Les droits des femmes, otages de la laïcité à l’indienne

16
1 Les droits des femmes, otages de la laïcité à l’indienne Stéphanie Tawa Lama-Rewal NB. Ceci est une version du chapitre « Les droits des femmes, otages de la laïcité à l’indienne », in Florence Rochefort (Dir.), Le pouvoir du genre. Laïcités et Religions 1905-2005, Toulouse, PUM, décembre 2007, pp.183-200. Les relations complexes entre l’Etat, les religions et les femmes en Inde se cristallisent autour de la question du droit de la famille (appelé aussi « statut personnel ») c’est-à-dire l’ensemble des lois régulant le mariage, le divorce, l’adoption, la tutelle et la succession. Le droit de la famille fait l’objet d’un débat récurrent depuis le mouvement pour l’indépendance, débat dont les principaux protagonistes sont les instances représentant les diverses communautés religieuses, les partis politiques, le mouvement indien des femmes et les tribunaux. Ce débat met en cause la légitimité de l’intervention de l’Etat et celle des différentes religions qui co- existent en Inde dans la régulation de la famille, sujet qui affecte particulièrement les femmes puisque la famille est le bastion du patriarcat, en Inde comme ailleurs. Je propose ici un survol historique de ce débat souvent houleux, pour montrer comment le compromis entre l’Etat et les religions, qui fonde la définition indienne de la laïcité, prend les droits des femmes en otage, c’est -à-dire en fait à la fois un objet de négociation et un gage de la bonne foi séculariste de l’Etat indien. I. Le sécularisme, version indienne de la laïcité La définition indienne de la laïcité est informée à la fois par le multiculturalisme qui caractérise l’Inde et par l’histoire de l’accession à l’indépendance, qui s’achève dans les massacres de la partition du sous-continent, sur des bases religieuses, en 1947. Multiculturalisme et pluralisme normatif L’Inde est un pays-continent, caractérisé par la diversité culturelle, et notamment par la co- existence de plusieurs religions, elles-mêmes divisées en de nombreuses sectes. Le pluralisme normatif de l’Inde est l’émanation de cette diversité culturelle sur le plan juridique. Les groupes sociaux (qu’ils soient fondés sur la religion, la secte, la caste, la tribu et/ou la région d’origine) qui composent la mosaïque indienne étaient régulés, avant la colonisation britannique, par autant de droits coutumiers.

Transcript of Les droits des femmes, otages de la laïcité à l’indienne

1

Les droits des femmes, otages de la laïcité à l’indienne

Stéphanie Tawa Lama-Rewal

NB. Ceci est une version du chapitre « Les droits des femmes, otages de la laïcité à l’indienne », in Florence

Rochefort (Dir.), Le pouvoir du genre. Laïcités et Religions 1905-2005, Toulouse, PUM, décembre 2007,

pp.183-200.

Les relations complexes entre l’Etat, les religions et les femmes en Inde se cristallisent autour

de la question du droit de la famille (appelé aussi « statut personnel ») c’est-à-dire l’ensemble

des lois régulant le mariage, le divorce, l’adoption, la tutelle et la succession. Le droit de la

famille fait l’objet d’un débat récurrent depuis le mouvement pour l’indépendance, débat dont

les principaux protagonistes sont les instances représentant les diverses communautés

religieuses, les partis politiques, le mouvement indien des femmes et les tribunaux. Ce débat

met en cause la légitimité de l’intervention de l’Etat et celle des différentes religions qui co-

existent en Inde dans la régulation de la famille, sujet qui affecte particulièrement les femmes

puisque la famille est le bastion du patriarcat, en Inde comme ailleurs. Je propose ici un survol

historique de ce débat souvent houleux, pour montrer comment le compromis entre l’Etat et

les religions, qui fonde la définition indienne de la laïcité, prend les droits des femmes en

otage, c’est-à-dire en fait à la fois un objet de négociation et un gage de la bonne foi

séculariste de l’Etat indien.

I. Le sécularisme, version indienne de la laïcité

La définition indienne de la laïcité est informée à la fois par le multiculturalisme qui

caractérise l’Inde et par l’histoire de l’accession à l’indépendance, qui s’achève dans les

massacres de la partition du sous-continent, sur des bases religieuses, en 1947.

Multiculturalisme et pluralisme normatif

L’Inde est un pays-continent, caractérisé par la diversité culturelle, et notamment par la co-

existence de plusieurs religions, elles-mêmes divisées en de nombreuses sectes. Le

pluralisme normatif de l’Inde est l’émanation de cette diversité culturelle sur le plan juridique.

Les groupes sociaux (qu’ils soient fondés sur la religion, la secte, la caste, la tribu et/ou la

région d’origine) qui composent la mosaïque indienne étaient régulés, avant la colonisation

britannique, par autant de droits coutumiers.

2

Or dès le début du dix-neuvième siècle, les Britanniques, pour légiférer dans le domaine

social, lancent une entreprise de codification1 des systèmes juridiques pratiqués par les

diverses communautés, sur la base des traductions de certains textes religieux.2 Les lois

interdisant la sati3 (1829) et encourageant le remariage des veuves (1856), par exemple,

relèvent de cet objectif, mais elles sont aussi le fruit du mouvement de réforme socioreligieuse

qui naît au Bengale dans les années 1830.

Plusieurs intellectuels bengalis fondent alors cette entreprise de réforme de l’hindouisme et de

la société hindoue, destinée notamment à affirmer une culture indienne dépouillée des traits

« barbares » dénoncés par le colonisateur, et par là même à faire face à la prétention

civilisatrice de l’empire britannique. La réforme vise principalement la condition des femmes,

puisque c’est sur celle-ci que se sont focalisées les critiques des missionnaires chrétiens. Les

réformateurs mènent plusieurs campagnes successives, contre la pratique de la sati et la

polygamie de certaines castes brahmanes, pour l’éducation des femmes, le remariage des

veuves, les mariages inter-castes, et contre les mariages d’enfants. Ce mouvement de réforme,

pour être au coeur de l’évolution sociale et politique de l’Inde au dix-neuvième siècle, n’en

est pas moins limité dans ses enjeux et ses ambitions: les problèmes qu’il soulève concernent

essentiellement les hautes castes hindoues, soit moins de dix pour cent de la population4,

même si l’importance symbolique d’une réforme chez les castes supérieures lui confère un

impact plus que proportionnel. En outre, la réforme promeut « une certaine conception de

l’égalité des femmes, incluant de sévères restrictions puritaines empruntées au code moral

victorien [et met] l’accent sur des changements plus symboliques que réels », selon les

historiennes K.Sangari et S.Vaid5.

Mais à la suite de la révolte des cipayes, en 1857, les Britanniques s’abstiennent de légiférer

dans les domaines – politiquement trop sensibles - de la famille et de la religion, à moins d’y

être invités par les dirigeants de la communauté. Ils feront exception à cette règle en légiférant

sur le divorce des chrétiens en 1869, puis dans les années 1930, lorsque les dirigeants

musulmans revendiquent une codification de la Charia (loi islamique), pour unifier les lois

1 Les tentatives de codification du droit coutumier, qu’elles aient avorté ou abouti, et quelles que soient les religions ou sectes concernées, posent toujours le problème de la sélection des lois codifiées, parmi un ensemble

de lois plus ou moins favorables aux diverses catégories sociales, et notamment aux femmes.

2 M.KISHWAR, « Codified Hindu Law. Myth and Reality », Economic and Political Weekly, August 13,

1994, p.2145.

3 Ce terme désigne l’immolation des veuves sur le bûcher funéraire de leur mari.

4 V.MAZUMDAR (Ed.), Symbols of Power, Bombay, Allied Publishers, 1979, p.xi.

5 K.SANGARI and S.VAID, (Eds.), 1989, Recasting Women. Essays in Colonial History, Kali for Women,

Delhi, p.13

3

pratiquées par les différentes sectes musulmanes, ce qui aboutira au Shariat Application Act

(1937) et au Muslim Dissolution of Marriage Act (1939). Là aussi la législation adoptée

marque l’aboutissement d’un mouvement de réforme né dans le monde musulman à la fin du

dix-neuvième siècle, et qui présente de nombreux points communs avec la réforme

socioreligieuse hindoue : la réforme vise les fléaux sociaux qu’elle attribue à de mauvaises

coutumes, et prône un retour à une origine à la fois plus pure et plus conforme aux exigences

de la modernité, origine représentée ici par la Charia ; surtout, la réforme se focalise sur les

femmes, considérées à la fois comme les principales praticiennes de ces mauvaises coutumes

et leurs premières victimes6. Ainsi le Shariat Application Act constitue un réel progrès pour

les femmes : leur part de l’héritage familial est certes la moitié de celle de leur frère, en

conformité avec la Charia, mais la coutume ne leur attribuait jusqu’alors, bien souvent, aucun

droit d’héritage. Quant au Muslim Dissolution of Marriage Act, il permet aux femmes de

prendre l’initiative d’une procédure de divorce dans un nombre de cas limités de défaillance

de leur mari7.

La naissance de l’Inde indépendante dans les douleurs de la Partition

La distinction entre un droit de la famille qui diffère selon les confessions et un droit civil et

pénal qui s’applique également à tous les citoyens indiens, est donc un legs de la colonisation

britannique8. Mais alors que progresse le mouvement pour l’indépendance de l’Inde, né dans

le giron de la réforme socioreligieuse à la fin du dix-neuvième siècle, la revendication d’un

« Code civil uniforme » (Uniform Civil Code), c’est-à-dire d’un droit de la famille non

confessionnel, est exprimée pour la première fois par la All India Women’s Conference en

1937. Cette association féminine pan-indienne, proche du parti du Congrès dont elle

accompagne la lutte nationaliste, présente le CCU comme une garantie d’égalité et de justice

pour toutes les femmes. La « première vague » du mouvement indien des femmes est donc

déjà très consciente de l’enjeu crucial que représente le CCU pour les droits des femmes.

Mais la Partition de 1947 déstabilise brutalement le rapport démographique entre les deux

principales communautés religieuses : alors que les hindous passent de 65,5% à 84,1% de la

population de l’Inde indépendante, l’une des priorités des rédacteurs de la nouvelle

6 G. Minault, « Women, Legal Reform and Muslim Identity”, Comparative Studies of South Asia, Africa and the

Middle East, Vol. XVII, n° 2, 1997, p. 1. 7 Ibid.

8 Selon la féministe Madhu Kishwar, les Britanniques seraient à l’origine de l’association entre religion et droit

de la famille, du fait de la dimension religieuse du mariage chrétien.

4

Constitution est de « rassurer les 9,8% de musulmans »9 restés en Inde en leur offrant des

garanties quant à la protection de leur identité culturelle, pour préserver la cohésion nationale.

Le traumatisme de la Partition, lié notamment à la violence des affrontements

intercommunautaires qui l’accompagnent, est pour beaucoup dans la définition indienne de la

laïcité, caractérisée par la nature proactive de la neutralité de l’Etat vis-à-vis des religions. Le

« sécularisme » (secularism) signifie que l’Etat accorde une égale bienveillance à toutes les

religions.

La Constitution admet ainsi, dans son chapitre sur les Droits fondamentaux, deux sujets de

droit : l’individu citoyen (objet des articles 14 à 24, qui garantissent les droits de l’individu à

l’égalité et à la liberté) ; et la collectivité (objet des articles 25 à 30, qui protègent la liberté de

religion et les droits en matière d’éducation et de culture des minorités).10

Pour L. et S.

Rudolph la « contradiction » qui est au cœur du sécularisme de l’Etat indien résulte de cet

« engagement simultané envers les communautés et envers une citoyenneté [universelle] »11

Quant au Code civil uniforme - question particulièrement délicate dans ce contexte - les

Constituants décident d’en faire un Principe directeur de la Constitution (article 44), qui n’a

donc qu’une valeur incitative. Attaché à cet objectif, mais soucieux de ne pas apparaître

comme une menace face à une communauté musulmane très affaiblie par la Partition, le

Premier ministre Nehru décide que la communauté majoritaire devra être la première à réviser

son droit de la famille.

La difficile réforme du code hindou

Le Code hindou12

, conçu comme un prélude à la codification du droit de la famille des autres

communautés, affiche d’abord pour objectif la réalisation de l’égalité hommes-femmes

promise par la Constitution. Le leader intouchable B. R. Ambedkar, un juriste qui devient,

avec l’indépendance, ministre de la Justice, préside, de 1946 à 1950, le comité chargé de

rédiger la Constitution. Il présente en 1947 devant le Parlement la première version d’un

projet de Code civil hindou. Conçu comme une combinaison des traditions les plus favorables

aux femmes et aux intouchables, le texte proposé, qui réforme notamment le droit du mariage

et de la succession, suscite une violente opposition parmi les congressistes (tels que Patel, qui

9 C.Jaffrelot (Dir.), L’Inde contemporaine de 1950 à nos jours, Paris, Fayard, 1996, p.26.

10 N.MENON, « Women and Citizenship », in P.CHATTERJEE, (Ed.), Wages of Freedom. Fifty Years of

the Indian Nation-State, Calcutta, Oxford University Press, 1998, p.243. 11 L.I.RUDOLPH, S.HOEBER RUDOLPH, In Pursuit of Lakshmi. The Political Economy of the Indian State.

Delhi, Orient Longman, 1987, p. 178. 12 La Constitution adopte une définition très inclusive (et contestée) de l’hindouisme, puisqu’elle désigne de ce

terme les religions « autochtones », c’est-à-dire, aussi, le sikhisme, le bouddhisme et le jainisme.

5

refuse l’interdiction de la polygamie) comme parmi les nationalistes hindous de la Hindu

Mahasabha. Frustré de ne pas aboutir, Ambedkar démissionne en 1951.

6

Etant donnée la résistance rencontrée, le projet original est « fragmenté et édulcoré »13

, et ce

qui devait être un Code hindou homogène prend finalement la forme de quatre lois distinctes,

adoptées entre 1955 et 1956, régissant respectivement le mariage, l’adoption et le soutien

économique (maintenance), la tutelle des mineurs, et la succession. Les apports principaux de

ces lois sont l’autorisation des mariages inter-castes, l’interdiction de la polygamie, et le droit

au divorce. Le Code hindou reste cependant un ensemble de lois relativement conservatrices

et inégalitaires. Pour M. Kishwar, ceci s’explique d’une part par l’influence, toujours

présente, de la conception victorienne de l’indissolubilité du mariage, conception qui

influence fortement les auteurs du Code – pour la plupart des juristes formés en Grande-

Bretagne -, et d’autre part par la prise en compte prioritaire des systèmes juridiques en

vigueur dans le nord de l’Inde, dont les ressortissants dominent alors la Lok Sabha – la

chambre basse du Parlement indien. Ignorant les traditions juridiques du sud de l’Inde, plus

favorables aux femmes, les codificateurs ont privilégié des systèmes juridiques traditionnels

reposant sur « le postulat selon lequel les filles doivent quitter leur famille natale lorsqu’elles

se marient, et par là cessent d’en être des membres à part entière»14

, postulat qui fonde

notamment les inégalités inhérentes au droit qui gouverne la succession du patrimoine

parental. De fait, le droit hindou de la famille fait une distinction cruciale entre la propriété

paternelle (également distribuée entre tous les enfants, quel que soit leur sexe) et la propriété

ancestrale, qui est le patrimoine des ayant droits de la famille élargie, dont les filles ne font

pas partie.

Il faudra attendre les années 1980 pour que le droit de la famille des différentes confessions

évolue quelque peu – pas toujours dans un sens favorable aux femmes, qui plus est. Durant les

quatre décennies suivant l’indépendance, les hindous sont donc gouvernés par le Hindu

Marriage Act (1955), le Hindu Succession Act (1956), le Hindu Guardianship and Minorities

Act (1956), et le Hindu Adoption and Maintenance Act (1956). Les musulmans sont

gouvernés par le Shariat Application Act (1937) et par le Muslim Women’s Dissolution of

Marriage Act (1939), en sus du droit coutumier. Les chrétiens sont gouvernés par le Indian

Christian Marriage Act (1872) et par le Indian Divorce Act (1869), tandis que le droit de la

famille des Parsis est entièrement coutumier.

Un embryon de droit de la famille laïc et optionnel apparut en 1956, avec l’adoption du

Special Marriage Act, ouvert à tout couple désireux de s’unir en dehors du droit de la famille

13

C.Jaffrelot, op. cit., p.27. 14 M.KISHWAR, « Codified Hindu Law » op.cit., p.2155.

7

de quelque communauté que ce soit. Cette loi était destinée d’abord à garantir des droits de

succession égaux pour les femmes. Mais un amendement à cette loi, adopté en 1976, permet

désormais à un hindou épousant une hindoue dans ce cadre de recevoir la part de la propriété

ancestrale à laquelle il aurait droit dans le cadre du Hindu Mariage Act. En rétablissant une

inégalité dans les droits de succession entre les époux (puisque les femmes ne sont pas des

ayant droits dans la famille élargie natale), cet amendement vide ainsi d’une bonne partie de

son intérêt la loi originale.

II. Les droits des femmes, otages d’un droit de la famille confessionnel

Le droit de la famille se distingue donc sur deux points de l’ensemble du droit civil et pénal

indien : il diffère selon les religions, et il ne reconnaît pas l’égalité en droit des hommes et des

femmes.

La famille, zone de « moins-droit » pour les femmes

La légitimité, reconnue par l’Etat indien, du rôle de la religion dans la régulation de la famille

pose un double obstacle à une réforme : celui du mode de sélection des représentants des

diverses religions, et celui des arguments autorisés. Le retrait de l’Etat de la régulation de la

famille donne en pratique un rôle prépondérant en ce domaine aux dirigeants religieux des

diverses communautés minoritaires, dirigeants qui sont par définition conservateurs et non

démocratiquement sélectionnés. Ce mode de fonctionnement favorise la perpétuation du

patriarcat, puisque la famille continue d’être pensée, par ceux qui ont le pouvoir de la réguler,

dans les termes d’une tradition agraire et patrilinéaire.

Ainsi la régulation de la famille au sein de la communauté musulmane est largement

dépendante des décisions prises par le All India Muslim Personal Law Board (AIMPLB),

composé de religieux notoirement conservateurs, et traité par les médias comme par l’Etat en

représentant officiel de la communauté, alors même que sa représentativité est contestable15

.

La résistance de ces « représentants » de la communauté musulmane à l’idée d’un Code civil

uniforme se fonde sur deux arguments principaux, dont l’un au moins n’autorise aucune

discussion : d’une part la loi musulmane, étant d’origine divine, ne saurait être modifiée ou

15 Elle est d’ailleurs contestée par un nombre croissant d’organisations de la société civile musulmane se

définissant comme progressistes, parmi lesquelles plusieurs organisations féminines, mais aussi l’association Muslims for Secular Democracy, créée en 2003 et composée de membres de l’intelligentsia musulmane, qui focalise sa critique sur l’absence de légitimité statutaire du AIMPLB comme instance représentative des musulmans.

8

remplacée ; d’autre part les musulmans, étant minoritaires, ont des raisons de redouter une

influence prépondérante du droit hindou au sein du Code civil uniforme.

Dans ces conditions, la famille reste une zone de moins-droit, voire de non droit pour les

femmes. Etant donnée la faiblesse de l’Etat providence, la famille demeure le principal réseau

de solidarité pour la majorité des Indiens, et les femmes résistent difficilement aux pressions

que leurs frères exercent sur elles pour qu’elles renoncent, par écrit, même aux droits

d’héritage limités qui sont les leurs. Plusieurs études ont montré que les femmes, soucieuses

de préserver une harmonie familiale qui est la seule forme d’assurance contre la maladie et la

vieillesse à laquelle elles aient accès, renoncent fréquemment à leurs droit sur la propriété

paternelle, acceptant de considérer leur dot comme un équivalent. Elles renoncent ainsi à un

droit au nom d’une pratique – la dot - illégale depuis 1961, et qui constitue de surcroît un

facteur majeur de victimisation des femmes.

Ces obstacles à la jouissance des droits existants expliquent que les féministes indiennes

fondent peu d’espoir sur un droit laïc optionnel, et reprennent la revendication d’un Code civil

uniforme à partir des années 1970, date de la naissance de la « deuxième vague » du

mouvement indien des femmes. Le Committee on the Status of Women in India affirme ainsi

en 1974, dans un rapport qui constitue une manière de bilan de la condition féminine, un quart

de siècle après l’indépendance :

« La perpétuation de divers statuts personnels qui admettent une discrimination entre hommes et femmes viole les droits fondamentaux et le préambule de la Constitution, qui promet d’assurer à

tous les citoyens « l’égalité de statut », et va contre l’esprit d’intégration nationale et le

sécularisme [...] L’adoption d’un Code civil uniforme mènerait non seulement à une justice entre les genres, mais assurerait également la parité pour les personnes des différentes

confessions. »16

Cette revendication s’inscrit dans une période marquée par la prépondérance du lobbying

législatif parmi les méthodes employées par les féministes indiennes (qui comptent nombre

d’avocates dans leurs rangs).

L’activisme législatif du mouvement indien des femmes

Dans les années 1980, alors que le mouvement indien des femmes se mobilise avec régularité

autour des différentes formes de violence dont les femmes sont victimes, la loi est conçue

comme l’instrument principal du changement social, et une série de réformes législatives

laissent penser que l’Etat soutient véritablement la cause féministe. Flavia Agnes, une avocate

16 Towards Equality. Report of the Committee on the Status of Women in India, Government of India,

Delhi, 1974. p.142.

9

qui lutte contre la violence sexuelle à travers l’organisation féministe Majlis (“l’assemblée”),

à Bombay, écrit ainsi:

« Si l’oppression pouvait être supprimée par l’adoption de lois, alors la dernière décennie (1980-89) pourrait être déclarée l’âge d’or des femmes indiennes, car les lois leur furent alors servies

sur un plateau. Durant cette période, chaque aspect de la violence contre les femmes dénoncé

par le mouvement des femmes aboutit à une réforme législative. »17

L’arsenal de lois adoptées durant cette décennie a pourtant rapidement révélé les limites de

son efficacité. Les raisons à cela sont multiples. D’une part, comme le montre F.Agnes, les

textes adoptés ne sont pas ceux élaborés par le mouvement des femmes, ni par les

commissions constituées ad hoc. Les lois comportent ainsi de nombreux « vides » qui

compromettent leur applicabilité. D’autre part, ces lois sont adoptées par un Parlement

désireux de prouver son soutien à la cause des femmes, mais l’absence d’un réel engagement

est évident au moment de leur mise en oeuvre.18

Enfin c’est surtout le débat autour de la

nécessité d’un Code civil uniforme, renaissant en termes nouveaux avec « l’affaire Shah

Bano », en 1985, qui amène beaucoup des membres du mouvement des femmes à questionner

la pertinence d’une stratégie axée sur la réforme législative.

Cette affaire marque un tournant dans la politique indienne à bien des égards. En 1985, la

Cour suprême indienne accorde à Shah Bano, une femme musulmane répudiée par son mari,

le droit à une pension alimentaire versée par celui-ci, en conformité avec le code pénal (qui

est non confessionnel). Les chefs religieux de la communauté musulmane protestent contre ce

jugement, dans lequel ils voient une attaque contre la loi musulmane, la Charia, et donc une

atteinte à l’identité d’une minorité religieuse19

. Avec l’objectif de se concilier la communauté

musulmane, dont le vote était jusqu’alors traditionnellement acquis au Congrès, le Premier

ministre Rajiv Gandhi introduit au Parlement un projet de loi attribuant la responsabilité du

soutien économique d’une femme musulmane divorcée à la famille natale de celle-ci – ce qui

revient à empêcher les musulmanes de bénéficier de la provision du Code pénal obligeant tout

homme doté d’un revenu – quelle que soit son identité religieuse - à subvenir aux besoins de

17 F.AGNES, State, Gender and the Rhetoric of Law Reform, Bombay, Research Centre for Women’s

Studies, SNDT Women’s University, 1995, p.1.

18 F.AGNES, op.cit., p.1 19 L’applicabilité du Code pénal aux femmes musulmanes, concernant l’attribution de la pension alimentaire

dans le cadre d’une procédure de divorce, avait été négociée au début des années 1970, suscitant déjà de nombreuses résistances de la part des traditionalistes face à ce qu’ils considéraient comme une violation, par l’Etat indien, du statut personnel des musulmans, et mené à la création, en 1972, du All India Muslim Personal Law Board (P.S. Ghosh, « Uniform Civil Code. History of a Controversy”, Alternative Vikalp, Vol. V, n°3, 1996, p.46). Le AIMPLB est composé en majorité d’oulémas, et comptait une seule femme parmi ses membres en 2005.

10

son ex-femme privée de ressources. Le projet de loi, finalement adopté en 1986, relègue ainsi

les musulmanes au rang de citoyennes de seconde zone.

La position du Congrès dans cette affaire est directement liée à la campagne menée par la

mouvance nationaliste hindoue pour « reconstruire » un temple au dieu Rama (qui aurait été,

selon elle, rasé par l’envahisseur moghol) sur le site d’une mosquée datant du XVIème siècle,

à Ayodhya. En 1984 les nationalistes hindous se voient accorder l’autorisation d’organiser

une cérémonie religieuse sur ce site. Cette première étape – qui aboutira, huit ans plus tard, à

la destruction de la mosquée par les militants hindous – est alors vécue par la communauté

musulmane comme un affront. Le geste de Rajiv Gandhi, dans l’affaire Shah Bano, cherche à

apaiser les tensions entre communautés religieuses en signifiant que le Congrès continue de

soutenir les musulmans.

L’affaire Shah Bano confronte, pour la première fois, le mouvement indien des femmes aux

conséquences de la récupération des revendications féministes par les partis

« communalistes », car elle met en cause le mouvement des femmes à plusieurs égards. D’une

part, elle met en évidence son incapacité à représenter les intérêts des femmes de la

communauté musulmane20

– plusieurs organisations de défense des droits des musulmanes se

créent d’ailleurs à partir de 198721

. D’autre part, le mouvement est impuissant face à la

récupération de sa rhétorique : lorsque les nationalistes hindous s’emparent de l’affaire

comme d’une preuve de l’obscurantisme de la communauté musulmane22

(arguant que les

hindoues sont mieux traitées que les musulmanes), les féministes se trouvent malgré elles

dans le même camp que cette mouvance politique dont elle combattent l’idéologie.

La récupération de la revendication d’un code civil uniforme par la droite hindoue

20 Ce défaut de représentation des musulmanes apparaît également au niveau symbolique – avec des

conséquences très réelles. Pour répondre à l’accusation d’occidentalisation, qui sape la légitimité du mouvement

des femmes comme instance de représentation de l’ensemble des femmes, le féminisme indien avait, dans les

années 1980, cherché à se doter d’emblèmes capables d’exprimer à la fois sa spécificité culturelle et sa position

idéologique. Certaines figures féminines, certaines images du féminin, furent alors utilisées dans un double but de mobilisation – des femmes – et de légitimation – des féministes, notamment les « déesses » hindoues Shakti

et Kali. Or le mouvement, animé par une grande majorité d’hindoues, affiche ainsi, par inadvertance, son défaut

de représentation des musulmanes. En outre cette symbolique expose le féminisme indien à la récupération de sa

rhétorique et de certaines de ses revendications par la droite nationaliste hindoue, qui sort alors de sa position

marginale pour affirmer des ambitions nationales.

21 Par exemple Aawaaz-e-Niswaan (« la voix des femmes »), organisation fondée à Bombay par une

avocate musulmane, Shahnaz Shaikh.

22 Z.HASAN, « Minority Identity, State Policy and the Political Process, in Z.HASAN (Ed.), Forging

Identities. Gender, Communities and the State, Delhi, Kali for Women, 1994., pp.5-15.

11

Depuis 1985 en effet, le débat autour du Code civil uniforme est utilisé par la droite

nationaliste hindoue pour se redéfinir comme séculariste et progressiste23

. Le fait que le droit

hindou de la famille ait, seul, été réformé, lui permet de faire valoir le progressisme de la

communauté hindoue, par contraste avec la communauté musulmane24

. Mais la droite hindoue

insiste sur l’autre objectif originel du Code civil uniforme, tel qu’il fut pensé dans les années

1950 : il ne s’agissait pas seulement d’offrir plus de droits aux Indiennes, mais aussi, mais

surtout, d’unifier la nation à travers l’uniformité de la loi25

– car l’intégration nationale était

une nécessité criante, trois ans après la Partition.

Alors que le Bharatiya Janata Parti (BJP, Parti du peuple indien), aile politique de la

mouvance nationaliste hindoue, connaît une ascension spectaculaire sur la scène politique

indienne dans les années 1990, « l’affaire Sarla Mudgal », en 1995, lui permet de s’associer

plus étroitement encore à la revendication d’un Code civil uniforme. Il s’agit cette fois d’un

hindou qui s’est converti à l’islam pour pouvoir légalement prendre une seconde épouse, sans

annuler son premier mariage. L’affaire fait sensation, car elle touche simultanément à deux

domaines très sensibles - la conversion et la polygamie – dans lesquels les nationalistes

hindous perçoivent la menace d’une domination démographique, à terme, des musulmans.

Deux juges de la Cour suprême Kuldip Singh et R.M.Sahai adoptent une position ouvertement

polémique lorsqu’ils déclarent, à propos de cette affaire :

« Les lois personnelles des hindous [...] ont une origine sacrée, de la même manière que dans le cas des musulmans ou des chrétiens. Les hindous, comme les sikhs, les bouddhistes et les jains,

ont fait fi de leurs sentiments au cours de l’intégration et de l’unité nationales, mais certaines

communautés n’ont pas fait de même, bien que la Constitution indienne conseille l’établissement d’un Code civil commun pour toute l’Inde. »

26

Le Code hindou est ici invoqué pour prouver la bonne foi de la communauté majoritaire et

son engagement en faveur de l’unité nationale. L’intervention de la Cour suprême, en 1995

comme en 1985, est conforme à son rôle explicite de gardienne de la Constitution, mais elle

est alors soupçonnée de manifester l’influence grandissante des idées du BJP.

23 La droite hindoue soutient que l’hindouisme est foncièrement favorable aux femmes, en prenant à témoin la place importante des déesses dans le panthéon hindou. En assimilant hindouisme et féminisme, elle présente

l’islam, par contraste, comme une religion hostile aux droits des femmes, et donc la communauté musulmane

comme un bastion d’obscurantisme.

24 Certains objets de la réforme reviennent de façon récurrente dans le débat autour du Code civil

uniforme. Ainsi l’interdiction de la polygamie, toujours légale parmi les musulmans. Les chiffres disponibles

montrent pourtant que la polygamie est en fait pratiquée par les hindous autant que part les musulmans (ce

phénomène concerne 5,8% des hommes chez les premiers, et 5,7% chez les seconds).

25 F.AGNES, op.cit., p.197.

26 G.GANGOLI, The Law on Trial. The Debate on the Uniform Civil Code, Bombay, Akshara, 1996, p.9.

12

Une nouvelle polarisation du débat s’ensuit, où la dimension féministe de la revendication

d’un Code civil uniforme semble submergée par sa dimension « intégrationniste » - perçue

comme menaçante, étant donnée l’entreprise d’hindouisation de la société indienne

explicitement engagée par le BJP. Le parti, cependant, joue sur les deux tableaux ; en

s’appropriant la revendication du CCU, il combat son image négative de parti conservateur et

religieux . Le parti en effet tente ostensiblement de mobiliser les femmes musulmanes en

faveur du Code civil uniforme, tout en se posant comme le principal défenseur du

sécularisme27

: « Comme prévu, les pseudo-sécularistes ont rejoint les groupes

fondamentalistes dans leur opposition au jugement [de l’affaire Sarla Mudgal]. Ce jugement

demande un débat national sur le contenu et la signification réels du sécularisme dans le

contexte indien » déclare une résolution adoptée par le parti en juillet 1995.28

Ainsi, souligne K.Sangari, « en présentant la demande d’un Code civil uniforme comme la

mise en oeuvre d’un principe directeur de la Constitution, le BJP cherche non seulement à

prouver son propre légalisme, mais à se présenter comme le parti qui réalise la promesse de

l’indépendance à la fois dans ses idéaux et dans sa légalité. »29

De fait, le BJP s’est si bien

imposé sur la revendication du CCU que les organisations féministes, tout en dénonçant

l’objectif d’hindouisation de la société à l’œuvre derrière cette ferveur unificatrice, y ont

publiquement renoncé.

La nouvelle stratégie féministe

Face à cette redéfinition du débat en effet, les organisations féministes font marche arrière.

Beaucoup considèrent que soutenir le Code civil uniforme, c’est faire le jeu du BJP, dont les

valeurs sont à l’opposé de celles du féminisme indien, et dont la progression électorale

représente une menace très concrète pour les minorités30

. Ainsi la All India Democratic

Women’s Association, section féminine du Communist Party of India (Marxist) et élément

majeur du mouvement, qui était jusqu’alors en faveur du Code civil uniforme, s’oppose

27 La droite hindoue excelle dans l’art de manipuler les sous-entendus : elle affectionne de traiter ses ennemis de

« pseudo-sécularistes », tout en jouant de la connotation « moderne » du mot « secular », qui permet de renforcer la notion de l’obscurantisme intrinsèque des musulmans.

28 The Indian Express, 17/7/95.

29 K.SANGARI, « Politics of Diversity. Religious Communities and Multiple Patriarchies », Economic

and Political Weekly, December 23, 1995, p.3306.

30 Dans un contexte de tension intercommunautaire, les femmes ne peuvent plus faire valoir leurs droits

qu’en risquant d’alimenter la violence. Majlis, une organisation de femmes de Bombay, constata ainsi en 1993,

que les plaintes déposées auprès de la police par des femmes musulmanes battues étaient soudainement

systématiquement suivies d’effet : elles étaient utilisées comme prétexte à des règlements de compte entre

communautés (G.GANGOLI, op.cit., p.19).

13

désormais à ce qu’elle qualifie de demande « fondamentaliste. »31

Cette attitude ne fait

cependant pas l’unanimité : Kumkum Sangari critique celles qui, dans leur souci de ne pas se

laisser récupérer par la rhétorique nationaliste hindoue, permettent une « surdétermination de

la question d’un Code civil uniforme par le communalisme. »32

Car quelles sont les alternatives ? Soutenir l’option de réformes au sein de chaque

communauté revient à se placer dans le camp des traditionalistes, musulmans et autres. Et

revendiquer la création d’un droit de la famille laïc mais optionnel, dernière possibilité

envisagée, c’est renoncer à un droit digne de ce nom.

Plus généralement, l’évolution du débat autour du CCU suscite une réflexion renouvelée, et

marquée par le désenchantement, sur la relation entre le féminisme et l’Etat. D’une part il

apparaît clairement que l’Etat, en autorisant la distinction entre un droit civil laïc et un droit

de la famille confessionnel, subordonne les droits des femmes à ceux des minorités. Toute

l’affaire Shah Bano, écrit Zoya Hasan, relève d’une situation dans laquelle les autorités

religieuses, traitées par l’Etat comme les porte-parole légitimes de la communauté, définissent

le droit de la famille comme un marqueur de l’identité musulmane – or c’est l’identité

communautaire qui légitime la citoyenneté à deux niveaux des femmes.

D’autre part la focalisation sur un droit de la famille non confessionnel finit par éclipser la

critique féministe de la famille, en laissant l’Etat redéfinir les termes du débat, comme le

souligne Nivedita Menon:

« Dans notre débat et notre contestation du Code civil uniforme, où trouve-t-on le reflet de la

critique féministe de la famille comme une institution opprimante et normalisante? Au contraire, nous nous trouvons engagées dans une réaffirmation constante du mariage hétérosexuel et

monogame comme étant la norme. Dans notre effort pour contrer l’injustice faite aux femmes

par le droit de la famille, il semble que nous allions de plus en plus loin dans la voie de la légitimation de la régulation, par l’Etat, des formes de l’interaction et de l’intimité humaines. »

33

Face à cette double impasse, le mouvement indien des femmes semble, dix ans après l’affaire

Sarla Mudgal, avoir fait, quoique de façon implicite et non concertée, le choix du

pragmatisme.

Tandis que les avocates du CCU, c’est-à-dire de l’universalisme légal, ont été contraintes à la

discrétion par la récupération tonitruante de ce thème par la droite hindoue, celles qui

soutiennent une réforme au sein du droit de la famille confessionnel, c’est-à-dire un

31 « Is Gender Justice Only a Legal Issue? Political Stakes in the UCC Debate », Economic and Political

Weekly, March 1-8, 1997, p.453.

32 K.SANGARI, op. cit., p.3287.

33 MENON Nivedita (Ed.), Gender and Politics in India. Themes in Politics, Oxford University Press,

Delhi., p.41.

14

pluralisme légal, ont pu constater quelques avancées. Ainsi le droit au divorce des chrétiens a

fait l’objet, en août 2001, d’une réforme établissant l’égalité entre les sexes quant aux motifs

justifiant le divorce, et supprimant le plafond concernant la pension alimentaire, au terme d’un

long processus de concertation entre les organisations de la société civile chrétienne et le

clergé. Début 2004, un projet d’amendement au Hindu Succession Act a été introduit au

Parlement, qui abolit la distinction entre fils et filles pour les considérer comme ayant les

mêmes droits dans la succession du patrimoine de la famille élargie hindoue. Du côté

musulman, le All India Muslim Personal Law Board a lancé, en juillet 2004, une série de

consultations avec l’objectif explicite de limiter l’usage de la répudiation unilatérale (dite

« triple Talaq ») et plus généralement d’élaborer un contrat de mariage modèle plus favorable

aux droits des femmes. Mais la « Déclaration de Bhopal » qui a conclu ce processus en mai

2005 est qualifiée, par les féministes musulmanes, de « ridicule et dangereuse » : elles n’y

retrouvent aucune des propositions qu’elles ont défendu depuis quelque dix ans au sujet du

contrat de mariage modèle, et elles s’inquiètent de constater que la répudiation est simplement

déconseillée aux hommes, et que le recours à l’équivalent d’une cour islamique est suggéré en

cas de conflit conjugal34

.

Le processus de réforme interne des droits de la famille confessionnels est donc lent,

incertain, et contraint de surcroît les défenseurs des droits des femmes à situer leurs arguments

dans le même registre que celui des autorités religieuses avec lesquelles ils négocient. Par

exemple, l’un des arguments les plus susceptibles d’aboutir à l’interdiction de la répudiation

unilatérale, et donc l’un des plus entendus, y compris chez des féministes présumées, est que

cette pratique est non islamique.

Les partisans d’une réforme dans le cadre du pluralisme légal insistent cependant à l’unisson

sur le fait que les droits de la famille de toutes les religions, même ceux qui ont été codifiés,

ne reconnaissent pas l’égalité en droit des hommes et des femmes, et donc que tous

demandent à être réformés. Ce faisant, ils mettent en lumière la prégnance d’une idéologie

familiale transversale, « fondée sur l’idéal de la famille élargie »35

. Le principal trait commun

à tous les droits de la famille est bien le refus d’accorder aux filles des droits sur la propriété

34 The Hindu, 04/05/2005. 35 KAPUR Ratna, COSSMAN Brenda, 1996, Subversive Sites. Feminist Engagements with Law in India, Sage,

Delhi, p.15.

15

familiale36

, ce qui les condamne à une extrême précarité en cas de divorce, et renforce la

domination masculine.

Enfin le pragmatisme qui semble dominer l’attitude du mouvement des femmes aujourd’hui

se manifeste également dans l’attention portée au devenir des lois adoptées, à leur

interprétation et à leur mise en œuvre; en d’autres termes, aux conditions de l’effectivité réelle

de l’égalité formelle37

. Flavia Agnes, chef de file des partisans féministes du pluralisme légal,

a ainsi montré qu’une série de jugements de divorce en application du Muslim Women

(Protection of Rights on Divorce) Act – résultant de la controverse Shah Bano – ont été

nettement plus favorables aux femmes concernées que ne l’aurait été le code pénal auquel

cette loi déroge. Elle souligne l’importance cruciale de la sensibilisation des juges à la

question des droits des femmes, dans la mesure où leur pouvoir d’interprétation est d’autant

plus large que les lois sont floues ou ambiguës. Dans le même esprit, les organisations

féministes s’attachent à promouvoir l’aide judiciaire - indispensable pour que les femmes

soient en mesure de bénéficier des droits déjà acquis.

Conclusion

Du dix-neuvième siècle à nos jours, on observe une surdétermination de la question du droit

de la famille par les rapports politiques entre les différentes communautés religieuses ; dans le

contexte indien, le privé est politique - trop politique, est-on tenté de dire. De la réforme

socioreligieuse des années 1830 à la récupération de la revendication d’un Code civil

uniforme par la droite hindoue, le droit de la famille, à travers le statut qu’il accorde aux

femmes, fait usage d’indicateur du progressisme d’une communauté par rapport aux autres.

Les droits des femmes au sein de la famille, c’est-à-dire au coeur de la sphère privée, à

laquelle elles sont assignées, font ainsi l’objet de manipulations en tant que symboles, plus

que pour leur valeur intrinsèque. Les droits des femmes, on l’a dit, sont, de fait, subordonnés à

36 La question de la validité du statut de Résident Permanent des femmes cachemiries mariées à un homme

étranger à l’Etat du Jammu et Cachemire apparaît comme un cas limite, qui illustre bien ce phénomène. Le statut de Résident Permanent (réservé aux personnes dont les ascendants ont résidé dans l’Etat pendant au moins dix années avant mai 1954) permet notamment aux citoyens indiens qui en jouissent d’acheter de la terre, de la vendre et de la transmettre à leurs descendants (mais aussi de se présenter aux élections à l’assemblée de l’Etat ou d’occuper un emploi public). Or en 1967, le gouvernement de l’Etat décida que les femmes ayant ce statut devraient y renoncer au moment d’épouser un homme étranger à l’Etat ; cette décision suscita l’indignation des organisations de femmes de l’Etat, qui menèrent une longue bataille devant les tribunaux, pour se voir rendre justice en octobre 2003, par une décision de la Haute cour du Jammu et Cachemire qui invalida cette décision au motif qu’elle était discriminatoire.

37 « Les procédures judiciaires sont lentes, la police corrompue, les opportunités d’assistance et d’emploi négligeables, et les individus n’ont qu’une vague connaissance de leurs droits et prérogatives. Dans ce contexte, parler des femmes comme d’individus porteurs de droits, c’est invoquer une situation qui n’existe d’aucune façon significative » (R. S.Rajan, The Sacndal of the State. Women, Law and Citizenship in Postcolonial India, Delhi, Permanent balck, 2003, p. 166.)

16

ceux des minorités religieuses ; en d’autres termes, une fois encore l’égalité – entre hommes

et femmes – se heurte à l’identité – communautaire.