Richard Bartle et le rôle des typologies : joueurs, pratiques ou communautés?

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1 Richard Bartle et le rôle des typologies : joueurs, pratiques ou communautés? Par Simon Dor. Séminaire HomoLudens, le 13 mars 2015. Texte commenté : Bartle, Richard A. 1996. « Hearts, Clubs, Diamonds, Spades: Players Who Suit MUDs ». The Journal of Virtual Environments, vol. 1, no 1. Dans Richard A. Bartle [site personnel]. <http://www.mud.co.uk/richard/hcds.htm>. * Le texte de Richard A. Bartle (1996) n’est plus à présenter tellement il est devenu un classique en études du jeu vidéo. Voilà certainement la raison principale pour laquelle il est pertinent de le présenter. L’objectif de cette présentation à l’égard de ce texte en ce sens est double : 1) présenter l’héritage de la conception de Bartle des Multi-user dungeons (MUDs) sur les recherches universitaires; 2) déconstruire le texte de Bartle pour mieux en comprendre la subtilité et les principes mêmes. On verra pour quelles raisons l’héritage de ce texte n’est pas nécessairement redevable uniquement aux travaux de Bartle, mais plutôt à ce qu’on a cherché à lui faire dire. Ce texte est central à la réflexion d’HomoLudens en ce sens qu’il nous permet de réfléchir aux enjeux propres à une grille d’observation de pratiques et de communautés. Mais justement, le texte de Bartle propose en fait une typologie de joueurs, et c’est effectivement dans cette direction qu’il fut utilisé par les travaux en études du jeu vidéo, en conception de jeu et en psychologie. Il importera en ce sens de mieux comprendre la relation entre jeux, joueurs, pratiques et communautés dans sa réflexion, relation qui me semble être au fond la suivante : pour étudier des communautés très spécifiques qui sont celles de jeux spécifiques que sont les MUDs, Bartle propose une typologie de différentes pratiques qui peuvent se penser en équilibre et qui peuvent, ou non, correspondre à des types de joueurs empiriques.

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Richard Bartle et le rôle des typologies : joueurs, pratiques ou communautés?

Par Simon Dor. Séminaire HomoLudens, le 13 mars 2015.

Texte commenté : Bartle, Richard A. 1996. « Hearts, Clubs, Diamonds, Spades: Players Who Suit MUDs ». The Journal of Virtual Environments, vol. 1, no 1. Dans Richard A. Bartle [site personnel]. <http://www.mud.co.uk/richard/hcds.htm>.

*

Le texte de Richard A. Bartle (1996) n’est plus à présenter tellement il est

devenu un classique en études du jeu vidéo. Voilà certainement la raison principale

pour laquelle il est pertinent de le présenter. L’objectif de cette présentation à l’égard

de ce texte en ce sens est double : 1) présenter l’héritage de la conception de Bartle

des Multi-user dungeons (MUDs) sur les recherches universitaires; 2) déconstruire le

texte de Bartle pour mieux en comprendre la subtilité et les principes mêmes. On

verra pour quelles raisons l’héritage de ce texte n’est pas nécessairement redevable

uniquement aux travaux de Bartle, mais plutôt à ce qu’on a cherché à lui faire dire.

Ce texte est central à la réflexion d’HomoLudens en ce sens qu’il nous permet

de réfléchir aux enjeux propres à une grille d’observation de pratiques et de

communautés. Mais justement, le texte de Bartle propose en fait une typologie de

joueurs, et c’est effectivement dans cette direction qu’il fut utilisé par les travaux en

études du jeu vidéo, en conception de jeu et en psychologie. Il importera en ce sens

de mieux comprendre la relation entre jeux, joueurs, pratiques et communautés dans

sa réflexion, relation qui me semble être au fond la suivante : pour étudier des

communautés très spécifiques qui sont celles de jeux spécifiques que sont les MUDs,

Bartle propose une typologie de différentes pratiques qui peuvent se penser en

équilibre et qui peuvent, ou non, correspondre à des types de joueurs empiriques.

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Je propose d’abord un résumé analytique du texte de Bartle pour mieux

comprendre son approche, ses conclusions et les enjeux épistémologiques qui en

découlent. Ensuite, explorons l’héritage de ce texte dans diverses disciplines

universitaires. Enfin, on ouvrira quelques pistes pour mieux comprendre ce que Bartle

peut nous apprendre.

1) Les joueurs qui « conviennent aux » MUDs

Le texte de Bartle débute en expliquant le contexte des MUDs. Il explique que

ce contexte de sens pousse les utilisateurs de MUDs à les qualifier de jeu, même s’il

note que plusieurs auteurs s’y sont déjà intéressés pour leurs vertus sérieuses. Mais

dans les faits, à ce questionnement pragmatique de l’utilisation du terme « jeu » par

les « joueurs » de MUDs s’ajoute une réflexion qui, en quelque sorte, est la base de sa

réflexion. Il note que les MUDs peuvent être vus en fait comme minimalement quatre

choses :

Des jeux? Comme les échecs, le tennis ou Donjons & Dragons? Des passe-temps? Comme la lecture, le jardinage ou cuisiner? Des sports? Comme la chasse, le tir ou la pêche? Des divertissements? Comme les clubs de nuit, la télévision ou un concert?1

C’est alors qu’il décrit sa méthode de travail pour mettre en évidence la typologie

telle qu’on la connaît et telle qu’on la décrira aujourd’hui. Cette méthode me semble

fondamentale parce qu’elle met en évidence le travail empirique de terrain de Bartle

d’où le modèle maintenant canonique est tiré.

Bartle propose une discussion avec des joueurs par le biais de billets de

babillards électroniques sur une question centrale : « Qu’est-ce que les gens veulent

d’un MUD? ». La discussion se déroule entre novembre 1989 et mai 1990 et implique

un total de trente (30) personnes, dont quinze (15) qui y prennent une part très active

1 Les citations tirées de textes anglophones ont été traduites.

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et quinze autres qui y prennent une part plus occasionnelle. Ces joueurs étaient tous

des joueurs d’un seul MUD commercial distribué au Royaume-Uni.

Une fois que les échanges se terminent, Bartle en fait une synthèse qui lui

semble bien résumer l’apport de chaque personne. Il note que chaque joueur trouve

un certain nombre de points pertinents au jeu, points qui pouvaient pour Bartle se

regrouper entre eux sous une seule dénomination. Les quatre points sont les suivants :

1. Les joueurs qui préfèrent accomplir des actions dans le contexte du jeu. Ces

joueurs se donnent des objectifs précis et cherchent « rigoureusement » à les

accomplir. Trouver des trésors ou tuer une large quantité de monstres en sont

des exemples types. Il les nomme les accomplisseurs [achievers].

2. Les joueurs qui préfèrent explorer le jeu. Ceux-ci cherchent à en savoir le

plus possible sur l’univers médiatisé. Au départ, on parle de la topologie du

monde (explorer son étendue), éventuellement ceux-ci cherchent à

expérimenter à l’intérieur du monde (explorer sa profondeur). Il les nomme

les explorateurs.

3. Les joueurs qui préfèrent socialiser avec les autres. Ceux-ci cherchent à

interagir avec les autres joueurs, que ce soit par le biais de leur personnage

fictionnel ou sur leur vie quotidienne. Il les nomme les socialisateurs.

4. Les joueurs qui préfèrent s’imposer aux autres. Ceux-ci trouvent tous les

moyens qu’ils peuvent pour limiter le pouvoir d’action des autres et pour agir

sur la « persona2 » des autres joueurs. Il les nomme les tueurs.

2 Bartle semble utiliser ici le terme « persona » pour parler de ce qu’aujourd’hui on qualifie davantage d’« avatar » ou de « personnage-joueur ». À certains moments, il n’est pas clair si ce persona réfère à la personnalité médiatisée des joueurs ou simplement à leur « agent » de jeu. Bateman et al. (2011, p. 3) expliquent que l’expression personas est souvent utilisée pour parler des types de comportement dans les relations humain-machine.

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Ces quatre peuvent se chevaucher chez un seul individu mais, selon les observations

de Bartle, l’un des types semble dominer chez chaque personne prenant part à un

MUD.

Dans un tableau, Bartle explique que chacun de ces types peut se placer par

rapport à leur intérêt (1) pour l’action par opposition à l’interaction et (2) pour le

monde par opposition aux joueurs. Il explique aussi, pour chacun des types, ce qui

fait la fierté des joueurs qui s’y associent.

Tueurs Action Accomplisseurs

Joueurs Monde

Socialisateurs Interaction Explorateurs

Les accomplisseurs veulent agir sur le monde. Leur objectif est de le

maîtriser. Ils vont fièrement afficher leurs accomplissements dans la hiérarchie

intégrée dans le jeu.

Les explorateurs veulent interagir avec le monde. Leur objectif est de

décortiquer ce que le monde peut leur offrir, d’en trouver les failles ou les points

d’intérêt. Ils vont éprouver une fierté à expliquer aux autres leurs connaissances, sans

évidemment tout leur dévoiler.

Les socialisateurs veulent interagir avec les joueurs. Le monde du jeu n’est

intéressant que parce qu’il est peuplé de gens avec qui on peut discuter, de gens qu’on

peut connaître. Il y a par contre dans la formulation un manque de précision

intéressant entre les joueurs eux-mêmes et leur personnage : « The game world is just

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a setting; it’s the character that make it so compelling. » Leur fierté est liée à leurs

amitiés, leurs contacts et leur influence.

Les tueurs veulent agir sur les joueurs. Leur objectif est de montrer leur

supériorité sur les autres. Le plaisir qu’ils prennent est non seulement lié à des actions

dont les équivalents dans le « monde réel » sont répréhensibles (comme tuer), mais

aussi, leur plaisir n’existe pas sauf s’il « affecte une personne réelle plutôt qu’une

entité informatique sans émotion ». Ils tirent leur fierté de leur réputation et de leurs

compétences de combat.

L’analyse des comportements des joueurs pourrait être très fastidieuse, pour

Bartle, même en ayant l’ensemble des actions que chaque joueur effectue dans le jeu

consignée quelque part (comme ce que fait un fichier replay de nos jours). Il suggère

plutôt de faire passer des questionnaires aux joueurs pour voir dans quelle catégorie

ceux-ci entrent, ce qui sera éventuellement proposé par Erwin Andreasen et Brandon

Downey. L’idée est de mieux comprendre les joueurs d’un MUD précis pour pouvoir

en atteindre, ce qu’il nomme, un « equilibrium ». Cet equilibrium est atteint non pas

lorsque chaque type a un bassin de joueurs équivalent, mais lorsque ceux-ci suivent

un certain équilibre, lorsque le plaisir de chacun des joueurs est possible parce que les

actions des autres joueurs y contribuent ou n’y entrent pas en conflit; le stade

d’equilibrium nécessite que cet état reste plus ou moins stable.

L’idée d’equilibrium est notamment employée dans la théorie des jeux de

stratégie. Imaginons une armée qui cherche en assiéger une autre. L’equilibrium de

l’attaque de l’armée A sur l’armée B est atteint lorsque l’armée A consacre tout juste

la bonne quantité d’effectifs pour avoir le dessus sur l’armée B, ni plus ni moins

(Leonard 2010, p. 15). Le concept de balance, selon entre autres Adams et Rollings

(2007, p. 368), renvoie plutôt à l’idée qu’il existe une possibilité pour un jeu de

compétition que chacun des joueurs ait une chance égale de l’emporter au début de la

partie. Autrement dit, qu’il n’y ait pas une classe de personnage qui soit

significativement plus puissante qu’une autre en début de partie. Bartle renvoie à l’un

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et à l’autre dans son texte parce qu’il parle du point de vue du concepteur du MUD :

il faut s’assurer de consacrer la juste quantité de ressources (equilibrium) pour que les

joueurs sentent qu’ils aient tous la même chance d’y trouver leur compte (balance).

Ajuster le jeu pour que chacun y soit intéressé en fonction des types de

joueurs n’est pas simple, mais Bartle propose de se concentrer sur les quatre

différents éléments du graphique proposé : les joueurs, le monde, l’interaction et

l’action.

Pour mettre l’accent sur les joueurs, il faut s’assurer que ceux-ci puissent

communiquer le plus facilement possible entre eux. Pour mettre l’accent, en

revanche, sur le monde, il faut qu’il y ait une richesse des donjons et des lieux à

explorer. L’équilibre entre les deux n’est pas simple à atteindre, car un monde trop

grand limite les interactions entre les joueurs. Selon les moyens de communications,

les commandes possibles entre joueurs, la taille du monde, la connectivité des salles

entre elles, etc., la relation entre l’un et l’autre peut se jauger.

Mettre l’accent sur l’interaction est, pour Bartle, mettre l’accent sur un

chemin prédéterminé créé par le concepteur (ou, comme il en donnera des exemples,

par des joueurs qui en ont l’autorisation). Mettre l’accent sur l’action, c’est laisser au

joueur l’ensemble de l’initiative par rapport à ce qui se déroulera. L’équilibre entre

les deux serait de créer un monde relativement riche qui laisse une large place à

l’apport des joueurs. Selon la fréquence des récompenses, le système de classes de

personnages, l’atmosphère de la description des pièces, les puzzles, etc., le

concepteur peut équilibrer les deux.

Bartle insiste sur le fait que les MUDs sont à la fois des environnements

sociaux et des environnements compétitifs; la distinction entre les « jeux » et les

« Interactive Multiuser Realities » lui semble être problématique pour comprendre la

dynamique interne de ces jeux. Même un environnement strictement social peut voir

émerger des killers, en ce sens où il y a la possibilité de l’intimidation, du

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harcèlement sexuel, de manque de respect ou de comportements antisociaux d’une

manière plus générale.

C’est en parlant des interactions entre les joueurs (cf. « Player Interactions »)

que Bartle insiste sur le fait que les relations qu’il propose sont celles de joueurs

stéréotypés qui « ne doivent pas être assumées comme étant vraies pour aucun

joueur ». Il propose de décortiquer les relations entre chacun des types de joueurs.

Dans chacun des cas, les relations sont suffisamment détaillées, au point où on peut

se demander à partir de quels exemples ou de quelles observations Bartle peut

proposer de telles conclusions.

Pour évaluer la dynamique entre chacun des types de joueurs, Bartle en vient à

proposer une sorte de graphique synthèse :

La couleur verte indique une augmentation là où la couleur rouge indique une

diminution; la couleur de la direction indique la modification du type « source » alors

que le bout de la flèche indique la modification du type « visé ». Autrement dit, une

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diminution des killers entraîne une augmentation des socializers et des achievers; une

augmentation d’explorers entraînera encore plus d’explorers, etc.

Au final, il propose quatre types d’equilibrium; ces quatre types sont quatre

dynamiques relativement stables qui lui semblent émaner des relations qu’il met en

évidence dans tout son texte. D’autres sont certainement possibles, mais ces quatre

sont ceux qui lui semblent les plus évidents. Au fond, pour lui, la tendance naturelle

de tous les MUDs sera d’aller vers l’un de ces quatre types selon les différents types

de joueurs qui peuplent le jeu. Ces quatre équilibres sont les suivants :

1) Un équilibre entre tueurs et accomplisseurs. Les premiers vont prendre plaisir

à essayer de tuer les seconds ou se tuer entre eux, alors que les accomplisseurs

vont prendre plaisir au défi que la présence de tueurs leur apporte. Les

explorateurs et socialisateurs ne trouveront à peu près pas de plaisir, se faisant

généralement tuer trop rapidement. On l’appellerait un « gamelike » MUD,

soit un MUD axé sur la compétition.

2) Une domination des socialisateurs. Personne ne trouve son compte à ne faire

rien d’autre qu’à socialiser, considérant qu’il n’y a pas de défi pour

l’accomplisseur, que l’explorateur ne voit pas l’intérêt du monde lui-même et

que le tueur ne tue que des gens qui ne se sentent pas affectés tant qu’ils

peuvent se reconnecter au jeu pour continuer à socialiser. On l’appellerait un

« social » MUD, soit un MUD axé sur la sociabilité.

3) Une influence similaire de chacun des groupes. Le type le plus équilibré, qui

ne peut être atteint sans un travail intentionnel et précis des créateurs ou

administrateurs. C’est le MUD qui convient à tous, pour Bartle. Cette

combinaison de différents types serait, en quelque sorte, l’intérêt unique et

particulier des MUDs.

4) Aucun joueur. Plus personne ne lutte contre les tueurs et les socialisateurs ont

trouvé un autre endroit pour se rassembler.

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2) Que veut dire le mot « joueur »?

Un certain nombre de confusions émane du texte de Bartle, dont celui qui me

semble plus évident, soit la notion même de « joueur ». Dès la première note de fin, il

note que son texte n’est pas écrit par un psychologue entraîné et que,

conséquemment, son style n’est pas celui conventionnel à la discipline. Or, à part

cette petite note sur la « psychologie », il n’y a qu’une seule mention du mot

« psychologie » dans tout le texte; qui, en fait, a prétendu que ce texte avait quoique

ce soit de lié à la psychologie comme discipline?

Ce qui n’a pas empêché différents champs de s’approprier les termes. La

psychologie fait un lien avec les types de personnalités ou les types de traits pour

mieux comprendre qui joue. Les tenants de la ludification en retiennent des types de

pratiques qui s’appliquent à la vie quotidienne. Or, Bartle parle d’un contexte

spécifique où des gens se sont connectés sur un forum de discussion pour énoncer

leurs préférences en ce qui a trait à un genre qui est le MUD3. Comme l’explique

l’historien Paul Veyne, « les concepts sont une source perpétuelle de contresens parce

qu’ils banalisent et qu’ils ne peuvent se transporter sans précaution d’une période à

l’autre » (1996, p. 285). En transportant la typologie des MUDs à différents contextes

qui n’y ont a priori rien à voir, qu’est-ce qu’on y gagne et qu’est-ce qu’on y perd?

Ferro, Walz et Greuter relèvent que les types de joueurs — ceux de Bartle,

mais aussi ceux de Caillois et Fullerton — ont « des liens avec types de personnalité

qui existent déjà » (2013, p. 1), ce qui en soi ne veut pas dire grand-chose. L’un des

plus fameux types de personnalité en psychologie est celui de Myers-Briggs, qui

propose quatre distinctions pour définir la personnalité d’un individu. Il s’agit de

savoir si un individu est introverti (I) ou extraverti (E), s’il est davantage porté vers la

3 Bateman et al. (2011, p. 5) le notent eux aussi, en disant que Bartle et aussi Yee traitent du contexte très ciblé qu’est celui des jeux massivement multijoueurs, un terme anachronique par rapport aux MUDs.

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sensation (S) ou vers l’intuition (N), s’il est porté vers la pensée (T) ou le sentiment

(F), et enfin, s’il est porté vers le jugement (J) ou la perception (P) (Bateman et al.

2011, p. 2). L’intérêt d’un modèle comme celui-ci est que la personnalité n’est pas

composée d’un seul type, mais d’un ensemble de traits. L’équivalent peut-il se penser

pour parler des pratiques de joueurs?

C’est en fait ce que Bateman, Lowenhaupt et Nacke (2011, p. 2) proposent :

une « théorie de la pratique du jeu basée sur des traits de personnalité » [trait theory

of play]. En s’inspirant des travaux de McCrae et Costa en psychologie, ceux-ci

optent davantage pour réfléchir aux traits des joueurs davantage qu’à un type qui

chercherait à décrire seul l’ensemble de leur personnalité. Je propose en annexe

certains types pour voir dans quelle mesure ceux-ci peuvent être utiles à notre

réflexion. C’est ce qui me semble le plus central et le plus essentiel, mais qui n’est

pas tout à fait questionné directement lorsqu’on parle de Bartle.

La confusion dont je parlais sur la définition du joueur me semble

fondamentale. Bartle, au fond, ne parle pas tant de joueur empirique en tant qu’un

individu qui existe réellement qui effectuerait des actions particulières dans un jeu —

et dont il faudrait, conséquemment, comprendre la psychologie par types ou par traits.

Il parle plutôt d’un joueur type (justement) qui n’existe pas mais qui peut effectuer

des actions telles que celles décrites dans sa typologie; au fond, ce qui distingue

chacun des types de joueurs chez Bartle n’est à mon sens pas tant les joueurs eux-

mêmes que ce qu’ils font au sein du jeu — en d’autres termes, leur pratique au sein

du jeu. Bartle analyse des communautés de joueurs, des communautés spécifiques

aux MUDs, en montrant que leurs pratiques peuvent tendre à un certain équilibre

lorsqu’on conçoit un environnement en tenant compte de leurs particularités.

3) Le rôle d’une typologie

Dans un chapitre de son Comment on écrit l’histoire qui s’intitule

« L’allongement du questionnaire », ce que Veyne nomme la « topique historique »

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ressemble étrangement au rôle qu’on pourrait vouloir donner à la typologie de Bartle

en l’intégrant à notre « questionnaire » :

[L’enrichissement de la pensée historique] se traduit par un accroissement du nombre de concepts dont dispose l’historien, et par conséquent un allongement de la liste de questions qu’il saura poser à ses documents. On peut se représenter ce questionnaire idéal à l’exemple des listes de « lieux communs » ou topoi et de « vraisemblances » que dressait la rhétorique antique à l’usage des orateurs [...]; grâce à ces listes, l’orateur savait, dans un cas donné, à quels aspects de la question il devait « penser à songer »; ces listes ne résolvaient pas les difficultés : elles énuméraient toutes les difficultés concevables auxquelles il fallait penser (1996, p. 287).

L’idée d’une « topique historique », c’est d’élaborer une liste de questions ou de

choses à interroger à usage heuristique.

En fait, le problème de la typologie de Bartle conçue comme un

« questionnaire » des différentes pratiques possibles au sein de la communauté des

MUDs, c’est qu’elle ne contient que quatre types. Comme le notent Bateman et al.

(2011, p. 4) en le reprenant de Yee, un modèle comme celui-ci peut devenir

« autoréalisant » : en posant des questions à des joueurs qui impliquent déjà ces types

ou ces traits, on forme d’avance une pensée dans leur tête que ceux-ci sont la mesure

juste de leur pratique, on met « les gens en demeure de répondre à des questions

qu’ils ne se sont pas posées », pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu

(s.d.). Suivons aussi la recommandation de Suzanne de Castell, Nick Taylor, Mark

Weiler et Jennifer Jenson (2012, p. 138), à savoir qu’il ne faut pas prendre un modèle

psychologique et l’appliquer aux jeux comme s’il y serait nécessairement fonctionnel.

Il importe d’avoir une certaine vigilance en proposant un modèle, tout en ayant

véritablement la motivation, comme le formule Veyne, d’« allonger le

questionnaire ».

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Annexe I : Quelques types en rafale

Fullerton, Swain et Hoffman (2004) en proposent neuf :

Competitor Explorer Collector Achiever Joker (ne prend pas le jeu au sérieux) Artist (créativité, design, etc.) Director Storyteller (aime créer ou se faire raconter une histoire) Performer (se met en spectacle)

Yee (2005) propose des motivations pour jouer :

Achievement Advancement Mechanics Competition Social Socializing Relationship Teamwork Immersion Discovery Role-Playing Customization Escapism

Rob Beeson (2010) propose sept types de joueurs :

Socializer (qui est empathique) Conqueror (qui vainc) Achiever (qui collecte) Mastermind (qui résout) Seeker (qui explore) Daredevil (qui prend des risques) Survivor (qui fuit)

Les « big five » de la personnalité de Yee et al. (2011) :

Extraversion Agreeableness Conscientiousness Emotional Stability Openness to Experience

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Les archétypes de joueurs, types de jeux et types d’émotions de Bateman et al.

(2011) :

Archétypes : Types de jeux : Types d’émotions : Logistical Challenge Positive Emotions Tactical Escapism Negative Emotions Strategic Systems Social Emotions Diplomatic Sandbox Excitement Random Elements Anger Role-Play Curiosity Amusement Fiero [fierté de réussir]

Leur DGD2 qui explique les archétypes, dérivé de la Temperament Theory de

Berens :

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Le « Game Experience Design Model Centered on Participation » de Pereira et Roque

(2012) :

Ferro, Walz et Greuter (2013) ont cinq types où ils classent les types d’autres

auteurs :

Dominant (incluant le killer) Objectivist (incluant le achiever) Humanist (incluant le socializer) Inquisitive (incluant le explorer) Creative

Ils incluent un tableau-synthèse de leurs travaux :

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Références

Adams, Ernest et Andrew Rollings. 2007. Fundamentals of game design. Englewood Cliffs, N.J.: Prentice Hall.

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Bartle, Richard A. 1996. « Hearts, Clubs, Diamonds, Spades: Players Who Suit MUDs ». The Journal of Virtual Environments, vol. 1, no 1. Dans Richard A. Bartle [site personnel]. Aussi disponible en ligne: <http://www.mud.co.uk/richard/hcds.htm>.

Bateman, Chris, Rebecca Lowenhaupt et Lennart Nacke. 2011. « Player Typology in Theory and Practice ». Actes du colloque "2011 DiGRA International Conference: Think Design Play", <http://www.digra.org/digital-library/publications/player-typology-in-theory-and-practice/>.

Beeson, Rob. 2010. « A Gamer's Brain ». En ligne. Slideshare. <http://fr.slideshare.net/beesdaddy/a-gamers-brain-by-rob-beeson>.

Bourdieu, Pierre. [1972] s.d. « L’opinion publique n’existe pas ». En ligne. D'abord paru dans Les temps modernes, no 318, janvier 1973, p. 1292-1309. <http://bit.ly/bourdieu-1972>.

de Castell, Suzanne, Nicholas Taylor, Jennifer Jenson et Mark Weiler. 2012. « Theoretical and methodological challenges (and opportunities) in virtual worlds research ». p. 134-140. Actes du colloque "Proceedings of the International Conference on the Foundations of Digital Games" (Raleigh, North Carolina.

Ferro, Lauren S., Steffen P. Walz et Stefan Greuter. 2013. « Towards personalised, gamified systems: an investigation into game design, personality and player typologies ». p. 1-6. Actes du colloque "The 9th Australasian Conference on Interactive Entertainment: Matters of Life and Death" (Melbourne, Australia.

Fullerton, Tracy, Chris Swain et Steve Hoffman. 2004. Game Design Workshop: Designing, Prototyping, & Playtesting Games: Focal Press.

Leonard, Robert. 2010. Von Neumann, Morgenstern, and the creation of game theory: from chess to social science, 1900-1960. Cambridge, UK: Cambridge University Press. Aussi disponible en ligne: <http://www.amazon.com/Neumann-Morgenstern-Creation-Game-Theory/dp/052156266X>.

Pereira, Luís Lucas et Licínio Roque. 2012. « Towards a game experience design model centered on participation ». p. 2327-2332. Actes du colloque "CHI '12 Extended Abstracts on Human Factors in Computing Systems" (Austin, Texas, USA.

Veyne, Paul. [1971] 1996. Comment on écrit l’histoire : texte intégral. Paris: Seuil.

Yee, Nicholas K (dir.). 2005. Motivations of Play in MMORPGs. Actes du colloque "DiGRA 2005 Conference: Changing Views--Worlds in Play,

Yee, Nick, Nicolas Ducheneaut, Les Nelson et Peter Likarish. 2011. « Introverted elves & conscientious gnomes: the expression of personality in World of Warcraft ». p. 753-762. Actes du colloque "SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems" (Vancouver, BC, Canada.