelle pour détailler le panorama de l’espace urbain.

2. 2. Le poids des différentes activités

Années de l’estimo

Cuirs et peaux

Services Métaux Alimentation Textiles

1434-1435 27 14 7 6 5 1439-1441 25 6 7 5 3 1447-1451 20 6 4 7 1 1462-1464 30 17 10 10 10 1474-1481 41 24 9 21 16 1486-1490 40 23 11 16 12 1499-1504 31 19 13 10 16

Tableau 2 : nombre de contribuables par secteur d’activités dans la zone.

La continuité marque la présence des activités dans le quartier : cinq

secteurs principaux occupent plus de la moitié des familles lors de toutes les opérations fiscales. Cependant, un changement se perçoit à la fin du XVe siècle. Par rapport au début de la période, le secteur du cuir connaît une baisse relative de ses effectifs qui semble corrélée, en partie, à une présence plus importante du secteur textile dans le quartier. Alors qu’il n’emploie que 5% des contribuables en 1434, la proportion s’élève à plus de 10% à la fin du siècle. A l’inverse, le secteur du cuir, qui

15 BRAUNSTEIN P., « Le commerce du fer à Venise au XVe siècle », Studi Veneziani, VIII, 1966, pp. 267-302, p. 281.

En 1472, les Turcs sont à Udine, en 1474 les routes autour de Cividale dans le Frioul sont coupées. En 1487, Venise est en guerre contre l’archiduc Sigismond ce qui provoque l’interruption du trafic à travers les cols alpins.

16 BRAUNSTEIN P., « Le marché du cuivre à Venise à la fin du Moyen Age », dans KELLENBENZ H. (éd.), Schwerpunkte der kupferproduktion und des kupferhandels in Europa 1500-1650, Cologne-Vienne, 1977, pp. 78-94, p. 91.

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occupe le tiers des actifs jusqu’au milieu du siècle, ne représente plus que le cinquième des contribuables en 1499. L’accroissement du secteur textile provient de l’installation de travailleurs humbles, des tisserands, des bonnetiers et des batteurs de laine, non d’entrepreneurs. Dans le pays valencien, un phénomène similaire s’observe à la même époque : la crise démographique du XVe siècle aurait provoqué la reconversion économique se traduisant par l’augmentation des activités textiles aux dépens du secteur du cuir17. Les deux situations apparaissent comparables sauf qu’à Trévise, la fin du siècle correspond également à une période de plaintes récurrentes qui émanent du secteur textile18. La tannerie demeure cependant l’activité la plus pratiquée dans le quartier.

Le secteur des services occupe numériquement une place importante. Cette catégorie reprend des activités assez variées ; elle n’est donc pas aussi homogène que celle du cuir où les cordonniers et les tanneurs forment la majorité. Les barbiers, les épiciers-apothicaires, les porteurs en tous genres, les maréchaux-ferrants, les loueurs de chevaux y ont été intégrés. Les chevaux se louent dans la contrada du Siletto, située au nord de la Scorzaria. Cette situation atteste probablement encore une fois la volonté de repousser les activités gênantes aux marges de la ville. Deux autres secteurs étaient également bien représentés : ceux de l’alimentation et de la métallurgie. L’alimentation est représentée principalement par les meuniers qui travaillent dans les moulins de San Marco, c’est-à-dire les moulins de la République qui devaient en priorité moudre le grain pour Venise19. Assez logiquement, on trouvait également de nombreux forner (boulangers), chez qui la population du quartier venait acheter ou faire cuire son pain.

La présence des activités métallurgiques confirme l’importance du complexe des moulins. Leurs roues ne participent pas uniquement à la production alimentaire. Les nombreux forgerons et les couteliers –ces derniers sont nombreux à résider dans la Scorzaria– les utilisent pour aiguiser leur matériel20. La multiplicité des fonctions d’un même complexe –un moulin à tan, destiné à extraire le tanin des écorces, est mentionné mais à une seule reprise– se rencontre aussi à Toulouse21. Il convient de souligner que les autres meules à aiguiser présentent en ville sont installées au nord, à proximité de la Porta de Santa Bona. Le quartier apparaît donc fortement spécialisé dans les productions de masse : cuirs, objets en fer à usage quotidien et production de farines.

17 VICIANO P., « Marché du crédit et structuration de l’espace rural. Le Pays valencien au XVe siècle », Histoire et

Sociétés Rurales, 21, 2004, pp. 11-38, pp. 27-33. 18 A.S.TV., Comunale, b. 48, livre f, 8 janvier 1503. Il est dit dans les délibérations du conseil que la « Schola artis lane

civitatis Tarvisio tendit ad ruinam ». Bien évidemment, il faut avoir à l’esprit que les familles importantes de la ville ont de grands intérêts dans la production textile. Cependant, même exagérées, ces plaintes, doivent sans doute refléter une situation difficile.

19 PITTERI M., « I mulini della Repubblica di Venezia », Studi Veneziani, 2000, pp. 15-39, pp. 27-30. Le complexe des moulins forme la plus importante concentration de roues sur le Sile.

20 A.S.TV., Estimi, b. 103 fascicolo 1, 13 avril 1499. Un coutelier paie 25 lires de loyer à San Marco, c’est-à-dire Venise dans le langage des Trévisans, pour la location d’une « mola da guisar » (une meule à aiguiser) sur le Sile située dans la contrada di San Martin.

21 SICARD G., Aux origines des sociétés anonymes. Les moulins de Toulouse au Moyen Age, Toulouse, 1953, p. 49.

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Par ailleurs, il est aussi marqué par la présence de nombreuses familles juives. Beaucoup se concentrent dans la contrada du Siletto22 où est implantée la synagogue. A l’instar des activités gênantes, une grande partie de la population juive est reléguée aux marges de la ville. La proximité des juifs et de la tannerie n’est pas propre à Trévise. Un tel voisinage se vérifie également à Zadar, en Dalmatie, ou encore à Feltre23.

En examinant les environs immédiats de la Scorzaria, on constate que la concentration des activités polluantes et bruyantes s’intensifie au sud. A l’est sont regroupés les tonneliers, tandis que dans le Borgo dell’Altilia, le bourg proche du quartier, se concentrent des fours à briques, à pierres et à tuiles. En cela, la zone se différencie fortement du centre de la ville où prédominent les activités commerciales de luxe : mercerie, orfèvrerie, friperie et vente de fourrures occupent une place prépondérante. Ces activités n’apparaissent que marginalement à l’intérieur de la « zone sud ». Les fourrures se commercialisent au centre de la ville mais elles n’y sont pas fabriquées. La production s’effectue principalement au nord ouest dans la contrada dell’Oliva à proximité d’un autre cours d’eau, et plus rarement dans la Scorzaria24. Cette distribution des activités gênantes à la marge du centre urbain n’empêche cependant pas les conflits ; une décision des autorités illustre bien les difficultés de faire cohabiter production et bien-être de la population urbaine. Pour maintenir propre l’eau dans laquelle de nombreuses femmes venaient laver leur linge, elles essaient de repousser l’opération de lavage des peaux à l’extérieur des murs dans le Borgo dei Santi Quaranta25.

La physionomie du quartier ayant été décrite, examinons la répartition des richesses à l’intérieur de ce territoire.

2. 3. La mixité sociale

Pour comparer les patrimoines, j’ai utilisé les estimations effectuées lors des opérations d’estimo. Bien que la documentation fiscale soit toujours sujette à caution en raison des fraudes, on peut supposer que les estimations respectent plus ou

22 A chaque estimo, à l’exception du dernier, dans lequel aucune famille n’a été localisée, et de l’avant dernier, pour

lequel le nombre de déclarations est trop peu élevé, cinq à dix familles résident dans ce lieu. Au début du siècle, la population juive s’éleverait à 150 personnes ; PESCE L., Vita socio-culturale in diocesi di Treviso nel primo Quattrocento, Venise 1983, pp. 391-394. Sur les juifs à Trévise, voir MÖSCHTER A., Juden in venezianischen Treviso, 1389-1509, Thèse de doctorat, Université de Trèves, 2004, pp. 82-84. L’auteur a montré que les juifs n’étaient cependant pas confinés dans un quartier. Pour un aperçu MÖSCHTER A., « Gli ebrei a Treviso durante la dominazione veneziana (1388-1509) », dans MUELLER R. C. et VARANINI G. M. (éds.), Ebrei nella Terraferma veneta del Quattrocento. Atti della giornata di studio (Verona, 14 novembre 2003), Florence, 2005, pp. 71-84 ; MARCHESAN A., Treviso medievale. Istituzioni, costumi, aneddoti, curiosità, Trévise, 1923, 1, pp. 239-250 et CAGNIN G., Cittadini e forestieri a Treviso nel Medioevo (secoli XIII-XIV), Vérone, 2004, pp. 146-147 et 187-188. Numériquement, la population juive de Trévise était une des plus importantes de la région, voir MELCHIORRE M., « Gli ebrei a Feltre nel Quattrocento. Una storia rimossa », dans MUELLER R. C. et VARANINI G. M. (éds.), Ebrei nella Terraferma..., op. cit, pp. 85-102, pp. 89-90.

23 SANFILIPPO C. M., « Fra lingua e storia : note per una Giudecca non giudaica », Rivista italiana di Onomastica, 4, 1998, pp. 7-19, spécialement pp. 17-19 ; MELCHIORRE M., Gli ebrei a Feltre nel Quattrocento. Una storia rimossa, Mémoire de Maîtrise (Università Ca’ Foscari, Venise), 2003, pp. 11-30, p. 15.

24 A.S.TV., Estimi, b. 103. En 1499, le maître peaussier Giacomo da Cian loue la moitié d’une maison dans la contrada de San Martin pour effectuer les travaux de préparation des peaux : la « conza de le pelle ».

25 A.S.TV., Comunale, b. 46 Livre B, f° 143v°, 18 mai 1461, « Ex peliparii non lavent peles ad pontem de la Oliva », « ad lavandum conducant extra civitatem, in Burgio Sancti XL ».

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moins la hiérarchie des fortunes. A chaque recensement fiscal, les contribuables ayant des patrimoines nuls forment une part imposante de l’échantillon. Toutefois, la pauvreté « fiscale » n’équivaut pas à la pauvreté absolue. Ainsi, lors de l’opération des années 1447-1451, sur les 21 contribuables dont le patrimoine est nul, 18 sont locataires ou paient un livello, c’est-à-dire un bail emphytéotique, un seul se trouve propriétaire et deux autres n’indiquent rien. Toutefois, trois familles sont propriétaires de maisons qu’elles louent, et huit autres détiennent des petites pièces de terres aux rendements faibles qu’ils font cultiver. Au sommet de l’échelle, la situation s’inverse, sur les 21 familles détenant un patrimoine estimé à plus de 1000 lires, 16 sont propriétaires de leur logement, 14 sont propriétaires de maisons dans la ville, et 19 possèdent des pièces de terres, beaucoup plus étendues et rentables. Bien que dans cet estimo la pauvreté absolue ne s’affiche pas –elle se retrouve dans les estimi suivants–, les estimations des patrimoines reflètent les écarts de richesses. L’inégalité des patrimoines est démontrée par le montant des sommes déboursées pour le paiement de l’impôt. Pour les deux derniers estimi de la période, les documents sur lesquels figure l’imposition finale, les libri mare, sont conservés. Il apparaît que les dix familles les plus riches contribuent à près de la moitié des impôts payés par l’ensemble des contribuables de la zone.

Années

Somme versée par les contribuables

% des 10 plus importantes

contributions

% des 100 plus faibles

contributions

Nb contribuables

1486-1490 402,2 52,2 29,1 142

1499-1504 551,6 42,3 27,8 139 Tableau 3 : la contribution aux impôts dans la zone (en lires). La mixité sociale est donc patente dans la Scorzaria. On trouve fréquemment

cette configuration dans les villes médiévales et modernes26, à l’exception notable de certaines d’entre elles comme Toulouse ou Florence par exemple. Dans ces dernières, une véritable barrière sépare les riches des pauvres ; jamais ils ne cohabitent27. Au contraire, à Trévise, des familles aisées, parmi les plus riches de la ville, côtoient des familles pour lesquelles la richesse repose simplement sur la capacité des membres du foyer à travailler. Ainsi, en 1447, seules cinq familles détiennent un patrimoine plus élevé que celui de la plus importante famille de tanneurs du moment, les Zapasorgo. Leur présence est attestée dans la Scorzaria avant 1410. A cette date, on sait que Martin Zapasorgo, reçoit 230 ducats en dot de sa femme, fille d’un boulanger de Venise28. Ils sont originaires de Marostica, ville du

26 BOVE B., Dominer la ville. Prévôt des marchands et échevins parisiens de 1260 à 1350, Paris, 2004, pp. 566-568 ; MORSA

D., « Niveaux de vie, professions et espace urbain. La ville de Huy au début des Temps Modernes », dans SOSSON J.-P., THIRY C., THONON S. et VAN HEMELRYCK T. (éds.), Les niveaux de vie au Moyen Age. Actes du Colloque international de Spa 21-25 octobre 1998, Louvain-la-Neuve, 1999, pp. 175-204, p. 185.

27 WOLFF P., Regards sur le Midi médiéval, Toulouse, 1978, pp. 271, 274 ; STELLA A., La révolte des Ciompi. Les hommes, les lieux, le travail, Paris, 1993, pp. 201-255.

28 A.S.TV., Notarile IIa serie, b. 893.

LA SCORZARIA DE TREVISE AU XVE SIECLE : TERRITOIRE ET STRATEGIES ENTREPREUNARIALES

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Vicentin où les secteurs textiles et du cuir sont importants. La réussite des Zapasorgo est cependant un cas particulier ; la majorité des contribuables se déclarant tanneurs se retrouve dans les strates sociales les plus basses du quartier. En réalité, seules quelques familles se partagent les richesses produites par la tannerie. A Pise, aux mêmes dates, la situation est comparable : si certains tanneurs sont parmi les plus riches habitants de la ville, la plupart connaissent des situations économiques difficiles29.

Si, jusque dans les années 1480, les quatre ou cinq familles les plus dynamiques de la tannerie occupent le haut de l’échelle des fortunes, la fin du siècle par contre, se présente comme un moment de mutation. Les patrimoines les plus imposants du quartier ne sont plus détenus par les représentants directs de l’industrie du cuir dont la production semble perdre de sa rentabilité. A leur place, les plus riches du quartier se recrutent de plus en plus dans des familles de nobles, de notaires ou de « docteurs » en droit.

Années Tanneurs >0 et <500 >500 et <1500 >1500 Moyenne

1447-1451 13 7 2 4 3200

1462-1434 18 13 0 5 3093

1474-1481 21 14 1 6 3455

1486-1490 26 23 0 3 555

Tableau 4 : nombre de tanneurs et estimations de leur patrimoine (en lires).

2. 4. Organisation de la production : concentration et hiérarchie

A Trévise, du point de vue de l’importance économique, l’industrie des peaux et du cuir n’est devancée que par le secteur textile, comme dans une grande partie des villes d’Occident30. L’organisation de cette industrie et son évolution sont très intéressantes, tant du point de vue des relations de travail entre ses acteurs que des processus de production, cela d’autant plus qu’elle reste profondément ancrée dans le quartier en dépit des changements qui la touchent. Bien que désignés par le même terme, scorzer, les tanneurs connaissent des situations fort différentes et leurs relations de travail sont fortement hiérarchisées et inégalitaires ; un nombre restreint de familles domine, les autres leur sont plus ou moins assujetties.

Années de l’estimo Nb de tanneurs Dont indépendants (ont leur propre « bottega »)

1434-1435 19 9 1439-1441 15 8 1447-1451 13 7 1462-1464 18 8

29 TANGHERONI M., « Note sull’industria conciaria a Pisa nel Medioevo », dans Il cuoio e le pelli in Toscana…, op. cit.,

pp. 51-70, pp. 68-70. 30 NADA PATRONE A. M., « Le pelli e l’arte conciaria nel Piemonte medievale », dans La conceria in Italia dal

Medioevo ad oggi, Milan, 1994, pp. 19-66, ici p. 29.

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1474-1481 21 7 1486-1490 26 8 1499-1504 18 8 Tableau 5 : hiérarchie du travail. Voici posé, très schématiquement, le tableau des relations de travail des

contribuables se déclarant tanneurs (tableau 5). Le nombre de tanneurs indépendants bien que constant est réduit. La majorité des contribuables se définissant tanneurs travaillent pour d’autres. De surcroît, quatre ou cinq familles contrôlent les activités d’une manière quasi absolue. Elles fournissent les cordonniers et autres travailleurs du cuir31 et ont tissé des liens privilégiés avec les bouchers de Trévise, leurs principaux fournisseurs32. Elles occupent ainsi une position avantageuse pour se procurer la matière première. Les autres familles indépendantes ne concourent que faiblement à la production totale et leur patrimoine apparaît maigre par rapport aux sommes amassées par le « cartel ». L’exemple du maître tanneur Bernabe Zapasorgo, en 1460, illustre bien ces situations modestes33. D’après sa déclaration, l’activité semble limitée au travail du maître, des deux femmes présentes –sa femme et sa nièce– et du fameio, l’employé à domicile. La modeste créance de moins de 1 lire 8 sous dont il dispose auprès d’un cordonnier témoigne d’une production relativement faible. Il appartient ainsi plus à la catégorie des artisans que des industriels, c’est-à-dire qu’il est à la tête d’une petite production qui repose sur la famille proche et d’un nombre restreint de personnes extérieures34. L’entreprise décrite ne peut rivaliser avec celles des tanneurs qui dominent le marché. Bernabe est fils de Giacomo Zapasorgo, un tanneur prospère, et neveu d’un des tanneurs les plus importants, Martin Zapasorgo. Son parcours démontre l’absence de linéarité entre les générations. A la différence de ses cousins, Francesco et Bartolomeo, il n’a pas pu prolonger la réussite de son père. Sur le plan économique et social, il a connu une régression.

Années de

l’estimo Stocks des 2 plus

importantes tanneries Tanneurs

1439-1441 10024 maître Martin Zapasorgo et maître Nicolò Pizol

1462-1464 8310 Ser Francesco Zapasorgo et maître Gian Pietro Zoto

1486-1490 4028 maître Gasparin Zavagnin et maître Biaxio de Bologne

Tableau 6 : montant des stocks déclarés (en lires).

31 En 1462, sur les 52 dettes dues à des tanneurs par les artisans du cuir, 36 le sont à quatre familles : 18 aux

Zapasorgo, 8 aux Zoto, 6 aux Pizol et 4 aux Bresello. 32 En 1448, sur les cinq familles qui prêtent de l’argent aux bouchers pour recevoir en contrepartie des peaux, on

retrouve les quatre familles citées dans la note précédente. A.S.TV, Comunale, b. 46 Livre A, f° 141r°, 11 février 1448.

33 A.S.TV., Estimi, b. 61, 26 juin 1460. 34 DEGRASSI D., L’economia artigiana nell’Italia medievale, Rome, 1998, pp. 13-17 et p. 43.

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L’organisation économique de la tannerie semble s’inscrire dans la longue

durée. Ainsi, à Bologne à l’époque moderne, comme à Trévise à la fin du Moyen Age, un nombre restreint de familles dominait l’activité35. Ce type d’organisation peut s’expliquer par l’importance des moyens financiers nécessaires pour pouvoir exercer. Les matières premières coûtent cher (peaux, substances tannantes), tout comme le processus de production qui est long et complexe (trempage des peaux pendant six mois, nécessité de disposer de plusieurs structures pour produire du cuir). Sa mise en place ne peut être entreprise que par un petit nombre de familles disposant d’importants moyens financiers36.

Toutefois, à partir de 1486, les estimi présentent une situation différente. Les familles les plus puissantes, toujours présentes dans la Scorzaria, abandonnent progressivement la tannerie, du moins sa gestion directe. Le patrimoine accumulé grâce à la tannerie permet cet abandon. Les rentes des propriétés immobilières, aussi bien à la ville qu’à la campagne, et les différents investissements permettent de vivre confortablement. Les remplaçants de ces familles sont beaucoup moins puissants et leurs patrimoines beaucoup moins importants (tableaux 4, 6 et 7).

2. 5. L’espace de production

Les déclarations des familles dominantes éclairent l’organisation spatiale de l’activité. Si « la fabrique » réunissant l’ensemble des opérations dans un même établissement n’est pas encore à l’ordre du jour, il n’en demeure pas moins qu’une véritable concentration et une spécialisation de la production prenaient place à l’intérieur de la Scorzaria.

L’organisation spatiale de la production se devine par la possession ou la location de nombreuses installations par les familles les plus importantes du secteur. Les structures de la production sont toutes disséminées à l’intérieur de la Scorzaria. L’espace de la production se divisait entre les botteghe, où s’apprêtaient les cuirs, et les scorzarie, c’est-à-dire l’espace en bordure du fleuve où étaient travaillées les peaux. Une seule fois, en 1441, un moulin à tan est mentionné37. Il se peut que, par la suite, l’extraction du tanin des écorces ait été déplacée en dehors des murs, et le moulin, intégré dans le complexe des moulins de San Marco, employé pour moudre les grains.

Années de l’estimo Principaux tanneurs Nb de structures de

production 1434-1435 Maître Giacomo Zapasorgo 3 1439-1441 Maître Giovanni Bresello

Maître Nicolò Pizol Maître Gian Pietro Zoto

3 3 5

1447-1451 Maître Martin Zapasorgo 6

35 PONI C., « Local market rules and practices. Three guilds in the same line of production in early modern

Bologna », dans WOOLF S. (éd.), Domestic strategies : work and family in France and Italy 1600-1800, Cambridge-Paris, 1991, pp. 69-101, ici p. 76.

36 DYER C., Making a Living in the Middle Ages. The People of Britain 850-1520, New Haven et Londres, 2002, p. 204. 37 A.S.TV., Estimi, b. 37, 19 août 1441, m° Martin Zapasorgo, « Item, i qual son tegnudi al comun de fito de uno folo da

scorza meso in Trevixo £200 ».

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Maître Michele Bresello Maître Nicolò Pizol

Maître Gian Pietro Zoto

4 2 2

1462-1464 Ser Francesco Zapasorgo Maître Gian Pietro Zoto

5 3

1474-1481 Maître Girolamo Zapasorgo 4 1486-1490 Maître Biaxio de Bologne

Maître Gasparin Zavagnin 1 1

Tableau 7 : les structures de production. Les précisions livrées par une des familles dominantes, les Zapasorgo,

illustrent parfaitement l’organisation de la production38. Comme toutes les entreprises de la tannerie, celle des Zapasorgo se trouve confinée à l’intérieur d’un périmètre réduit. La production se répartit au minimum sur quatre installations aux fonctions spécifiques. Les Zapasorgo résident dans deux maisons où s’effectue une partie des opérations. Ils possèdent un jardin d’environ 650 m2 dans la contrada del Rival, donc de l’autre côté du pont, au milieu d’autres tanneurs. Ce jardin sert au séchage du cuir. Dans une autre maison, également située dans la Scorzaria jouxtant l’édifice de la corporation des tanneurs, ils installent les bassines de chaux dans lesquelles les peaux étaient trempées (« in la qual he alguni calcinari se adruova per l'arte de la scorzaria »). Ils possèdent encore une autre maison, dans la même contrada, pour emmagasiner du bois, nécessaire pour porter à ébullition les bassines de chaux. Enfin, dans une dernière maison prise en location s’opère le graissage des cuirs, le corroyage (« far la unzaria »).

L’exemple met en lumière l’organisation réglée de la production du cuir. Les déclarations des autres familles dominantes ne fournissent pas autant d’informations mais la production se déroulait à peu de choses près sur le même mode. Bien entendu, des structures plus petites se rapprochant de la catégorie communément désignée par le terme d’artisanat existaient. Toutefois, la tannerie ne fait pas partie de l’économie dite artisanale. Les entreprises principales emploient un grand nombre de personnes et la production ne s’effectue pas dans une unique « bottega ». Il s’agissait tout simplement d’une industrie reposant sur une gestion familiale. Pendant deux générations, au moins jusqu’aux années 1480, la structure ne se modifie guère. A la suite de l’abandon par les principales familles de la tannerie, les nombreuses installations disparaissent des documents fiscaux. Les remplaçants produisent probablement à une échelle plus réduite.

2. 6. Aires d’approvisionnement et de commercialisation

Si la totalité du processus de production de l’industrie du cuir s’insère dans un espace réduit du territoire urbain, il ne faut pas oublier qu’un espace plus étendu contribue à son développement. Les auteurs qui se sont intéressés au secteur du cuir n’ont eu de cesse de rappeler les liens avec l’alimentation et l’élevage, donc avec le

38 A.S.TV., Estimi, b. 44, 5 juin 1449, m° Martin Zapasorgo, b. 61, s.d., ser Francesco Zapasorgo, b. 70, 1er

décembre 1462, ser Francesco Zapasorgo, b. 78, 19 février 1477, ser Girolamo Zapasorgo.

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territoire environnant39. Il est indispensable pour les bouchers et les éleveurs, les fournisseurs des tanneurs en peaux, d’avoir accès à des zones de pâture situées en dehors de la ville ; les moulins à tan se rencontrent également à l’extérieur de la ville40 ; la noix de galle (vallonea), substance nécessaire au processus de production, provient du Levant, via Venise et ses marchands, qui la fournissent exclusivement41. Les aires d’approvisionnement et de commercialisation de l’industrie dépassent donc de loin le seul territoire urbain.

En outre, les bouchers trévisans ne sont pas les uniques fournisseurs des tanneurs en peaux. Ceux de la région sont également mis à contribution. Ainsi par des contrats de vente anticipée, comme cela s’effectue dans l’industrie textile pour l’achat de laines42, des tanneurs de Trévise se réservent la production de peaux des bouchers43. Les tanneurs trévisans sont également dépendants des marchands vénitiens qui leur fournissent d’autres cuirs et d’autres peaux, probablement en provenance de la péninsule ibérique et du Maghreb. Les Vénitiens apparaissent très souvent comme créanciers dans les déclarations fiscales de tanneurs, surtout lors des opérations antérieures aux années 1460. Leur effacement, observé par la suite, met en lumière les problèmes que traverse l’activité à Venise à partir de la seconde moitié du XVe siècle44. D’autres marchands, très actifs dans la Vénétie au cours de la période prise en considération45, sont présents sur le marché trévisan des cuirs et des peaux : ceux de l’espace germanique46. Trévise bénéficie probablement de sa situation géographique. Elle est placée sur une des routes principales reliant les territoires allemands à Venise. Les marchands « todeschi » pouvaient ainsi acheminer leurs produits directement vers Trévise. Cela prouve une nouvelle fois l’importance et la constance des relations économiques entre les territoires allemands et la Vénétie. La forte densité urbaine de cette dernière offre de nombreux débouchés aux marchands étrangers.

La commercialisation de la production de la ville dépasse elle aussi largement le cadre urbain. Les tanneurs trévisans fournissaient tant des acteurs de la région que des Vénitiens47. En l’absence d’autres données, il est impossible de savoir si le cuir produit à Trévise atteignait des horizons plus lointains.

39 KOWALESKI M., Local Markets and Regional Trade in Medieval Exeter, Cambridge, 1995, pp. 137-138 et pp. 293-

307. 40 A.S.TV., Estimi, b. 59, 26 juin 1460. Le maître tanneur Bartolomeo q. maître Fiorian de Conegliano exerçant à

Trévise possède en indivision un moulin à tan aux alentours de Conegliano à environ 25 kilomètres de Trévise. 41 MAINONI P., « Pelli e pellicce nella Lombardia medievale », dans Il cuoio e le pelli in Toscana…, op. cit., pp. 199-

267, ici p. 256. 42 CARDON D., La draperie au Moyen Age. Essor d'une grande industrie européenne, Paris, 1999, pp. 63-65. 43 A.S.TV, Notarile prima serie, Notaire Lucca dei Brumvillanis, b. 245, le 24 novembre 1470 : Leonardo de Biadene

et son fils Vettore s’engagent à verser à Girolamo Zapasorgo les peaux de bœufs et de castrés résultats de la boucherie à Montebelluna ou d’ailleurs.

44 Une décision du Sénat vénitien en 1457 concernant les bouchers, les tanneurs et les cordonniers se fait l’écho des difficultés dans lesquelles se trouvent les deux premières activités. A.S.V., Senato Terra, registro 4, f° 36v°.

45 Les cuirs et les peaux de l’espace germanique font également partie des produits échangés dans le Vicentin : DEMO E., L’ ‘anima della città’. L’industria tessile a Verona e Vicenza (1400-1550), Milan, 2001, pp. 297-299. DEMO E., « Le fiere di Bolzano tra Basso Medioevo ed età moderna », dans Fiere e mercati nella integrazione delle economie europee (sec. XII-XVIII). Atti della Trentaduesima Settimana di Studi, Prato, 2001, pp. 707-722, ici p. 707.

46 A.S.TV., Estimi, b. 37, 4 janvier 1441 : le maître tanneur Francesco de Pavie déclare être débiteur d’un marchand « todescho » pour la somme de 600 lires correspondant à un achat de cuir.

47 A.S.TV., Estimi, b. 33 sans date, estimo de 1434 : dans la déclaration d’un cordonnier de Mestre, maître Amonelo, le maître tanneur Giovanni Bresello apparaît comme créancier. Le motif de la dette n’est pas précisé,

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L’approvisionnement des tanneurs trévisans illustre la complexité des échanges économiques, de nombreux flux d’échanges s’entrecroisent. La diversité d’approvisionnement répond à des choix économiques mais aussi à une différenciation de la production. Des cuirs de qualités différentes sont ainsi fabriqués répondant à des demandes diverses. Il faut pouvoir offrir une gamme variée de produits pour satisfaire des besoins différenciées.

De multiples sources d’approvisionnement et de nombreux débouchés existent pour les acteurs. Il s’agit véritablement d’une organisation économique industrielle s’intégrant aux échanges régionaux, interrégionaux et internationaux. Finalement, si la production s’effectue à l’intérieur d’un espace circonscrit, contrôlée par un petit groupe de familles, l’espace sur lequel repose l’ensemble du processus de production et de commercialisation comprend aussi bien l’Orient que les régions du nord de l’Europe.

Plan 2 : aire d’approvisionnement des tanneurs trévisans.

il est cependant fort probable qu’elle ait été contractée lors de l’achat de cuir. A.S.TV., Estimi, b. 51, 3 décembre 1455 : le maître tanneur Filippo est le créancier de deux Vénitiens : un maître, Giacomo, lui doit 200 lires sans qu’il soit mentionné l’activité, et un maître cordonnier de la paroisse de San Lucca à Venise lui doit 180 lires. Les dettes du tanneur Filippo sont aussi significatives quant à la structure des échanges : il doit 300 lires pour des peaux à un certain Giovanni q. Rigo –noms fréquemment portés par les populations d’origine allemande– et 70 lires à un noble vénitien messer Giovanni Trevisan pour de la noix de galle.

LA SCORZARIA DE TREVISE AU XVE SIECLE : TERRITOIRE ET STRATEGIES ENTREPREUNARIALES

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Toutefois, la production du cuir s’effectue dans la Scorzaria. Il n’a

malheureusement pas été possible de repérer les différentes étapes de l’implantation des familles dominantes mais des indices laissent entrevoir certains aspects des stratégies mises en place.

3. L’EVOLUTION DES ENTREPRISES : STRATEGIES ET TRAJECTOIRES

La mise en place de la domination s’est construite progressivement. A cet égard, la trajectoire des familles les plus importantes sont similaires.

Des aspects de la stratégie poursuivie par la famille des Zapasorgo sont perceptibles à différentes occasions. Par exemple, par le contrat de dot stipulé entre un des fils de la deuxième génération, devenu notaire, et une fille de tanneur décédé au moment de l’alliance, trois maisons font leur entrée dans le patrimoine. Elles sont situées à l’intérieur de la Scorzaria dans la paroisse de San Martin48. Les clauses du contrat permettent à la famille de conserver la mainmise sur les maisons même en cas de décès du marié avant la mariée et vice versa. L’organisation de la production se trouve ainsi protégée des aléas de la vie. En outre, il convient de souligner que le tuteur de la mariée fait partie du réseau d’alliances des Zapasorgo49. La famille a ainsi trouvé un moyen d’agrandir son entreprise et d’instaurer une production plus fine et spécialisée en la répartissant entre plusieurs installations.

L’observation des parcours des familles les plus actives permet de distinguer d’autres stratégies. La carrière de Gian Pietro dit « Zoto », le boiteux, de Portobuffolé, est instructive. En 1434, Gian Pietro est un modeste cordonnier exerçant dans une bottega au centre de la ville. Vingt ans plus tard, il est à la tête d’une des plus importantes entreprises de tannerie50. Sa conversion de la cordonnerie à la tannerie s’accompagne d’un déménagement depuis la paroisse de San Vito vers la Scorzaria. Ce déplacement est sans doute symptomatique de la nécessité de s’installer au coeur de la production pour pouvoir occuper une place prépondérante. En outre, ce quartier, bien que périphérique, continue d’exercer son attraction sur les grandes familles même après leur reconversion dans d’autres secteurs. Malgré les désagréments (olfactifs notamment) engendrés par la production du cuir, toutes les familles qui dominaient le secteur, les Zoto comme les autres, continuent d’y résider. L’implantation et l’accroissement du patrimoine immobilier dans le quartier sont des facteurs fondamentaux pour briguer une position importante dans la tannerie, ce qu’illustrent parfaitement ces deux exemples.

Malgré des nuances, les familles dominantes empruntent des trajectoires semblables, aboutissant à l’abandon des activités manuelles, qu’elles délaissent toutes

48 A.S.TV., Notarile IIa serie, b. 887, 19 mai 1437 : « Et dicto ser Martino ibi presenti et recepienti ducatos sexcentas auri in

ratione lb. quinque sol. decem parvorum pro singolo ducato in duabus domibus altis, muratis et soleratis, cupis coopertis et in uno alio domo ruinatis similiter contiguis positis in civitatis Tarvisi ad Scorzarias, parochie Sancty Martini ».

49 A.S.TV., Notarile IIa serie, b. 887, 9 février 1435. Ce tuteur fait partie des témoins lors du contrat de dot stipulé pour l’aîné des fils de la seconde génération.

50 A.S.TV., Estimi b. 16, 1er juillet sans millésime ; estimo 1439-41, b. 37, 31 août 1441, estimo 1459-60, b. 67 registre des contribuables, estimo 1462-64, b. 70, 30 novembre 1462.

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à peu près au même moment. A partir de 1485, la deuxième ou troisième génération des Zapasorgo, Zoto ou Bresello n’y prennent plus part, n’influencent plus directement les destinées du secteur. Ainsi, la décision des frères Bresello de louer à des tiers la bottega située au-dessous de leur habitation en 1486 est-elle révélatrice de la mutation des héritiers en rentiers, tout comme la volonté des Zapasorgo de faire disparaître de leur nom toute trace d’activité manuelle. L’activité s’efface dans le titre avant même de disparaître dans les faits. Cet abandon des activités manuelles annonce-t-il le mépris du XVIe siècle pour les « activités mécaniques »51 ? L’ascension sociale de ces familles d’artisans-entrepreneurs est caractéristique52. Le moment de cet abandon correspond à un retournement de la conjoncture, que de nombreux éléments permettent de distinguer, et pourrait aussi expliquer l’abandon massif. Bénéficiant de rentes importantes, ils n’estiment plus intéressant de prendre part directement à la tannerie devenue moins rentable.

L’organisation de la fiscalité constitue un premier indice des changements en cours. Le délai entre la présentation des premières déclarations en 1474 et la conclusion des opérations en 1481 témoigne d’une période troublée. Dans le même temps, l’augmentation du nombre des contribuables arbitradi, déjà soulignée, n’augure pas de la bonne santé des finances de la ville. Le fait d’essayer d’imposer des familles jusque-là ignorées en raison de l’absence de biens à assujettir atteste des difficultés du moment. Le recensement fiscal suivant, initié en 1486, ne corrige pas cette impression. Peu de déclarations ont été présentées : seuls 549 contribuables l’ont fait, alors qu’ils étaient 1305 en 1462. Le dérèglement est patent, probablement dû aux résurgences de la peste. L’impression d’une conjoncture difficile est confirmée par les informations recueillies dans les déclarations fiscales.

L’examen des participations financières dans les différentes entreprises de la ville est révélateur53. Ainsi ces participations passent d’un montant total de 97 000 lires en 1434 à moins de 2900 lires en 1499. En 1462, elles atteignaient encore 59 000 lires. Il est certain que la source ne renseigne pas sur l’ensemble de ces opérations –nombreuses sont celles qui nous échappent– mais il est significatif que la baisse soit si importante. Il est intéressant de souligner que la tannerie qui faisait partie, jusqu’en 1462, des activités où l’argent était investi ne l’est plus par la suite. Cela conforte l’idée qu’elle n’est plus aussi rémunératrice, qu’elle attire moins de capitaux.

En outre, on peut considérer que toute la région est touchée par ce mouvement de reconversions et de mutations économiques. Aussi bien à Trévise qu’à Vérone, la faiblesse du secteur textile dans le dernier tiers du siècle s’accompagne d’un changement dans la production. Un contingent plus consistant

51 BELLAVITIS A., « Ars Mechanica e gerarchia sociali a Venezia tra XVI e XVII secolo », dans ARNOUX M. et

MONNET P. (éds.), Le technicien dans la cité en Europe occidentale, 1250-1650, Rome, 2004, pp. 161-179, ici p. 161. 52 VARANINI G. M., « Governi principeschi e modello cittadino di organizzazione del territorio nell’Italia del

Quattrocento », dans GENSINI S. (éd.), Principi e città alla fine del Medioevo, Pise, 1996, pp. 95-128, pp. 150-153. L’auteur analyse le même parcours pour des familles marchandes de Vérone.

53 Les participations financières sont indiquées dans les documents par les termes perzeda e guadagno, c’est-à-dire un contrat de societas. Le financier devait recevoir chaqune année une partie des gains selon les termes du contrat et, à la fin de celui-ci, il devait récupérer le capital investi à l’origine. Cf. DEGRASSI D., L’economia artigiana..., op. cit., pp. 28-32.

LA SCORZARIA DE TREVISE AU XVE SIECLE : TERRITOIRE ET STRATEGIES ENTREPREUNARIALES

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de bonnetiers apparaît54. Tous ces éléments illustrent les difficultés que traversent les économies urbaines en cette fin de siècle.

3. 1. Caractères d’une domination économique et sociale

La coexistence des patrons et des dépendants caractérise la Scorzaria. La combinaison de différents types de domination garantit un contrôle étroit de la population du quartier par les riches familles de tanneurs. De surcroît, leur influence ne se borne pas à la Scorzaria, elles occupent une place de choix dans la ville.

Les relations entre les patrons et leurs dépendants sont marquées par une « proximité spatiale » qui s’accompagne d’une domination à la fois économique et sociale55. Les édifices nécessaires à la production de cuir caractérisent déjà profondément le quartier, les patrons le dominent également socialement. Ils sont à la fois employeurs, propriétaires immobiliers et créanciers. De ce fait, la fonction sociale de ces entreprises aux dimensions importantes doit être prise en compte.

Le cas de la famille des Zoto illustre les étapes de la construction d’une domination dans la Scorzaria par le biais de la propriété immobilière. Lors de la première opération de recensement fiscal, en 1434, le cordonnier Gian Pietro ne déclare aucun bien. A la fin de la période, ses descendants immédiats possèdent de nombreuses maisons, principalement dans le quartier, louées en priorité à des cordonniers, leurs clients, et d’autres tanneurs, leurs employés. Ces propriétés immobilières ont été acquises progressivement. Les premières maisons ont d’abord été achetées en dehors de la Scorzaria. En 1462, la famille détient ainsi sept maisons dans le Borgo de Santa Maria Maggiore, au sud est de la ville, et une dans la Scorzaria. Par la suite, en 1499, les différents membres sont propriétaires de six maisons dans le quartier, en sus de toutes les autres éparpillées sur le territoire urbain. Malgré le retrait progressif de l’activité, ces propriétés immobilières continuent de les placer en position de supériorité. Un rapport de domination s’instaure certainement avec leurs locataires, leurs clients et leurs personnels. Ainsi, en 1477, le tanneur Pietro Antonio est à la fois voisin, locataire, débiteur et probablement, même s’il ne l’indique pas, dépendant quant à son travail de Gian Pietro et de ses fils56. Ce tanneur semble totalement soumis aux Zoto. On retrouve ici des traces de la méthode de l’endettement pour fixer la main d’œuvre fort répandue dans les rapports entre les patrons et leurs dépendants57. En outre, la famille des Zoto ne se contente pas d’une emprise sur ses locataires, sa domination se fait sentir sur les autres habitants notamment comme créanciers. Ainsi, en 1499, une veuve, sans aucun lien apparent avec les milieux de la tannerie, doit 155 lires à un des fils de Gian Pietro58. Les Zoto ont donc réussi à imposer leur présence à l’ensemble des habitants du quartier, pas 54 Pour Vérone : VARANINI G. M., « Governi principeschi e modello cittadino di organizzazione del territorio

nell’Italia del Quattrocento », art. cit., p. 153. A Trévise le nombre de bonnetiers recensés passent à 12 en 1481 et à 40 en 1504.

55 STELLA A., La révolte des Ciompi…, op. cit., p. 213. L’auteur utilise cette expression lorsqu’il analyse l’emplacement de certaines activités de service installées au centre de la ville. Les actifs de ce secteur cohabitent ainsi avec leurs maîtres beaucoup plus aisés. Dans le cas des tanneurs trévisans, ce sont les plus riches qui prennent place à la périphérie de la ville.

56 A.S.TV., Estimi, b. 79, 11 février 1477. 57 DEGRASSI D., L’economia artigiana nell’Italia medievale…, op. cit., pp. 60-61. 58 A.S.TV., Estimi, b. 105, 17 avril 1499, Dona Orsola veuve de Giacomo da Salla.

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seulement à leurs clients et leurs dépendants. L’exemple des Zoto prouve les possibilités offertes par la tannerie de construire des patrimoines conséquents. Les gains provenant de l’activité ont rendu possible une accumulation de richesses en biens immobiliers fixant leur supériorité à l’intérieur du quartier.

La taille des familles dominantes, exceptionnelles à l’intérieur de la ville, devait également accroître leur puissance aux yeux des habitants du quartier. Quelle pouvait être par exemple leur impression aux offices religieux lorsque ces familles, qui pouvaient compter de 10 à 20 membres depuis le patriarche jusqu’aux petits-enfants, occupaient les premiers rangs dans l’église ? Vers 1460, sans tenir compte des employés à domicile, les Zapasorgo comme les Bresello comptent 14 membres, les Zoto 19 ! Le tanneur Giusto Todesco, âgé de quarante-deux ans, salarié des Zapasorgo et locataire des Bresello59, devait se sentir bien isolé avec sa femme et ses cinq enfants de moins de 15 ans60.

Il convient de déterminer les raisons qui poussent les familles de riches entrepreneurs à demeurer continuellement dans un quartier périphérique de la ville. Dans un premier temps, leur présence pourrait s’expliquer par la structure de l’activité. A Trévise, ce ne sont pas les marchands « extérieurs », de riches familles de la noblesse ou du notariat qui dominent le secteur de la tannerie, à la différence de ce qui se voit dans d’autres villes ou dans le secteur textile61. Le contrôle de l’activité est réservé aux personnes possédant la connaissance des gestes et des techniques, c’est-à-dire l’expertise. Les techniques sont enseignées à l’intérieur du cadre familial de génération en génération62. Il ne s’agit en aucun cas d’« ‘hommes d’affaires’ c’est-à-dire des négociants universels qui se font courtiers en n’importe quoi auprès de n’importe qui, pourvu que le profit en vaille la peine »63, laissant ainsi leurs dépendants plus ou moins maîtres de la production. Leur présence continue dans la Scorzaria était justifiée par la connaissance de toutes les techniques, aussi bien du processus de production que commerciales. L’expertise était nécessaire à une bonne gestion du travail, à la surveillance des opérations et de la main d’œuvre.

Malgré l’abandon des activités manuelles, les grandes familles continuent de résider dans la Scorzaria. Elles profitent ainsi des avantages d’une puissance accumulée depuis plusieurs générations, notamment la mainmise sur un réseau de clientèles et de dépendants. Cependant, on ne peut exclure qu’un sentiment d’attachement au quartier puisse également expliquer une présence continue. Quoiqu’il en soit, la domination y est ancrée profondément. 59 A.S.TV., Estimi, b. 59. 60 A.S.TV., Estimi, b. 70 pour les Zoto, b. 71 pour Giusto et les Zapasorgo. 61 MAUREL C., « Grands marchands et ‘petites et moyennes industries’ à Marseille au bas Moyen Age », dans Le

marchand au Moyen Age (XIXe Congrès de la SHMES Reims, juin 1988), Paris, 1992, pp. 105-112 : entre les bouchers et les tanneurs interviennent des intermédiaires.

62 L’exemple de la famille Bresello illustre un des aspects de l’organisation du travail : A.S.TV., Estimi, b. 59, 15 décembre 1459 ser Michele Bresello scorzer. Ses enfants de sexe masculin sont au nombre de 7 : « Ieronimo à zercha ani 28, Andrea à zercha ani 25, Lucha à zercha ani 20, Zuan Piero à zercha ani 12, Aluvixe à zercha ani 6, Agostin à zercha ani 2, Nichollo à zercha ani 4 ; fioli : lo eserzizio de lo sorascrito fiolli si è uno non se he xerzita in chossa alguna, un altro si tende a la botega, un altro se lavora de schorzaria e 3 altri pizoli si va a schuolla ». Certains ont donc suivi un apprentissage ; cela peut s’apparenter à une stratégie visant la continuité et la sauvegarde du patrimoine technique entre les générations. Michele avait suivi l’enseignement de son oncle (Estimi, b. 35, 31 août 1441, Michele apparaît dans la déclaration de son oncle, maître Giovanni Bresello scorzer, qui possédait une bottega dans la contrada di San Martin).

63 BOVE B., Dominer la ville…, op. cit., p. 105.

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Les grandes familles de tanneurs disposent de tous les attributs de la puissance symbolique64. Elles sont les plus riches, les plus nombreuses et bénéficient parfois d’un épithète d’honneur, ser. Surtout, elles ont un nom de famille, alors que les acteurs des secteurs de la production ne sont qu’une infime minorité à en posséder un. Il s’agissait au départ d’un simple surnom décrivant des caractéristiques physiques ou la pratique passée d’une activité agricole, qui s’est mué en nom de lignée au fil des générations. Ainsi le « boiteux », « petit » (pizol) ou « celui qui bêche le sorgo » (zapasorgo) finissent par devenir des patronymes. Leurs noms prouvent qu’ils ont réussi à imposer et à légitimer une certaine supériorité à l’ensemble de la population.

En somme, les modalités de la domination sur le quartier par les grandes familles de tanneurs s’apparentent à celles exercées par les échevins parisiens65. De fortes ressemblances rassemblent ces « hommes d’affaires » et ces « artisans-entrepreneurs », bien que la puissance politique de ces derniers ne soit pas comparable à celle des échevins. Leur richesse est fondée sur le travail et les sommes amassées sont réinvesties dans des patrimoines immobiliers.

Une telle réussite n’implique-t-elle pas des responsabilités ? Une domination si intense aurait-elle été acceptée sans heurt si elle ne se traduisait que par l’enrichissement d’un petit groupe ?

3. 2. La « grande entreprise » et la solidarité

Les inégalités entre voisins sont criantes ; comment la coexistence entre les familles prospères et les autres peut-elle se dérouler pacifiquement ? Sans doute, une certaine forme de solidarité aura-t-elle été indispensable au bon fonctionnement de cette société. Ces entreprises de dimensions importantes, comparées à la taille de la majorité des structures de la production, ne participent-elles pas elles aussi à ce « système d’assurance permettant par une redistribution, aussi minime fût-elle, la survie de chacun en cas de crise »66 ? L’embauche et la rétribution viendraient jouer le rôle de la redistribution. Le travail peut être considéré, dans certains cas, comme une structure de solidarité.

Les « crises » personnelles sont souvent liées à la vieillesse. Cette dernière devient problématique lorsque les richesses accumulées durant la période d’activité sont insuffisantes pour subvenir aux besoins de personnes affaiblies et incapables de gérer en propre une activité. La productivité des grandes entreprises permet d’employer les acteurs défaillants, leur fournissant ainsi les moyens de survivre mais aussi d’instruire et d’exercer leur progéniture. Des grandes entreprises s’insèrent dans pratiquement tous les secteurs de la production, des échanges et certains services. Elles constituent, il me semble, un élément indispensable concourant au bon fonctionnement de l’économie urbaine. De telles structures permettent à tous

64 DUTOUR T., Une société de l’honneur. Les notables et leur monde à Dijon à la fin du Moyen Age, Paris, 1998, en particulier

le chapitre intitulé « La distinction sociale ». 65 BOVE B., Dominer la ville…, op. cit., en particulier pp. 168-170. 66 ARNOUX M., « Remarques sur les fonctions économiques de la communauté paroissiale (Normandie, XIIe-

XIIIe siècles) », dans BARTHELEMY D. et MARTIN J.-M. (éds.), ‘Liber Largitorius’. Études d’histoire médiévale offertes à Pierre Toubert par ses élèves, Genève, 2003, pp. 417-434, spécialement pp. 429-430.

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les acteurs dans l’impossibilité de devenir indépendants, c’est-à-dire la majorité dans la tannerie, d’être rétribués. Bien entendu, la solidarité n’est pas gracieuse : non seulement elle contribue à la « paix sociale » tout en permettant aux grandes entreprises de renforcer ainsi leur emprise sociale et économique, élargissant leur clientèle.

La carrière de Giacomo de Bologne démontre les difficultés liées à la vieillesse et l’intérêt de structures capables d’embaucher une main d’œuvre nombreuse. Ce personnage apparaît pour la première fois en 1441, il paie alors un livello pour son habitation, qui voisine l’établissement dynamique du tanneur Nicolò Pizol, et il loue une bottega. Son stock (marcandaria) atteint 300 lires. Il est donc son propre patron. Sa déclaration est perdue pour 1447, mais il est néanmoins mentionné comme locataire dudit Nicolò. On le retrouve ensuite en 1460 dans une situation inconfortable. Agé de 65 ans, il n’a plus payé son loyer depuis quatre ans. D’autres dettes contractées auprès de plusieurs créanciers vénitiens confirment qu’il avait exercé antérieurement de façon indépendante, qu’il avait dirigé sa propre entreprise, mais à cette date ce n’est plus le cas puisqu’il se déclare lavorante de scorzaria. Il est ainsi devenu un travailleur dépendant. En 1462, alors qu’il est toujours aussi endetté, il bénéficie de la fonction de régulateur social jouée par les grandes entreprises : il détient alors une créance auprès de Francesco Zapasorgo, qui correspond probablement à l’attente d’une rétribution. Malgré son âge, on peut supposer qu’il trouve, grâce au voisinage des grandes entreprises, les moyens de survivre. Après sa mort survenue en 1477, sa succession est prise par son fils aîné, Biaxio. Ce dernier est à son tour tanneur et gère sa propre bottega jusqu’en 1504. Il fait ainsi partie des tanneurs ayant pris la suite, et non la place, des grandes familles. Son patrimoine, bien que supérieur à celui de son père, n’atteint pas les proportions des grandes familles du XVe siècle. En 1459, lorsque son père déclare être un travailleur dépendant, Biaxio est alors âgé de 15 ans. Son père a-t-il eu le temps de lui enseigner les rudiments de l’activité ou son instruction a-t-elle été assurée et/ou poursuivie ailleurs ? Il se peut qu’elle ait eu lieu dans la bottega de son parrain qui connaît une situation plus prospère67. Quoiqu’il en soit, il a forcément commencé à travailler chez quelqu’un d’autre –et plusieurs choix s’offraient à lui– puisque le dernier statut de son père ne lui offre pas la possibilité de reprendre les rênes d’une entreprise florissante, à la différence des fils des familles dominantes.

L’organisation fortement inégalitaire de la tannerie est finalement viable puisqu’elle permet d’assurer la continuité de l’activité dans la ville. Les grandes entreprises occupent ainsi une place primordiale en assurant une sorte de sécurité sociale. Du point de vue de l’organisation sociale du travail, il semble nécessaire de considérer celle-ci selon une division binaire, les patrons et les autres, et non selon le triptyque « maître, valet, apprenti »68.

La domination des grandes familles de tanneurs, particulièrement sur les autres tanneurs, ne souffre aucune contestation, mais qu’en est-il de leurs relations sociales à l’extérieur du quartier ? 67 B.Cap.TV., Acta Baptizatorum, registre 471, 7 février 1445, Lorenzo Biaxio fils du tanneur Giacomo de Bologne

est parrainé par le tanneur Filippo. 68 Sur ces questions cf. BERNARDI P., Produire, échanger, éléments pour une histoire économique et sociale du quotidien, Thèse

d’habilitation, EHESS, 2002, surtout pp. 21-139.

LA SCORZARIA DE TREVISE AU XVE SIECLE : TERRITOIRE ET STRATEGIES ENTREPREUNARIALES

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3. 3. Rayonnement et réseaux

L’horizon des grandes familles de tanneurs, souvent présentes dans les conseils de la ville où elles côtoient les familles les plus importantes, ne se limite pas à la Scorzaria ; des réseaux de clientèles et d’alliances se forment également avec l’extérieur. La résidence dans un quartier périphérique ne signifie en rien un confinement pour les familles de tanneurs. Leurs réseaux d’alliances et de clientèles étaient étendus. La cordonnerie est une des activités les plus pratiquées à l’intérieur de la ville et les cordonniers, leurs principaux clients, sont disséminés sur l’ensemble du territoire urbain. L’importance des tanneurs se fait sentir sur la totalité de l’espace.

La ville est aussi le lieu où nouer des alliances avec d’autres familles notamment par les mariages ou lors des baptêmes. A ce titre, le cas des Zapasorgo est une nouvelle fois intéressant quant aux stratégies sociales déployées. Si les tanneurs choisissent majoritairement d’autres tanneurs et des cordonniers comme parrains69, les choix effectués par les Zapasorgo se différencient nettement (tableau 8). Ces derniers s’allient très peu aux tanneurs et, lorsqu’ils le font, ils les choisissent parmi les grandes familles, notamment les Zoto. Ils s’allient à une famille d’entrepreneurs de la laine –le lien avec le textile est confirmé par la dot conséquente apportée par la fille d’un entrepreneur à la famille70– et des notaires.

Date

Père

Enfant

Parrain 1

Activité parrain 1

Parrain 2

Activité parrain 2

15/05/1410

Martin

Bartolomeo

Piero Pol

Maréchal-ferrant

Bartolomeo

Fripier

04/10/1411

Martin

Giovani Francesco

Antonio da Postioma

10/04/1415

Martin

Bartolomeo Domenico

ser Piero da Murano

07/09/142? Francesco Armelina Agustina Giacomo Lainier Vendramin Lainier

28/06/1433 Francesco Orsola

Giovanna Giacomo Lainier

07/11/1434 Francesco Girolamo Giacomo Lainier

11/07/1440 Bartolomeo Polisena messer Zanin

08/04/1442 Bartolomeo Jacometa ser Salion Notaire

13/10/1443 Francesco Armelina Michiela Nicolo Lainier

06/02/1446

Francesco

Giovani Agostino

Liberal Recoan

Boucher

20/03/1446 Bartolomeo Nicolò

Alessandro ser Salion Notaire

21/02/1453 Bartolomeo Giovani M° Salvatore Chirurgien

69 B.Cap.TV., Acta Baptizatorum, registres 469, 470 et 471. De 1401 à 1477, sur les 368 baptêmes d’enfants de

tanneurs, 51 parrains sont choisis parmi les tanneurs et 48 chez les cordonniers. 70 A.S.TV., Notarile IIa serie, b. 895, en 1464, Caterina, la fille d’Andrea Bon laner apporte 500 ducats en dot lors de

son union avec Bartolomeo Zapasorgo, le cadet de la deuxième génération.

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Nicolò

09/02/1455

Bartolomeo

Martin Dolfin

messer Rigo Dolfin

15/02/1456

Girolamo

Gian Pietro

Guielmo de Loro

Noble

14/08/1457

Girolamo

Giacomo Alovixe et

Paula Veronica

Francesco Musato

Noble

Guielmo de Loro

Noble

30/08/1457

Bartolomeo

Antonio Bartolomeo

Ser Nicolò Saraton de

Venise 15/01/1459

Bartolomeo

Apolonia

Marcolin

Zoto Tanneur

30/04/1461

Girolamo

Liberal Nicolo

Guielmo de Loro

Noble

Tableau 8 : les alliances familiales. On trouve aussi des bouchers, leurs principaux fournisseurs71. Les relations

étroites entre les bouchers et les grands tanneurs sont constantes. Ainsi, les Zapasorgo se portent caution pour trois bouchers lors de l’adjudication des étals de boucherie pour une durée de trois ans et demi en 146272. Pour contrôler la fourniture en peaux, une autre méthode, employée par les Zoto, consiste à diriger des fils vers la boucherie. Chez les Zoto, à partir de 1462 jusqu’en 1480, se pratiquent la tannerie, le notariat, très utile dans la gestion des affaires, et la boucherie. Les Zoto ont opté pour une concentration verticale, contrôlant ainsi l’ensemble des étapes de l’industrie du cuir : depuis la fourniture de la matière première jusqu’à sa commercialisation. L’influence exercée par ces familles ne se borne donc pas au quartier où se fabrique le cuir. Les choix de parrains opérés par la troisième génération des Zapasorgo, celle qui abandonne le cuir, sont caractéristiques de la volonté de s’agréger à la population la plus prestigieuse de la ville, en attendant d’imiter son mode de vie. Ces parrains sont majoritairement des nobles. Le réseau des Zapasorgo apparaît donc varié et sa construction réfléchie.

3. 4. Activités au sein des centres de décisions

L’importance des grandes familles se reflète aussi par leur présence dans les conseils de la ville. Le système de tripartition établi à Trévise pour composer ses conseils offre la possibilité aux membres des populares, c’est-à-dire tous les citoyens ne faisant partie ni de la noblesse ni du notariat, de participer aux prises de décisions73. Ces populares étaient représentés par les membres les plus prospères des

71 BILLEN C., DELIGNE C. et KUSMAN D., « Les bouchers bruxellois au bas Moyen Age. Profils

d’entrepreneurs », dans JAUMAIN S. et BERTRAMS K. (éds.), Patrons, gens d’affaires et banquiers. Hommages à Ginette Kurgan – van Hentenryk, Bruxelles, 2004, pp. 69-92, p. 90 : les bouchers de Bruxelles nouent également des relations étroites avec les tanneurs.

72 B.Cap.TV., Actorum Potestatis Tarvisii, scatola n° 8, 26 février 1462, Pacta becariorum. 73 DEL TORRE G., Il Trevigiano nei secoli XV e XVI…, op. cit., sur le fonctionnement des structures administratives

de la ville, pp. 11-61.

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secteurs de la production, des échanges et des services. Ils ont plus d’intérêts et de points communs avec les autres membres des conseils qu’avec les autres populares de la ville, c’est-à-dire tous les artisans et autres travailleurs modestes. Les tanneurs présents dans les conseils sont ceux ayant connu la plus grande réussite, c’est-à-dire les Zapasorgo et dans une moindre mesure les Zoto. Les différentes générations s’y rencontrent tout au long de la période étudiée.

La volonté de ne plus paraître comme scorzer et finalement l’abandon de l’activité peut s’expliquer par leur présence dans les conseils. En effet, les tanneurs sont confinés dans le troisième groupe, le moins valorisé. De surcroît, lorsque ce groupe est partagé à son tour, ils sont toujours placés dans la catégorie des « Populares excercentes artem »74. L’abandon de la pratique d’une activité manuelle leur permet de s’extraire d’une catégorie qui leur apparaît « vexatoire ». Néanmoins, la dépréciation sociale, liée à l’activité pratiquée, touche davantage les travailleurs dépendants, et non pas les familles qui ont su former des patrimoines importants. La richesse demeure un discriminant fondamental dans la perception des hiérarchies urbaines75. Elle leur permet de fréquenter les familles les plus influentes et les plus prestigieuses de Trévise. Une fois la richesse consolidée, elle permet véritablement de mener une vie « honorable » ne justifiant plus la pratique d’une activité manuelle.

Par ailleurs, si l’importance sociale dans la ville se mesure à la présence dans les conseils, la faiblesse des acteurs du secteur du cuir de la fin du siècle est confirmée par leur absence.

4. CONCLUSION

A l’intérieur d’un quartier périphérique de la ville de Trévise dominé par la tannerie, se pratiquent néanmoins de nombreuses activités. Toutefois, la concentration de l’ensemble des opérations de tannerie dans un même lieu lui est spécifique, aucune autre production urbaine ne s’organise de façon aussi concentrée. La Scorzaria est également marquée par une mixité sociale. Des familles aux patrimoines consistants, parmi les plus imposants de la ville, y résident, mais aussi des familles aux patrimoines beaucoup plus exigus, voire insignifiants. Ce n’est pas tant l’extrême concentration des richesses et des capitaux liés à la tannerie qui constitue la seconde spécificité mais, plutôt, le fait que ses détenteurs résident uniquement à l’intérieur d’un quartier. Ainsi se côtoient quotidiennement les patrons, puissante minorité, et leurs dépendants ; la domination des premiers, tant économique que sociale, se manifeste avec éclat.

Les profits engendrés par la production du cuir permettent la construction de patrimoines considérables. La richesse de ce petit nombre de familles les autorise à participer à l’administration de la ville. Elles sont élues dans ses conseils et rentrent en relation avec les familles les plus prestigieuses et les plus influentes de Trévise. Leurs « réseaux sociaux » ne se limitent pas à un espace circonscrit et leur présence se fait sentir sur un espace beaucoup plus étendu.

74 A.S.TV., Comunale, b. 46 livre A. f° 14r°-v°, 6 juillet 1438. 75 KERMODE J., Medieval Merchants. York, Beverley and Hull in the Later Middle Ages, Cambridge, 1998, p. 12 ; BOVE

B., Dominer la ville…, op. cit., p. 49.

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Les vingt dernières années du siècle sont marquées par un profond changement. La présence des activités de tannerie dans le quartier est relativement moins importante. La deuxième ou troisième génération des familles qui avaient jusque-là occupé une position centrale abandonne la gestion directe du secteur. Les acteurs changent ; ceux qui poursuivent ou commencent l’activité ne disposent plus de patrimoines aussi imposants et ne paraissent pas aussi puissants que leurs prédecesseurs.

Sans la documentation fiscale, il aurait été difficile d’opérer une analyse si précise permettant de situer l’ensemble des activités et d’appréhender les relations sociales entre les différents acteurs. Toutefois, il n’a pas été possible de répondre à des questions primordiales relatives à l’organisation du travail. Certaines catégories semblent absentes de l’espace. Les femmes sont inexistantes dans ce tableau. Elles n’apparaissent qu’en tant qu’épouses ou veuves mais la nature de leur occupation n’apparaît jamais, une seule se voit gratifier de la mention de tanneuse (scorzera). Elles exercent véritablement un travail dans l’ombre76. Il a également été impossible d’apprécier la quantité de main d’œuvre nécessaire à l’ensemble des opérations. Il demeure difficile de connaître le nombre de salariés journaliers embauchés pour de très courtes périodes. Ils sont très certainement présents dans les estimi ; ceux qui ne mentionnent aucune activité et qui s’emploient au gré de la demande77. De même, l’éventuelle participation à ces activités des habitants des alentours ne peut s’appréhender. En l’absence d’indication plus précise, il est impossible de connaître la dimension exacte des entreprises.

Les exemples des familles de tanneurs démontrent la possibilité de changer de statut malgré la présence continue dans un quartier spécialisé. L’étude détaillée d’un quartier et de ses habitants permet de dresser une histoire de la mobilité sociale avec ses réussites mais aussi ses échecs. La spécialisation des quartiers ne signifie en rien l’immobilité sociale.

76 Concept élaboré par RIPPMANN D. E., « Weibliche Schattenarbeit im Spätmittelalter », Schweizerische Zeitschrift für

Geschichte, 34/3, 1984, pp. 332-345 ; GRECI R., « Donne e corporazioni : la fluidità di un rapporto », dans GROPPI A. (éd.), Il lavoro delle donne, Rome-Bari, 1996, pp. 71-91, p. 90, il parle de l’accomplissement d’activités « cachées » pour les femmes d’artisans.

77 A.S.TV., Estimi, b. 78, 1er février 1477. Ainsi, Giacomo q. Stefano Schiavon va travailler a chi bixogna.