Les droits des femmes, otages de la laïcité à l’indienne
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Les droits des femmes, otages de la laïcité à l’indienne
Stéphanie Tawa Lama-Rewal
NB. Ceci est une version du chapitre « Les droits des femmes, otages de la laïcité à l’indienne », in Florence
Rochefort (Dir.), Le pouvoir du genre. Laïcités et Religions 1905-2005, Toulouse, PUM, décembre 2007,
pp.183-200.
Les relations complexes entre l’Etat, les religions et les femmes en Inde se cristallisent autour
de la question du droit de la famille (appelé aussi « statut personnel ») c’est-à-dire l’ensemble
des lois régulant le mariage, le divorce, l’adoption, la tutelle et la succession. Le droit de la
famille fait l’objet d’un débat récurrent depuis le mouvement pour l’indépendance, débat dont
les principaux protagonistes sont les instances représentant les diverses communautés
religieuses, les partis politiques, le mouvement indien des femmes et les tribunaux. Ce débat
met en cause la légitimité de l’intervention de l’Etat et celle des différentes religions qui co-
existent en Inde dans la régulation de la famille, sujet qui affecte particulièrement les femmes
puisque la famille est le bastion du patriarcat, en Inde comme ailleurs. Je propose ici un survol
historique de ce débat souvent houleux, pour montrer comment le compromis entre l’Etat et
les religions, qui fonde la définition indienne de la laïcité, prend les droits des femmes en
otage, c’est-à-dire en fait à la fois un objet de négociation et un gage de la bonne foi
séculariste de l’Etat indien.
I. Le sécularisme, version indienne de la laïcité
La définition indienne de la laïcité est informée à la fois par le multiculturalisme qui
caractérise l’Inde et par l’histoire de l’accession à l’indépendance, qui s’achève dans les
massacres de la partition du sous-continent, sur des bases religieuses, en 1947.
Multiculturalisme et pluralisme normatif
L’Inde est un pays-continent, caractérisé par la diversité culturelle, et notamment par la co-
existence de plusieurs religions, elles-mêmes divisées en de nombreuses sectes. Le
pluralisme normatif de l’Inde est l’émanation de cette diversité culturelle sur le plan juridique.
Les groupes sociaux (qu’ils soient fondés sur la religion, la secte, la caste, la tribu et/ou la
région d’origine) qui composent la mosaïque indienne étaient régulés, avant la colonisation
britannique, par autant de droits coutumiers.
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Or dès le début du dix-neuvième siècle, les Britanniques, pour légiférer dans le domaine
social, lancent une entreprise de codification1 des systèmes juridiques pratiqués par les
diverses communautés, sur la base des traductions de certains textes religieux.2 Les lois
interdisant la sati3 (1829) et encourageant le remariage des veuves (1856), par exemple,
relèvent de cet objectif, mais elles sont aussi le fruit du mouvement de réforme socioreligieuse
qui naît au Bengale dans les années 1830.
Plusieurs intellectuels bengalis fondent alors cette entreprise de réforme de l’hindouisme et de
la société hindoue, destinée notamment à affirmer une culture indienne dépouillée des traits
« barbares » dénoncés par le colonisateur, et par là même à faire face à la prétention
civilisatrice de l’empire britannique. La réforme vise principalement la condition des femmes,
puisque c’est sur celle-ci que se sont focalisées les critiques des missionnaires chrétiens. Les
réformateurs mènent plusieurs campagnes successives, contre la pratique de la sati et la
polygamie de certaines castes brahmanes, pour l’éducation des femmes, le remariage des
veuves, les mariages inter-castes, et contre les mariages d’enfants. Ce mouvement de réforme,
pour être au coeur de l’évolution sociale et politique de l’Inde au dix-neuvième siècle, n’en
est pas moins limité dans ses enjeux et ses ambitions: les problèmes qu’il soulève concernent
essentiellement les hautes castes hindoues, soit moins de dix pour cent de la population4,
même si l’importance symbolique d’une réforme chez les castes supérieures lui confère un
impact plus que proportionnel. En outre, la réforme promeut « une certaine conception de
l’égalité des femmes, incluant de sévères restrictions puritaines empruntées au code moral
victorien [et met] l’accent sur des changements plus symboliques que réels », selon les
historiennes K.Sangari et S.Vaid5.
Mais à la suite de la révolte des cipayes, en 1857, les Britanniques s’abstiennent de légiférer
dans les domaines – politiquement trop sensibles - de la famille et de la religion, à moins d’y
être invités par les dirigeants de la communauté. Ils feront exception à cette règle en légiférant
sur le divorce des chrétiens en 1869, puis dans les années 1930, lorsque les dirigeants
musulmans revendiquent une codification de la Charia (loi islamique), pour unifier les lois
1 Les tentatives de codification du droit coutumier, qu’elles aient avorté ou abouti, et quelles que soient les religions ou sectes concernées, posent toujours le problème de la sélection des lois codifiées, parmi un ensemble
de lois plus ou moins favorables aux diverses catégories sociales, et notamment aux femmes.
2 M.KISHWAR, « Codified Hindu Law. Myth and Reality », Economic and Political Weekly, August 13,
1994, p.2145.
3 Ce terme désigne l’immolation des veuves sur le bûcher funéraire de leur mari.
4 V.MAZUMDAR (Ed.), Symbols of Power, Bombay, Allied Publishers, 1979, p.xi.
5 K.SANGARI and S.VAID, (Eds.), 1989, Recasting Women. Essays in Colonial History, Kali for Women,
Delhi, p.13
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pratiquées par les différentes sectes musulmanes, ce qui aboutira au Shariat Application Act
(1937) et au Muslim Dissolution of Marriage Act (1939). Là aussi la législation adoptée
marque l’aboutissement d’un mouvement de réforme né dans le monde musulman à la fin du
dix-neuvième siècle, et qui présente de nombreux points communs avec la réforme
socioreligieuse hindoue : la réforme vise les fléaux sociaux qu’elle attribue à de mauvaises
coutumes, et prône un retour à une origine à la fois plus pure et plus conforme aux exigences
de la modernité, origine représentée ici par la Charia ; surtout, la réforme se focalise sur les
femmes, considérées à la fois comme les principales praticiennes de ces mauvaises coutumes
et leurs premières victimes6. Ainsi le Shariat Application Act constitue un réel progrès pour
les femmes : leur part de l’héritage familial est certes la moitié de celle de leur frère, en
conformité avec la Charia, mais la coutume ne leur attribuait jusqu’alors, bien souvent, aucun
droit d’héritage. Quant au Muslim Dissolution of Marriage Act, il permet aux femmes de
prendre l’initiative d’une procédure de divorce dans un nombre de cas limités de défaillance
de leur mari7.
La naissance de l’Inde indépendante dans les douleurs de la Partition
La distinction entre un droit de la famille qui diffère selon les confessions et un droit civil et
pénal qui s’applique également à tous les citoyens indiens, est donc un legs de la colonisation
britannique8. Mais alors que progresse le mouvement pour l’indépendance de l’Inde, né dans
le giron de la réforme socioreligieuse à la fin du dix-neuvième siècle, la revendication d’un
« Code civil uniforme » (Uniform Civil Code), c’est-à-dire d’un droit de la famille non
confessionnel, est exprimée pour la première fois par la All India Women’s Conference en
1937. Cette association féminine pan-indienne, proche du parti du Congrès dont elle
accompagne la lutte nationaliste, présente le CCU comme une garantie d’égalité et de justice
pour toutes les femmes. La « première vague » du mouvement indien des femmes est donc
déjà très consciente de l’enjeu crucial que représente le CCU pour les droits des femmes.
Mais la Partition de 1947 déstabilise brutalement le rapport démographique entre les deux
principales communautés religieuses : alors que les hindous passent de 65,5% à 84,1% de la
population de l’Inde indépendante, l’une des priorités des rédacteurs de la nouvelle
6 G. Minault, « Women, Legal Reform and Muslim Identity”, Comparative Studies of South Asia, Africa and the
Middle East, Vol. XVII, n° 2, 1997, p. 1. 7 Ibid.
8 Selon la féministe Madhu Kishwar, les Britanniques seraient à l’origine de l’association entre religion et droit
de la famille, du fait de la dimension religieuse du mariage chrétien.
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Constitution est de « rassurer les 9,8% de musulmans »9 restés en Inde en leur offrant des
garanties quant à la protection de leur identité culturelle, pour préserver la cohésion nationale.
Le traumatisme de la Partition, lié notamment à la violence des affrontements
intercommunautaires qui l’accompagnent, est pour beaucoup dans la définition indienne de la
laïcité, caractérisée par la nature proactive de la neutralité de l’Etat vis-à-vis des religions. Le
« sécularisme » (secularism) signifie que l’Etat accorde une égale bienveillance à toutes les
religions.
La Constitution admet ainsi, dans son chapitre sur les Droits fondamentaux, deux sujets de
droit : l’individu citoyen (objet des articles 14 à 24, qui garantissent les droits de l’individu à
l’égalité et à la liberté) ; et la collectivité (objet des articles 25 à 30, qui protègent la liberté de
religion et les droits en matière d’éducation et de culture des minorités).10
Pour L. et S.
Rudolph la « contradiction » qui est au cœur du sécularisme de l’Etat indien résulte de cet
« engagement simultané envers les communautés et envers une citoyenneté [universelle] »11
Quant au Code civil uniforme - question particulièrement délicate dans ce contexte - les
Constituants décident d’en faire un Principe directeur de la Constitution (article 44), qui n’a
donc qu’une valeur incitative. Attaché à cet objectif, mais soucieux de ne pas apparaître
comme une menace face à une communauté musulmane très affaiblie par la Partition, le
Premier ministre Nehru décide que la communauté majoritaire devra être la première à réviser
son droit de la famille.
La difficile réforme du code hindou
Le Code hindou12
, conçu comme un prélude à la codification du droit de la famille des autres
communautés, affiche d’abord pour objectif la réalisation de l’égalité hommes-femmes
promise par la Constitution. Le leader intouchable B. R. Ambedkar, un juriste qui devient,
avec l’indépendance, ministre de la Justice, préside, de 1946 à 1950, le comité chargé de
rédiger la Constitution. Il présente en 1947 devant le Parlement la première version d’un
projet de Code civil hindou. Conçu comme une combinaison des traditions les plus favorables
aux femmes et aux intouchables, le texte proposé, qui réforme notamment le droit du mariage
et de la succession, suscite une violente opposition parmi les congressistes (tels que Patel, qui
9 C.Jaffrelot (Dir.), L’Inde contemporaine de 1950 à nos jours, Paris, Fayard, 1996, p.26.
10 N.MENON, « Women and Citizenship », in P.CHATTERJEE, (Ed.), Wages of Freedom. Fifty Years of
the Indian Nation-State, Calcutta, Oxford University Press, 1998, p.243. 11 L.I.RUDOLPH, S.HOEBER RUDOLPH, In Pursuit of Lakshmi. The Political Economy of the Indian State.
Delhi, Orient Longman, 1987, p. 178. 12 La Constitution adopte une définition très inclusive (et contestée) de l’hindouisme, puisqu’elle désigne de ce
terme les religions « autochtones », c’est-à-dire, aussi, le sikhisme, le bouddhisme et le jainisme.
5
refuse l’interdiction de la polygamie) comme parmi les nationalistes hindous de la Hindu
Mahasabha. Frustré de ne pas aboutir, Ambedkar démissionne en 1951.
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Etant donnée la résistance rencontrée, le projet original est « fragmenté et édulcoré »13
, et ce
qui devait être un Code hindou homogène prend finalement la forme de quatre lois distinctes,
adoptées entre 1955 et 1956, régissant respectivement le mariage, l’adoption et le soutien
économique (maintenance), la tutelle des mineurs, et la succession. Les apports principaux de
ces lois sont l’autorisation des mariages inter-castes, l’interdiction de la polygamie, et le droit
au divorce. Le Code hindou reste cependant un ensemble de lois relativement conservatrices
et inégalitaires. Pour M. Kishwar, ceci s’explique d’une part par l’influence, toujours
présente, de la conception victorienne de l’indissolubilité du mariage, conception qui
influence fortement les auteurs du Code – pour la plupart des juristes formés en Grande-
Bretagne -, et d’autre part par la prise en compte prioritaire des systèmes juridiques en
vigueur dans le nord de l’Inde, dont les ressortissants dominent alors la Lok Sabha – la
chambre basse du Parlement indien. Ignorant les traditions juridiques du sud de l’Inde, plus
favorables aux femmes, les codificateurs ont privilégié des systèmes juridiques traditionnels
reposant sur « le postulat selon lequel les filles doivent quitter leur famille natale lorsqu’elles
se marient, et par là cessent d’en être des membres à part entière»14
, postulat qui fonde
notamment les inégalités inhérentes au droit qui gouverne la succession du patrimoine
parental. De fait, le droit hindou de la famille fait une distinction cruciale entre la propriété
paternelle (également distribuée entre tous les enfants, quel que soit leur sexe) et la propriété
ancestrale, qui est le patrimoine des ayant droits de la famille élargie, dont les filles ne font
pas partie.
Il faudra attendre les années 1980 pour que le droit de la famille des différentes confessions
évolue quelque peu – pas toujours dans un sens favorable aux femmes, qui plus est. Durant les
quatre décennies suivant l’indépendance, les hindous sont donc gouvernés par le Hindu
Marriage Act (1955), le Hindu Succession Act (1956), le Hindu Guardianship and Minorities
Act (1956), et le Hindu Adoption and Maintenance Act (1956). Les musulmans sont
gouvernés par le Shariat Application Act (1937) et par le Muslim Women’s Dissolution of
Marriage Act (1939), en sus du droit coutumier. Les chrétiens sont gouvernés par le Indian
Christian Marriage Act (1872) et par le Indian Divorce Act (1869), tandis que le droit de la
famille des Parsis est entièrement coutumier.
Un embryon de droit de la famille laïc et optionnel apparut en 1956, avec l’adoption du
Special Marriage Act, ouvert à tout couple désireux de s’unir en dehors du droit de la famille
13
C.Jaffrelot, op. cit., p.27. 14 M.KISHWAR, « Codified Hindu Law » op.cit., p.2155.
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de quelque communauté que ce soit. Cette loi était destinée d’abord à garantir des droits de
succession égaux pour les femmes. Mais un amendement à cette loi, adopté en 1976, permet
désormais à un hindou épousant une hindoue dans ce cadre de recevoir la part de la propriété
ancestrale à laquelle il aurait droit dans le cadre du Hindu Mariage Act. En rétablissant une
inégalité dans les droits de succession entre les époux (puisque les femmes ne sont pas des
ayant droits dans la famille élargie natale), cet amendement vide ainsi d’une bonne partie de
son intérêt la loi originale.
II. Les droits des femmes, otages d’un droit de la famille confessionnel
Le droit de la famille se distingue donc sur deux points de l’ensemble du droit civil et pénal
indien : il diffère selon les religions, et il ne reconnaît pas l’égalité en droit des hommes et des
femmes.
La famille, zone de « moins-droit » pour les femmes
La légitimité, reconnue par l’Etat indien, du rôle de la religion dans la régulation de la famille
pose un double obstacle à une réforme : celui du mode de sélection des représentants des
diverses religions, et celui des arguments autorisés. Le retrait de l’Etat de la régulation de la
famille donne en pratique un rôle prépondérant en ce domaine aux dirigeants religieux des
diverses communautés minoritaires, dirigeants qui sont par définition conservateurs et non
démocratiquement sélectionnés. Ce mode de fonctionnement favorise la perpétuation du
patriarcat, puisque la famille continue d’être pensée, par ceux qui ont le pouvoir de la réguler,
dans les termes d’une tradition agraire et patrilinéaire.
Ainsi la régulation de la famille au sein de la communauté musulmane est largement
dépendante des décisions prises par le All India Muslim Personal Law Board (AIMPLB),
composé de religieux notoirement conservateurs, et traité par les médias comme par l’Etat en
représentant officiel de la communauté, alors même que sa représentativité est contestable15
.
La résistance de ces « représentants » de la communauté musulmane à l’idée d’un Code civil
uniforme se fonde sur deux arguments principaux, dont l’un au moins n’autorise aucune
discussion : d’une part la loi musulmane, étant d’origine divine, ne saurait être modifiée ou
15 Elle est d’ailleurs contestée par un nombre croissant d’organisations de la société civile musulmane se
définissant comme progressistes, parmi lesquelles plusieurs organisations féminines, mais aussi l’association Muslims for Secular Democracy, créée en 2003 et composée de membres de l’intelligentsia musulmane, qui focalise sa critique sur l’absence de légitimité statutaire du AIMPLB comme instance représentative des musulmans.
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remplacée ; d’autre part les musulmans, étant minoritaires, ont des raisons de redouter une
influence prépondérante du droit hindou au sein du Code civil uniforme.
Dans ces conditions, la famille reste une zone de moins-droit, voire de non droit pour les
femmes. Etant donnée la faiblesse de l’Etat providence, la famille demeure le principal réseau
de solidarité pour la majorité des Indiens, et les femmes résistent difficilement aux pressions
que leurs frères exercent sur elles pour qu’elles renoncent, par écrit, même aux droits
d’héritage limités qui sont les leurs. Plusieurs études ont montré que les femmes, soucieuses
de préserver une harmonie familiale qui est la seule forme d’assurance contre la maladie et la
vieillesse à laquelle elles aient accès, renoncent fréquemment à leurs droit sur la propriété
paternelle, acceptant de considérer leur dot comme un équivalent. Elles renoncent ainsi à un
droit au nom d’une pratique – la dot - illégale depuis 1961, et qui constitue de surcroît un
facteur majeur de victimisation des femmes.
Ces obstacles à la jouissance des droits existants expliquent que les féministes indiennes
fondent peu d’espoir sur un droit laïc optionnel, et reprennent la revendication d’un Code civil
uniforme à partir des années 1970, date de la naissance de la « deuxième vague » du
mouvement indien des femmes. Le Committee on the Status of Women in India affirme ainsi
en 1974, dans un rapport qui constitue une manière de bilan de la condition féminine, un quart
de siècle après l’indépendance :
« La perpétuation de divers statuts personnels qui admettent une discrimination entre hommes et femmes viole les droits fondamentaux et le préambule de la Constitution, qui promet d’assurer à
tous les citoyens « l’égalité de statut », et va contre l’esprit d’intégration nationale et le
sécularisme [...] L’adoption d’un Code civil uniforme mènerait non seulement à une justice entre les genres, mais assurerait également la parité pour les personnes des différentes
confessions. »16
Cette revendication s’inscrit dans une période marquée par la prépondérance du lobbying
législatif parmi les méthodes employées par les féministes indiennes (qui comptent nombre
d’avocates dans leurs rangs).
L’activisme législatif du mouvement indien des femmes
Dans les années 1980, alors que le mouvement indien des femmes se mobilise avec régularité
autour des différentes formes de violence dont les femmes sont victimes, la loi est conçue
comme l’instrument principal du changement social, et une série de réformes législatives
laissent penser que l’Etat soutient véritablement la cause féministe. Flavia Agnes, une avocate
16 Towards Equality. Report of the Committee on the Status of Women in India, Government of India,
Delhi, 1974. p.142.
9
qui lutte contre la violence sexuelle à travers l’organisation féministe Majlis (“l’assemblée”),
à Bombay, écrit ainsi:
« Si l’oppression pouvait être supprimée par l’adoption de lois, alors la dernière décennie (1980-89) pourrait être déclarée l’âge d’or des femmes indiennes, car les lois leur furent alors servies
sur un plateau. Durant cette période, chaque aspect de la violence contre les femmes dénoncé
par le mouvement des femmes aboutit à une réforme législative. »17
L’arsenal de lois adoptées durant cette décennie a pourtant rapidement révélé les limites de
son efficacité. Les raisons à cela sont multiples. D’une part, comme le montre F.Agnes, les
textes adoptés ne sont pas ceux élaborés par le mouvement des femmes, ni par les
commissions constituées ad hoc. Les lois comportent ainsi de nombreux « vides » qui
compromettent leur applicabilité. D’autre part, ces lois sont adoptées par un Parlement
désireux de prouver son soutien à la cause des femmes, mais l’absence d’un réel engagement
est évident au moment de leur mise en oeuvre.18
Enfin c’est surtout le débat autour de la
nécessité d’un Code civil uniforme, renaissant en termes nouveaux avec « l’affaire Shah
Bano », en 1985, qui amène beaucoup des membres du mouvement des femmes à questionner
la pertinence d’une stratégie axée sur la réforme législative.
Cette affaire marque un tournant dans la politique indienne à bien des égards. En 1985, la
Cour suprême indienne accorde à Shah Bano, une femme musulmane répudiée par son mari,
le droit à une pension alimentaire versée par celui-ci, en conformité avec le code pénal (qui
est non confessionnel). Les chefs religieux de la communauté musulmane protestent contre ce
jugement, dans lequel ils voient une attaque contre la loi musulmane, la Charia, et donc une
atteinte à l’identité d’une minorité religieuse19
. Avec l’objectif de se concilier la communauté
musulmane, dont le vote était jusqu’alors traditionnellement acquis au Congrès, le Premier
ministre Rajiv Gandhi introduit au Parlement un projet de loi attribuant la responsabilité du
soutien économique d’une femme musulmane divorcée à la famille natale de celle-ci – ce qui
revient à empêcher les musulmanes de bénéficier de la provision du Code pénal obligeant tout
homme doté d’un revenu – quelle que soit son identité religieuse - à subvenir aux besoins de
17 F.AGNES, State, Gender and the Rhetoric of Law Reform, Bombay, Research Centre for Women’s
Studies, SNDT Women’s University, 1995, p.1.
18 F.AGNES, op.cit., p.1 19 L’applicabilité du Code pénal aux femmes musulmanes, concernant l’attribution de la pension alimentaire
dans le cadre d’une procédure de divorce, avait été négociée au début des années 1970, suscitant déjà de nombreuses résistances de la part des traditionalistes face à ce qu’ils considéraient comme une violation, par l’Etat indien, du statut personnel des musulmans, et mené à la création, en 1972, du All India Muslim Personal Law Board (P.S. Ghosh, « Uniform Civil Code. History of a Controversy”, Alternative Vikalp, Vol. V, n°3, 1996, p.46). Le AIMPLB est composé en majorité d’oulémas, et comptait une seule femme parmi ses membres en 2005.
10
son ex-femme privée de ressources. Le projet de loi, finalement adopté en 1986, relègue ainsi
les musulmanes au rang de citoyennes de seconde zone.
La position du Congrès dans cette affaire est directement liée à la campagne menée par la
mouvance nationaliste hindoue pour « reconstruire » un temple au dieu Rama (qui aurait été,
selon elle, rasé par l’envahisseur moghol) sur le site d’une mosquée datant du XVIème siècle,
à Ayodhya. En 1984 les nationalistes hindous se voient accorder l’autorisation d’organiser
une cérémonie religieuse sur ce site. Cette première étape – qui aboutira, huit ans plus tard, à
la destruction de la mosquée par les militants hindous – est alors vécue par la communauté
musulmane comme un affront. Le geste de Rajiv Gandhi, dans l’affaire Shah Bano, cherche à
apaiser les tensions entre communautés religieuses en signifiant que le Congrès continue de
soutenir les musulmans.
L’affaire Shah Bano confronte, pour la première fois, le mouvement indien des femmes aux
conséquences de la récupération des revendications féministes par les partis
« communalistes », car elle met en cause le mouvement des femmes à plusieurs égards. D’une
part, elle met en évidence son incapacité à représenter les intérêts des femmes de la
communauté musulmane20
– plusieurs organisations de défense des droits des musulmanes se
créent d’ailleurs à partir de 198721
. D’autre part, le mouvement est impuissant face à la
récupération de sa rhétorique : lorsque les nationalistes hindous s’emparent de l’affaire
comme d’une preuve de l’obscurantisme de la communauté musulmane22
(arguant que les
hindoues sont mieux traitées que les musulmanes), les féministes se trouvent malgré elles
dans le même camp que cette mouvance politique dont elle combattent l’idéologie.
La récupération de la revendication d’un code civil uniforme par la droite hindoue
20 Ce défaut de représentation des musulmanes apparaît également au niveau symbolique – avec des
conséquences très réelles. Pour répondre à l’accusation d’occidentalisation, qui sape la légitimité du mouvement
des femmes comme instance de représentation de l’ensemble des femmes, le féminisme indien avait, dans les
années 1980, cherché à se doter d’emblèmes capables d’exprimer à la fois sa spécificité culturelle et sa position
idéologique. Certaines figures féminines, certaines images du féminin, furent alors utilisées dans un double but de mobilisation – des femmes – et de légitimation – des féministes, notamment les « déesses » hindoues Shakti
et Kali. Or le mouvement, animé par une grande majorité d’hindoues, affiche ainsi, par inadvertance, son défaut
de représentation des musulmanes. En outre cette symbolique expose le féminisme indien à la récupération de sa
rhétorique et de certaines de ses revendications par la droite nationaliste hindoue, qui sort alors de sa position
marginale pour affirmer des ambitions nationales.
21 Par exemple Aawaaz-e-Niswaan (« la voix des femmes »), organisation fondée à Bombay par une
avocate musulmane, Shahnaz Shaikh.
22 Z.HASAN, « Minority Identity, State Policy and the Political Process, in Z.HASAN (Ed.), Forging
Identities. Gender, Communities and the State, Delhi, Kali for Women, 1994., pp.5-15.
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Depuis 1985 en effet, le débat autour du Code civil uniforme est utilisé par la droite
nationaliste hindoue pour se redéfinir comme séculariste et progressiste23
. Le fait que le droit
hindou de la famille ait, seul, été réformé, lui permet de faire valoir le progressisme de la
communauté hindoue, par contraste avec la communauté musulmane24
. Mais la droite hindoue
insiste sur l’autre objectif originel du Code civil uniforme, tel qu’il fut pensé dans les années
1950 : il ne s’agissait pas seulement d’offrir plus de droits aux Indiennes, mais aussi, mais
surtout, d’unifier la nation à travers l’uniformité de la loi25
– car l’intégration nationale était
une nécessité criante, trois ans après la Partition.
Alors que le Bharatiya Janata Parti (BJP, Parti du peuple indien), aile politique de la
mouvance nationaliste hindoue, connaît une ascension spectaculaire sur la scène politique
indienne dans les années 1990, « l’affaire Sarla Mudgal », en 1995, lui permet de s’associer
plus étroitement encore à la revendication d’un Code civil uniforme. Il s’agit cette fois d’un
hindou qui s’est converti à l’islam pour pouvoir légalement prendre une seconde épouse, sans
annuler son premier mariage. L’affaire fait sensation, car elle touche simultanément à deux
domaines très sensibles - la conversion et la polygamie – dans lesquels les nationalistes
hindous perçoivent la menace d’une domination démographique, à terme, des musulmans.
Deux juges de la Cour suprême Kuldip Singh et R.M.Sahai adoptent une position ouvertement
polémique lorsqu’ils déclarent, à propos de cette affaire :
« Les lois personnelles des hindous [...] ont une origine sacrée, de la même manière que dans le cas des musulmans ou des chrétiens. Les hindous, comme les sikhs, les bouddhistes et les jains,
ont fait fi de leurs sentiments au cours de l’intégration et de l’unité nationales, mais certaines
communautés n’ont pas fait de même, bien que la Constitution indienne conseille l’établissement d’un Code civil commun pour toute l’Inde. »
26
Le Code hindou est ici invoqué pour prouver la bonne foi de la communauté majoritaire et
son engagement en faveur de l’unité nationale. L’intervention de la Cour suprême, en 1995
comme en 1985, est conforme à son rôle explicite de gardienne de la Constitution, mais elle
est alors soupçonnée de manifester l’influence grandissante des idées du BJP.
23 La droite hindoue soutient que l’hindouisme est foncièrement favorable aux femmes, en prenant à témoin la place importante des déesses dans le panthéon hindou. En assimilant hindouisme et féminisme, elle présente
l’islam, par contraste, comme une religion hostile aux droits des femmes, et donc la communauté musulmane
comme un bastion d’obscurantisme.
24 Certains objets de la réforme reviennent de façon récurrente dans le débat autour du Code civil
uniforme. Ainsi l’interdiction de la polygamie, toujours légale parmi les musulmans. Les chiffres disponibles
montrent pourtant que la polygamie est en fait pratiquée par les hindous autant que part les musulmans (ce
phénomène concerne 5,8% des hommes chez les premiers, et 5,7% chez les seconds).
25 F.AGNES, op.cit., p.197.
26 G.GANGOLI, The Law on Trial. The Debate on the Uniform Civil Code, Bombay, Akshara, 1996, p.9.
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Une nouvelle polarisation du débat s’ensuit, où la dimension féministe de la revendication
d’un Code civil uniforme semble submergée par sa dimension « intégrationniste » - perçue
comme menaçante, étant donnée l’entreprise d’hindouisation de la société indienne
explicitement engagée par le BJP. Le parti, cependant, joue sur les deux tableaux ; en
s’appropriant la revendication du CCU, il combat son image négative de parti conservateur et
religieux . Le parti en effet tente ostensiblement de mobiliser les femmes musulmanes en
faveur du Code civil uniforme, tout en se posant comme le principal défenseur du
sécularisme27
: « Comme prévu, les pseudo-sécularistes ont rejoint les groupes
fondamentalistes dans leur opposition au jugement [de l’affaire Sarla Mudgal]. Ce jugement
demande un débat national sur le contenu et la signification réels du sécularisme dans le
contexte indien » déclare une résolution adoptée par le parti en juillet 1995.28
Ainsi, souligne K.Sangari, « en présentant la demande d’un Code civil uniforme comme la
mise en oeuvre d’un principe directeur de la Constitution, le BJP cherche non seulement à
prouver son propre légalisme, mais à se présenter comme le parti qui réalise la promesse de
l’indépendance à la fois dans ses idéaux et dans sa légalité. »29
De fait, le BJP s’est si bien
imposé sur la revendication du CCU que les organisations féministes, tout en dénonçant
l’objectif d’hindouisation de la société à l’œuvre derrière cette ferveur unificatrice, y ont
publiquement renoncé.
La nouvelle stratégie féministe
Face à cette redéfinition du débat en effet, les organisations féministes font marche arrière.
Beaucoup considèrent que soutenir le Code civil uniforme, c’est faire le jeu du BJP, dont les
valeurs sont à l’opposé de celles du féminisme indien, et dont la progression électorale
représente une menace très concrète pour les minorités30
. Ainsi la All India Democratic
Women’s Association, section féminine du Communist Party of India (Marxist) et élément
majeur du mouvement, qui était jusqu’alors en faveur du Code civil uniforme, s’oppose
27 La droite hindoue excelle dans l’art de manipuler les sous-entendus : elle affectionne de traiter ses ennemis de
« pseudo-sécularistes », tout en jouant de la connotation « moderne » du mot « secular », qui permet de renforcer la notion de l’obscurantisme intrinsèque des musulmans.
28 The Indian Express, 17/7/95.
29 K.SANGARI, « Politics of Diversity. Religious Communities and Multiple Patriarchies », Economic
and Political Weekly, December 23, 1995, p.3306.
30 Dans un contexte de tension intercommunautaire, les femmes ne peuvent plus faire valoir leurs droits
qu’en risquant d’alimenter la violence. Majlis, une organisation de femmes de Bombay, constata ainsi en 1993,
que les plaintes déposées auprès de la police par des femmes musulmanes battues étaient soudainement
systématiquement suivies d’effet : elles étaient utilisées comme prétexte à des règlements de compte entre
communautés (G.GANGOLI, op.cit., p.19).
13
désormais à ce qu’elle qualifie de demande « fondamentaliste. »31
Cette attitude ne fait
cependant pas l’unanimité : Kumkum Sangari critique celles qui, dans leur souci de ne pas se
laisser récupérer par la rhétorique nationaliste hindoue, permettent une « surdétermination de
la question d’un Code civil uniforme par le communalisme. »32
Car quelles sont les alternatives ? Soutenir l’option de réformes au sein de chaque
communauté revient à se placer dans le camp des traditionalistes, musulmans et autres. Et
revendiquer la création d’un droit de la famille laïc mais optionnel, dernière possibilité
envisagée, c’est renoncer à un droit digne de ce nom.
Plus généralement, l’évolution du débat autour du CCU suscite une réflexion renouvelée, et
marquée par le désenchantement, sur la relation entre le féminisme et l’Etat. D’une part il
apparaît clairement que l’Etat, en autorisant la distinction entre un droit civil laïc et un droit
de la famille confessionnel, subordonne les droits des femmes à ceux des minorités. Toute
l’affaire Shah Bano, écrit Zoya Hasan, relève d’une situation dans laquelle les autorités
religieuses, traitées par l’Etat comme les porte-parole légitimes de la communauté, définissent
le droit de la famille comme un marqueur de l’identité musulmane – or c’est l’identité
communautaire qui légitime la citoyenneté à deux niveaux des femmes.
D’autre part la focalisation sur un droit de la famille non confessionnel finit par éclipser la
critique féministe de la famille, en laissant l’Etat redéfinir les termes du débat, comme le
souligne Nivedita Menon:
« Dans notre débat et notre contestation du Code civil uniforme, où trouve-t-on le reflet de la
critique féministe de la famille comme une institution opprimante et normalisante? Au contraire, nous nous trouvons engagées dans une réaffirmation constante du mariage hétérosexuel et
monogame comme étant la norme. Dans notre effort pour contrer l’injustice faite aux femmes
par le droit de la famille, il semble que nous allions de plus en plus loin dans la voie de la légitimation de la régulation, par l’Etat, des formes de l’interaction et de l’intimité humaines. »
33
Face à cette double impasse, le mouvement indien des femmes semble, dix ans après l’affaire
Sarla Mudgal, avoir fait, quoique de façon implicite et non concertée, le choix du
pragmatisme.
Tandis que les avocates du CCU, c’est-à-dire de l’universalisme légal, ont été contraintes à la
discrétion par la récupération tonitruante de ce thème par la droite hindoue, celles qui
soutiennent une réforme au sein du droit de la famille confessionnel, c’est-à-dire un
31 « Is Gender Justice Only a Legal Issue? Political Stakes in the UCC Debate », Economic and Political
Weekly, March 1-8, 1997, p.453.
32 K.SANGARI, op. cit., p.3287.
33 MENON Nivedita (Ed.), Gender and Politics in India. Themes in Politics, Oxford University Press,
Delhi., p.41.
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pluralisme légal, ont pu constater quelques avancées. Ainsi le droit au divorce des chrétiens a
fait l’objet, en août 2001, d’une réforme établissant l’égalité entre les sexes quant aux motifs
justifiant le divorce, et supprimant le plafond concernant la pension alimentaire, au terme d’un
long processus de concertation entre les organisations de la société civile chrétienne et le
clergé. Début 2004, un projet d’amendement au Hindu Succession Act a été introduit au
Parlement, qui abolit la distinction entre fils et filles pour les considérer comme ayant les
mêmes droits dans la succession du patrimoine de la famille élargie hindoue. Du côté
musulman, le All India Muslim Personal Law Board a lancé, en juillet 2004, une série de
consultations avec l’objectif explicite de limiter l’usage de la répudiation unilatérale (dite
« triple Talaq ») et plus généralement d’élaborer un contrat de mariage modèle plus favorable
aux droits des femmes. Mais la « Déclaration de Bhopal » qui a conclu ce processus en mai
2005 est qualifiée, par les féministes musulmanes, de « ridicule et dangereuse » : elles n’y
retrouvent aucune des propositions qu’elles ont défendu depuis quelque dix ans au sujet du
contrat de mariage modèle, et elles s’inquiètent de constater que la répudiation est simplement
déconseillée aux hommes, et que le recours à l’équivalent d’une cour islamique est suggéré en
cas de conflit conjugal34
.
Le processus de réforme interne des droits de la famille confessionnels est donc lent,
incertain, et contraint de surcroît les défenseurs des droits des femmes à situer leurs arguments
dans le même registre que celui des autorités religieuses avec lesquelles ils négocient. Par
exemple, l’un des arguments les plus susceptibles d’aboutir à l’interdiction de la répudiation
unilatérale, et donc l’un des plus entendus, y compris chez des féministes présumées, est que
cette pratique est non islamique.
Les partisans d’une réforme dans le cadre du pluralisme légal insistent cependant à l’unisson
sur le fait que les droits de la famille de toutes les religions, même ceux qui ont été codifiés,
ne reconnaissent pas l’égalité en droit des hommes et des femmes, et donc que tous
demandent à être réformés. Ce faisant, ils mettent en lumière la prégnance d’une idéologie
familiale transversale, « fondée sur l’idéal de la famille élargie »35
. Le principal trait commun
à tous les droits de la famille est bien le refus d’accorder aux filles des droits sur la propriété
34 The Hindu, 04/05/2005. 35 KAPUR Ratna, COSSMAN Brenda, 1996, Subversive Sites. Feminist Engagements with Law in India, Sage,
Delhi, p.15.
15
familiale36
, ce qui les condamne à une extrême précarité en cas de divorce, et renforce la
domination masculine.
Enfin le pragmatisme qui semble dominer l’attitude du mouvement des femmes aujourd’hui
se manifeste également dans l’attention portée au devenir des lois adoptées, à leur
interprétation et à leur mise en œuvre; en d’autres termes, aux conditions de l’effectivité réelle
de l’égalité formelle37
. Flavia Agnes, chef de file des partisans féministes du pluralisme légal,
a ainsi montré qu’une série de jugements de divorce en application du Muslim Women
(Protection of Rights on Divorce) Act – résultant de la controverse Shah Bano – ont été
nettement plus favorables aux femmes concernées que ne l’aurait été le code pénal auquel
cette loi déroge. Elle souligne l’importance cruciale de la sensibilisation des juges à la
question des droits des femmes, dans la mesure où leur pouvoir d’interprétation est d’autant
plus large que les lois sont floues ou ambiguës. Dans le même esprit, les organisations
féministes s’attachent à promouvoir l’aide judiciaire - indispensable pour que les femmes
soient en mesure de bénéficier des droits déjà acquis.
Conclusion
Du dix-neuvième siècle à nos jours, on observe une surdétermination de la question du droit
de la famille par les rapports politiques entre les différentes communautés religieuses ; dans le
contexte indien, le privé est politique - trop politique, est-on tenté de dire. De la réforme
socioreligieuse des années 1830 à la récupération de la revendication d’un Code civil
uniforme par la droite hindoue, le droit de la famille, à travers le statut qu’il accorde aux
femmes, fait usage d’indicateur du progressisme d’une communauté par rapport aux autres.
Les droits des femmes au sein de la famille, c’est-à-dire au coeur de la sphère privée, à
laquelle elles sont assignées, font ainsi l’objet de manipulations en tant que symboles, plus
que pour leur valeur intrinsèque. Les droits des femmes, on l’a dit, sont, de fait, subordonnés à
36 La question de la validité du statut de Résident Permanent des femmes cachemiries mariées à un homme
étranger à l’Etat du Jammu et Cachemire apparaît comme un cas limite, qui illustre bien ce phénomène. Le statut de Résident Permanent (réservé aux personnes dont les ascendants ont résidé dans l’Etat pendant au moins dix années avant mai 1954) permet notamment aux citoyens indiens qui en jouissent d’acheter de la terre, de la vendre et de la transmettre à leurs descendants (mais aussi de se présenter aux élections à l’assemblée de l’Etat ou d’occuper un emploi public). Or en 1967, le gouvernement de l’Etat décida que les femmes ayant ce statut devraient y renoncer au moment d’épouser un homme étranger à l’Etat ; cette décision suscita l’indignation des organisations de femmes de l’Etat, qui menèrent une longue bataille devant les tribunaux, pour se voir rendre justice en octobre 2003, par une décision de la Haute cour du Jammu et Cachemire qui invalida cette décision au motif qu’elle était discriminatoire.
37 « Les procédures judiciaires sont lentes, la police corrompue, les opportunités d’assistance et d’emploi négligeables, et les individus n’ont qu’une vague connaissance de leurs droits et prérogatives. Dans ce contexte, parler des femmes comme d’individus porteurs de droits, c’est invoquer une situation qui n’existe d’aucune façon significative » (R. S.Rajan, The Sacndal of the State. Women, Law and Citizenship in Postcolonial India, Delhi, Permanent balck, 2003, p. 166.)