Le retour du complexe théologico-politique. Exception et laïcité chez Étienne Balibar

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1 LE RETOUR DU COMPLEXE THÉOLOGICO-POLITIQUE EXCEPTION ET LAÏCITÉ CHEZ ÉTIENNE BALIBAR Tristan STORME INTRODUCTION : « SPECTRES » DU THÉOLOGICO-POLITIQUE Ce qu’on a appelé la « question » ou le « problème théologico-politique » consiste à se demander si la pensée politique européenne est parvenue à se disjoindre de la réflexion théologique afin de gagner son autonomie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’analyse historico-philosophique du processus de sécularisation a permis de reprendre cette question à nouveaux frais. La sécularisation est-elle bien ce mouvement par lequel la modernité politique se serait entièrement dégagée du passé religieux ? Ou n’est- ce là qu’un « grand récit » parmi d’autres que l’époque moderne se raconterait à elle-même en vue d’affirmer son indépendance par rapport à l’« hétéronomie » pré-moderne (au fait de recevoir sa loi de l’extérieur) ? La question théologico-politique remonte à des temps anciens et a concerné, plus globalement, le problème des rapports, parfois complexes, entre la sphère politique et la sphère théologico-religieuse. Dans l’historique du traitement de cette question, deux auteurs méritent notre attention, ne fût -ce que parce qu’ils ont défendu deux thèses opposées, qui ont durablement marqué les réflexions politico- philosophiques à ce sujet. Je veux parler de Spinoza, qui dans son Traité théologico-politique a poursuivi l’objectif d’une séparation radicale des domaines de la philosophie et de la théologie, et du juriste allemand Carl Schmitt, pour qui « [t]ous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concept s théologiques sécularisés 1 ». D’après Schmitt, il y aurait donc une « position analogue » ou une identité de structure systématique entre les concepts politiques modernes et certaines notions théologiques chrétiennes. L’omnipotence du législateur moderne (la souveraineté) proviendrait , par exemple, de la toute-puissance de Dieu, ou encore : l’état d’exception aurait un sens similaire en droit public à celui du miracle en théologie. Comme l’écrit Étienne Balibar, la « théologie politique » dans sa version schmittienne correspond à « la réversibilité des énoncés portant sur la sacralité du pouvoir 2 », de sorte que la thèse « sécularisante » du traité spinozien peut être envisagée comme la thèse inverse du théorème schmittien de la sécularisation 3 , défendu dans la première Théologie politique de 1922, selon lequel B ne serait que la sécularisation de A ; A devenant l’explication de B, qui n’en serait qu’un terme dérivé. Dans les lignes qui vont suivre, je chercherai à comprendre ce que peut bien vouloir dire la mise à jour de la question théologico-politique pour Balibar, c’est-à-dire sa signification actuelle et les défis qui l’accompagnent, en insistant en particulier sur les obstacles que constitue la persistance contemporaine (en contexte libéral laïque) des vieilles constructions théologico-politiques, au premier rang desquelles figure évidemment la souveraineté nationale-étatique. À la lecture de l’œuvre de Balibar, on peut penser que la problématique théologico-politique « hante » en permanence, « de façon spectrale », les conceptions libérales-démocratiques qui se croient pourtant émancipées d’une telle référence « métaphysique » 4 . Force est de remarquer que les figures intellectuelles de Spinoza et de Schmitt occupent une place privilégiée dans les réflexions qu’Étienne Balibar consacre à l’actualité du problème théologico-politique. Je veux ici suggérer que c’est avec Carl Schmitt qu’il pose la question des problèmes ou des difficultés qu’éprouve aujourd’hui le concept de souveraineté et qui sont inhérents à son origine et à sa structure théologico-politiques, tandis que c’est avec Spinoza qu’il essaie d’apporter des réponses circonstanciées à ces problèmes, ou de proposer des perspectives de sortie de « crise ». Cette hypothèse de travail servira de fil conducteur à cet article en deux parties. 1 C. Schmitt, Théologie politique. Quatre chapitres sur la théorie de la souveraineté [1922], in Théologie politique, trad. de l’allemand par J.-L. Schlegel, Paris, NRF Gallimard, 1988, p. 46. 2 É. Balibar, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », dans Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique , Paris, Galilée, 2010, p. 332 (l’auteur souligne). Ce texte a initialement paru comme préface à l’édition française de C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique [1938], trad. de l’allemand par D. Trierweiler, Paris, Seuil, 2002, p. 7-65. 3 Voir É. Balibar, « Le dieu mortel et ses fidèles sujets. Hobbes, Schmitt et les antinomies de la laïcité », Éthique, politique, religions n° 1, Le prisme du totalitarisme, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 37. 4 É. Balibar, « Citoyenneté démocratique ou souveraineté du peuple ? Réflexions à propos des débats constitutionnels en Europe », dans Droit de cité, Paris, PUF, 2002 [1998], p. 199. L’idée de « spectre » qui « hante » le présent fait ici écho aux réflexions de Jacques Derrida sur l’hantologie et la spectralité, lui-même s’étant inspiré de la célèbre phrase du Manifeste du Parti Communiste : « Un spectre hante l’Europe… ». Voir J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 2006.

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LE RETOUR DU COMPLEXE THÉOLOGICO-POLITIQUE EXCEPTION ET LAÏCITÉ CHEZ ÉTIENNE BALIBAR

Tristan STORME

INTRODUCTION : « SPECTRES » DU THÉOLOGICO-POLITIQUE

Ce qu’on a appelé la « question » ou le « problème théologico-politique » consiste à se demander si

la pensée politique européenne est parvenue à se disjoindre de la réflexion théologique afin de gagner son autonomie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’analyse historico-philosophique du processus de sécularisation a permis de reprendre cette question à nouveaux frais. La sécularisation est-elle bien ce mouvement par lequel la modernité politique se serait entièrement dégagée du passé religieux ? Ou n’est-ce là qu’un « grand récit » parmi d’autres que l’époque moderne se raconterait à elle-même en vue d’affirmer son indépendance par rapport à l’« hétéronomie » pré-moderne (au fait de recevoir sa loi de l’extérieur) ? La question théologico-politique remonte à des temps anciens et a concerné, plus globalement, le problème des rapports, parfois complexes, entre la sphère politique et la sphère théologico-religieuse.

Dans l’historique du traitement de cette question, deux auteurs méritent notre attention, ne fût-ce que parce qu’ils ont défendu deux thèses opposées, qui ont durablement marqué les réflexions politico-philosophiques à ce sujet. Je veux parler de Spinoza, qui dans son Traité théologico-politique a poursuivi l’objectif d’une séparation radicale des domaines de la philosophie et de la théologie, et du juriste allemand Carl Schmitt, pour qui « [t]ous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés1 ». D’après Schmitt, il y aurait donc une « position analogue » ou une identité de structure systématique entre les concepts politiques modernes et certaines notions théologiques chrétiennes. L’omnipotence du législateur moderne (la souveraineté) proviendrait, par exemple, de la toute-puissance de Dieu, ou encore : l’état d’exception aurait un sens similaire en droit public à celui du miracle en théologie. Comme l’écrit Étienne Balibar, la « théologie politique » dans sa version schmittienne correspond à « la réversibilité des énoncés portant sur la sacralité du pouvoir2 », de sorte que la thèse « sécularisante » du traité spinozien peut être envisagée comme la thèse inverse du théorème schmittien de la sécularisation3, défendu dans la première Théologie politique de 1922, selon lequel B ne serait que la sécularisation de A ; A devenant l’explication de B, qui n’en serait qu’un terme dérivé.

Dans les lignes qui vont suivre, je chercherai à comprendre ce que peut bien vouloir dire la mise à jour de la question théologico-politique pour Balibar, c’est-à-dire sa signification actuelle et les défis qui l’accompagnent, en insistant en particulier sur les obstacles que constitue la persistance contemporaine (en contexte libéral laïque) des vieilles constructions théologico-politiques, au premier rang desquelles figure évidemment la souveraineté nationale-étatique. À la lecture de l’œuvre de Balibar, on peut penser que la problématique théologico-politique « hante » en permanence, « de façon spectrale », les conceptions libérales-démocratiques qui se croient pourtant émancipées d’une telle référence « métaphysique »4.

Force est de remarquer que les figures intellectuelles de Spinoza et de Schmitt occupent une place privilégiée dans les réflexions qu’Étienne Balibar consacre à l’actualité du problème théologico-politique. Je veux ici suggérer que c’est avec Carl Schmitt qu’il pose la question des problèmes ou des difficultés qu’éprouve aujourd’hui le concept de souveraineté et qui sont inhérents à son origine et à sa structure théologico-politiques, tandis que c’est avec Spinoza qu’il essaie d’apporter des réponses circonstanciées à ces problèmes, ou de proposer des perspectives de sortie de « crise ». Cette hypothèse de travail servira de fil conducteur à cet article en deux parties.

1 C. Schmitt, Théologie politique. Quatre chapitres sur la théorie de la souveraineté [1922], in Théologie politique, trad. de l’allemand par J.-L. Schlegel, Paris,

NRF Gallimard, 1988, p. 46. 2 É. Balibar, « Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes », dans Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique ,

Paris, Galilée, 2010, p. 332 (l’auteur souligne). Ce texte a initialement paru comme préface à l’édition française de C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique [1938], trad. de l’allemand par D. Trierweiler, Paris, Seuil, 2002, p. 7-65.

3 Voir É. Balibar, « Le dieu mortel et ses fidèles sujets. Hobbes, Schmitt et les antinomies de la laïcité », Éthique, politique, religions n° 1, Le prisme du totalitarisme, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 37.

4 É. Balibar, « Citoyenneté démocratique ou souveraineté du peuple ? Réflexions à propos des débats constitutionnels en Europe », dans Droit de cité, Paris, PUF, 2002 [1998], p. 199. L’idée de « spectre » qui « hante » le présent fait ici écho aux réflexions de Jacques Derrida sur l’hantologie

et la spectralité, lui-même s’étant inspiré de la célèbre phrase du Manifeste du Parti Communiste : « Un spectre hante l’Europe… ». Voir J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 2006.

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Sur le point qui nous intéresse, la pensée de Schmitt serait « indispensable » ; elle apparaîtrait « au bout de toutes les avenues dans lesquelles s’engage le débat sur les limites d’application du concept de souveraineté5 ». Des formulations schmittiennes, nous aurions à retenir un « noyau de questions politiques » révélatrices des difficultés actuelles qui siègent au cœur même de cette notion. Cherchant à saisir ce qui est aujourd’hui en jeu au niveau de la continuation de l’État démocratique libéral, Balibar repose la question de la souveraineté et de la « théologie politique » en se tournant vers Carl Schmitt ; mais pas vers n’importe quel Schmitt : vers le « Schmitt de Hobbes », c’est-à-dire vers la « théologie politique » propre au Léviathan, dont la leçon permanente est la substitution du « Dieu mortel » au « Dieu immortel6 » ; une leçon qui peut encore nous permettre de décrypter ce qui se joue de nos jours. Ensuite, c’est bien avec Spinoza qu’Étienne Balibar entend répondre aux questions que nous pose la résurgence actuelle du complexe « théologico-politique », expression dont le philosophe hollandais est probablement l’inventeur. Comment Spinoza, s’il était notre contemporain, aurait-il répondu aux défis que charrie aujourd’hui le retour politique du religieux ? Ou plutôt, comment pouvons-nous tenter d’apporter une réponse à pareils défis « en nous servant de lui7 » et de ses propositions ingénieuses ?

Quand il prend appui sur certaines composantes classiques de la souveraineté, Balibar se sert parfois du terme de « marque », lequel figure au centre de la définition bodinienne de la souveraineté. Bodin présente la souveraineté comme un ensemble de « marques de souveraineté », c’est-à-dire comme plusieurs « domaines qui ne peuvent échapper à la puissance publique, ou se partager entre son “monopole” spécifique et des puissances concurrentes8 ». J’ai pour intention d’explorer deux des trois « marques » qu’Étienne Balibar met en exergue dans les toutes dernières pages de sa postface à la réédition de Droit de cité ; elles me permettront de mettre en évidence deux « limites » ou deux faces d’exception de l’État libéral laïque, auxquelles renvoient les deux parties de mon texte.

La première marque que je retiens est celle qui a représenté l’épicentre de la souveraineté classique, sous l’expression de « monopole de l’usage légitime de la violence organisée ». Balibar précise qu’il s’agit de « l’aspect le moins démocratique de la souveraineté, ou le plus résistant à la démocratisation9 ». L’État souverain protège, seul, en permanence, la société contre elle-même et contre les dangers qui la menacent. Il retient ou retarde sa propre fin. C’est d’ailleurs là que réside sa transcendance : devant l’imminence de sa disparition, il peut suspendre l’ordre juridique en vigueur afin d’en rétablir les conditions de possibilité. Cependant, au sein de l’État de droit, cette « violence légitime » ne va pas sans un revers, sans une face cachée, à savoir le risque permanent de dérives policières. Mon premier point concerne ainsi cette « face d’exception » de l’ordre libéral (ou sa « fonction d’immunisation », pour le dire avec Derrida). Autrement dit, je m’arrêterai sur la question d’une résilience ou d’une manifestation « spectrale » de ce que la souveraineté a de plus théologico-politique à l’ère de l’État de droit libéral.

La deuxième marque que je voudrais relever touche à proprement parler au « problème que les classiques appelaient “théologico-politique”, et que nous pouvons reformuler aujourd’hui comme problème de la coexistence des cultures, ou des civilisations (dont les “religions” manifestement font partie […])10 ». La solution mise en œuvre dans les États démocratiques nationaux a consisté à renvoyer les croyances et les cultures dans la sphère « privée », en développant au-dessus d’elles une sphère de neutralité publique qui développe ses propres formes de « conviction » et de « foi », que Balibar appelle la « croyance légitime11 ». De même que la « violence légitime », la « croyance légitime » ne va pas sans sa face d’exception. Ce sera mon second point ; il aura pour objet la question de l’auto-immunisation de l’État laïque.

Ainsi, la réflexion d’Étienne Balibar met-elle frontalement en question cette double légitimité sur laquelle est assis l’État de droit libéral laïque. Ces deux faces exceptionnelles témoignent d’un « légitime retour » du refoulé théologique (ou théologico-politique) des États nationaux, tels qu’ils se sont construits et perpétués jusqu’à nos jours. Dans l’objectif de se conserver, l’État souverain, aussi démocratique et libéral

5 É. Balibar, « Prolégomènes à la souveraineté », dans Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001, p. 260.

Ce texte a initialement paru dans Les Temps Modernes n° 610, Paris, Gallimard, sept.-oct.-nov. 2000, p. 47-75. 6 Voir É. Balibar, Saeculum. Culture, religion, idéologie, Paris, Galilée, 2012, p. 96. Une première version de ce texte a été publiée dans Raison

publique n° 14, Paris, PUPS, juin 2011, p. 191-228, sous le titre « Sécularisation et cosmopolitisme. Héritages, controverses, perspectives ». 7 É. Balibar, « Les trois Dieux de Spinoza », dans L’actualité du Tractatus de Spinoza et la question théologico-politique (dir. Q. Landenne et T. Storme),

à paraître prochainement aux Presses Universitaires de Bruxelles. Ce texte est une adaptation française de « Spinoza’s Three Gods and the Modes

of Communication », European Journal of Philosophy vol. 20, n° 1, Hoboken (NJ), Wiley-Blackwell, mars 2012, p. 26-49. 8 « Citoyenneté démocratique… », dans É. Balibar, Droit de cité, op. cit., p. 200. 9 Ibid., p. 203. 10 Ibid., p. 201. 11 É. Balibar, « Laïcité et universalité. Le paradoxe libéral », dans La proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, Paris, PUF / Actuel

Marx, 2010, p. 274.

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soit-il, puise par tropisme à son origine ou à sa structure théologico-politiques ; il se préserve en se remémorant cette origine ou cette structure, en la manifestant de nouveau, de façon spectrale. Par conséquent, à l’heure du cosmopolitisme et de la transnationalisation des enjeux sociopolitiques, il est devenu impératif d’entreprendre une « rectification des mythes de l’État-nation souverain12 », en sécularisant le produit de la sécularisation (la souveraineté) et en laïcisant la laïcité. C’est-à-dire en « désacralisant » cette sacralité qui résiste. Une tâche que la philosophie de Spinoza pourrait nous aider à accomplir. 1. LA CONTRE-VIOLENCE PRÉVENTIVE, FACE CACHÉE DE L’ORDRE LIBÉRAL

De la guerre éthique illimitée aux régimes d’exception, nombreux sont les penseurs de gauche

radicale à découvrir chez Schmitt un certain nombre d’outils leur permettant de diagnostiquer les travers de la démocratie libérale. De Giorgio Agamben à Toni Negri, l’idée selon laquelle nous connaîtrions un « état d’exception permanent » est devenue un lieu commun à l’extrême gauche de l’échiquier politique. Nos États de droit démocratiques seraient ni plus ni moins tombés sous la coupe du règne infaillible de l’exception qui fait désormais loi.

Étienne Balibar a, quant à lui, proposé une idée bien plus nuancée : celle d’une « face d’exception » de l’État de droit. Son usage de la pensée de Carl Schmitt a d’ailleurs directement trait aux problèmes de l’exception et de la souveraineté, qui apparaissent, chez le juriste allemand, comme des termes en relation. On sait que, dans la première Théologie politique, le souverain est « celui qui décide de l’état d’exception13 ». Confronté au cas critique qui menacerait l’existence de la puissance étatique, il a le pouvoir de suspendre le droit, la norme établie, par la déclaration d’un « état d’exception ». En tant qu’il est souverain, il lui incombe de préserver l’État au détriment du droit positif. Schmitt écrit : « Dans cette situation, une chose est claire : l’État subsiste tandis que le droit recule14 ». Parce qu’elle émane du souverain, garant de l’ordre établi, la décision peut s’émanciper de toute obligation normative, au nom d’un « droit d’autoconservation ».

C’est en s’adossant à la théorisation schmittienne de la souveraineté, toujours liée à l’exception, qu’Étienne Balibar a pu développer la thèse d’un « extrémisme du centre » : « De façon latente et parfois ouverte, écrit-il, l’extrémisme n’est pas seulement aux marges, il est aussi au centre15 ». L’État de droit libéral serait ainsi doté d’une « face d’exception » qui participerait à l’exclusion des anormaux et des déviants. La normalité de l’ordre libéral, définie par les relations hégémoniques de pouvoir et « cuirassée » de pratiques contraignantes et sécuritaires, occasionnerait une réaction « exceptionnelle » de cet ordre, dans l’intention de neutraliser les conflits sociaux, religieux ou culturels et de former par la même occasion « l’espace légal du pluralisme légitime16 ». Le fonctionnement « normal » de l’ordre libéral impliquerait donc une part d’ombre intrinsèque à la fonction de l’État, qui demeure le garant d’intérêts communautaires et particuliers. Il est certes « État de droit », un État d’intégration des individus à la communauté des citoyens, mais il est aussi, observe Balibar, État de police, État sécurisant, c’est-à-dire un État qui exclut l’anormalité. C’est pourquoi on peut soutenir que « l’ordre libéral comporte en permanence une face d’exception, avouée ou dissimulée17 ».

Distingué de l’état d’exception, ce concept a le mérite « d’éviter toute idéalisation “républicaine” de l’État (qui ne prend en considération que le point de vue de l’ordre ou du “bon ordre”) et de pointer sa possibilité de dérive policière permanente, inséparable de l’État comme instance détentrice de la violence 18 ». Il met en évidence le refoulé qui affecte de manière inhérente la république « modérée » fondée sur l’ordre libéral. L’ordre juridique « refoule », en effet, le désordre et l’anarchie qui guettent sans cesse le corps social. Sur ce point, l’analyse d’Étienne Balibar rejoint un des aspects de la lecture schmittienne du Léviathan de Thomas Hobbes, à savoir que la puissance étatique n’assure l’existence de la société civile qu’en contenant son potentiel de division et d’autodestruction au moyen d’une violence supérieure. Mais alors que, pour Schmitt, l’État souverain libéral que Hobbes aurait annoncé sur le plan théorique ne retient

12 J. Lacroix, La pensée française à l’épreuve de l’Europe, Paris, Grasset, 2008, p. 90. La troisième partie de ce livre est consacrée à la mouvance de

pensée proche des thèses soutenues par Étienne Balibar au sujet de la construction européenne. Reprenant la formule d’Yves Ci tton, Justine

Lacroix qualifie cette mouvance de « spinoziste », étant donné qu’il s’agit pour ces auteurs de passer « du droit sacralisé à la puissance du droit » (ibid., p. 86).

13 C. Schmitt, Théologie politique I, op. cit., p. 15. 14 Ibid., p. 22. 15 « Le Hobbes de Schmitt… », dans É. Balibar, Violence et civilité, op. cit., p. 328 (l’auteur souligne). 16 Ibid., p. 329 (l’auteur souligne). 17 Ibid., p. 328 (l’auteur souligne). 18 J.-Cl. Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, 2007, p. 100.

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pas suffisamment la potentialité de dispersion du corps social ouverte par la reconnaissance germinale de droits individuels, la relecture de Balibar se prononce en faveur d’un élargissement de ce qu’il appelle l’« égaliberté ». À l’opposé de la perspective schmittienne, cela passe notamment par un affaiblissement de l’État souverain policier, perçu comme un frein à la liberté.

Ces processus d’exclusion que voilerait le fonctionnement « normal » de l’État de droit libéral seraient particulièrement visibles sur ses « bords », sur ses « frontières » à la fois physiques et juridiques. Balibar constate que les droits subjectifs garantis par cet État s’appauvrissent à mesure que l’on approche de ses limites, de sorte que cette face d’exception ne serait autre que « le lieu de son rapport constitutif à ses marges (étrangers, non-citoyens, “délinquants”, zones frontalières du droit)19 ».

C’est en se confrontant à la pensée de Schmitt — une fois encore — que Balibar appréhende ce qui fait de la frontière une figure indissociable de la souveraineté. Il écrit : « On pourrait dire que, pour Schmitt, la souveraineté s’établit toujours sur une frontière et s’exerce avant tout dans l’imposition des frontières20 ». Dans le cas critique, le porteur de la souveraineté « décide de l’état d’exception, il désigne la menace intérieure21 », il désigne cet ennemi qui remet en question l’expression de la volonté politique du peuple et qu’il va s’agir de neutraliser. En d’autres termes, l’ennemi politique vient nier l’existence même de la communauté amie, et c’est précisément parce que le souverain jouit du monopole légitime de la décision sur l’état d’exception — et de la force coercitive qui lui est corrélée — qu’il se montre capable de préserver l’unité sociale. Par sa décision, le souverain trace une frontière, une ligne de démarcation entre l’ami et l’ennemi, entre un « Nous » et un « Eux ». La désignation de l’ennemi contribue à entretenir l’homogénéité nationale, en excluant le radicalement autre, en neutralisant la multiplicité qu’implique pourtant la notion même de peuple. Balibar remarque qu’il y a ici un lien essentiel « entre la doctrine de la souveraineté et la définition de la politique en termes de démarcation de l’ami et de l’ennemi22 », avec son prolongement que représente la criminalisation de l’ennemi intérieur.

Le théorème schmittien de la « sécularisation » n’efface pas toute transcendance ; il la ramène « dans le creux de l’immanence23 », substituant un « Dieu mortel » au « Dieu immortel ». Dans le domaine politique, le souverain occupe une « position analogue » à celle du Dieu tout-puissant de la théologie chrétienne, si bien qu’on saisit la raison pour laquelle l’ordre temporel, chez Schmitt, peut se fonder sur lui-même, c’est-à-dire sur sa propre décision qui confirme l’ordre en présence en désignant et en combattant ce qu’il n’est pas. Cette transcendance non abolie, analogue à celle du Dieu chrétien et toujours active au sein de la souveraineté libérale, est donc inséparable de « figures radicalement antinomiques du pouvoir » (l’ennemi qui affirme l’existence du peuple par son exclusion). Parmi ces figures, la frontière, nous dit Balibar, serait celle que privilégierait Schmitt en raison de son exigence de réalisme historique.

La frontière se présente ainsi comme « le lieu où sont suspendus les contrôles ou les garanties de l’ordre juridique “normal” […], le lieu où le “monopole de la violence légitime” prend la forme d’une contre-violence préventive24 ». Balibar rappelle que c’est d’ailleurs dans cette idée de « contre-violence préventive », appelée à prémunir les individus contre leur propre violence destructrice, que Schmitt identifie l’essentiel de ce qu’il nomme en termes théologiques le katéchon, soit cette force « freinante » qui retient la violence de l’Antéchrist et qui, par là, retarde la fin des temps25. En tant qu’incarnation historique du katéchon, l’État souverain retient l’avènement du chaos qu’apportent les ennemis intérieurs ; il maintient l’ordre normal et l’unité politique de la communauté des semblables. L’État « retient », car faute de se défendre, les démocraties libérales peuvent concourir à leur perte, en s’exposant trop ou en ne se protégeant pas suffisamment. Un tel raisonnement renvoie également à la réflexion de Jacques Derrida sur la stratégie étatique d’« auto-immunisation26 ». Au lendemain d’une agression, dans la peur panique d’être démantelé, l’État de droit démocratique s’injecte à lui-même une dose du mal contre lequel il lutte ; il restreint les libertés ou les garanties libérales, se montre moins respectueux des droits fondamentaux, en vue de sa propre conservation. En somme, il avoisine avec une certaine violence contraire à son principe, courant le risque de se détruire et de mettre en place des états d’exception qui se pérenniseront en dictatures ou en États policiers.

19 Ibid., p. 102. 20 « Prolégomènes à la souveraineté », dans É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit., p. 266. 21 C. Schmitt, Théologie politique I, op. cit., p. 23. 22 « Prolégomènes à la souveraineté », dans É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit., p. 266. 23 Ibid. 24 Ibid. (l’auteur souligne). 25 Voir « Le Hobbes de Schmitt… », dans É. Balibar, Violence et civilité, op. cit., p. 359. 26 Voir J. Derrida, Voyous. Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, 2003, p. 59 sq.

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On le voit, en s’auto-immunisant, l’État de droit instaure des zones d’exception qui s’apparentent à autant de manifestations spectrales de la trace théologico-politique de sa souveraineté. Dans Droit de cité, Étienne Balibar avait également soumis l’hypothèse que l’accroissement de ces mesures exceptionnelles serait pour partie la conséquence de « l’impuissance du Tout-puissant27 ». L’État souverain qui jouit de « trop de puissance » par rapport à ses ressortissants, au sens où ceux-ci ont perdu tout moyen d’agir en profondeur sur lui, est par ailleurs « un État impuissant dans le champ de l’économie mondiale et impuissant à se réformer lui-même28 ». Sur ces deux terrains, auxquels Balibar adjoindra plus tard le théologique (l’autonomisation croissante du religieux)29, l’impuissance de l’État surgit en pleine lumière. Les citoyens prennent conscience du fait que la puissance étatique, vouée à les protéger, n’a de cesse de s’affaiblir. Simultanément, ils se sentent eux-mêmes impuissants et redoutent l’impuissance de l’État, incapable de réguler les flux financiers et de contrôler sa propre corruption. À partir de ce moment, le sentiment d’insécurité augmente, à tel point que les citoyens en viennent à conjurer les autorités de prendre des « mesures sécuritaires visibles30 ». Même si l’« impuissance du Tout-puissant » n’est bien sûr pas la seule cause de la prolifération de ces mesures, elle pointe du doigt l’importance du rôle que peut y jouer l’affaiblissement des institutions politiques, débordées par l’autonomisation de ce qu’elles étaient pourtant à même de gérer par le passé.

Parce qu’il détient l’usage de la violence légitime, le souverain protège en permanence la société civile contre elle-même en fabriquant son unité. Situé au faîte du pouvoir, il fait exception ; il ne peut être un individu comme les autres, de même nature que ceux qui sont situés « en bas ». Sans le maintien de cette transcendance — sans cette « sécularisation » de l’image théologique qui permet au corps politique d’être une « création surhumaine de l’homme31 » — la souveraineté en tant que telle s’en trouverait immédiatement menacée. Toutefois, Balibar relève que cette dimension théologico-politique n’est que le signe d’une question plus déterminante encore : « [C]elle de la figure du peuple et de son rapport à la souveraineté32 ».

Faisant coïncider la multitude des sujets avec la catégorie suprême du pouvoir, la « souveraineté populaire » ne peut que déboucher sur une double contrainte, autre illustration de l’« impuissance du Tout-puissant »33. La question fondamentale à laquelle achoppe cette révision conceptuelle est celle de savoir comment le corps politique peut être à la fois souverain et sujet. Balibar perçoit ce passage de la souveraineté du prince à celle du peuple comme un « saut périlleux », comme une figure acrobatique particulièrement technique, puisqu’elle se distingue sensiblement de ce que la notion de souveraineté a pu vouloir dire antérieurement à travers l’histoire. Il ne faut pas se mentir, insiste Balibar : la figure de la souveraineté populaire est « malaisée à penser logiquement, puisqu’elle revient à annuler ce qui faisait l’essence de la souveraineté » jusqu’alors, à savoir la « distance verticale » qui sépare une instance de décision des sujets obéissant à cette décision34. Par ce « saut périlleux », le souverain quitte sa position supérieure et surélevée pour se retrouver tout en bas. Au lieu de figurer au sommet de l’échelle, il s’établit à son pied, au niveau de la communauté tout entière.

Par ailleurs, Balibar remarque que, dans sa Théologie politique de 1922, Schmitt avait étroitement lié la notion de souveraineté à son caractère personnel — à l’idée qu’il ne saurait y avoir de souveraineté sans souverain. Aux yeux du juriste allemand, « la souveraineté est nécessairement portée par un sujet » qui « se trouve dans la situation d’exception au sein de laquelle il faut refonder l’autorité35 ». Or, demande Balibar, peut-on penser que la puissance du peuple est encore personnelle ? Peut-elle décider à l’instar de la personne souveraine, c’est-à-dire suivant le schème d’une unité indéfectible de la volonté, alors même que la notion de peuple suppose une multiplicité qu’on ne saurait unifier absolument ? Balibar remarque qu’en raison de cette impossible unification populaire, Schmitt n’a de cesse de ramener la souveraineté sur l’État qui, lui, se laisse personnifier comme un sujet, contrairement au peuple. Il n’est pas du tout certain que l’affirmation de la souveraineté populaire fasse disparaître la souveraineté de l’État, « dans la mesure où la souveraineté du peuple se réincarne immédiatement sous la forme de la souveraineté d’un État de type nouveau,

27 Voir « De la préférence nationale à l’invention de la politique », dans É. Balibar, Droit de cité, op. cit., p. 109 sq. 28 Ibid., p. 112. 29 Voir « Prolégomènes à la souveraineté », dans É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit., p. 278. 30 « De la préférence nationale… », dans É. Balibar, Droit de cité, op. cit., p. 113 (l’auteur souligne). 31 « Le Hobbes de Schmitt… », dans É. Balibar, Violence et civilité, op. cit., p. 372. 32 Ibid., p. 373. 33 Voir « Prolégomènes à la souveraineté », dans É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit., p. 260. 34 « Citoyenneté démocratique… », dans É. Balibar, Droit de cité, op. cit., p. 196. 35 É. Balibar, « De la souveraineté : histoire et actualité d’un problème », dans L’Exception dans tous ses états (dir. S. Théodorou), Marseille,

Parenthèses, 2007, p. 136.

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populaire ou démocratique36 ». Balibar affirme que la souveraineté étatique est au fond parvenue à se perpétuer en partant de son extérieur, en passant par des institutions grâce auxquelles la société civile pénètre dans l’État. L’idée de souveraineté a toujours partie liée avec « une représentation de la verticalité du pouvoir, d’une autorité qui s’exerce de haut en bas », à tel point que l’expression « souveraineté populaire » serait, pour Balibar, « une contradiction très profonde dans les termes37 ». Si le pouvoir du souverain peut bien venir du peuple, il ne peut être exercé par le peuple, étant donné sa nature. L’État a certes réussi à fonder sa puissance sur celle du peuple, s’étant progressivement transformé en « État social », mais il s’est simultanément « gardé » de cette puissance populaire, la souveraineté étatique trouvant les moyens de sa continuation à travers des formes de communication inscrites au sein du peuple38.

Selon Balibar, la dialectique de la souveraineté populaire et de la souveraineté étatique, constitutive de la puissance publique contemporaine, serait particulièrement fragile ; en atteste la crise que traverse la souveraineté depuis la fin du XXe siècle. Le phénomène de mondialisation a entraîné la création d’un « espace culturel transnational », à l’intérieur duquel « les “religions civiques” développées par chaque État sont irrémédiablement particularisées, cessant de pouvoir incarner sans conteste l’universel dans leur propre territoire39 ». Au sein de ce nouvel espace décloisonné, la puissance étatique se trouve concurrencée par d’autres discours universels et par l’autonomisation de domaines qui lui échappent (en particulier l’économique et le théologique). Dès lors, l’écart se creuse sensiblement avec l’idée de représentation classique de la souveraineté, symptôme de l’« impuissance du Tout-puissant »40. Mais la multiplicité — les oppositions et les conflits — existant à l’échelle nationale, par laquelle l’État-nation a trouvé quelque médiation dans ses frontières, ne s’éclipse pas pour autant au niveau transnational. C’est pourquoi rien ne porte à croire qu’une telle dialectique soit encline à perdre toute son importance.

Bien que la souveraineté populaire soit une figure malaisée sur le plan logique, les modernes y ont vu le seul moyen d’arracher la loi à la transcendance divine, princière ou bureaucratique. Deux siècles plus tard, on peut se demander si nos sociétés postmodernes disposent d’« un autre principe que ce renversement paradoxal de la souveraineté41 » pour assurer l’universalité de la loi. Balibar est d’avis qu’éliminer toute référence à la souveraineté du peuple reviendrait, du même coup, à accepter la technicisation et la bureaucratisation totale de la « loi » et à aliéner son universalité propre. Reste à résoudre cette difficulté logique, intrinsèque à la verticalité théologico-politique du pouvoir souverain : le peuple est-il à même d’exercer sa souveraineté en démocratie sans que la réalité du pouvoir ne lui échappe au profit de l’appareil étatique ?

Si le peuple ne peut être personnifié comme un sujet, au contraire de l’État, c’est parce qu’il implique toujours l’idée d’une multiplicité, pour ne pas dire d’une « conflictualité » ; le peuple demeure cette « multitude », cette masse en conflit, qui résiste à l’unification absolue. Le remède à la dépossession logiquement prévisible de la puissance par l’État, c’est qu’« il ne peut y avoir de souveraineté populaire effective s’il n’y a pas de conflit », dans la mesure où l’idée de conflictualité est « incompatible avec l’idée d’un corps politique absolument unifié, qui comporte une espèce d’unité mystique souveraine42 ». Je dirais que, pour Balibar, il faut « séculariser » la sécularisation de l’image théologique de la Toute-puissance (divine) qui se maintient dans les régimes démocratiques. C’est-à-dire qu’il s’avère nécessaire de la « démocratiser » pour de bon, en sortant du cadre mythique et transcendant que nous a légué la sécularisation.

En réalité, l’assomption des différences sociales et des appartenances concurrentes n’est pas inconciliable avec l’affirmation d’un « Nous ». Celle-ci est d’ailleurs intimement associée aux moments d’insurrection et aux « révolutions citoyennes ». C’est dans ces moments de lutte qu’émerge alors nettement une « relativisation effective », quoique transitoire, des différences multiples, au bénéfice d’« une manifestation forte de la réciprocité démocratique43 ». Balibar constate que les droits consignés dans la matière constitutionnelle sont de nature « transindividuelle » : ils dépassent l’opposition entre l’individuel et le collectif, puisque ces droits sont attribués et portés par les individus eux-mêmes, tout en étant conquis, dans un même temps, par un mouvement collectif. En d’autres mots, « ils sont des droits que les

36 Ibid., p. 142. 37 Ibid., p. 143. 38 Voir « Prolégomènes à la souveraineté », dans É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit., p. 282. 39 Ibid., p. 284 (l’auteur souligne). 40 Ibid. 41 « Citoyenneté démocratique… », dans É. Balibar, Droit de cité, op. cit., p. 196. 42 É. Balibar, « De la souveraineté… », dans L’Exception dans tous ses états (dir. S. Théodorou), op. cit., p. 146 (je souligne). 43 « Citoyenneté démocratique… », dans É. Balibar, Droit de cité, op. cit., p. 183.

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individus se confèrent les uns les autres en les conquérant tous ensemble44 ». Voilà ce que signifie la réciprocité démocratique au sens d’Étienne Balibar ; elle constitue le socle même d’une notion de souveraineté populaire capable d’échapper au mythe.

Les problèmes et les apories que met au jour une interprétation fine de la pensée politique de Carl Schmitt, pour qui la souveraineté est impossible sans transcendance, tendent à se résoudre dès lors qu’on se tourne vers les réflexions et les thèses (inverses) de Spinoza, philosophe de la « multitude ». Ce dernier aiderait à concevoir que, dès l’instant où elle institue un « Nous » autonome, la réalisation de la communauté politique doit toujours également conserver sa multiplicité ; « redevenir multiplicité et se représenter comme telle45 », en suscitant le pluralisme, mais surtout, en représentant le conflit social et en sortant du « refoulement » de la conflictualité. Il s’agit de faire advenir la multitude au rang d’authentique sujet politique, c’est-à-dire de faire en sorte qu’elle ne se réduise plus à un danger qui menacerait la stabilité et l’unité de l’État. En somme, ce qui se joue ici c’est ni plus ni moins que l’appropriation démocratique de l’État, ou la rencontre de la multitude et du pouvoir qui s’origine en elle et qui exclut de fonder l’obéissance des individus sur l’unification absolue induite par la crainte (voire par la terreur)46. Il faut que la communauté des citoyens s’institue « comme un Nous qui est (aussi) un Autre, qui aliène son identité47 ».

Devant une telle difficulté, Balibar nous propose donc de réinvestir l’idée spinoziste de démocratie, selon laquelle le péril principal pour une communauté politique provient toujours de ses propres divisions internes, mais elle refuse simultanément la conséquence qu’en avait tirée Hobbes, ou pourrait-on dire : le « Schmitt de Hobbes », à savoir l’anéantissement des conflits qui portent sur la nature même de la communauté. Subversivement, Spinoza adopte le « point de vue des masses » sur la politique et sur l’État. Face au risque de corruption des institutions que représentent les divisions intérieures et le déchaînement des passions, l’élément crucial est celui de la crainte des masses, à comprendre au sens d’un double génitif, à la fois objectif et subjectif — la crainte que la multitude inspire, mais aussi celle qu’elle éprouve48 ! Spinoza, « animé contradictoirement par sa crainte des masses et par l’espoir d’une démocratie entendue comme libération de masse49 », nous a offert une aporie féconde pour penser toute l’importance et la complexité du projet démocratique. On comprend alors combien il est nécessaire de limiter la violence du pouvoir d’État dans l’objectif de ne pas faire surgir en retour la violence des masses. Cette nécessité est cependant inséparable de l’idée de « médiation » qui passe par la conservation de la forme étatique.

Au bout du compte, l’ambivalence spinoziste permet à Balibar d’affirmer le principe démocratique, soit « la parfaite réciprocité entre l’égalité et la liberté50 »qui vient éradiquer ce qui sépare le peuple de lui-même — la multitude du « Nous ». L’autonomie des sujets individuels associés dans un peuple où « chacun n’obéit qu’à lui-même » coïncide avec l’autonomie de la politique, c’est-à-dire avec l’idée que tous, pris séparément en tant que sujets, sont la référence ultime de l’émancipation. Le peuple redevient multiplicité, mais une multiplicité unie par la réciprocité : une communauté des citoyens. 2. LES EXTRÉMITÉS DE LA LAÏCITÉ « À LA FRANÇAISE »

Selon Étienne Balibar, le « problème théologico-politique », qui a tant taraudé les classiques, peut

être redéfini aujourd’hui comme « problème de la coexistence des cultures », auxquelles appartiennent manifestement les religions. De ce point de vue, il lui semble que « la souveraineté du peuple dans les États démocratiques nationaux a mis en œuvre une solution qui avait été inventée avant elle51 », consistant à isoler les croyances et les cultures concurrentes dans une sphère « privée ». Au-dessus de ces croyances diverses, s’est développée une sphère de neutralité publique qui a déployé ses propres formes de « conviction » favorisant le lien particulier que chaque individu entretient directement avec l’État démocratique national.

44 Ibid. 45 Ibid., p. 185 (l’auteur souligne). 46 À ce sujet, je renvoie le lecteur à l’article éclairant de C. Spector, « Le spinozisme politique aujourd’hui : Toni Négri, Étienne Balibar… »,

Esprit n° 5, Paris, mai 2007, p. 27-45 (ici : p. 39-41). 47 « Citoyenneté démocratique… », dans É. Balibar, Droit de cité, op. cit., p. 185. 48 Voir É. Balibar, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 2013 [1984], p. 51. 49 C. Spector, « Le spinozisme politique aujourd’hui… », op. cit., p. 39. 50 Ph. Raynaud, L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Paris, Autrement, 2006, p. 178 (l’auteur souligne). Le quatrième

chapitre de ce livre est consacré à « la révolution des droits de l’homme » chez Étienne Balibar, dont l’auteur présente la théorie de la démocratie

comme une tentative « des plus remarquables » de concilier l’apport marxien avec une part significative de l’héritage libéral (ibid., p. 171). 51 « Citoyenneté démocratique… », dans É. Balibar, Droit de cité, op. cit., pp. 201-202.

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Balibar estime que les « marques de la souveraineté » énumérées par Bodin (ou les « right of soveraignes » distingués par Hobbes) ne seraient que l’expression d’une seule et même réalité fondamentale : elles organisent la puissance publique et, du même geste, l’autonomisent par rapport aux intérêts privés. « Au cœur de la définition de la souveraineté par un ensemble de marques se trouve donc un diagramme de pouvoir, comme dirait Foucault, articulant la division des sphères publique et privée avec la construction d’une machine d’État aux organes spécifiques, couvrant toute la société (“république”)52 ». Cette interprétation permet à Balibar de mettre en avant une autre caractéristique, implicite dans les propositions générales de Bodin, soit le fait que la souveraineté s’exerce toujours sur un territoire bien déterminé où elle est exclusive de toute autre. Elle institue une « appartenance réciproque » de la masse des individus et du territoire, sur lequel se développe un certain appareil de pouvoir. Par conséquent, la distinction des espaces publics et privés apparaît comme étroitement liée à la territorialisation de l’autorité qui enferme les activités individuelles dans un cadre institutionnel participant à faire de la nation représentée par l’État la communauté des communautés53. Autrement dit, la territorialisation a permis la « sécularisation » de l’État national, en neutralisant les corps intermédiaires et en assujettissant la religion.

C’est aussi l’enseignement qu’Étienne Balibar retient du Nomos de la Terre de Carl Schmitt, ouvrage dans lequel « la notion d’état d’exception qui fonde l’absolutisme de la décision, apparemment absente de l’argumentation, est en réalité déplacée avec toutes ses fonctions54 » sur l’ordre global de la planète. Le principe de territorialisation s’incarne dans la prise de terre, dans la délimitation d’une parcelle de terrain et dans la fondation de la cité et de son droit, constituant autant de Landnahmen, autant d’actes juridiques originels, qui entraîneront la « sécularisation de la forme-État55 ». Fondée sur l’exclusion de ce qui n’a pas été originellement « pris », la territorialisation du pouvoir souverain implique la subordination des autres modes d’appartenance, puisqu’elle seule est « un événement historique constituant, un acte de légitimité56 » ; l’État territorial souverain assujettit toute croyance et organise la « domestication de la guerre » (Hegung des Krieges, écrit Schmitt). Triomphe ainsi la reconnaissance d’un lien direct qui s’établit entre les individus et l’appareil d’État enraciné dans le sol.

On le voit, la séparation du public et du privé est constitutive de la notion de souveraineté telle que l’ont définie Hobbes (après Bodin) et le « Schmitt de Hobbes » (cette compréhension schmittienne des tensions qui traversent en profondeur la pensée de l’auteur du Léviathan). Elle contribue à asseoir la médiation de l’État au détriment des formes d’appartenance autres que nationales qui confèrent aux individus une identité particulière pouvant être revendiquée à l’encontre du souverain et de sa loi. Balibar est d’avis que, chez Hobbes, la distinction des sphères publique et privée, qui détermine précisément l’universalité de la loi, fonctionne de façon « complètement dissymétrique57 ». Une limitation (ou une autolimitation) coexiste avec une illimitation, car, d’un côté, les associations privées doivent toujours reconnaître au souverain le droit d’intervenir en leur sein comme juge ou comme arbitre, tandis que, de l’autre côté, la puissance étatique doit « totalement » pénétrer ces groupements en vue d’en faire des organes subordonnés de la société civile (non en les détruisant, précise Balibar, mais en les décomposant et en les recomposant virtuellement). « Il y a bien une “dernière instance”, et donc il faut qu’il y ait un excès de pouvoir de l’État sur les collectifs, sans quoi il n’y aurait pas d’individualisation absolue des sujets58 ». Marqué par une position de principe intransigeante, le modèle hobbésien fait de l’État le porteur primordial de l’institution de la vérité.

C’est bien dans cette conception hobbésienne de la distinction des deux sphères (et de la séparation des Églises et de l’État) qu’il nous faut déceler « la “source” typique de la doctrine française d’une laïcité d’État, ou si l’on préfère d’une laïcité comme attribut de la puissance publique59 ». Plutôt que de la faire dériver de la tolérance lockéenne dont se revendique la doctrine libérale, Balibar suggère, en effet, de rattacher la notion de laïcité « à la française » — une notion institutionnalisée, et même constitutionnalisée — à la version hobbésienne du « contrat social » qui autorise l’État à représenter la société regardée comme un Tout unifié. Sur cette question en particulier, « la double emprise de la pensée de Hobbes sur le concept schmittien du politique et celui-ci sur l’interprétation des tensions qui travaillent la pensée de

52 « Prolégomènes à la souveraineté », dans É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit., p. 270 (l’auteur souligne). 53 Voir É. Balibar, Saeculum, op. cit., p. 108-109. 54 « Prolégomènes à la souveraineté », dans É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit., p. 263 (l’auteur souligne). 55 Ibid. 56 C. Schmitt, Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus publicum Europaeum [1950], trad. de l’allemand par L. Deroche-Gurcel, Paris, PUF,

2001, p. 77 (l’auteur souligne). 57 É. Balibar, « Le dieu mortel et ses fidèles sujets… », op. cit., p. 35. 58 Ibid., p. 36 (l’auteur souligne). 59 Ibid., p. 28.

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Hobbes60 » s’avère incontournable pour en comprendre la logique et en diagnostiquer le caractère foncièrement problématique aujourd’hui. La laïcité « à la française », comprise à partir du « Hobbes de Schmitt » et du « Schmitt de Hobbes », renfermerait un « absolutisme » qui peut faire office de « révélateur » des contradictions sur lesquelles repose toute réflexion sur le sécularisme et la sécularisation61. Le « Dieu mortel » se substituant au « Dieu immortel » des religions monothéistes est conçu comme l’« analogue politique » de la toute-puissance divine propre à la théologie. « C’est la leçon permanente du Léviathan hobbésien et de sa théologie politique propre62 », affirme Balibar : le souverain ne serait qu’un substitut de Dieu tout-puissant.

Aussi, ne faut-il pas s’étonner d’après notre auteur que l’idée de sécularisme renoue immédiatement « avec les formes de la sacralisation du pouvoir, non seulement comme absolutisation de son autorité, mais comme immunisation de son discours, placé hors d’atteinte de la contestation et du conflit des interprétations63 ». Si « laïques » se prétendent-ils, les États souverains d’aujourd’hui seraient en vérité indissociables de constructions théologico-politiques. Quand un discours de provenance religieuse croise la route d’un contre-discours issu de la laïcité institutionnelle, ce dernier fait alors montre, nous dit Balibar, d’« une tendance symétrique à se voir lui-même sacralisé64 ». La laïcité présenterait une disposition naturelle à se re-théologiser, d’autant plus profondément que ce contre-discours laïque concerne l’institution de normes juridiques positives qui visent à dicter ou à proscrire des comportements ou des modes de pensée dans le domaine socioculturel. Nous aurions ici affaire à un « double mouvement de dé-théologisation et de re-théologisation65 », qui est d’abord celui qui caractérise le Léviathan de Thomas Hobbes. En même temps qu’elle contribue à la sécularisation de l’État en faisant de la communauté de religion une affaire privée, la doctrine laïque renoue avec les traits de la sacralité en absolutisant son autorité et en immunisant son discours. L’État souverain, qui, à l’intérieur de ses frontières, jouit du monopole d’interprétation et d’imposition de la loi, n’est jamais autre chose qu’une instance en voie de dé-sécularisation, alors même qu’il généralise, simultanément, le champ de la sécularisation.

Force nous est de constater, avec Balibar, à quel point « [l]es derniers débats sur la question de la laïcité touchent de très près à certains aspects du problème de la souveraineté, au moins dans la tradition française66 ». En témoigne l’interdiction du port de la burqa ou du niqab dans l’« espace public », un espace qui, explique Balibar, semble inclure tout lieu soumis au regard d’un tiers. Si la laïcité peut conduire à de telles extrémités, nous dit-il, c’est parce qu’elle apparaît, en France, « non seulement comme un élément constitutif de la souveraineté de l’État, mais comme la source de légitimité principale de sa forme républicaine67 ». Elle est capable de telles exclusions, précisément parce qu’il s’agit d’une notion « qui fait corps » avec la construction française de l’État-nation68, avec l’affirmation d’une communauté nationale particulière. En tant qu’attribut de la puissance publique, la laïcité est partie prenante d’une « fonction immunitaire » qui protège le corps politique homogène contre les germes de mort qu’il renferme en son sein. Une fois encore, le couple Hobbes-Schmitt nous permet de saisir ce qui est ici en jeu : la doctrine laïque participe à concevoir le Léviathan comme un artifice susceptible de résister à sa propre dissolution, vers laquelle l’entraînent inlassablement les particularismes multiples. En face de l’État souverain, il ne peut exister aucun groupement, aucune association, aucune organisation dont le pouvoir viendrait concurrencer le sien dès lors qu’il est question de requérir l’obéissance des sujets, « et singulièrement de faire en sorte que les individus admettent l’autorité d’un jugement qui porte sur leur propre vie69 ». Aussi, toute Église apparaît-elle comme un corps à neutraliser et à assujettir, c’est-à-dire comme un corps à dissoudre en tant que corps distinct de la totalité — à dissoudre, voire à éliminer.

C’est là que réside la face cachée et indicible de la « croyance légitime ». L’excès de la fonction monopolistique ne concerne pas uniquement la « violence légitime », « mais aussi la “puissance métaphorique”, mythologique et mythopoïétique qui est au cœur du langage théologique70 ». Aussi surprenant soit-il, l’anticléricalisme de Hobbes s’accompagne en effet d’une valorisation des dimensions

60 Ibid. 61 É. Balibar, Saeculum, op. cit., p. 24-25. 62 Ibid., p. 96. 63 Ibid., p. 95 (l’auteur souligne). 64 Ibid., p. 41. 65 É. Balibar, « Le dieu mortel et ses fidèles sujets… », op. cit., p. 28. 66 É. Balibar, « De la souveraineté… », dans L’Exception dans tous ses états (dir. S. Théodorou), op. cit., p. 131. 67 É. Balibar, Saeculum, op. cit., p. 27. 68 É. Balibar, « Dissonances dans la laïcité. La nouvelle “affaire des foulards” », dans La proposition de l’égaliberté, op. cit., p. 254 (je souligne). Ce

texte a d’abord paru dans la revue Mouvements n° 33-34, Paris, La Découverte, mai 2004, pp. 148-161. 69 É. Balibar, « Le dieu mortel et ses fidèles sujets… », op. cit., p. 30. 70 Ibid., p. 32.

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« mythiques », pour ne pas dire « mystiques », de l’État de droit, que condense à la perfection la formule de « Dieu mortel ». L’État est un « Dieu mortel », il est Léviathan chez Hobbes, un monstre mythique immense suscitant la peur ; il est aussi katéchon chez Schmitt, une puissante force de rétention, savamment dissimulée sous les voiles de l’histoire. « On aboutit ainsi à la figure profondément paradoxale […] d’une laïcité qui a pour condition de possibilité et de destination son propre redoublement théologique, concurrent des religions historiques71 ». Au fond, comme le fait remarquer Balibar, le recours à la métaphore qu’employait l’Église pour qualifier son pouvoir spirituel se justifie dans la mesure où elle permet à l’État de s’emparer de ce pouvoir.

Envisagée comme fonction d’immunité, cette doctrine hobbésienne de l’État laïque, qui a fortement marqué la conception française, « se traduit pratiquement en repérage d’ennemis publics72 ». Ces ennemis sont tantôt situés sur les « bords » de l’État — à l’extérieur de ses frontières —, tantôt localisés à l’intérieur même des limites territoriales nationales, de sorte qu’il ait pour tâche de les « neutraliser ». L’Église « universelle », à la fois transnationale et centralisée, représenterait la figure paradigmatique de cet ennemi public, étant donné son potentiel à organiser les masses les plus pauvres en de véritables mouvements populaires. Elle viendrait concurrencer le pouvoir politique de l’État, mobilisant un critère d’appartenance autre que national. Étienne Balibar, partant du modèle hobbésien et de sa reprise schmittienne, diagnostique cette fâcheuse tendance qu’a la souveraineté étatique à « théologiser » la fonction de l’ennemi, en particulier de l’ennemi intérieur ; une tendance toujours d’actualité, si l’on en juge par l’évolution des fonctions politiques de la laïcité. Sous la forme théologique, la distinction schmittienne entre l’ami et l’ennemi se laisse donc réinscrire à l’intérieur des frontières nationales, de telle manière qu’elle y suscite la figure diabolique d’un « corps étranger » dont la simple existence constitue un danger mortel pour la communauté des semblables.

Il y a évidemment une affinité profonde entre cette question et celle de l’état d’exception : laïcité et exception ont vocation à renforcer l’État dont la souveraineté semble menacée, en passant par l’identification d’adversaires qu’il s’agirait de « neutraliser ». Cette théologisation de l’ennemi de l’ordre politique en vigueur permet ainsi « le passage d’une menace virtuelle à une menace réelle, ou plutôt projetée dans le réel », si bien que l’État puisse en tirer des « effets de souveraineté73 ». Ce sont ces « effets de souveraineté », soutient Balibar, qu’il faut regarder comme la signification déterminante à associer aux « politiques théologiques de la laïcité ». Celles-ci sont d’autant plus exacerbées que la souveraineté dont elles se prévalent devient, en pratique, de plus en plus incertaine.

Pourtant, la séparation entre le politique et le religieux n’est pas la conséquence d’une « distinction de nature ». Balibar rappelle qu’il faut bien convenir que cette distinction n’est rien d’autre qu’« une distinction historique résultant de décisions elles-mêmes politiques74 ». À bien y regarder, il n’existe aucun critère rigoureux à même de distinguer entre le politique (qui serait fondamentalement « laïque » ou « sécularisé ») et le religieux (qui serait… « religieux »). En réalité, la « formule laïque », fruit d’une décision politique, trace une ligne de démarcation arbitraire entre deux termes qui n’ont jamais été extérieurs l’un à l’autre. Une telle distinction n’a de pertinence que dans la mesure où elle est intimement liée à la territorialisation de l’autorité publique. C’est pourquoi elle a pu sembler claire au niveau de la nation, qu’elle a contribué à enserrer au sein d’un territoire bien délimité.

Mais aujourd’hui, à l’heure où la notion de politique est déplacée au niveau du monde, « c’est-à-dire dans un espace a priori sans limites et sans exclusives75 » (un espace « cosmo-politique »), cette distinction est inévitablement remise en question par la pratique. Elle devient même « inapplicable » dans pareil contexte, puisqu’il n’existe aucun « peuple-monde » totalisé. Même si cette totalité peut commencer à exister localement, ce n’est à chaque fois qu’au prix de « très violents conflits vécus comme des incompatibilités absolues entre plusieurs civilisations, ou plusieurs “âges” de l’humanité, donc plusieurs eschatologies ou visions du monde76 ». On comprend alors que l’idée d’un « nouveau Léviathan » habilité à réglementer les croyances ne serait nullement une solution — encore moins l’idée d’une « nouvelle religion civique » qui renverrait dos à dos les religions traditionnelles.

Avec la relativisation des frontières nationales et l’accroissement des migrations, les différends qui ont trait à « l’interprétation entre cultures, religions et institutions publiques […] cristallisent des éléments venant du monde entier et de son histoire longue au sein d’un microcosme national particulier, ouvert et

71 Ibid. (je souligne). 72 Ibid., p. 31 (l’auteur souligne). 73 Ibid., p. 39 (l’auteur souligne). 74 « Dissonances dans la laïcité… », dans É. Balibar, La proposition de l’égaliberté, op. cit., p. 259. 75 É. Balibar, Saeculum, op. cit., p. 15. 76 « Citoyenneté démocratique… », dans É. Balibar, Droit de cité, op. cit., p. 202.

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instable77 ». Dans ces conditions, chercher à cloisonner un problème « national » — le « fermer sur lui-même » — reviendrait à en altérer la nature. Le cantonnement du religieux à la sphère du particulier, alors que le séculier monopolise la place de l’universel, apparaît comme une solution de plus en plus artificielle. Mais les modalités actuelles du complexe théologico-politique ne nous conduisent pas pour autant vers une « relativisation généralisée ». Pour Balibar, nous assisterions bien plutôt à des « conflits entre des universalismes concurrents78 ». Au fond, qu’est-ce que la laïcité si ce n’est le nom sous lequel nous classons un universalisme historique, distinct et concurrent de l’universalisme religieux ? Or, un discours « public » qui tient sa légitimité d’une formation historique nationale n’est en lui-même pas plus universel que le discours des religions transnationales. Ces dernières ne sont pas des « particularismes », loin s’en faut ; elles sont des « universalismes », susceptibles de se dresser les uns contre les autres et d’entrer durablement en conflit avec le discours laïque. Devant cette incompatibilité (des religions entre elles, et du religieux avec le séculier), Balibar nous suggère de « rouvrir, sans solution préétablie, l’épineuse question de ce que font les identités et les croyances religieuses dans la sphère publique, et de ce que la politique […] fait avec elles79 ». Il s’agirait là d’un point de départ indispensable à la conception d’une alternative conséquente. C’est ensuite chez Spinoza que le philosophe français va trouver les ressources théoriques nécessaires à l’établissement d’un modèle adapté à la cosmopolitique contemporaine.

Empruntant la formule de « nouvelles Lumières » aux écrits du dernier Derrida80, Balibar encourage les citoyens à se coaliser et à « exiger des États européens la mise en œuvre d’un nouveau programme des Lumières81 ». Ce programme ne devrait pas consister en la répression des différentes croyances religieuses ou des cultures diverses, mais, au contraire, « dans la levée des interdits » qui empêchent de faire de la pensée des autres un objet d’enseignement public. Plutôt que d’ignorer et de craindre ces cultures étrangères, il faudrait mettre à la disposition de chacun l’ensemble des savoirs permettant de « penser la pensée des autres », ce qui ne signifie aucunement « penser comme les autres…82 ». Les Lumières de demain devront nécessairement transiter par une ouverture des universalismes les uns aux autres, par l’étude systématique de ce que pense l’autre. Si le modèle républicain de la « religion civile » (hérité de Hobbes) ne saurait mener à la construction d’une sphère publique mondiale, comme on l’a vu, le modèle de « tolérance » libéral (d’inspiration lockéenne) n’est, quant à lui, pas satisfaisant en l’état. Ne superposant aucune vérité instituée aux récits religieux, il se « contente » de tracer la ligne de démarcation entre les croyances légitimes, qui respectent la liberté de conscience, et les croyances illégitimes, qui menacent la liberté des autres. Selon Balibar, ce modèle soulève des difficultés inverses à celles du premier, comme en témoigne l’actualité de certains États des États-Unis où « il devient difficile d’enseigner la théorie darwinienne de l’évolution, considérée comme attentatoire à la liberté de conscience et aux convictions religieuses de nombreuses familles83 ». Cette pratique de régulation, fixant simplement la règle du jeu de la société civile, comporte d’évidentes limites, dès lors que les religions font retour dans le champ de la morale et de la politique. « C’est la possibilité même de mettre la norme libérale en vigueur qui se trouve alors ébranlée84 », écrit Balibar. Non pas que l’idée libérale d’une « neutralisation » de l’intolérance inhérente aux croyances religieuses soit en soi dépourvue de sens, mais « elle doit inclure (comme le proposait Spinoza à l’aube des Lumières) la critique interne de la religion dans le moment où son pouvoir symbolique de socialisation est reconnu85 ». C’est d’ailleurs dans la reconnaissance de ce pouvoir de « socialisation » des religions que résiderait la possibilité d’un transfert effectif de la souveraineté au peuple. Balibar soutient que, par la création d’institutions du pouvoir spirituel de l’État — et de son pouvoir économique —, le peuple en viendrait à occuper, ne fût-ce que symboliquement, la place qui est celle du souverain absolu86.

Face aux déficiences de ces deux modèles concurrents de laïcité, Balibar propose d’en concevoir un troisième, qu’il qualifie de « spinoziste ». Celui-ci ferait de la croyance religieuse « le mode particulier (et

77 É. Balibar, Saeculum, op. cit., p. 39. 78 Ibid., p. 42 (l’auteur souligne). 79 Ibid., p. 49 (l’auteur souligne). 80 Voir notamment J. Derrida, Foi et savoir, suivi de Le siècle et le pardon, Paris, Seuil, 2001 ; ainsi que la deuxième partie de Voyous, intitulée « Le

“Monde” des Lumières à venir (Exception, calcul et souveraineté) », op. cit., p. 163-217. 81 « Citoyenneté démocratique… », dans É. Balibar, Droit de cité, op. cit., p. 203. 82 Ibid. (l’auteur souligne). 83 « Dissonances dans la laïcité… », dans É. Balibar, La proposition de l’égaliberté, op. cit., p. 260. 84 « Laïcité et universalité… », dans ibid., p. 279. 85 É. Balibar, « The Idea of “New Enlightenment” [Nouvelles Lumières] and the Contradictions of Universalism », postface à : G. Hammill et

J. Reinhard Lupton, Political Theology & Early Modernity, Londres, The University of Chicago Press, 2012, p. 303. Ce texte reprend et développe quelques idées tirées de : « Quelle universalité des Lumières ? », dans Le Bottin des Lumières (dir. Nadine Descendre), Nancy, Communauté urbaine

du Grand Nancy, 2005. 86 Voir « Prolégomènes à la souveraineté », dans É. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit., p. 277.

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sans doute conflictuel) sous lequel les individus forment des collectifs dans la sphère publique, ou en “interprètent” subjectivement le caractère “commun”87 ». En d’autres termes, il s’agit de faire des fractions de la société civile, organisées à partir de la religion, les « parties prenantes » du processus de formation de l’opinion publique, de faire dialoguer ces interprétations subjectives de l’universel. Balibar évoque ainsi la « remise en chantier de l’idée d’universalité88 », qui devra apparaître comme le résultat d’une confrontation de tous les discours « politiques », en ce compris les discours « théologico-politiques ». Ce modèle spinoziste suggère ni plus ni moins d’appliquer réflexivement la laïcité sur ce qu’a été son instrument historique, c’est-à-dire « de laïciser les instances mêmes de laïcisation de la société89 ». C’est seulement en procédant de la sorte que la souveraineté populaire deviendra immanente à l’activité politique des citoyens, et non entièrement représentée par l’autorité instituée. Demeure la question de savoir comment ces collectifs en conflit parviendront à s’ouvrir les uns aux autres et à dépasser leur incompatibilité.

Pour y répondre, Étienne Balibar convoque de nouveau Spinoza, affirmant qu’il ne saurait y avoir de rencontre possible entre les discours religieux au sein de l’espace public sans « l’introduction d’un élément supplémentaire qui, comme tel, est a-religieux (mais non pas nécessairement anti-religieux)90 ». Cet élément additionnel, auquel Balibar donne le nom de « médiateur évanouissant », vient déranger la certitude des religions d’être les uniques détenteurs de la vérité, en révélant des impossibilités dans leurs prescriptions ou des inconsistances dans leur éthique. Il faut le concevoir « comme cette improbable hérésie commune de tous les discours religieux91 », sans laquelle il serait inenvisageable de faire converger leurs interprétations incompatibles vers des règles éthico-sociales partagées. Seule « une sorte d’hérésie généralisée92 », que peut nous inspirer Spinoza, serait disposée à jouer le rôle d’une « médiation » entre des axiomatiques inconciliables, en suscitant un espace discursif où les doctrines seraient « présentées les unes aux autres » en dehors de toute domination codifiée et de tout projet utopique de réconciliation. Cet élément supplémentaire a-religieux ne serait-il pas simplement la philosophie au sens où l’entend Spinoza, comprenons : la sagesse ?

Alors que la pensée de Schmitt avait permis de diagnostiquer les difficultés intrinsèques à la laïcité

institutionnalisée, celle de Spinoza débouche sur la promesse d’un « nouveau sécularisme », c’est-à-dire sur « une forme critique et autocritique de ce qui s’est historiquement pensé et institutionnalisé93 » sous les noms de sécularisation et de laïcité. Les réflexions d’Étienne Balibar sur le retour actuel du complexe théologico-politique sont la preuve qu’il est tout à fait possible de mobiliser Schmitt intelligemment sans en reconduire les conclusions — il est même indispensable de le mobiliser pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui. Là où d’autres penseurs ont cru trouver chez Kant un « antidote » aux thèses du juriste allemand, Balibar relève les défis que Schmitt nous lance, en y répondant avec Spinoza. Être conscient des failles et des limites de l’ordre libéral — de ses faces d’exception, des « spectres » qui le hantent —, pouvoir les interpréter avec sagacité, et leur opposer une réponse située aux antipodes de l’antilibéralisme, tel est, à mon sens, l’un des traits déterminants de la démarche balibarienne.

87 « Dissonances dans la laïcité… », dans É. Balibar, La proposition de l’égaliberté, op. cit., p. 260 (l’auteur souligne). 88 Ibid., p. 270. 89 « Laïcité et universalité… », dans ibid., p. 277. 90 É. Balibar, Saeculum, op. cit., p. 100 (l’auteur souligne). 91 Ibid., p. 103. 92 Ibid., p. 100 (l’auteur souligne). 93 Ibid., p. 94 (l’auteur souligne).