L’approche québécoise, entre laïcité et sécularité

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1 Pour citation : « L’approche québécoise, entre laïcité et sécularité », dans M. Estivalèzes et S. Lefebvre (dir.), Le programme d’éthique et culture religieuse : De l’exigeante conciliation entre le soi, l’autre et le nous. Québec : Presses de l’Université Laval, 2012, p. 85-110. CHAPITRE 3 L’approche québécoise, entre laïcité et sécularité Histoire sémantique d’un débat Solange Lefebvre Université de Montréal Depuis les années 1990, le débat québécois sur la religion à l’école coïncide avec celui sur la laïcité. Déjà présent dans les discours d’auteurs y contribuant (Charron, 1995), le concept de laïcité obtiendra une grande visibilité dans le Rapport Proulx, qui propose le concept de laïcité ouverte en tant que cadre normatif de sa proposition d’un enseignement culturel de la religion (1999). Ce qui suit discute les enjeux du choix sémantique en faveur de la laïcité. Par-delà son adoption, il importe de comprendre les arguments des partisans et des détracteurs, de même que les implications idéologiques de son usage. Depuis la laïcisation scolaire amorcée en 1998, qui a connu plusieurs étapes, les discussions concernent en particulier le nouveau programme d’Éthique et culture religieuse, mais bien au-delà, elles renvoient à des débats fondamentaux sur les divers modes de séparation entre l’État et la religion. Dans la foulée du choix opéré en 1999 autour de la laïcité ouverte, deux livres proposeront une lecture de l’histoire des rapports entre la religion et l’État au Québec sous l’angle de la laïcisation progressive (Milot, 2002 ; Lamonde, 2010); la sociologue Milot endossant le projet d’une laïcité ouverte de type égalitaire formelle, Lamonde préconisant plutôt un projet de laïcité restrictive. L’approche de Milot en particulier oriente les approches actuelles à l’école ; elle était d’ailleurs membre du comité d’étude sur la religion à l’école présidé par Jean-Pierre Proulx. Elle

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Pour citation :

« L’approche québécoise, entre laïcité et sécularité », dans M. Estivalèzes et S. Lefebvre (dir.), Le

programme d’éthique et culture religieuse : De l’exigeante conciliation entre le soi, l’autre et le

nous. Québec : Presses de l’Université Laval, 2012, p. 85-110.

CHAPITRE 3

L’approche québécoise, entre laïcité et sécularité

Histoire sémantique d’un débat

Solange Lefebvre

Université de Montréal

Depuis les années 1990, le débat québécois sur la religion à l’école coïncide avec celui sur

la laïcité. Déjà présent dans les discours d’auteurs y contribuant (Charron, 1995), le concept de

laïcité obtiendra une grande visibilité dans le Rapport Proulx, qui propose le concept de laïcité

ouverte en tant que cadre normatif de sa proposition d’un enseignement culturel de la religion

(1999).

Ce qui suit discute les enjeux du choix sémantique en faveur de la laïcité. Par-delà son

adoption, il importe de comprendre les arguments des partisans et des détracteurs, de même que

les implications idéologiques de son usage. Depuis la laïcisation scolaire amorcée en 1998, qui a

connu plusieurs étapes, les discussions concernent en particulier le nouveau programme

d’Éthique et culture religieuse, mais bien au-delà, elles renvoient à des débats fondamentaux sur

les divers modes de séparation entre l’État et la religion. Dans la foulée du choix opéré en 1999

autour de la laïcité ouverte, deux livres proposeront une lecture de l’histoire des rapports entre la

religion et l’État au Québec sous l’angle de la laïcisation progressive (Milot, 2002 ; Lamonde,

2010); la sociologue Milot endossant le projet d’une laïcité ouverte de type égalitaire formelle,

Lamonde préconisant plutôt un projet de laïcité restrictive.

L’approche de Milot en particulier oriente les approches actuelles à l’école ; elle était

d’ailleurs membre du comité d’étude sur la religion à l’école présidé par Jean-Pierre Proulx. Elle

2

favorise le respect de l’égalité entre les cultes, la prise en compte des droits fondamentaux de la

personne tels qu’interprétés généralement au Québec, et la prise en compte de la religion comme

dimension culturelle importante, traitée dans une matière scolaire précise. La sociologue insiste

sur la contribution de ce cours au vivre-ensemble, car la compréhension d’autrui, incluant ses

héritages religieux ou non religieux, constitue un élément fondamental d’un dialogue social

fécond. Tout en étant d’accord avec ces perspectives sur le fond, le but de ce chapitre est de

discuter la différence sémantique et culturelle entre la laïcité, d’une part, et le séculier et la

sécularisation, d’autre part, comme concepts structurants des approches sociales et politiques

différenciées du rapport à la religion, notamment à l’école. Pourquoi une telle réflexion ? Elle

s’inscrit dans l’émergence en Europe de distinctions entre diverses approches « non

confessionnelles » de l’enseignement des religions.

Selon ces perspectives émergentes, l’approche proposée par le rapport Proulx, endossée

sur plusieurs points par le ministère de l’Éducation, serait dans les faits beaucoup plus proche

d’une vision « séculière » et non pas surtout « laïque » du rapport de la société à la religion. Ce

sont là deux perspectives distinctes de la non-confessionnalité ou de la neutralité. Or la prise en

compte de cet aspect permettrait peut-être de surmonter les difficultés que peut poser le concept

de laïcité. Certes, J. Baubérot a rappelé à plusieurs reprises qu’il en existait plusieurs types

(2009), mais il me paraît qu’au sein du débat québécois, il est très difficile d’extirper le concept

de laïcité de son terreau idéologique, pour l’assimiler à une sorte de séparation « positive » entre

État et religion. La combinaison d’un sentiment anticlérical et antireligieux fort, chez certains,

avec le ressentiment chez d’autres à l’égard des divers accommodements raisonnables consentis

aux individus et aux minorités ethnoreligieuses, paraît contribuer à la promotion du projet d’une

laïcité stricte, en dépit du fait que les partisans d’une laïcité ouverte soient nombreux, et que les

choix politiques actuels aillent en ce sens (ceux-ci s’appuyant davantage cependant sur le concept

de neutralité).

Une première section fait brièvement état des débats entre les tenants au Québec d’une

laïcité ouverte, et ceux qui s’y opposent. Dans une deuxième section, je rends compte de

réflexions sur les distinctions fondamentales auxquelles renvoient les deux concepts de laïcité et

de sécularité et sécularisation. En troisième lieu, je propose une analyse sémantique des concepts

3

de laïcité et de sécularisation, et de leurs concepts afférents, dans les documents ayant marqué les

débats québécois depuis 1999. Dans une quatrième section, je propose une avenue conceptuelle

propre à inscrire l’approche québécoise dans une filière non confessionnelle plus appropriée, et

qui correspond mieux à ses filiations historiques. Si, à ce stade, on ne peut en venir à abandonner

le concept de « laïcité » qui s’est introduit au Québec, on peut toutefois référer à d’autres mondes

sémantiques et culturels que celui ayant vu naître ce concept aux racines émancipatrices de la

religion, tout en rappelant que divers types et modèles de séparations-collaborations entre État et

religion sont possibles.

1. Quelle laïcité ?

En déclarant la laïcité « ouverte », on espérait l’extirper de son terreau idéologique

français émancipateur de la religion. En 1998, dans un numéro de la revue Théologiques que je

dirigeais sur la laïcité, Milot défendait une telle position, qu’elle reprendra par la suite : « Il nous

semble important de décanter l'idée de laïcité des reliquats historiques ou idéologiques par

lesquels elle peut être tenue à l'écart des débats actuels. Cette clarification nous permettra

d'évaluer dans quelle mesure le concept peut être appliqué au contexte québécois. » Dans la

foulée de la floraison d’écrits sur la laïcité, depuis le centenaire de la Loi de séparation en France

en 2005, on se réjouit ici et là du fait que le Québec ait adopté le concept, le citant comme

exemple démontrant qu’on pouvait justement le sortir de ce terreau encombrant (Dierkens et

Schreiber, 2006). Qualifier la laïcité d’ « ouverte » ou de « positive », de pair avec une définition

appropriée, paraîtrait suffire à assurer un tel décantage. Mais le fait-il vraiment ? Mon hypothèse

est que l’adoption même du concept contribue à instaurer la dynamique conflictuelle traversant

les débats actuels au Québec1. Par un phénomène de transfert culturel entre la France et le

Québec, pour des raisons linguistiques et politiques évidentes, la « laïcité » dite « à la française »

étend son influence, mais sans les contrepoids et les interprétations pragmatiques que l’on trouve

aussi en France. L’Europe de l’Ouest considère la France comme une exception. Tous les pays y

1 Margarita Mooney a fait une étude comparative entre l’insertion des Haïtiens catholiques d’immigration récente à

Miami, Montréal et Paris, quant au rôle de la religion et le soutien par l’État dans cette intégration. À Miami, elle

observe une dynamique de coopération, à Paris une invisibilité du groupe ethno-religieux et à Montréal des rapports

conflictuels, alors qu’après 2003, les groupes communautaires liés à une religion ont perdu les subsides de l’État

(Mooney, 2009).

4

entretiennent diverses collaborations plus ou moins étroites avec les églises et divers groupes

religieux. Pour cette raison, l’Union européenne se méfie du concept de laïcité.

Quant au débat québécois, prenons pour exemple un signataire de la Déclaration des

intellectuels pour la laïcité qui venait s’opposer au Manifeste pour un Québec pluraliste,

favorable à la laïcité ouverte, et qui écrit par la suite :

Une laïcité ouverte ce n’est pas de la laïcité. C’est une ruse. Une astuce. Une façon

détournée pour certains religieux de maintenir des passe-droits dans les sphères du

pouvoir. Avec la laïcité ouverte, c’est aussi la consécration d’un certain

communautarisme qui ne correspond ni à la culture ni à l’histoire du Québec2.

Notons dans cet extrait deux idées clés d’une laïcité émancipatrice à la française, soit la

défiance à l’égard des « religieux » et la peur du communautarisme. Fait notable, cette position

contre une laïcité ouverte vient de trouver un appui auprès du Conseil du statut de la femme, qui a

publié récemment un avis sur le thème, et dénonce, dans un texte surprenant, une laïcité ouverte

« impuissante à contrer l’instrumentalisation de la foi et […] susceptible de participer à

l’expansion de mouvements politiques extrémistes » (2011, p. 75). Autre exemple notable, maître

Julie Latour, ancienne bâtonnière du Barreau de Montréal, multiplie les interventions contre une

laïcité ouverte, qu’elle considère « restrictive » de la « vraie laïcité », qu’elle estime dangereuse

pour la sphère publique, et prend à partie plusieurs décisions juridiques en faveur des

accommodements raisonnables3.

Bref, les attaques contre une laïcité ouverte, au nom d’une vision émancipatrice de la

religion, qui renverrait à une laïcité française philosophique de type militant (El-Haggar, 2008),

ne manquent pas, il suffit de naviguer sur Internet pour s’en rendre compte. Si Bouchard et

Taylor, dans leur rapport, estiment que la laïcité française est restrictive (2008), les tenants de

cette « vraie laïcité », tout au contraire, soutiennent que c’est la laïcité ouverte qui est restrictive,

2 Mohamed Lofti, « Pourquoi j’ai signé la Déclaration pour un Québec laïque et pluraliste… ? » :

˂ www.vigile.net˃ , 23 mars 2010, ˂ www.vigile.net/Pourquoi-j-ai-signe-la-Declaration˃ , site consulté le 7 juin

2010. 3 M

e Julie Latour, « La protection juridique de la laïcité : essentielle au maintien de la cohésion sociale », Texte

d’une allocution, 28 avril 2010, Grande Bibliothèque, Montréal.

5

« restreignant » la « vraie laïcité » militante, qui entend refouler aux marges les religions et leur

influence dans l’arène publique.

Ces discours s’opposant à une laïcité ouverte paraissent alimentés par la peur d’une

religion conçue comme menaçante sur la scène mondiale, surtout depuis les événements de

septembre 2001. Leurs auteurs ont vite fait de s’emparer du concept de laïcité, pour en

revendiquer les dimensions les plus privatisantes et désinstituantes4. Pourtant, même en France,

patrie de la laïcité, la religion n’est pas soumise à une telle privatisation, dans les

fonctionnements réels des rapports entre la République et la religion (Messner et al., 2003; Weil,

2007). On parle à cet égard notamment d’une distinction entre la « laïcité imaginée » et la

« laïcité juridique, cette dernière étant plutôt un régime d’accommodement (Dierkens et

Schreiber, 2006, p. 9-10). Dès après la Loi de séparation de 1905, par exemple, on créa des

ententes favorables aux catholiques quant à l’entretien par l’État de leurs lieux de culte.

L’Alsace-Moselle conserve un statut concordataire que même le Rapport Stasi n’a pas remis en

question (Stasi, 2003, p. 58). On y salarie notamment les pasteurs, les prêtres et les rabbins.

Curieusement, ladite commission a été commentée ici surtout en regard de l’interdiction de porter

des signes religieux ostentatoires à l’école publique, alors qu’elle ouvre diverses avenues

renvoyant à une collaboration entre l’État et la religion, notamment le financement d’une École

nationale d’études islamiques, le recrutement d’aumôniers ‘indemnisés et agréés’ musulmans

dans les prisons, et ainsi de suite.

Au Québec, une solution magique s’offrirait aux tenants de cette « vraie laïcité » (et non

ouverte, disent-ils), voulant que le refoulement du religieux dans les marges de la vie privée

pourrait contribuer à en affaiblir l’influence néfaste. Cette influence se ferait sentir surtout dans le

domaine des rapports entre les hommes et les femmes, comme en témoigne l’avis du Conseil du

statut de la femme, précité. Le point de vue de Latour illustre bien ce soupçon :

Alors qu’il nous a fallu des siècles pour en arriver à l’État de droit que nous

connaissons, en nous éloignant de la théocratie, le religieux utilise maintenant le

droit, i.e. les Chartes des droits, pour s’imposer dans la société civile. Et le fait

4 L’Avis du Conseil du statut de la femme prône la fin de tout soutien étatique aux religions, et déclare sans nuance

les religions comme étant néfastes pour les sociétés, surtout pour l’égalité entre hommes et femmes. Latour estime

que l’effet le plus positif de la Révolution tranquille au Québec réside dans l’émancipation à l’égard du catholicisme.

6

religieux, protégé à titre de droit individuel, est en fait un phénomène collectif,

marqué par le prosélytisme, qui souhaite étendre son influence dans nos sociétés

(Ibid.).

Bien développé dans le Rapport Proulx, le concept de laïcité ouverte, quant à lui, suppose

une ouverture à l’altérité. Nous y reviendrons plus en détail. On y note cependant une mise en

garde contre la dimension identitaire religieuse collective, ce qui est une autre source de

controverse. En effet, le Rapport Proulx estime qu’une société pluraliste ne peut maintenir une

éducation confessionnelle sans mettre en échec l’ouverture à l’altérité (1999). Dans la même

foulée, le Rapport Bouchard-Taylor recommandera la reconnaissance publique du catholicisme

au Québec, selon une vision strictement patrimoniale (2008). La meilleure illustration de cette

position se trouve dans le fait que le rapport reconnaît la légitimité de la croix du mont Royal à

Montréal, et qu’on recommande le retrait du crucifix se trouvant sur le mur de l’Assemblée

nationale à Québec (Lefebvre, 2009). La motion unanime à l’effet de maintenir ce crucifix à sa

place, par les membres de l’Assemblée nationale, le jour même de la parution du Rapport

Bouchard-Taylor, est révélatrice des tensions à l’œuvre autour des rapports entre le catholicisme,

le pluralisme religieux et l’identité nationale.

En ce qui a trait au programme d’Éthique et culture religieuse, des voix critiques ont beau

jeu d’en dénoncer le soi-disant « multiculturalisme5 », qui contribuerait à saper les filiations

historiques identitaires des franco-québécois. Certaines de ces voix sont très laïques, d’autres sont

plutôt attachées à l’héritage chrétien culturel du Québec. Rappelons cette mise en garde que

faisait le Rapport Proulx :

Notre enquête a mis en lumière un fait social important. Si l’école inspirée des valeurs

catholiques demeure la préférence d’une minorité (quoique non négligeable) de parents

catholiques, elle est connotée d’une référence identitaire pour une bonne partie de ceux

qui déclarent que la religion catholique est une composante de leur identité nationale. Cela

soulève à l’égard d’une pédagogie du changement un défi important que le gouvernement

devrait, le cas échéant, prendre en compte (p. 187).

La vérité est que le programme tient largement compte des filiations historiques

religieuses du Québec, ce que ses critiques ne paraissent pas avoir saisi. Par contre, il est vrai que

5 Voir là-dessus l’Avis du Conseil du statut de la femme, p. 121.

7

l’autre question controversée sur la religion au Québec, soit celle des accommodements

raisonnables, prend parti pour les individus, le plus souvent au détriment des pratiques et des

filiations de la majorité, surtout le catholicisme romain et le protestantisme libéral. L’approche

des droits de la personne préconisée au Québec comme au Canada, dans bien des cas, reconnaît à

l’individu le droit d’expression de ses convictions religieuses, mais voit souvent dans les

expressions majoritaires une source de discrimination pour les individus (Lefebvre, 2008), par

exemple le congé du dimanche et la prière dans les assemblées municipales. Toutefois, il faut

noter que la jurisprudence n’est pas constante à cet égard.

Dans tous ces débats, le concept de laïcité a agi comme catalyseur de positions paraissant

irréconciliables. Marginalisé encore il y a quelques années, note par exemple Jean Baubérot, tout

heureux que son thème de recherche de prédilection fasse l’objet d’une telle attention (Baubérot,

2009), il est devenu passionnément débattu. Certes, il ne suffit pas d’user de concepts pour

résoudre un débat. Pourtant, il me paraît qu’expliquer l’inscription de l’approche québécoise dans

une « non-confessionnalité séculière », plutôt que laïque, serait plus juste. Pour dire les choses

plus clairement encore, l’usage du concept de laïcité ne réussit pas à se dégager du terreau

profond de son façonnement. Il renvoie historiquement à un militantisme recherchant une

émancipation à l’égard de la religion, au profit d’un espace citoyen se défiant des identités tant

ethniques que religieuses. Ce terreau marque non seulement son usage historique en France, mais

aussi son usage contemporain. Certes, nombreux sont les auteurs qui plaident pour une laïcité

plus positive ou ouverte, mais le besoin même de l’usage d’un qualificatif cherchant à positiver le

concept révèle sa nature problématique. L’Union européenne et plusieurs savants anglo-saxons

établissent une différence entre le séculier et le laïque, sans compter les diverses nuances trouvées

dans d’autres langues étrangères, pour ces raisons. Tout modèle de séparation entre religion et

État n’a pas besoin d’être qualifié de laïque, la laïcité étant dans les faits une variante parmi les

modes de séparation, et très marquée par l’histoire d’un combat contre la religion.

1.1 Laïcité ou sécularité? Des logiques non confessionnelles différentes

Le rapport entre les champs sémantiques des termes « séculier » – « laïcité » est

d’importance, car un débat continuel a cours au sujet de l’usage du terme « laïcité » et « séculier

». D’une part, les nombreux efforts par la France pour obtenir que l’Union européenne traduise le

8

terme « laïcité » par « laicity », par exemple, paraissent avoir échoué6. On a maintenu le terme

secular ou secularity, pour traduire l’ « intraduisible » laïcité. La « laïcité » à la française fait

peur à bon nombre d’Européens et d’Anglo-saxons, dont plusieurs refusent de traduire le terme,

et l’utilisent en français. Parmi les raisons évoquées, sur le plan étymologique et historique, le

concept est porteur d’un sens anticlérical et émancipateur de la religion, qui paraît peu pertinent

pour la plupart des pays européens (Trigg, 2007). Bref, selon ces perspectives, le concept français

de « laïcité » impliquerait une perspective conflictuelle dans laquelle plusieurs cultures nationales

occidentales ne se reconnaissent pas. Dans le cas de l’adoption du concept en langue française, on

tentera de surmonter ce problème en la qualifiant d’ouverte ou positive.

On peut renvoyer notamment à l’article clé de Françoise Champion qui observait en

Europe deux mouvements très différents d’émancipation des sociétés à l’égard de la religion,

celui de laïcisation et celui de sécularisation. Il s’agit, selon ses termes, de «logiques idéales-

typiques différentes en pays de tradition catholique dominante et en pays de tradition protestante

dominante» (Champion, 1993). Elle notait que la différence s’enracine dans la langue elle-même,

puisque les pays catholiques font usage des concepts de «laïcité» et «laïque», quasiment inconnus

en pays anglo-saxons et germaniques, ceux-ci utilisant les mots renvoyant au concept de

sécularisation : secular, secularism, secularity. Champion observe que dans les milieux

académiques, ces concepts circulent plus librement, mais elle tient à rappeler les distinctions

fondamentales auxquelles ils renvoient. Selon la logique de laïcisation, l’Église catholique

répond à une vocation de prise en charge globale de la vie sociale, et s’avère à ce titre souvent un

pouvoir rival de l’État. La dynamique de sécularisation s’avère très différente, puisque les églises

protestantes issues de la Réforme ne se posent pas dans l’ère contemporaine comme rivales de

l’État, mais comme institutions au sein même de l’État. Elles tiennent des rôles bien définis et la

sécularisation signifie plutôt l’affaiblissement de la signification de ces rôles. Sans vouloir

discuter de cet enjeu conceptuel en lui-même, il me paraît intéressant d’attirer l’attention sur les

tensions perceptibles entre les deux champs sémantiques, dans le cadre du Rapport Proulx.

6 Cette information m’a été donnée par Jean-Paul Willaime en novembre 2009.

9

2. Analyse sémantique des débats au Québec

Cette analyse sémantique s’inscrit dans un projet plus vaste intitulé « La sécularisation, la

laïcité et les identités religieuses dans le contexte québécois7 ». Ce projet porte sur deux questions

étroitement liées : celle de la religion à l’école et celle concernant les demandes

d’accommodements religieux dans l’espace public. Il procède notamment à l’examen des textes

élaborés lors de la Commission parlementaire de l’éducation sur la place de la religion à l’école

(1999) et de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux

différences culturelles (2007). Mon équipe a examiné l’ensemble des documents produits dans le

cadre des deux commissions8. Le projet ne se limite évidemment pas à ce travail sémantique, et

relie au fur et à mesure ses découvertes à des horizons théoriques9.

Les concepts de laïcité et de sécularisation occupent une place théorique centrale dans ces

débats. Il faut d’emblée souligner une difficulté et une limite dans la « comparaison » entre les

deux commissions. Les deux processus de réflexion choisis par le gouvernement sont différents.

Dans le cas de la religion à l’école, le comité a produit un rapport, notamment après avoir

consulté un nombre déterminé d’organismes et d’acteurs désignés, de même qu’après avoir mené

et commandé des enquêtes et des études dont il intègre les résultats. Une commission

parlementaire sur l’éducation s’est tenue après coup, sur la base de ces travaux préalables, qui

avaient été résumés dans un volumineux rapport, le Rapport Proulx, sans compter les rapports de

recherche qui s’y ajoutent. Dans le cas du Rapport Bouchard-Taylor, une crise sociale s’exprime

sous la forme de fortes controverses médiatiques et publiques, autour de certains cas

d’accommodements de nature religieuse. Elle provoque la création d’une commission de

7 Ce projet est financé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

8 Du point de vue méthodologique, nous avons utilisé le logiciel d’analyse qualitative QDA Miner. On peut insérer

dans ce programme une grande quantité de textes. En quelques minutes, un mot ou un ensemble de mots peut être

recherché dans l’ensemble du matériel. Le logiciel permet ensuite de coder les divers extraits et d’insérer des

commentaires. Le codage le plus habituel est la mention « négative », « positive » ou « neutre ». 9 Pour donner une idée du corpus étudié, le Rapport Proulx est disponible dans les deux langues officielles, dans une

version longue ou abrégée. Il est accompagné de six études, dont l’une est disponible dans les deux langues. Dans le

cadre de la commission qui a suivi, sur un total de 254 mémoires, les 223 plus lisibles ont été traités par le logiciel

(les autres étant écrits à la main et peu lisibles). De ce nombre, 206 étaient en français et 17 en anglais. Du côté de

la commission Bouchard-Taylor, outre le document de consultation et le rapport long et abrégé, dans les deux

langues officielles, 13 études sont disponibles. Sur les 837 mémoires déposés, 709 ont pu être intégrés sur QDA

Minor, pour les mêmes raisons, 670 en français et 39 en anglais. Des individus et des organisations ont déposé ces

mémoires. Évidemment, le travail tient compte du fait que les mémoires déposés dans le cadre des deux commissions

ne sont pas parfaitement représentatifs de la population dans son ensemble. Néanmoins, ils demeurent un indicateur

intéressant des nombreux points de vue d’acteurs.

10

consultation ayant formulé des orientations pour la discussion, commandé des études, entendu

des citoyens et des acteurs divers pour publier ensuite un tout aussi volumineux rapport final, le

Rapport Bouchard-Taylor.

Cette partie de l’exposé analyse les usages des concepts « sécularisation », « séculier » et

leurs dérivés. Un premier point aborde la question de la traduction du concept secular; un

deuxième point se penche sur la « vision séculière du monde », le séculier comme adjectif. Après

un bref regard sur l’usage du concept de sécularisation, il sera question des mémoires déposés

dans le cadre de la commission. Je me penche surtout sur les études et sur le Rapport Proulx lui-

même. J’évoquerai brièvement le rapport de la commission Bouchard-Taylor, car l’analyse y est

plus simple, du fait qu’on y a le sentiment que le débat conceptuel est résolu une fois pour toutes.

Mais l’est-il? C’est la question qui traverse ce texte.

2.1 Petite histoire d’une traduction : du séculier au laïque

Après l’analyse de l’usage du concept de sécularité et ses termes afférents (séculier,

sécularisation) dans les rapports, études et mémoires entourant la commission sur la religion à

l’école, un premier résultat est notable. Ces concepts occupent une place beaucoup plus grande

que le concept de laïcité, même si celui-ci se trouve dans le titre même du rapport. Pourquoi?

C’est le fruit d’une hésitation conceptuelle, qui fut surmontée par le choix du concept de laïcité

ouverte, comme axe organisateur de la réflexion, par le comité d’étude sur la religion à l’école

présidé par Jean-Pierre Proulx. On observe par exemple le côtoiement, dans les textes, d’une

traduction de secular par séculier, ou par « laïque », en particulier dans certaines études

commandées par le comité, et dans le rapport lui-même. Visiblement, il y a hésitation entre les

deux traductions.

L’étude numéro quatre, comparant la régulation de la religion à l’école dans les provinces

canadiennes, signée par Sonia Pratte, demeure dans la constellation « séculière », et ignore le

concept de laïcité (Pratte, 1998). Elle traduit clairement secular par « séculier », pour traiter de la

question scolaire. Le texte de cette étude utilise les deux langues officielles. Par exemple, le texte

mentionne que des « textes séculiers » ou « religieux » peuvent être lus dans les écoles publiques

11

en Ontario (p. 25). Les autres mentions sont en langue anglaise, tirées d’extraits de jugements de

cours : dans ce contexte, secularism et secular désignent tous deux la neutralité du système

scolaire (ex. p. 34) L’étude du juriste José Woehrling va dans le même sens, puisqu’il traduit

secular par séculier, surtout pour distinguer l’objectif « séculier » d’une loi de ses effets réels,

discriminatoires ou non, sur la liberté de religion (Woehrling, 1999).

Il est intéressant de noter néanmoins que l’étude numéro cinq, produite par Smith et

Foster, traduite par des employés du gouvernement du Québec, introduit la traduction du terme

secular par le terme « laïque », sans doute sous l’impulsion de l’adoption du terme par le comité

présidé par Jean-Pierre Proulx (Smith, 1998). L’intérêt de cette étude portant sur les décisions

juridiques canadiennes concernant la religion à l’école est qu’elle se trouve intégralement dans

les deux langues. Dans ce cas, on ne trouve la constellation du terme français séculier nulle part

dans le document traduit, la constellation du « laïque » étant introduite par les traducteurs du

gouvernement du Québec. On introduit même le terme « laïcité », mais à un seul endroit, pour

traduire le titre « The Denominational-Secular Continuum », par « Continuum confessionnalité-

laïcité » (p. vi). Notons que le concept secularism n’est pas utilisé. On utilise the secular, ou

l’adjectif secular, pour parler du régime laïque de l’État. Bref, dans l’ensemble des textes

produits, on peut conclure à un flottement dans la traduction, avant que le comité n’opte pour

l’adoption du concept de laïcité, mais prudemment ou progressivement, comme le montre la suite

de l’analyse.

Si on s’en tient ici au rapport abrégé, le Rapport Proulx introduit une équivalence, par

exemple : « Il existe dorénavant au Québec un mouvement social qui est porteur d’une vision

laïque et séculière de l’éducation auquel s’oppose l’autre mouvement social favorable à la

confessionnalité » (p. 4). Autre exemple : « Il était par ailleurs normal que la ministre nous invite

à prendre en considération les points de vue des diverses confessions, mais aussi de ceux qui

proposent une vision séculière ou laïque de l’éducation » (p. 11). Il maintient à plusieurs endroits

l’adjectif « séculier », notamment pour qualifier des valeurs, conceptions du monde et même des

instances gouvernementales non confessionnelles : « Les grands conseils “séculiers” de l’État

prônent une approche culturelle de l’enseignement de la religion » (p. 25).

12

Toutefois, le rapport opte clairement pour la traduction de l’adjectif secular dans le champ

scolaire par l’adjectif « laïque ». En ce qui concerne par exemple l’école et le système scolaire,

on les qualifie de « laïques ». Il est abondamment fait usage du terme « laïcité », y compris dans

le titre, et on prend position dès le départ pour une laïcité ouverte. Quant au choix de la

constellation sémantique de la laïcité, le rapport précise : « Nous sommes conscients toutefois

que la référence à la laïcité est souvent chargée de connotations idéologiques antireligieuses. Le

lecteur comprendra que nous utilisons ce terme dans son acception commune sans y conférer

aucune signification idéologique » (p. 17).

Ce choix sera décisif. D’une part, il s’appuierait sur une définition usuelle du terme, que

l’on trouve dans les dictionnaires courants (français), tel que me l’expliquera plus tard Jean-

Pierre Proulx. Prenons l’exemple du grand dictionnaire de l’Académie française. Il propose

comme définition du terme « laïcité » la suivante : « n. f. XIXe siècle. Dérivé de laïc. Caractère

de neutralité religieuse, d'indépendance à l'égard de toutes Églises et confessions. La laïcité d'un

établissement d'instruction, d'une loi, d'une institution. La laïcité de l'État est inscrite dans la

Constitution de la Ve République. » Le Larousse, quant à lui, propose ceci : « Indépendant des

conceptions religieuses ou partisanes. Système qui exclut les Églises de l’exercice du pouvoir

politique ou administratif, et en partie de l’organisation de l’enseignement public. » Si l’on s’en

tient à l’indépendance des écoles publiques ou de l’enseignement de la religion à l’égard des

groupes religieux, certes, la déconfessionnalisation du système public québécois nous engagera

effectivement dans cette voie. Pourtant, on juge essentiel dans le Rapport Proulx de qualifier cette

laïcité, qui se veut non antireligieuse, par l’adjectif « ouvert » :

Nous avons délibéré et enfin conclu de façon unanime. Nous en sommes venus à la

conclusion qu’il convient maintenant de réaménager la place de la religion à l’école dans

une nouvelle perspective.

Cette perspective est celle de la laïcité ouverte. Dans le cadre d’une école inspirée par les

valeurs communes des citoyens, cette perspective fait place à un enseignement culturel

des religions et des visions séculières du monde; elle reconnaît la dimension spirituelle de

la personne et permet donc aux écoles qui le souhaitent de se doter d’un service

d’animation de la vie religieuse et spirituelle commun à tous. Elle accepte aussi que, dans

le cadre de sa mission de service à la communauté, l’école puisse, en dehors des heures

d’enseignement et compte tenu de ses priorités, mettre ses locaux à la disposition des

confessions désireuses d’organiser elles-mêmes des services pour leurs membres (Avant-

propos, vii).

13

Mais les débats qui suivront sur la laïcité s’en tiendront-ils à cette compréhension des

choses? Nous y reviendrons.

Bref, l’étude de Pratte traduit secular par séculier, de même que celle de Woerhling. Puis

les traductions plus officielles orientent clairement la traduction vers le champ sémantique de la

laïcité. Ce dernier concept est adopté, et fera, comme on le sait, son chemin par la suite. Le

deuxième point abordé dans l’étude sémantique concerne les contenus du nouveau programme

discuté.

2.2 La vision séculière du monde : du Rapport Proulx au nouveau programme d’Éthique et

culture religieuse

L’attention aux usages du terme séculier amène à constater ceci : la double mention

« religions et courants de pensée séculière ou visions du monde séculières » traverse tout le débat

sur l’enseignement de la religion à l’école. Elle est formulée dans le mandat de la ministre de

l’Éducation de l’époque, Pauline Marois, où il est question des « groupes porteurs d’une vision

séculière de l’éducation », et en particulier dans l’étude numéro un proposant diverses approches

possibles d’une éducation religieuse (Comité sur l'éducation au phénomène religieux, 1999). Elle

se trouve dans l’introduction signée par Jean-Pierre Proulx. Néanmoins, on note une atténuation

de sa portée, jusqu’à la mise en place du nouveau programme d’Éthique et culture religieuse.

Regardons de plus près.

Il est frappant de constater que l’étude numéro un commandée par le comité d’étude

pousse très loin la réflexion sur le séculier (à noter qu’on ne trouve pas le terme « sécularité »).

Elle fonde ses principes directeurs d’un éventuel programme sur ce que j’appellerais une dualité

entre le séculier et la religion, par exemple dans la formulation suivante : « Il présente les

traditions religieuses et les courants de pensée séculière dans leur richesse et leur complexité. »

Ces courants séculiers se définissent notamment par le fait qu’ils sont en dehors des religions (p.

7). On énumère ce que pourraient être des courants dits « séculiers » :

14

Parmi les courants de pensée séculière qui pourront être étudiés, il faut mentionner

l'humanisme, l'existentialisme, le marxisme, le libéralisme et le scientisme athée. Leur

présence se manifeste tant dans la philosophie, la littérature, la musique et le cinéma

que dans les modèles d’existence offerts par les médias, les organisations sociales et

culturelles, voire les règles économiques mondiales (p. 10).

L’étude reprend en outre les critiques américaines du secularism comme idéologie

tendancieuse excluant l’étude du religieux, et ainsi ne respectant pas le principe de neutralité dans

les écoles publiques (réfère à Gaddy, Hall et Marzano, 1996) :

L’État pourrait choisir de ne prévoir aucun enseignement de la religion dans le

curriculum. Le comité signale toutefois que, ce faisant, l’État québécois romprait avec une

tradition séculaire de pratiques scolaires et risquerait de soulever de fortes résistances de

la part d’une partie importante de la population québécoise. De plus, le désengagement

total de l’État en matière d’enseignement de la religion à l’école publique pourrait être

interprété comme une prise de position de sa part en faveur d’une vision séculière de

l’éducation qui dévalue la dimension religieuse de la société et de l’existence humaine. Ce

type d’objection a été soulevé aux États-Unis par des parents qui veulent retirer leurs

enfants des écoles publiques parce qu’ils considèrent que l’école publique américaine

n’est pas neutre à l’égard de la religion et fait la promotion d’une vision séculière (p. 16).

Le Rapport Proulx paraît appuyer cette critique du système américain, proposant d’étudier

à la fois les traditions religieuses et les courants séculiers.

Il est intéressant de noter que le programme d’Éthique et culture religieuse implanté en

2008 reprend la même dualité dans son introduction générale, mais ne la développe guère par la

suite (Ministère de l’Éducation, 2005). Parmi les éléments de contenu du nouveau programme,

définis quelques années après le Rapport Proulx, et qui tiennent en quelques pages, on énumère

les diverses religions étudiées, puis on mentionne ceci à la fin : « Les expressions culturelles et

celles issues de représentations du monde et de l’être humain qui définissent le sens et la valeur

de l’expérience humaine en dehors des croyances et des adhésions religieuses sont abordées au

cours d’un cycle » (p. 1). Notez qu’on n’utilise pas ici la catégorie du séculier, mais plus

généralement les dimensions humaines en dehors des religions et des croyances. Dans l’ensemble

du programme, la catégorie d’ « humanisme » est disparue, l’athéisme est mentionné une seule

fois, de pair avec Marx et Freud notamment.

15

Mon hypothèse est que la systématisation de courants séculiers a été atténuée, sinon

éliminée dans le programme officiel d’Éthique et culture religieuse. Ayant contribué à certaines

discussions d’experts, j’avais entendu certains d’entre eux, notamment Daniel Weinstock, mettre

en garde contre la constitution de « systèmes de conviction » séculiers, similaires aux religions, et

ce, en mettant sur le même pied « courants séculiers » et « traditions religieuses ». Ironiquement,

dans les débats récents sur le programme, des athées ont signifié leur indignation quant au fait

qu’ils n’étaient pas suffisamment inclus dans le programme, et l’Avis du Conseil du statut de la

femme publié récemment critique fortement la quasi-absence des « courants séculiers » dans le

programme, notamment l’athéisme (Conseil du statut de la femme, 2011, p. 115).

Ceci indique très certainement que le groupe des athées présente un pluralisme. Parmi

eux, certains cherchent présentement à former des groupes et des mouvements s’apparentant

effectivement aux religions, afin de figurer dans la constellation des représentations du monde, à

preuve la multiplication des études des groupes d’athées, ironiquement, en sciences des

religions10

. Cette tendance appartient notamment à ce qu’on désigne depuis quelques années par

le Nouvel athéisme, représenté notamment par Richard Dawkins (Dawkins, 2009; Lefebvre,

Queiruga et Bingermer, 2010; Baillargeon et Baril, 2009). Mais d’autres ne souhaitent pas être

associés aux systèmes de sens que sont les religions. Nous ne continuons pas cette discussion ici,

qui mériterait un développement particulier. Notons cependant que ces diverses conceptions

occupent un espace dans les manuels scolaires approuvés dans le cadre du programme d’Éthique

et culture religieuse. Mon troisième point, très bref, concerne le concept de sécularisation.

2.3 La distinction entre sécularisation et laïcité, l’influence de Baubérot

L’autre choix conceptuel sur lequel on peut attirer l’attention, mais plus brièvement, est la

distinction entre sécularisation et laïcité, sans doute reprise de Jean Baubérot, et qui trouvera

place dans le Rapport Proulx (Baubérot, 2009). Milot fondait sa position sur la laïcité sur cette

distinction de Baubérot dans l’article de 1998, déjà évoqué. Il s’agit de distinguer entre la laïcité

10

Par exemple, dans le cadre de l’Association for the Sociology of Religion, 18-20 août 2011, une session était

organisée sur le thème de l’athéisme : « The Collective Identity Work of Contemporary Atheists » (Jesse M. Smith,

University of Colorado), « In Darwin We Trust : Organized Atheism’s Assault on Religion and Social Science

(Steve LeDrew, York University).

16

qualifiant l’État, et la sécularisation concernant le champ socioculturel. Notons que le Rapport

Bouchard-Taylor reprendra sensiblement la même distinction entre laïcité et sécularisation (p.

135), et qu’il utilisera une vingtaine de fois l’adjectif « séculier » pour désigner des courants de

pensée, philosophies, traditions ou convictions (pour les distinguer de ce qui est « religieux »). En

faisant la distinction entre la sécularisation comme processus socioculturel, et la laïcité comme

processus de séparation entre l’État et la religion, on prend une distance du monde anglo-saxon et

germanique, qui distingue quant à lui plutôt les divers niveaux de sécularisation, sans utiliser un

autre terme pour désigner la séparation entre politique et religion. On peut évoquer par exemple

José Casanova qui, dans la foulée de David Martin et Karel Dobbelaere, commente les trois

niveaux de la sécularisation, qu’il faudrait éviter de confondre : le niveau étatique (différenciation

des sphères politique et religieuse notamment), le niveau des croyances et des pratiques (où

s’observe ici et là un déclin), le niveau de la société civile et sociale (privatisation) (Casanova,

1994). Cependant, dans la langue anglaise, il arrive qu’on adopte le concept de laicization pour

qualifier le processus étatique précis de séparation, le terme laicize étant présent dans les

dictionnaires usuels.

Par cette approche, Baubérot vise notamment à favoriser la diffusion du concept de laïcité

dans le champ des études entre l’État et la religion. Dans ses derniers livres, il défend la non-

exception française de la laïcité, et a même promu un projet de laïcité mondiale par le biais d’une

pétition (Baubérot, 2007). Bien qu’il l’ait parfois utilisé, il n’apprécie guère le concept tel

qu’employé au Québec, soit la laïcité ouverte, qui ferait croire que la laïcité française est

« close », bien qu’il rêve d’une laïcité française qui reconnaisse davantage les minorités

religieuses en France de même que le fait religieux à l’école (dans une matière précise), à

l’exemple du Québec (Baubérot, 2008). En France, on préfère d’ailleurs le plus souvent parler de

laïcité « positive », même si l’adjectif « ouvert » y est aussi en usage (Weil, 2007). On peut donc

parler d’un usage controversé du concept de laïcité, pour qualifier l’espace politique et certains

modèles de séparation avec la religion.

17

2.4 Les mémoires produits dans le cadre de la Commission sur la religion à l’école

L’analyse n’est pas exhaustive, mais voici ce qui paraît se dégager. Indéniablement, il y a

un écart entre les mémoires des professionnels (syndicats, milieux de l’enseignement, milieux

académiques), qui endossent plusieurs conclusions du Rapport Proulx, et un bon nombre de

mémoires produits par des individus et des groupes issus du monde associatif. Dans plusieurs

mémoires, il semble que les champs sémantiques de la laïcité et du séculier se confondent, pour

s’opposer à celui de la confessionnalité. On lit l’expression de soupçons, d’un petit nombre, sur la

confessionnalité, et d’un plus grand nombre sur la sécularisation, le séculier et la laïcité. Des

convictions s’affrontent.

Par exemple, lisons cet individu, partisan de la confessionnalité, qui s’en prend tant à

l’option séculière qu’à l’option laïque :

Dans le rapport, on parle de « laïcité ouverte » de façon exclusive, dominante et

totalitaire. On donne une place quasi absolue aux laïcisants, à ceux qui ont une «

vision simplement séculière du monde », dans un système subventionné par l'État, qui

devrait répondre aux attentes de tous les citoyens, y compris les catholiques et les

protestants […] [et ce] par la suppression de l'influence et du développement libre du

christianisme par l'instauration d'un enseignement obligatoire d'une vision séculière et

nivelante du monde11

.

Ce type d’énoncé fort n’est pas exceptionnel. Lisons cet autre, tiré du mémoire du Conseil

catholique d’expression anglaise :

L'étude soi-disant « culturelle » de la religion que défend le Rapport Proulx est une

tentative délibérée pour marginaliser et dévaluer le patrimoine spirituel intrinsèque à

l'identité de la société québécoise. Nous percevons que, dans son antagonisme à une

compréhension globale de l'éducation, le Rapport Proulx défend une vision

réductionniste et sécularisée de la société, laquelle vision convient mieux à des débats

parlementaires de la fin des 18e et 19

e siècles, qu'à une société pluraliste de la fin de

notre millénaire. Le Rapport Proulx présente un aspect positif en ce qu'il donne

l'occasion de débattre d'un genre de société pluraliste qui n'étiquette pas les

11

André Longtin, Le rapport Proulx ou la transcendance « neutre »-alisée, Mémoire sur la place de la religion à

l’école présenté à la Commission parlementaire, 31 août 1999, p. 12-13. À noter que les références à ces mémoires

reprennent ici les désignations de la commission pour lesquelles ils optent.

18

dimensions spirituelles et religieuses d'une humanité commune comme des facteurs

de division12

.

Comme exemple de tenants de la laïcité mais non « ouverte » citons le mémoire signé par

Antoine Baby, qui craint que le « séculier » ne soit pas assez laïque :

Jouant l'exception à la nouvelle règle, il [le mémoire] s'inscrit d'emblée dans une

perspective polémique et anticléricale qu'il espère cependant de bon aloi. […]

J'exprimerai certaines réserves à l'endroit de cette recommandation du rapport Proulx

qui propose un enseignement culturel des religions et des visions séculières du monde.

Pour les mêmes motifs, j'irai même jusqu'à m'opposer à cette autre recommandation

du Rapport visant à créer dans les écoles un service commun d'animation de la vie

religieuse et spirituelle, s’il n’y a un préalable incontournable à la mise en œuvre de

ces recommandations. Il faut convenir d'abord de critères laïques de définition des

contenus et de sélection des responsables de ces activités, des critères qui soient ceux

d'une véritable école publique, commune et laïque. Sans quoi on risque fort de voir

ces recommandations se transformer en Cheval [sic] de Troie d'une Église qui, se

sentant évincée, peut se croire soudainement investie d'une mission divine de lever

une croisade nouveau style pour délivrer le Saint Tombeau. Elle l'a déjà fait, et

plusieurs fois plutôt qu'une13

.

Bref, les deux champs sémantiques se confondent parfois, dans les débats, pour opposer

avec vigueur les « porteurs » d’une vision très séculière ou laïque, à ceux porteurs d’une vision

confessionnelle. Dans la plupart des cas, la proposition de la laïcité ouverte est discutée sans

confusion avec le champ séculier cependant.

3. Le Québec, plus séculier que laïque

On ne peut nier que les débats des derniers mois tendent à faire réémerger un sens

antireligieux et émancipateur de la laïcité. Est-ce pour cela que le gouvernement libéral choisit de

ne pas l’introduire dans un projet de loi ou un texte officiel pour le moment? Il paraît préférer le

concept de neutralité. Ce serait l’objet d’une autre analyse. Certes, les intellectuels, comme le

note Champion, jonglent sans peine avec les concepts et leur attribuent des sens plus détachés de

leurs contextes historiques. Ainsi leur suffira-t-il de déclarer la laïcité « ouverte », pour purger le

concept de son biais idéologique. Le moins qu’on puisse dire, c’est que sous nos yeux se déroule

12

Le Conseil catholique d’expression anglaise/The English Speaking Catholic Council, Mémoire présenté à la

Commission de l’éducation, Gouvernement du Québec, 10 septembre 1999, p. 7. 13

Antoine Baby (professeur retraité de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval), L’école laïque,

lieu par excellence d’une culture québécoise commune, Mémoire présenté à la Commission parlementaire de

l’éducation dans le cadre de la consultation générale sur la place de la religion à l’école.

19

l’histoire du destin sémantique d’un mot. Il est intéressant pour nous de le suivre. Le sociologue

Ferrari parle à présent d’une « laïcité narrative », alors que le concept est publiquement et

âprement débattu (2009).

On notera que dans le rapport issu de la commission présidée par Bernard Stasi, en

France, et portant sur l’application du principe de laïcité dans la République, on renvoyait à la Loi

de séparation de 1905 comme texte fondamental, alors que celui-ci n’inclut pas le concept de

laïcité (Stasi, 2003). Le Rapport Stasi remarquait que l’histoire laïque s’était développée à travers

des décisions juridiques éparses et fragmentées : « Ce régime juridique, y lit-on, est loin de

constituer un bloc monolithique. Il est à la fois épars, car dispersé dans de nombreuses sources

juridiques, et divers, car la laïcité n’a pas les mêmes contours à Paris, Strasbourg, Cayenne ou

Mayotte » (p. 19). Comme contribution aux débats récents, on recommandait la rédaction d’un

texte d’orientations générales qui n’aurait pas de valeur juridique :

La commission propose l’adoption d’une « Charte de la laïcité », définissant les droits et

les obligations de chacun. Elle pourrait reprendre l’ensemble des principes énumérés dans

le présent rapport. Cette Charte, dépourvue de valeur normative, prendrait la forme d’un

guide qui serait remis à différentes occasions (p. 50).

En France aussi on paraît prudent devant des énoncés normatifs trop généraux.

L’un des textes les plus clairs sur l’adoption de l’usage du concept de laïcité au Québec, et

issu d’initiatives gouvernementales, se trouve dans le rapport produit au terme de la Commission

culturelle sur le patrimoine religieux du Québec. Cette commission importante fut logée entre le

Rapport Proulx et la commission Bouchard-Taylor, suscitant moins de controverse. Voici ce

qu’on peut lire dans le rapport Croire au patrimoine religieux du Québec :

La législation du Québec, et en particulier le renvoi que fait celle-ci au droit canonique,

consacre un modèle de laïcité auquel les membres de la Commission adhèrent et qu’il

serait opportun de maintenir dans un Québec soucieux de sa diversité religieuse. À cet

égard, le professeur Ernest Caparros affirmait devant la Commission: « Mais soulignons

que cette civilizatio du droit canonique est un modèle juridique fort important de la laïcité-

collaboration ou laïcité positive, soit celle qui reconnaît la présence du phénomène

religieux dans la société civile et favorise son épanouissement. Il est remarquable de

constater que la France s’approche de ce type de laïcité, après avoir abandonné la laïcité-

20

séparation (ou exclusion), qui cherchait jadis, dans les premiers temps post-

révolutionnaires, à écarter le fait religieux de la société civile, pour s’aligner maintenant

vers la laïcité-neutralité, qualifiée aussi de laïcité ouverte ou de laïcité positive. » La

Commission est d’avis que le dialogue entre les autorités religieuses et l’État québécois

doit s’inscrire dans ce modèle de laïcité, de laïcité-collaboration, voire de laïcité-dialogue

(Secrétariat des commissions de l’Assemblée nationale du Québec, 2006, p. 11).

Mais je voudrais attirer l’attention sur un élément nouveau dans le débat francophone.

Jean-Paul Willaime propose depuis quelques années une laïcité de coopération, fondée sur le

compromis, autre manière de désigner une laïcité ouverte ou positive (2008). Mais plus

intéressant pour notre propos, récemment, il propose de ne pas assimiler laïcité et non-

confessionnalité. Dans une récente étude comparative sur l’enseignement de la religion en

Europe, il introduit la distinction entre deux approches non confessionnelles, l’une étant séculière

et l’autre laïque. L’approche séculière, surtout développée en Grande-Bretagne, serait plus

empathique et ouverte au fait religieux dans sa consistance propre; l’approche laïque, française,

s’en tiendrait aux expressions de la religion dans la culture.

En Europe, il y aurait en fin de compte deux versions d’une approche non

confessionnelle des religions à l’école, l’une que l’on pourrait qualifier de séculière,

l’autre de laïque. La première, qui se développe de plus en plus en Grande-Bretagne,

consiste en une approche des religions à travers des démarches compréhensives

parfaitement profanes et utilisant les ressources des sciences humaines, mais en

considérant la religion comme une dimension ordinaire de l’expérience humaine qu’il

faut comprendre par empathie […] La seconde approche, qui se développe en France,

privilégie un abord de la religion à travers ses œuvres, ses traces culturelles […] en

refusant de prendre plus spécifiquement en compte le fait religieux dans sa

consistance propre à travers une discipline particulière […] (Béraud et Willaime,

2009, p. 61)

Les auteurs indiquent que ces approches différentes s’enracinent dans des contextes où les

rapports entre religion, politique et école ont pris des orientations différentes.

Est-ce que cette distinction serait utile pour nous? J’estime que oui, en ce qui concerne

l’éducation. Il est clair que l’approche du Québec est plus semblable à celle de la Grande-

Bretagne, au moins dans ses programmes non confessionnels, même si les contextes diffèrent.

Non seulement a-t-on opté pour y consacrer une matière précise, mais aussi le volet de la culture

religieuse aborde respectueusement les religions et les convictions séculières dans leur logique

21

interne, et sous une pluralité d’angles honorant leur richesse et leur apport à la culture. La

distinction de Béraud et Willaime a le bénéfice de montrer que le « laïque » n’est qu’un chemin

parmi d’autres emprunté dans le champ dit « non confessionnel ». Surtout, elle met au jour le fait

que l’emploi d’un champ sémantique ou de l’autre est porteur d’un sens historique qu’on ne peut

escamoter.

Conclusion : autour du nouveau programme

Cette analyse sémantique a permis de soulever plusieurs questions d’importance en ce qui

a trait à la vision non confessionnelle de l’éducation sur la culture religieuse mise en place au

Québec. Le nouveau programme d’Éthique et culture religieuse s’inscrit légitimement dans le

champ non confessionnel. Sa démarche n’est pas proprement laïque, si l’on en croit Béraud et

Willaime, mais plutôt séculière, et à l’image de l’approche de la majeure partie des pays

européens, puisqu’il s’inscrit dans une matière précise, et qu’il tient compte du phénomène

religieux dans son ensemble. Il se veut à la fois neutre et compréhensif. Si l’on se fie à l’étude

numéro un commandée par le Comité d’étude sur la religion à l’école, l’approche britannique

notamment a d’ailleurs largement influencé les approches de l’enseignement culturel des

religions.

On peut se demander si le concept de laïcité ne nous a pas engagés, sur ce point, dans une

comparaison peu féconde avec la France, dont la tradition laïque à l’école publique constitue,

depuis le XIXe siècle, une exception européenne et un véritable champ de bataille entre les camps

catholique et laïque. L’école publique est la quintessence de la laïcité dans ce pays. Si récemment

on s’est entendu pour aborder le fait religieux dans certaines matières scolaires, le sujet demeure

sensible. La comparaison entre l’expérience québécoise et l’expérience britannique, voire

européenne, est certainement plus conforme à la réalité expérimentée jusqu’à maintenant, même

si le modèle britannique est plus décentralisé et diversifié, incluant des écoles publiques

confessionnelles et non confessionnelles notamment. À cet égard, le Québec paraît combiner une

vision « nationale » de l’éducation à la française (plus centralisée qu’au Royaume-Uni) et une

prise en compte du phénomène religieux propre à plusieurs pays d’Europe de l’Ouest.

22

Les détracteurs du programme qui s’en prennent à son « multiculturalisme », au nom d’un

attachement à l’héritage historique chrétien du Québec, s’inscrivent dans un débat plus large sur

la gestion de la diversité religieuse au Québec. Notamment à l’égard des accommodements

raisonnables, ils ont sans doute raison d’estimer que la laïcité ouverte paraît souvent concerner

surtout les demandes individuelles, au détriment du collectif, et paraît souvent favoriser les

croyants issus de groupes religieux minoritaires. Mais il serait faux de dire que le programme ne

prend pas acte du christianisme comme patrimoine et dimension centrale de la culture au Québec.

Les autres détracteurs qui rêvent d’une « vraie laïcité » s’en prennent à des aspects assez

diversifiés. Ils contesteront ou non le nouveau programme, les symboles ostentatoires dans les

institutions publiques, les systèmes de taxation favorables aux groupes religieux, l’existence de la

religion elle-même au nom d’une perspective athée militante, et ainsi de suite. La citation extraite

d’une étude commandée par le comité présidé par Jean-Pierre Proulx rappelle que les courants

humanistes, marxistes, anticléricaux et athées sont largement présents dans l’enseignement de la

littérature, de l’histoire et de la philosophie. Tel que le suggère la conclusion du chapitre de

Stéphanie Gravel, il est presque ironique, à ce titre, de limiter le débat sur l’impartialité des

enseignants à la seule matière de la culture religieuse.

De manière générale, les fervents partisans de la « vraie laïcité » pourraient mieux prendre

acte de cette laïcité-collaboration ou positive qui caractérise la France dans certaines de ses

pratiques. Dans mes discussions avec certains d’entre eux, ils réduisaient ces collaborations en

France à un intérêt touristique (qui motiverait le soutien de l’État pour les lieux de culte) et à une

longue tradition de contrôle des religions par l’État. C’est là avoir un point de vue biaisé et peu

documenté sur la France, dont les traditions de « reconnaissance » des religions sont aussi

importantes que la volonté de contrôle des cultes. On doit même admettre que le Québec

conserve dans les faits peu de collaborations avec les groupes religieux, beaucoup moins qu’en

France à tout le moins.

Depuis son entrée au Québec, et c’est mon sentiment depuis plusieurs années, le concept

de laïcité a charrié avec lui son anticléricalisme et sa défiance à l’égard du religieux, pour

précipiter une partie de nos élites dans l’affirmation d’un laïcisme radical ou d’une laïcité stricte.

23

C’est là un exemple parmi d’autres d’une comparaison spontanée avec notre patrie d’origine, qui

manque de rigueur. Incroyable coïncidence, le concept était proposé en 1999 et pour la première

fois largement débattu en 2000. Les cataclysmiques événements de septembre 2001 survenaient

pour lui donner un sens nouveau et puissamment défensif à l’égard des religions. Ajoutons à cela

que les « ismes » ont souvent bonne presse au Québec (nationalisme, marxisme, laïcisme…). Les

questions implicites qui paraissent constamment mises en jeu depuis lors, mais non discutées ou

résolues, sont les suivantes : Est-ce que le remède contre les fanatismes réside dans une laïcité

stricte, ou plutôt dans une éducation qui aborde franchement le pluralisme ? Est-ce que la

relégation de la religion à la sphère privée assure son intelligence ou sa crispation identitaire et sa

cléricalisation ?

C’est là donner trop de pouvoir à un concept, me dira-t-on. C’est là donner du pouvoir à la

mémoire d’un mot, à son sens le plus strict, qui n’est ici guère remis en question par les

contrepoids idéologiques qu’on trouve en France. Au bilan, l’extirpation du concept de son

terreau idéologique, souhaitée dans le Rapport Proulx, n’a donc guère fonctionné, du moins pas

au Québec.

Bref, le nouveau programme Éthique et culture religieuse, et plus largement l’école

publique, sont-ils laïques ou séculiers? Séculiers dans leur nature, « laïque (mais) ouverts » dans

leur appellation. Il serait dommage que la sémantique du séculier soit oubliée dans le présent

débat sur une voie dite neutre et non confessionnelle. Ce chapitre a montré que depuis la

laïcisation scolaire amorcée en 1998, les discussions concernent le nouveau programme

d’Éthique et culture religieuse, mais bien au-delà, elles renvoient à des débats fondamentaux sur

les divers modes de séparation entre l’État et la religion. Il a expliqué la différence sémantique et

culturelle entre la laïcité d’une part, et le séculier et la sécularisation d’autre part, comme

concepts structurants des approches différenciées du rapport à la religion, notamment à l’école.

Saurons-nous maintenir l’équilibre proposé dans l’approche séculière (auquel tend la laïcité dite «

ouverte »), et majoritairement empruntée par les pays occidentaux ? Pour le moment, l’État

québécois, de même que les tribunaux, s’en tiennent surtout au concept de neutralité14

. Un

14

On n’est loin d’être certains que ce serait le cas pour tous les partis politiques au pouvoir, dont

certains paraissent plutôt endosser le projet d’une plus stricte laïcité ou d’un nationalisme moins

24

jugement récent de la Cour suprême du Canada (2012), qui reconnaît que le programme d’éthique

et de culture religieuse obligatoire n’enfreint pas la liberté de conscience et de religion des

parents et des enfants, l’illustre très bien. On y écrit : « La neutralité religieuse est maintenant

perçue par de nombreux États occidentaux comme une façon légitime d’aménager un espace de

liberté dans lequel les citoyens de diverses croyances peuvent exercer leurs droits individuels. »

(par. 10). Et le nouveau programme ne leur paraît pas enfreindre ce principe de neutralité. Bref,

le débat est à suivre. Le but de ce texte était d’attirer l’attention sur les divers types de non

confessionnalité ou de neutralité, dont l’étude ne fait que commencer, si tant est que la majeure

partie des états demeurent liés d’une manière ou d’une autre à des religions dominantes.

pluraliste. Voir notamment le site web du Parti québécois qui exprime le besoin d’élaborer une

Charte de la laïcité (http://pq.org/etiquettes/accommodements_raisonnables).

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