Communautés juives de São Paulo et intégration nationale brésilienne. Evolutions d'un paradigme....

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394 Chapitre 7 : Entre particularisme et universalisme : La société juive face au renouveau identitaire de ses communautés

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Chapitre 7 :

Entre particularisme et universalisme :

La société juive face au renouveau

identitaire de ses communautés

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L’essentiel de la population juive brésilienne est d’origine ashkénaze et leur

implantation, antérieure à celle des séfarades et mizrahi, leur a permis de modeler le

judaïsme brésilien dans le sens d’un judaïsme relativement libéral et assimilateur

influencé par la tradition allemande. Toutefois, cette domination n’a jamais exclu la

création et l’existence d’autres courants. Aujourd’hui, le judaïsme brésilien vit une

double évolution : sécularisation et assimilation de plus en plus marquées d’une part ;

influence croissante du mouvement orthodoxe et phénomène de techouva (retour au

judaïsme) d’autre part. Nous démontrerons dans ce chapitre que nous assistons, depuis

les années 1980 et la sortie de la dictature, à une polarisation croissante au sein de la

judéité pauliste qui remet en cause la cohésion de la société juive. C’est pourquoi la

question qui se pose aujourd’hui au sein de la judéité pauliste est celle de la posture à

adopter entre particularismes et universalisme.

Dans un premier temps, nous démontrerons l’attrait exercé par l’orthodoxie juive au

détriment du courant libéral. Nous nous demanderons si le développement de

l’orthodoxie juive au Brésil peut se comprendre à la lumière de la critique de

l’Orientalisme et dans une perspective postcoloniale. En d’autres termes, l’essor de

l’orthodoxie est-il la revendication d’un marqueur visant à se réapproprier une identité

niée ou dévaluée ? Puis nous analyserons comment l’orthodoxie et le retour au judaïsme

sont un renversement complet du modèle d’intégration des juifs au Brésil et

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correspondant à la célèbre « loi de Hansen » connue sous la formule « ce que le fils veut

oublier, le petit-fils veut se le rappeler »575.

Dans un second temps, nous nous demanderons si la société juive est vouée à un

éclatement à plus ou moins longue échéance et si les libéraux sont réellement

décrédibilisés par l’offensive orthodoxe. Faut-il, pour perdurer, accepter les différences

internes, en d’autres termes s’affirmer comme une société juive composée de différentes

communautés non plus d’origine mais de sensibilité religieuse ? Nous étudierons pour

cela la réponse du courant libéral. Nous analyserons enfin la tendance actuelle au sein

des associations communautaires qui est de jouer sur le plus petit dénominateur

commun, à savoir la lutte contre un antisémitisme fantôme, la mémoire de la Shoah, le

soutien à Israël, au risque de développer parfois une forme de paranoïa, et de placer par

ailleurs le focus non sur le Brésil mais souvent à l’international comme si la société

juive brésilienne était déterritorialisée alors que vivre en diaspora est aujourd’hui un

choix.

575 HANSEN, Marcus Lee, The Problem of the Third Generation Immigrant, Rock Island, III, Augustana

Historical Society, 1938.

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I. Une nouvelle donne identitaire

La judéité pauliste a toujours été protéiforme. Elle était cependant marquée par une

tendance au mélange avec la société brésilienne environnante et par la coexistence

relativement harmonieuse de différentes traditions héritées. Or, nous démontrerons ici

que la montée de l’orthodoxie redéfinit le rapport à la judéité et remet en question le

modèle d’intégration.

A. La tentation de l’orthodoxie

a. Le développement du courant orthodoxe au Brésil

1. Orthodoxie ou orthopraxie ?

Si l’on peut affirmer que les orthodoxes ont toujours été minoritaires au Brésil, il faut

ajouter que la tendance générale est aussi à une assimilation croissante passant souvent

par des mariages mixtes. Toutefois, on peut y observer depuis les années 1980 un

phénomène appelé techouva, c’est-à-dire un mouvement de retour au judaïsme de

populations éduquées généralement dans un milieu sécularisé et qui décident d’entamer

un voyage spirituel et religieux vers le judaïsme. Ce retour au judaïsme peut aller

jusqu’à l’adhésion au judaïsme orthodoxe dont le courant le plus connu est le

hassidisme.

Concrètement, l’orthodoxie voire l’ultra-orthodoxie a pour objectif de respecter les trois

piliers du judaïsme qui sont également les conditions d’appartenance à la communauté

juive orthodoxe. Le premier de ces piliers concerne les préceptes relatifs au cacherout,

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ce sont toutes les règles alimentaires. Le deuxième pilier est le respect du repos du

shabbat. Le troisième pilier renvoie aux lois de pureté familiale et notamment le bain

rituel des femmes. En dehors de ces piliers, les orthodoxes respectent scrupuleusement

la halakha, c’est-à-dire l’ensemble de la littérature rabbinique relative au droit. La

halakha a une incidence dans la plupart des segments de la vie quotidienne déterminant

ce que l’on peut lire ou non, les professions que l’on peut exercer, les tenues

vestimentaires appropriées, le rapport à la télévision…

C’est pourquoi on peut dire que le judaïsme orthodoxe est surtout orthopratique car il

accorde au moins autant d’importance aux pratiques qu’à la foi en elle-même. Ajoutons

à cela, comme le remarque Marta Topel que ce qui distingue les orthodoxes des autres

juifs n’est pas la doxa ou croyance, mais « le style de vie fixé dans le rituel »576. Ceci

nous conduit à préférer le concept de juifs observants plutôt que celui de juifs

orthodoxes. Dominique Schnapper577 faisait la même distinction entre trois types idéaux

pour rendre compte des différentes manières d’être juif en France dans sa thèse de

doctorat soutenue à la fin des années 1970. En partant du postulat que « le judaïsme

consiste essentiellement en un mode de vie fondé sur une morale et une

métaphysique », les « pratiquants » se trouvaient être « ceux qui respectent les formes

spécifiques des pratiques fondées sur cette métaphysique et cette morale »578.

Les juifs observants adoptent donc un style de vie strictement respectueux de la loi

juive. C’est une pratique très exigeante et une forme nouvelle de judaïsme au Brésil que

l’on peut mettre en rapport avec l’évolution des pratiques religieuses dans le pays.

2. Pratiques religieuses brésiliennes, l’essor des religions

« exigeantes »

576 TOPEL, Marta, Jerusalém e São Paulo, a nova ortodoxia judaica em cena, Rio de Janeiro, Topbooks,

2005, p.50. 577 SCHNAPPER, Dominique, Juifs et israélites, op.cit. 578 TOPEL, Marta, op.cit., p.50.

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Le Brésil est souvent perçu de l’extérieur comme le pays où s’exprime un très fort

syncrétisme religieux que nous ne viendrons pas remettre en cause ici. Mais il ne

faudrait pas pour autant réduire l’évolution du champ religieux brésilien à cette

tendance. L’essor du mouvement techouva (retour au judaïsme) ou simplement la

poussée de l’orthodoxie juive ne peut se comprendre sans la mettre dans le contexte juif

pauliste et de l’évolution des pratiques religieuses au Brésil en général.

Depuis les années 1980 on peut en effet observer une forme de réenchantement du

monde qui s’exprime par une dé-sécularisation de la société brésilienne – où le religieux

est porteur de sens – et par un développement de l’offre de biens religieux – des églises

nouvelles sont créées, des groupes de mystique, des mouvements néo pentecôtistes, et

un renforcement de certains syncrétismes et cultes afro-brésiliens. Dans ce nouveau

cadre, Marta Topel souligne que l’on voit apparaître trois phénomènes :

« le déclin du catholicisme officiel, avec le processus concomitant

d’affaiblissement de la hiérarchie institutionnalisée et de l’autorité

traditionnelle, l’offre abondante de biens religieux et, finalement,

l’émergence d’expressions mystiques, caractérisées par l’absence

d’exclusivité relative aux contenus et aux formes et, très important,

incapables ou indifférentes à l’idée d’imposer une vérité unique »579.

Le passage à l’orthodoxie juive peut se comprendre comme un détachement vis-à-vis

des hiérarchies institutionnalisées (à savoir le judaïsme libéral dominant ou même le

judaïsme traditionnel) et comme un rapprochement de la mystique. En revanche, les

nouveaux orthodoxes pensent détenir l’unique forme de judaïsme véritable, nous le

verrons plus loin, ce qui les distingue des évolutions religieuses brésiliennes.

Le deuxième phénomène observable est la diversité du champ religieux et donc des

choix possibles face à ce marché de biens religieux. De façon générale, on peut ainsi

remarquer avec Ronaldo de Almeida580 que dans la région métropolitaine de São Paulo

il y a une mobilité des personnes parmi les religions et une multiplication des

579 Ibid., p.32 580 ALMEIDA, Ronaldo de, « Religião na metrópole pauliste », Revista Brasileira de Ciências Sociais, vol.

19, n°56, 2004.

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possibilités d’appartenance. Ainsi, le recensement fait par l’IBGE confirme la

multiplication des alternatives. À la question ouverte « Quelle est votre religion ? », les

sondés proposaient neuf religions différentes en 1980, 47 en 1991 et 143 en 2000,

démontrant d’une part l’importante offre disponible et, d’autre part, une forme de

mobilité parmi les religions. Ce nomadisme de la foi se confirme lorsque l’on analyse

ces mêmes données du recensement dans lesquelles on voit nettement un déclin du

catholicisme581 au profit de « pratiques plus "spirituelles" avec une emphase marquée

sur l’émotivité »582 par exemple les églises pentecôtistes et les mouvements

charismatiques catholiques (Renovação Carismática Católica583) et à l’opposé une

augmentation des « sans religion »584.

Des études faites au cours des quinze dernières années montrent que les mobilités

religieuses sont très fortes et que 25 à 33% des brésiliens des zones urbaines ont déjà

changé de religion585. Dans le cas de la région métropolitaine de São Paulo, on est dans

la fourchette haute d’après une enquête effectuée durant le premier semestre de 2003.

Celle-ci montre en outre que cette mobilité concerne plutôt les jeunes et les adultes,

alors que les personnes plus âgées demeurent fidèles au catholicisme. Ce mouvement de

départ du catholicisme586 pour d’autres religions concerne essentiellement les classes les

581 Entre 1940 et 2000, la population brésilienne a été multipliée par 4, la part des catholiques

apostoliques romains par 3, les évangélistes par 25, les autres religions (islam, bouddhisme, candomblé,

judaïsme, témoins de Jéhovah…) par 7. Ceux qui ne se déclarent pas voient leur part multipliée par 4. Et

les sans religion par 15. 582 ALMEIDA, Ronaldo de, op.cit., p.17. On renvoie également le lecteur à l’article de Danièle Hervieu-

Léger qui envisage la réponse des organisations religieuses face à la demande émotionnelle de ses

membres: « Renouveaux émotionnels contemporains : fin de la sécularisation ou fin de la religion ? », In :

CHAMPION F., HERVIEU-LEGER D., De l’émotion en religion : renouveaux et traditions, Paris, Editions du

Centurion, 1990, pp. 216-248. 583 Renovation Charismatique Catholique. 584 Ce qui ne signifie pas nécessairement sans forme de religiosité. 585 Voir les analyses de Pierrucci et Prandi (1996) pour la municipalité de São Paulo, de Almeida et

Montero (2001) sur des micro-régions urbaines de tout le Brésil, et celle du Centro de Estudos da

Metrópole (2003) – Projet Cepid/Fapesp – disponible en ligne www.centrodametropole.org.br . 586 Ces mobilités religieuses ne se limitent pas à un départ du catholicisme pour d’autres religions mais

concerne l’ensemble des religions. Toutefois nous insistons sur celle-ci car elle est très représentative du

mouvement consistant à quitter des églises traditionnelles pour de nouvelles formes de religiosités. Pour

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plus pauvres de la population brésilienne. À l’opposé, le phénomène de retour au

judaïsme est plutôt un phénomène touchant les classes moyennes supérieures ou

supérieures. En revanche cette « mobilité », qui n’est pas à proprement parler un

changement de religion, concerne là aussi des populations de jeunes adultes.

b. Une quête de sens et de normes ?

1. Les causes externes à l’orthodoxie : occuper un espace laissé

vacant

Comment expliquer ce retour au judaïsme de la part de juifs sécularisés ? Notons tout

d’abord que ce retour au judaïsme ne constitue pas à proprement parler une conversion

car ces individus, bien que sécularisés, n’ont jamais cessés d’être juifs, puisqu’ils

n’avaient pas opté pour une autre religion587. Cependant, il marque une vraie rupture

avec leur vie antérieure :

« le retour modifie style de vie et sociabilité. Les amitiés antérieures liées au

passé sont abandonnées d’autant plus que la plupart des nouveaux adeptes

font le choix de la techouva à leur entrée dans la vie adulte, au moment de

fonder une famille, et que, hors de la tutelle parentale, s’affirme leur identité

propre »588.

Précisons également que les baale teshuva (ceux qui font leur retour au judaïsme)

d’après l’enquête de Marta Topel n’ont pas hésité entre le judaïsme et une autre religion

plus de détails sur ces mouvements, nous renvoyons à Ronaldo de Almeida (2004), Pierucci et Prandi

(1996), Almeida et Monteiro (2001), ou encore Sanchis (1997). . 587 La sortie de la communauté juive est conditionnée par l’abandon de la religion juive pour un autre.

Ainsi, un juif peut-il être laïc ou athée car la judéité ne se limite pas au versant religieux. En revanche,

pour devenir juif, il faut se convertir à la religion judaïque. 588 PODSELVER, Laurence, « La techouva. Nouvelle orthodoxie juive et conversion interne », Annales.

Histoire, Sciences Sociales, vol.57, n°2, 2002, p.276.

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lorsqu’ils ont décidé de faire ce retour au religieux. Ajoutons enfin que ce mouvement

techouva n’est pas propre au Brésil et qu’il a commencé aux Etats-Unis et en Israël

avant de concerner les autres pays de diaspora comme la France et le Brésil. Pour

répondre à cette question, on peut suggérer différentes pistes. La première piste est celle

des discriminations conduisant à un renversement du stigmate. La deuxième piste est

celle d’un retour à des valeurs fortes et à des normes de conduite face à la libéralisation

et à l’individualisation grandissante des sociétés contemporaines. La troisième piste que

j’explorerai et qui est en lien avec la précédente est le déclin de l’attrait du judaïsme

libéral au Brésil et ailleurs comme porteur de ces valeurs.

On peut observer et entendre de nombreux préjugés concernant les juifs au sein de la

population non juive. Au cours de mes recherches, j’ai en effet mené des entretiens589

posant les questions de l’antisémitisme et du racisme à mes témoins. Ceux-ci ont

affirmé qu’il existait bien du racisme et de l’antisémitisme au Brésil mais avec des

nuances très fortes entre eux allant d’un oui timide à un oui catégorique, certains

préférant parler de préjugés. Mais nombre d’entre eux ont pris le soin de préciser que ce

racisme concernaient aussi les « africains, les nordestinos ». En effet, nous avons

remarqué avec l’étude des groupes néonazis ou skinheads au Brésil, et cela malgré

certaines variantes en fonction des groupes, que leurs cibles forment un tout indésirable

composé des nordestinos (les habitants du Nord-Est du Brésil), des homosexuels et des

juifs, tous supposés être des parasites de la société. Cependant, malgré des problèmes

réels d’antisémitisme, nous nous devons de les modérer et d’insister sur le fait que les

actes antisémites sont sporadiques et ce sont avant tout les préjugés qui dominent. La

théorie de renversement du stigmate est donc potentiellement intéressante, mais les

préjugés envers les juifs brésiliens ne semblent pas constituer un facteur suffisamment

puissant pour expliquer la montée de l’orthodoxie.

La deuxième piste est celle de la force normative de l’orthodoxie dans la vie de ses

pratiquants qui peut apparaître comme une solution face à une société en manque de

repères. Les premiers mouvements techouva apparus aux Etats-Unis dans les années

1960-1970 commencent parallèlement au développement d’une contre-culture.

589 Entretiens menés en 2007-2008 dans le cadre de la thèse.

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Plusieurs chercheurs comme Danzger590 ou Shapiro591 ont d’ailleurs défini ce

phénomène comme une contre-culture. Il semble qu’au Brésil cependant, le

mouvement, développé plus tardivement, dans les années 1980-1990, s’apparente plus

au second courant du mouvement techouva. Celui-ci se caractérise par des motivations

nouvelles de la part des baale teshuva. Il consiste alors plus en un retour à un ordre

moral dans lequel les femmes jouent un rôle important592. L’intérêt d’une vie réglée et

normée par des pratiques singulières et rythmant la vie des juifs observants peut se

comprendre à la lumière du vide et du relativisme culturel marquant la fin du XXe

siècle. Selon Eugénio Trías,

« le monde qui émerge après la fin de la Guerre Froide et des blocs

Est/Ouest se caractérise par un polycentrisme évident dans lequel les

différenciations idéologiques cèdent la place face aux substrats culturels, et

ceux-ci s’enracinent toujours dans le terrain extrêmement ferme des fonds

religieux de réserve. »593

En d’autres termes, le monde globalisé a déstabilisé les individus, ce qui a pu les

conduire à rechercher des points d’ancrage permettant à leur vie de faire sens. Il les a

parallèlement mis en présence de possibilités venues d’ailleurs. C’est notamment le cas

des activités développées par le rabbin Menachem Mendel Schneerson, septième Rebbe

de Lubavitch, qui a favorisé l’exportation de l’orthodoxie, notamment au Brésil. Pour

les juifs brésiliens, la techouva entre donc dans cette volonté de faire sens tout en

rythmant et cadrant la vie quotidienne. Ajoutons avec Marta Topel que cette tendance à

un retour au religieux parmi les juifs brésiliens sécularisés peut être assimilée et

590 DANZGER, M. Herbert, Returning to tradition : The Contemporary Revival of Orthodox Judaism, New

York, Yale University Press, 1989, 374p. 591 SHAPIRO, Faydra, « Continuity, Context and Change : Toward an Interpretation of Teshuvah »,

Journal of Psychology and Judaism, vol.19, n°4, 1995, pp. 296-314. 592 KAUFMAN, Debra Renée, Rachel’s Daughters : Newly Orthodox Jewish Women, New Brunswick,

Rutgers University Press, 1993, p. 52. (243p.) 593 TRIAS, Eugénio, « Pensar a religião : o símbolo e o sagrado », In : VATTIMO, G. et DERRIDA, J. (org.),

A Religião e o Seminário de Capri, São Paulo, Estação Liberdade, 2000, pp. 109-124.

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rapprochée à la « tendance observée parmi beaucoup d’autres brésiliens pour lesquels

une vie en dehors de l’univers religieux est une vie dépourvue de sens »594.

Troisième piste, celle du discrédit du courant libéral comme porteur de ce sens

recherché. Nous l’avons évoqué dès le début de cette thèse, le courant libéral est

traditionnellement très prégnant au Brésil. En outre, on a assisté à une sécularisation et à

une insertion à la fois économique mais aussi sociale des juifs. Les enfants et petits-

enfants des migrants juifs arrivés au Brésil dans la première partie du 20ème siècle et qui

composaient la jeune génération juive pauliste dans les années 1970 sont si « bien »

intégrés que rien ne semble les distinguer de leurs pairs non-juifs comme nous l’avons

vu. L’intégration a modifié le rapport au judaïsme, redéfini les frontières entre les

groupes. En partageant les valeurs de la société pauliste, en s’élevant dans la hiérarchie

sociale, en s’inscrivant dans la vie politique locale et nationale, les juifs paulistes ont

commencé à se forger une identification à la judéité non simplement religieuse et non

simplement héritée, mais une forme de judéité pauliste très ouverte dans une société

brésilienne elle-même très ouverte. L’intégration propose ainsi une redéfinition de

l’identité juive pauliste en termes ethniques, culturels, et nationaux. Ce mouvement de

redéfinition identitaire s’ancrant au moins autant dans la sphère sociale que religieuse,

Rattner595 l’a décrit comme celui d’une sécularisation et d’une assimilation potentielle.

Aux yeux d’une partie de la communauté, les libéraux596, à la tête de la Congregação

Israelita Pauliste et représentants non officiels mais dominants de l’identité religieuse

depuis les années 1950, n’ont pas su retenir la population juive et lutter contre une

assimilation jugée dangereuse pour la pérennité du groupe. En effet, pour une partie des

juifs paulistes que l’on retrouve parmi ceux qui font leur techouva depuis la fin des

594 TOPEL, Marta, Jerusalém e São Paulo, a nova ortodoxia judaica em cena, Rio de Janeiro, Topbooks,

2005, p.280. 595 RATTNER, Henrique, 1977, op.cit. 596 Précisons ici que la porosité caractérise les groupes libéraux brésiliens. Ainsi, ceux-ci sont-ils

habituellement séparés en conservateurs et réformistes. Les réformistes sont issus d’un mouvement

allemand à la fin du 18ème siècle dont l’objectif est la modernisation de la religion juive. Les

conservateurs représentent un mouvement né aux Etats-Unis au début du 20ème siècle, c’est une tendance

visant à mitiger les changements radicaux instaurés par les réformateurs, elle se veut plus traditionnelle

sans toutefois revenir à l’orthodoxie. Ainsi, la CIP bien que conservatrice a longtemps été dirigée par le

rabbin Henry Sobel, formé au sein de l’Hebrew Union College, principale institution réformiste.

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années 1980, les libéraux ne répondent pas à leur principale préoccupation : la peur

d’une disparition des juifs. C’est pourquoi ce phénomène de sécularisation et

d’assimilation et l’apparente indifférence qu’il suscite parmi les libéraux sont fortement

condamnés. Ceux-ci sont discrédités quant à leur capacité à empêcher ce qui est perçu

comme un mort potentielle du judaïsme. Ainsi les propos de Laurence Podselver sur la

France sont-ils transposables au Brésil :

« Dénonçant l’abandon des rituels et l’oubli de la culture religieuse, les juifs

du retour craignent la fin du peuple juif. Aussi optent-ils pour un nouveau

style de vie qui serait en tous points conformes à la loi (halahka) et

témoignerait de leur ferveur nouvelle. Cette génération, gagnée par un

sentiment religieux sur lequel elle fonde désormais sa conduite de vie, a

permis la formation en France de communautés néo-orthodoxes ou

hassidiques reconnues, en décalage avec le judaïsme (…) qui prévalait

jusqu’alors. »597

A cette baisse de l’attractivité du judaïsme libéral, il convient en outre de souligner que

les mouvements orthodoxes ont su et pu proposer une alternative. Sans cette force de

proposition d’un bien religieux, cet essor de l’orthodoxie n’aurait pu être possible.

2. Le prosélytisme : Une communication agressive et attractive.

Outre ces causes extérieures, l’attractivité de l’orthodoxie joue un rôle propre dans son

essor. Le rabbin Fritz Pinkuss, premier rabbin à avoir quitté l’Allemagne nazie en 1936

et de tendance libérale, souligne en effet que « la mystique attire toujours dans les

moments difficiles » (1966). Cette attractivité va être renforcée par les stratégies mises

en œuvre en direction des juifs sécularisés. En effet, cette croissance et cette visibilité

des orthodoxes à São Paulo témoignent d’une force de séduction des rabbins orthodoxes

prosélytes, dont la majorité viennent de l’étranger, essentiellement des Etats-Unis et

d’Israël où le courant s’est développé dès les années 1960, d’abord comme une contre-

culture (parallèle au mouvement hippie), puis, dans un second temps, comme un

597 PODSELVER, Laurence, op.cit., p.280.

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mouvement de retour à un ordre moral. L’objectif de ce prosélytisme, selon la mission

que le septième Rebbe de Lubavitch s’était assignée, est de lutter contre « l’holocauste

spirituel » menaçant les juifs par l’enseignement des préceptes du judaïsme à ceux qui

ont oublié et à ceux qui ne savent pas. « L’objectif était la transformation de tous les

juifs en juifs orthodoxes, et, si une telle mission était impossible, enseigner à un

maximum de juifs laïcs les valeurs et préceptes basiques du judaïsme »598.

Au Brésil, le point de départ du développement de l’orthodoxie et du mouvement

techouva a été la création de la première yeshiva, c’est-à-dire école rabbinique, dans la

ville de Petrópolis. Cette yeshiva a été construite et dirigée par le rabbin Binjamini,

originaire de Hongrie et ayant migré en Israël après la Seconde Guerre Mondiale. La

yeshiva commence à fonctionner en 1966. Son objectif est « moins d’héberger et

éduquer des enfants juifs provenant de foyers religieux mais plutôt d’accueillir des

garçons et adolescents nés au sein de familles laïques, dans le but de modifier, de cette

façon, la physionomie du judaïsme brésilien »599. Selon le rabbin, il s’agissait de

« judaïser une communauté sur le point de disparaître »600. Le rabbin Binjamini

souligne ainsi l’importance de l’éducation des jeunes gens pour l’évolution idéologique

de la communauté. Le but est de les amener à un judaïsme orthodoxe avant qu’ils ne

soient en âge d’une part de se marier et d’autre part d’avoir leurs propres enfants à

éduquer. La yeshiva a connu quelques problèmes pour se consolider en raison du

manque d’appui des institutions judaïques locales et de la crainte des parents laïcs

d’envoyer leurs enfants dans une école où ils approfondiraient leur connaissance du

judaïsme religieux. Selon le rabbin Binjamini, cela s’explique par une méconnaissance

du judaïsme orthodoxe de la part des parents qui y voyaient une menace pour l’unité

familiale et pour l’adhésion aux valeurs du monde moderne, notamment la peur d’un

désintérêt pour l’université. Cependant, la yeshiva a réussi à obtenir des résultats

concluants en formant un demi-millier de jeunes et en devenant la première école de

formation au rabbinat en Amérique latine. Aujourd’hui, trois rabbins très actifs dans la

communauté pauliste601 y ont été éduqués.

598 TOPEL, Marta, Jerusalém e São Paulo, op.cit., p.92. 599 Propos du Rabbin Binjamini (2000) rapportés par TOPEL, Marta, op.cit., p.88 600 Id. 601 Il s’agit des rabbins Isaac Mischaan, Isaac Dichi et Shamai Ende.

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Autre vecteur de la diffusion de l’orthodoxie à Sao Paulo, et antérieur dans le temps à la

yeshiva de Petrópolis, c’est le mouvement Chabad qui a commencé sa mission dans la

ville à la fin des années 1950. Ce mouvement hassidique, né en Russie dans la ville de

Lubavitch à la fin du 18ème siècle, accorde une grande place à l’étude et se caractérise

par sa volonté de rejudaïser la jeunesse juive. Pour cela, le mouvement a été précurseur

dans une stratégie que l’on pourrait assimiler à une forme de marketing offensif et

efficace : envoi d’émissaires à travers le monde, utilisation des moyens de

communications (radio, télévision relayant par satellite les prédications du rabbin

depuis New York), production de matériel pédagogique (brochures, cassettes vidéo ou

magnétiques), formation et encadrement des jeunes. La première synagogue Chabad à

São Paulo a été inaugurée en 1974, dans le quartier de Jardins, quartier chic marqué par

la présence d’une population juive sécularisée. Depuis cette date, l’influence du

Mouvement Chabad n’a cessé de croître dans Sao Paulo et le quartier de Jardins est

aujourd’hui l’un de ceux où l’on peut voir le plus grand nombre de juifs orthodoxes

vêtus de noir et se rendant dans différentes synagogues de plus ou moins grande taille.

Les courants orthodoxes témoignent d’une grande vitalité dans leurs offres

d’enseignement, comme par exemple des cours de Kabale ou des programmes pour les

jeunes. Jusqu’en 2007, ils étaient seuls à proposer une préparation au mariage pour les

jeunes couples attirant ainsi des libéraux pas nécessairement adeptes de leur discours.

Leur dynamisme les rend très attractifs, au-delà des seuls orthodoxes.

Nous avons vu jusqu’à présent que la communauté juive brésilienne était

traditionnellement plutôt libérale, marquée par une sécularisation croissante et une

insertion très nette dans la société brésilienne (l’essor des mariages exogamiques est un

fait qui ne trompe pas) depuis les années 1950. Nous avons également noté une montée

de l’orthodoxie qui se caractérise par la croissance des baale teshuva. Nous allons à

présent essayer de comprendre quelles sont les incidences de cette polarisation pour la

société juive, pour les rapports entre juifs et pour les relations entre juifs et non-juifs.

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B. Une remise en question du modèle

d’intégration ?

a. Les tensions au sein de la société juive

1. Une rigueur « morale » plus ou moins tolérée

Les deux idées transversales qui supportent l’essor de l’orthodoxie juive au Brésil et

ailleurs dans le monde, c’est d’une part la crainte de la disparition du peuple juif et

d’autre part la pensée que l’unique forme légitime du judaïsme est l’orthodoxie. « Ces

juifs (du retour) ont incorporé, en plus ou moins grande mesure, la vision selon laquelle

l’orthodoxie constitue l’unique, authentique et véritable judaïsme, comme l’affirment

catégoriquement les rabbins doctrinaires »602. En réalité, s’il a bien existé un judaïsme

orthodoxe à São Paulo avant les années 1980, celui-ci s’exprimait essentiellement dans

le quartier traditionnel du Bom Retiro. Et ces pratiques traditionnelles ou orthodoxes

étaient beaucoup moins marquées, on peut citer l’exemple des boutiques de ce quartier

qui restaient ouvertes le samedi, jour du shabbat, ou la consommation d’une

alimentation pas nécessairement cacher en raison des difficultés existantes pour se

procurer ce type de produits. En fait, il existait à São Paulo deux types de judaïsme, le

libéral de la CIP, et les autres décrits comme traditionnels. Selon Marta Topel603, les

synagogues autres que celle de la CIP étaient connues comme des synagogues

traditionnelles et non pas orthodoxes. Elle rapporte un témoignage sur les pratiques des

personnes fréquentant ces synagogues traditionnelles :

602 TOPEL, Marta, « Judaísmo(s) brasileiro(s) : uma incursão antropológica », Revista USP, São Paulo,

n°67, 1995, p.193. « Esses judeus tem incorporado, em maior ou menor medida, a visão de que a

ortodoxia constitui u único, autêntico e verdadeiro judaísmo, como afirmam categoricamente os rabinos

doutrinários ». 603 TOPEL, Marta, Jerusalém e São Paulo, op. cit.

409

« Les femmes portaient des sacs et les vêtements étaient moins sensuels

qu’aujourd’hui, le climat était plus froid à São Paulo, l’été était plus froid à

São Paulo. Mais les femmes ne venaient pas, nécessairement, avec des

manches longues jusqu’au poignet comme le font aujourd’hui les

orthodoxes. En ce qui concerne les hommes, il est évident que les personnes

qui ont fondé ces synagogues (les synagogues traditionnelles) portaient un

chapeau, parce qu’ils s’étaient habitués à cette pratique en Europe, et parce

qu’à São Paulo tout le monde portait un chapeau. Le chapeau était commun

à São Paulo, tous, le président Getúlio Vargas sortait avec un chapeau, il n’y

avait personne qui ne sortait sans chapeau. Ca ne veut pas dire qu’ils

portaient un chapeau parce qu’ils étaient orthodoxes ; ils portaient un

chapeau parce qu’ils en avaient l’habitude, parce qu’en Europe c’était

comme ça, les parents et les grands-parents portaient le chapeau pour mille

raisons, et ici aussi ils utilisaient un chapeau. Il y avait certains qui sortaient

avec un chapeau, le retiraient ensuite et mettaient une kipa sur leur tête. Mais

ils étaient peu nombreux. »604

Cette assurance des juifs observants d’être les seuls à détenir la vérité entraine des

tensions au sein du groupe que je n’avais pas perçues au début de mes recherches. Il

s’est alors produit un événement pour lequel je ne portais alors pas les bonnes lunettes

et que je n’ai commencé à comprendre que trois mois plus tard environ. Cet événement

est un fait divers qui a fait la une des journaux télévisés et de la presse écrite pendant

quelques jours, le temps de démêler les tenants et les aboutissants de l’affaire. Il s’est

finalement soldé par une éviction et la publication d’un livre par le protagoniste

principal605.

604 Ibid., pp.80-81 : « As mulheres carregavam bolsas e as roupas eram menos sensuais do que hoje, o

clima era mais frio em São Paulo, o verão era mais frio em São Paulo. Mas as mulheres não andavam,

necesseriamente, com mangas até o punho como hoje andam as ortodoxas. Em relação aos homens, é

evidente que as pessoas que fundaram essas sinagogas (as sinagogas tradicionais) andavam de chapéu,

porque assim tinham se acostumado a andar na Europa, de chapéu, e porque em São Paulo todos andavam

de chapéu. O chapéu era comum em São Paulo, todos, o presidente Getúlio Vargas andava de chapéu, não

existia um não andar de chapéu. Isso não quer dizer que eles andavam de chapéu porque eram ortodoxos;

andavam de chapéu porque estavam acostumados, porque na Europa estava asssim, os pais e os avós

andavam assim por mil razões, e aqui eles também usavam chapéu. Havia alguns que andavam de chapéu

e depois tiravam-no e punham a kipá na cabeça. Mas eram poucos. » 605 SOBEL, Henry, Um Homem, Um Rabino, Rio de Janeiro, Ediouro, 2008, 304p.

410

Ce fait divers, c’est l’arrestation du rabbin Henry Sobel à Miami. À la fin du mois de

mars 2007, le rabbin Henry Sobel, membre très connu et reconnu de la communauté,

qui est alors à la tête de la CIP, est arrêté pour vol de cravates Louis Vuitton à Miami.

Je suis alors en train de faire mes recherches aux Archives Historiques Judaïques

Brésiliennes. Cet événement produit consternation et angoisse parmi les employés. On

apprend très vite que le rabbin est en fait malade et que ce vol est une des conséquences

de la maladie. Le rabbin restitue les cravates et présente ses excuses très rapidement. À

l’époque, j’interprète hâtivement ces réactions comme une peur face aux possibles

réactions antisémites que ce comportement pourrait provoquer. Mais je me trompais

d’explication. Trois mois plus tard, l’épisode n’est plus qu’un mauvais souvenir, le

rabbin a quitté ses fonctions et s’est mis au repos. Il est plus facile d’obtenir des

informations.

On me confie alors que cet événement n’avait pas créé une peur de l’antisémitisme mais

la crainte des réactions d’une partie de la communauté. En fait, la mauvaise image

donnée par ce rabbin posait donc un problème non pas à la société brésilienne qui a

cherché des causes médicales à ce faux pas du rabbin qui est aussi le plus connu du

Brésil, le plus médiatique, celui qui s’est imposé comme l’interlocuteur de la

communauté, comme un défenseur des droits de l’homme dès les années 1970, sous la

dictature, et comme l’un des promoteurs du dialogue interreligieux. Le problème était

finalement interne à la société juive. Le rabbin Sobel ne se comportait pas comme un

« bon rabbin », un « bon juif » et n’atteignait pas la rigueur morale et comportementale

adéquate. En fait, le cas du rabbin Sobel posait déjà problème. Tant qu’il véhiculait une

image positive ou, tout du moins, ne portait pas préjudice à la société juive, les

orthodoxes s’accommodaient tant bien que mal du fait qu’il représente, bien qu’il se soit

auto-désigné à ce poste, la judéité pauliste606. Avec ces événements, les critiques jusque

là contenues ont pu fuser. Et la réaction des libéraux, qui sont majoritaires au sein de

l’AHJB, s’apparentait effectivement à une peur mais par rapport à la réaction potentielle

des orthodoxes et non pas celle des autres brésiliens.

606 CORREA, Ana Cláudia Pinto, Imigrantes judeus em São Paulo : a reivenção do cotidiano no Bom

Retiro (1930-2000), thèse de doctorat sous la direction du Prof. Maria do Rosário Cunha Peixoto, Histoire

Sociale, Pontifíca Universidade Cátolica de São Paulo, 2007.

411

Cette intransigeance pose problème au sein de la communauté. Elle est même soulignée

au sujet des actuels baale teshuva par le rabbin Binjamini évoqué plus haut. Selon lui,

alors que son objectif était de faire de ses élèves de bons juifs suivant le chemin de la

Torah et des mitzvot, les actuels juifs du retour sont moins tolérants que leurs

prédécesseurs vis-à-vis des non orthodoxes. Ceci confirme une forme de crispation

identitaire que des personnes que nous avons interrogées au cours de nos recherches ont

pointée du doigt. Cette montée de l’intolérance sociale et de l’orthodoxie religieuse

s’expriment en dehors de la société juive607 tout comme elles touchent aussi les Juifs

considérés comme « moins religieux ». Une de mes témoins se sent plus proche du

courant libéral de la communauté car « à plusieurs reprises, je me suis sentie

discriminée par les courants plus orthodoxes et je ne suis pas d’accord avec ce mode de

pensée »608, elle ajoute qu’elle a subi des « insulte(s) dans l’immeuble dans lequel elle

vit et par la propre communauté orthodoxe en raison de son degré de religiosité »609, et

ce bien qu’elle « a(it) étudié dans un collège judaïque jusqu’à la dernière année, a(it)

appris à parler hébreu, (soit) allée en Israël deux fois et (ait) visité les sites historiques,

(soit) membre d’un club judaïque, ne mange pas de porc et du fait qu’(elle soit)

végétarienne, ne mélange pas la viande et le lait, et fréquente un Juif. »610

Certains témoins nous ont fait part de leur éloignement par rapport à des pratiques et

des attitudes qu’ils jugeaient excessives, justifiant leur préférence pour le judaïsme

libéral, qui a séduit au-delà de sa provenance géographique puisque de nombreux

607 Certains témoins interrogés au cours de mon travail de terrain affirmaient ainsi ne vouloir et ne

pouvoir s’investir dans la défense d’autres minorités, par exemple les homosexuels car l’homosexualité

est contraire aux valeurs du judaïsme. Ce qui ne signifie pas pour autant que cette affirmation soit

dominante parmi mes témoins qui, dans leur grande majorité, penchaient pour un investissement plus

important de la communauté juive dans la défense de l’ensemble des personnes discriminées ou des

minorités. 608 Melina, op.cit., « Muitas vezes sinto discriminação por parte das correntes mais ortodoxos e não

concordo com esse pensamento ». 609 Ibid., « xingamento no prédio onde moro e pela própria comunidade ortodoxa pelo meu grau de

religiosidade ». 610 Ibid., « Estudei em colégio judaico até o último ano, aprendi hebraico, visitei Israel duas vezes e

conheci os lugares históricos, sou sócia e frequento um clube judaico, não como porco e por ser

vegetariana, não misturo carne com leite, namoro um judeu ».

412

séfarades m’ont fait part de leur préférence pour ce courant : je me sens « proche du

judaïsme libéral, qui parle plus à mon esprit. L’abordage par la foi totale ne fonctionne

pas avec moi, et l’abordage mystique me gêne, me perturbe car il parle à

l’inconscient »611. Une autre affirme choisir également le « judaïsme libéral parce que je

n’aime pas le fanatisme »612.

Au-delà des tensions générées par la montée en puissance des nouveaux orthodoxes

juifs paulistes, c’est une opposition sur la définition même de la judéité qui se fait jour.

2. L’opposition sur la signification même de la judéité

Cette scission entre libéraux et orthodoxes s’opère sur la définition même de la judéité.

Quand une partie des juifs libéraux se sont totalement sécularisés et perçoivent l’identité

juive avant tout comme un legs culturel et familial, quand une autre partie, bien que peu

pratiquante, continue à identifier l’identité juive comme également liée à une question

religieuse, et quand enfin les nouveaux orthodoxes insistent sur la dimension pratique

de cette identité et religion, on peut percevoir que les visages du judaïsme pauliste et

brésilien sont très divers.

En 1970, le parlement israélien avait ainsi défini les critères d’appartenance à la

communauté juive. Selon cette définition, est juif tout individu « étant né de mère juive,

ou converti au judaïsme et ne pratiquant pas une autre religion ». Dans cette définition

sont soulignées l’hérédité matrilinéaire et la possibilité d’entrée et de sortie de la

communauté, il y a donc un espace de choix. En cela elle peut rejoindre la définition de

l’identité juive proposée par Gershom Scholem :

« il y a la définition selon laquelle est juif celui qui est né d’un parent juif et

se considère lui-même comme juif en assumant le fardeau et le privilège

611 Sarina Marcelle ROEMER, op.cit., « (me sinto) perto do judaismo liberal, que fala mais à minha mente.

A abordagem por fê total não combina comigo e a abordagem mistica me incomoda, me perturba pois

fala ao inconsciente. » 612 Mireille DAL MEDICO-BARKI, « judaismo liberal, porque não gosto de fanatismo ».

413

d’être juif. C’est la définition (…) qui est, selon moi, la conception partagée

par la plupart des Juifs d’Europe et d’Amérique »613.

L’identité juive supposerait ainsi le sentiment d’appartenance à une communauté

reposant sur le partage de valeurs, de référents historiques, mais aussi d’une religion.

Et c’est sur cette pratique de la religion et sur qui peut prétendre faire partie de la

communauté que les groupes s’opposent. Prenons l’exemple des conversions. Les

orthodoxes ne reconnaissent pas comme pleine et totale une conversion qui ne serait pas

faite dans le cadre du judaïsme orthodoxe, supposant qu’une conversion au judaïsme

libéral n’est pas une conversion au vrai judaïsme. De même, les conversions pour cause

de mariage sont plus difficiles à obtenir auprès d’une synagogue orthodoxe. Les

pratiques des non orthodoxes sont considérées comme des libéralités et sont dénoncées

en raison, comme nous le disions, de l’idée que le judaïsme orthodoxe est la seule et

unique forme légitime de judaïsme. De façon générale, ces différences d’acception sur

la conception même de la judéité ne se pose pas réellement parmi les orthodoxes qui,

selon Marta Topel614, ne reconnaissent que deux catégories de juifs : les observants et

les apostats qui sont donc exclus du groupe. Il est sensible en effet que les nouveaux

orthodoxes, comme le démontre notamment Laurence Podselver, opèrent une révolution

copernicienne qui se traduit par un bouleversement voire une rupture des liens sociaux

et familiaux antérieurs, que leurs proches soient juifs non observants ou non juifs. En ce

sens, nous ne pouvons que nous accorder avec Marta Topel lorsqu’elle affirme que le

judaïsme orthodoxe, de par ses exigences pratiques quotidiennes, crée des communautés

« qu’il ne serait pas exagéré d’appeler des enclaves ethniques, faisant ressurgir en pleine

modernité des regroupements collectifs qui séparent les insiders des outsiders et qui

ressemblent en grande partie aux ghettos médiévaux »615.

Dans ce contexte, les libéraux craignent que les orthodoxes, qui savent attirer vers eux

de plus en plus de juifs sécularisés ou libéraux, que ce soit de façon « définitive » ou

613 SCHOLEM, Gershom, Le Prix d’Israël, Paris, Editions de l’Eclat, 2003, 172p. Cet extrait disponible en

ligne http://www.lekti-ecriture.com/contrefeux/Qui-est-juif.html 614 TOPEL, Marta, « Judaísmo(s) brasileiro(s) : uma incursão antropológica », Revista USP, São Paulo,

n°67, 1995, pp.186-197. 615 Ibid., p.192.

414

dans le cadre de certaines activités précédemment citées, ne prennent le dessus. En

outre, leur discours de garant de la continuité du peuple juif réussit à séduire une partie

des juifs sécularisés qui, même s’ils n’adhèrent pas totalement avec leur mode de

pensée, se trouvent rassurés par leur seule existence. En conséquence, ils parviennent à

lever des fonds pour faire vivre et prospérer leur mouvement au-delà du cercle des

orthodoxes et au détriment des libéraux. Ce constat, partagé par l’ensemble des

organisations de juifs conservateurs et réformistes d’Amérique, a été souligné lors du

dernier Congrès de la World Union for Progressive Judaism qui s’est tenu à Rio de

Janeiro en Juillet 2008. La crainte principale est que le judaïsme orthodoxe ne soit

réellement et concrètement perçu au sein de la judéité pauliste mais peut-être plus

encore en dehors comme le seul interlocuteur et comme le représentant de l’ensemble

des juifs alors qu’il reste nettement minoritaire et qu’il propose une vision très restreinte

voire obtuse de la judéité contemporaine.

b. Une volonté de distinction dans l’air du temps

L’observance stricte du judaïsme impose de suivre scrupuleusement la loi juive. Cela se

traduit par des comportements facilement observables. En effet, contrairement aux

autres juifs, ils adoptent des modes vestimentaires qui les démarquent du reste de la

société brésilienne. Ce développement de l’orthodoxie doit-il être compris à la lumière

de la formule « ce que le fils veut oublier, le petit-fils veut se le rappeler » ? La

justification de ce mode de vie est la tradition. Or, cette tradition n’a jamais existé au

Brésil. C’est pourquoi adopter une alimentation strictement cacher et le port de

vêtements particuliers sont des comportements qui se veulent distinctifs. Cette montée

de l’orthodoxie constituerait donc une forme de déviance par rapport à la « norme »

libérale.

A São Paulo, l’usage d’un type vestimentaire spécifique existait pour les premiers

venus. Comme nous l’avons vu, il concernait surtout les immigrants adultes d’Europe

de l’Est. Ces migrants continuaient pour beaucoup à vivre selon les habitudes acquises

dans leurs pays de provenance. Et leur rassemblement géographique dans le quartier du

415

Bom Retiro, quartier d’immigration, contribuait à maintenir des codes vestimentaires

importés. Au fur et à mesure, la dispersion des juifs dans l’ensemble des quartiers

centraux, le renouvellement démographique et leur intégration structurelle et culturelle

ont contribué à la disparition de cet usage qui, par ailleurs, ne concernait surtout que les

plus anciens. Cette pratique s’est donc tarie dans le temps. Pourtant, parmi les juifs

paulistes aujourd’hui, cet usage est de nouveau en œuvre. Et il est à rapprocher de la

montée de l’orthodoxie.

De la même façon, nous avons démontré que l’alimentation cacher n’a jamais constitué

un marché très porteur à São Paulo expliquant et contribuant à la faible disponibilité de

produits conformes au cacherout dans la consommation quotidienne et exclusive des

juifs paulistes. Ici aussi on assiste aujourd’hui à un développement de l’offre de produits

cacher et surtout à l’apparition d’opérations marketing de la part d’une grand enseigne

de la restauration rapide – Mac Donald – qui, conjointement avec les organisations

orthodoxes, organise régulièrement des journées cacher : hamburgers, frites, salades,

tout est disponible en version cacher616. Dans le quartier chic de Jardins, un bar à jus de

fruits s’est également positionné dans le secteur cacher bien qu’il semble que la plupart

des clients ne soient pas au courant. Rien n’y est revendiqué, mais une analyse de la

carte permet de prendre rapidement et facilement connaissance de ce positionnement.

En effet, les cocktails cacher sont à part, indiqués de la même façon que les cocktails

sans alcool sur la carte d’un bar classique. Pour les juifs paulistes qui ont pris l’habitude

de troquer les buffets présentant des « saveurs traditionnelles » pour des buffets de

sushis, le contraste est saisissant. Revitalisation du cacher, pratique qui n’a jamais été

dominante, face à acculturation alimentaire, la polarisation se fait sentir à un niveau très

intime et l’insère dans la sphère corporelle.

Cette affirmation de la différence, jusque là peu prégnante coïncide avec la montée de

l’orthodoxie. En effet, rien ne pourrait a priori distinguer un juif d’un non-juif. Aucun

signe extérieur n’est opérant, aucun « marqueur ethnique » n’est valide puisque la

judéité n’est pas une simple question d’ascendance. C’est pourquoi ces pratiques

alimentaires et vestimentaires prennent toute leur signification. Elles constituent un

mode de différenciation par rapport aux non-juifs et aux juifs non observants. Elles sont

616 Voir des exemples d’annonces présentant ces journées en annexe.

416

une concrétisation formelle de leur volonté de distinction voire de séparation. Selon

Misha Klein, l’usage de la kippa est un moyen d’affirmer une appartenance ethnique

indétectable autrement. « En portant une kippa ou en se marquant eux-mêmes comme

différents, ils renoncent à leur capacité à "passer" pour des non ethniques, à être pris

simplement pour des brésiliens »617. L’usage de vêtements connotés religieusement,

comme ce que j’ai pu observer dans Jardins618 ou dans le Bom Retiro, est une forme de

coming-out identitaire. Il est commun de remarquer les marqueurs vestimentaires sur les

hommes, mais les femmes et les enfants sont également concernés. Lors d’un retour

d’observation et de prises de vue dans le quartier du Bom Retiro, je notais ainsi :

« Dans une boutique, j’ai pu observer une femme, assez jeune, je dirais aux

alentours de 35 ans, avec sa fille. Toutes deux étaient vêtues de façon très

« traditionnelle ». La mère portait une longue jupe ainsi qu’un haut couvrant

ses bras. Un foulard recouvrait sa chevelure, comme un fichu enroulé dans la

nuque, il semblait couvrir un chignon ou des cheveux ramassés. La fillette

d’une dizaine d’années portait elle aussi une robe plutôt longue, arrivant

nettement sous le genou. Ses cheveux étaient coupés au carré avec une

frange, blonds et mal entretenus (très secs). Leurs vêtements étaient sombres

(gris foncés et noirs pour la mère, gris pour la petite fille), sans conformité

avec la mode vestimentaire ambiante (ces vêtements faisaient penser à ce

qu’on peut voir portés par les colons polonais arrivés dans le Sud du Brésil

au début du siècle) et décalés compte tenu de la très forte chaleur (un peu

plus de 30 degrés ce jour-là).

Dans la rue, j’ai pu voir à de nombreuses reprises des couples et des familles

vêtus de la même manière. Les hommes portant quant à eux un chapeau noir,

pantalon noir, chemise blanche et veston noir. J’ai également croisé des

hommes portant simplement la kippa. »619

617 KLEIN, Misha, Braided Lives : on being Jewish and Brazilian in São Paulo, PhD sous la direction de

Nancy Scheper-Hughes, Anthropologie, University of California, Berkeley, 2002, p. 240. « By wearing a

kippah or otherwise marking themselves as different they forfeit their ability to “pass” as non-ethnic, to

be taken for just Brazilian. » 618 Voir en annexe la photo de deux hommes orthodoxes se rendant à la synagogue un vendredi soir pour

shabbat dans le quartier de Jardins. 619 LE LIEVRE, Aurélie, Carnet de terrain, 24 mars 2010.

417

Misha Klein se demande plus loin si cet usage de la kippa en public, que ce soit dans un

contexte politique ou dans la vie quotidienne ne peut pas se comprendre comme une

volonté de se distinguer voire de ne pas se mélanger.

« Le choix de se différencier intentionnellement peut être interprété par

certains comme un rejet de l’identité nationale brésilienne et de son désir

d’un futur racialement et ethniquement (si non homogène) mélangé. Quand

les juifs choisissent de se distinguer des autres brésiliens, ils revigorent non

seulement un antisémitisme latent mais ils soulèvent aussi des doutes quant à

leurs pratiques d’exclusion parmi les brésiliens pour lesquels la

miscégénation culturelle est l’objectif idéalisé. »620

Il apparaît à nos yeux que cette pratique constitue effectivement une volonté d’afficher

un marqueur identitaire. Et la logique décrite précédemment, à savoir le rejet des non

juifs et des non-observants dans le même groupe des apostats, tend à confirmer son

hypothèse. Lors de cette visite du Bom Retiro, j’ai d’ailleurs ressenti pour la première et

unique fois lors de mes recherches de terrain, que je n’étais pas à ma place. Je notais

alors :

« Je remonte ensuite la rue avec la ferme intention de prendre en photo

l’épicerie Center Kosher. En m’approchant, je constate qu’au moins une

boutique sur trois est asiatique : restaurants, gadgets, produits diététiques…

Je prends une photo de la rue. Je ralentis le pas et laisse partir un homme

d’environ 45 ans et son fils âgé d’une dizaine d’années. Je me m’approche

d’une employée, visiblement juive elle-même (avec un fichu sur la tête) et

lui ai demande : "Posso tirar uma foto da sua loja ?". Elle me répond "Pode"

avec un air peu avenant et repart à ses occupations. Je sors mon appareil à

nouveau et prend une première photo, plan assez serré de la

lanchonete/épicerie. Je recule pour avoir dans mon champ la boutique qui

jouxte la lanchonete et qui est justement asiatique. Je prends cette seconde

620 KLEIN, Mischa, op. cit., pp.240-241. « The choice to intentionally differentiate themselves can be

interpreted by some as a rejection of Brazilian national identity and its projected desire for a racially and

ethnically blended (if not homogeneous) future. When Jews choose to distinguish themselves from other

Brazilians they not only invigorate latent anti-semitism but they also raise doubts about their exclusionary

pratices among Brazilians for whom cultural miscegenation is the idealized goal. »

418

photo. Et j’entends au même moment qu’on m’interpelle assez

vigoureusement. Je me tourne alors, c’est l’homme qui venait de sortir. Il

s’était dirigé vers sa voiture (gros 4x4 noir) avec son fils et s’adresse à moi,

détournant son regard du mien et derrière sa portière entre-ouverte :

"pourquoi vous prenez ces photos ?". Je m’approche, souris et prends l’air le

plus détendu possible face à cette interpellation assez brusque. "Je prends

juste une photo. Je prépare un doctorat sur la présence judaïque au Brésil et

je voulais des images de ce quartier". Il ne semble pas plus convaincu ni,

surtout, plus aimable, ronchonne quelque chose que je ne comprends pas

bien. J’insiste par un "ce n’est pas grave, c’est juste une photo". J’ai

l’impression d’être une skinhead ou une terroriste préparant une attaque et

prise la main dans le sac, ou encore un enfant qui mange des bonbons avant

le dîner. Il me fait me sentir très, très mal à l’aise. Je décide d’arrêter les

photos pour aujourd’hui. »621

Cependant, il nous semble avant tout que ces pratiques doivent se comprendre selon les

termes de l’orthopraxie, à savoir l’intégration dans le quotidien de règles de vie venant

normer l’ensemble des pratiques. Ce qui, de fait, distingue les juifs observants des

autres juifs et des autre brésiliens. Par ailleurs, elles sont à mettre en parallèle avec les

démarches engagées par les autres groupes minoritaires brésiliens. En affichant une

différence culturelle ou ethnique sur des bases traditionnelles revisitées et réinventées,

les juifs orthodoxes brésiliens ne sont pas dans une logique si différente de celles de

certaines associations noires par exemple. Cette démarche contredit la théorie des trois

générations, présentée par les Archives Israélites et citée par Girard622 ou Schnapper623.

Selon cette théorie, l’acculturation faisant son chemin, les juifs perdraient toute pratique

religieuse et parfois toute croyance en l’espace de trois générations. Or, la démarche

observée ici se rapproche plus de la renaissance des identifications religieuses qu’a

observée Herberg624 parmi les Américains à la fin des années 1950. Elle se compare

encore mieux avec le cas des « nouveaux pratiquants » décryptés par Dominique

Schnapper625 parmi les juifs français au cours de la décennie suivante. Elle se

621 LE LIEVRE, Aurélie, Carnet de terrain, 24 mars 2010. 622 GIRARD, Patrick, Les juifs de France de 1789 à 1860, Paris, Calmann-Lévy, 1976, p.172. 623 SCHNAPPER, Dominique, Juifs et Israélites, op.cit., p.56. 624 HERBERG, Will, Protestants, Catholiques et Israélites, Paris, S.P.E.S., 1960, 286p. 625 SCHNAPPER, Dominique, Juifs et Israélites, op.cit.

419

résumerait dans la formule de Hansen. En ce sens, les (nouveaux) observants

constituent les outsiders de la société juive. Cependant, là où la différence avec certains

groupes noirs se fait jour, c’est qu’ils tendent à vouloir faire d’eux-mêmes la norme – et

donc les insiders de la société juive – et des non orthodoxes les déviants. Dans ce

contexte d’oppositions internes, comment maintenir une forme de cohésion au sein de la

société juive pauliste ?

II. Comment maintenir une forme de

cohésion ?

Comme nous l’avons démontré, la ligne de partition entre les juifs paulistes a changé

d’axe au fil du temps. D’abord regroupés en fonction de leur pays de provenance, mais

aussi rassemblés au sein des associations de représentation que sont la FISESP au

niveau de l’Etat et de la CONIB au niveau fédéral, les juifs paulistes tendent depuis

plusieurs années à se scinder en deux groupes visibles : les orthodoxes ou néo-

orthodoxes d’une part, les libéraux ou partisans d’une judéité moins rigide d’autre part.

Mais à ces deux groupes, il faut également ajouter la part d’entre eux qui, s’ils sont de

tradition et d’hérédité juive, ne se reconnaissent nullement dans l’une ou l’autre de ces

affiliations. Enfin, et c’est ici une spécificité brésilienne, demeure le cas des marranes,

ces personnes dont l’ascendance juive les met dans cette situation particulière d’être de

filiation héréditaire judaïque mais qui, dans la majorité des cas, ont une méconnaissance

marquée voire totale du judaïsme. Mais nous ne disposons pas de chiffres qui nous

permettraient de mieux connaître la répartition des juifs selon leur affinité religieuse. Le

rabbin Schlesinger, de la CIP, me le confirmait lors d’un entretien en 2009 :

« Malheureusement, il n’existe pas de bons travaux statistiques au Brésil.

(…) Ce que nous savons c’est que la majeure partie de la communauté n’a

aucune affiliation. C’est ce qui arrive pour la plus grande part de la

communauté. Quant à ceux qui sont présents : combien fréquentent la

420

synagogue orthodoxe, combien fréquentent la synagogue libérale, nous ne le

savons pas. »626

Cependant, il précise par la suite que 2000 familles fréquentent la CIP, soit environ

8000 personnes, qu’il y a trois communautés d’orientation libérale à São Paulo – la CIP,

la Comunidade Shalom, et la B’nai Halutzim – et que toutes les autres sont de rite

orthodoxe mais bien plus petites.

La judéité brésilienne est protéiforme depuis ses débuts. Le changement tient

aujourd’hui au fait que les différentes communautés, répétons-le fondées initialement

plutôt sur des traditions différentes en fonction de la provenance géographique, se

réunissaient dans une société juive globalement admise de tous. Aujourd’hui, c’est en

raison du redéploiement des communautés en fonction des différents positionnements

politiques et sociaux et sensibilités religieuses que la société juive se trouve

potentiellement en situation de vaciller. Comment éviter l’implosion et la prise de

pouvoir par les orthodoxes ? C’est la question qui se pose aujourd’hui et dont se

saisissent à la fois la communauté libérale et les associations communautaires sensées

représenter l’ensemble de la société juive. Nous verrons ici que leur positionnement

n’est pas nécessairement en accord.

A. La réponse libérale : entre esprit de

reconquête et valorisation de la

multiplicité des courants.

Les organisations représentant la frange libérale de la judéité pauliste sont

traditionnellement dominantes à São Paulo. Le courant libéral se trouve incarné par

626 Entretien avec le rabbin Michel SCHLESINGER de la CIP, réalisée le 13 juin 2009. « Infelizmente não

existem no Brasil bons trabalhos estatísticos. (...) O que sabemos é que a maior parte da comunidade não

tem lugar nenhum. Isso acontece com a maior parte da comunidade. Aqueles que estão presentes: quantos

freqüentam a sinagoga ortodoxa e quantos freqüentam a sinagoga liberal, não sabemos. »

421

l’institution désormais historique qu’est la Congrégation Israélite Pauliste. La CIP a

longtemps donné le ton en matière religieuse, et un ton libéral. Fondée dès 1936 par

l’allemand Fritz Pinkuss, elle a pu exercer une réelle influence en raison de

l’importance numérique des migrants provenant de cette région et de l’antériorité de sa

formation. Toutefois, cette domination n’a jamais exclu la création et l’existence

d’autres courants parmi le foyer de diaspora constitué au Brésil. Aussi, les migrants

juifs ont créé différentes associations et surtout des synagogues respectant les traditions

de chaque groupe. On a donc vu la création au Brésil de synagogues fondées par des

Egyptiens, des Grecs, des Allemands ou d’autres tentant de reformer des kehillot dont le

déterminant est l’origine géographique de leurs fondateurs. Mais la sensibilité la plus

largement partagée a longtemps été et d’ailleurs demeure une forme de judaïsme que

l’on pourrait qualifier de libéral ou tout du moins extrêmement ouvert et tolérant et

ayant une tendance à la sécularisation au fil des années.

Face à la montée de l’orthodoxie, mais aussi face à la sécularisation croissante, cette

frange libérale se doit de retrouver une forme de crédibilité qui semble avoir été érodée.

En effet, si la percée des orthodoxes gêne ou inquiète, elle rassure aussi certains qui y

voient la certitude de ne pas voir la communauté complètement « assimilée » par la

société brésilienne. Les orthodoxes jouent le rôle d’une assurance contre la dissolution

et c’est à cela que les non orthodoxes sont tenus de répondre. Leurs propositions en la

matière tiennent en deux pans. D’abord, il s’agit de continuer à faire vivre une judéité

pauliste plurielle et à lutter contre la vision des orthodoxes tendant à faire de leur

pratique la seule et unique forme de judaïsme véritable. Ensuite, il s’agit de faire bouger

les lignes de l’appartenance à la judéité afin que les mariages mixtes ne deviennent pas

synonymes de sortie de la communauté.

Pour répondre au premier objectif, à savoir le maintien d’une judéité plurielle, les

libéraux se sont donnés pour moyen de redynamiser les activités délaissées pendant

quelques temps. Les orthodoxes se sont en effet souvent contentés d’occuper un espace

laissé vacant. Cette tentative de reprise de terrain se focalise sur les jeunes qu’ils soient

enfants ou jeunes adultes. L’objectif est d’éviter qu’ils n’aient d’autre choix que celui

de se tourner vers les orthodoxes. Pour cela, la CIP multiplie les activités destinées aux

enfants et adolescents. À titre régulier ou ponctuel, la congrégation propose ateliers

récréatifs, camps de vacances, éducation judaïque, préparation à la bar et bat-mitzvah,

422

formation pour devenir les futurs leaders du judaïsme pauliste. Ces cours et ateliers de

la CIP sont axés sur la connaissance du judaïsme – avec une attitude critique pour les

adolescents – que ce soit d’un point de vue religieux, historique, culturel – et sur le

développement de la relation avec Israël par le biais du sionisme et de la culture

israélienne. Ils cherchent à créer un espace de convivialité tout en assurant aux parents

l’aspect éducatif de leurs programmes. Ainsi, ce double objectif est-il formulé sur une

brochure de la CIP627 : d’une part les photos montrent des enfants et adolescents

épanouis et visiblement heureux en collectivité, d’autre part les légendes décrivent un

programme sérieux. La brochure est par ailleurs intitulée : « Vous êtes préoccupé par la

part judaïque de vos enfants ? ». Le message de la CIP est clair. Il s’adresse aux parents

qui veulent transmettre une éducation juive mais non rigide à leurs enfants. En d’autres

termes, la CIP s’occupe d’éduquer et de sociabiliser les enfants dans un environnement

judaïque tout en les divertissant. Programme assez réjouissant pour des parents qui

craindraient les pesanteurs de l’orthodoxie tout en restant attachés à la transmission des

« valeurs » judaïques. Avec les jeunes adultes, la CIP tente aussi de regagner du terrain.

Jusqu’en 2004, il n’existait aucun cours de préparation au mariage en dehors de ceux

proposés par le Beit Chabad qui ne convenaient pas nécessairement à l’inclination

religieuse des membres de la CIP. En créant ce cours, la congrégation compte ainsi

diminuer la proportion de mariages terminant par un divorce rapide. En limitant la

tentation de fréquenter la Beit Chabad, la congrégation peut aussi espérer voir diminuer

le transfert des jeunes gens du courant libéral vers le courant orthodoxe.

Afin de répondre au second objectif, c’est-à-dire, faire bouger les lignes d’appartenance

à la judéité, les libéraux reconnaissent la conversion et militent pour la transmission

patrilinéaire. En effet, pour les libéraux, la judéité est une identité comportant une

marge de choix. Le rabbin Schlesinger notait à ce sujet que c’est pour cela que la judéité

ne peut être une race :

« Les anthropologues modernes disent que les races n’existent pas. Il n’y a

qu’une seule race : la race humaine. Il existe des groupes ethniques,

religieux, des nationalités… Mais les races n’existent pas. La communauté

juive ne se considère pas comme une race. La meilleure preuve de ceci est

627 Voir la brochure en annexe.

423

qu’il existe la conversion. Vous ne pouvez pas vous convertir à une race.

Vous pouvez vous convertir à une religion. Le judaïsme ne vient pas du

sang. L’enfant d’une mère juive est juif et quelqu’un qui se convertit au

judaïsme est aussi juif, tout aussi juif. Si le judaïsme était une race, il ne

serait pas possible de se convertir au judaïsme. »628

L’identification au judaïsme est complexe car elle recouvre plusieurs dimensions.

Toutes les personnes que j’ai pu interroger au cours de mes recherches se sont auto-

déclarées juives. Mais le contenu donné au judaïsme diffère beaucoup d’une personne à

l’autre. En établissant des critères objectifs en 1970, le parlement israélien a défini

comme Juif tout individu « étant né de mère juive, ou converti au judaïsme et ne

pratiquant pas une autre religion »629. Sont ici soulignées l’hérédité de l’identité juive

mais aussi l’idée que cette identité peut être acquise par choix. On retrouve dans les

témoignages des personnes interviewées ces deux aspects de la transmission de la

judaïté. Et c’est cet espace de choix que les libéraux entendent mettre en avant.

L’hérédité est un critère déterminant pour l’identification au judaïsme, mais il n’est pas

le seul. Toutefois, la communauté juive peut difficilement s’agrandir et les enfants issus

de mariages mixtes sont dans une situation ambiguë. Si le père est juif converti ou non

juif mais que la mère est juive de naissance, alors les enfants ont automatiquement

accès au judaïsme. Si en revanche le père est juif mais que la mère ne l’est pas, ou l’est

devenue par conversion, alors leurs enfants seront considérés juifs de plein droit

uniquement par la frange libérale. C’est le cas d’une des témoins : « comme ma mère

628 Entretien avec le rabbin SCHLESINGER, op. cit. « Os antropólogos modernos falam que não existem

raças. Tem uma única raça: a raça humana. Existem grupos étnicos, religiosos, nacionalidades... Mas

raças não existem. A comunidade judaica não se considera uma raça. A melhor prova disso é que existe

conversão. Você não pode se converter com uma raça. Você pode se converter com uma religião. O

judaísmo não é do sangue. O filho duma mãe judia é judeu, e alguém que se converte para judaísmo

também é judeu, igualmente judeu. Se o judaísmo fosse uma raça, não haveria possibilidade de conversão

para o judaísmo. » 629 Le parlement israélien s’est réuni les 9 et 10 février 1970, sous le gouvernement de Golda Meïr, et a

défini qui pouvait être considéré comme Juif. Cela a abouti à un amendement de la loi du retour de 1950

qui autorisait tout Juif à immigrer avec sa famille, même non juive, en Israël.

424

est convertie, je suis considérée juive par le courant libéral »630. À cette hérédité

biologique, on peut ajouter une dimension culturelle. La transmission familiale en fait

est sans doute encore plus importante. Dans ce domaine, le rôle maternel est crucial et

ce sont surtout les mères qui ont souligné cet aspect, à la fois dans les questionnaires et

dans les entretiens. Souvent mères au foyer, les femmes ont souligné l’importance de la

transmission culturelle. « Le judaïsme est un legs familial que je tente de passer à mes

enfants »631. Il est question de transmission d’une histoire, d’une culture et de valeurs :

« (mes parents) m’ont enseigné comment affronter la discrimination dont ont souffert,

dont souffrent et dont souffriront les Juifs »632 ; « je transmets (à mes enfants et petits

enfants) valeurs, connaissances, culture judaïque et amour au peuple d’Israël »633 ;

« indépendamment de la race, de la religion, de la situation sociale, respecter son

prochain. L’importance des mitzvot et le contact avec la religion »634. La transmission

au sein de la famille est une des composantes de l’identité juive. L’identité juive est

porteuse d’un système de valeurs qui se transmet de génération en génération. En cela,

elle constitue bien ce legs familial décrit par un témoin. Mais comme tout système de

valeurs, on peut y adhérer par choix individuel, ce qui nécessite cependant la

reconnaissance de la conversion.

L’ouverture de la frange libérale se manifeste en effet par la possibilité de la conversion.

Elle existe aussi chez les orthodoxes mais est beaucoup plus compliquée. Cette

possibilité de conversion n’est en aucun cas une facilité d’occasion. En effet, la

conversion était très répandue en Europe jusqu’à ce que le prosélytisme juif soit interdit.

Elle ne constitue pas une nouveauté et pourrait même sembler plus « traditionnelle »

que le repli communautaire. Et, même pour les libéraux, l’intégration à la judéité est

630 Melina, op.cit., « pelo fato de minha mãe ser convertida, sou considerada judia frente à corrente

liberal. » 631 Mireille DAL MEDICO-BARKI, op.cit., « é uma herança familiar que eu tento passar para os meus

filhos » 632 Sérgio, op.cit., « (meus pais) me ensinaram como enfrentar a discriminação que os judeus sofriam,

sofrem e sofrerão. » 633 Sérgio, op.cit., « Transmito (a meus crianças e netos) valores, conhecimentos, cultura judaica, e amor

ao povo de Israel. » 634 Melina, op.cit., « Independente de raça, religião, situação social, respeitar ao próximo. A importância

das mitzvót e o contato com a religião.»

425

fondée sur un critère religieux, donc sur la conversion dans le cas où l’individu ne naît

pas de parents juifs. Le cas le plus fréquent pour la conversion est celui des mariages

initialement « mixtes » comme dans le cas des parents de la jeune femme

précédemment citée. Le processus implique un apprentissage de neuf mois environ

visant à l’acquisition des connaissances du judaïsme :

« Cours d’histoire, traditions, culture et langue hébraïque (...) enseignent

comment identifier certaines manifestations collectives de l’ethnicité

judaïque, comme les festivités, quelques rites religieux, la question

historique de l’antisémitisme, les traditions culinaires, l’importance de l’Etat

d’Israël pour les juifs, etc. »635.

Le processus n’est pas très compliqué ni même très approfondi et ne marque pas

nécessairement une césure très nette avec la vie quotidienne antérieure des convertis,

majoritairement femmes. Toutefois, les rabbins libéraux insistent sur la dimension

morale du judaïsme, celle des valeurs plus que des pratiques. Ils s’opposent également à

des conversions de pure convenance sans la moindre sincérité.

Mais il existe un autre phénomène, particulier au Brésil : le retorno des marranes. Le

rabbin de Recife, Avraham Amitay, décrit ainsi le retorno : « Nous avons un processus

spécial, le "retorno", qui signifie le retour, pour les familles qui ont perdu leur

connexion – ou ne peuvent la prouver – nous les invitons à revenir à la maison, à

revenir à leur nation »636. Les problèmes techniques ne manquent pas, notamment sur la

question suivante : comment déterminer qui est marrane et qui ne l’est pas ? Il existe de

nombreuses théories concernant notamment les noms de famille adoptés par les

marranes pour camoufler leur ascendance. D’autres évoquent des pratiques

635 SORJ, Bila, « Conversões e Casamentos "mistos" : a produção de « "Novos Judeus" no Brasil », In :

SORJ, Bila (org.), Identidades Judaicas no Brasil contemporâneo, Rio de Janeiro, Imago, 1997, p. 78.

« Cursos de história, tradições, cultura e língua hebraica (...) ensinam a identificar certas manifestações

coletivas da etnicidade judaica, como as festividades, alguns rituais religiosos, a questão histórica do anti-

semitismo, tradições culinárias, a importância do estado de Israel para os judeus etc. » 636 Correspondance avec le Rabbin de Recife, Avraham AMITAY. « We have a special process "retorno"

that means coming back, for the families that lost their connection – or can not prove it – we invite them

to come home, to come back to their nation. »

426

quotidiennes, comme les jours de ménage. Il a été tranché que si un individu ne pouvait

justifier de son ascendance, alors il disposerait d’une pratique spéciale, celle du retorno.

Etant entendu que l’individu est supposé juif, il ne peut pas être pratiqué une

conversion, mais seulement un retour vers le judaïsme qui passe notamment par un

apprentissage culturel et religieux visant à combler les lacunes d’une éducation juive

partielle, voire parfois quasi inexistante. Ce processus a l’appui du Grand Rabbinat

d’Israël. Il comprend un apprentissage de l’hébreu, du judaïsme et du marranisme. Les

cas de retorno sont numériquement faibles à São Paulo mais leur existence témoigne là

encore de la multiplicité des judéités.

Cette possibilité d’appartenance à la communauté libérale par la conversion se double

d’une volonté d’intégrer les enfants des couples mixtes – sans conversion cette fois – à

la communauté, à la condition que ces enfants aient reçu une éducation juive. Le sujet

des caju et de leur éducation a été l’un des thèmes récurrents du Congrès de la World

Union for Progressive Judaism de 2008. Les caju sont les enfants nés de parents dont

l’un est catholique et l’autre juif et dont le parent non juif n’a pas décidé de se convertir.

En effet, l’enjeu et l’axe qui distingue profondément les libéraux des orthodoxes est de

proposer un judaïsme adapté à son époque, un judaïsme pragmatique et non figé. C’est

pourquoi, fort du constat qu’il n’y a plus de famille juive « normale » ou « type » en

raison des mariages interreligieux, divorces, remariages mais aussi adoptions, le rabbin

Richard Address, lors du Congrès de la WUPJ, insistait sur le fait que la communauté

devait s’adapter dans le but que personne ne se sente comme « l’Autre » au sein de la

judéité. Et d’insister sur le sentiment de sécurité que doit procurer la communauté : « Si

l’extérieur est hostile, je sais qu’à l’intérieur de la synagogue, à l’intérieur de ma

communauté, je suis aimé et je ne suis pas jugé ». Donc, les enfants caju ne doivent pas

être exclus de la communauté. Cela ne signifie pas que les enfants puissent être à la fois

catholiques et juifs. Il s’agit en revanche, pour les parents qui le souhaitent de pouvoir

éduquer leurs enfants suivant les valeurs du judaïsme et de reconnaître la transmission

patrilinéaire comme équivalente à la transmission matrilinéaire. De plus, les enfants,

devenus adultes pourront à leur tour faire ce choix du judaïsme si leur famille n’a pas

opté pour cette éducation. Quoi qu’il en soit, les cajus qui le souhaitent et qui sont très

nombreux dans les petites communautés, notamment à Porto Alegre, et qui se

multiplient ailleurs en raison de la croissance des mariages mixtes, ne soient plus exclus

de facto de la judéité. S’adapter, pour les juifs paulistes libéraux, c’est ainsi tenter, par

427

un autre moyen, d’éviter la dissolution de la judéité pauliste. Cela consiste en

l’assouplissement des conditions d’entrée dans la communauté sans toutefois perdre les

valeurs du judaïsme. Pour les libéraux, il s’agit donc de préserver non la lettre mais

l’esprit du judaïsme.

Reconquérir les enfants et les jeunes juifs, tel est donc l’objectif des libéraux. Pour cela,

ils tentent de regagner du terrain et de proposer une alternative d’ouverture et de

tolérance qui entre en opposition radicale avec la démarche clivante des orthodoxes.

Quant aux associations de représentation et de liaison entre la société juive et l’Etat

brésilien, elles jouent la partition périlleuse de devoir rassembler des communautés qui

s’opposent en bien des points.

B. La perspective du plus petit

dénominateur commun

Face à ces dissensions internes, les associations agissant à niveau global et supposées

rassembler tous les courants, sont dans une situation tendue. En effet, la FISESP – et les

autres organes intermédiaires agissant au niveau des différents Etats – et la CONIB sont

des organisations de représentation. Les personnes qui les dirigent sont élues et peuvent

ainsi représenter des tendances différentes. Cependant, une fois élues, ces personnes

doivent agir pour le bien de l’ensemble des juifs paulistes dans le cas de la FISESP et

brésiliens dans le cas de la CONIB. Nous l’avons assez peu évoqué jusqu’à présent

mais les évolutions religieuses valables pour São Paulo le sont aussi à Rio de Janeiro ou

Porto Alegre, les deux autres principaux foyers où se situent les juifs brésiliens. On

observe ainsi à échelle locale et nationale cette même partition aux niveaux religieux et

politique. Alors que faire pour ces représentations ? Comment concilier libéraux,

orthodoxes et athées ? Comment satisfaire les partisans d’une implication envers la

défense des minorités et les opposants à un changement de paradigme d’intégration ?

Est-ce possible ?

428

Face à ces divisions, l’option la plus souvent privilégiée est de ne pas prendre position.

Même au sein de la CIP, qui pourtant ne regroupe que des juifs de tendance libérale ou

conservatrice, et où il semblerait qu’il n’y a rien à trancher, les dirigeants actuels sont

très prudents et ne souhaitent pas s’exprimer au nom de la communauté de la CIP. Ainsi

le rabbin Michel Schlesinger qui a succédé à Henry Sobel présente un profil et un mode

d’action en totale opposition avec ceux de son prédécesseur. Rencontré en 2008, il m’a

accordé un entretien durant lequel j’ai cherché à évoquer toutes ces questions de

positionnement, notamment par rapport aux quotas migratoires. Je l’ai beaucoup

questionné et il ne souhaitait pas prendre position au nom de la société juive pauliste, ni

en celui de la communauté de la CIP, mais simplement en son nom propre. Et encore, il

pensait que ce n’était pas son rôle. Il affirmait ainsi :

« Nous avons des positionnements politiques sur les sujets pour lesquels

nous savons que nous pouvons représenter l’ensemble de la communauté.

Alors, la communauté est contre les attentats terroristes à Bombai, nous

n’avons pas besoin de consulter les familles pour savoir qu’elles sont contre

les attentats de Bombai. Mais une question aussi polémique que la question

des quotas dans les universités, nous sommes certains que parmi les 2000

familles de la CIP, certaines appuient et certaines n’appuient pas et il nous

est difficile d’assumer une seule position et de représenter des personnes

sans leur demander ce qu’elles en pensent. Cela dépend de la nature du sujet.

Il y a des sujets où nous pouvons : les droits de l’homme… Mais il y a des

sujets polémiques. Il y a des défenseurs des droits humains qui sont en

faveur des quotas et il y a des défenseurs des droits humains qui sont

contre. »637

637 Entretien avec le rabbin Michel SCHLESINGER, op. cit. « Nos temos posicionamentos políticos sobre

assuntos que nos assentimos que podemos representar o conjunto da comunidade. Então a comunidade é

contra os atentados terroristas de Mumbai, não precisamos consultar as famílias para saber que elas são

contra os atentados terroristas de Mumbai. Mas uma pergunta tão polêmica como a questão das quotas

nas universidades, temos certeza que das 2000 famílias da CIP, algumas apóiam e algumas não apóiam e

nos temos dificuldade de assumir uma única posição e de representar pessoas sem perguntar pra elas o

que pensam. Depende da natureza do assunto. Tem assuntos que podemos... direitos humanos... Mas tem

assuntos que são polêmicos. Tem defensores de direitos humanos que são a favor das quotas e tem

defensores de direitos humanos que são contra as quotas. »

429

La rupture avec l’ère Sobel d’engagement actif est très nette. S’impliquer dans la vie

politique ou sociale ne semble pas être l’option retenue par les dirigeants ou les leaders

juifs paulistes. Le focus de l’action et de la mobilisation tend de plus en plus à quitter la

sphère nationale, à moins d’évoquer des sujets consensuels – droits de l’homme, aide

sociale, secours aux victimes d’accidents naturels ou climatiques – et purement

occasionnels.

Les lettres d’information de la CONIB présentent en effet l’ensemble des actualités

touchant de près ou de loin les juifs brésiliens avec une emphase sur la vie des

organisations judaïques et des relations avec l’Etat brésilien. Elles constituent presque

des rapports d’activité de l’ensemble des fédérations locales. Chaque rencontre des

organisations avec des ministres y est contée, chaque manifestation ou opération

philanthropique y est narrée, chaque accord de coopération – économique, politique ou

technologique – entre le Brésil et Israël y est rapporté. Des liens vers des articles parus

dans la presse locale ou nationale sont indiqués à la fin de chaque newsletter. Mais le

ton y est rarement polémique ou journalistique : ni enquête, ni questionnement de fond.

Rien ne semble sujet à controverse. Derrière l’apparente neutralité, on trouve

régulièrement, parmi la dizaine de brèves, deux à trois sujets relatifs à la Shoah, à la

menace terroriste, ou à l’antisémitisme. Là encore, on ne trouve rien d’infondé mais la

prise de conscience, pour le lecteur, qu’au Brésil aujourd’hui l’identification au

judaïsme passe par l’expérience de la souffrance et que le statut de victime potentielle

est constamment sous-jacent. Jusqu’aux années 1980, la théorie de Sartre suivant

laquelle l’antisémitisme permettait le maintien d’une identité juive était contredite par

l’expérience d’intégration vécue par les juifs paulistes qui combinaient maintien d’une

identification au judaïsme et vie dans un environnement non antisémite. Aujourd’hui,

elle semble avoir été entendue et réinterprétée par la société juive organisée qui parait

voir dans l’antisémitisme un moyen de maintenir une judéité unie.

En effet, les organisations semblent avoir pris en compte l’éparpillement de la société

juive pauliste et brésilienne en différentes communautés d’affinités. Aujourd’hui, la

CONIB et les Fédérations locales semblent rechercher non pas à les réunir en une seule

entité – sans doute cet objectif leur apparait-il irréalisable et sans doute non souhaitable

– mais plutôt à leur proposer de les associer dans une coalition formée sur le plus petit

dénominateur commun : le souvenir de la Shoah, la défense d’Israël et du sionisme, et

430

la lutte contre l’antisémitisme au Brésil. D’ailleurs, les rencontres entre libéraux et

orthodoxes paulistes se font dans le cadre de la FISESP et ne concernent que ce type de

questions « communautaires ». Nous voyons en effet dans les newsletters envoyées par

ces organisations que ces sujets sont les plus fréquemment évoqués.

Quant à la presse judaïque, dont l’un des organes les plus suivis est Rua Judaica, elle

alimente beaucoup cette posture de défiance. Le directeur de la revue est Osias

Wurman, consul honoraire d’Israël à Rio de Janeiro depuis 2010. Le ton de la revue est

très offensif et dramatique. Rua Judaica envoie des lettres d’information une à deux fois

par semaine et chaque fois qu’un événement clef se produit. Les articles sont

majoritairement consacrés à l’actualité internationale et plus précisément du Moyen-

Orient. La ligne éditoriale se distingue par sa combativité, c’est un journal d’opinion

plus que d’information. Les articles sont régulièrement à charge et, souvent, tiennent

plus de l’éditorial que de l’article de fond. Surtout, les faits traités par Rua Judaica sont

toujours liés à quelques thèmes : les menaces extérieures pesant sur Israël ; les relations

internationales compromettantes – et notamment avec l’Iran – de l’administration Lula ;

les actes antisémites à l’étranger ; les conférences, reportages et événements

commémoratifs liés à la Shoah ; les relations entre les juifs brésiliens et Israël avec mise

en valeur des brésiliens se rendant en Israël ; des questions relatives au judaïsme… Au

premier abord, rien ne semble si particulier. Cependant, après plusieurs années passées à

lire ces newsletters, il nous semble que leur caractère catastrophiste et leur propension à

lier les événements du Moyen-Orient avec la politique et les comportements brésiliens

apparaissent comme des raccourcis rapides. Surtout, leur focalisation tend à faire des

juifs dans le monde des victimes perpétuelles.

La mise en avant d’événements consensuels et le rappel de la souffrance endurée ne

sont pas une évidence. Ils n’ont pas toujours constitué le mode d’identification et de

rassemblement des juifs brésiliens, voire américains ou français. Comme le note

Norman Finkelstein, après la Shoah, il y a même eu une tendance à ne pas évoquer les

faits. L’auteur, polémiste638, évoque ainsi le silence maintenu par les juifs américains

638 FINKELSTEIN, Norman G., L’industrie de l’Holocauste, Paris, La Fabrique, 2001, 157p.

Finkelstein explique le silence des juifs américains par l’intérêt stratégique : en contexte de lutte contre le

communisme, ne pas prendre le parti pour un soutien à l’Allemagne de l’Ouest aurait pu passer pour une

431

sur l’Holocauste jusqu’au milieu des années 1960. Se remémorant des souvenirs

d’enfance, il affirme que l’holocauste nazi n’a jamais fait partie de sa vie quotidienne :

ses parents ne l’évoquaient pas, bien qu’ils étaient tous deux survivants des camps et

que des photos de membres de sa famille qui avaient été exterminés étaient accrochées

dans le salon, et surtout il souligne que le sujet n’était pas évoqué dans son entourage. Il

précise : « Il ne s’agissait pas d’un silence respectueux. C’était simplement de

l’indifférence »639. Par ailleurs, on a démontré que si la Shoah est constitutive d’une

partie de la mémoire des juifs brésiliens, mais elle n’est pas tout. Pour ceux qui ont

effectué la migration, c’est sur cette base que s’est fondée leur identité juive brésilienne

et sur les relations privilégiées qu’ils ont su créer avec leur nation d’accueil. Pour leurs

enfants et petits-enfants, même s’ils n’ont pas vécu la migration, ce legs familial est

entretenu. La mémoire des différents pays et des conditions d’émigration est transmise.

Ainsi voit-on, parmi les mémoires et thèses soutenus et relatifs à la judéité brésilienne,

une forte proportion de sujets privilégiant une approche pays par pays et portés par des

descendants de migrants de ces pays. Les enfants d’égyptiens travaillent sur

l’immigration d’origine égyptienne, d’italiens sur les italiens, marocains sur les

marocains. Ces « enfants » semblent se réapproprier, par ce biais, l’histoire familiale et

l’histoire de la formation d’une société juive au Brésil.

affiliation au camp adversaire, communiste, et empêcher la progression et l’intégration socio-économique

des juifs aux Etats-Unis. Selon Finkelstein, cette posture n’était pas qu’individuelle mais bien celle des

organisations communautaires juives étasuniennes comme l’Anti-Defamation League (ADL) et le

Congrès Juif Mondial (WJC). De façon générale, il affirme que les associations juives se sont

constamment réglées sur les positions officielles de l’Etat. S’appuyant sur Nathan Glazer, il souligne que

dans les années 1950, Israël n’avait aucun impact sur la société juive américaine (« Israël ne signifiait rien

pour le judaïsme américain (…). L’idée qu’Israël (…) pourrait affecter sérieusement le judaïsme en

Amérique relève de l’illusion. », GLAZER, Nathan, American Judaism, Chicago, 1957, p.115). D’après

l’auteur, c’est en 1967, à l’occasion de la Guerre des Six Jours, qu’Israël fait la démonstration de son

intérêt stratégique et que l’administration américaine décide d’en faire un allier dans la région. Devenu un

allier, Israël devenait un sujet de fierté et d’orgueil pour les juifs américains.

Ces analyses sont source de polémique. En revanche, nous retiendrons essentiellement de cette

argumentation non l’analyse qui en est faite mais bien la chronologie des faits qui est assez proche de ce

que l’on peut constater au Brésil : d’abord une distanciation volontaire du communisme après la guerre et,

seulement plusieurs années plus tard, référence assumée à la Shoah et à Israël. C’est en revanche devenu

aujourd’hui un des thèmes majeurs, un des catalyseurs de l’action des organisations communautaires au

Brésil. 639 Ibid., p.10

432

La posture de repli vis-à-vis des enjeux nationaux et d’offensive sur les questions

relatives aux menaces pesant potentiellement sur les juifs offre une vision très

restrictive de la richesse de la société juive pauliste et brésilienne. Nous rejoignons ici

Bernardo Sorj lorsqu’il affirme :

« L’Holocauste a ôté la vie à six millions de personnes, comme il a détruit

les centres majeurs de la culture judaïque, tant religieuse que séculière. Il a

érodé la croyance des judaïsmes modernes en la possibilité d’un monde

guidé par la raison, et a conduit à un soutien massif au sionisme, qui était

jusque là un des nombreux courants du judaïsme. Il a aussi transformé la

distribution géographique des juifs dans le monde, transformant les Etats-

Unis en principal centre démographique de la diaspora, et il a été un des

facteurs centraux dans la création de l’Etat d’Israël. Mais l’effet le plus

perturbateur dans les jours actuels est qu’aujourd’hui encore le judaïsme, de

façon explicite ou implicite, vit à l’ombre de l’Holocauste.

L’Holocauste continuera certainement longtemps d’affecter le judaïsme et

les juifs, et, comme tout trauma historique, son dépassement demandera

plusieurs générations pour être réalisé. Pourtant, la dimension qu’il a acquis

comme référence centrale et très souvent presque exclusive de l’identité

juive contemporaine fait suffoquer et appauvrit la mémoire collective. »640

Par ailleurs, cette posture défensive évite de souligner les dissensions contemporaines

et tente de maintenir une forme de cohésion d’une société juive parcourue par des

640 SORJ, Bernardo, Judaísmo para todos, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 2010, p.87.

« O Holocausto não só tirou a vida de 6 milhões de pessoas, como destruiu os maiores centros de cultura

judaica, tanto religiosa como secular. Ele erodiu a crença dos judaísmos modernos na possibilidade de um

mundo guiado pela razão, e levou a um apoio maciço ao sionismo, até então uma das várias correntes do

judaísmo. Mudou também a distribuição geográfica dos judeus no mundo, transformando os Estados

Unidos no principal centro demográfico na diáspora, e foi um fator central na criação do estado de Israel.

Mas o efeito mais perturbador nos tempos atuais é que até hoje o judaísmo, de forma explícita ou

implícita, vive à sombra do Holocausto.

O Holocausto certamente continuará afetando por longo tempo o judaísmo e os judeus, e como todo

trauma histórico, sua superação levará gerações para ser assimilada. Todavia, a dimensão que ele adquiriu

como referência central e muitas vezes quase exclusiva da identidade judaica contemporânea sufoca e

empobrece a memória coletiva. »

433

courants contradictoires et pouvant conduire à un éclatement en différentes

communautés d’affinités politiques et religieuses. Elle semble vouloir insister sur les

dangers potentiels pour souder le groupe. Or, la judéité pauliste, brésilienne et mondiale

est plurielle et cette pluralité est, à notre sens, le gage d’un dynamisme vital. En outre,

comme nous l’avons vu, l’antisémitisme n’est pas un danger prégnant au Brésil. Les

préjugés existent, mais au sens propre du terme, ils peuvent donc tomber. Des actes

antisémites se produisent et des paroles antisémites ont cours. Mais ils sont réellement

sporadiques. C’est pourquoi se focaliser sur ces événements tend à créer une paranoïa

sans fondement réel. Et, d’une certaine façon, à compromettre le bilan d’une intégration

particulièrement réussie dans la société brésilienne. Les juifs brésiliens ont en effet

prouvé qu’ils pouvaient être juifs et brésiliens en même temps, qu’ils pouvaient chanter

l’hymne israélien et brésilien à la suite l’un de l’autre, qu’une identité n’en chassait pas

une autre.

***

Avec la démocratisation du Brésil, l’individualisation croissante des citoyens semblait

être le chemin le plus évident. Cependant, elle a coïncidé avec une globalisation du

monde qui valorisé les identitaires particulières et le modèle multiculturaliste à travers

le monde et a souvent conduit à un repositionnement identitaire basé sur un

renversement de stigmate des minorités. Pouvant de nouveau s’exprimer librement et

revendiquer une démocratie raciale effective, les minorités exclues de l’intégration ont

affirmé à la fois la valeur de leur héritage culturel et réclamé des droits spécifiques

visant à pallier les discriminations dont elles étaient l’objet. Face à ces revendications,

nous avons démontré que les juifs se trouvaient dans une position liminaire : à la fois

insiders et outsiders. Insiders parce que leur capacité d’intégration au Brésil au fil des

siècles pourrait être considéré comme un modèle de réussite. Outsiders parce que des

préjugés demeurent à leur égard et surtout parce que des groupes skinheads les ont aussi

pris pour cible dans les années 1980 et 1990.

Par ailleurs, on a démontré que le renouveau identitaire concerne aussi les juifs

paulistes. Comme les mouvements religieux, ce renouveau relève d’une quête de sens et

témoigne de la vitalité du champ religieux au Brésil. Comme les mouvements

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ethniques, il se présente comme une revitalisation d’une tradition. En revanche, le

renouveau juif ne repose pas sur l’idée d’un renversement de stigmate mais plutôt sur la

peur d’un « génocide spirituel ». Il se traduit par l’essor du courant orthodoxe et

engendre des tensions entre observants et non-observants.

Cette identification « importée » est très clivante et ne se contente donc pas de bouger

les frontières des kehillot. Nous avons ainsi démontré qu’elle créait des tensions vives

au sein de la judéité pauliste que la société juive organisée tente de maitriser. Face à ce

qu’elle considère comme un risque d’implosion, la société juive et les medias

communautaires s’impliquent dans des causes inattaquables. Or, une identification

fondée sur la crainte de l’antisémitisme et la mémoire de la Shoah est très restrictive et

peu respectueuse du parcours engagé par les juifs au Brésil depuis la colonisation. Elle

est à contre-courant de la confiance et de l’espoir en le futur qui ont guidé l’intégration

des juifs paulistes dans la nation brésilienne.