Les corps, les mots, les choses. Particules discursives et «trajectoires parlées» dans...

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259 Les corps, les mots, les choses. Particules discursives et « trajectoires parlées » dans l’ordonnancement de la vie domestique* Natalia La Valle A mi abuela Rosa 1. Introduction : rendre intelligible la structuration de l’action Les orientations des acteurs vers de multiples formes d’organisation temporelle se bâtissent « into the units and tools used to construct human action » (Goodwin C., 2002, p. 34). S’inscrivant dans cette optique praxéologique, le chapitre porte sur la manière dont la parole s’articule aux mouvements corporels ainsi qu’aux manipulations d’objets, configurant des repères temporels de et pour l’action. Comme on le verra dans des contextes domestiques et familiaux, ces repères contribuent de manière cruciale à rendre intelligible la structuration de l’action, qu’elle soit individuelle ou collective. Je traite ici la manière dont les particules discursives peuvent agir en tant que marqueurs de la structuration de l’action, en tant que repères temporels ; ce phénomène est présent dans les transitions entre activités, en particulier dans des transitions que j’ai appelées « trajectoires parlées ». Au cours de ces trajectoires apparaissent un certain nombre de particules * Ce travail est issu d’une recherche doctorale financée par Orange Labs, où j’ai intégré le laboratoire SENSE pendant trois ans. Durant la même période, et au-delà, j’ai été rattachée au laboratoire ICAR-Lyon 2. Merci à ces deux institutions, ainsi qu’aux familles ayant pris part à l’étude, d’avoir rendu cette recherche possible. Je remercie également Lorenza Mondada, ainsi que les autres relecteurs, qui tous ont beaucoup fait pour améliorer ce texte.

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Les corps, les mots, les choses. Particules discursives et

« trajectoires parlées » dans l’ordonnancement de la vie

domestique*

Natalia La Valle

A mi abuela Rosa

1. Introduction : rendre intelligible la structuration de l’action

Les orientations des acteurs vers de multiples formes d’organisation temporelle se bâtissent « into

the units and tools used to construct human action » (Goodwin C., 2002, p. 34). S’inscrivant dans

cette optique praxéologique, le chapitre porte sur la manière dont la parole s’articule aux

mouvements corporels ainsi qu’aux manipulations d’objets, configurant des repères temporels de

et pour l’action. Comme on le verra dans des contextes domestiques et familiaux, ces repères

contribuent de manière cruciale à rendre intelligible la structuration de l’action, qu’elle soit

individuelle ou collective.

Je traite ici la manière dont les particules discursives peuvent agir en tant que marqueurs de la

structuration de l’action, en tant que repères temporels ; ce phénomène est présent dans les

transitions entre activités, en particulier dans des transitions que j’ai appelées « trajectoires parlées

». Au cours de ces trajectoires apparaissent un certain nombre de particules

* Ce travail est issu d’une recherche doctorale financée par Orange Labs, où j’ai intégré le laboratoire SENSE pendant

trois ans. Durant la même période, et au-delà, j’ai été rattachée au laboratoire ICAR-Lyon 2. Merci à ces deux

institutions, ainsi qu’aux familles ayant pris part à l’étude, d’avoir rendu cette recherche possible. Je remercie

également Lorenza Mondada, ainsi que les autres relecteurs, qui tous ont beaucoup fait pour améliorer ce texte.

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discursives, parmi lesquelles la particule bon m’intéresse particulièrement. En ce qui concerne le

cadre de l’enquête, je rappellerai seulement que ces analyses font partie des résultats de mon

travail doctoral, axé sur un corpus vidéo enregistré en 2005 auprès de quelques foyers parisiens1,

pendant une semaine chacun2.

Dans un premier temps, j’aborderai l’état de parole ouvert (continuous state of incipient talk :

Goffman, 1978 ; Schegloff et Sacks, 1973) comme cadre de participation caractéristique des

foyers, ce qui me permettra de spécifier la question de la structuration des interactions et des

activités dans ce contexte spécifique.

Parmi les ressources langagières mobilisées pour cette structuration, dont je rappellerai les

principaux traitements en linguistique ainsi qu’en analyse conversationnelle, les verbalisations

d’action et les particules discursives occupent, comme cela a été évoqué plus haut, une place non

négligeable. Pour leur analyse je m’appuierai sur la littérature existante sur les transitions d’une

activité à une autre, avant d’introduire la notion de trajectoire parlée. Je passerai alors aux

analyses d’extraits : celles-ci montreront différentes occurrences de la particule discursive bon,

selon des modalités d’abord monologales puis interactives3. Enfin, je présenterai les propriétés de

bon en tant que ressource se combinant significativement à la corporéité. À la lumière de ces

analyses, je défendrai en conclusion une perspective intégrative sur l’action humaine et sociale.

Je pars de l’idée goffmanienne selon laquelle les acteurs scandent le flux de leurs actions et en

produisent une segmentation reconnaissable (Goffman, 1974, p. 253). Cette segmentation crée des

coupures, des emplacements différentiels, qui structurent de manière intelligible ce que l’on fait

1. L’étude ayant produit ce corpus a été réalisée chez Orange Labs (ex-FTR&D) par une équipe pluridisciplinaire

intégrant Moustafa Zouinar, Marc Relieu, Laurence Pasqualetti et moi-même, dans le cadre d’un projet d’innovation

pour la sphère domestique. Les participants à l’étude – qui ont reçu un dédommagement pour s’être prêtés à l’enquête

– ont donné leur accord explicite pour la réalisation des enregistrements et leur exploitation à des fins scientifiques. 2. Composé de quatre micro-caméras, quatre microphones et quatre enregistreurs numériques, le dispositif

d’enregistrement (qui ne demandait pas la présence sur place des chercheurs) couvrait différents espaces, et ce sur des

périodes de six-sept heures. Cet équipement original a été développé par M. Zouinar et M. Relieu en 2004. Voir

Relieu, Zouinar et La Valle (2007) pour une description détaillée du protocole d’enquête. 3. J’ai aussi abordé cette question dans La Valle (2012b).

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et permettent de réaliser des transitions en coordination avec autrui. Comme on le verra, loin

d’être de simples seuils, les transitions d’une activité à une autre présentent une épaisseur

temporelle. En cela, elles peuvent poser des problèmes pratiques aux acteurs, qui s’orientent vers

une régulation particulière de l’attention et de la disponibilité durant ces moments particuliers.

Elles en posent aussi à l’analyste, pour qui déterminer les frontières d’activité, les ouvertures et

les clôtures au sein d’une transition, peut s’avérer difficile.

Cette difficulté, dans la sphère domestique, s’explique en grande partie par le fait que les

membres de la famille sont souvent engagés en même temps dans différents cours d’action,

individuels ou collectifs ; il existe un partage particulier de l’espace entre ces membres, qui

vaquent à des activités distinctes mais qui se tiennent prêts à interagir : c’est ce que Goffman

(1978 ; 1987, p. 144) appelle « état de parole ouvert ».

L’état de parole ouvert implique une parole latente, un cadre de participation dans lequel les

participants se tiennent, au-delà de leurs engagements individuels, mutuellement disponibles.

Dans les familles observées, alors que les acteurs occupent ou se déplacent à travers divers

espaces, certains énoncés d’auto-verbalisation sont produits qui ne s’adressent à personne en

particulier. Par auto-verbalisation j’entends, en suivant ce que Goffman appelle le self-talk (1978),

des verbalisations de ce que le locuteur fait ou s’apprête à faire. Loin d’être un épiphénomène,

cette manière de faire constitue un mode de participation diffuse propre au foyer4, un tissu

d’interactions à première vue (et à première ouïe) décousues, sur lequel s’appuient les membres

pour se coordonner.

C’est dans ce contexte que la particule discursive bon est souvent utilisée : je montrerai que

cette ressource linguistique participe des méthodes de coordination et de mise en intelligibilité de

l’action dans le foyer – dans des pratiques que je vais analyser en détail.

2. Les auto-verbalisations et les particules discursives dans la publicisation de

l’action

Au fil des activités domestiques et familiales, de nombreux tours de parole sont énoncés de

manière isolée, donnant lieu à ce que Goffman (1978, 1987) appelle self-talk. Il s’agit dans mon

cas d’auto-verbalisations

4. Heath et Luff (1992) dans leur étude sur les centres de coordination décrivent un phénomène semblable – les talk

out aloud – dans une salle de contrôle du métro londonien.

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d’actions 5, parfois constituées exclusivement de particules discursives (bon, alors, etc.). Ces

verbalisations rendent observables des transitions entre activités et des structures d’engagement /

ré-engagement / désengagement de la part d’acteurs solitaires, mais sont aussi susceptibles d’être

traitées par quelqu’un d’autre (et donc re-caractérisées) comme des tours ouvrant sur un nouveau

cours d’action : de soliloques elles peuvent ainsi devenir premières parties de paires.

En analyse conversationnelle des formes comme bon ou ok ont été étudiées dès les années

1970 en tant que ressources intervenant en pré-clôture, en tant qu’éléments mobilisés pour initier

une section de clôture conjointe au cours d’une interaction verbale et, le plus souvent,

collaborative (Schegloff et Sacks, 1973). Or, comme on le verra, l’organisation des activités

domestiques ne repose qu’en partie sur des interactions verbales focalisées et (entièrement)

collaboratives6.

La dimension multimodale des particules discursives est moins étudiée que la dimension

verbale ou textuelle7. Pourtant, ces marqueurs de structuration de la conversation (Gülich, 1970 ;

Traverso, 1996)8 contribuent à structurer l’interaction et, plus largement, l’action (Bruxelles et al.,

2009 ; Mondada et Traverso, 2005).

La particule bon, dont le caractère protéiforme est souvent souligné (voir Brémond, 2002, par

exemple), a été décrite en linguistique surtout par rapport à ses fonctions de ponctuation (Winther,

1985), ses aspects sémantiques (Mosegaard-Hansen, 1998 ; Jayez, 2004), ou métadiscursifs. De

son côté, la linguistique interactionnelle s’intéresse au rôle des particules dans la grammaire-en-

interaction. De ce point de vue, certaines par-

5. C’est également le cas des connexions médiées par un canal de communication ouvert sur de longues périodes

(Ackerman et al., 1997). Dans ce contexte, les auto-verbalisations constituent des annonces disponibles à tous les co-

présents (Szymanski, 1999). 6. Ce point a été récemment souligné par Barske et Golato (2010) ou encore par Keevallik (2010). 7. Voir Dostie et de Sève (1999) ; Schiffrin (2001) ; Fraser (1999) et son concept de marqueurs pragmatiques. À ce

propos, Beeching (2009) parle de pragmaticalisation de bon en français contemporain. Rappelons aussi que d’autres

traditions abordent les particules en termes de connecteurs (Riegel et al., 1994), voire de « petits mots » (Ducrot et al.,

1980 ; Bouchard, 2000), etc. 8. J’adopte une démarche proche de celle de Traverso (1999, p. 44-49). L’auteure part de la prise en compte des

fonctions assurées par les marqueurs, issus de catégories grammaticales diverses et leur attribue quatre rôles

principaux : a) indicateurs de la structure de l’interaction (ouvreurs, conclusifs, ponctuants) ; b) manifestations de la

co-construction (marqueurs phatiques appelant l’attention ou cherchant l’approbation) ; c) marques de la progression

discursive ; et d) de l’articulation des énoncés. Notons que les deux premiers rôles sont spécifiques à l’oral.

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ticules jouent un rôle central dans des pratiques d’organisation de l’action, rôle particulièrement

visible lors des transitions.

En effet, certaines particules servent à scander les cours d’action dans lesquels est engagé le

locuteur, à projeter des activités, plus ou moins attendues, à relier deux phases conversationnelles,

deux topics, etc. Aussi, un état d’empressement pour passer à l’affaire suivante peut être exhibé en

mobilisant des particules discursives. Les transitions entre activités ou phases d’activité, loin

d’être des moments ponctuels ou de simples seuils, sont dotées d’une projectibilité, d’une

temporalité propres, pouvant se déployer sur des temps plus ou moins longs, comporter des

tentatives répétées et faisant intervenir des artefacts et autres ressources multimodales (Robinson

et Stivers, 2001 ; Mondada, 2006 ; Bruxelles et al., 2009). Cette épaisseur temporelle est d’autant

plus importante que les transitions posent problème aux participants lorsqu’elles concernent des

activités complexes. Les transitions peuvent ainsi souligner des phénomènes présents dans toute

activité et éclairer la manière dont on gère le temps de l’action9.

À la maison, malgré l’aisance dont font preuve les adultes et les enfants aînés dans

l’organisation de la vie familiale, certaines transitions sont délicates, notamment lorsqu’elles

concernent le passage vers une activité non préférentielle ou l’abandon d’une activité

préférentielle (ainsi, les enfants ne veulent pas se désengager d’un jeu, retardent le moment d’aller

se coucher, etc.). Comme on l’a évoqué plus haut, la manière dont les acteurs s’orientent vers ces

moments met au jour une régulation particulière de l’attention, de la disponibilité et des

temporalités. Des accounts10 sont également produits, qui justifient la dynamique d’action

attendue.

3. Les trajectoires parlées

Les membres des familles, en particulier les parents, se livrent à ce que j’appelle des « trajectoires

parlées » : des déplacements dans l’espace accompagnés d’auto-verbalisations. Les particules

discursives ne servent pas, dans ces cas-ci, à répondre à des actions ou à des tours d’un

interlocuteur, mais

9. Rappelons que le contrôle sur les transitions constitue un enjeu normatif et interactionnel : il rend compte de

moralités pratiques, connaissances et attentes spécifiques selon l’activité en cours et la position catégorielle occupée

par les participants (voir par exemple Robinson et Stivers, 2001). 10. Un account (Garfinkel, 1967) est un « document » de toute activité productrice de sens : des énoncés (des comptes

rendus, des justifications, des explications, etc.), des actions ou des objets peuvent être des accounts dans des

situations particulières. Ces situations deviennent alors descriptibles, interprétables, accountable.

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fonctionnent comme des marqueurs de la dynamique actionnelle d’ego, rendue publique aux co-

présents. Dans un contexte caractérisé par un état de parole ouvert, les co-présents peuvent se

coordonner avec ego, initier (ou non) des sollicitations à son encontre, par exemple, dans la

mesure où les trajectoires parlées fournissent des informations sur un certain niveau d’affairement

ou de disponibilité. Dans ce qui suit, on verra comment fonctionnent les particules discursives, en

particulier bon, dans des trajectoires parlées : d’abord au sein de trajectoires solitaires, sans effets

interactionnels perceptibles ou attendus, puis dans des situations où la particule projette une

réaction d’autrui, et où le corps joue, encore une fois, un rôle central.

3.1. Les trajectoires parlées solitaires

Dans le cas des trajectoires parlées solitaires, la particule bon accompagne des mouvements

corporels ou l’initiation d’une trajectoire dans l’espace. Ego ne répond pas au comportement

d’autrui, et ce qu’il produit, verbalement et corporellement, ne reçoit pas de retour d’autrui et ne

génère pas d’attentes en ce sens.

Trois extraits illustreront ce point : dans le premier, bon projette la disjonction d’un cadre

d’activité partagé par les acteurs, sans qu’il y ait de réaction de la part du co-présent. Dans les

deux extraits suivants, les formats bon + allez et bon + alors, produits par des participantes

engagées dans des activités solitaires (deux mères), marquent le passage vers une nouvelle activité

individuelle. Alors que dans l’exemple avec bon + allez il n’y a pas de réaction d’autrui, cela est

le cas pour le dernier extrait : l’enfant présent s’engouffre dans la transition pour exprimer un

besoin.

3.1.1. Bon + verbalisation / annonce d’action

Cette section illustre la manière dont la particule bon précède une auto-verbalisation, et introduit

un changement actionnel, dans le contexte d’une activité partagée entre frère et sœur : le goûter 11.

Les enfants se trouvent seuls dans l’appartement.

Extrait 1a (PR12 – lundi 21 mars 2005, cuisine, 17 h 04)

1 SIM tu veux regarder une cassette/

2 (0.5)

3 SIM tu veux regarder quoi/

4 CHL <h.h. ((en buvant))> je vais voir

im im.1

Image 1

11. Il arrive que Simon, le frère aîné, aille chercher sa sœur à l’école. L’adolescent est responsable de certaines

activités, comme le goûter, avant le retour des parents.

12. La famille PR est composée d’un couple de 36 ans au moment de l’enquête (Éric

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Simon cherche ici à planifier la suite de l’après-midi. Définir ce que va faire Chloé a des

conséquences pratiques pour Simon, qui subordonne l’initiation de sa propre activité à

l’organisation de celle de sa sœur : entre les lignes 1 et 4 il cherche à savoir ce qu’elle voudra «

regarder »13 (un film ou la télévision) ; mais la fillette remet sa décision à plus tard.

Extrait 1b (La conversation et le goûter se poursuivent pendant 4 minutes) 17 h 08 :

chl se couche sur la banquette

sim s’éloigne bruyamment de la table

22 SIM bon\*

sim *détourne regard

im im.2

23 (0.7)

24 SIM **on va mettre (au) lave vaisse:lle

im im.3

sim **se lève, beurre+verre à la main

Image 2 Image 3

Ayant fini de manger, Chloé change de position, manifestant corporellement la fin de son activité.

et Justine) et de leurs trois enfants (Simon, âgé de 12 ans, Chloé, de 6 ans et Arthur de 2 ans, au moment de l’enquête).

Tous les prénoms ont été modifiés en vue de l’anonymisation. L’appartement qu’ils occupaient à l’époque comporte,

outre la cuisine et la salle de bain, deux chambres et un grand salon, dont une partie faisait office de chambre

parentale.

13. Chloé ne répond pas à la question fermée de Simon, qui la reformule ensuite en question ouverte.

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Du point de vue de la segmentation du flux de l’action, une convergence se produit : Simon finit

de manger peu après, puis, un verre et le beurre à la main, il s’éloigne bruyamment de la table. À

la fin du tour « bon\ » (ligne 22), prononcé avec prosodie descendante, Simon détourne son regard

de l’espace proximal, un procédé typique de changement de cadre (Goodwin, 1980). Le cadre de

participation est transformé sans que cela provoque de réaction chez la coparticipante.

Après une pause relativement importante (ligne 23), pendant laquelle il sort de table, Simon

annonce ce qu’il s’apprête à faire (ligne 24)14. Cette trajectoire parlée, au sein d’une réorientation

actionnelle globale, n’est pas conséquentielle (au sens de Schegloff, 1992), et ne semble avoir,

pour Chloé, d’autres implications que celle d’indiquer où, dans l’espace-temps, Simon en est des

choses faites et à faire de l’après-midi.

L’extrait qui suit illustre un changement dans la dynamique des activités et de l’espace

interactionnel : bon est cette fois-ci suivi de la particule allez ; encore une fois, la trajectoire parlée

ne provoque pas de réaction chez le membre co-présent.

3.1.2. {bon + allez}

L’extrait analysé dans cette section est tiré d’un autre après-midi, toujours chez les PR. Justine et

Simon partagent l’espace du salon, mais mènent des activités différentes : la mère parle au

téléphone, alors que le garçon joue à l’ordinateur (tourné à 20-25 degrés sur sa gauche, ce qui lui

permet d’avoir une vision assez claire de ce qui se passe autour de lui). L’extrait démarre à la fin

de l’échange téléphonique de Justine, et rend compte des mouvements corporels de celle-ci, lors

de la pré-clôture de la conversation. On verra que bon + allez, une fois l’échange terminé, marque

un passage net vers une nouvelle activité (et vers un nouvel espace d’activité).

Extrait 2 (PR – jeudi 24 mars 2005, salon, 17 h 56) (Justine est au téléphone alors que Simon joue. Elle commence à se lever)

Image 4

1 JUS *((souriant)) d'acco:rd\ *>bye bye<

jus *se lève *va vers socle téléph.

im im.4 im.5 im.6

2 (4.0)

jus *raccroche

jus *se penche en avant sur un pied

14. Comme bien souvent, chez les PR ranger la vaisselle fait partie de la phase finale des repas.

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Image 5 Image 6

3 JUS mhhhh[hh/ HHHH

im im.7 im.8

4 TÉL [<pi/ ((signal sonore))>

5 (0.3)

6 JUS bo:n\*

jus *pose pied par terre

im im.9

Image 7 Image 8 Image 9

7 (*0.5)

jus *réaligne corps, passe jambe1 devant jambe2

8 JUS **alle::z h.

jus **marche vers cuisine

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Avant même de raccrocher, Justine se redresse et s’oriente vers le socle du téléphone sans fil

(image 4). Des mouvements préparatoires sont réalisés en simultanéité avec la séquence de pré-

clôture de la conversation distante. Une fois celle-ci terminée, l’enchaînement des particules

discursives marque la transition entre l’interaction à distance (dont bon marque la fin) et les

activités dans l’espace proximal (dont allez marque le début).

Regardons cela en détail. On note l’articulation fine entre les manipulations de l’appareil et la

production des marqueurs langagiers : Justine raccroche, puis, dans un certain effort, cherche à

caler le téléphone sur le socle. Elle étire le bras pour atteindre le socle et se maintient en équilibre

sur une seule jambe pendant quelques secondes (ligne 4). Une fois le combiné calé sur le socle (ce

que vient confirmer la notification sonore, ligne 6), Justine dit « bon\ », de manière appuyée, en

utilisant une intonation descendante (ligne 8). Comme dans le cas précédent, la fin du tour de

parole s’articule très précisément à des réorientations corporelles. Ici, il s’agit de la stabilisation

de la station debout et d’une rapide initiation du mouvement suivant, avec réorientation du torse,

puis de tout le corps, suivies par une mise en mouvement vers la cuisine. On voit que le langagier

est incorporé (embodied), contraint par la matérialité mobilisée par le corps dans l’action, ainsi

que par les stimuli sensoriels avec lesquels doivent composer les acteurs15.

Après une pause, pendant laquelle le repositionnement du corps se poursuit, Justine dit « alle::z

h. » (ligne 8), avec allongement vocalique et expiration sonore. Au moment où elle prononce ce

tour, Justine est déjà résolument tournée vers la cuisine, où elle préparera le repas du soir. Simon,

présent dans la même pièce, ne réagit pas à ces changements et reste absorbé dans son jeu.

L’extrait suivant, s’il commence de manière similaire à celui que l’on vient de voir, ne connaît

pas le même dénouement au regard du cadre de participation.

3.1.3. {bon + alors}

L’extrait analysé ci-dessous concerne une soirée dans une autre famille, les RAF16. Alors que

Thomas, l’enfant aîné, vaque à ses occupations (hors champ), Christine, la mère, est au téléphone.

L’extrait commence par la séquence de pré-clôture de la conversation distante, et se poursuit avec

une occurrence de bon accompagné cette fois-ci de la particule alors. L’enchaînement bon +

alors, produit une fois l’échange terminé, marque un passage net vers une nouvelle activité (et

vers un nouvel espace d’activité).

15. Cet aspect est également traité dans La Valle (2012) : des pratiques organisationnelles y sont analysées, qui

s’appuient sur des éléments langagiers mais aussi matériels et incorporés, interprétés par les acteurs comme des

donneurs de temps. L’article avance l’hypothèse d’une temporalité distribuée dans l’habitat et entre les habitants. 16. La famille RAF est composée de la mère (Christine, 44 ans), du père (Albert, 47 ans), et de deux enfants

(Maguelone, 6 ans, et Thomas, 12 ans). Tous les prénoms ont été modifiés en vue de l’anonymisation. L’appartement

dans lequel ils vivent comporte quatre pièces et se trouve à Paris. Enfin, notons que les RAF et les PR habitaient à

l’époque le même quartier et se fréquentaient.

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Extrait 3 (RAF – mardi 10 mai 2005, couloir, 19 h 49) (Thomas est dans sa chambre, hors champ ; Christine parle au téléphone)

1 CHR bon allez/ . je te laisse

2 (1)

3 CHR moi aussi (.) salut/ . ((baiser)) (.) oui/ (.) salut\

chr raccroche

im im. 10

Image 10

4 CHR *h.h.h. ((expiration audible))

chr *ouvre porte et replace combiné sur socle

5 CHR ((fort)) BO:N\h.

im im.11

Image 11

6 (*0.7)

7 chr *tourne légèrement tête vers salon)

8 CHR ** alo::::/ ***rs

im im.12

chr **lâche tél ***se dirige vers salon

im im.13

270

Image 12 Image 13

9 (*3)

chr *revient sur ses pas puis disparaît dans couloir

10 THO ((hors-champ)) j’ai VERY FAIM

11 CHR ((hors-champ)) oui Thomas (.) ça va pas tarder mais il faut que

12 je fasse un peu de place XX

Si l’enchaînement des particules « bon allez » (à la ligne 1) initie la clôture de l’échange

téléphonique, la seconde occurrence de « bon » (ligne 5) fonctionne de manière analogue aux

deux cas déjà abordés dans ce chapitre : en tant que marqueurs incorporés de la structuration de

l’action. Ainsi on voit que, une fois la conversation téléphonique terminée17, Christine réalise un

effort audible (lignes 4-5) en manipulant le poste pour le replacer sur le socle18. Le combiné

encore à la main, elle produit un « BO:n\h. » qui marque la fin de l’engagement dans l’activité

téléphonique et ouvre sur une potentielle nouvelle phase d’activité.

Après une pause, pendant laquelle Christine se tourne vers le salon, elle lâche le téléphone,

initiant au même moment le tour projectif « alors »19. Avec « alo ::::/rs » (ligne 8), on observe un

démarrage explicite de l’activité suivante, accompagné d’une réorientation vers un nouvel espace

d’action (le salon). Quelques secondes plus tard, Christine revient sur ses pas, puis disparaît dans

le couloir20.

Après une pause de 3 secondes, pendant laquelle Christine se déplace vers une autre pièce, à la

ligne 10 Thomas dit « j’ai VERY FAIM » : il intercepte verbalement sa mère, considérant la

phase transitionnelle en cours comme un moment propice pour sa requête. C’est sur une intona-

tion neutre, voire légèrement sévère (lignes 11-12), que Christine reçoit la demande implicite de

son fils. Aussi, par la conjonction oppositive mais, elle introduit un account sur les conditions

spatio-matérielles nécessaires à la préparation du dîner, et qui impliquent que le repas ne peut être

pris dans l’immédiat. Ces échanges se font sans qu’aucun participant se rapproche physiquement

de l’autre.

17. Dans une autre contribution (La Valle, 2008 [2006]), je m’intéresse aussi aux appels téléphoniques sur réseau fixe,

plus spécifiquement à la coordination parentale ; des appels y sont analysés, qui fonctionnent comme des événements-

pour-l’organisation (lorsque, le soir, le parent distant rend compte du timing du retour au foyer, par exemple). Je

montre comment ces interactions médiées peuvent réorienter radicalement les dynamiques d’activité des acteurs

présents à la maison. 18. Contrairement à l’appareil des PR, le téléphone des RAF ne notifie pas l’utilisateur lorsque le combiné est calé sur

son socle. 19. La prise en compte, comme ici, des ressources et contraintes propres au déroulement d’activités supportées par la

matérialité est un phénomène massivement observé dans mon étude.

20. En allant dans le salon (où sont pris tous les repas), Christine voit la table encombrée d’objets.

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3.2. Le caractère interactif de bon

Les auto-verbalisations peuvent être abordées en tant que phénomènes liés à des enjeux pratiques

pertinents pour l’ensemble des co-présents, au-delà du fait qu’un individu s’ouvre

psychologiquement aux autres21. Cela rejoint ce que souligne Goffman (1987), qui dans un

chapitre intitulé « Exclamations »22 affirme l’importance du caractère expressif et interactionnel

des exclamations et autres self-talk (p. 88), même si ce type de phénomènes est relativement

difficile à documenter (comme par exemple à enregistrer).

À la différence des cas précédents, les coparticipants s’ajustent au nouveau contexte marqué

par les particules discursives. La particule déclenche alors, de manière explicite, des

accomplissements collectifs. C’est ce que je vais montrer dans la section suivante, d’abord avec

un extrait court puis avec un plus long, dont l’analyse exige un élargissement d’échelle.

3.2.1. Bon dans la clôture d’une activité partagée

Le contexte peut impliquer que les particules comportent une certaine adressivité, dans la mesure

où les co-présents, par leur simple proximité avec le locuteur, en sont des destinataires potentiels.

C’est ce que montre le prochain extrait. Notons que la particule bon n’est pas intégrée dans ce cas-

ci à une trajectoire parlée ; elle nous intéresse toutefois, car elle vient arrêter une activité partagée:

Extrait 4 (PR, mardi 22 mai 2005, 20 h 27) (Justine finit de lire une histoire à sa fille. Pendant quelques secondes, la mère détache son buste du corps de la fillette et regarde la télévision, allumée à côté).

jus se tourne vers CHL

2 JUS bo:\n .. [(nous a-)

3 CHL [*qu'est-ce qu'elle est courte celle-là:::

chl *se jette en arrière sur canapé

4 JUS ouais °(dis) X°

5 CHL <((plaintive)) hihii:[XX:>]

Dans un environnement comme celui-ci, où Justine oriente son regarde et son attention vers un

nouveau focus, la force reformulative de son tour

21. Peu d’études portent sur ce phénomène et encore plus rares sont celles qui traitent du foyer. Pour un texte sur les

soliloques en co-présence dans la sphère domestique, voir Baldauf-Quilliatre (2002), qui étudie la nature

communicative mais non interactive de ces phénomènes (sur la base de données audio). 22. Ce chapitre reprend un texte antérieur, de 1978, dans lequel l’auteur présente des énoncés de type self-talk,

imprecations, et response cries ; Goffman invite les linguistes à élargir leur champ de travail pour traiter des situations

sociales variées autres que la conversation (Goffman, 1978, p. 814).

272

suivant (« bo:\n », ligne 2) semble menacer l’activité conjointe. Du moins c’est ainsi que l’enfant

interprète la scène, ce qui est observable dans la plainte qui s’ensuit : véhémente, l’enfant anticipe

et cherche à bloquer la suite (lignes 3-5)23. En même temps qu’elle produit le tour, la fillette

s’enfonce dans le canapé, cherchant à consolider l’espace d’interaction et le focus conjoint sur la

lecture. Après un long silence post-lecture et une réorientation corporelle vers la télévision, le

début du tour de la mère (« bo:\n ») génère une résistance. Le moment est reconnu comme un

point de transition potentiel vers une nouvelle activité.

On saisit ici ce qui se passe localement, mais l’échelle doit être élargie pour mieux étudier la

portée de bon et comprendre son traitement par les participants. En effet, le tour de Chloé à la

ligne 3 est difficilement compréhensible sans la prise en compte de plusieurs séquences

préalables, en particulier dues au fait que l’objet du conflit, l’histoire, est évoqué de manière

pronominale (« celle-là »). Je me limite ici à rappeler que, plusieurs minutes plus tôt, et comme

condition imposée par Justine au début de la lecture du soir, les participantes s’étaient mises

d’accord pour que l’enfant aille se coucher à la fin de l’histoire en question24.

Le dernier extrait, différent des précédents à plus d’un titre, mais semblable à celui-ci me

permettra d’approfondir cette nécessité d’un élargissement d’échelle.

3.2.2. Bon dans la sanction et le ré-aiguillage de l’activité d’autrui

Toujours énoncé par l’adulte, dans l’extrait suivant bon marque à nouveau une transition. Mais la

particule n’est pas en première position au sein de la paire adjacente : elle est en deuxième

position, et vient sanctionner un comportement (qui occupe la première position). Ainsi, la

trajectoire n’est pas réalisée par le même participant qui produit le bon, mais par celle à qui

s’adresse le tour sanctionnant. En revanche, comme pour les autres extraits, bon est mobilisé par

un acteur organisateur des activités du foyer, et son énonciation marque une fois encore une

frontière dans le déploiement des routines domestiques.

On est donc à nouveau chez les RAF : le dîner s’achève, le père et la mère terminent le dessert,

alors que les deux enfants sont déjà sortis de table. L’échange comportant l’utilisation de la

particule BON\ + vocatif est une sanction de l’action de Maguelone (6 ans), qui refuse d’aller se

coucher.

23. Le début du tour projette un énoncé de type « nous allons faire X », ou éventuellement « nous avons fait X ». 24. Trop courte, selon l’enfant, l’histoire ne semble pouvoir imposer légitimement le respect de l’accord.

273

Comme on le verra, le caractère problématique de l’échange peut difficilement s’appréhender

dans la seule séquence où apparaît la particule bon.

Extrait 5 (RAF – lundi 9 mai 2005, salon, 20 h 57) (Les parents sont assis alors que Thomas vaque à ses occupations et que Maguelone s’apprête à quitter le salon) mag commence à quitter le salon, passant derrière ALB

mag s’arrête et se penche sur le carton du dispositif d’enregistrement

alb ((dos à MAG)) éteint la TV

45 MAG ((regardant dispo enregt.)) c’est quoi ça/=

46 ALB =BON\

47 (0.5)

48 ALB ((vers MAG)) Maguelone*

alb *tête 40°

mag quitte le salon en boudant

tho part derrière MAG

mag s’en va, marquant fortement ses pas

Dans cette version de l’extrait, on voit que Maguelone, en train de quitter la pièce, s’arrête, se

focalise sur un élément de l’environnement et pose une question à la cantonade à propos de celui-

ci (« c’est quoi ça/ », ligne 45). Cette question vient suspendre la dynamique initiée par Mague-

lone vers les activités du coucher ; l’injonction d’aller au lit pourrait ainsi être contournée, puisque

la question projette l’attente normative d’une réponse. On le verra, cette tentative n’est pas la

première. C’est ce qui permettra de mieux comprendre pourquoi le père, à la ligne 46, produit

immédiatement un « BON\ » qui pointe de manière véhémente le caractère inapproprié de la

question de sa fille. Le père réagit (en tournant partiellement la tête vers Maguelone) en utilisant

la particule bon avec une prosodie descendante et un volume fort de la voix ; le tour est suivi,

après une pause, d’un vocatif nominal. À la place d’une réponse à sa question, le père sanctionne

Maguelone. À la suite de quoi l’enfant quitte le salon.

Séquentiellement, on comprend l’échange. Mais on ne comprend pas pourquoi la particule bon

n’est pas précédée ici d’une pause, ni tout ce qui est en jeu dans cette séquence question-sanction-

plainte. Je retracerai donc la négociation préalable entre les membres de la famille, en revenant en

arrière dans leurs activités.

Retournons deux minutes en arrière. Le dîner s’achève. Albert débarrasse, Christine mange un

fruit, parlant avec Thomas, qui va et vient. Maguelone (en chemise de nuit) allume la télévision

avec une des télécommandes disponibles. Suit une longue phase (plus de deux minutes) au cours

de laquelle Christine tente en vain de convaincre Maguelone de s’éloigner de la télévision, et de

se préparer pour le coucher.

274

Extrait 5a (20 h 55)

(Christine est à table, Albert en cuisine ; il arrive dans le salon où Maguelone et Thomas, debout, sont orientés vers la

télévision ; la fillette cherche à changer de chaîne)

alb se place derrière MAG et THO, regarde vers TV

1 CHR ((à THO)) ou tu les gar[des

2 ALB [qu’est-ce qu’*(elle) X &

mag *change chaîne puis reg. ALB

3 ALB & nous (fait)/ [là/=

4 THO [=ah: elle # regarde la télé (.) comme ça

im #im. 12 + 12’

5 THO (.) elle squ[atte

6 CHR [mh::

alb *coup d’œil sur table (sur télécommande2 ?)

tho *s’éloigne en regardant TV #

im #im.13

mag sourit en posant télécommande1 s/ table #

im #im.14

Image 12 Image 12’ Image 13 Image 14

alb avance vers table

7 MAG ((plaintive/enjouée)) ah::*rg

mag *reprend télécomm1.

tho quitte salon

Le père rejoint le reste de la famille en demandant « qu’est-ce qu’elle nous fait/ là/ », à propos de

la conduite de Maguelone, la sanctionnant ainsi indirectement (lignes 2 à 3)25. Aux lignes 9 à 14,

Maguelone poursuit son activité autour de la télévision. Alors le père change de stratégie : après

un coup d’œil furtif aux objets environnants, et très vraisemblablement à la télécommande posée

de l’autre côté de la table, il déploie une nouvelle ligne d’action pour faire cesser sa fille. Il

détourne l’attention de l’enfant, en éteignant le poste, puis, en cachant la télécommande derrière

son dos :

25. En réponse à la question-réprimande d’Albert, Thomas – avec un ton humoristique – relève le fait que Maguelone

regarde la télévision à une heure indue, car elle usurpe l’espace et la plage horaire à ceux qui, contrairement à elle,

sont autorisés à regarder la télévision après le dîner (le grand frère, notamment !).

275

Extrait 5b

alb prend télécommande2

8 (*1)

chr *reg. TV en épluchant fruit

alb éteint TV en regardant un autre objet sur table #

im #im.15 – 16

9 CHR c’est X &

alb dissimule télécomm2 derrière son corps

10 CHR & X ((souriant)) quo(h)i ça/ #

im #17

Image 15 Image 16 Image 17

mag tente de changer chaîne

TV ((éteinte))

11 ALB ((montrant objet à MAG)) c’est quoi ça\

mag amorce mouvement vers TV

alb met objet sous les yeux de MAG

mag arrête démarche vers TV, regarde objet

12 (1)

13 ALB c’est pas à toi/

mag se tourne vers TV

((11 lignes omises : suite échange sur l’objet trouvé))

Alors que la fillette continue à manipuler une des télécommandes, le père s’empare de l’autre,

éteint le poste de télévision (entre les lignes 8 et 9) et dissimule l’appareil derrière son corps ;

Maguelone poursuit ses tentatives, cette fois-ci pour rallumer le poste, sans s’apercevoir que le

père a éteint et qu’il contrôle le seul appareil adéquat. Après l’arrêt de la TV, le père, de manière

opportuniste, se sert de la présence d’un petit objet posé sur la table pour détourner l’attention de

Maguelone (lignes 11 à 13). Bien que la fillette suspende momentanément ses explorations

techniques pour regarder l’objet, le succès de la mini-intrigue proposée par Albert est de courte

durée : quelques instants après Maguelone se tourne à nouveau vers l’écran.

Face à cet échec, Albert tente de décourager techniquement sa fille, qui persévère.

Extrait 5c

25 ALB (c’est) pas la peine d’ diminuer/ elle a XXX

26 MAG ((plaintive)) *a/ X argh X

mag *pose télécomm1 sur table

27 CHR y a:: d’autres choses qui ont diminué:

alb pose télécomm2 sur table

mag nettoie émetteur-récepteur et active télécomm1

28 ALB ((à CHR ?)) XXXX/

mag reg. telecomm2 de l’autre coté de la table

276

Le tour du père, à la ligne 25, constitue une tentative de découragement vis-à-vis des incursions

techniques de Maguelone. Celle-ci pose la télécommande 1 sur la table, alors que le père y laisse

la télécommande 2 (ayant servi à éteindre le poste). La fillette insiste, reprenant la télécommande

1, et, dans un second temps, repère la télécommande 2 (après la ligne 28). Le fait que Maguelone

ait vu la bonne télécommande, tenant toujours l’autre à la main, fait réagir Albert :

Extrait 5d

29 ALB °lai:sse . *donc° ça tranquille/ #

im #im. 18

alb *enlève télécomm1 des mains de MAG

30 ALB c’est l’heure [d’aller brosser tes de:nts/]

31 MAG ((plaintive)) # [*eh: XXX] d’éteindre comme ça

im #im.19

mag *reg à nouveau télécomm2

Image 18 Image 19

alb pose télécomm1 sur télécomm2

32 MAG ((voix enjouée)) faut rallume:r

alb s’assoit à table

mag prend télécomm2 et active la TV #

im # 20

33 CHR Maguelone/=

34 ALB = **°fatigue hein/°

mag **presse boutons télécommande2

alb regarde MAG

35 CHR Maguelone (.) X

mag regarde ALB #

im # 21

mag éteint TV et laisse télécomm2 s/table

36 CHR X va te brosser les de:nts

Image 20 Image 21

277

mag amorce torsion vers la porte

37 THO ((hors-champ, se rapprochant)) mais maman/ . pourquoi X

On voit qu’Albert intervient verbalement pour que la fillette repose la télécommande mais que, en

dernière instance, il intervient corporellement, la lui ôtant des mains. Cette intervention (lignes 29

et suivantes) est justifiée aussitôt, lorsque le père stipule (ou, plutôt, rappelle) que « c’est l’heure

d’aller brosser [s]es dents » (et non pas l’heure d’une quelconque autre activité).

Or, à ce moment précis, la fillette finit par comprendre ce qui se passe depuis un moment derrière

son dos : elle regarde à nouveau la télécommande 2 et s’en va rapidement la saisir pour rallumer

la télévision (lignes 32 et suivantes).

C’est alors la mère qui prend le relais (ligne 33 et 36) ; le père se plaint à voix basse mais de

façon explicite (ligne 34), renforçant le contrôle parental. Le père se contente ensuite d’adresser

un regard de sanction non équivoque en direction de Maguelone, et lorsque la fillette rencontre le

regard d’Albert, la situation change26 : elle éteint le poste et commence à se tourner pour quitter le

salon (entre lignes 35 et 36).

Toutefois, Thomas s’engage en même temps qu’elle dans le couloir (ligne 37), faisant obstacle

à sa sortie ; la trajectoire est ainsi altérée, comme le montre la suite de l’extrait.

Extrait 5e 38 THO mais maman pourquoi tu as marqué du zéro (neuf)

alb *regarde écran TV #

mag *regarde écran TV #

im # im.22

mag commence à quitter le salon #

im #im.23

39 ALB ((regardant CHR)) pffff

Image 22 Image 23

Maguelone et Albert regardent l’écran, éteint, puis la fillette commence à se tourner. Tourné vers

sa femme, Albert prononce alors un tour plaintif et possiblement soulagé (ligne 39). C’est juste

après que l’attention de Maguelone est saisie par un élément de l’environnement, ce qui pose de

nouveaux problèmes, ainsi que le montrent les deux extraits finaux.

26. Comme le montre Marjorie H. Goodwin (2006), le contact visuel est essentiel dans les séquences directives

parentales.

278

Extrait 5f

mag ((marchant)) regarde le carton du dispo d’enregistrement #

im #im.24-24’

Image 24 Image 24’

tho croise MAG au seuil de la porte coté couloir

mag croise THO au seuil de la porte coté salon

40 THO ((à CHR)) pourquoi* tu as marqué à compter du X &

mag *laisse passer THO

alb se tourne 45° vers seuil porte, range télécommandes

41 THO & ((marche dans salon)) *zéro neuf/

mag *se rapproche + penche s/ dispositif

42 CHR je me suis trompée\

alb ((éteint TV ?))

43 (0.7)

44 CHR mais ça va là\

mag touche le carton avec le pied #

im #im.25

tho commence à quitter le salon

Image 25

Sans s’arrêter dans son déplacement, la fillette jette un coup d’œil latéral vers le dispositif

d’enregistrement, dont certains éléments sont réunis dans une boîte en carton posée par terre

(images 24 et 24’). Après la ligne 40 on voit que Maguelone s’arrête pour laisser passer son frère,

qui se déplace vers le salon tout en parlant à Christine. La trajectoire de la fillette est altérée,

d’abord par le repérage d’un objet insolite, puis davantage encore par l’arrivée de Thomas dans le

couloir. Une fois Thomas engagé dans le salon, Maguelone se trouve proche de la boîte et

commence à l’explorer, dans un premier temps corporellement (image 25), puis

279

conversationnellement, comme le montre la fin de l’extrait, où l’on retrouve (enfin !) la particule

bon.

La particule joue ici un rôle de régulation de la trajectoire et du comportement de l’enfant :

Extrait 5g 45 MAG c’est quoi ça/=

46 ALB =BOn\ #

im # im.26

47 (0.5)

48 ALB ((tournant tête vers MAG)) # Mague*lone\

im #im.27

mag *retire pied

Image 26 Image 27

mag quitte le salon

tho part derrière MAG

mag marche vers SdB marquant fortement ses pas

49 MAG ((depuis couloir)) ‘n a même pas l’ droit droit de #

im # im.28

50 pose:r/ des QUE:stions\ #

im #29

51 ALB ((rit))

52 (1)

53 CHR ((à ALB)) pas l’ droit de quoi/

54 ALB *de poser ((riant)) des questions #

alb *plie serviette

im #im.30

Image 28 Image 29 Image 30

280

L’écologie du foyer abonde en matériaux aguicheurs, capables de modifier une trajectoire

apparemment acquise allant dans le sens de l’achèvement d’une transition. À la ligne 45,

Maguelone pose une question à propos de l’objet repéré, question qui recycle (et calque même)

celles posées auparavant par la mère puis par le père à propos d’autres objets (lignes 9-10 et 11).

Ce qui suit immédiatement la question de l’enfant (avec un latching, c’est-à-dire sans pause

aucune entre les tours) n’est pas une seconde partie de paire question-réponse, mais une première

partie de paire injonction-action. Que s’est-il passé ?

Alors qu’il s’attend à ce qu’elle aille vers la salle de bain, le père entend sa fille poser une

question derrière lui (il l’a probablement vue, du coin de l’œil). La question de Maguelone est

sanctionnée, car problématique du point de vue pratique, temporel et normatif : là où l’on

s’attendrait à une trajectoire silencieuse, on a un stationnement parlé. La sanction du père redirige

effectivement la trajectoire d’action et le focus de l’attention : après le bon marqueur (prononcé

avec un volume important de la voix et une prosodie descendante), le père appelle sa fille avec un

vocatif nominal correctif. Il n’a d’ailleurs pas fini de l’énoncer que Maguelone retire son pied du

carton, commence ainsi son désengagement de l’espace d’interaction avec l’objet (lignes 48 et

suivante).

Or, si Maguelone cède et quitte le salon, du point de vue de la définition de la situation les

choses semblent moins simples : tout en s’éloignant, la fillette exhibe une acceptation mitigée,

teintée d’une (nouvelle) posture de résistance : elle va vers la salle de bain en marquant

bruyamment ses pas dans le couloir, puis se plaint verbalement de n’avoir « même pas » le droit

de poser des questions (lignes 49-50).

Entre les lignes 51 et 54, enfin, on voit que le père est amusé par l’utilisation métalinguistique

et méta-pragmatique que fait Maguelone des savoirs partagés et des attentes normatives

concernant l’organisation de l’interaction (une question donne le droit d’exiger une réponse).

Plus généralement, on voit que, après une série cumulative d’échecs et de non-alignements de

la part de l’enfant, il y a de moins en moins de modalisations ou de mitigations dans les tours de

parole des parents. Cet aspect apparaît de manière paroxystique dans la dernière partie de l’extrait,

où l’on a observé l’utilisation de la particule discursive bon. La longue séquence de transition et

de négociation, dans laquelle bon est produit et interprété comme marqueur de fin d’un processus,

rend compte de l’extensibilité temporelle des négociations parents-enfants et du type de travail

engagé au quotidien dans l’arène du foyer. Le travail interactionnel des participants attribue un

caractère d’abord préférentiel, puis normatif et enfin impératif aux activités de préparation du

coucher. On ne pourrait pas expliquer cette gradualité sans la prise en compte de la dynamique et

de la nature éminemment cumulative des échanges dans un long laps de temps.

Lorsqu’on élargit le champ d’observation de l’environnement local à un épisode plus global, on

voit que le caractère organisationnel des particules relève de deux aspects : a) l’inscription dans

une séquence d’interaction et d’action implique une série d’annonces et souvent des séquences de

type activity-contract (Aronsson et Cekaite, 2011)27 ; b) une sédimentation à plus long terme est

aussi impliquée dans le processus de socialisation des enfants vis-à-vis de la vie familiale et de ses

temporalités.

27. Dans leur travail sur la micro-politique des familles en Suède, les auteurs décrivent des contrats d’activité entre

adultes et enfants dont le but est d’atteindre, dans l’interaction, des accords autour de l’ordonnancement, la durée, etc.

d’une activité donnée. Le phénomène pointe des droits/obligations ainsi que l’accomplissement d’un ordre normatif

central pour les familles étudiées (ce qui est le cas aussi dans mon corpus).

281

4. Quelques caractéristiques de la particule bon

Le rôle de certaines particules discursives, en particulier de bon, est d’indiquer que ce qui précède

se conclut et que quelque chose de relativement différent suit, et ce en créant des nœuds, des

marquages signifiants au fil de l’action. Présent à des moments charnières et dans des situations

interlocutives complexes, bon permet ainsi, malgré son caractère plutôt microscopique, d’aborder

un certain nombre de situations organisationnelles à la maison.

La particule bon doit être comprise en tant que social action format (SAF)28, ou action marker

(De Stefani, 2013), une configuration multimodale qui permet aux participants de structurer leur

action. En m’inspirant des travaux de Bruxelles et Traverso (2001) sur les petits mots du discours,

ou encore de Bruxelles, Greco et Mondada (2009) sur les transitions, j’ai montré que la

segmentation de l’action est opérée par une pluralité de ressources, comprenant des particules

discursives, des mouvements dans l’espace et des manipulations d’objets, ancrés dans l’écologie

de l’action.

J’ai décrit ici le fonctionnement de marqueurs plus actionnels que discursifs, dont je distingue

deux formes principales : a) des single-unit turn comme dans le cas de bon avec prosodie

descendante, volume fort et expiration audible ; b) des éléments combinés, se déployant sur

plusieurs tours, comme dans les cas de bon (pause) allez ou bon (pause) alors. Dans les deux cas,

il s’agit de balises du flux de l’action, et, dans un nombre important de cas, d’impulseurs de

l’action propre ou d’autrui. Par impulsion de l’action, propre ou d’autrui, j’entends

l’enchevêtrement de ressources verbales et corporelles qui accompagnent et renforcent, sur le plan

de l’intelligibilité, le démarrage des actions et les transactions des acteurs avec les objets du

monde.

4.1. Dimension prosodique

D’un point de vue prosodique, les bon de structuration sont caractérisés par une intonation

descendante, souvent par une prononciation appuyée et parfois par un allongement vocalique.

Aussi ne sont pas rares les cas de bon précédés ou suivis d’expirations audibles, marquant un

effort ou un agacement.

28. Terme proposé par un atelier international réalisé en mai 2011 à l’Université d’Oulu (Suède).

282

4.2. Dimensions prospective et rétrospective

D’un point de vue séquentiel, bon se situe généralement après une pause relativement longue et

est suivi d’une pause de même caractéristique. En ce qui concerne l’action corporelle et gestuelle,

l’énonciation de bon accompagne ou suit la manipulation d’objets et le mouvement du corps à

travers l’espace. Dans ce type d’environnement, bon peut être tantôt projectif, tantôt clôturant,

tantôt interruptif ; la distinction doit se faire sur la base d’analyses empiriques. Dans les foyers

observés, la particule est souvent produite de manière contingente avec la fin de l’activité en

cours, en en projetant potentiellement une nouvelle29. Le petit mot bon devient une sorte de mot «

porte-tambour »30 : lorsque l’on entre d’un côté, par ce même mouvement, on sort de l’autre. Si

des frontières sont marquées, qui rendent publics des débuts ou des fins de cours d’action, bon

indique plus globalement que la complétude d’une activité ouvre sur une suite, notamment quand

le séquençage concerne des trajectoires d’action relativement escomptées.

4.3. Bon comme pré-séquence

Des tours composés de bon peuvent se comporter en tant que pré-séquences, indiquant qu’un

comportement ou une orientation est attendu. Ces pré-ouvertures ou pré-clôtures relèvent de la

catégorie élargie des pré-séquences (Sacks, 1992) : comme le montrent Galeano et Fasulo (2009)

à propos d’interactions adultes-enfants, l’abondance et le caractère préférentiel de ces pré-

séquences invitent à penser que les séquences directives explicites sont évitées, comme l’avait

déjà remarqué Sacks (1992). De ce point de vue, bon peut fonctionner comme une première partie

de paire. Mais son fonctionnement est plus souple que celui des particules discursives décrites par

Schegloff et Sacks (1973) en fin d’échange téléphonique. Le mouvement produit par les formes

well ou so, tel que le montrent les auteurs précités, est celui d’une pré-clôture qui projette un

alignement sur la clôture, ce qui n’est pas nécessairement le cas des « pré-ouvertures » analysées

dans cet article.

29. C’est également le cas de pro-adverbes de manière tels que so en anglais ou allemand, et nii en estonien,

traduisibles par « de cette manière / ainsi / alors » selon les cas. 30. Cette métaphore du revolving door a été proposée par Alessandra Fasulo lors de ma soutenance de thèse. Merci à

elle.

283

4.4. Bon comme balise et comme accroche à l’écologie de l’action

Le caractère de balise de la particule bon telle que je l’ai traitée ici converge avec ce que souligne

Schiffrin dans son travail sur les connecteurs discursifs. Elle les aborde comme des « sequentially

dependent elements which bracket units of talk » (1987, p. 31). L’auteur affine ce concept en

montrant que les marqueurs discursifs sont des « coordonnées contextuelles d’énoncés » qui

indexent les énoncés aux contextes locaux dans lesquels ils sont produits et dans lesquels ils

doivent être interprétés (p. 326).

Je reprends ici l’idée des coordonnées, et je l’élargis : au-delà du contexte discursif, le

marqueur bon « agrippe »31 l’énoncé, de manière ordonnée, à une spatio-matérialité donnée32.

Cette différence entre contextes conversationnels et actionnels réside notamment dans le fait que

dans le foyer les participants se trouvent dans un état de parole ouvert, et ne sont pas

exclusivement (ni même majoritairement) engagés dans des interactions focalisées33. À l’instar

des conversations, les activités dans l’espace domestique sont elles aussi organisées, structurées,

segmentées de manière reconnaissable.

5. Conclusion

L’organisation des activités domestiques, en particulier dans sa dimension temporelle, repose en

grande partie sur des pratiques langagières qui

31. Auchlin (1981, p. 94), cité in Bruxelles et Traverso, 2001, souligne que les tours de parole, les morceaux de

discours, etc. doivent s’agripper les uns aux autres dans le flux de l’interaction. Or, au-delà de cette nécessité de

concaténation de la parole à la parole, la notion d’agrippage fonctionne aussi pour l’enchaînement significatif de la

parole aux gestes, aux mouvements, au maniement d’objets, etc. 32. Certains travaux abordent des phénomènes proches : Cekaite (2010), à propos d’injonctions parentales constituées

par des pratiques verbales, corporelles et spatiales (shepherding the child) qui permettent de contrôler la locomotion el

le corps de l’enfant d’un lieu à l’autre du foyer ; ou Keevallik (2010) sur les trajectoires d’action (embodied action

trajectories), dont l’auteur souligne la multimodalité. Plus généralement, la manière dont l’action humaine et sociale

est organisée dans l’espace en intégrant la parole est un thème développé depuis un certain temps : voir par exemple

Goodwin C. (2000) ; Mondada (2006) ; ou encore Relieu (1999). À présent, le développement de ces thématiques se

concentre autour de l’idée d’une mobilité ; voir notamment Haddington, Mondada et Nevile (2013).

33. Cette différence est par ailleurs soutenue par Schegloff et Sacks (1973) qui soulignent que leur perspective « does

not hold for members of a household in their living room, employees who share an office, passangers together in an

automobile, etc. » (p. 324-325).

284

donnent à voir et à entendre à tous les co-présents des dynamiques, des contextes et des logiques

d’action interprétables comme des moments spécifiques de la journée. Le langagier sur lequel sont

bâties ces pratiques n’est toutefois pas du linguistique stricto sensu : il participe à la coordination

des actions en étant étroitement lié à la matérialité, à la cinétique et à l’intercorporéité. C’est donc

de corps-en-interaction-et-en-mouvement-avec-des objets qu’on pourrait parler. Certains tours de

parole et agencements corporels se combinent de telle façon qu’ils configurent des indices

sensibles interprétables comme des repérages temporels, comme des marques d’initiation ou de

clôture d’une activité donnée. Dans le cadre de l’état de parole ouvert caractéristique du foyer, la

particule bon – et les différentes combinatoires dans lesquelles elle intervient – se révèle être un

élément-frontière. Son apparition requiert qu’une activité (ou phase d’activité) reconnaissable en

tant que telle se soit déployée et qu’il y en ait une autre (définie ou potentielle) à suivre. On

pourrait donc ajouter à la catégorie goffmanienne des transitions démonstratives (Goffman, 1987,

p. 109-111) les formes décrites ici : bon\, bon\ (pause) allez/alors, bon\ + terme d’adresse, etc. De

ce point de vue, les particules discursives participent à la morphogenèse des activités (Quéré,

1999). Cela montre l’importance d’une étude intégrative des dimensions langagière, corporelle et

perceptuelle pour comprendre le monde social en tant que phénomène cognitivement et

pratiquement accessible, comme le proposent l’analyse des interactions, l’ethnométhodologie, la

cognition située ou l’anthropologie linguistique.

Cela est vrai également pour le temps sociaux. Merleau-Ponty soulignait déjà que le temps est

une expérience qui advient à travers des interactions continuelles entre les corps et

l’environnement, dans un processus d’apprentissage dans lequel la matérialité, le corps (1964) et

l’intercorporéité (1945) jouent un rôle central. Malgré les apports de la phénoménologie, la

culture motrice reste peu étudiée (Berthoz, 1997).

Une approche qui préserve au mieux la temporalité des interactions et l’inscription des corps dans

l’environnement semble particulièrement pertinente pour combler ce manque. À l’instar du temps,

l’espace n’est jamais donné ontologiquement : il est cartographié discursivement et pratiqué

corporellement. Jour après jour, un sens du chez-soi est produit dans les espaces domestiques à

travers des expériences incarnées et des constructions sémantiques qui impliquent des efforts non

négligeables d’ajustement et d’apprentissage. L’enjeu des perspectives intégratives est de

continuer à explorer les pratiques quotidiennes et la manière dont les acteurs sociaux construisent

(ou non) un monde et des espaces communs.

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