Architecture domestique et société dans la Syrie du Bronze Ancien (IIIe millénaire av. J.-C.) :...

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PUBLICATIONS DE LA SORBONNE 33 Architecture domestique et société dans la Syrie du Bronze ancien (III e millénaire av. J.-C.) De l’approche méthodologique à l’interprétation socio-culturelle de l’habitat en Djézireh syrienne Barbara Chiti Résumé Dans le milieu de l’archéologie proche-orientale, l’étude de l’architecture domes- tique s’est progressivement affirmée comme l’une des sources privilégiées pour la définition des caractères économiques, sociaux et culturels des civilisations de l’Orient ancien. La maison, en effet, se distingue des autres artefacts archéolo- giques par sa nature complexe et composite, ainsi que par sa capacité à changer au cours de son utilisation. Elle est certes le résultat des contraintes matérielles et techniques, des choix opérés par ses habitants, mais elle correspond plus pré- cisément, à l’organisation d’un espace anthropique, social, culturel et idéologique. Notre contribution se propose par conséquent de mener une réflexion fondée sur l’observation conjointe de ces différents aspects et vise à la compréhension appro- fondie de l’habitation, de la conception et de l’organisation de l’espace qu’elle inclut et, ainsi, à l’identification de quelques-uns des caractères de la société au sein de laquelle elle a été conçue. Plus particulièrement, notre article porte sur l’analyse de l’architecture domestique livrée par trois sites du Bronze ancien, situés dans la région de la Djézireh syrienne, notamment Tell Bderi, Tell Melebiya et Tell Chuera. Les objectifs principaux de notre travail consistent, d’une part, à définir le « concept » ou les « concepts » d’habitat propre à chacune de ces implantations et, d’autre part, à discuter la présence – ou l’absence – d’une tradition architecturale commune en Djézireh syrienne au III e millénaire avant J.-C.

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architecture domestique et société dans la syrie du Bronze ancien (iiie millénaire av. j.-c.)de l’approche méthodologique à l’interprétation socio-culturelle de l’habitat en djézireh syrienne

Barbara Chiti

RésuméDans le milieu de l’archéologie proche-orientale, l’étude de l’architecture domes-tique s’est progressivement affirmée comme l’une des sources privilégiées pour la définition des caractères économiques, sociaux et culturels des civilisations de l’Orient ancien. La maison, en effet, se distingue des autres artefacts archéolo-giques par sa nature complexe et composite, ainsi que par sa capacité à changer au cours de son utilisation. Elle est certes le résultat des contraintes matérielles et techniques, des choix opérés par ses habitants, mais elle correspond plus pré-cisément, à l’organisation d’un espace anthropique, social, culturel et idéologique.Notre contribution se propose par conséquent de mener une réflexion fondée sur l’observation conjointe de ces différents aspects et vise à la compréhension appro-fondie de l’habitation, de la conception et de l’organisation de l’espace qu’elle inclut et, ainsi, à l’identification de quelques-uns des caractères de la société au sein de laquelle elle a été conçue. Plus particulièrement, notre article porte sur l’analyse de l’architecture domestique livrée par trois sites du Bronze ancien, situés dans la région de la Djézireh syrienne, notamment Tell Bderi, Tell Melebiya et Tell Chuera. Les objectifs principaux de notre travail consistent, d’une part, à définir le « concept » ou les « concepts » d’habitat propre à chacune de ces implantations et, d’autre part, à discuter la présence – ou l’absence – d’une tradition architecturale commune en Djézireh syrienne au iiie millénaire avant J.-C.

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Mots cléssyrie, djézireh, habitat, maison, iiie millénaire avant j.-c.

abstractIn the field of Near Eastern archaeology, the study of domestic architecture has gradually become one of the most relevant means to identifying the economic, social and cultural characteristics of ancient Near East civilizations. As a matter of fact, houses differ from other archaeological artifacts due to their complex, multi- faceted nature and their capacity to evolve over time. While resulting of material and technical constraints, as well as the preferences of their inhabitants, houses reflect first and foremost the organization of an anthropological, social, cultural and ideological environment. Our paper means to engage in a reflection based on the joint observation of all these aspects and aims at a deeper understanding of dwelling, an insight into its conceptual and spatial organization, as well as to identify some of the characteristics of the society out of which they were born. More precisely, this work deals with the analysis of domestic architecture from three Bronze Age sites, all located in the region of the Syrian Jezirah, including Tell Bderi, Tell Melebiya and Tell Chuera. The main purpose of our paper is, on the one hand, to outline the housing “concept” or “concepts” specific to each of these sites, on the other to discuss the presence – or absence – of a common architectural tradition in the Syrian Jezirah during the 3rd millennium BC.

Keywordssyria, JEzirah, dwElling, housing, 3rd MillEnniuM Bc

Dans le panorama du Proche-Orient ancien, le IIIe millénaire av. J.-C. se caractérise comme une période de grand développement écono-mique, social et culturel. Ces changements constituent les fondements d’un processus de transformation dont témoignent, en Mésopotamie du Nord, l’émergence d’une plus grande complexité des implanta-tions villageoises, la naissance des villes et l’apparition de l’État. Cette transformation est connue dans la littérature archéologique comme une « urbanisation secondaire1 ». Bien que ce phénomène soit attesté dans tout le Proche-Orient, les rythmes, les choix et les solutions qui ont mené à ce résultat semblent varier en fonction du milieu géographique et culturel. En Syrie, les recherches archéologiques conduites au cours des trente dernières années ont fourni une quantité extraordinaire d’in-formations concernant cette problématique. Ainsi, la compréhension

1. Cette dénomination est inspirée et fait référence à la définition élaborée par V. G. Childe, en 1950, pour désigner le processus de formation des premières sociétés urbaines de Mésopotamie méridionale et, notamment, la « révolution urbaine » (Childe, 1950).

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des dynamiques et des mécanismes qui ont déterminé ce processus est devenue l’un des axes de recherche préférentiels poursuivis dans la région syrienne.

Notre étude se propose d’aborder cette « transformation » selon une perspective architecturale, à travers l’examen de l’un des éléments le plus directement marqué par ce type de changement, c’est-à-dire la maison. Cette dernière est en effet un marqueur culturel majeur, se dis-tinguant des autres « objets » archéologiques par sa nature complexe et composite, ainsi que par sa capacité à évoluer au cours de son utilisa-tion. La maison est le résultat d’un projet architectonique tributaire de contraintes techniques (par exemple : matériaux disponibles, compé-tences techniques, etc.) et de choix opérés par ses habitants. Elle corres-pond également à l’organisation d’un espace anthropique délimité, et plus encore, à un lieu social, culturel et idéologique.

En partant de ce constat, nous avons voulu aborder l’étude de l’ar-chitecture domestique à partir d’une méthodologie d’analyse fondée sur l’observation conjointe de ces différents aspects. Elle vise à la com-préhension de l’habitation elle-même, mais également de la société au sein de laquelle elle a été conçue. Plus précisément, la méthodologie employée propose une nouvelle approche des principes et des critères d’analyse mis au point par les deux principales écoles archéologiques qui se sont intéressées à l’architecture du Proche-Orient ancien, l’école allemande2 et l’école française3. La première, l’école allemande, s’est focalisée principalement sur l’étude planimétrique des constructions4. Au contraire, la seconde, l’école française, s’est concentrée, d’une part, sur les aspects proprement architecturaux (matériaux, techniques de constructions, restitution tridimensionnelle) et, d’autre part, sur l’ap-proche ethnoarchéologique.

2. R. Koldewey (Koldewey, 1911 ; Koldewey et Wetzel, 1931) et W. Andrae (Andrae, 1927 et 1930) sont les fondateurs et premiers représentants de cette école, successivement développée par R. Naumann (Naumann, 1971), E. Heinrich (Heinrich, 1975) et plus récem-ment par M. Novak (Novak, 1994) et P. Pfälzner (Pfälzner, 2001).

3. Les premiers représentants majeurs de cette école, visant la compréhension profonde de la nature de l’habitation sont O. Aurenche (Aurenche, 1977, 1981, 1985 et 1996), J.-Cl. Margueron (Margueron, 1980, 1982, 1986 et 1997) et J.-D. Forest (Forest, 1996). Leur approche novatrice fut ultérieurement développée par de nombreux spécialistes, parmi lesquels C. Castel (Castel, 1992), O. Callot (Callot, 1994) et L. Battini (Battini, 1999).

4. Poursuivant la tradition de l’école allemande, E. Heinrich élabora une classification typolo-gique des maisons mésopotamiennes centrée exclusivement sur l’analyse planimétrique (Heinrich, 1975). Cette méthode, qui a rencontré un grand succès, a été reprise récem-ment par M. Novak (novak, 1994).

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Enfin, en accord avec l’idée de l’architecte Bruno Zevi5, pour qui le vrai protagoniste de l’œuvre architecturale est le « vide, l’espace interne » qu’elle contribue à créer (Zevi, 1959, p. 11), notre étude architecturale portera une attention particulière aux modes de délimitation et d’orga-nisation de l’espace interne aux maisons. En effet, il nous semble que la conception de l’espace, plus que tout autre critère, fournit des informa-tions importantes quant à la définition de la société concernée.

En raison de l’ampleur et de la complexité du sujet abordé, nous limiterons, dans ce travail, notre horizon géographique à la seule région nord-orientale de la Syrie, la Djézireh, et plus particulièrement aux sites de Tell Melebiya, Tell Bderi et Tell Chuera. D’une part, ces trois implan-tations ont livré de nombreux vestiges domestiques. D’autre part, cha-cun de ces sites présente des caractéristiques différentes et spécifiques, ce qui permet à notre analyse de reposer sur un corpus suffisamment diversifié pour atteindre des résultats significatifs.

Le cadre limité de cet article ne nous permet de traiter que de cer-tains aspects abordés dans notre recherche doctorale, tels que les élé-ments planimétriques, la circulation et l’organisation de l’espace. Ces axes constitueront les éléments de base d’une classification typologique des habitations6 qui vise, d’une part, à définir le « concept » de maison propre à chaque site et, d’autre part, à tenter de reconnaitre la présence d’une ou plusieurs traditions culturelles architecturales.

La djézireh syrienne au iiie millénaire av. J.-c. La région nord-orientale de la Syrie actuelle – ou Djézireh7 syrienne (FIG. 1) – est caractérisée, d’un point de vue géomorphologique, par de vastes plaines steppiques semi-arides, traversées par les fleuves Balikh et Khabour et leurs affluents. Bien que cette région soit composée d’une

5. B. Zevi est l’un des architectes italiens les plus célèbres du xxe siècle. Ses ouvrages Saper vedere l’architettura et Saper vedere l’urbanistica constituent l’une des contributions les plus importantes et novatrices à la réflexion moderne sur l’architecture et l’urbanisme.

6. À la différence de la pratique habituelle de classification, qui privilégie la forme et la planimétrie des habitations, notre répartition typologique vise prioritairement à identi-fier et regrouper les constructions ayant des éléments récurrents dans l’organisation de l’espace interne. À partir de ce principe, des constructions qui sont apparemment différentes, peuvent être réunies au sein d’un même groupe typologique.

7. Au sens large du terme, la Djézireh correspond à la région située entre les fleuves de l’Euphrate et du Tigre et comprend les plaines de l’Irak du Nord et la région sud-orientale de la Turquie. Pour une analyse détaillée du paysage géo-archéologique de cette région à l’âge du Bronze, voir Wilkinson, 2003, p. 109-122.

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mosaïque de « niches écologiques » perméables et interdépendantes, elle est essentiellement subdivisée en deux milieux géographiques prin-cipaux. L’un, situé au nord des Djebel Abd al-Aziz et Djebel Sinjar, est caractérisé par des pluies abondantes et récurrentes (> 250 mm/an) et permet donc une agriculture sèche. L’autre, étendu au sud des Djebels, est caractérisé par des pluies moins fréquentes (< 250 mm/an) et, par conséquent, est sujet à des pratiques d’irrigation. Ces caractères géo- environnementaux marquent la spécificité de cette région qui, par sa nature bipolaire entre agriculture sèche et irriguée, a été largement exploitée pour une production agricole intensive dès l’âge du Bronze.

1. Carte géographique de Syrie et emplacement des principaux sites du IIIe millénaire av. J.-C. (B. Chiti).

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Durant la première moitié du IIIe millénaire av. J.-C. (EJ0-II) (FIG. 2)8, la Djézireh syrienne est très faiblement peuplée. À quelques rares excep-tions près (Tell Brak et Tell Chuera), la région est occupée par de petits centres villageois fondés sur une économie principalement agro-pas-torale. Bien que ces agglomérations n’aient pas encore atteint un vrai statut urbain, plusieurs présentent un degré de développement assez avancé et des éléments précurseurs de l’urbanisation qui suivra. Des sys-tèmes de fortifications (Tell Bderi), la planification des habitats, l’exis-tence de bâtiments de nature publique identifiés comme des temples (Tell al-Raqa’i), un système primitif d’enregistrement administratif, les signes d’une différenciation sociale et l’affirmation d’élites en sont autant d’exemples. Pendant toute cette période, la région partage une culture matérielle composite9, les éléments les plus représentatifs étant

8. Les résultats des recherches menées en Djézireh ont permis aux spécialistes travaillant sur cette région d’élaborer une chronologie relative locale, subdivisé en six périodes : Early Jezirah 0-V (Pfälzner, 1997 et 1998 ; Lebeau et al., 2000 et Lebeau, 2011). Dans ce texte, cette périodisation sera indiquée selon la forme abrégée EJ 0-V.

9. Pour une discussion approfondie des aspects chrono-culturels caractérisant la Djézireh au iiie millénaire, voir la récente publication du projet Arcane (Lebeau, 2011).

datation av. J.-c.

Syrie ouest djézireh Mésopotamie

2000Bronze ancien / Bronze Moyen Early Jezirah V Ur III

2100

akkadBronze ancien IVb Early Jezirah IVb2200

Bronze ancien IVa2300Early Jezirah IVa dynastique

archaïque III b2400

Bronze ancien III Early Jezirah IIIb dynastique archaïque III a

2500

Early Jezirah IIIa2600 dynastique archaïque II

Bronze ancien II

Early Jezirah II2700

Early Jezirah Idynastique archaïque I

2800

2900

Jemdet NasrBronze ancien I Early Jezirah 03000

3100

2. Tableau chrono-culturel de la Djézireh et des régions voisines au IIIe millénaire av. J.-C. (B. Chiti).

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la céramique dite Ninivite V10 et les sceaux-cylindres du type Piedmont Jemdet Nasr.

Vers la moitié du IIIe millénaire av. J.-C. (fin EJ II), la région connaît un développement urbain important et assez rapide, qui atteint son apo-gée en EJ IIIb. On observe une augmentation remarquable du nombre et de la taille des agglomérations. Progressivement, elles se différencient et s’organisent selon un système hiérarchisé à plusieurs niveaux. Les centres urbains sont alors très bien organisés et fortifiés, l’architecture monumentale s’affirme en particulier sous la forme de temples et de palais. D’importants changements sont enregistrés également au niveau de la culture matérielle. Après une brève période de transition (EJ II final), une production beaucoup plus spécialisée et standardisée se substitue à la tradition céramique Ninivite V, connue sous le nom de céramique métallique. Les documents écrits se multiplient et attestent, alors, l’emploi d’un système d’écriture avancé, tandis que la découverte d’une quantité croissante d’objets de prestige ou de luxe témoigne de l’existence d’un système social hiérarchisé.

Ce cadre culturel persiste essentiellement jusqu’à la fin de la période EJ IV, où de nouveaux et importants changements ont été révélés par les fouilles. Pour des raisons encore largement débattues, la Djézireh devient de plus en plus instable ; la plupart des sites connaissent une période de « crise » et, pour la majeure partie d’entre eux, l’abandon. Nonobstant la persistance de l’occupation et la relative prospérité de rares sites, tels que Tell Brak et Tell Mozan11, cette région demeure en récession jusqu’au iiie siècle du IIIe millénaire av. J.-C. (début du Bronze moyen II).

Le site et l’habitat de tell Melebiya Le site de Tell Melebiya est situé à environ 12 km au sud-est de la ville moderne de Hassake, sur l’une des terrasses de la rive droite du Khabour (FIG. 1). Fortement érodé par l’action du fleuve, le tell a désormais une

10. Ce terme provient de la première identification, par Max Mallowan, de ce type de céra-mique au style et à la décoration peinte et incisée particuliers, issue du niveau 5 du grand sondage que l’archéologue avait fait en 1931 sur le site de Ninive, en Irak septentrional. La grande diffusion de cette céramique en Djézireh syrienne entre 3100 et 2550 av. J.-C. a entraîné l’extension du terme de Ninivite V à la culture et la période qui ont généré ce type de céramique.

11. La culture matérielle de ces sites est largement débitrice de la culture akkadienne. Cela porte à envisager l’intégration de ces sites sous la sphère d’influence de l’empire d’Akkad, en expansion vers le nord. Cela pourrait être la raison pour laquelle ces sites ne semblent pas connaître de déclin.

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forme ovale irrégulière et couvre une superficie de 3,2 hectares. Les recherches archéologiques commencèrent en 1984, lors du lancement du programme de sauvegarde des sites archéologiques menacés par la construction du barrage du moyen Khabour, et se poursuivirent durant les cinq années suivantes. Les résultats fournis par la mission belge, dirigée par Marc Lebeau, permirent de définir la séquence chrono- stratigraphique de l’établissement et d’identifier deux périodes d’oc-cupation principales, l’une datant du Bronze ancien (périodes EJ II et EJ III) et l’autre de la période ayyoubide (Lebeau, 1993). Cependant, les informations relatives à l’implantation du Bronze ancien demeurent limitées, car les fouilles ont découvert exclusivement des quartiers d’ha-bitations privées. En l’absence de témoins matériels révélateurs du sta-tut de l’implantation – comme, par exemple, la présence d’un système défensif ou d’architecture monumentale – la nature du site ne peut pas être assurée. Toutefois, l’analyse de l’agencement du tissu et du réseau de circulation des quartiers d’habitation a porté M. Lebeau à estimer que Tell Melebiya était un centre urbain, pourvu d’un plan de type rayonnant et organisé selon un système de terrasses étagées (Lebeau, 1993, p. 41-49). Enfin, l’étude combinée des données géomorpholo-giques, topographiques et archéologiques a permis d’établir que, au moment de son expansion maximale durant l’EJ III, le site avait une forme circulaire et s’étendait sur environ 7 hectares.

L’habitat de Tell Melebiya a été repéré principalement dans les chantiers B, C et G, situés sur la plateforme sommitale de la colline. Ici, les fouilles ont permis de distinguer les vestiges d’au moins seize habita-tions appartenant à deux niveaux architecturaux différents, l’un daté de la période EJ II, l’autre attribué à l’EJ III (FIG. 2). L’étude typologique des habitations de Tell Melebiya a fait l’objet d’une première publication par le chercheur. Celui-ci identifie deux groupes de maisons, l’un à plan simple, l’autre à plan complexe pourvu d’un ou deux espaces centraux (Lebeau, 1993, p. 107-110). Contrairement à la classification établie par ce chercheur, l’analyse que nous avons pu mener sur les habitations de Tell Melebiya a mis en évidence la présence de trois types différents de maisons (FIG. 3).

Type I – Le premier groupe est représenté par des constructions de forme carrée, s’étendant sur une superficie comprise entre 25 et 37 m². Elles sont composées de trois pièces : une grande pièce rectangulaire sur laquelle s’ouvre l’entrée principale et deux plus petites disposées à l’arrière. La position en retrait de ces deux pièces par rapport à l’entrée principale pourrait indiquer une nature plus privée. Les maisons B6,

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3. Typologie de l’habitat de Tell Melebiya (B. Chiti d’après Lebeau, 1993, pl. 14, 34, 44, 53, 61, 70, 76, 85, 92, 98).

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G2, C2, et probablement C6, font partie de ce type. Ce dernier corres-pond parfaitement au groupe à plan simple identifié par M. Lebeau.

Type II – Le deuxième groupe est caractérisé par des constructions à plan complexe, composées de 10 à 13 pièces et dont la superficie est comprise entre 80 et 130 m². De prime abord, les plans de ces construc-tions ne semblent pas se ressembler. Cependant, au niveau de l’orga-nisation de l’espace intérieur, certains éléments spécifiques semblent se reproduire. En effet, dans chacune de ces maisons, on remarque la présence de deux ensembles de pièces. Plus précisément, le premier ensemble est composé d’un grand espace central de forme rectangu-laire sur lequel s’ouvre l’entrée principale, ainsi que de deux rangées de petites pièces de forme quadrangulaire alignées sur deux de ses côtés. En revanche, le deuxième ensemble regroupe au moins trois pièces qui reproduisent le modèle des maisons à plan simple du Type I. L’empla-cement de ces deux groupes de pièces semble suivre un projet pré-cis puisque le premier est toujours situé dans la moitié frontale de la maison, plus facilement accessible depuis la rue, l’autre situé dans la partie la plus reculée et en conséquence plus privée. La maison B2 en représente le meilleur exemple, alors que les maisons B1sud12 et G1 en constituent des variantes, en raison de la présence de pièces supplémen-taires13. Les différences, parfois importantes, d’un plan à l’autre pour-raient être dues à des modifications, notamment des élargissements, du projet original de maisons dont nous ne connaissons pas le plan14.

Type III – Le troisième type regroupe les constructions qui ont une superficie supérieure à 130 m² et sont composées de 12 pièces ou plus. La taille et le nombre des pièces sont variables parce qu’elles résultent de la fusion de plusieurs maisons plus petites15. Toutefois, ce groupe de constructions se distingue par la présence d’un, voire deux, longs

12. L’analyse architecturale menée sur la maison B1 nous a porté à estimer que le plan publié est en réalité le résultat de la fusion de deux bâtiments différents, appartenant à deux phases successives. Cette idée se base essentiellement sur la différence altimétrique (environ 70 cm) existante entre le tiers septentrionale et le reste de la maison, ainsi que sur l’absence d’un dispositif de passage qui permettrait la circulation entre ces deux par-ties. Nous avons donc distingué les deux constructions en B1sud (pièces 186, 807, 809, 955, 1162, 1402, 956, 1034, 1033, 849, 844 et 856), et B1nord (pièces 1056, 1052, 1046 et 130). Appartenant à une phase plus ancienne du niveau architectural analysé, B1nord n’a pas été integrée dans notre étude. Nos conclusions sont développées plus en détail dans notre thèse en cours de rédaction.

13. Dans l’habitation G1, il s’agit de l’annexion de trois pièces attenant à l’entrée (2545, 2546 et 2557) et, dans le cas de la maison B1sud, de quatre pièces vers l’ouest (849, 1033, 1034 et 1162).

14. En privilégiant une stratégie de fouille en extension, les vestiges mis au jour à Tell Melebiya ont été dégagés principalement dans leur état final d’occupation.

15. Cela explique la présence de doubles murs à l’intérieur des bâtiments.

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vestibules d’entrée équipés d’un sol dallé et d’une canalisation, donnant accès à une cour située dans la partie centrale de l’habitation. Ce type concerne les maisons B4, B7 et B516.

Le site et l’habitat de tell BderiSituée sur la rive gauche du fleuve Khabour, à environ 3 km au sud-est de Tell Melebiya (FIG. 1), la colline de Bderi a actuellement une forme semi-circulaire dont la superficie s’étend sur 4,6 hectares. Comme dans le cas précédent, l’étude archéologique du tell s’insère dans le pro-gramme de sauvegarde des sites de la moyenne vallée du Khabour. Les fouilles furent menées de 1985 à 1990 par une mission allemande, sous la responsabilité de Peter Pfälzner. Bien que les fouilles aient concerné seulement deux secteurs, situés sur les pentes nord et sud du tell, les données obtenues dans ces deux zones ont permis de mettre en évi-dence une séquence de vingt-cinq niveaux stratigraphiques datant de la période du Bronze ancien (intervalle EJ II-EJ IIIb) et de la fin du Bronze récent (FIG. 2).

En ce qui concerne l’établissement du IIIe millénaire (Pfälzner, 2001), la presque totalité des informations provient de la tranchée méri-dionale (secteur Südhang). La découverte d’un mur en briques crues large de 2 mètres et pourvu d’un glacis extérieur (niv. 25), a mis en évi-dence que, au moment de sa première implantation (EJ II), le centre était fortifié. Les caractéristiques morphologiques du tell et les infor-mations relatives au tracé de cette enceinte ont conduit P. Pfälzner à conclure que l’établissement du Bronze ancien devait avoir une forme ovale, voire ronde, et qu’il devait s’étendre sur une superficie de cinq à six hectares17. À l’exception de ce système défensif, assez impression-nant pour l’époque18, aucune trace d’architecture monumentale n’a été repérée. L’ensemble des constructions mises au jour a été identifié par les archéologues comme de l’habitat. De fait, le secteur Südhang a livré les vestiges d’au moins quatorze maisons appartenant à neuf niveaux architecturaux successifs (niv. 21, 17, 14 et 13-8) et qui nous permettent de retracer l’évolution d’une partie de l’habitat de Tell Bderi durant la période EJ II- EJ IIIb.

16. Dans ce dernier cas, la présence d’un sol en galets dans la pièce centrale (1348) confirme sa nature d’espace ouvert.

17. Ces dimensions sont proches de celles que devait avoir Tell Melebiya à la période EJ III. 18. Ce type de système défensif représente un cas unique pour la période de l’EJ II.

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L’analyse architecturale de ces habitations fait apparaître la présence d’une grande variété des constructions, soit dans la taille, soit dans la forme. Malgré les nombreuses transformations subies par les bâtiments au cours de leur utilisation19 et la présence d’un grand nombre de variantes, il est pourtant possible de reconnaître trois types de maisons (FIG. 4) :

Type I – Le premier groupe est représenté par des constructions assez simples, étendues sur une superficie comprise entre 42,3 et 52,2 m². Elles se composent essentiellement d’une large pièce, rectangulaire ou carrée20, située dans l’angle d’une vaste cour. Cette organisation d’ori-gine est modifiée dans chacun des cas par l’ajout successif d’une ou deux pièces de petite taille, situées d’un coté ou de l’autre de la cour. Ce type apparaît dans les niveaux les plus anciens (niv. 21-14), attribués à l’EJ II, dans les maisons XIV, XVII, XXI.

Type II – Le deuxième groupe est caractérisé par des constructions rectangulaires allongées, composées d’une seule pièce, vaste et ouverte, divisée en longueur en trois parties au moyen de deux couples de murets, situés l’un en face de l’autre. La courbure de la partie supé-rieure de certains de ces murets a conduit les fouilleurs à les interpré-ter comme des restes d’arches en ogive. Ces édifices s’étendent sur une superficie comprise entre 30 et 33 m² et sont parfois associés à une cour. Font partie de ce groupe les habitations III, V et VI, qui appartiennent toutes au niveau architectural 11.

Type III – Le troisième groupe est composé d’unités d’habitation, c’est-à-dire de plusieurs édifices autonomes, de forme rectangulaire et disposés les uns à côté des autres, autour d’une cour. Chaque édifice se compose de deux pièces de forme et taille similaires, accolées par leur long côté. C’est le cas des habitations I (niv. 10-8) et XI (niv. 11).

Il est important de souligner que ces trois types concernent exclu-sivement des édifices appartenant aux niveaux architecturaux les plus anciens. Plus précisément, le type I est présent dans les niveaux antérieurs au niveau 13, le type II est attesté dans les niveaux 12 et 11, tandis que le type III apparaît seulement dans le niveau 11. À partir du niveau 10 – et jusqu’à la fin de l’établissement de l’âge du Bronze ancien – quasiment

19. Grâce à un travail soigneux, les archéologues ont pu définir la succession des change-ments, réfections et variations subis par chacun des bâtiments mis au jour et arriver ainsi à définir leur évolution complète et à identifier les différents états d’occupation des habitations.

20. Nous nous référons aux pièces CM de la maison XIV, FL de la maison XVII et DJ de la maison XXI.

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4. Typologie de l’habitat de Tell Bderi (B. Chiti d’après Pfälzner, 2001, Taf. 2, 6, 12-13, 15, 19-22).

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aucune nouvelle construction n’est bâtie21. En effet, à quelques excep-tions près, les édifices attestés dans les niv. 10-8, ne représentent rien d’autres que des modifications (adjonctions, partitions, etc.) des habita-tions bâties antérieurement, durant la période 11. Elles sont les résultats de changements continus et spontanés, qui suivent un rythme hétéro-gène et propre à chaque maison22. Il est donc impossible d’identifier des éléments communs et c’est pourquoi ces édifices ne peuvent être classi-fiés dans une typologie.

Le site et l’habitat de tell chueraLe site de Tell Chuera se situe au milieu d’une vaste plaine steppique, comprise entre les fleuves Balikh et Khabour, à environ 5 km au sud de l’actuelle frontière turque (FIG. 1). Le site est de forme circulaire et son diamètre est de peu inférieur à 1 km. Sa morphologie est caractéristique des sites à couronne, ou kranzhügeln. Cette définition trouve son origine dans la comparaison du profil du site – formé par la présence d’une ville haute et d’une ville basse, les deux étant entourées d’une ligne de forti-fications – avec une couronne. Le site s’étend sur une superficie d’envi-ron 80 hectares. Ses dimensions considérables permettent de l’identifier comme l’un des centres majeurs de la région.

Bien que le site ait été reconnu pour la première fois en 1913, les fouilles systématiques de l’établissement ne commencèrent qu’à la fin des années 1950. Actuellement, les recherches sont menées par une mis-sion allemande dirigée par Jan-Walke Meyer. Les résultats des recherches conduites durant cette période ont mis en évidence une longue occupa-tion du site qui s’étend, de manière discontinue, du Ve millénaire à la fin du IIe millénaire av. J.-C. La période d’occupation la plus importante et la plus étendue se situe au IIIe millénaire (FIG. 2), alors que Chuera atteint son expansion maximale et semble avoir joué le rôle de capi-tale régionale. À cette période, la ville était entourée d’un mur de for-tification massif, construit en briques crues et mesurant quatre mètres de large. Elle présentait, en outre, une architecture monumentale de nature religieuse et/ou administrative.

21. Les seules exceptions s’avèrent être la construction X du niv. 9e et l’habitation II. Cette dernière a été bâtie au début de la phase 8 sur une portion de l’établissement précédem-ment occupée d’une rue, orientée nord-sud.

22. La séquence architecturale définie par P. Pfälzner (Pfälzner, 2001) est présentée et com-mentée en détail dans notre travail de thèse.

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En ce qui concerne l’habitat, les informations les plus significatives proviennent des chantiers H (Hauserviertel) et K (Kleiner Antentempel) (Moortgat, 1960 et 1967 ; Orthmann, Klein et Lüth, 1986 ; Moortgat et Moortgat-Correns 1976 ; Moortgat-Correns, 1988)23. Tous deux situés au sud du centre, ces secteurs témoignent de l’existence de deux quartiers d’habitation assez étendus et très bien organisés. Bien que les maisons identifiées soient nombreuses, leur état de conservation, parfois très fragmentaire, a limité l’objet de notre étude à vingt habitations : neuf sont situées dans le chantier H et onze dans le chantier K.

L’analyse architecturale conduite sur ces habitations a mis en évi-dence la présence d’une « standardisation » des constructions du chan-tier H, tandis qu’au sein du chantier K, les maisons ont une taille et une forme variées. Dans le site, il est pourtant possible de reconnaître deux types principaux de maisons (FIG. 5).

Type I – Le premier groupe est représenté par des constructions ayant un plan très bien organisé, composé de sept ou huit pièces, s’étendant sur une superficie supérieure à 130 m². Ces habitations sont caractéri-sées par une vaste cour24 entourée de pièces sur deux de ses cotés et, plus rarement, sur trois. Leur entrée principale est toujours située dans une partie latérale de la façade. Les pièces situées dans la partie antérieure de la maison comprennent toujours un long vestibule d’entrée, équipé d’une canalisation, et une large pièce rectangulaire, la plus grande et la plus soignée du bâtiment. L’emplacement et l’aménagement interne de cette pièce marquent sa fonction « publique », ainsi que sa destination à la réception25. Les autres pièces, situées dans la partie postérieure de la maison, ont des dimensions plus réduites et s’organisent normalement le long d’un des côtés de la cour. Font partie de ce groupe les maisons H I, H IV, H V, H VIII du chantier H et, dans la variante pourvue d’une troisième pièce située dans la partie frontale, les maisons K III et K IV du chantier K. Ces dernières ont une superficie beaucoup plus réduite, d’environ 62 m².

Type II – Le deuxième groupe est caractérisé par des constructions composées de six à huit pièces, sur une superficie s’étendant jusqu’à

23. Lors de notre étude architecturale des maisons de Tell Chuera, la publication relative aux résultats des fouilles 1998-2005 n’était pas encore parue. En conséquence, ces der-nières découvertes ne sont pas prises en compte dans cet article. Celles-ci le seront, en revanche, dans notre travail de thèse.

24. Notamment les espaces 36 de la maison K III, 26d de la maison K IV, A de la maison H I, 3 de la maison H IV, 5 de la maison H V et 15 de la maison H VIII.

25. Cette pièce est généralement caractérisée par plusieurs banquettes situées le long des murs.

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5. Typologie de l’habitat de Tell Chuera (B. Chiti d’après Moortgat, 1960, Abb.1 ; Orthmann, Klein et Lüth, 1986, plan III ; Moortgat-Correns, 1988, plan III).

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159 m². Bien que ces habitations soient également caractérisées par une vaste cour entourée de pièces sur deux de ses côtés, la disposition de la partie frontale de la maison est organisée d’une façon très diffé-rente. Elle se compose d’un vestibule d’entrée flanqué de part et d’autre de deux pièces de dimensions généralement équivalentes. Les autres pièces, au nombre de trois, voire quatre, se situent toutes le long d’un des côtés de la cour. L’entrée principale de ces maisons est toujours située dans la partie centrale de la façade. Les maisons H VI, H VII et H IX constituent les meilleurs exemples de ce type de construction.

considérations finalesÀ partir de la comparaison des types d’habitations reconnus dans les trois sites analysés (FIG. 6), il apparaît très clairement que, au sein de chaque implantation, un « concept » spécifique de maison est adopté et développé au cours du temps. À l’exception de la maison B5 de Tell Melebiya26 – qui pourrait trouver une correspondance avec les habi-tations du type I de Tell Chuera –, en l’état des données, aucune des typologies établies ne se retrouve en dehors de l’établissement où elle a été conçue. Chaque site semble donc avoir sa propre « identité » cultu-relle architecturale.

Sur le site de Tell Melebiya, cette identité est marquée principale-ment par la présence d’un modèle d’organisation spatiale très précis et composé d’un ensemble compact de trois pièces. Ce modèle corres-pond essentiellement aux maisons de type I. Toutefois, il est identifiable également dans la planimétrie des constructions de type II. Si, dans le premier cas, l’ensemble des pièces a une forme carrée et très compacte, dans le second cas, il est reproduit dans une variante plus allongée sur son axe longitudinal et est associé à un groupe ultérieur de pièces, dispo-sées selon un plan tripartite. La présence de ce modèle – sous la forme d’une maison de type I – dans les deux niveaux architecturaux détectés à Tell Melebiya semble témoigner de l’importance et de la continuité de ce type dans la tradition architecturale du site.

26. Malgré son dégagement complet, on retrouve dans la partie avant de cette maison la présence des éléments caractérisant les maisons du type I de Tell Chuera : un vestibule d’entrée traversé par une canalisation, une grande pièce équipée de banquettes et une grande cour pourvue d’un sol en cailloutis. L’organisation et l’emplacement de ces élé-ments dans l’espace reproduisent exactement le modèle défini à Tell Chuera.

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À Tell Bderi, l’élément le plus caractéristique des habitations consiste en la présence de la cour, qui d’ailleurs est récurrente dans chacune des maisons identifiées. Cette récurrence atteste, d’une part, le rôle essentiel joué par la cour dans l’organisation des maisons de Tell Bderi et, d’autre part, l’enracinement de cet élément dans la tra-dition architecturale du site, puisqu’il était répandu durant toute la période EJ II-EJ III.

Plus ou moins étendue et parfois équipée d’une canalisation, la cour constitue un espace fondamental dans la conception des maisons de Tell Bderi. Toutefois elle n’est pas intégrée dans « le périmètre » de la maison, comme on peut l’observer dans d’autres sites. Il s’agit d’un espace adjacent, initialement destiné aux activités domestiques de plein air et par la suite utilisé pour la construction de pièces supplémentaires. Ces dernières sont bâties au fur et à mesure, dès qu’elles deviennent nécessaires, si bien que les habitations évoluent constamment et ont un caractère agglutinant.

Enfin, l’identité architecturale de Tell Chuera est bien reconnais-sable, soit dans l’existence d’une certaine standardisation de l’orga-nisation de l’espace interne aux maisons, soit dans la planification de l’espace urbain destiné à l’habitat. Cet espace se compose essentielle-ment d’une vaste cour centrale, entourée d’un alignement de pièces sur deux, trois ou quatre de ses côtés. Cette standardisation est parti-culièrement évidente dans les habitations appartenant au type I, où l’organisation de l’espace semble reproduire un modèle préconçu. En outre, le fait que les maisons de Tell Chuera – en particulier celles du chantier K – aient des superficies proches permet de supposer que ces maisons ont été bâties sur des lots de terrain préalablement délimités. Le parcellaire aurait alors une largeur sur le front de la rue de neuf à quinze mètres (Pfälzner, 2001, p. 333-334, 345).

Si la coexistence de plusieurs traditions architecturales au sein d’un même milieu géographique et chronologique n’est pas en soi inconce-vable, la fragmentation architecturale que nous venons de mettre en évidence est plus inattendue puisque ces sites se caractérisent par une culture matérielle partagée, notamment une céramique aux traits com-muns (entre autres, Akkermann et Schwartz, 2003, p. 211-232 et 253-262). Cela paraît encore plus surprenant si l’on considère la distance réduite qui sépare les sites de Tell Melebiya et Tell Bderi (trois kilo-mètres seulement), leur taille relativement semblable et leur nature urbaine. Dès lors, quelles peuvent être les raisons d’une telle différen-ciation dans la conception de la maison et l’organisation de son espace ?

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6. Tableau comparatif des types de maisons (plans schématiques) reconnus à Tell Melebiya, Tell Bderi et Tell Chuera (B. Chiti).

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Tout d’abord, il est nécessaire de prendre en considération le degré de développement du site, ainsi que son rôle dans les réseaux écono-miques et politiques régionaux. En effet, durant la période de profonds changements que représente le IIIe millénaire, la nature des implan-tations s’avère extrêmement variée et mouvante27. Par conséquent, la définition du niveau de complexité d’un site et de son rôle dans un sys-tème hiérarchisé – plus ou moins étendu sur le territoire – demeure une opération très compliquée. En partant de ces considérations, on pour-rait donc envisager que la nature et le degré de développement d’un site peuvent influencer la typologie de la construction. Dans le cas de Tell Bderi, par exemple, la disposition des constructions isolées autour d’une cour (unités d’habitations), ainsi que le rythme de développe-ment agglutinant des maisons, pourrait être liée à l’économie rurale du site. À l’inverse, à Tell Chuera, la forte standardisation des habitations du chantier H et l’existence possible d’un parcellaire semblent associées à la présence d’une administration centralisée et à un véritable plan d’urbanisme.

Par ailleurs, d’autres éléments, plus strictement liés à l’occupation des maisons par leurs habitants, doivent être pris en considération, à savoir les rapports sociaux, la composition de la famille ou le degré de sédentarité. De ce point de vue, l’existence et l’emplacement d’une pièce destinée à la réception pourraient, alors, refléter une vie sociale plus ou moins développée. Dans le cas de Tell Chuera, par exemple, cet espace est présent dans toutes les habitations de type I et se situe tou-jours à coté de l’entrée principale. Ce qui n’est pas le cas des édifices du type II. Par ailleurs, la multiplication des espaces destinés à une même fonction (par exemple : cuisson, réception, etc.) pourrait être l’indice de la présence d’une famille polynucléaire ou élargie, comme dans le cas de la maison B7 à Tell Melebiya. Ici, la présence de deux vestibules d’accès ainsi que de deux pièces destinées à la réception indiquerait la présence d’une famille élargie ou de deux nucleus familiaux, partageant la même habitation.

Notre analyse met en évidence une situation architecturale com-plexe, qui reflète des traits culturels hétérogènes. Toutefois, comme nous l’avons souligné dans notre introduction, au cours du IIIe millé-naire la région de la Djézireh syrienne est peuplée par des sociétés en

27. À ce propos, voir l’ouvrage de D. Bolger et L. C. Maguire (Bolger et Maguire, 2010) et, plus précisément, les articles de A. Porter (Porter, 2010, p. 72-78) et L. Cooper (Cooper, 2010, p. 87-98).

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voie de transformation. La présence de plusieurs traditions architectu-rales dans cette région répondrait à la nature variée des différents éta-blissements, plus ou moins urbanisés. Elle correspondrait à différentes étapes des processus en cours et serait également un indice de l’impor-tance de l’identité socio-culturelle des sociétés locales ainsi que de la richesse de leurs traditions.

Barbara ChitiUniversité Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 7041 : Archéologie et Sciences de l’Antiquité/Université de Pise (Italie). Sujet de thèse : Ville, maison, famille : espace public, espace privé et évolution socioculturelle dans la Syrie du IIIe millé- naire avant J.-C.Directrices : Christine Kepinski et Stefania Mazzoni. Soutenance prévue en 2015.

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