Communautés juives de São Paulo et intégration nationale brésilienne. Evolutions d'un paradigme....

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160 Chapitre 3 L’installation des immigrants juifs à São Paulo : Habiter un espace, appréhender un contexte, créer une sociabilité

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Chapitre 3

L’installation des immigrants juifs à São

Paulo :

Habiter un espace, appréhender un

contexte, créer une sociabilité

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À la fin de la seconde Guerre mondiale, la majorité des immigrants juifs se sont

installés sur le sol brésilien. D’autres, notamment des réfugiés de guerre et des migrants

en provenance du bassin méditerranéen, arriveront plus tard. Mais l’essentiel des

migrations, nous l’avons vu, s’est effectué au cours de la décennie 1930-1939. À la fin

des années 1940, on peut commencer à observer comment ces nouveaux arrivants ont

pris place sur le territoire et dans la société brésilienne. Comment ces exilés se sont

installés sur le sol brésilien et en particulier dans la ville de São Paulo ? Une fois

l’immigration réalisée avec plus ou moins de difficultés, comment ont-ils, au cours de

ces premières années, perçu le pays d’accueil ?

Jeffrey Lesser affirme dans ses travaux l’existence d’une relation complexe entre les

juifs et l’Etat Brésilien, en particulier sous le gétulisme. Selon lui, le « problème juif »

ne se poserait qu’au moment de l’immigration, de l’entrée sur le territoire. Une fois sur

place, les juifs ne seraient plus perçus comme de véritables étrangers, en tout cas pas

comme des sémites, mais plutôt comme des blancs. En cela, la démocratie raciale, en ce

sens qu’elle n’est jamais totalement séparée de la volonté de blanchiment –

d’européanisation – progressif du Brésil, pourrait être considéré comme un atout dans

les premiers pas de l’intégration des juifs. Si l’on reprend ensuite les écrits de certains

auteurs clairement antisémites proche de l’Intégralisme, comme Cabral, les juifs sont

inassimilables car ils ne se mélangent pas. Ainsi Cabral cite-t-il, dans un ouvrage paru

en 1937 et préfacé par Gustavo Barroso, différents penseurs antisémites de sa

génération en exergue à chacun des chapitres de son livre A Questão Judaica. Il fait par

exemple référence à Bernard Lazare ou Léon de Poncins. Pour précéder son chapitre 2,

« Um Estado no Estado », il cite Leopoldo Kahn qui affirmait le 30 juillet 1903 : « Le

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juif ne s’assimilera jamais. Jamais il n’adoptera les us et coutumes d’autres peuples. Le

juif restera juif dans les autres nations ». Cabral, à travers la voix de Kahn, parle d’un

mélange culturel, d’une intégration culturelle à la nation brésilienne.

Il est un peu tôt pour estimer cette intégration culturelle des juifs paulistes229. En

revanche, nous avons bien souligné que ce préjugé est présent au moment où s’effectue

la plus grande vague migratoire des juifs vers le Brésil. Il témoigne plus largement de la

volonté de « nationaliser » la population brésilienne. Est-ce que ceci va intervenir dans

les modes d’installation de la diaspora juive qui se constitue sur le sol pauliste ? Et si

oui, comment.

Pour répondre à ces questions et considérations que nous posons en préambule à ce

chapitre, nous étudierons d’abord comment les migrants, en tant qu’acteurs, ont mis en

place les conditions de leur nouvelle vie à São Paulo qui petit à petit s’impose comme le

principal foyer de la diaspora juive au Brésil. Puis nous verrons comment il est difficile

de décrypter l’attitude de l’Etat qui, à travers ces positionnements ambigus, ne nous

laisse pas facilement percevoir le rapport qu’il souhaite entretenir avec ces nouveaux

venus. Enfin, nous nous demanderons si la société brésilienne a été si accueillante et

bienveillante que l’étude des témoignages de migrants le laisse supposer.

229 La question de l’intégration sera l’objet de la deuxième partie de ce manuscrit.

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I. S’installer à São Paulo : la mise en

place des conditions d’une nouvelle

vie ou d’un nouveau départ

En arrivant aux Brésil, les juifs qui vont s'établir à São Paulo mettent en place les

conditions de leur nouvelle existence, transposant sur ce nouveau territoire des modes

de vie importés des régions dont ils proviennent. On ne peut donc pas, à proprement

parler, désigner cela comme une nouvelle vie car il n’y a pas une rupture totale entre le

passé et l’avenir, mais plutôt une adaptation. Toutefois, cette installation constitue

véritablement un nouveau départ impliquant nouvelles sociabilités, nouveaux emplois,

nouvelles habitudes que les migrants cherchent à développer dans le sens d’une certaine

forme de continuité. Leur présence contribue également à modifier le principal quartier

qu’ils habitent : le Bom Retiro. Ce quartier est alors à dominance industrielle, occupé

par de nombreux immigrés, essentiellement italiens, mais aussi des juifs provenant

d’autres régions et de migrations plus précoces.

A. Répartition géographique :

a. Une population majoritairement urbaine

Les migrants juifs qui arrivent au Brésil dans les années 1930-1940 s’installent en

grande majorité dans les zones urbaines du pays. Trois villes se distinguent très

clairement : Rio de Janeiro dont l’attrait est toujours réel, São Paulo qui connaît une

croissance industrielle notable à cette période, et Porto Alegre dont l’économie se

développe. La vie en milieu rural est elle plus circonscrite et le fruit des migrations du

début du siècle orchestrées en partie par la Jewish Colonization Organization.

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1. La vie dans les colonies organisées par la JCA est un peu

l’exception rurale

Concernant l’immigration juive, on peut parler d’une exception rurale quand on pense

aux migrants installés dans les colonies agricoles, que ce soit à titre individuel ou par le

biais des terres achetées et peuplées grâce à la JCA. Celle-ci, après avoir contribué à

l’émigration vers l’Argentine de juifs d’Europe Orientale (Russie, Bessarabie, Pologne)

confrontés aux difficultés économiques et politiques précédemment citées, développe au

Brésil de nouvelles colonies agricoles. Il faut noter par ailleurs qu’une partie des colons

installés en Argentine va passer la frontière pour s’installer, avec leur famille, au Brésil.

Avec l’installation de bureaux de la JCA à Rio de Janeiro en 1904 et l’acquisition de

lots de terre dans le Rio Grande do Sul, la colonisation agricole devient possible au

Brésil. L’association philanthropique du Baron Hirsch permet l’installation d’une

centaine de familles dans les colonies de Quatro Irmãos et Filipson où une aide

matérielle leur est fournie. Certains juifs immigrent aussi d’eux-mêmes, sans l’aide de

la JCA, en direction de ces terres. Cependant, les colons ne restent pas tous sur ces

terres agricoles. Plusieurs facteurs les poussent à quitter les colonies et participer à la

vague d’urbanisation du Brésil : le manque de rendement de la terre, l’instabilité

politique due à l’éclosion de mouvements révolutionnaires, ou encore l’inadaptation à

un mode de vie rural pour certains colons qui venaient de la ville. Ce déplacement

interne contribue au développement d’un petit foyer de peuplement juif dans la ville de

Porto Alegre.

2. Une répartition dans les centres urbains en développement

En effet la plupart des juifs migrants choisissent de s’installer en milieu urbain, dans les

villes ou en zone suburbaine. Cette forte propension à l’urbanité est assez particulière.

Elle n’est pas le seul fait des juifs puisqu’elle concerne également l’immigration

syrienne et libanaise, mais aussi italienne. Toutefois, elle contraste là encore avec les

autres migrations qui se répartissent plus équitablement entre milieu urbain et rural. Ce

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dernier est pourtant fortement demandeur de main d’œuvre que ce soient dans les

activités traditionnelles de production de café ou pour le développement d’une

agriculture vivrière où les Japonais, dont la période migratoire est finalement assez

comparable puisqu’elle débute en 1908, sont très présents dans la région pauliste.

L’attirance pour la vie urbaine se comprend à la lumière des activités professionnelles

exercées avant la migration. N’ayant pas le droit de posséder la terre pendant plusieurs

siècles en Europe, ils ont acquis des compétences dans les activités présentes en zone

urbaine et ont très souvent une réelle méconnaissance du travail agricole. C’est donc

très logiquement que leur installation de prédilection est la ville. Ainsi, en 1940, d’après

le premier recensement faisant apparaître le judaïsme parmi les religions potentielles

des personnes interrogées, le Sudeste domine comme principale zone d’implantation

des juifs au Brésil. Cette région est alors et restera d’une part la plus urbanisée du Brésil

et d’autre part la zone de plus forte concentration juive. Ainsi, en 1940, 78,2% des juifs

brésiliens résidaient dans le Sudeste et 14% dans le Sud230.

3. Rio de Janeiro attire encore

Jusqu’à la fin des années 1940, la ville de Rio de Janeiro attire encore les migrants.

Principale destination urbaine sous l’Empire, car principale ville et capitale du Brésil,

celle-ci continue à être un port d’entrée sur le sol brésilien. Des associations d’accueil y

ont été développées et contribuent à faciliter l’immigration et les premiers pas des

migrants. Les quartiers de Leopoldina et de la Praça XI sont les deux principaux lieux

d’installation des juifs à Rio de Janeiro. Leopoldina abrite surtout des émigrés de

l’Empire Ottoman en décomposition (Syriens et Libanais) alors que la Praça XI compte

une population plus nettement ashkénaze. Un autre pôle, en dehors de la ville, mais

accessible par train, Nilópolis, compte une population plus mixte entre sépharades et

ashkénazes. Entre Rio et Nilópolis s’égrène également toute une population de migrants

juifs231. Dès le début des années 1950, une partie de cette population et aussi les

230 Source : IBGE, Recensement de 1940. Le pays est découpé en cinq zones : Sudeste, Sud, Nordeste,

Nord, Centre-Ouest, comptant respectivement 78.2, 14, 3.9, 2.8 et 0.1% de la poulation juive brésilienne. 231 Sur la présence juive à Rio de Janeiro, nous pouvons renvoyer le lecteur à trois ouvrages spécifiques :

MALAMUD, Samuel, Memórias da Praça Onze, Rio de Janeiro, Kosmos, 1983, 119p. ; VAITSMAN,

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nouveaux migrants arrivant par Rio de Janeiro suivront le flux démographique

conduisant certains cariocas vers São Paulo.

b. Le Bom Retiro devient le « quartier juif » de São

Paulo

L’arrivée des immigrants à São Paulo se fait en deux temps. En effet, la ville n’étant pas

portuaire et les arrivées se faisant par voie maritime, ils débarquent dans un premier

temps dans le port de Santos. C’est donc par train qu’ils arrivent dans la capitale

pauliste et c’est à la Estação da Luz qu’ils découvrent la ville. Beaucoup d’entre eux

vont d’ailleurs s’installer dans les environs de cette gare, quartier connu sous le nom de

Bom Retiro. Comme on le voit sur la carte ci-après, le Bom Retiro se trouve au centre

géographique de la ville.

Heliete, Judeus da Leopoldina, Rio de Janeiro, Museu Judaico do Rio de Janeiro, 2006, 194p. ;

VELTMAN, Henrique, A história dos judeus no Rio de Janeiro, Rio de Janeiro, Expressão e Cultura, 1998,

180p.

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Carte 3 : Quartiers administratifs de São Paulo : sous-préfectures (subprefeituras) et districts

(distritos) selon les lois municipales 11.220 de 1992 pour les districts et 13.399 de 2002 pour les sous-

préfectures.

Carte élaborée par la Secretería Municipal de Planejamento (Sempla) et le Departamento de

Estatística e Produção de Informação (Dipro).

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1. L’arrivée par le port de Santos et les quelques quartiers de

prédilection

Comme Porto Alegre, São Paulo a accueilli d’anciens colons agricoles dans les années

1920. C’est notamment le cas des parents et de la grand-mère maternelle de Luiza

Cymbalista. Ayant quitté Odessa et s’étant installés dans la colonie de Quatro Irmãos en

1913, ils font le choix de la ville et de São Paulo dans les années 1920 :

« Comme la JCA offrait des conditions favorables pour les juifs russes qui

souhaitaient immigrer (au Brésil), la JCA proposant les colonies, alors ils ont

accepté et sont venus s’installer dans les colonies, ils sont restés là jusqu’en

1922 ; comme ils avaient quatre enfants, ils ne voulaient pas que leurs

enfants soient des paysans232 et (souhaitaient) qu’ils aillent étudier ici à São

Paulo, alors ils sont tous venus pour étudier à São Paulo »233.

Outre le parcours migratoire à l’intérieur du pays, Luiza Cymbalista nous apprend

également que les deux colonies de Quatro Irmãos et Filipson étaient exclusivement

composées de russes utilisant le yiddish comme langue vernaculaire. Elle indique

également que sa famille était « très religieuse », à l’exception de son père qualifié de

« très traditionnel », et que la Palestine et le sionisme étaient très souvent évoqués dans

les discussions depuis son enfance (elle est née en 1914).

232 Le terme original employé ici est « caipira ». La traduction que nous avons choisie est la moins

connotée. En effet, le mot est très ambigu et il peut également être employé de façon péjorative, marquant

une forme de mépris pour les ruraux de la part des urbains, dans le sens assez proche de « bouseux » en

français. La personne entretenue semble vouloir se distinguer, à plusieurs reprises, du travail de la terre,

précisant que sa famille en Russie étaient « très bien établie » (« muito bem situados ») et qu’une famille

de russes non juifs travaillaient la terre pour eux, en tant que péons, ouvriers agricoles non qualifiés

(« peões »). Ce milieu rural n’est pas celui de sa famille et il se peut qu’elle éprouve une certaine forme

de dédain pour le travail agricole. 233 « Como a ICA estava oferecendo condições para os judeus russos que querem imigrar, a ICA dando lá

para as colônias então eles aceitaram e vieram para as colônias, ficaram lá até mil novecentos e vinte

dois; como tinham os quatro filhos, não queriam que os filhos fossem caipira e viessem para estudar aqui

em São Paulo, vieram todos para estudar aqui em São Paulo ». Entretien de Luiza CYMBALISTA, réalisé le

11.08.1995, Arquivo Histórico Judaico Brasileiro, Núcleo de História Oral, ref. 174BR05.

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A ces migrants de l’intérieur, se sont adjoints des migrants de l’extérieur en une

quantité bien plus importante. La composition de cette immigration est par ailleurs plus

hétérogène en terme d’origines géographiques, sociales et culturelles comme nous

l’avons vu. L’office des migrations de Santos, ville portuaire de São Paulo, conserve les

registres d’arrivée de toutes les personnes arrivées au Brésil par voie maritime dans

l’Etat de São Paulo. Il a vu affluer une grande quantité de candidats à l’immigration.

Entre 1820 et 1949, sur les 4.8 millions de personnes entrées sur le territoire, 2.5

millions, soit plus de la moitié, sont arrivés par ce port234. Le chemin traditionnel des

migrants les conduisait vers la ville de São Paulo235 et vers les plantations de café de

l’intérieur de l’Etat et du Minas Gerais. Dans le cas des juifs, ce chemin s’est très

majoritairement arrêté dans la ville de São Paulo. Les migrants se sont établis dans

quelques quartiers de prédilection, populaires, reflétant leur niveau socio-économique

au moment de l’arrivée. Il s’agit principalement des quartiers de Brás, Bela Vista,

Penha, Vila Mariana, Santa Cecília (appelé aussi Higienópolis) et Jardim Europa pour

les ashkénazes, et de Cambuci, Moóca et Ipiranga pour les sépharades.

Dès le début du 20ème siècle, ces quartiers ont été les premières destinations des

immigrés juifs à São Paulo, immigrés en provenance des régions de Smyrne, Rhodes,

Salonique, Palestine (Empire Ottoman en décomposition), Hongrie et Bulgarie. À la fin

des années 1910, les juifs de l’actuel Liban s’installent avec plus de prédilection dans le

quartier de Moóca. C’est donc au début des années 1920 que le quartier du Bom Retiro

commence à attirer de très nombreuses familles d’origine juive. C’est à ce moment que

le quartier de la Estação da Luz devance les autres en termes d’attractivité.

2. La formation d’un « quartier juif » : le Bom Retiro

Jusqu’au début des années 1880, le Bom Retiro se caractérise par un profil

d’intermédiaire entre la ville et la campagne. Il se situe entre le Rio Tietê au nord et la

234 Boletim de Imigração e Colonização, São Paulo, n°7, décembre 1952, p.103. 235 La ville de São Paulo est alors particulièrement cosmopolite : en 1934, les immigrés représentent 28%

de la population de la capitale et 67% des paulistes sont étrangers ou descendants d’étrangers d’après le

Boletim do Departamento Estadual da Estatística, São Paulo, 1939, pp. 13-18.

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ligne de chemin de fer au sud. Cette ligne, inaugurée par les Anglais en 1867, permet le

transport de marchandises. Elle facilite aussi le développement industriel du quartier.

Ainsi, celui-ci devient très vite une localisation de choix pour les premières industries

de transformation. Mais cela facilite aussi l’arrivée de migrants, d’autant que s’y trouve

la Estação da Luz, gare où s’arrêtent les trains en provenance de Santos. Ainsi,

« Très rapidement, le Bom Retiro s’est caractérisé comme un quartier

prolétarien et d’immigrants, en raison de la présence d’industries attirées par

sa localisation adjacente à la voie ferrée et par les conditions topographiques

propices, à proximité de la plaine. D’une part, la possibilité de travail offerte

par ces industries et, d’autre part, la proximité avec le centre ont rapidement

fait du Bom Retiro un quartier d’immigrants, qui vint même à abriter,

pendant environ cinq ans, le premier centre d’immigration de São Paulo »236.

Les premières industries sont des poteries, et une manufacture de tissage et filage. Les

principaux employés de ces entreprises sont des italiens, peu qualifiés, souvent

analphabètes (à 70%) qui sont les premiers ouvriers étrangers du quartier à la fin du

19ème siècle237. D’autres activités se développent faisant du secteur un quartier mixte, à

la fois industriel, résidentiel et commercial : merceries, teintureries, pharmacies,

établissements de raffinage de sucre et de café, boutiques de chaussures, petites

manufactures de vêtements et de chapeaux, fabriques de pâtes… Ces échoppes ou

manufactures étaient souvent de petites structures n’employant que peu de personnes,

fonctionnant parfois à échelle familiale, ou ne dépendant que d’un seul homme.

236 « Desde logo, caracterizou-se o Bom Retiro como bairro proletário e de imigrantes, em virtude da

presença de indústrias atraídas pela localização adjacente à ferrovia e pelas condições topográficas

amenas, próximas à várzea. De um lado, a possibilidade de trabalho oferecida por essas indústrias e, de

outro, a proximidade com o centro logo fizeram do Bom Retiro um bairro de imigrantes, que chegou

inclusive a abrigar, por cerca de cinco anos, a primeira hospedaria de imigrantes de São Paulo ». TRUZZI,

Oswaldo, « Etnias em convívio : o bairro do Bom Retiro em São Paulo », Estudos Históricos, Rio de

Janeiro, n°28, 2001, p.145. 237 Pour plus de précisions à ce sujet, se référer à TRUZZI, Oswaldo, op. cit. ; BANDEIRA JR, Antonio

Francisco, A Industría no estado de São Paulo, São Paulo, 1901 et Boletim do Departamento Estadual do

Trabalho, São Paulo, Secretaria da Agricultura, Comércio e Obras Públicas, n°1-2, 1912.

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Avec l’arrivée des juifs qui choisissent massivement ce quartier pour installation leur

foyer, le Bom Retiro va changer de visage pour être considéré aujourd’hui comme le

quartier juif traditionnel de São Paulo. Ainsi, les juifs qui commencent à s’installer dans

le Bom Retiro dès le début du 20ème siècle contribuent au développement du commerce

de détail et le plus souvent ambulant. Cette tendance est confirmée avec l’arrivée des

juifs russes puis polonais à partir des années 1920. Ainsi Nahum Lerner, le père de Sara

Lerner238, arrive de Safed, en territoire palestinien, et s’installe dans le Bom Retiro au

cours de la décennie 1910. Il est l’un des premiers juifs à ouvrir un commerce dans le

quartier. Bien qu’installée depuis cinq générations en Palestine, la famille Lerner est

ashkénaze ; on sait aussi que la famille maternelle de Sara, dont le nom de famille est

Abramovitch, est originaire de Roumanie. La famille Lerner a quitté la Palestine en

deux temps : le père d’abord, puis le reste de la famille en 1912. En effet, en Palestine,

« La misère était grande là ! Et en Orient vous savez qu’on apprend à parler

beaucoup de langues. Mon père était très vif et très dynamique, c’est

pourquoi il a décidé de partir en Amérique du Sud pour tenter sa chance et la

famille est restée là (en Palestine). Il travaillait ici (au Brésil) et envoyait (de

l’argent) pour subvenir aux besoins de la famille »239.

En effet, on remarque fréquemment une arrivée fractionnée de la famille : le père part

d’abord, parfois accompagné du fils aîné, puis le reste de la famille le(s) rejoint. Et c

sont donc des familles juives, souvent avec des enfants qui s’installent dans le Bom

Retiro, vivant du commerce et de petits métiers artisanaux contribuant au

développement du quartier et profitant du croissance urbaine de São Paulo. Ce mode

d’installation se retrouve dans d’autres témoignages de migrants240.

238 Sara Lerner est son nom de jeune fille et de femme mariée puisqu’elle a épousé Mauricio Lerner. 239 « A miséria era grande lá no ! E no Oriente a senhora sabe que aprenda-se muitas línguas a falar. Meu

pai era muito vivo muito esperto então ele resolveu vir para América do Sul para fazer a vida e a família

ficou lá. Ele trabalhou aqui e mandava para sustentar a família », Témoignage de Sara LERNER, réalisé les

25.09.1996 et 2.10.1996, Arquivo Histórico Judaico Brasileiro, Núcleo de História Oral. 240 C’est aussi le cas notamment de la famille de Fany Adler, originaire de Russie où le père a été

condamné à mort à la suite des Révolutions en raison de ses activités capitalistes, installée à Varsovie

pendant huit ans à partir de 1820-21. Le père émigre le premier avec un de ses fils en juillet 1929 à cause

de difficultés économiques et de l’antisémitisme. Le reste de la famille les rejoint en février 1930. Ils

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La croissance de la population juive dans le quartier s’enclenche véritablement après

1918. L’entre-deux-guerres est la phase des plus grandes migrations vers le Brésil. À

cette époque, le Bom Retiro est encore, selon les termes de Sara Lerner qui rentre alors

d’un séjour prolongé en Allemagne,

« très en retard, très, une femme ne pouvait pas marcher seule dans la rue et

j’arrivais d’Allemagne, d’un endroit tellement civilisé, ça me surprenait

beaucoup, beaucoup, je n’arrivais même pas à comprendre ma famille, je

parlais une langue et eux une autre. J’ai beaucoup souffert au début. Je

parlais seulement allemand et eux ne parlaient pas allemand non, seulement

yiddish et portugais. Et le yiddish pour l’allemand, certains mots, ça va

pour… mais ça va pas pour… Beaucoup de juifs pensent qu’ils savent parler

(allemand) »241.

Elle poursuit au sujet des façons de penser et de vivre :

« C’était tellement différent, le Brésil était très, très, très en retard par

rapport à l’Europe et principalement à l’Allemagne, l’Allemagne était un

(des pays) les plus avancés, non ? Et, de telle façon, j’avais l’impression

d’être rentrée, mais deux cents ans en arrière »242.

Ce décalage ne concerne pas seulement la société brésilienne, il est perceptible aussi

dans le fonctionnement de la communauté. Ce « retard » se ressent dans les relations

personnelles et notamment dans le mariage alors presque exclusivement endogamique.

s’installent dans le Bom Retiro. Témoignage de Fany ADLER, réalisé le 2.03.1994, Arquivo Histórico

Judaico Brasileiro, Núcleo de História Oral, ref. 079-RUS-04. 241 « Era muito atrasado, muito, uma mulher não podia andar sozinha na rua e eu cheguei da Alemanha,

dum lugar tão civilizado, eu estranhei muito, muito, eu não podia nem entender com minha família, eu

falava outra língua e eles falavam outra língua. Eu sofri muito no começo. Eu só falava alemão e eles não

falavam alemão no, só idish e português. E o idish pró alemão algumas palavras dá pra... mas não dá

pra... Muito judeu pensa que sabe falar ». Témoignage de Sara LERNER, op.cit. 242 « Era tão diferente, muito, muito, muito Brasil era mais atrasado do que a Europa principalmente da

Alemanha, Alemanha era um dos mais adiantos non! Eh, de maneiras que me senti como se estivesse

duzentos anos atrás que voltei. » Id.

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Cette volonté conduit à un choix très restreint, notamment aux débuts, lorsque la

communauté est encore très petite à São Paulo.

La proximité du Bom Retiro avec le centre ville est un facteur clé qui a favorisé son

choix. En effet, sa localisation rend le commerce ambulant plus simple. Mais l’autre

facteur déterminant est le faible coût de l’immobilier dans cette zone ouvrière. Et, au fur

et à mesure, la présence de juifs déjà implantés incite les nouveaux venus à choisir la

même destination résidentielle. C’est pourquoi Oswaldo Truzzi affirme qu’il ne faut pas

sous-estimer la « migration en chaine », responsable selon lui de la « venue de

contingents appréciables. Il y a de nombreux récits d’immigrants qui trouvèrent

rapidement une place dans des entreprises dont les propriétaires, eux aussi d’origine

juive, avaient déjà prospéré et s’étaient établi là depuis plus longtemps »243.

Le commerce ambulant est dominant parmi les juifs du Bom Retiro. Mais certains ont

des boutiques, essentiellement liées à la confection. Souvent après avoir séjourné dans

des pensions, comme la Pensão Chapovalacha244 ou la Pensão Schleif245, les juifs

s’installent dans leur propre maison. Ils résident surtout dans la partie haute du quartier

où leur proportion relative ne cesse d’augmenter face aux Italiens. Selon Truzzi,

utilisant les chiffres du recensement de l’Etat effectué en 1934, ils représentent au

moins un tiers des habitants du quartier. Mais, compte tenu de l’imprécision et du mode

de recensement, par nationalités, Truzzi estime que ces chiffres étaient certainement

plus proches de 40%. Dès le début des années 1940, une hiérarchisation sociale s’opère

parmi les juifs du quartier entre le « haut » du quartier, plus prospère, et le « bas », plus

populaire246. Au sein même de la zone haute, on peut observer des différences en terme

de qualité de logement. Ainsi, « au tournant des années 1940 se forme un habitat

immobilier et mobilier plus riche autour du Jardim da Luz comme, par exemple, la Vila

243 TRUZZI, Oswaldo, op. cit., p.149 : « não se deve menosprezar, no caso judeu, a assim chamada

"migração em cadeia", responsável pela vinda de contingentes apreciáveis. Há muitos relatos de

imigrantes que logo encontraram colocação junto a firmas cujos proprietários, também de origem judaica,

já eram prósperos e encontravam-se há mais tempo estabelecidos ». 244 Rua Ribeiro de Lima. 245 Rua da Graça. 246 KOSMINSKY, Ethel V., « Os judeus no bairro do Bom Retiro (São Paulo : 1925-1955) », Cadernos

CERU, vol.2, n°13, 2002, pp. 47-71.

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Império »247. La présence démographique croissante et confirmée sur le territoire

contribuent à modifier le paysage du quartier. Le Bom Retiro ne devient pas pour autant

une enclave ethnique dans la mesure où Italiens et juifs continuent à partager des

relations de voisinage – le quartier ne se scinde pas en deux enclaves – et le souvenir

des mêmes débuts difficiles. Très vite, les migrants s’organisent pour faciliter l’arrivée

des nouveaux venus et la vie de ceux qui ont décidé de rester.

Photo 1 : Rua da Graça, Bom Retiro, juin 2007. Photo personnelle.

247 FEBROT, Luiz Izrael, « Cidade judaica : gênesis », In : MEDINA, Cremilda (org.), Paulicéia prometida,

São Paulo, CJE/ECA/USP, 1990, p. 221.

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B. Les débuts de l’organisation en

communauté(s)

D’une présence quasi nulle au début du 20ème siècle, les juifs ont commencé à constituer

au cours des années 1930 une petite communauté à São Paulo et principalement dans la

quartier du Bom Retiro où le quotidien s’est organisé. Leur présence croissante, leur

expérience de la migration et les débuts de leur insertion sur le marché du travail ont

tout à la fois nécessité et facilité la mise en place d’un réseau communautaire.

L’hétérogénéité du groupe qu’ils constituent se reflète déjà dans leur organisation qui, à

biens des égards, est plus une organisation en diverses communautés ou kehillot qu’en

une seule univoque et uniforme.

a. L’aide aux migrants entre réseaux internationaux

et associations locales

L’aide aux nouveaux migrants est sans doute le premier réseau mis en place. D’abord à

titre personnel, puis par le moyen d’organisations. Le premier soutien revient à

employer, au sein de sa boutique, des coreligionnaires. L’acquisition d’une boutique

propre est rarement immédiate, ainsi le père et le frère de Fany Adler commencent par

du commerce ambulant, la vente de cravates, pour le compte de Moishe Guerchman, un

client du père déjà installé au Brésil. Ce premier emploi leur permet de s’insérer dans le

marché du travail, d’épargner pour ouvrir ensuite leur propre fabrique de miroirs248.

L’insertion économique passe par le travail et l’accès au crédit car souvent les familles

partent avec très peu d’argent. La création d’une Coopérative de Crédit Populaire dans

le quartier du Bom Retiro en 1928 est donc une avancée considérable pour la

communauté. Elle permet de soutenir ceux qui souhaitaient débuter leur vie à São

Paulo. Et la coopérative couvre l’ensemble de l’Etat.

248 Témoignage de Fany ADLER, op.cit.

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Mais l’aide est aussi institutionnelle. C’est en effet par le biais de différentes

associations étrangères – européennes ou étasuniennes – que la majeure partie des juifs

est entrée au Brésil dans les années 1910 et 1920. La Jewish Colonization Association

(JCA) a, nous l’avons signalé, permis l’installation de colonies agricoles. La Joint (puis

JDC – Joint Distribution Committee for the Relief of Jewish War Sufferers) et la HIAS

(Hebrew Immigrant Aid Society) ont permis la fuite et l’installation de juifs européens

au Brésil, comme dans le cas de Fany Adler et sa famille. Une fois cette migration

effectuée et l’éventuel coup de pouce initial, la vie reste compliquée pour les migrants et

un soutien local se met en place. Entre 1910 et la fin des années 1930, l’essentiel des

organisations d’assistance liées à l’immigration juive est fondé à São Paulo. Au-delà de

leur fonction initiale qui est de fournir les services d’assistance non pris en charge par

l’Etat brésilien, celles-ci contribuent à façonner les contours d’une société juive pauliste

en construction. Ce soutien va contribuer à faciliter l’insertion économique et sociale

des migrants déjà favorisée par les opportunités de travail présentes à São Paulo et les

ressources, les capacités, l’habilité dont témoignent les migrants juifs.

Les associations de bienfaisance, charité et entraide sont organisées selon des

considérations thématiques. La première à voir le jour est destinée à l’assistance et la

prise en charge des femmes enceintes et des nouveaux nés. Il est intéressant de

remarquer que la fille aînée de ces organisations, la Sociedade Beneficiente das Damas

Israelitas, se consacre donc en premier lieu à la famille, témoignant ainsi du caractère

jeune et familial de la migration. Pour une aide médicale à proprement parler, il faudra

attendre 1929 et la création de la Sociedade Beneficiente Linath Hatzedek qui deviendra

la Policlínica. Autre organisation généraliste, mais destinée aux femmes, l’Organização

Feminina de Assistência Social (OFIDAS) est fondée en 1940. Ensuite diverses

associations sont en prise plus directe avec la dimension de migration et parfois d’exil

des populations juives arrivant au Brésil. Il s’agit tout d’abord de la Sociedade

Beneficiente de Auxílio aos Pobres Ezra qui, à partir de 1916, facilite l’arrivée et

l’installation des migrants très souvent démunis. Elle s’allie en 1924 avec la Sociedade

Pró-Imigrante et devient la Sociedade Beneficiante Israelita Ezra. Enfin, dans les années

1930, se mettent en place des organisations destinées plus précisément à l’accueil et au

soutien des réfugiés de l’Allemagne nazie qu’ils soient des enfants (Lar das Crianças de

la Congregação Israelita Pauliste, 1937) ou non (Comissão de Assistência aos

Refugiados Israelitas da Alemanha – CARIA, 1933).

177

Ces fondations d’associations charitables peuvent être comprises suivant deux points de

vue selon Roney Cytrynowicz249. Il peut s’agir d’une simple volonté charitable portée

par l’ « altruisme et (la) philanthropie »250. Mais elles peuvent aussi comprises comme

une volonté de ne pas perturber ou compromettre l’insertion des juifs arrivés

précédemment : elles constitueraient ainsi des « processus de discipline et de contrôle,

dans l’objectif d’insérer et encadrer les migrants et de ne pas laisser leur présence

mettre en danger le statut de ceux qui sont arrivés depuis plus de temps et qui sont déjà

intégrés à la société »251. Quoi qu’il en soit, ces organisations ont atteint leur objectif de

facilitation de l’arrivée, l’installation et la vie des migrants. En plus de ces associations

charitables, un réseau religieux se met progressivement en place. C’est celui-ci qui

révèle les différentes affiliations de pensée des migrants, en connexion avec leurs zones

de provenance géographique et culturelle.

b. Une organisation religieuse en différentes kehillot

Le Bom Retiro et São Paulo de façon générale voient affluer des immigrants de

différents horizons. Ces horizons sont à la fois géographiquement et culturellement très

variés. Et les migrations, en lien étroit avec les conditions économiques et politiques des

pays de provenance, laissent une empreinte sur la façon dont les personnes vont

concevoir leur installation au Brésil. Tous ces facteurs conduisent à la mise en place

d’une organisation spécifique de la vie religieuse qui ne repose pas uniquement sur la

distinction entre rites sépharade et ashkénaze, mais bien aussi sur une répartition par

pays d’origine qui ont tous façonné une façon de concevoir le judaïsme, et parfois aussi

les relations à la société environnante.

249 CYTRYNOWICZ, Roney, « Instituições de assistência social e imigração judaica », História, Ciênciais,

Saúde, Manguinhos, vol.12, n°1, janvier-avril 2005, pp. 169-184. 250 « Altruísmo e filantropia ». Ibid., p.172. 251 « Processos de disciplina e de controle, no sentido de inserir e de enquadrar os imigrantes e não deixar

que sua presença coloque em risco o status dos chegados há mais tempo e já integrados à sociedade », Id.

178

Interviewée par Carlos Alberto Póvoa dans le cadre de la thèse de celui-ci, Raquel

Mizrahi se souvient des relations entre ashkénazes et sépharades à São Paulo durant

cette période :

« La communauté juive ne pouvait pas avoir de lien, au début (…), au moment

de l’arrivée (…) parce que l’un parlait une langue, l’autre parlait une autre

langue, nous avions des coutumes différentes (…), c’était comme si nous étions

deux peuples bien distincts, mais (…) la distance entre le quartier du Bom

Retiro et les quartiers de Mooca et du Brás n’était pas géographique, mais une

question territoriale (…), le lieu des sépharades et le lieu des ashkénazes (…).

Les juifs de Mooca qualifiaient les ashkénazes de "gringos" (…), et les

ashkénazes considéraient les sépharades comme des "turcs" parce qu’ils

venaient du Moyen Orient (…). Les ashkénazes nous désignaient comme des

"juifs de seconde classe", rendez-vous compte… »252

Ces différences culturelles sont visibles dans la plupart des domaines de la vie

quotidienne. Le yiddish n’est la langue que des ashkénazes et est un des marqueurs

culturels très puissants du Bom Retiro. Les sépharades ne partagent pas ce fond culturel.

Les tenues vestimentaires sont différentes même parmi les ashkénazes : aux tenues

traditionnelles portées par ceux venus des campagnes de Pologne, Russie, Lituanie,

s’opposent les habits des juifs allemands ayant adopté les codes de la société dans

laquelle ils s’étaient totalement insérés. Ces différences et ces visions sont très

perceptibles au point de vue religieux.

252 « A comunidade judaica não poderia ter vínculo mesmo, isso no início (…), na chegada (…) porque

um falava uma língua, outro falava outra língua, tínhamos hábitos diferentes (…) era como se fôssemos

dois povos bem distintos, mas (...) a distância entre o bairro do Bom Retiro e os bairros da Mooca e do

Brás não era geográfica, mas uma questão territorial (..) o lugar dos sefaradim e o lugar dos ashkenazim

(...)os judeus da Mooca chamavam os ashkenazim de “gringos” (...), e os ashkenazim consideravam os

sefaradim, como “turcos” por causa da origem do Oriente Médio (...) os ashkenazim nos atribuíam como

“judeus de segunda classe”, imagina... » Interview de la Professeur Raquel Mizrahi, 2007, São Paulo,

réalisée par Carlos Alberto Póvoa. Cf. POVOA, Carlos Alberto, A territorialização dos judeus na cidade

de São Paulo-SP : a migração do Bom Retiro ao Morumbi, Thèse de doctorat sous la direction de Rosa

Ester Rossini, Géographie Humaine, São Paulo, Universidade de São Paulo, Faculdade de Letras e

Ciências Humanas (FFLCH), 2007, p.158.

179

A cette distinction entre sépharades et ashkénazes se superpose en effet une vision sur

les pratiques religieuses entre libéraux et orthodoxes. Cette distinction devient patente

avec l’arrivée des juifs allemands qui ont échappé au nazisme. Selon Lesser, ceux-ci

seraient environ 9400 à avoir quitté l’Allemagne et à avoir rejoint le Brésil entre 1933 et

1941. Leurs origines sociales et culturelles se distinguent très nettement de celles des

autres ashkénazes : ils sont souvent qualifiés, voire très qualifiés, instruits, membres des

professions libérales, gérants d’entreprise, commerçants ou travaillant dans la finance.

Contrairement aux sépharades et aux ashkénazes d’Europe orientale, ils sont bien plus

libéraux: ils ne portent pas la kipa ou les vêtements traditionnels. Ce sont des « juifs

modernes et préoccupés par le maintien d’un judaïsme libéral, ils ne parl(ent) pas

yiddish et (sont) opposés au traditionalisme religieux ». Leur vision du libéralisme,

qu’ils opposent au traditionalisme, se comprend à leur façon de vivre la religion qui est

plus une expérience intime, privée, que des rites extériorisés. C’est une pratique aussi

plus « moderne » dont Sara Lerner parle, à la lumière de son expérience dans un internat

allemand religieux mais non orthodoxe :

« Les juifs allemands étaient très en avance, il y avait des personnes très

importantes parmi les juifs, non ! Mais, mais ils nous enseignaient le samedi, le

directeur nous donnait les cours de religion et nous racontait l’histoire des juifs

depuis les temps précédant Pharaon ! Et tout ça, mais ce n’était pas casher et les

prières étaient chantées »253.

De leur côté, les ashkénazes d’Europe de l’Est, réunis dans le Centro Brasileiro

Hebraico qui est une fédération d’associations communautaires, « se méfient des

nouveaux venus d’Europe Centrale, vus (…) comme "assimilationnistes" et

"antijuifs" »254.

253 « Os judeus alemães eram muito adiantados, tinha pessoas importantíssimos do lado dos judeus, non!

Mas eh, mas ensinavam nós o Sábado, odiretor que dava aulas de religião pra nos e contava a historia dos

judeus desde o tempo de antes o Faraó, non! E isso, mas não era cocher e as rezas eram cantadas. »

Témoignage de Sara LERNER, op.cit. 254 Eles « desconfiavam dos recém-chagados da Europa Central, vistos por eles como “assimilacionistas”

e "antijudaicos" ». POVOA, op. cit., p.159.

180

Les divisions entre sépharades et ashkénazes d’une part, et au sein même des

ashkénazes d’autre part se répercutent dans la mise en place d’organisations religieuses

qui vont en outre avoir des perceptions très différentes sur la façon d’envisager

l’installation au Brésil. L’association à caractère religieux, mais s’adressant à tous, est

la Sociedade Cemitério Israelita qui commence à fonctionner en 1923 et se charge des

services funéraires de l’ensemble de la communauté. Le reste des organisations a une

orientation plus marquée. Pour l’essentiel, il s’agit de temples fonctionnant de façon

isolée et n’ayant qu’une fonction religieuse. Les activités religieuses de la

« communauté séfarade » sont réparties au sein de deux temples : la Sinagoga Ohel

Yaacov créée en 1928 et la Sinagoga Israelita Brasileira en 1930. Pour les ashkénazes, il

s’agit, dans l’ordre chronologique de leur fondation, de : la Sinagoga Israelita de São

Paulo (1912), la Knesset Israel (rattachée à la Sociedade Israelita Pauliste, 1916), le

Templo Beth El (de la Congragação Israelita Ashkenazi, 1929), la Sinagoga Israelita

Pauliste (1931), la Sinagoga Israelita Brasileira do Brás (1933), la Sinagoga Israelita de

Pinheiros Beith Jacob (1937), tous d’orientation traditionnelle, et enfin la Congragação

Israelita Pauliste (1936) d’orientation libérale. Le cas de la CIP est un peu particulier car

elle est le fruit de l’évolution de la SIP – Sociedade Israelita Pauliste (1934) –

association créée par des juifs allemands installées à São Paulo et devant faciliter la

conciliation entre l’héritage juif et l’insertion dans la société brésilienne. Cette

association se dote en 1936 d’un rabbin, Fritz Pinkuss, venu de Heidelberg en

Allemagne et frère de l’un des fondateurs de la SIP. C’est la seule véritable organisation

religieuse et culturelle d’orientation véritablement libérale.

On voit donc que dès la fin des années 1930, différentes kehillot calquées les

organisations des migrants suivant leurs origines géographiques, culturelles et

religieuses, sont présentes à São Paulo.

c. Assurer une continuité : la mise en place rapide

d’un réseau culturel et scolaire

181

Organisations charitables, mise en place d’une offre religieuse, l’installation signifie

aussi le développement d’un réseau culturel et scolaire. Celui-ci va permettre d’offrir un

enseignement non catholique et de maintenir et transmettre l’héritage culturel,

historique de ces migrants. Il pallie aussi la méconnaissance de la langue portugaise. Il

témoigne enfin de la difficulté, pour tout migrant, de s’insérer dans une société en niant,

abandonnant toute référence à son univers culturel. Ce réseau permet de maintenir un

lien avec le passé et atteste une volonté de ne pas le nier. Très rapidement des journaux,

programmes radio, théâtres, écoles, activités sportives, conférences même pro sionistes,

cours de langue hébraïque, yiddish et portugaise se développent.

En effet, une des priorités est la création d’un réseau scolaire propre inexistant pour les

premiers migrants. Un des premiers obstacles à la fréquentation des écoles locales est la

méconnaissance de la langue portugaise. Fany Adler explique ainsi : « Au début, ça a

été très difficile. Sans amies, sans connaître la langue, ma personnalité a beaucoup

changé avec cette émigration ». Mais elle fréquente finalement une école classique, la

Escola de Comercio Prudente, Avenida Tiradentes. Les parents de Sara Lerner font un

autre choix. À défaut d’une école judaïque encore inexistante en 1912, ne voulant pas

que celle-ci fréquente une école catholique, mais sachant par des contacts en Europe

qu’il existe un internant à Hanovre, son père décide de l’envoyer y faire ses études

secondaires. Sara part donc s’installer en Allemagne à 10 ans. Elle rentre en 1918255. La

première école n’est créée qu’en 1922, il s’agit du Colégio Hebraico Brasileiro

Renascença. D’autres suivront comme la Escola Luiz Feitlich en 1937256. Ce réseau

scolaire est complété par l’ouverture de bibliothèques maintenant un fonds littéraire en

yiddish et en hébreu, comme la Biblioteca Israelita. Fany Adler qui vit alors avec sa

famille dans le Bom Retiro témoigne de l’intérêt de ces bibliothèques publiques

destinées aux membres de la communauté juive :

« Les livres me manquaient. J’aimais beaucoup lire mais nous n’avions pas

les moyens d’acheter des livres. J’ai découvert une bibliothèque Rua da

Graça, une bibliothèque fréquentée par des Polonais qui étaient antisémites.

255 Témoignage de Sara LERNER, op.cit. 256 FALBEL, Nachman & Equipe de História Oral do Arquivo Histórico Judaico Brasileiro, « A Imigraçao

Judaica em São Paulo », Herença Judaica, n°88, avril 1994, p. 8.

182

J’ai arrêté de fréquenter la bibliothèque. J’avais environ 15 ans. Je lisais en

yiddish. Ensuite a été fondée la Poilisher Farband où il y avait aussi des

livres »257.

En dehors des écoles et des bibliothèques, des organisations développent des activités

culturelles, notamment le théâtre comme le groupe Sholem Aleichem et la Sociedade

Philo Dramática, de loisirs dès les années 1910 avec la Sociedade Juventude Israelita

puis le Círculo Israelita de São Paulo (1926), et même sportives comme le Clube

Esportivo Israelita Macabi (1927). De leur côté, la WIZO – Women International

Zionist Organization – fondée en 1926 et la SIP puis la CIP – Sociedade puis

Congregação Israelita Pauliste – organisent conférences et débats. La WIZO a des

objectifs philanthropiques, sociaux et d’éducation, tout en ayant une dimension

politique. La SIP, puis la CIP, participe à la formation des migrants leur proposant des

cours de langue, culture, religion, histoire. La CIP a également des projets politiques en

promouvant l’insertion à la société brésilienne sur le modèle de l’intégration pratiquée

en Allemagne. Il faut enfin signaler la richesse de la production écrite très sensible à

travers la profusion de journaux et revues en yiddish, en allemand, mais aussi en

portugais dès 1933258.

La vie institutionnelle qui se met en place dès les années 1910 recouvre tous les aspects

de la vie sociale des immigrés juifs. Elle permet une installation progressive, elle

facilite l’arrivée, l’insertion professionnelle et économique, mais aussi culturelle et elle

dessine les contours d’une judéité brésilienne en formation. Elle est très riche,

présentant diverses tendances et cultures. C’est pourquoi on voit déjà apparaître

différents courants témoignant de la pluralité des sensibilités représentées qui prennent

la forme d’autant de kehillot. La création de la FISP – Federação Israelita de São Paulo

– en 1946, vient clôturer d’une certaine façon l’institutionnalisation de la présence juive

à São Paulo puisqu’elle introduit de nouveaux objectifs, différents de ceux de l’entre-

257 Témoignage de Fany ADLER, op.cit. 258 On peut citer en yiddish : le Idisher Gezlschaftlicher und Handels Buletin (Bulletin social et

commercial judaïque, 1928), Idish Velt (Le Monde juif, 1928), tout deux de courte durée, et le San Pauler

Idishe Zeitung (Journal Juif de São Paulo, 1931) ; et en portugais : A Civilização (La Civilisation, 1933),

Páginas Israelitas (Pages israélites, 1940) et la Crônica Israelita (Chronique Israélite, 1940).

183

deux-guerres : il s’agit désormais de représenter, selon Cytrynowicz259 et Lesser260, les

intérêts d’une communauté de « juifs-brésiliens », une communauté à l’identité déjà en

trait d’union261, avec « ses préoccupations d’image publique comme groupe face à la

société »262. Quel est justement le rapport qui se crée avec l’Etat durant cette période ?

II. Un Etat ambigu émettant des signaux

contradictoires

Sous l’ère Vargas, et particulièrement pendant l’Estado Novo, nous avons vu que l’Etat

adoptait des mesures visant à contenir l’arrivée des juifs dans le pays, à limiter leur

entrée sur le territoire national. D’après les tenants de cette politique en effet, les juifs

constituaient une menace pour le développement de la nation pour plusieurs motifs. Le

premier d’entre eux avait une dimension religieuse et se prolongeait par une

justification raciale : les juifs sont par nature différents et inassimilables. Le deuxième

reposait sur leur profil politique supposé : internationalistes, communistes ou

capitalistes, cherchant quoi qu’il en soit à renverser les Etats et à dominer le monde.

L’attitude de l’Etat brésilien face à la question juive a été guidée par l’objectif

nationaliste, fondement de la politique gétuliste : le développement passait, au vu de

l’adoption de la théorie du blanchiment, par l’immigration d’origine européenne mais

aussi par l’intégration réelle de la population brésilienne déjà présente par le métissage

culturel et biologique. Elle visait aussi à développer un sentiment d’appartenance

nationale. Les préjugés concernant les juifs européens n’ayant pas disparu, ils ont

justifié l’adoption de politiques spécifiques notamment en termes migratoires. Le

259 CYTRYNOWICZ, Roney, « Instituições de assistência social e imigração judaica », História, Ciênciais,

Saúde, Manguinhos, vol.12, n°1, janvier-avril 2005, pp. 169-184. 260 LESSER, Jeffrey, Negociating national identity : immigrants and the struggle for ethnicity in Brazil,

Durham, Duke University Press, 1998, 281p. 261 « Hyphen identity » 262 « suas preocupações de imagem pública como grupo frente à sociedade », CYTRYNOWICZ, Roney,

2005, op. cit, p.181.

184

développement au Brésil de mouvements sionistes dès la fin du 19ème siècle et la

création de la Fédération Sioniste du Brésil en 1922 confirment l’activité politique des

juifs paulistes si crainte et désapprouvée par les nationalistes. Ainsi, même si le

sionisme n’est pas prôné par l’ensemble de la communauté juive brésilienne, il n’est

finalement remis en question que par une autre forme politique : le Bund. Comme le

rappelle Samuel Malamud,

« Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le mouvement sioniste ne

prédominait et ne rassemblait pas la majorité de la population des

communautés juives d’Europe Orientale. Le mouvement le plus populaire,

particulièrement en Pologne, était le Bund, mouvement socialiste judaïque

ayant surgi à la fin du 19ème siècle en Russie et qui luttait pour l’autonomie

des minorités nationales. C’est pourquoi il était antisioniste et combattait

l’idée de la création d’un Etat juif souverain en Eretz Israël. Le Bund avait

pour principal leader et théoricien le marxiste Vladimir Medem. En outre,

même ceux qui professaient les thèses sionistes se subdivisaient en

différentes conceptions politiques à l’intérieur du sionisme. La subdivision

persiste aujourd’hui et va de l’extrême droite à l’extrême gauche, incluant

les religieux, eux-mêmes divisés »263.

Ces deux mouvements, le sionisme d’une part et le Bund proche du marxisme d’autre

part, ont une dimension internationale très prégnante. C’est pourquoi on peut se

demander si la participation ou simplement la supposition de la participation de juifs

installés au Brésil à ces mouvements ne vient pas rallumer la hantise du gouvernement

Vargas et contrarier l’objectif nationaliste. En outre, plus encore que le sionisme,

263 « Até a II Guerra Mundial o movimento sionista não predominava nem aglutinava a maioria da

população das comunidades judaicas da Europa Oriental. O movimento mais popular, especialmente na

Polônia, era o Bund, movimento socialista judaico surgido no fim do século XIX na Rússia e que lutava

pela autonomia das minorias nacionas. Por isso mesmo era anti-sionista e combatia a idéia de criação de

um Estado judaico soberano em Eretz Israel. O Bund teve como seu proeminente líder e teórico o

marxista Vladimir Medem. Além disso, mesmo os que professavam as teses sionistas se subdividiam em

várias concepções políticas dentro do sionismo. A subdivisão persiste até hoje e vai da extrema-direita à

extrema-esquerda, incluindo os religiosos, por sua vez subdivididos. » MALAMUD, Samuel, Do Arquivo e

da Memória : fatos, personagens e reflexões sobre o sionismo brasileiro e mundial, Rio de Janeiro,

Bloch, 1983, p.29.

185

l’existence du Bund ou la proximité de certains juifs avec le communisme, à un moment

où la lutte contre celui-ci est déjà une des priorités de la police politique (DOPS),

portent à croire que ces années 1930-1947 ne sont pas une période facile pour la

participation des immigrés juifs dans la vie nationale brésilienne. En ce sens, la fin du

gétulisme en 1947 marquerait un tournant pour l’intégration pleine et entière des juifs

au Brésil. Qu’en est-il concrètement ? Peut-on noter une différence de traitement pour

les immigrés juifs par rapport aux autres immigrés ? Ont-ils particulièrement souffert

pendant cette période ? L’Etat brésilien a-t-il posé des obstacles à leur installation ?

A. Les polémiques quant aux intentions

de l’Etat : la question des obstacles

spécifiques à la vie des immigrés juifs

Deux thèses s’affrontent en la matière, chacune a son porte-parole. La première est celle

de Maria Luiza Tucci Carneiro264 qui cherche à démontrer que ces années 1930-1947 et

plus particulièrement à partir de 1937 constituent une période singulièrement difficile

pour les juifs installés au Brésil. Selon l’auteur, suivie par d’autres comme Taciana

Wiazovski265, la communauté juive est alors particulièrement sous surveillance. Par

ailleurs elle souffre d’attaques visant à limiter le fonctionnement de ses organisations.

La seconde thèse est celle de Jeffrey Lesser266 rejoint notamment par Roney

Cytrynowicz267. Selon Lesser, les préjugés à l’encontre des juifs avant leur arrivée vont

être renversés : de handicaps, ils deviennent des atouts. Ainsi la suspicion de

capitalisme deviendrait une valeur positive une fois au Brésil puisque leurs capitaux

264 TUCCI CARNEIRO, Maria Luiza, O anti-semitismo na era Vargas : Fantasmas de uma geração (1930-

1945), São Paulo, Perspectiva, 2001, 536p. 265 WIAZOWSKI, Taciana, Bolchevismo e judaísmo : a comunidade judaica no olhar do Deops, São Paulo,

Arquivo do Estado, Imprensa Oficial, 2001, 195p. 266 LESSER, Jeffrey, Welcoming the Undesirables. Brazil and the Jewish Question, Berkeley et Los

Angeles, University of California Press, 1995, 280p. 267 CYTRYNOWICZ, Roney, « Além do Estado e da ideologia : imigração judaica, Estado-Novo e Segunda

Guerra Mundial », Revista Brasileira de História, São Paulo, vol. 22, n°44, pp. 393-423.

186

permettraient le développement de l’économie locale. Surtout, Lesser et Cytrynowicz

démontrent que même si les préjugés ont perduré et ont conduit à placer des obstacles

dans l’organisation sociale des juifs, ceux-ci n’ont pas eu un comportement victimaire

et ont su s’adapter, permettant que le réseau communautaire continue de se développer

pendant cette période.

La politique menée sous l’Estado Novo n’est pas exempte d’ambiguïtés c’est pourquoi

elle peut soulever autant de polémiques : « Jusqu’à l’entrée en guerre des Etats-Unis, en

1941, Vargas mène une politique d’équilibre entre fascismes et démocratie »268. Celui-

ci ne cache pas une certaine forme d’admiration pour l’efficacité nazie et mussolinienne

avec lesquels – particulièrement avec l’Allemagne – il développe les échanges

commerciaux, tout en maintenant des liens économiques avec les Etats-Unis. Au sein de

son gouvernement, deux tendances s’affrontent :

« Goes Monteiro, à la tête de l’état-major, et Eurico Dutra, la ministre de la

Guerre, aux sympathies nazies avérées, poussent au rapprochement avec le

Reich, tandis qu’Osvaldo Aranha, l’inamovible ministre des Relations

extérieures, met toute son autorité au service de la cause de Washington »269.

Cette position de Aranha est remise en question par Maria Luiza Tucci Carneiro à

plusieurs reprises dans son ouvrage, O anti-semitismo na era Vargas. Elle fait peser

plus qu’un simple doute sur la probité d’Aranha dans sa thèse, ce qui n’a pas manqué de

susciter des réactions sur la scientificité de sa démarche270. Utilisant des sources

primaires d’une grande qualité, le travail de Carneiro est pourtant très militant et

clairement à charge. Faute de pondération, de mise en perspective, de recul, ses

arguments perdent beaucoup de leur intérêt. Vingt ans plus tard, Carneiro modère

268 MARIN, Richard, In : BENNASSAR, Bartolomé & MARIN, Richard, op. cit., p.347. 269 Id.

270 Sur les réactions face à la thèse de Tucci Carneiro, voir par exemple la note de lecture écrite par

Marcos Chor Maio pour la revue Estudos Históricos : MAIO, Marcos Chor, « O anti-semitismo na era

Vargas: fantasmas de uma geração (1930-1945), de Maria Luiza Tucci Carneiro. São Paulo, Brasiliense,

1988, 600 p. », Estudos Históricos, Rio de Janeiro, vol. 1, n. 2, 1988, p. 304-310.

187

quelque peu ses propos dans un entretien accordé au journal A Folha de São Paulo271.

Toutefois, si elle concède un profil pro Etats-Unis à Oswaldo Aranha, elle réaffirme

cependant qu’en tant que ministre des Affaires étrangères, celui-ci a fait appliquer les

circulaires secrètes limitant l’entrée des juifs sur le territoire. Selon nous, cette position

gouvernementale est cependant très nettement liée au rejet du communisme et à la

démarche autoritaire nationaliste du régime. Selon Richard Marin, « le dictateur rejette

tant "l’impuissance" démocratique que le communisme et admire le sens de l’ordre du

fascisme et du nazisme »272. Ses objectifs sont clairement définis : la formation d’un

Etat fort centralisateur et surtout unificateur (territorialement et culturellement), un

nationalisme économique et la lutte contre le communisme. Ses moyens sont simples :

la lutte contre le communisme, le développement économique et industriel, le

renforcement de la défense nationale, l’interdiction des partis politiques et la formation

de syndicats soumis à l’autorité de l’Etat273.

B. La suspicion de communisme ou la

« force du préjugé »274

Dans ce cadre, les juifs présents sur le sol brésilien ont dû faire face à certaines

difficultés bien réelles, notamment la force du préjugé. Que l’Etat soit antisémite ou

non, il n’échappe pas à toute une série de poncifs sur ce que les juifs sont sensés être ou

faire. En cela, la proximité de personnalités antisémites au sein du gouvernement

Vargas a nécessairement joué. Comme nous l’avons expliqué, les antisémites font de

tous les juifs des communistes. Et certains juifs, nous l’avons aussi dit, ont réellement

une sensibilité marxiste. Dans son ouvrage, Taciana Wiazovski évalue ainsi l’attitude de

271 « A solução parcial, Entrevista com Maria Luiza Tucci Carneiro », entretien réalisé par Mario Gioia

pour A Folha de São Paulo, Caderno + mais !, 20.04.2008. Entretien disponible sur le blog Estudos

Judaicos : http://estudosjudaicos.blogspot.com/2008/04/soluo-parcial-entrevista-com-maria.html 272 MARIN, Richard, in BENNASSAR & MARIN, op. cit., p.347. 273 CARVALHO, José Murilho de, Cidadania no Brasil, o longo caminho, Rio de Janeiro, Civilização

Brasileira, 2006, pp. 87-126. 274 Expression empruntée à Pierre-André Taguieff.

188

la police politique brésilienne à l’égard des juifs communistes comme une manifestation

de l’antisémitisme de l’Etat. Selon elle, la DOPS était particulièrement vigilante envers

les juifs, le judaïsme étant un facteur de suspicion de communisme. Elle explique ainsi

que les fiches des personnes supposées communistes ne portaient la mention « juif » ou

« israélite », mais jamais « catholique », démontrant une attitude spécifique à leur

égard :

« La préoccupation de la police quant au fait qu’un individu soit juif et/ou

communiste peut être constatée dans les annotations effectuées dans un

rapport qui contient, entre autres choses, celui de "Différentes Adresses".

Dans un premier temps, cette rubrique n’avait pas d’autre utilité que de

répondre à la préoccupation constante des enquêteurs de pouvoir localiser le

plus grand nombre possible des subversifs. Mais les registres assument aussi

une autre dimension dans la mesure où nous pouvons constater que, à côté

de l’identification – "Persach Elias Tigel – communiste – Lgo. Riachuelo,

n°7" –, était ajouté le terme "JUIF".

Le sujet en question a été classifié comme communiste et juif. Si le critère

était religieux, les autres noms seraient probablement accompagnés de leur

religion respective, ce qui n’est pas le cas. Ensuite, il y avait une attention

particulière portée sur les juifs, de façon générale. Selon l’historienne Tucci

Carneiro, spécialiste de l’antisémitisme dans la période Vargas, le fait que le

terme juif apparaisse entre guillemets et écrit en lettres majuscules n’arrivait

pas sans raison ou ingénument. D’autres expressions similaires peuvent être

constatées dans des situations qui, évaluées dans le contexte de la répression

des années 30 et 40, confirment la persistance d’une mentalité antisémite au

sein des autorités dirigeantes du Pouvoir »275.

275 « A preocupação da polícia quanto ao fato indivíduo judeu e/ou comunista pode ainda ser constatada

em anotações reservadas efetuadas em um relatório que contém, entre outros itens, o de "Endereços

Vários". Numa primeira avaliação, esse tópico não tem outro sentido além da constante preocupação dos

investigadores de localizar o maior número possível de subversivos. Mas os registros assumem uma outra

dimensão ao constatarmos que, ao lado da identificação – "Persach Elias Tigel – comunista – Lgo.

Riachuelo, n°7" – , foi acrescentada a palavra "JUDEU".

O sujeito em questão foi classificado como comunista e judeu. Se o critério fosse religioso,

provavelmente os outros nomes viriam acompanhados de suas respectivas religiões, o que não é o caso.

Logo, existia uma expectativa direcionada para os judeus, de uma maneira geral. Segundo a historiadora

Tucci Carneiro, pesquisadora do anti-semitismo no período Vargas, o fato de o termo judeu aparecer

189

A notre sens, l’ouvrage de Wiazovski est un document très intéressant car il fournit,

outre des synthèses, des fiches constituées par la DOPS puis DEOPS. Cependant, la

quasi-totalité de ces synthèses comporte la mention de communisme à l’exception de

quelques unes pouvant indiquer prostitution, vol, camp de concentration (sort des

survivants de l’holocauste plus précisément), naturalisation, immigration illégale et

expulsion, actions antifascistes contre l’armée. Sur 113 cas recensés et fichés par

l’auteur jusqu’aux années 1970, seuls 5 ne correspondent pas à une suspicion de

communisme. Seules certaines fiches n’ont pas la mention « juif ». Ces faits

corroborent l’idée que le judaïsme constitue certainement une caractéristique que les

autorités recherchaient chez les communistes. En ce sens, nous concordons avec l’idée

selon laquelle « la police (était) attentive à l’idée d’un complot judaïco-communiste de

portée internationale », ce qui « (l’)a conduite à détecter un secteur israélite au sein du

Parti Communiste »276. Cependant, là où nous émettons des réserves réside dans

l’utilisation du terme antisémitisme. En effet, nous pouvons affirmer qu’il existait bel et

bien un préjugé à l’égard des juifs concernant leurs liens supposés avec le communisme.

Mais cette filiation au communisme était une réalité pour certains juifs installés au

Brésil. Ce préjugé a conduit à une « vigilance » particulière à l’égard de la communauté

juive et a provoqué des expulsions dont un des cas le plus connus est celui d’Olga

Benário277. Cependant, d’une part, il n’était non sans fondement et surtout il a conduit à

des enquêtes individualisées. De ce fait, il nous semble incohérent de parler d’une

empregado entre aspas e escrito em letras maiúsculas não ocorria sem razão ou ingenuamente. Outras

formas de expressão similares podem ser constatadas em situações que, avaliadas no contexto dos anos

30 e 40, confirmam a persistência de uma mentalidade anti-semita presente nas autoridades gerenciadoras

dos órgãos do Poder. » In : WIAZOWSKI, Taciana, op. cit., p.33. 276 « A polícia, attenta à idéia de um complô judaico-comunista de âmbito internacional, chegou a detetar

um setor israelita no Partido Comunista ». Ibid., p.34. 277 Olga Benário est une militante communiste juive d’origine allemande, l’une des fondatrices de l’ANL.

Elle rencontre Luis Carlos Prestes à Moscou, où tous deux sont réfugiés, lors du Ve Congrès mondial de

la jeunesse communiste internationale de 1931. Ils se marient et s’installent à Rio de Janeiro. Tous deux

sont dénoncés et arrêtés en 1936. Enceinte, Olga Benário est remise aux autorités allemandes. Sa fille

Anita nait en prison. Olga Benário est ensuite déportée dans le Camp de concentration de Ravensbrück et

assassinée dans une chambre à gaz de Bernburg. Sa fille échappe aux chambres à gaz à la suite d’une

mobilisation internationale. Son histoire est relatée dans un livre devenu un classique : MORAIS,

Fernando, Olga, São Paulo, Editora Alfa-Omega, 1985, 314p.

190

essentialisation de la communauté dans son ensemble. Oui, il y a préjugé, mais oui,

aussi, il y a enquête. C’est pourquoi plus que d’antisémitisme – qui supposerait une

indifférenciation des individus – nous préférons conclure à une présomption portant sur

certains individus. D’ailleurs, il est utile de préciser qu’une des fiches indique qu’un juif

a dénoncé deux autres juifs à la police car il les supposait communistes. Ce fait nous

confirme que l’objectif anticommuniste était sans doute le moteur de cette politique et

qu’il était partagé par certains juifs brésiliens. Il n’en est pas moins sûr que la force du

préjugé a joué en la matière, que certains policiers ont été antisémites tout comme des

membres du gouvernement, et enfin que cette lutte contre le communisme a conduit à

des expulsions de juifs installés au Brésil. Là, où nous nous distançons donc de Tucci

Carneiro et Waziovski n’est pas sur le fait que les juifs au Brésil ont été sous la

vigilance plus qu’accrue de la police politique, mais plutôt sur le fait que

l’antisémitisme n’a pas été, à notre sens et au regard de la farouche bataille engagée

contre le communisme, le moteur de cette vigilance. Selon nous, la surveillance des

juifs au Brésil est liée au préjugé liant communisme et judaïsme. Dans chacun des cas

cependant, le préjugé a été mis à l’épreuve d’une enquête, ce qui nie un comportement

aveuglément antisémite.

Un autre point mérite d’être débattu, celui de l’attitude de l’Etat brésilien à l’encontre

des associations communautaires qui se mettent en place dès les années 1910 comme

nous l’avons vu plus haut. Ces associations ont subi les mêmes restrictions que

l’ensemble de toutes les organisations étrangères et politiquement engagées. D’une part,

il a été interdit que la direction ne soit tenue par des étrangers, d’autre part, l’activisme

politique qu’il se fasse dans le cadre de partis, de syndicats ou même d’associations a

été interdit, enfin, la langue portugaise a été imposée comme unique langue véhiculaire

notamment dans la presse ou les écoles. Évidemment, ces restrictions menées par un

Etat autoritaire ont touché les organisations développées par les immigrés juifs au

Brésil. La question qui se pose ici est de savoir si, là encore, la cible de ces politiques

étaient les juifs. Avant cela, il faut aussi se demander si cela a perturbé, au quotidien, la

vie de toutes ces associations communautaires.

191

C. Associations communautaires face au

nationalisme unificateur

La première « victime » de Vargas, avant même la proclamation de l’Estado Novo, est

l’Aliança Nacional Libertadora. Face à la montée en puissance de l’Intégralisme, ce

mouvement regroupant communistes, socialistes et divers démocrates est créé en mars

1935 sous la houlette du Komintern. Profitant de la première Loi de Sécurité nationale,

loi n°38 du 4 avril 1935, Vargas dissout cette organisation. L’ANL continue à

fonctionner, mais dans la clandestinité. Cette volonté de contrecarrer la « menace

communiste » est une des seules constantes de toute l’ère Vargas. Et c’est le Plan

Cohen, monté de toutes pièces et présenté comme un plan de subversion communiste,

qui va lui permettre de mettre une place une politique fermement nationaliste et anti-

communiste. Pour réduire à néant l’opposition, tous les partis politiques (dont l’Action

Intégraliste) sont dissous dès le 2 décembre 1937. Toute participation à une association

ou à un parti politique devient, de fait, une atteinte à la sécurité de la nation. Très

rapidement, des limitations visant au contrôle et à la « nationalisation » de la population

brésilienne sont mises en place. Comme le rappelle Jean-Pierre Blancpain,

« La Constitution de 1937 est d’ailleurs très claire, qui proclame la nécessité

d’empêcher "l’édification artificielle de minorités ethniques, linguistiques et

religieuses", afin de "préserver l’unité ancienne", précisant que "le Brésil est

de tous les pays celui qui a le plus éprouvé ce danger d’une idée des

minorités étrangères au droit et au fait américain" »278.

Les affaires intérieures jouent aussi sur le plan international. Ainsi, après avoir mené

une politique ambiguë et entretenu des rapports de coopération avec l’Allemagne, la

donne change très nettement en 1938. « La campagne nationaliste provoque même de

278 BLANCPAIN, Jean-Pierre, Les Juifs allemands et l’antisémitisme en Amérique du sud, Paris,

L’Harmattan, 2008, 250p., p. 86. L’auteur se réfère à la Legislação do Novo Governo, Rio de Janeiro,

1938, fasc. 1, pp.3-440. Citée par La revue générale de Droit international public, sept. 1939, n°5,

pp.576-577.

192

sérieuses tensions diplomatiques avec Berlin »279. En effet, dans les colonies allemandes

du sud du pays, principalement dans les trois Etats du Rio Grande do Sul, Paraná et

Santa Catarina, l’influence politique du Reich a contribué à l’essor du nazisme au sein

même du Brésil. Des photographies trouvées dans le département archives de la

bibliothèque de l’Etat du Paraná à Curitiba montrent que des défilés étaient organisés.

Malheureusement, ces images, que nous avons pu consulter pendant la préparation du

DEA ne sont pas en notre possession aujourd’hui. En fait, l’Allemagne nazie a

développé une propagande à l’attention du million d’Allemands ou descendants

d’Allemands vivant au Brésil.

« Les colonies, dès 1930, sont prises en main par l’Ausländische

Organisation (AO) du parti nazi, véritable "cinquième colonne" dirigée par

le Gauleiter Bohle, Allemand de l’étranger lui-même, né en Angleterre et

élevé en Afrique du Sud. Indépendant du ministère des Affaire étrangères

(auswärtiges Amt), il est chargé par les S.S. de faire revenir dans la

communauté nationale le Verein für das Deutschtum im Ausland (VDA),

association unifiée des groupements culturels germanophones de l’étranger

créés par Bismarck »280.

C’est un travail de propagande nazie, disposant d’une organisation hiérarchique,

partisans, presse et même d’une police, qui est mené au sein des colonies. Il s’agit de

convaincre les brésiliens d’origine allemande de rejoindre leurs rangs en montant

« l’efficacité » et « le travail allemands » contre « l’indolence créole »281. Ce travail

obtient des résultats, certes, mais il ne parvient pas à convaincre l’ensemble de la

population d’origine allemande dont la fidélité au Brésil est réaffirmée régulièrement282.

279 MARIN, Richard, In : BENNASSAR & MARIN, op. cit., p.348. 280 BLANCPAIN, Jean-Pierre, op. cit., p. 85. 281 Le « Jour du colon », visant à célébrer, à partir du centenaire de la colonie de São Leopoldo en 1924,

l’apport des colons au développement du pays est ainsi détourné en 1935 de son objectif national : les

nazis cherchent à en faire le symbole de la supériorité allemande et des caractères propres aux Allemands,

nécessairement supérieurs à eux des brésiliens créoles, c’est-à-dire métisses. 282 Voir notamment : METZLER, F., « Deutsch-brasilianische Probleme », Deutsches Volksblatt, Porto

Alegre, Typ. do Centro, 1935, p.71, 86.

193

Cependant, ces organisations vont être combattues283, au même titre que toutes celles

mettant en danger l’unité nationale brésilienne provoquant une rupture avec Berlin. La

campagne de nationalisation touche l’ensemble des minorités présentes sur le territoire,

qu’elles soient italiennes, allemandes ou japonaises. L’établissement du portugais

comme langue véhiculaire d’enseignement conduit à la fermeture de plus d’un millier

d’établissements germaniques. En outre,

« le décret-loi d’avril 1938, prohibant toute activité politique des étrangers

au Brésil, entraine la dissolution de 80 sections et plus du parti national-

socialiste, dans les Etats du Sud. S’ensuit un très sérieux différend avec

l’ambassadeur Ritter qui, après avoir protesté contre ces mesures, est déclaré

persona non grata à Rio. À partir d’octobre 1938, il n’y a plus que des

chargés d’affaires dans les deux capitales »284.

Les relations diplomatiques sont rompues en 1942, année où Vargas dénonce

l’antisémitisme (22 décembre).

L’action nationalisatrice conduit les associations juives à s’adapter. L’interdiction des

partis politiques, l’obligation faite aux associations d’être dirigées par des Brésiliens,

l’enseignement en portugais sont autant de mesures portant atteinte à la liberté

d’association et d’organisation. L’essentiel des travaux sur la question portent à croire

que la communauté juive a été particulière visée par ces décrets-lois. Comme nous

venons de le voir, elle n’a pas été la seule concernée par la volonté d’assimilation et

d’annihilation de l’opposition politique. Nous avons également signalé que cette

période des années 1930 jusqu’à la fin de la seconde Guerre mondiale a vu se

développer un large réseau associatif. Selon Cytrynowicz285, la communauté juive a su

composer avec les restrictions et les institutions judaïques ont continué à fonctionner

activement durant cette période. Celui-ci précise même : « En tant que groupe, les juifs

n’ont souffert d’aucune discrimination spécifique, étant soumis aux mêmes contraintes

283 Voir notamment les travaux de Ana Maria Dietrich et plus spécialement Caça às suásticas : o Partido

Nazista em São Paulo sob a mira da polícia política, São Paulo, FAPESP, 2007, 385p. 284 MARIN, Richard, In : BENNASSAR & MARIN, op. cit., p.348. 285 CYTRYNOWICZ, Roney, « Além do Estado e da ideologia : imigração judaica, Estado-Novo e Segunda

Guerra Mundial », Revista Brasileira de História, São Paulo, vol. 22, n°44, pp. 393-423.

194

et interdits que les autres groupes immigrants, à savoir parler, enseigner, ou éditer des

journaux dans des langues considérées "étrangères" »286. Cytrynowicz montre dans son

article que les associations, la presse et même des émissions de radio n’ont pas été

éradiqués. De plus, un activisme politique en faveur des alliés et de l’entrée en guerre a

pu être observé. Des ajustements ont été effectués, des comités de direction des

associations ont été modifiés, le portugais s’est imposé. Mais la vie des associations n’a

pas été remise en question. Même si l’on analyse le fonctionnement du réseau scolaire,

dont on sait qu’il a été un des moyens de nationalisation les plus efficaces et mobilisés,

on peut conclure que leur fonctionnement n’a pas été remis en cause. Les écoles ont pu

assurer leur fonction : certaines ont dû changer de nom – en 1940, le Centre Talmud

Thora Beth Jacob devient la Sociedade Brasileira de Instrução Religiosa Israelita – ou

de direction – comme la Renascença qui doit élire une direction de « Brésiliens natifs »

en 1942. Mais ces écoles continuent à enseigner le judaïsme, le yiddish, l’hébreu mais

aussi les matières générales fondamentales. Malgré un contrôle précis et régulier de ces

écoles, et grâce à l’adaptabilité de la communauté, l’enseignement n’a pas eu à subir de

sanctions ou fermetures.

D. La question du sionisme

Tout d’abord, il nous faut signaler que l’ensemble des associations judaïques n’a pas

une dimension politique. Ensuite, certaines associations qui ont une idée sur la question

du sionisme ne sont pas nécessairement favorables à l’établissement d’un foyer juif.

L’organisation qui représente le plus nettement cette position antisioniste est la

Congregação Israelita Pauliste. Fondée par des juifs allemands installés au Brésil, elle

adopte une position assimilationniste, ce qui n’est pas sans créer des tensions internes à

la communauté ashkénaze287. Cette précision posée, nous pouvons à présent nous

286 Ibid., p.395. « Enquanto grupo, os judeus não sofreram nenhuma perseguição específica, sendo

submetidos aos mesmos constrangimentos e proibições que outros grupos imigrantes, de falar, ensinar ou

editar jornais em línguas consideradas "estrangeiras". » 287 Cf. LESSER, Jeffrey, Welcoming the Undesirables. Brazil and the Jewish Question, op. cit., pp. 106-

109.

195

intéresser au fonctionnement des associations sionistes sous Vargas. Celles-ci ont dû

subir les mêmes difficultés que l’ensemble des organisations partisanes, qu’elles soient

portées ou non par des étrangers, et surtout quand elles avaient une dimension

internationale.

Les associations sionistes se trouvent en effet sous le coup du décret-loi 383 de 1938,

interdisant les mouvements subversifs internationaux, c’est à dire les activités de nature

politique et l’organisation de sociétés, fondations, communautés, clubs de caractère

politique, considérés étrangers. En revanche le décret permet aux

« étrangers de s’associer à des fins culturelles, de bienfaisance ou

d’assistance, de s’affilier à des clubs et à quelque autre établissement avec le

même objectif, ainsi que de se réunir pour commémorer les fêtes nationales

ou les événements de signification patriotiques »288.

Avec l’Estado Novo, le sionisme a effectivement été interdit jusqu’à la fin de la guerre.

Mais, selon une lettre du 6 août 1938 écrite par le secrétaire général du mouvement

sioniste à Buenos Aires et adressée à l’exécutif de Londres, cette interdiction n’est pas

dirigée contre les juifs brésiliens. Moshe Kostrinsky, secrétaire général du mouvement

Ichud Poalei Zion Zeire Zion de Buenos Aires, affirme même l’opposé quand il écrit :

« le décret contre les activités des organisations étrangères a été, comme

vous le savez, dirigé exclusivement contre les nazis. Pour des raisons

évidentes, le décret a pris un caractère général et il a été légalement appliqué

à toutes les activités étrangères. En même temps, nous devons insister sur le

fait qu’il n’y a pas d’antisémitisme au Brésil, bien que des agents allemands

aient occupé différentes positions à divers niveaux du gouvernement, et

qu’ils aient exercé, non officiellement, une influence considérable »289.

288 Décret-loi n°383 de 1938, cité par CYTRYNOWICZ, op. cit., p.404. 289 « O decreto contre as atividades de organizações estrangeiras foi, como vocês sabem, dirigido

exclusivamente contra os nazistas. Por razões óbvias o decreto assumiu um caráter geral e legalmente foi

aplicado a todas as atividades estrangeiras. Ao mês mo tempo temos que enfatizar que não há anti-

semitismo no Brasil, apesar de que agentes alemães tenham ocupado varais posições em diversos níveis

do governo, e tenham exercido, inoficialmente, uma influência considerável. » Lettre traduite et citée par

FALBEL, Nachman, Menashe : sua vida e seu tempo, São Paulo, Perspective, 1996. Cité également par

196

Ce décret a conduit à transformer différentes associations à caractère politique et

sioniste en associations à caractère religieux afin de dissimuler plus aisément leurs

activités. Le mouvement sioniste a continué à fonctionner, à se réunir, et à diffuser ses

idées. Selon Malamud, « on ne peut affirmer que ces réunions se sont réalisées dans

l’absolue méconnaissance des autorités policières. Les rencontres étaient tolérées »290.

Les activités sionistes, bien qu’officiellement interdites, ont pu continuer à se

développer essentiellement sous couvert d’action d’assistance mais aussi, et c’est sans

doute le point le plus important à souligner, car la police n’a pas cherché à les éradiquer.

La mort à petit feu du régime et la fin de la guerre coïncident. Est-ce que cela va

contribuer à réviser la position de l’Etat à l’égard du sionisme ? Avec la fin de la guerre

et la fin du régime, l’interdiction est levée. Surtout, la question du sionisme devient plus

pressante car de nombreux réfugiés cherchent à quitter l’Europe. On assiste à des

départs massifs dont l’épisode de l’Exodus a certainement pesé sur les esprits des

membres des Nations Unies. En effet, la Grande-Bretagne demande l’aide de l’ONU

pour régler son problème palestinien et pour faire face à l’afflux de rescapés du nazisme

qui arrivent en nombre. L’Assemblée, présidée par Oswaldo Aranha, vote le 29

novembre 1947 la partition de la Palestine. La résolution 181 prévoit la formation d’un

Etat arabe, un Etat juif et une zone « sous régime international particulier ». Elle est

adoptée par 33 voix pour, 13 voix contre et 10 abstentions. Le New York Times, dans

son édition du 30 novembre, revient sur le rôle actif d’Oswaldo Aranha pendant les

délibérations291. C’est pourquoi Aranha, accusé d’antisémitisme par Tucci Carneiro, est

défendu par Max Golgher dans la revue Menorah. Dans l’édition d’août 1989, il

commence par affirmer son soutien à Aranha en évoquant des doutes très puissants

quant à sa responsabilité dans la diffusion de l’antisémitisme au Brésil et dans le refus

de l’attribution de visas aux juifs européens cherchant asile au Brésil. Il dit ainsi :

CYTRYNOWICZ, op. cit., p. 404. Disponible dans le dossier Z4/10229, Central Zionist Archives,

Jérusalem. 290 « Não se pode dizer que as reuniões se realizaram com absoluto desconhecimento das autoridades. Os

encontros eram tolerados », MALAMUD, op. cit., pp.36-37. 291 HAMILTON, Thomas J., « Assembly votes Palestine Partititon ; Margin is 33 to 13 ; Arabs walked out ;

Aranha hails work as session ends », New York Times, 30 novembre 1947.

197

« La thèse de Tucci Carneiro, O Anti-Semitismo na Era Vargas, 1930-1945,

aurait pu devenir un classique sur le sujet, si l’auteur ne faisait pas preuve de

cette obsession à tenter de prouver sans succès, qu’Oswaldo Aranha aurait

été un des plus grands pontifes du préjugé, de la discrimination des juifs au

sein du gouvernement gétuliste, en étant responsable des refus de visas

d’entrée à des centaines ou milliers d’entre eux, les condamnant ainsi à une

mort certaine des mains des bourreaux nazis »292.

Il attaque ensuite la thèse de Carneiro. Il dénonce l’acharnement personnel de Carneiro

à l’encontre d’Aranha et souligne les erreurs scientifiques de celle-ci, avant de

conclure : « Comme on peut le voir, l’exaspération émotionnelle n’est pas amie de la

méthodologie scientifique… »293

On peut constater que cette période engendre une grande controverse opposant les

tenants de la thèse de l’antisémitisme à ceux de la thèse du pragmatisme, et donc de

l’oscillation de Vargas en fonction des intérêts (les siens ou ceux du Brésil) en jeu. De

cette période Vargas, il est devenu assez dominant dans l’historiographie depuis les

travaux de Tucci Carneiro de dire qu’elle a constitué une période particulièrement

sombre, marquée par l’antisémitisme de l’Etat. Cependant, il serait scientifiquement

malhonnête à notre sens de ne relever que les éléments confirmant la présence

d’éléments antisémites à la proximité du pouvoir, la collaboration avec l’Allemagne

hitlérienne qui aura conduit à la livraison de nombreux juifs, la suspicion de

communisme et le maintien sous contrôle des associations communautaires. Tout ceci

est une réalité. Il n’est pas question ici de nier ces faits. En revanche, il nous semble

utile de préciser que le louvoiement de l’Etat jusqu’à son entrée en guerre contre les

pays de l’Axe reflète l’ambigüité d’un gouvernement qui ne semble pas savoir trancher,

certainement car le fond idéologique gétuliste n’est pas très puissant. L’objectif de

292 « A tese de Tucci Carneiro, "O Anti-Semitismo na era Vargas – 1930-1945", poderia ter se tornado um

clássico sobre a matéria, não fosse a obsessão da autora em tentar provar sem êxito, que Oswaldo Aranha

teria sido um dos pontífices máximos do preconceito, discriminação dos judeus no Governo getulista,

sendo responsável pela recusa de vistos de entrada a centenas ou milhares deles, condenando-os assim à

morte certa nas mãos dos carrascos nazistas. » GOLGHER, Marx, « Oswaldo Aranha. O antisemita da era

Vargas ? », Menorah, n°362, août 1989, p. 13. 293 « Como se vê, a exasperação emocional não é boa amiga da metodologia científica... », Id.

198

Vargas est le développement économique du pays – ce qui le conduit à mettre en

concurrence Allemagne et Etats-Unis – , la diffusion de la brasilidade et le nationalisme

– par le biais d’une politique d’assimilation dure – , et la lutte contre le communisme et

toute association mettant en péril l’intérêt national. Dans ce cadre, il s’agit avant tout

d’une défense de l’intérêt national selon la définition donnée par le régime. Ceci

explique aussi pourquoi les colonies allemandes ont été particulièrement visées. C’est

pourquoi il nous semble que, plus que les juifs en tant que groupe, ce sont le

communisme et l’internationalisme qui sont visés. Cependant, le ciblage des juifs,

notamment en ce qui concerne leur filiation avec le communisme, témoigne du maintien

de préjugés à leur égard. Qu’en est-il des rapports à la société brésilienne ?

III. Une société brésilienne non

raciste dans le regard des immigrants

L’étude des entretiens réalisés auprès des juifs brésiliens depuis les années 1990 nous

apprend beaucoup sur leur rapport avec la société environnante. Les témoins reviennent

très fréquemment sur leurs débuts au Brésil, ils retracent leur parcours migratoire,

depuis leur pays de départ jusqu’à leur vie actuelle. Ils dressent ainsi un portrait de leur

mode d’insertion au sein de la société brésilienne. Ce qui nous intéresse tout

particulièrement ici, ce sont leurs premiers pas, leur découverte, leurs rapports initiaux

avec leur pays hôte et plus précisément avec sa société. Le problème qui se pose à nous

est que ce sont des entretiens a posteriori laissant place à des imprécisions et à des

interprétations subjectives et rétrospectives. Dans ce cas précis, le regard porté sur la

société brésilienne est particulièrement positif, soulignant l’absence de discrimination

de la société à leur égard. Ces témoignages sont-ils réalistes ou idéalistes ? Arrêtons-

nous d’abord sur la spécificité de l’utilisation de témoignages a posteriori comme

sources primaires.

199

A. De la difficulté d’utiliser des

témoignages a posteriori

Les documents que nous allons utiliser pour cette étude sont des entretiens réalisés dans

le cadre d’une collecte visant à donner la parole aux acteurs de la migration juive vers le

Brésil. Dans un second temps, cette compilation s’est enrichie de témoignages de juifs

brésiliens natifs. Ces documents appartiennent au Núcleo de História Oral Gaby Becker

de l’Arquivo Histórico Judaico Brasileiro de São Paulo. Fondé en 1992, ce projet non

universitaire cherche à donner la parole aux acteurs de l’histoire. Selon l’AHJB, ces

témoignages donnent accès à une « histoire vivante, parce que contée par ses propres

protagonistes, (une) histoire vivante parce que l’histoire du 20ème siècle est

indélébilement liée à leurs vies »294. Cette volonté de donner la parole aux témoins et

acteurs du siècle s’inscrit dans le courant d’Histoire orale souhaitant ne plus s’intéresser

seulement aux destins exceptionnels mais aussi à la vie quotidienne. Cette discipline,

par l’usage de sources orales, permet donc d’avoir accès à des récits qui ne seraient pas

parvenus jusqu’à nous. En effet, en dehors des cahiers personnels, intimes, les sources

concernant la vie quotidienne ne sont pas des récits. Jusque là, on disposait des écrits de

personnes relativement érudites, assez en tout cas pour être capable d’écrire, et surtout

ayant eu la volonté de transmettre quelque chose. La connaissance du passé

« ordinaire » reposait sur l’usage d’autres sources bien connues des historiens : faits

divers de journaux, documents officiels, photographies, cartes postales, objets transmis

par les aïeux, etc. C’est donc une nouvelle source que les historiens ont commencé à

utiliser suivant des codes et méthodes, permettant de saisir une histoire plus sociale, une

histoire des mentalités aussi.

Comme beaucoup de nouvelles méthodes de travail dans les sciences humaines et

sociales, celle-ci s’inspire de l’Ecole de Chicago dans sa volonté de proposer un autre

regard sur la société et sur l’histoire. Dans les années 1960, l’histoire orale naissante est

donc une discipline presque militante : contrairement à la « Grande Histoire », elle

294 « História viva, porque contada pelos próprios protagonistas. História viva porque a história do século

XX está indelevelmente ligada às suas vidas. »

http://www.ahjb.org.br/ahjb_pagina.php?mpg=02.04.00.00

200

donne à voir une histoire souvent occultée, celle des « oubliés de l’histoire », c’est-à-

dire le commun des mortels. Elle se croise donc souvent avec l’histoire des femmes, des

ouvriers, des acteurs inconnus de grands moments historiques. Le témoignage d’une

personne anonyme est considéré comme révélant d’autres clés tout aussi importantes

pour la compréhension de l’histoire. La discipline se répand en Amérique latine dans les

années 1970, elle prend souvent un tour activiste, parfois anticolonialiste. Elle laisse un

ouvrage sur le Mexique qui a beaucoup marqué, The Children of Sánchez, dans lequel

son auteur, l’anthropologue Oscar Lewis295, développe le concept de « culture de la

pauvreté ». Au Brésil, l’un des grands noms de la discipline est José Carlos Sebe Bom

Meihy, professeur à l’Université de São Paulo. Concernant le projet de l’AHJB, Meihy

affirme : « le Centre d’Histoire Orale de l’AHJB développe le plus grand et le plus

important projet d’histoire orale réalisé en dehors de la sphère académique au

Brésil »296. Avec plus de 400 entretiens réalisés sur près de 20 ans, le projet est

effectivement de grande ampleur. Il constitue une source inégalée pour la

compréhension de la vie au Brésil des juifs qu’ils soient migrants ou non. Cependant,

l’utilisation d’une telle documentation n’est pas sans poser quelques difficultés. Le

premier problème concernant cette source qu’est l’histoire orale est le fait que le

document, la source, est « provoquée ». Le second est qu’elle est récoltée a posteriori.

Un entretien provoqué, tel est le premier problème que connaît l’ensemble des

chercheurs en sciences sociales. Il n’est pas propre à l’histoire orale. L’entretien doit-il

être dirigé ? Si oui, comment ? Ou doit-on laisser la personne livrer ce qu’elle souhaite à

travers un récit de vie, quitte à ne pas avoir de réponses aux questions que l’on se

posait ? Dans notre cas, les entretiens ont été réalisés par des tiers. Nous n’avons donc

pas eu à nous demander comment conduire ces entretiens. Mais nous n’avons pas non

plus pu poser les questions qui nous intéressaient. Nous ne savons pas en outre quel

était exactement le mode opératoire. À l’écoute et à la lecture des entretiens – nombre

d’entre eux ont été retranscrits – il apparaît qu’aucun protocole systématique n’a été mis

295 LEWIS, Oscar, The Children of Sánchez: autobiography of a Mexican family, New York, Random

House, 1961, 499p. 296 « o Núcleo de História Oral do Arquivo Histórico Judaico Brasileiro desenvolve o maior e mais

importante projeto de História Oral realizado fora da área acadêmica no Brasil ».

http://www.ahjb.org.br/ahjb_pagina.php?mpg=02.04.00.00

201

en place. Les personnes sont invitées à répondre à quelques questions précises

composant une sorte de carte d’identité, puis à évoquer leur enfance, la migration et leur

vie depuis leur installation au Brésil. Cependant, les questions posées par les

intervieweurs – en général deux – varient beaucoup d’une personne à l’autre, s’adaptant

à la vie de chacune d’entre elles. En fonction des personnes conduisant l’entretien, les

interrogations se focalisent sur certains points plutôt que d’autres, mais tous insistent

beaucoup sur la vie avant le départ. La question des discriminations est souvent

évoquée, mais plus avant la migration qu’après. Certains entretiens sont très clairs et

précis, d’autres flous, brefs et superficiels. Le matériau mis ainsi à la disposition des

chercheurs est donc de qualité très inégale. Ils témoignent de l’écueil principal

concernant les entretiens : peu dirigés, ils comportent de longs passages qui, aux yeux

du chercheur, n’ont pas d’autre portée que personnelle et individuelle ; (trop) dirigés, ils

suggèrent le contenu des récits. Nous avons essayé de retenir des témoignages les plus

significatifs et les moins orientés, guidés par les questions les plus ouvertes possibles. Il

faut signaler globalement concernant cet aspect que le travail fait par les interviewers

est assez remarquable : en prenant du temps avec les témoins, créant ainsi une

atmosphère non précipitée, paisible (les entretiens sont généralement réalisés au

domicile des témoins), dans une relation de respect et de confiance, les témoins livrent

leur mémoire de façon libérée.

Cependant, on arrive au deuxième écueil de l’histoire orale : a posteriori, mémoire

individuelle et collective se mélangent, les souvenirs peuvent s’estomper, et la

« réalité » s’en trouver transformée. On peut être confronté à des « phénomènes

d’amnésie ou de flou dans la mémoire des individus appartenant à un groupe social

donné, quel que soit leur sexe : imprécision fréquente de la chronologie (…), oubli de

pratiques ne correspondant pas à la définition sociale du groupe »297. En d’autres

termes, il est courant que lors de témoignages a posteriori, l’enquêté fasse des erreurs

involontaires dans la restitution des faits ou, au contraire, modifie volontairement sa

297 THIESSE, Anne-Marie, « Histoire orale et histoire des femmes », Bulletin de l'Institut d'Histoire du

Temps Présent, série Histoire orale, n°1, 1982, Compte-rendu de lecture in Annales. Économies, Sociétés,

Civilisations, 1984, vol. 39, n° 1, pp. 43-45.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-

2649_1984_num_39_1_283041_t1_0043_0000_001 Consulté le 16 décembre 2010.

202

version donnant au chercheur ce qu’il veut entendre ou ce qu’il est convenu de dire. Les

erreurs involontaires tiennent au fait que la mémoire individuelle est composite, faite de

souvenirs du vécu, mais aussi de lectures, de connaissances acquises a posteriori qui

peuvent conduire à une réinterprétation inconsciente des faits. Les arrangements avec la

réalité procèdent d’un autre processus, tout aussi pervers, qui vise à ne pas contredire ce

qui fait autorité, que ce soit la personne qui interroge, arrive avec une connaissance

livresque et apparaît dans une position dominante par rapport à l’interrogé, ou que ce

soit l’interprétation dominante des faits en question. Dans les témoignages rétrospectifs

se mêlent donc imprécisions et modifications dans la restitution des faits. En ce sens, ils

nous enseignent sur l’époque relatée mais peut-être encore plus sur le processus, le

cheminement de pensée des personnes interrogées et les évolutions de l’idéologie

dominante concernant certains aspects d’une société donnée.

Ces témoignages sont très utiles en soi, mais, en raison des limitations précitées, nous

avons décidé de les confronter à des faits connus et étudiés afin de mieux saisir si la

société brésilienne décrite comme dépourvue d’antisémitisme par les témoins

correspond à une vision idéalisée a posteriori.

B. Une société brésilienne idéalisée ?

L’étude des témoignages nous révèle une perception de la société brésilienne comme

dépourvue d’antisémitisme. Selon leurs récits, les migrants n’ont pas eu à subir de

discrimination de la part des Brésiliens. Toutefois, il apparaît que ce regard est en partie

lissé.

a. Une absence de discrimination d’après les

témoins

203

Les expériences des témoins ne laissent pas percevoir de discrimination à leur égard.

Dans la plupart des entretiens en effet, la question de l’antisémitisme est posée. Pour les

témoins qui étaient assez âgés au moment de leur départ, cette question est posée à la

fois pour leur vie dans leur pays de naissance et au Brésil. On peut ainsi voir clairement

une différenciation très nette entre leur vision de l’Europe et celle du pays d’accueil.

Voici ici retranscrit un extrait du témoignage de Luiza Cymbalista sur son enfance au

Brésil.

Question : Concernant l’antisémitisme chère Luiza, avez-vous eu une

expérience désagréable dans votre vie ?

Luiza : Personnellement non, moi, personnellement, je n’en ai jamais eu.

Question : Pas même à l’école ?

Luiza : A l’école, non. Il n’y en a jamais eu, pas même à l’école.

Question : A l’école juive ? Vous n’avez jamais étudié dans une autre

école ?

Luiza : J’ai étudié dans une autre école, mais j’étais très respectée, je ne me

souviens pas que quelqu’un… Je sais seulement qu’à un moment, nous

avions une employée de maison et elle… On lui avait raconté que dona

Clara, qui est ma mère, était juive et elle lui a demandé : « Est-ce que c’est

vrai dona Clara que vous êtes juive ? Parce que vous n’avez pas de cornes ?

(rires) »298

Luiza Cymbalista fait ici la distinction entre l’antisémitisme et les préjugés. Ceux-ci ont

cours dans la société brésilienne marquée encore par des croyances répandues par le

christianisme et par une méconnaissance complète de la judéité. Elle témoigne aussi

298 Entretien de Luiza CYMBALISTA, réalisé le11.08.1995, Arquivo Histórico Judaico Brasileiro, Núcleo

de História Oral, ref. 174BR05.

« Q: Em relação ao antisemitismo dona Luiza, a senhora teve uma experiência desagradável na sua vida?

L: Particularmente não, eu particularmente eu nunca tive.

Q: Nem na escola?

L: Na escola não. Eu não tive, mesmo na escola.

Q: Na escola judaica? A senhora não estudou em nenhuma outra escola?

L: Eu estudei noutra escola, mas era muito respeitada, eu nunca, eu não me lembro que alguém... eu só sei

que uma vez nós tínhamos uma empregada e ela então... Contaram para ela que dona Clara que é minha

mãe é judia, ela chegou e falou: "É verdade dona Clara que a senhora é judia? Mas a senhora não tem

cornos" (risadas) »

204

d’une forme de naïveté, de rapports sociaux non fondés sur le raisonnement mais sur les

« on dit ». Sara Lerner nie aussi toute forme d’antisémitisme à São Paulo depuis son

arrivée en 1918 :

« Question : Dona Sara et avez-vous assisté à une quelconque attitude

antisémite durant votre vie ?

Sara Lerner : Ici, non.

Question : Pas même de la part des voisins ?

Sara Lerner : Non ! Non ! »299

Quant à Fany Adler, arrivée en 1930 et alors âgée de 14 ans, elle évoque une totale

absence d’antisémitisme : « Je n’ai jamais ressenti d’antisémitisme dans ma chair »300.

Elle ajoute : « Le peuple brésilien est formidable, il aide beaucoup les immigrants »301.

Ceci ne signifie pas pour autant que la vie à São Paulo est dépourvue de craintes comme

envers l’Action Intégraliste. À la demande de son interviewer, Sara Lerner revient ainsi

sur la situation politique des années 1930 :

« Sara Lerner : Ah, je me souviens de Getúlio Vargas : Un Misérable qui n’a

eu le courage que d’attraper une femme enceinte… Comment s’appelait-

elle ? Celle qui était mariée avec le chef des communistes ?

Q : Olga Benário.

Sara Lerner : (…) Oui, il y avait les Intégralistes, il y avait les Intégralistes

qui marchaient et tout, et nous, les juifs, nous mourrions de peur, non ! Que

ça devienne comme en Allemagne. (Silence) »302

205

Ces craintes sont toujours en résonnance avec les événements politiques constatés en

Europe, montrant que le traumatisme ne s’arrête pas une fois la frontière franchie. Ces

souvenirs sont régulièrement associés à d’autres récits d’événements venant toutefois

minimiser la menace. Sara Lerner explique ainsi, par exemple, que les bombardements

touchant São Paulo pendant la Révolution de 1932 conduisent sa famille à quitter la

ville, mais précise par la même occasion que les juifs ne sont pas du tout les cibles.

Les témoins ont souvent un discours assez nuancé mettant l’accent à la fois sur une

absence d’antisémitisme de la part des brésiliens dans leur ensemble, et soulignant des

sources de peur ou des attitudes ouvertement antisémites mais toujours précisées

comme n’étant pas le fait de brésiliens. Fany Adler affirme ainsi qu’elle a été

confrontée à de l’antismétisme, mais de la part de Polonais et non de Brésiliens : « J’ai

découvert une bibliothèque, rua da Graça, bibliothèque fréquentée par des Polonais qui

étaient antisémites. J’ai arrêté de fréquenter la bibliothèque ».303 Il est de fait difficile de

savoir si ce discours n’est pas le fruit d’une élaboration ultérieure visant à réécrire les

rapports entre les juifs immigrés et les brésiliens ou si, au contraire, ces souvenirs

retracent fidèlement le passé. Dans la mesure où les témoignages concordent et ne sont

pas monolithiques, il semblerait qu’ils soient une représentation assez fidèle de la

299 Témoignage de Sara LERNER, réalisé les 25.09.1996 et 2.10.1996, Arquivo Histórico Judaico

Brasileiro, Núcleo de História Oral.

« Q: Dona Sara e alguma atitude antisemita durante a sua vida a senhora presenciou?

S: Aqui, não.

Q: Nem de vizinhos?

S: Não! Não! » 300 « Nunca senti anti-semitismo na minha pele ». Fany ADLER, op. cit. 301 « O povo brasileiro é formidavel, ajuda muito os imigrantes ». Fany ADLER, op. cit. 302 Témoignage de Sara LERNER, réalisé les 25.09.1996 et 2.10.1996, Arquivo Histórico Judaico

Brasileiro, Núcleo de História Oral.

« Sara Lerner : Ah, me lembro o Getúlio Vargas : Um Desgraçado, o que ele teve coragem de fazer pegar

mulher grávida, a… a… Como é que ela se chamava ? Que era casada com o chefe dos comunistas ?

Q : Olga Benário.

Sara Lerner : (…) Sim, tinha os Integralistas, tinha os Integralistas que marchavam e tudo, e nós os judeus

morriam de medo, non ! Que se torno igual a Alemanha. (Silencio) ». 303 ADLER, Fany, op. cit. « Descobriu uma biblioteca na rua da Graça, biblioteca freqüentada por polacos

que eram anti-semitas. Deixou de freqüentar a biblioteca ».

206

réalité, à moins que le discours dominant sur cette période n’ait modifié la perception

qu’en ont les acteurs. C’est pourquoi il est utile de confronter ces témoignages aux

études faites sur cette époque, ce qui nous permettra de mieux saisir les rapports qui se

sont tissés entre les nouveaux venus et les Brésiliens de São Paulo.

b. Préjugés et quiproquos dans une société

brésilienne épargnée par l’antisémitisme

Les témoignages décrivent une société brésilienne ouverte mais non exempte de

préjugés. Cette expérience vécue et remémorée par les différents témoins est aussi

perceptible à travers un recueil d’articles paru dans les années 1930. Dans cet ouvrage,

intitulé Por Que ser Anti-Semita ?, des intellectuels brésiliens, cherchant à démontrer la

stupidité de l’antisémitisme développé par certains de leurs contemporains au Brésil ou

en Europe, tombent eux-mêmes dans une défense mal habile. Si les auteurs sont

globalement capables de remettre en cause l’idée même d’une race juive, s’ils ne sont

pas dans une essentialisation biologisée donc, ils n’en tombent pas moins assez souvent

dans des préjugés très courants, voire même dans une essentialisation culturaliste. De

façon générale, de nombreux articles ont du mal à penser l’hétérogénéité du groupe.

Parfois même, leur défense tient plutôt à dire : si tout ce qu’on dit sur eux est vrai, alors

ils constituent plutôt un atout. En dehors de l’intérêt que représente cet ouvrage en tant

que manifeste contre l’antisémitisme, son apport le plus instructif concerne finalement

la persistance de préjugés même parmi ceux qui veulent venir prendre la défense des

juifs au Brésil, philosémitisme et antisémitisme reposant sur la même matrice du

préjugé, positif pour l’un, négatif pour l’autre. La question à se poser dans ce cas est la

suivante : ce préjugé survit-il à la rencontre de l’Autre ?

En effet, si les témoins nous disent ne pas avoir souffert d’antisémitisme pendant les

premières années de leur vie au Brésil, leurs premiers pas dans la société brésilienne ont

aussi été marqués par les quiproquos, les préjugés et les obstacles objectifs à leur

insertion. Le premier de ces obstacles est certainement le maniement de la langue

portugaise. La plupart des migrants arrivant de pays d’Europe centrale ou orientale, ils

207

ne parlent pas portugais à leur arrivée. Le Brésil n’a pas, en tant que pays hôte, organisé

des sessions pour apprendre la langue portugaise. Toutefois les juifs, grâce au riche

tissu organisationnel mis en place promptement, ont eux-mêmes dispensé ces cours

d’initiation. De plus, leur regroupement résidentiel dans certains quartiers – comme le

Bom Retiro ou Moóca – et le développement d’un réseau professionnel fondé sur les

relations amicales et familiales leur a permis de s’insérer progressivement dans la vie

sociale et économique globale. Cette méconnaissance du portugais et ce regroupement

ont aussi favorisé la survivance du yiddish hors de l’Europe Orientale et le maintien

d’une culture yiddish vivante en diaspora. Enfin, la nationalisation du pays voulue par

Vargas passant par un enseignement en langue portugaise, les enfants des immigrés ont

pu bénéficier d’un apprentissage du portugais. Ainsi cette mesure, fondée sur la volonté

d’éradiquer les différences linguistiques et culturelles et de comprendre, maîtriser et

surveiller les comportements des « étrangers », a cependant eu pour conséquence

positive de permettre aux plus jeunes d’acquérir les moyens linguistiques de s’intégrer

plus aisément et grâce à l’Etat – et non aux seules associations privées – dans la société

brésilienne. Cette mesure nationalisatrice coercitive a donc aussi eu un impact positif

sur l’intégration des juifs au Brésil.

Concernant l’insertion sur le marché du travail, il faut aussi signaler que les débuts

n’ont pas été faciles. Les migrants ont disposé d’une conjoncture favorable puisque la

ville de São Paulo était en plein développement économique et industriel. Ils ont ensuite

su s'établir dans des quartiers propices. Toutefois, l’installation a été difficile à bien des

égards : beaucoup sont partis sans argent et ont dû recommencer de zéro ; leurs emplois

étaient le plus souvent de la vente ambulante ou de proximité – ce qui leur a valu le

surnom de « russos de prestação » ; la grande majorité d’entre eux a vécu dans des

auberges ou pensions pendant des mois avant d’avoir leur habitation propre. Les

difficultés, on le voit, ont été multiples, mais, là encore, le soutien des associations, la

mise en place d’un réseau interpersonnel d’aide ainsi que les volontés individuelles ont

permis de dépasser ces obstacles.

Enfin se pose la question des préjugés. Si ceux-ci n’ont, semble-t-il, pas produit de

discrimination d’après les personnes interrogées, s’ils paraissent plus fondés sur une

ignorance naïve (et donc sont balayés par la connaissance) que sur une construction

intellectuelle (dans ce cas, aucune démonstration ne peut venir mettre un terme à une

208

essentialisation qu’elle soit ethnique, raciale ou culturelle), a priori et incompréhensions

ont causé des difficultés dans la vie des juifs venus vivre à São Paulo. Nous retiendrons

ici deux exemples significatifs. Le premier d’entre eux est le lien avec la prostitution.

Le second est la gémellité entre le yiddish et l’allemand.

En effet, une double défiance s’est développée à l’encontre des femmes juives, à la fois

au sein de la société brésilienne mais aussi au sein même de la communauté juive

brésilienne. Elle est due à l’existence d’un réseau de prostitution international étudié

notamment par Beatriz Kushnir, le Zwi Migdal. Ce réseau a fonctionné pendant près

d’un siècle, entre 1860 et 1939. Il a été particulièrement actif après la Première Guerre

mondiale. Ce réseau organisait le trafic et la prostitution de femmes juives provenant

des shtetls pauvres d’Europe orientale. Grâce à des manœuvres et ruses aujourd’hui

courantes – la promesse d’une vie meilleure à l’étranger grâce au mariage ou à un

emploi de domestique par exemple – les « recruteurs » ont convaincu des familles de

leur confier des jeunes filles généralement mineures. En réalité, leur destination n’était

rien d’autre qu’une maison close en Argentine, au Brésil ou en Afrique du Sud. Beatriz

Kushnir s’est particulièrement intéressée au cas de Rio de Janeiro et de la Praça XI,

mais l’organisation fonctionnait également à São Paulo. L’existence de ces prostituées

contre leur gré a conduit à dégrader l’image de la population juive aux yeux des

Brésiliens mais aussi et peut-être surtout aux yeux de leurs coreligionnaires. Des

mesures d’exclusion s’en sont suivies, conduisant les jeunes filles et les femmes à

développer un réseau spécifique d’entraide. À la trahison et l’asservissement s’est ainsi

greffé le rejet au sein même de la communauté qui s’est par exemple manifesté par

l’existence de cimetières dédiés afin de maintenir une distanciation morale et physique

avec les prostituées. L’aide ne venant pas de la société brésilienne, elle-même très

critique à leur égard, ces (jeunes) femmes ont connu les pires difficultés à trouver une

place positive au sein de la société environnante.

Nous signalions aussi le problème lié à l’usage du yiddish et même de l’allemand. Ces

deux langues vernaculaires sont parlées par une grande partie de la société juive

présente à São Paulo comme nous l’avons dit. Les juifs d’Europe orientale ne parlaient

souvent que cette langue, quant aux juifs originaires d’Allemagne, ils avaient

abandonné le yiddish pour l’allemand. Yiddish et allemand étant deux langues

particulièrement proches et méconnues des Brésiliens, elles étaient souvent confondues.

209

Or, quand le Brésil a décidé d’entrer en guerre, il l’a fait par les armes mais aussi par

l’imposition de la langue portugaise. Et les juifs d’Europe centrale ou orientale,

germanophones ou apparemment germanophones, se sont trouvés assimilés à des

Allemands… à des alliés de l’Axe. Comble du paradoxe ! En pointant du doigt les

descendants d’Allemands installés dans le sud du Brésil et proches de l’Etat nazi, l’Etat

a contribué à faire peser le soupçon sur l’ensemble des germanophones qu’ils soient

chrétiens, proches du nazisme ou non, ou qu’ils soient juifs. Fritz Pinkuss, le premier

rabbin de la CIP, se souvient de cette période :

« L’interdiction de l’allemand304 a fait que le public a dû s’accoutumer au

service en portugais, avec une prédication en portugais. C’était une situation

ridicule, très souvent si les personnes âgées, qui ne parlaient pas portugais,

parlaient allemand dans la rue, elles se faisaient arrêter et étaient conduites

au poste de police. Et ça nous causait des maux de tête énormes de faire

libérer ces personnes et de faire comprendre à l’officier que ces gens

n’avaient pas d’autre moyen de communiquer entre eux. C’était la lutte du

Brésil contre la langue, comme c’était la lutte du Brésil contre les cibles

infériorisées de l’Axe que nous étions !

Un consul américain m’a dit : "Vous êtes considérés comme des Allemands.

Mais les Allemands dangereux sont déjà naturalisés, ou sont déjà des

Brésiliens natifs, dans la sud du pays." »305

Cette confusion généralisée, les quiproquos et la persistance de préjugés ont constitué

autant d’obstacles aux premiers pas des juifs dans le pays. Toutefois, il serait exagéré de

présenter la communauté juive comme une victime de l’ère Vargas car cela tendrait à

304 A la CIP, congrégation libérale, le service se faisait déjà en langue vernaculaire, donc en allemand. 305 Entretien de Fritz PINKUSS, réalisé le 16.03.1992, Projeto Memória da CIP, Arquivo Histórico Judaico

Brasileiro, Núcleo de História Oral.

« A proibição do alemão fez com que o público tinha de se acostumar ao serviço em português, com

prédica em português. Houve uma situação ridícula, muitas vezes gente velha que não falava português,

se na rua falava alemão, foi presa e levada à polícia. E nós tivemos muita dor de cabeça de livrar esta

gente, e fazer entender ao delegado que esse pessoal não tem outro meio de se comunicar. Foi a luta do

Brasil contra a língua, como foi a luta do Brasil contra os súditos do Eixo, que éramos nós!

Um cônsul americano me disse: "Vocês são considerados como alemães. Mas os alemães perigosos já são

naturalizados, ou já são brasileiros natos, no sul do país". »

210

négliger la capacité d’adaptation dont les juifs ont fait preuve en tant qu’acteurs. Les

stratégies mises en place leur ont permis de s’organiser et d’agir. Nous concordons en

cela avec Jeffrey Lesser306 et Roney Cytrynowicz307 : il ne faut pas négliger cette

capacité afin que « les groupes minoritaires ne soient pas considérés simplement comme

des victimes passives de l’Etat ou de l’idéologie officielle, ou ayant une attitude

simplement de réaction face au discours dominant – ce qui leur ôterait leur condition de

sujet »308. Par ailleurs, cette période Vargas, même durant l’Estado Novo, est une phase

plus d’intégration que de persécution, les témoignages montrant bien le décalage entre

l’historiographie habituelle et d’ailleurs plus consacrée à l’Etat qu’à la société

brésilienne. Si l’Etat Vargas est suspect, la société brésilienne n’a pas manifesté

d’antisémitisme en dehors des foyers pronazis. Selon Cytrynowicz, durant cette période,

la culture étatique n’a pas réussi à infiltrer la culture populaire. En témoigne le préjugé

de l’employée de maison, préjugé à la fois très haut en couleurs et très éloigné des

discours à prétention savante proches des sphères du pouvoir. Par ailleurs cette période

est une phase où la population juive a commencé à sédimenter : elle a posé les bases

nécessaires à sa formation et à son renouvellement identitaires ainsi qu’à son

développement économique et son intégration dans la société brésilienne.

***

En conclusion, il faut déjà signaler que l’organisation communautaire, avec ces diverses

tendances, reflète bien l’hétérogénéité de cette immigration qui ne constitue pas un bloc.

Les juifs qui s’installent au Brésil jusqu’à la fin des années 1940 ne constituent pas une

communauté homogène même s’ils rencontrent des préoccupations similaires : accès à

l’emploi, au logement, à l’éducation, à une alimentation cacher, volonté de conserver

des rites et des traditions importées de leur pays de provenance, etc. Mais justement, ils

portent en eux l’héritage culturel laissé par leur pays d’origine. On peut ainsi opposer le

comportement de la CIP, portée par les Allemands et à tendance assimilationniste, aux

306 LESSER, Jeffrey, Negociating National Identity : Immigrants and the Struggle for Ethnicity in Brazil,

Durham, Duke University Press, 1998. 307 CYTRYNOWICZ, Roney, Além do Estado…, op. cit. 308 Ibid., p.395 « (...) para que os grupos minoritários não sejam considerados apenas vitimas passivas do

Estado ou da ideologia oficial, ou tendo uma atitude apenas de reação diante do discurso dominante – o

que lhes retira a condição de sujeito. »

211

groupes d’Europe orientale, russophones, beaucoup plus marqués par une tendance

sioniste. Cette propension de la communauté à s’organiser en fonction des pays

d’origine se vérifiera par la suite, avec la venue des nouveaux migrants. La communauté

juive brésilienne n’est pas créée ex nihilo mais est bien une agglomération d’héritages

culturels et historiques, de comportements religieux et de sensibilités politiques. D’autre

part il faut signaler que cette période Vargas si décriée est une période intense de

sédimentation institutionnelle et que les juifs, présentés comme des victimes de cette

période ont su développer des stratégies qui leur ont permis dès les années 1940 de

semer les germes de leur future intégration économique et sociale au sein de la société

brésilienne.