Réimaginer des communautés? Le traitement précoce contre le VIH/sida en Côte d'Ivoire

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Terrain 64 (2015) Virus ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Charlotte Brives et Frédéric Le Marcis Early treatment for HIV/Aids in Ivory Coast Réimaginer des communautés ? Le traitement précoce contre le VIH/sida en Côte d’Ivoire ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Charlotte Brives et Frédéric Le Marcis, « Réimaginer des communautés ? », Terrain [En ligne], 64 | 2015, mis en ligne le 13 mars 2015, consulté le 17 mars 2015. URL : http://terrain.revues.org/15768 ; DOI : 10.4000/ terrain.15768 Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme http://terrain.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://terrain.revues.org/15768 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. Propriété intellectuelle

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Terrain64  (2015)Virus

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Charlotte Brives et Frédéric Le MarcisEarly treatment for HIV/Aids in Ivory Coast

Réimaginer des communautés ?Le traitement précoce contre le VIH/sida en Côted’Ivoire................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueCharlotte Brives et Frédéric Le Marcis, « Réimaginer des communautés ? », Terrain [En ligne], 64 | 2015, misen ligne le 13 mars 2015, consulté le 17 mars 2015. URL : http://terrain.revues.org/15768 ; DOI : 10.4000/terrain.15768

Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’hommehttp://terrain.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://terrain.revues.org/15768Ce document est le fac-similé de l'édition papier.Propriété intellectuelle

En 1990, l’introduction des antirétrovirus (ARV) a constitué un changement majeur dans la lutte contre l’épidémie de VIH 1 sur le continent africain, modifiant les rapports entre les individus et le virus dont ils étaient porteurs. Si les individus séropositifs se vivaient ou étaient perçus comme victimes de la pandémie, des violences structurelles, mais aussi tels des acteurs politiques, la médicalisation de la prévention depuis 2008 apparaît comme une autre évolution importante car elle implique la mise sous traitement précoce de patients pourtant asymptomatiques. En effet, si les outils de prise en charge thérapeutique reposaient jusqu’alors sur une logique strictement curative, les nouveaux outils de prévention, dont la mise sous traitement précoce, visent à l’éradication pure et simple du virus par une médicalisation toujours plus forte. Il ne s’agit plus pour les malades constitués en communautés politiques d’exiger un traitement, mais pour le pourvoyeur de soins d’identifier les porteurs de virus et de les faire entrer dans une communauté du soin, quelle que soit leur expérience de la maladie. La mise sous traitement précoce suppose en effet la prise de médicaments aux effets secondaires importants, les antirétro-viraux, alors qu’aucun signe clinique ne témoigne de la condition de malade.

Cette configuration nouvelle, productrice de relations inédites entre le corps, le virus, soi et les autres n’est dans l’immédiat observable que dans le cadre précis des essais cliniques. Cet article, en prenant pour objet l’analyse des conditions et des conséquences de la participation de sujets d’un pays du Sud, infectés par le VIH, à un essai portant sur la mise sous traitement précoce, permet de réinterroger à nouveaux frais la question de la vie avec le virus, et de documenter les conséquences globales d’un changement biotechnologique majeur dans les relations entre les humains et les virus.

Si l’essai étudié constitue une expérimenta-tion scientifique pour les médecins, il le devient également pour les anthropologues : la situation observée rend en effet accessible à l’anthropologue, en raison de l’encadrement des patients nécessaire à la production d’un savoir scientifique fiable, une population jusqu’alors invisible. Indétectable et ne fréquentant pas les centres de soins, elle est le plus souvent insaisissable pour l’enquête. En outre, cette situation modifie également la nature de la réflexion anthropologique. Il s’agit ici de rendre compte d’une situation sociale expérimentale qui

Réimaginer des communautés ?Le traitement précoce contre le VIH/sida en Côte d’Ivoire

Charlotte BrivesÉcole normale supérieure de Lyon, Triangle UMR [email protected]

Frédéric Le MarcisÉcole normale supérieure de Lyon, Institut français de l’éducation, Triangle UMR [email protected]

Terrain 64 | MARS 2015, p. 84-103

L’épidémie de sida –!l’activité d’analyses biologiques qu’elle génère!– a contribué à développer le travail de paillasse dans les systèmes de santé africains, de même qu’elle a élargi la grammaire avec laquelle les individus se pensent. Vue au microscope électronique de quatre particules de rétrovirus du sida. (photo Ch.!Dauguet!/ CNRS!photothèque)

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ont connu sur le continent africain plusieurs temporalités. Après une difficile reconnaissance de l’épidémie par les États africains (Dozon & Fassin 1989), la lutte contre l’épidémie s’est d’abord appuyée sur le développement de modèles behavioristes de prévention fondés notamment sur la production de données par des enquêtes CAP3 (Bibeau & Pedersen 2002). L’introduction des premiers antirétroviraux à la fin des années 1990 en Ouganda et en Côte d’Ivoire (Msellati, Vidal & Moatti 2001) a été accompagnée dans un premier temps par une réflexion accrue sur les problèmes relevant de la bonne prise du trai-tement. L’un des arguments développés contre la délivrance des antirétroviraux en Afrique était en effet l’incapacité supposée des patients africains à respecter les prescriptions médicales. La stigmatisation des patients a également été mise en lumière comme freinant l’accès aux centres de prise en charge. Ces deux facteurs, stigmatisation et accès, conditionnent la qualité de la prise en charge des patients (Desclaux et al. 2002).

La question de la capacité des systèmes de santé à prendre en charge l’ensemble des patients s’ajoute à présent à celle concernant le dévelop-pement de résistances. De plus, la médicalisation de l’épidémie à l’œuvre sur le continent africain présente, par sa logique populationnelle et par sa lecture biologique des logiques de l’infection et par l’utopie de l’éradication qui la sous-tendent, des enjeux soulignés par les chercheurs en sciences sociales (Lachenal 2013). Ceux-ci concernent notamment le retour d’une forme coloniale de santé publique (peu encline à reconnaître les sujets derrière les populations, ni leurs aspirations politiques) et la non-reconnaissance du rôle des inégalités et des violences structurelles dans l’exposition au risque comme dans l’accès au soin (Nguyen et al. 2011). Le champ du sida a également été un terrain propice aux mobilisations collectives de militants du Nord et du Sud dans des réseaux transnationaux et locaux luttant en faveur de l’accès au traitement (Nguyen 2005 ;

donne à l’ethnographe la possibilité de révéler les enjeux à venir dans la mobilisation de cet outil participant de l’arsenal de la médicalisation de la prévention (TasP, PrEP, circoncision2…).

Mobilisant deux approches anthropologiques distinctes (anthropologie des sciences et anthro-pologie politique de la santé), nous interrogeons les conséquences de l’objectivation scientifique sur les subjectivités des patients et sur la création de communautés. Il convient ainsi de reconnaître notre dette envers les travaux de Charis M. Cussins (1996). Travaillant sur la procréation médicalement assistée, elle identifie les ontologies associées aux différentes procédures de la prise en charge et propose la notion de « chorégraphie onto-logique ». Celle-ci consiste en « l’action coordonnée d’un nombre important d’acteurs ontologiquement hétérogènes au service d’un vaste soi » (ibid. : 600). Nous articulons cette tentative d’animation du sujet et de l’objet visant à dépasser leur opposition (ibid. : 577), à la notion proposée par Robert J. Thornton (2008) de « communauté non imaginée. » Thornton rend compte avec cette dernière de l’existence de réseaux sexuels en Afrique du Sud et en Ouganda, réseaux invisibles de personnes liées entre elles par l’échange de fluides. Nous proposons de montrer en quoi la mise sous traitement précoce dans le cadre d’un essai thérapeutique conduit à l’émergence d’une nouvelle communauté non imaginée : celle d’individus rendus hypersensibles à la question de leur potentiel de contagion mais enfermés dans leur quant-à-soi thérapeutique, résultat de leur participation à l’essai.

Virus et communautés : différentes temporalités, différents paradigmes

Depuis la proposition de Bangui en 1985 d’une définition clinique du VIH pour les pays en développement ne disposant pas des moyens de laboratoire, les modalités de lutte contre l’épidémie

1. VIH est l’acronyme du virus de l’immuno-déficience humaine, rétrovirus responsable du syndrome d’immunodéficience acquise (sida).2. Treatment as prevention (TasP), traduit en français par « traitement comme prévention », concerne les personnes porteuses du VIH,

pour lesquelles le traitement anti-VIH est un moyen de réduire le risque de transmission. Pre Exposure prophylaxis (PrEP), traduit en français par « prophylaxie pré-exposition », désigne l’utilisation d’un traitement antiré-troviral (ARV) par des personnes non infectées,

en prévention de la transmission sexuelle du VIH. La circoncision, quant à elle, permet de réduire la propagation du sida de l’ordre de 38 à 66 % lors des rapports vaginaux pour le partenaire masculin.3. « Connaissances, attitudes, pratiques. »

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Les ruptures chroniques dans le système de santé, les difficultés financières des patients à se procurer des médicaments dans des officines officielles, mais aussi les relations parfois difficiles entre malades et agents de santé, ont favorisé l’émergence d’un marché informel du médicament. Si, sur ce marché parallèle, les produits sont moins chers et plus accessibles, ni leur efficacité ni leur toxicité ne sont contrôlées. Dans ce contexte, les négociations menées en 2001 entre le gouvernement ivoirien et des groupes pharmaceutiques en vue d’acheter à moindre coût des produits génériques ont été déterminantes pour assurer un accès public aux antirétroviraux. Abidjan, Côte d’Ivoire, mars 2001. (photo I.!Sanogo!/ AFP)

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virale alors qu’on estime à 15 millions le nombre de personnes éligibles au traitement. Dix ans aupa-ravant, seulement 50 000 personnes bénéficiaient de cette thérapie (OMS 2013 : 7). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) poursuit actuellement l’objectif de 15 millions de patients traités pour 2015. Ces chiffres, malgré leur dimension rhéto-rique, témoignent de la progression phénoménale de la prise en charge du VIH depuis la fin des années 1990. Cette période s’est caractérisée par le développement d’une véritable industrie du sida inscrite à différentes échelles interconnectées : fondation de l’ONUSIDA5 en 1996, du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme6 en 2002 et du PEPFAR7 en 2003 ; formation des professionnels de santé des pays du continent, construction d’un réseau d’experts internationaux formant, évaluant et soutenant les différents acteurs de la prise en charge ; croissance rapide d’un tissu associatif et politique actif dans la lutte contre l’épidémie ; mise en place d’un circuit d’approvisionnement considérable en tests et en réactifs, et en médicaments. À ces développe-ments, dont l’impact est visible d’un point de vue structurel, s’ajoutent des effets peu mesurés mais cependant bien réels et relevant du développement d’une hexis du sida appréciable autant dans les pratiques et les discours des personnels de santé qu’en population générale. Aux vocabulaires et aux techniques caractérisant la grammaire qui sous-tend les formes d’engagement des agents de santé au temps du sida (on peut penser à la gestion du risque mais également à la culture du per diem) répondent les manières de penser le corps et les maux comme les façons d’être au monde créées dans un contexte d’épidémie par les populations8.

Robins 2008). En forgeant la notion de biosocialité pour décrire l’espace de mobilisation basée sur une expérience somatique commune, Paul Rabi-now (1996) a ouvert un champ d’enquête et un domaine de réflexion extrêmement fécond. Depuis lors, de nombreux travaux se sont intéressés aux interactions entre science, médecine et subjectivité (Lock 2002 ; Petryna 2002, 2005 ; Rabinow 1996, 2000). Nikolas Rose et Carlos Novas ont quant à eux développé ce concept en allant plus loin, « pour englober tous ces projets de citoyenneté qui ont lié leurs conceptions des citoyens aux croyances concernant l’existence biologique d’êtres humains, comme individus, comme hommes et femmes, comme familles et lignages, comme communautés, comme populations et races, et comme espèces » (Rose & Novas 2005 : 132)4.

À la suite de ces travaux, les chercheurs tra-vaillant dans les pays du Sud sur l’épidémie de sida se sont parfois inscrits dans ce paradigme soit pour mobiliser la notion de citoyenneté bio-logique, soit pour en souligner à la fois l’intérêt et les limites (Marsland & Prince 2012 ; Le Marcis 2012). Nous voudrions ici mettre en évidence un phénomène différent à partir de l’expérience des patients infectés par le virus et inclus dans l’essai portant sur le traitement précoce. L’expérience est pensée comme un processus résultant de rapports articulés de soi à soi, de soi aux autres, médiatisés par la présence du virus. La tenue de cet essai préfigure en effet la mise en place du traitement universel (« 15 millions d’ici à 2015 ») et permet d’alimenter la réflexion sur les effets de la production d’ontologies nouvelles à grande échelle.

Aujourd’hui, 7,5 millions d’individus reçoivent sur le continent africain une thérapie antirétro-

4. « To encompass all those citizenship projects that have linked their conceptions of citizens to beliefs about the biological existence of human beings, as individuals, as men and women, as families and lineages, as communities, as populations and races, and as species. »5. ONUSIDA (UNAIDS en anglais) est un pro-gramme destiné à coordonner l’action des différentes agences spécialisées de l’Orga-nisation des Nations unies (ONU) afin de lutter contre la pandémie de VIH/sida.6. Ce Fonds mondial (Global Fund to Fight AIDS,

Tuberculosis and Malaria) est une fondation à but non lucratif destinée à « recueillir, gérer et distribuer des ressources par le biais d’une fondation publique-privée […] qui contribuera de manière durable et significative à réduire le nombre d’infections, la morbidité et la mor-talité, atténuant de ce fait l’impact du VIH/sida, de la tuberculose et du paludisme dans les pays démunis et à combattre la pauvreté dans le cadre des objectifs de développement du Millénaire arrêtés par les Nations unies ». Cette fondation, inscrite au registre du com-

merce de Genève, collabore avec l’OMS sans être une agence de l’ONU.7. President’s Emergency Plan for AIDS Relief est un plan d’aide d’urgence à la lutte contre le sida à l’étranger inauguré par le président des États-Unis, George W. Bush.8. On pourra consulter à ce sujet la récente thèse de Pierre-Marie David (2013) portant sur l’introduction des antirétroviraux en Centrafrique.

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de l’épidémie. La mise sous traitement précoce repose sur une double rationalité médicale et épidémiologique. D’un point de vue médical, le traitement précoce présenterait un avantage en termes de coûts-bénéfices (la santé du patient ne se détériorerait pas, rendant sa prise en charge finalement moins difficile). D’un point de vue épidémiologique, les patients mis sous traitement précocement, retrouvant un niveau de charge virale indétectable, n’auraient plus de pouvoir contaminant, en sorte que l’épidémie serait stoppée. Selon cette logique, les politiques actuelles de lutte contre l’épidémie se concentrent sur les populations pour lesquelles les taux d’infection restent les plus élevés et qui constituent ainsi des réservoirs de l’épidémie (on parle de MARPS, most at risk populations : professionnelles du sexe, usagers de drogues, hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, détenus, femmes enceintes) tout en visant une mise sous traitement universelle9.

C’est dans ce contexte que l’essai clinique dans lequel et autour duquel nous avons enquêté a été mis en place10. Il se déroule en Côte d’Ivoire et a recruté 2 060 patients dans neuf centres de prise en charge répartis sur le territoire de la ville d’Abidjan. Il vise à évaluer les bienfaits d’une mise sous traitement précoce (mesurés en fonction de la mortalité et de la morbidité des patients inclus).

S’agissant d’une expérimentation scientifique, qui repose sur un régime ontologique spécifique, qui fait exister les différents acteurs sur un mode singulier, et sur des normes différentes des normes cliniques, l’appréhension de ce nouvel outil thé-rapeutique qu’est la mise sous traitement précoce ne peut se faire sans avoir recours à une analyse de l’expérimentation elle-même, seul espace dans lequel elle prend corps.

Cette dynamique de mise sous traitement a connu une accélération depuis l’espoir suscité par la déclaration de Genève, en 2008. Cette année-là, la Commission fédérale suisse pour les problèmes liés au sida (CFS) annonça, en se fondant sur une revue de la littérature médicale :

Après avoir pris connaissance des faits scientifiques, à la demande de la Commission d’experts clinique et thérapie VIH et sida (CCT) de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et après avoir longuement délibéré, la Commission fédérale pour les problèmes liés au sida (CFS) arrive à la conclusion suivante : une personne séropositive ne souffrant d’aucune autre MST et suivant un traitement antirétroviral (TAR) avec une virémie entièrement supprimée (condition désignée par « TAR efficace » ci-après) ne transmet pas le VIH par voie sexuelle, c’est-à-dire qu’elle ne transmet pas le virus par le biais de contacts sexuels.

Cette affirmation reste valable à condition que :• la personne séropositive applique le traitement antirétroviral à la lettre et soit suivie par un médecin traitant ; • la charge virale (CV) se situe en dessous du seuil de détection depuis au moins six mois (autrement dit, la virémie doit être supprimée depuis au moins six mois) ;• la personne séropositive ne soit atteinte d’aucune autre infection sexuellement transmissible (MST) (Vernazza et al. 2008 : 165).

Depuis lors, la lutte contre le sida s’inscrit dans un nouveau paradigme : celui de l’éradication

9. La question de « population réservoir » soulève une question ontologique tout à fait intéressante mais qui dépasse le cadre de cet article.10. Ces enquêtes se sont déroulées dans le cadre d’un programme codirigé par Frédéric Le!Marcis (ENS-Lyon, Triangle) et Mariatou Koné (université Félix-Houphouët-Boigny, IES). Intitulé « L’essai clinique comme espace de rencontre. Des logiques scientifiques aux expériences individuelles : construction des

participants, biosocialité et expériences de subjectivation (Abidjan, Côte d’Ivoire) », il était financé par l’Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS 12242). Si nous ne pouvons les nommer, nous remercions les investigateurs princi-paux de l’essai étudié d’avoir soutenu notre démarche dès son origine et d’avoir facilité notre intégration au sein de leur équipe. Nous remercions également tous les profession-nels de l’essai qui ont accepté notre présence

parmi eux (chercheurs, cliniciens, techniciens, chauffeurs, statisticiens). Nous n’oublions pas les patients qui ont partagé avec nous leurs inquiétudes et leurs espoirs. La question traitée dans cet article n’étant pas propre à cet essai en particulier, mais recouvrant un phénomène plus global lié au paradigme de l’éradication du VIH, nous avons souhaité uti-liser l’anonymat. Cela souligne son caractère général tout en protégeant les acteurs.

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copies, qui seront ensuite transcrites en ARN, puis traduites en protéines. L’assemblage de tous les ARN nouvellement transcrits et protéines nouvellement traduites donnera des millions de virions, qui détruiront ensuite la cellule puis se propageront dans l’organisme et infecteront de nouvelles cellules CD4. Le milieu du virus est donc composé principalement des récepteurs CD4 des cellules du corps humain, ainsi que de certains de ses composants. Le corps humain, considéré comme l’environnement du virus, assure ainsi sa survie par le détournement de certains de ses éléments.

Modifié de façon adéquate, ce même corps peut également devenir toxique pour le virus. C’est ainsi que l’on peut concevoir l’introduc-tion des antirétroviraux (ARV). Si différentes combinaisons existent, le traitement est toujours composé de deux inhibiteurs nucléosidiques de la transcriptase inverse (INTI, parmi lesquels figure par exemple l’AZT) accompagnés parfois d’un inhibiteur non nucléosidique (INNTI, parmi lesquels l’éfavirenz). Ces molécules ont pour fonction d’empêcher la rétrotranscription de l’ARN en ADN, et donc la multiplication du virus dans la cellule et la destruction de cette dernière. Le traitement vient modifier le milieu et empêcher la réplication et les potentielles mutations du VIH.

La prise du traitement présente deux effets concernant l’individu : en premier lieu, celui-ci n’est plus en danger (du moins en danger immé-diat). Le virus n’est plus en mesure de détruire les CD4, ou en tout cas moins vite que ceux-ci se multiplient. Le nombre de CD4/mm3 de sang reste donc suffisamment élevé pour permettre une bonne défense immunitaire. En second lieu, le nombre de copies du virus, que l’on appelle également la charge virale, est indétectable dans le corps, ce qui a pour conséquence que celui-ci devient non contaminant et ne représente donc plus une source de danger pour les autres12. L’introduction des molécules antirétrovirales dans la relation corps / virus vient donc modifier celle-ci, et la rendre défavorable pour le VIH.

Le mode d’existence scientifique de la relation individu / virusSi le dépistage constitue un moment particulier pour l’individu dans la mesure où une sérologie positive implique une « rupture biographique » (Pierret 1997), il implique également un régime ontologique spécifique, qui fait exister le corps sur un mode particulier. En effet, au cours du processus, le corps, conçu au niveau épidémio-logique comme potentiellement en danger car exposé à la menace d’autres corps contaminés, mais aussi potentiellement dangereux car il peut être porteur du VIH tout en ignorant cette situation, devient de fait un corps menaçant et menacé car infecté par une entité étrangère. Cependant cette dernière va dorénavant contribuer à le définir, tant sur le plan biologique et médical que sur le plan subjectif.

L’individu est porteur, mais il n’est pas un simple réceptacle du VIH. Dans la relation qui unit le corps au virus, le premier constitue en fait l’environnement du second. Celui-ci est conçu par les stimuli auxquels il est sensible, et par ses actions en réponse à ces stimuli. Il est donc infiniment plus pauvre que l’environnement réel constitué par le corps humain. En effet, le virus va seulement utiliser un type de cellules particulier, les lymphocytes T CD411, et même uniquement quelques éléments de ces cellules, non seulement pour survivre, mais aussi pour se multiplier et muter. Le VIH est un rétrovirus, composé de protéines et d’ARN. Pour se répliquer, c’est-à-dire pour que son génome (à ARN) s’intègre à celui des cellules (génome à ADN) et soit reproduit par les enzymes dont toute cellule dispose à cet effet, il doit donc utiliser une enzyme qui transcrit son ARN en ADN, la transcriptase inverse. Ce processus s’accompagne de nombreuses « erreurs » de transcription, qui conduiront donc à la produc-tion de virions génétiquement différents, d’où la grande variabilité, et donc adaptabilité, du virus. Une fois l’ARN transcrit en ADN, la machinerie cellulaire va répliquer l’ADN en de très nombreuses

11. Dans les faits, d’autres types cellulaires constituent des cellules cibles pour le virus, qui présentent le même récepteur que les lympho-

cytes T CD4, dit récepteur CD4. Cependant, seuls les lymphocytes T CD4, que nous abrégerons dans la suite « CD4 », sont considérés dans la

prise en charge thérapeutique.12. Comme nous l’avons vu, c’est d’ailleurs la logique du TasP.

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son propre corps et celui des autres, mais celui-ci ne provient plus vraiment du virus lui-même, neutralisé par le traitement, mais dépend de la bonne prise de ce dernier13, ce qui donne lieu à tout un ensemble de pratiques. Les individus cherchent à éviter la souillure sous toutes ses formes et quelle que soit son origine. Le risque est donc incorporé et objet d’un souci permanent. Sa prise en compte disparaît néanmoins lorsqu’elle est en concurrence avec la peur d’interrompre une relation avec un partenaire en demandant l’usage d’un préservatif en raison de son statut sérologique par exemple (évitement du sujet pour préserver son couple ou pour pérenniser une relation naissante).

Cependant, cet équilibre établi entre corps, virus et médicament est extrêmement précaire. Sans entrer trop dans les détails, la prise d’un traitement favorise la sélection des copies les plus résistantes à ces molécules, raison pour laquelle on utilise une trithérapie, qui consiste à « attaquer » le virus de différentes façons, afin de limiter les possibilités d’adaptation au milieu. À cela il faut ajouter que le traitement doit être pris à heures constantes et qu’aucune prise ne doit être oubliée, sous peine de voir le virus reprendre son activité, se multiplier de nouveau et produire des copies mutantes dont certaines pourraient présenter des capacités de résistance accrues. Autrement dit, il existe toujours un danger, pour

13. Malgré une bonne prise du traitement, des résistances peuvent exister. Généralement

cependant, une charge virale détectable ou un taux de CD4 en baisse sont considérés comme

les indicateurs d’un traitement qui n’a pas été observé correctement.

La généralisation de la pratique du test VIH a diffusé dans la société ivoirienne une nouvelle modalité de se connaître soi-même via l’examen biologique. Abidjan, Côte d’Ivoire, décembre 2005. (photo Gbekide Barnus!/ Panapress!/ MAXPPP)

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Objectivation et mise sous traitement

Dans le cadre d’une mise sous traitement précoce, l’annonce de la sérologie s’accompagne d’une mise sous ARV à effet immédiat alors même que l’individu ne ressent aucun symptôme lié à son infection par le VIH. Les CD4 sont en effet encore suffisamment nombreux pour contrer les agressions subies par l’organisme. L’annonce du statut sérologique positif est ainsi immédiatement sanctionnée par une mise sous traitement, bien que l’individu n’ait pas vraiment eu le temps de saisir la nouveauté et les conséquences de cette situation, et ce d’autant plus qu’aucune manifestation physique ne vient donner corps à son affection. Cette mise sous traitement ne peut cependant pas être assimilée à une prise en charge médicale. Les patients participent en effet à un essai et existent de ce fait sur un mode particulier, formant dans leur relation avec les virus des sujets expérimentaux. La standardi-sation et l’objectivation des corps nécessaires à la production de données scientifiques fiables dans le cadre d’un essai reposent sur l’assimilation par les participants de règles et de normes comporte-mentales qui passe par une responsabilisation de ces derniers particulièrement visible au moment de l’inclusion dans l’essai (Brives 2012, 2013).

Prendre un traitement quel qu’il soit implique des contraintes ainsi que des règles à respec-ter concernant la posologie et les heures de prise. C’est ce que la littérature définit tantôt par « obser-vance », soulignant ainsi la dimension contrainte d’une règle à suivre, tantôt par « adhésion au traitement » pour mettre au contraire en avant la dimension psychologique de l’acceptation du protocole de soin par le malade (Morin 2001). L’épidémie de sida a permis d’interroger à nouveau la question de l’observance (Bungener, Morin & Souteyrand 2001) et sur le continent africain, l’analyse de l’initiative sénégalaise pour l’accès aux antirétroviraux (Desclaux et al. 2002) a mis à mal les stéréotypes appliqués aux patients africains. Ceux-ci étaient présentés comme intrinsèquement non observants en raison de facteurs culturels au détriment de la reconnaissance des facteurs insti-tutionnels (accessibilité, acceptabilité, durabilité de l’offre de soin) dans la qualité de l’adhésion au traitement (Desclaux 2001). L’observance des patients infectés par le VIH dépend également de deux autres facteurs : le secret de l’infection et sa gestion ; la lourdeur du traitement résidant en partie dans ses effets secondaires.

Fabienne Hejoaka (2009) a montré dans le cadre d’une étude menée au Burkina Faso en quoi l’observance était tributaire de la gestion du secret au sein de la famille. Celui-ci s’inscrit

Trithérapie!: l’accès aux traitements antirétroviraux dans les pays les plus pauvres reste un enjeu majeur alors que les sources internationales de financement ont tendance à se tarir. (photo Corbis)

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dans un paradigme allant de la révélation du secret à son maintien total. L’auteure décrit des révélations électives par lesquelles seuls certains membres de la maisonnée sont informés (certains agnats d’un enfant malade par exemple). En Côte d’Ivoire, Annabel Desgrées du Loû (2011) rapporte que si l’annonce de la séropositivité à une femme enceinte vivant en couple peut avoir un impact sur le maintien de ce dernier, les ruptures ne sont pas nécessairement la conséquence d’une révélation (en l’occurrence de la femme enceinte nouvellement dépistée séropositive à son mari), mais qu’elles sont également le produit d’une décision prise par la personne infectée elle-même de quitter son partenaire. Les politiques du secret au sein de l’espace domestique sont donc multiples.

Les diverses modalités de gestion du secret témoignent du souci des individus de maîtriser le risque inhérent à l’annonce de la séropositivité et au traitement. Il s’agit en effet pour ces derniers d’éviter à la fois le risque de la stigmatisation et de la désaffiliation sociale comme celui de la non-observance du protocole de soin. La conscience de ce dernier risque est d’autant plus importante

dans le cadre de l’essai où les patients, en tant que sujets expérimentaux, font l’objet d’un contrôle strict de leur prise de médicament (comptage des emballages vides et évaluation des prises via des analyses biologiques) assorti d’un discours récur-rent sur le risque de développer des résistances. Le suivi des participants, le rappel systématique des normes comportementales à respecter font de l’essai un espace d’observation privilégié.

Les participants développent ainsi des pratiques répondant aux contraintes liées à leur existence en tant que sujets d’un essai. C’est le cas de cette jeune femme orpheline originaire du Burkina Faso. Lorsque l’heure de sa prise approche, son téléphone joue une chanson traditionnelle qu’elle a enregistrée lors d’une visite dans le village de son père. Une autre patiente, tout en expli-quant n’avoir pas annoncé sa séropositivité à ses enfants, se voit amener un sachet plastique noir contenant ses médicaments par sa fille d’environ treize ans, au moment de l’heure de la prise. Si le secret de la sérologie est préservé, c’est-à-dire non énoncé, il apparaît cependant bel et bien partagé, incorporé, ce qui se traduit par des

La gratuité des traitements constitue une avancée majeure dans la prise en charge des patients. Pour être efficaces les traitements doivent cependant être accompagnés d’une alimentation saine et suffisante, ce qui n’est pas le cas pour de nombreux malades dans les pays du Sud. Abidjan, Côte d’Ivoire, 2011. (photo Corbis)

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comprimés, acte qu’il est difficile, du point de vue des patients, de justifier quand l’entourage ne déjeune pas15. C’est pourquoi Amadou s’échappe de chez lui au petit matin pour s’acheter un beignet afin d’accompagner sa prise de médicament. Dans la cour collective qu’il occupe avec ses enfants, sa sœur et quelques locataires, le petit-déjeuner se résume en effet à une infusion, faute de moyens pour fournir à tout le monde un repas plus copieux. Les effets secondaires ne sont pas anodins, dans la mesure où ils interfèrent de façon concrète avec le quotidien du malade, comme dans le cas de Suzanne qui se voit contrainte de faire un choix entre pratiques religieuses et sanitaires, l’éfavirenz provoquant des somnolences incompatibles avec les longues heures de prière qu’elle s’impose lors des veillées organisées par son église. Aimé, quant à lui, s’abstient de prendre son traitement plusieurs soirs par semaine, lorsqu’il travaille de nuit, de façon à ne pas risquer de se blesser ou de blesser son entourage en raison d’une baisse de vigilance ou d’un état de somnolence.

Alors que nous nous situons dans le cadre d’une initiation d’un traitement par antirétroviraux au sein d’un dispositif expérimental répondant à un protocole strict, on ne saurait limiter d’un point de vue anthropologique la question de l’adhésion à celle de l’observance du traitement. Du point de vue des patients, la mise sous traitement signifie l’incorporation de normes qui vont bien au-delà du suivi d’un protocole scientifique et médical et concerne la subjectivité de l’individu. En témoigne ce récit d’une jeune femme incluse dans l’essai et qui dans son discours associe respect des prises de médicament et intégration de nouveaux comportements moraux :

En tout cas depuis que je suis dans l’« essai »16 je sais qu’il faut bien prendre ses médicaments. Il faut respecter la dose, il faut respecter la prise des médicaments et puis il faut suivre les conseils. C’est en fonction de ces conseils-là, si avant tu étais

formes concrètes d’attention portée aux patients dans les familles. Ce n’est pourtant pas toujours le cas, et l’attention prêtée à soi-même dans le cadre de l’adhésion au protocole, comme la peur d’être identifié comme malade, suscite également le développement de pratiques de dissimulation : les médicaments stockés dans des grandes boîtes cylindriques sont parfois transvasés dans de plus petits contenants (tels des tubes d’aspirine). La nature des produits s’en trouve travestie. La prise de médicaments devient alors possible même sur le lieu de travail. En outre dans ce nouvel emballage, les antirétroviraux font moins de bruit. Ce sont en effet de gros comprimés qui émettent un son caractéristique lorsqu’ils s’entrechoquent dans leur emballage d’origine.

Certaines conseillères de l’essai proposent même aux patients dans des situations particu-lièrement complexes de garder les médicaments pour eux, et de leur donner uniquement ce dont ils ont besoin pour une à deux semaines, en insistant toujours sur la nécessité de prendre correctement le traitement.

Aux difficultés liées au stockage et à l’adminis-tration du traitement vient s’ajouter la lourdeur de la thérapie. Les antirétroviraux sont des médica-ments qui entraînent des effets secondaires déran-geants14 : l’éfavirenz, par exemple, peut provoquer des états de somnolence plus ou moins marqués alors que des intolérances gastro-intestinales sont fréquemment constatées avec la prise d’AZT, qui peuvent en partie être limitées par la prise du traitement au cours du repas. Dans les pays en développement, cette condition est cependant loin d’être systématiquement satisfaite, beaucoup de patients rencontrés ne peuvent se permettre trois repas par jour. L’alimentation est d’ailleurs un point fréquemment abordé en consultation, car elle constitue un facteur important de non-observance. Les médecins et les assistantes sociales insistent sur la nécessité de poursuivre le traitement malgré les désagréments causés, et conseillent de manger ne serait-ce qu’un bout de pain pour prendre les

14. Ils présentent des effets secondaires plus graves mais non pertinents dans le cadre de l’analyse proposée, car conduisant à un changement de traitement lorsqu’ils sont constatés.

15. Sur la question de l’alimentation et du traitement, on pourra se référer à Kalofonos (2010).16. Notre interlocutrice n’utilise pas le terme « essai ». Elle donne le nom public

de l’essai comme si elle faisait référence au programme d’aide d’une organisation non gouvernementale.

Réimaginer des communautés ?

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comportementales qui accompagnent la prise du traitement qui présente un danger, non seulement pour l’individu (baisse des CD4, qui entraîne de fait une baisse de l’immunité), mais aussi pour les autres (augmentation de la charge virale et donc du risque de contamination). Ainsi, le maintien d’un statu quo biologique dépend du développement d’une nouvelle subjectivité chez l’individu.

Subjectivations et communautés non imaginées

La mise sous ARV précoce dans le cadre de l’essai implique une médicalisation de la vie de l’individu. Outre les conséquences liées à la prise même du traitement, les bilans sanguins effectués tous les six mois pour mesurer le taux de CD4 et la charge virale, les examens prescrits en fonction des événements médicaux survenant dans la vie du patient, et les nombreux rendez-vous auxquels il doit se rendre confrontent ce

avec quelqu’un, quelqu’un peut te faire une proposition, aller avec une personne, deux personnes, ces pratiques pour ne pas être surinfectée encore il faut éviter ces pratiques-là. Parce que j’ai eu à le faire et puis maintenant, quand ça n’allait pas, entreprendre une autre relation. Bon maintenant je vois que il faut être fidèle. Il faut être sérieuse, il ne faut pas aller de gauche à droite quoi. Donc ça, ça je suis formelle là-dessus.

L’incorporation du protocole s’accompagne d’un important travail sur soi comportant une forte dimension morale. L’observance du traite-ment, et donc l’équilibre corps / virus / médicament, implique ainsi des changements importants chez l’individu, et l’adoption de normes spécifiques de comportement qu’accompagne le discours du personnel soignant. Alors qu’avant l’introduction des ARV dans le corps, le danger provenait du virus, c’est maintenant le non-respect des normes

Promu pour lutter contre la diffusion du VIH, le préservatif «!Prudence!» incarne les débuts de la lutte contre l’épidémie, et participe de la transformation du discours sur la sexualité dans l’espace public. Abidjan, Côte d’Ivoire, mars!1993. (photo K.!Kasmauski!/ Corbis)

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dernier à d’autres modalités de lire le corps, comme sujet du regard médical et, dans le cadre de l’essai, comme sujet du regard scientifique.

Ces différentes modalités ne s’opposent pas, mais s’enchevêtrent progressivement : les patients intègrent le vocabulaire médical, apprennent ce que sont les CD4 (certains téléphonent même au médecin le lendemain de leur prise de sang pour connaître leur taux de CD4 et savoir si leur charge virale est toujours indétectable), reconnaissent les symptômes de l’infection sur d’autres. Ainsi, Amadou, l’un des participants à l’essai, nous a-t-il raconté comment il prend conscience de la sérologie positive de sa voisine par l’observation de ses problèmes de santé et de sa perte de poids. Il lui fait part de l’existence du projet de recherche comme possibilité pour elle de se voir prise en charge. Ce faisant, il se positionne comme patient-expert sans révéler son propre statut dans un premier temps. Amadou mobilise la compétence acquise dans le cadre de sa rencontre avec l’essai clinique comme sujet expérimental sans pour autant s’investir dans le partage assumé de son expérience. Il mesure ici le risque pour autrui (celui de mourir, pour sa voisine, ou d’être sans soins) et le risque pour lui de révéler son statut. Dans le contexte du traitement précoce, on assiste à la dissolution des formes classiques de mobilisation-subjectivation politique décrites précédemment dans le cadre de l’épidémie (Nguyen 2010) au profit de ce que l’on peut dénommer un « quant-à-soi thérapeutique ». Quelque temps plus tard, la voisine est sous traitement. Sa grande sœur demande à Amadou comment il a reconnu en elle la maladie. Il lui répond alors : « Les oiseaux de même plumage se reconnaissent. » Sur la base de ce secret partagé, la confiance s’instaure entre eux, comme une forme clandestine de biosocialité.

En effet, comme nous l’avons déjà souligné, le non-partage du statut sérologique fait de la contamination par le VIH un événement provo-quant un changement majeur chez l’individu, mais tenu le plus souvent secret. L’annonce de la séropositivité et la mise sous traitement antirétro-viral, associées à l’existence de l’individu comme sujet expérimental, entraînent un processus de subjectivation important qui s’incarne dans les gestes, dans les formes d’attention aux risques ressentis et associés au statut sérologique (risque pour soi, risque pour les autres).

Amadou rapporte ainsi : « Après le choc des premiers jours, tout est redevenu comme par le passé. Seulement je fais beaucoup plus attention à ne pas laisser souillés des objets que j’utilise en commun avec les autres. Sinon, il y a rien de spécial. » Il précise plus tard au cours du même entretien : « J’ai en permanence sur moi des bidons d’eau de Javel. Quand je saigne je dilue ça dans de l’eau, et puis bon, partout je passe, j’essaie de désinfecter. Bon là, comme je ne saigne pas, je ne fais rien. » Dans le contexte de l’essai clinique étudié, ce processus de subjectivation dont les effets sont décelables dans les gestes quotidiens comme manger ou se laver ou bien dans la sphère de l’intimité comme déféquer (et laver les toilettes à l’eau de javel), ou encore avoir des relations sexuelles en les protégeant, fait rarement l’objet d’une reconnaissance publique. Si la spécificité de la prise en charge au sein de l’essai clinique par la proximité médecin-malade et le statut de sujet expérimental favorise l’incorporation de nouvelles pratiques et l’émergence de nouvelles subjectivités, elle crée également les conditions d’une pleine reconnaissance de celles-ci en rai-son de cette même proximité relationnelle entre soignants et soignés.

La rencontre ethnographique constitue un autre moment de la reconnaissance, comme elle active également le processus de construction du sujet malade par ses demandes de mise en récit de l’expérience de l’inclusion au sein de l’essai. Cependant, en dehors de ces interactions spéci-fiques, cette nouvelle subjectivité n’est pas rendue publique. Amadou utilise tous les stratagèmes à sa disposition pour masquer sa séropositivité : il sort pour manger le matin, place ses médicaments dans un tube d’aspirine, conseille sa voisine sans dévoiler son statut. Seul avec ses enfants, il répare de vieilles télévisions pour subvenir à leurs besoins dans un contexte économique difficile, alors qu’il n’a pas d’emploi régulier.

Ce retour vers l’anonymat n’est donc pas un retour vers le même. Il y a bien transformation du sujet, mais celle-ci n’est pas socialement reconnue. La transformation de soi initiée par l’annonce de la séropositivité et la mise sous traitement reste confinée au cœur des sujets et ne s’exprime que dans des lieux spécifiques, principalement ceux de l’essai, en raison des contraintes liées au mode d’existence spécifique des individus infectés comme sujets expérimentaux, c’est-à-dire comme

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couples hommes / virus. Qu’en est-il de cette trans-formation qui n’advient jamais publiquement, qui ne peut se dire ? Si dans la parole s’exprime le sujet, qu’est-ce qu’un sujet dont la parole est limitée par le secret ? Convenant avec Guillaume Le Blanc que « si avoir une voix est l’une des affaires les plus importantes d’un “soi”, cette possession est toujours suspendue à la nécessité sociale qui en administre la preuve ou, au contraire, l’invalide » (Le Blanc 2007 : 233), alors quelle est donc la portée de cette expérience qui ne peut finalement pas se partager, c’est-à-dire qui échappe à toute forme de reconnaissance sociale ? Nous formulons l’hypothèse qu’il s’agit là d’une transformation

notable dans le vécu de l’épidémie, induite par la dynamique du traitement universel.

Nous avons inscrit notre ethnographie au sein d’un essai clinique préexistant. Conformément aux engagements éthiques que nous nous étions engagés à respecter, nous ne pouvions nous adres-ser directement aux patients recrutés à partir de la base de données de l’essai. Il nous fallait soit les rencontrer lors de consultations spécifiques à l’essai et présenter notre projet, soit les rencontrer via la fréquentation de groupes de soutien aux malades (également appelés groupes de parole) présents dans les centres de santé où l’essai recrutait des patients (il s’agissait de présenter

Le développement de nombreuses campagnes de prévention contre le VIH a permis de faire apparaître dans l’espace public des thématiques rarement abordées jusque-là. C’est le cas des rôles sociaux de sexe, ainsi qu’en témoigne cette affiche récente. (photo A.!Bekelynk / IRD)

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ou en sciences sociales. Cette situation s’observe dans d’autres pays, comme au Burkina Faso où l’association Yerelon (« se connaître soi-même » en dioula) est issue d’une cohorte de suivi de « femmes vulnérables » à Bobo Dioulasso. Des acteurs aujourd’hui importants de la sphère traitant du sida sur le continent africain sont issus de ce tissu associatif lié au VIH et ont construit à partir de ce dernier de grandes carrières professionnelles. Il est d’ailleurs fréquent d’entendre dire par ceux qui, ayant connu de telles trajectoires, posent un regard rétrospectif sur leur parcours : « Sans le sida, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui. »

Contre toute attente, lors de nos premières visites au sein des groupes de parole relevant des centres où opérait l’essai clinique, nous avons été surpris par le très faible nombre de participants à l’essai dans ces associations. De même, parmi les patients rencontrés dans le cadre des consultations médicales de l’essai, aucun patient interrogé ne semblait fréquenter un tel groupe. Tous disaient qu’ils préféraient retourner chez eux dès la consul-tation terminée et le paiement de leurs frais de transport obtenu auprès de l’assistance sociale du centre de santé. Si, au fil de l’enquête, nous avons appris que certains participants à l’essai s’étaient connus en « faisant le banc » à la clinique et se fréquentaient de temps en temps, ou que d’autres avaient même développé une relation amoureuse, ces situations fréquentes dans les groupes de parole s’avéraient ici extrêmement rares.

Au fur et à mesure de notre enquête, deux éléments sont apparus clairement. Premièrement, dans le cadre de l’essai, la prise en charge est totale. Entendons qu’elle ne se limite pas aux antirétro-viraux et aux traitements pour les affections liées au VIH, mais s’étend à l’ensemble des événements médicaux de la vie du patient (besoin d’une paire de lunettes, pose d’un plâtre, dentiste, etc.). La qualité même des relations soignants / soignés, l’écoute et la disponibilité du personnel soignant font que les participants sont assurés de trouver un soutien moral et psychologique. En outre, la prise en charge du déplacement, assuré par l’essai aux

le projet et d’inviter les personnes concernées à se présenter à nous si elles le souhaitaient). Nous pensions initialement, et en raison d’expériences précédentes (Le Marcis 2010), que ces groupes accueilleraient nombre de patients inclus. Passer par ces groupes présentait plusieurs intérêts. D’une part, cela permettait de respecter nos engagements éthiques ; d’autre part, cela permettait autant que possible de nous distinguer de la position de pouvoir de l’équipe médicale de l’essai, en nous introduisant par nous-mêmes et non par leur biais17. Enfin, cela nous donnait la possibilité, pensions-nous, d’appréhender des expériences biosociales en prêtant attention à l’impact de l’inclusion à l’essai clinique sur ces dernières. Nous avons rencontré les représentants de deux associations logées dans deux structures de soin. La première structure a été créée au début des années 2000 par des professionnels de santé et des universitaires français et ivoiriens afin de soutenir le développement d’essais thérapeutiques sur le VIH. Elle est devenue un centre important de prise en charge des personnes infectées. La deuxième structure a été en première ligne dans la gestion de l’épidémie de sida, et notamment dans l’organisation du dépistage. Elle a accueilli les pre-miers essais menés sur l’épidémie en Côte d’Ivoire.

Les groupes de malades ont été longtemps décrits, avant l’avènement de la généralisation des antirétroviraux, comme étant au cœur du dispositif de lutte contre l’épidémie (Robins 2006). En Côte d’Ivoire, au début de l’épidémie, ces groupes de parole dans lesquels les patients sont invités à témoigner de leur expérience constituent le point de passage obligé pour l’accès au sou-tien alimentaire (distribution de colis), financier (organisation d’activités génératrices de revenus), ou thérapeutique (c’est à travers eux que les pre-miers patients traités sont recrutés) (Nguyen 2010). Ces groupes s’autonomisent ensuite et investissent le champ politique (mobilisation en faveur de l’accès au traitement), ils s’imposent également comme des interlocuteurs incontour-nables des chercheurs cliniciens, épidémiologistes

17. Il va de soi que notre « différence » a été cultivée tout au long de l’enquête dans le cadre de visites répétées à domicile, sur les

lieux de travail ou de culte. Elle s’est égale-ment traduite dans l’intérêt que nous avons manifesté à l’ensemble des questions qui

préoccupaient nos interlocuteurs, au-delà de leur stricte santé.

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rend inutile toute forme de soutien associative, la prise en charge précoce quant à elle renforce le souhait chez les patients de ne pas voir leur statut dévoilé alors qu’ils sont encore asymptomatiques.

Les communautés d’expérience créées par le développement des groupes de parole au début de la prise en charge de la maladie ont donné un visage à l’épidémie. Elles ont permis également le développement de communautés politiques en mesure de revendiquer des droits en tant que malades et citoyens. À l’inverse, la mise sous traitement précoce que préfigure l’expérience de cet essai clinique implique le renvoi du patient dans un quant-à-soi thérapeutique. Étant asymptomatique au moment de sa mise sous traitement, ayant accès à une prise en charge globale, participer à une mise en scène de soi comme infecté représente trop de risques pour un maigre bénéfice. Dans ce contexte, la médicalisation de la prévention telle qu’elle est mise en œuvre au sein de l’essai induit une forme inachevée de subjectivation, dans la mesure où l’expérience de l’essai par le sujet reste confinée sans jamais pouvoir être socialement reconnue. L’essai produit une communauté de sujets fondée sur un régime ontologique spécifique, qui n’est reconnue que dans les interactions définissant l’espace même de l’expérimentation. Cette communauté, parce que non imaginée en dehors de cet espace, si ce n’est par le regard anthropologique, ne repose pas sur le partage de l’expérience ou la mise en récit. Or, « sans histoires, sans l’écoute de l’histoire de l’autre, il ne peut y avoir de rétablissement du social, ni de dépassement de notre séparation ou de découverte de notre cause commune » (Jackson 2006 : 104). Le virus est rendu atone par la médi-calisation des patients et leur prise en charge par l’essai. Il n’est visible qu’au travers du dispositif expérimental. Pour cette raison, toute velléité de revendication politique paraît muselée et « chacun est renvoyé dans son chacun », ou comme on dit en nushi18 d’Abidjan : « Chacun dans son ngatta. » Chaque individu fait face à la gestion intime de sa propre affection. Dans ce cadre, le virus n’est plus un moteur du politique ; il n’a plus d’existence politique.

patients lorsqu’ils se présentent en consultation, garantit un soutien financier non négligeable pour des individus qui n’ont en majorité pas de revenus fixes. Cette prise en charge peut être surévaluée (elle est établie en fonction de la distance entre le lieu de résidence et le lieu de consultation et du coût estimé du trajet en transport collectif), mais plus généralement les patients la perçoivent sans l’utiliser et se rendent à leur consultation en usant de moyens moins onéreux.

L’essai clinique s’apparente à une communauté à trois dimensions : utilitariste (essai comme pour-voyeur de ressources au moment de l’inclusion), symbolique (par les transactions autour de par-ties du corps, du sang ou d’autres substances) et éthique (par les relations qui ont lieu dans l’essai) (Geissler et al. 2008). Envisagé à partir de ces trois dimensions, un essai clinique apparaît finalement assez proche des groupes de parole de malades tels que nous les avons décrits, bien que les objectifs soient fondamentalement différents. Comme nous l’avons mentionné, la qualité de la prise en charge dans l’essai, bien qu’elle réponde à d’autres agendas, a pour but d’assurer la qualité et la fiabilité des données produites par le dispo-sitif expérimental sur les patients comme sujets expérimentaux. Si ontologiquement nous avons affaire à deux domaines distincts, qui font exister les différents acteurs, humains et non humains, sur des modes radicalement différents, l’essai devient relativement similaire à un groupe de parole par ses dimensions utilitariste, symbolique et éthique. Aussi rend-il caduque la raison d’être de ce dernier par l’objectif même du protocole, qui est d’évaluer les bénéfices et les risques d’une mise sous traitement précoce. L’essai procure en effet aux participants non seulement une prise en charge sans commune mesure avec ce qui est proposé dans le système de soin national, mais aussi un accès aux antirétroviraux avant le seuil décrété par les politiques de santé publique. Les participants étant asymptomatiques, rien ne vient physiquement trahir l’infection. N’étant pas malades, ils n’ont aucun intérêt à être objectivement identifiés comme tels. La prise en charge totale fournie par l’essai

18. Le nushi est un parler usité par les jeunes des quartiers d’Abidjan et formé d’un savant

mélange d’expressions ou de mots inventés ou empruntés à différentes langues (dont le

français et le jula).

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Cette expérience singulière a des effets subjec-tivants majeurs dont les traces s’inscrivent dans des actes, des attentions portées à soi ou à ses proches par les individus sujets de l’essai. L’objec-tivation au sein de l’essai clinique implique donc une transformation radicale du sujet. Cependant celle-ci reste largement invisible à son entourage. Dans ce cadre, ce qui semble a priori offrir une chance (être traité précocement) peut se révéler être un fardeau, rarement partagé avec ses proches ou avec ses pairs.

D’un côté, un dispositif vise à empêcher la réplication et la mutation, de l’autre, une transformation subjective intense a lieu mais reste inaboutie car non sanctionnée par une reconnaissance sociale. Les patients inclus dans l’essai et répartis sur l’ensemble du territoire d’Abidjan constituent ainsi une communauté invisible et non imaginée. En dehors de l’espace de l’expérimentation, l’anthropologue, en l’obser-vant, la construit et la représente par autant de points que d’individus dans la ville, par des déplacements d’un lieu de soin à un domicile, par des lieux de culte fréquentés et des lieux de sociabilité mais également par les récits qu’il rapporte.

Il apparaît que le projet de traitement uni-versel ne participe pas seulement à l’arsenal d’une gouvernance déterritorialisée propre aux développements néo-libéraux et témoignant de la raison humanitaire significative du moment postcolonial. Il porte en lui parce qu’il fabrique des sujets expérimentaux un effet dépolitisant. Reste à savoir dès lors, au-delà de la capacité des systèmes à répondre à l’enjeu infrapoli-tique de la fourniture des traitements et de leur monitoring, comment les inégalités qui le structurent, comme elles structurent la vie des patients et notamment des femmes, conduiront ou pas à de nouvelles mobilisations fondées sur des subjectivités jusqu’alors tenues silencieuses par l’expérimentation. Ainsi nous verrons si et comment ces deux mondes, l’un expérimental et objectivé et l’autre subjectif et intérieur, devien-dront monde commun et public. Q

Conclusion

Le développement de politiques de prévention médicalisée repose sur un ensemble de connais-sances produit dans le cadre d’essais cliniques menés à grande échelle dans différents pays du Sud. L’étude des conditions permettant la production de données fiables, comme celle de l’expérience des sujets dans ce contexte donnent l’occasion de réfléchir sur les conséquences anthropologiques et politiques de la mise sous traitement précoce.

Le lancement d’un programme de traitement massif dans le contexte de systèmes de santé fragiles suppose la mise en place d’un dispositif porté par des promoteurs inscrits dans des institutions supranationales (programmes ver-ticaux, ONG, universités). Il a déjà été souligné en quoi, dans ce contexte, ce projet participe d’une gouvernance déterritorialisée dont l’exis-tence invite à questionner la relation des sujets à l’État, ainsi que la façon dont ces dispositifs humanitaires internationaux sont compris dans des enjeux de biosécurité pour les pays les plus riches (Nguyen 2009 ; Lakoff 2010). Ce pro-gramme révèle également la production d’une forme postcoloniale de domination qui s’inscrit dans un paradigme racialisé de la santé publique où les Africains n’existent que comme un corps collectif (Lachenal 2013 : 59).

Poursuivant l’analyse critique de ce dispositif, nous avons souhaité développer un argument différent fondé sur une double approche rele-vant d’une anthropologie des sciences et d’une anthropologie politique de la santé. Au fil de notre analyse, il est apparu que l’essai définit un espace constitué par les relations entre indivi-dus, virus et chercheurs cliniciens reposant sur un régime ontologique spécifique, les faisant exister sur un mode particulier. L’inclusion des individus asymptomatiques dans l’essai a pour conséquence la reconnaissance du virus comme potentiellement pathogène pour les autres et pour soi-même. Cela vient modifier, grâce à un procédé expérimental complexe, le rapport des individus au virus, à eux-mêmes et aux autres. En tant que sujets expérimen-taux, ils acquièrent des compétences et des comportements nouveaux et participent ainsi à la production de données fiables concernant la mise sous traitement précoce.

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Les campagnes de prévention ont saturé l’espace public, et le sida s’est immiscé dans tous les recoins de la société au point d’en devenir invisible, telle cette inscription sur un kiosque, noyée dans un ensemble de graffitis. Abidjan, Côte d’Ivoire, janvier!2000. (photo M.!Dukhan!/ IRD)

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