Les pèlerinages votifs au Liban : chemins de rencontres des communautés religieuses

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Les pèlerinages votifs au Liban : chemins de rencontres des communautés religieuses. Nour Farra-Haddad Le Liban est une terre de rencontre, une terre où se croisent l’Orient et l’Occident, où cohabitent plus de dix-huit communautés religieuses, où se marient le traditionnel et le moderne. À proximité de la montagne et de la mer, dans une nature verdoyante, avec des montagnes en plein Moyen-Orient désertique, ce pays est riche d’une histoire continue de plus de six mille ans qui a marqué la terre et a laissé derrière elle grottes, temples, forteresses, cathédrales et mosquées. Le Liban a été déchiré durant plus d’une décennie par une guerre où se sont affrontées les différentes obédiences, remettant en cause la cohabitation pacifique entre les communautés. Aujourd’hui, nombreux sont les Libanais qui croient pourtant en une cohabitation enrichissante, en la possibilité de vivre ensemble dans un pays en paix. Il existe beaucoup de chemins de rencontre. Ceux sur lesquels nous nous attardons ici concernent les pèlerinages votifs partagés au Liban par les communautés religieuses. Le phénomène de pérégrination a traversé les millénaires et les continents, le temps et l’espace. De tout temps les hommes ont entrepris des pèlerinages aux lieux reconnus saints, pôles d’énergie spirituelle. Malgré la permanence du pèlerinage, ce phénomène n’est pas immobile, il évolue, il peut comme un être humain naître, grandir, se transformer, se multiplier, décliner et mourir. La renommée des lieux de pèlerinages se fonde souvent sur leurs vertus thérapeutiques. Les lieux de pèlerinage continuent d’attirer des fidèles pour guérir leur âme et leur corps. L’attraction de ces centres de pèlerinage est fondée sur la croyance théurgique qui consiste à régler un rapport d’échange avec le saint : un « vœu » contre une « faveur ». Cependant les vœux ne se réduisent pas à ces deux promesses ; il ne s’agit pas d’un contrat entre égaux, il n’y a aucune certitude sur la façon dont le saint répondra. Le détachement, mélange harmonieux de confiance, de décontraction spirituelle, de non-droit de regard sur les résultats espérés, est un élément important d’un pèlerinage. Il arrive souvent au Liban que musulmans et chrétiens se rendent aux mêmes pèlerinages votifs et adoptent une démarche presque similaire. Les

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Les pèlerinages votifs au Liban :chemins de rencontres des communautés religieuses.

Nour Farra-Haddad

Le Liban est une terre de rencontre, une terre où se croisent l’Orient etl’Occident, où cohabitent plus de dix-huit communautés religieuses, où semarient le traditionnel et le moderne. À proximité de la montagne et de la mer,dans une nature verdoyante, avec des montagnes en plein Moyen-Orientdésertique, ce pays est riche d’une histoire continue de plus de six mille ansqui a marqué la terre et a laissé derrière elle grottes, temples, forteresses,cathédrales et mosquées.

Le Liban a été déchiré durant plus d’une décennie par une guerre où sesont affrontées les différentes obédiences, remettant en cause la cohabitationpacifique entre les communautés. Aujourd’hui, nombreux sont les Libanais quicroient pourtant en une cohabitation enrichissante, en la possibilité de vivreensemble dans un pays en paix. Il existe beaucoup de chemins de rencontre.Ceux sur lesquels nous nous attardons ici concernent les pèlerinages votifspartagés au Liban par les communautés religieuses.

Le phénomène de pérégrination a traversé les millénaires et lescontinents, le temps et l’espace. De tout temps les hommes ont entrepris despèlerinages aux lieux reconnus saints, pôles d’énergie spirituelle. Malgré lapermanence du pèlerinage, ce phénomène n’est pas immobile, il évolue, ilpeut comme un être humain naître, grandir, se transformer, se multiplier, déclineret mourir. La renommée des lieux de pèlerinages se fonde souvent sur leursvertus thérapeutiques. Les lieux de pèlerinage continuent d’attirer des fidèlespour guérir leur âme et leur corps. L’attraction de ces centres de pèlerinage estfondée sur la croyance théurgique qui consiste à régler un rapport d’échangeavec le saint : un « vœu » contre une « faveur ». Cependant les vœux ne seréduisent pas à ces deux promesses ; il ne s’agit pas d’un contrat entre égaux,il n’y a aucune certitude sur la façon dont le saint répondra. Le détachement,mélange harmonieux de confiance, de décontraction spirituelle, de non-droitde regard sur les résultats espérés, est un élément important d’un pèlerinage.

Il arrive souvent au Liban que musulmans et chrétiens se rendent auxmêmes pèlerinages votifs et adoptent une démarche presque similaire. Les

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pratiques rituelles semblent s’appliquer aux comportements en conformité avecles lieux de culte et non avec la religion des pratiquants. Les pèlerinages votifssont une occasion de rencontre entre les différentes communautés religieuses.Les pèlerins ressentent qu’ils ont des références communes pour des besoinscommuns. La tradition se transmet à travers des réseaux de voisinage, deparenté et de cercle d’amis, en dehors du cadre religieux. Ces pèlerinagessemblent dépasser le cadre des différentes religions et s’avèrent être l’un desrituels les plus prisés par les différentes civilisations de notre planète.

Aïda Kanafani-Zahar, en traitant le rite du sacrifice du mouton partagépar les chrétiens de la montagne et les musulmans chiites, parle de la« sublimation du religieux » qui vise à garantir la coexistence au sein des groupebi-confessionnels (Kanafani-Zahar, 1997). Louis Voinot (1948), dans unerecherche concernant des pèlerinages judéo-musulmans, montre commentdans le monde marocain, où les musulmans en général estiment peu les juifs,existent certaines pratiques communes aux deux groupes qu’il qualifie de« superstitieuses ».

Au Liban, depuis les débuts du christianisme, des lieux de culte variésse sont répandus à travers le pays. À côté des lieux de culte innombrablesdédiés à la Vierge Marie, se sont implantés des lieux de culte dédiés à différentssaints, qu’ils soient autochtones ou allochtones : les saints qui se sont associésà l’œuvre de rédemption du Christ, les précurseurs, les apôtres, les martyrs,les Pères de l’Église, les docteurs, de simples hommes et femmes qui se sontouverts d’avantage à Dieu (Sauma, 1994). Chacune de ces catégories de saintsest représentée, mais certains ont pris une telle importance qu’ils semblentêtre devenus les patrons de tout le pays. Ce sont ces saints qui jouent le rôlede « saints généralistes » accomplissant tous les genres de miracles, remédiantà toutes sortes de situations. Leurs lieux de culte sont les lieux de culte lesplus fréquentés au Liban et l’on vient de loin pour les implorer. Au Liban, lesplus importants d’entre eux sont Mar Charbel, Mar Elias et Mar Jirjis.

Avec l’émergence de l’islam vont se répandre également un peu partoutau Liban des lieux de culte islamiques, dans les villes côtières, les villages, lesforteresses. À partir du VIIIe siècle, le Liban a vu affluer des ascètes, des ermiteset des soufis qui trouvent refuge dans les montagnes. Dès lors, des témoignagescomme ceux d’Ibrâhîm Ibn Adham et Zunnûn al-Masrî mentionnent les liensd’amitié qui unissent les ascètes musulmans aux ermites et moines chrétiensqui se réunissaient afin d’échanger leurs connaissances et leurs expériences.Les lieux de culte islamique au Liban datent de différentes périodes (omeyyade,fatimide, ayyoubide, croisée, mamelouke) et peuvent être des mosquées, desmadrasas (écoles coraniques), des zaouïas (établissements soufis affectés àl’enseignement), des taqiyya (couvents de mystiques), des maqâm(sanctuaires).

Un premier travail de terrain approfondi, traitant le cas spécifique despèlerinages islamo-chrétiens dédiés à Saint Georges/al-Khodr, a permis de

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parvenir à une meilleure compréhension des démarches votives, du vécu dela foi des acteurs, des motivations, des aspirations spirituelles et matériellesdes pèlerins, de la conception de la réussite des vœux, tout en établissant unparallélisme entre les démarches et les croyances relatives à chaquecommunauté. Ces lieux de culte dédiés à Saint Georges/al-Khodr, vénéréspar les chrétiens et les musulmans, sont l’oratoire chrétien de Mar Jiryes al-Batyeh, à Sarba, et la mosquée-maqâm de al-Khodr dans le quartier de laQuarantaine à Beyrouth. Ce choix est étroitement lié aux spécificités de chacunde ces lieux de culte : si les deux lieux de culte étudiés sont dédiés au mêmesaint, chacun est rattaché à une communauté différente (la mosquée al-Khodrrelève de la communauté musulmane sunnite et l’oratoire de Mar Jiryes al-Batiyeh de la communauté chrétienne maronite) mais tous deux sontaccessibles et régulièrement fréquentés par des fidèles des deux communautés.Les sites étudiés ont aussi connu différentes périodes d’occupation,correspondant à des cultes différents. L’oratoire de Mar Jiryes al-Batiyeh àSarba est un lieu de culte chrétien, où se côtoient chrétiens et musulmans,voire des bouddhistes. Dans les jardins de cet oratoire, les traces d’un cultepaïen sont toujours visibles. La mosquée al-Khodr à la Quarantaine est un lieude culte musulman, fréquenté aussi par des chrétiens. Elle s’est superposée àune église chrétienne et, selon Ernest Renan, à un temple païen (Renan, 1997).Ce noyau s’est ensuite enrichi d’un échantillon plus large de lieux de culte quiconstitue le matériel de terrain utilisé pour la rédaction de cet article.

Nous présenterons ici une typologie des pèlerinages partagés, lesdifférents choix auxquels procède le pèlerin, allant du choix du saint au choixdes démarches rituelles, et enfin nous rappellerons les sphères d’interactionqui unissent ces vouants. En revanche, le profil des pèlerins et leur conceptionde la réussite des vœux ne sont pas traités dans cet article.

TYPOLOGIE GÉNÉRALE DES PÈLERINAGES PARTAGÉS

Les chrétiens, aussi bien que les musulmans, se livrent à des pèlerinagesvotifs dédiés à différents saints et hommes de religion. Nous proposons deuxgrands types de pèlerinages partagés où chrétiens et musulmans se côtoient.

Le premier type regroupe les pèlerinages qui s’orientent vers des lieuxde culte dédiés à un saint reconnu aussi bien par les communautés musulmaneque chrétienne. C’est par exemple le cas des lieux de culte dédiés à SaintGeorges et Saint Elie reconnus par les musulmans comme al-Khodr et NabîNouh, et les lieux de culte dédiés à la Vierge Marie, Maryam.

Le second type regroupe les pèlerinages qui s’orientent vers des lieuxde culte dédiés à des saints exclusivement chrétiens ou exclusivementmusulmans, mais fréquentés aussi bien par des chrétiens que par desmusulmans. Par exemple les sanctuaires de Sainte Rafka, du bienheureuxHardini, de Saint Charbel, les mosquée et mausolée du prophète Yousha. On

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est là en présence d’un phénomène observé ailleurs. Dans le cas de l’Inde,Freddy Raphaël relève en effet qu’il « arrive même qu’un pèlerinage attaché àune seule religion acquière une renommée telle qu’il se crée une clientèleparmi d’autres croyants : c’est ainsi que le tombeau de Saint François-Xavierà Goa reçoit la visite non seulement des catholiques mais également desHindous, des Parsis et des musulmans » (Raphaël, 1973, p. 12-13).

LES DÉMARCHES VOTIVES CHEZ LES CHRÉTIENS ET LES MUSULMANS

Le choix du saint et des démarches rituelles adoptées par les pèlerinsest étroitement lié à leurs motivations. Les motifs qui animent les croyantspour entreprendre cette dévotion sont multiples : ils peuvent être spirituels,avec l’espoir d’une bénédiction ou la rémission de leurs péchés, mais souventbien plus concrets, dans l’espoir d’une guérison physique, d’une réussite, d’uneprotection. Si certains sont préoccupés d’accroître leurs richesses, d’autress’inquiètent de leur santé. Toute demande ou besoin peut engendrer laformulation d’un vœu, du plus banal aux plus compliqué.

Ces motivations sont communes à tous, chrétiens et musulmans, voireuniverselles. Les dévotions à motivation thérapeutique, qui se retrouvent danspresque toutes les religions, sont les motivations les plus fréquentes. Les fidèlesse tournent directement vers la religion lorsqu’un problème de santé fait surface,après avoir consulté en vain la médecine, ou encore en parallèle à la médecinepour doubler les chances de guérison.

Chaque sanctuaire propose aux fidèles une série d’initiatives priantes,une série de rites. Plusieurs démarches peuvent s’imbriquer pour former uneseule démarche votive. Par exemple à Mar Jiryes, à Sarba, le rite principalconsiste à se mouiller entièrement ou partiellement avec l’eau de la grotte eten parallèle à ce rite, les pèlerins allument des bougies, s’agenouillent, brûlentde l’encens. Au moment même de la formulation du vœu, les pèlerins adoptentun rituel, ou des rituels selon le lieu de culte, qui exige(nt) souvent la mise enjeu du corps qui va ainsi se mobiliser, tout comme l’esprit, pour le saint ou lasainte.

Le déroulement des pèlerinages varie très faiblement entre chrétiens etmusulmans. L’efficacité du pèlerinage semble dépendre des démarches rituelleset du déroulement de l’ensemble du processus. Il est vrai que les bonnesrecettes pour la réussite du vœu circulent souvent entre les fidèles en dehorsde leur cadre religieux, mais la tradition orale qui assure la transmission despratiques rituelles révèle quelques différences. Selon les communautés, certainsgestes, symboles ou prières, seront adoptés ou éliminés pour favoriser laréussite du vœu.

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LE CHOIX DU SAINT

Le choix du saint, et donc du pèlerinage à entreprendre, dépend engrande partie des motivations des vouants. Plus la demande est bien orientéevers le saint spécialisé en la matière, plus le vœu a des chances de réussite.Au Liban, tout un réseau de traditions accompagne hommes et femmes deleur naissance à l’agonie, leur permettant de vaincre, auprès de saints réputéspour leurs pouvoirs thérapeutiques et protecteurs, la maladie et les problèmesde la vie.

Il existe des saints « généralistes » qui accomplissent tous genres demiracles et remédient à toutes sortes de situations. Par ailleurs, des saints« spécialisés » sont devenus médecins spécialistes, patrons de divers métierset protecteurs dans différentes situations. Un répertoire détaillé comportantles vertus de chaque saint et les détails des rituels qui leur sont propres esttransmis oralement, depuis toujours, parmi les croyants. On compte parmi cessaints les « ophtalmologues », Sainte Barbe et Mar Nûra (Saint Lumière) ; les« orthopédistes », spécialistes des problèmes des os, Mar Doumit par exemple ;les « oto-rhino-laryngologistes » comme Mar Adna , « l’esclave à l’oreillepercée » ; les saints qu’on invoque contre la peste, Mar Challita et Mar FransisKasfarios (Saint François-Xavier), et ceux auxquels on fait appel pour les mauxde reins comme al-Chahida Margharita (Sainte Marguerite). Il existe aussiplusieurs niveaux de spécialisation. Dans le cas des « gynécologues », il y aainsi ceux qui sont spécialisés dans les accouchements et qui protègent lesfemmes déjà enceintes, comme al-Chahida Margharita et Mar Lionardo (SaintLéonard), et ceux qui favorisent les montées de lait chez les jeunes mères quin’arrivent pas à nourrir leur enfant, comme Mar Matta (Saint Mathieu), al-Qaddisa Marina (Sainte Marina), et bien sûr Sayidat al-Bzaz (Notre-Dame desMamelons), et enfin ceux qui favorisent la naissance de filles ou de garçons.

Ce répertoire concerne en grande majorité des saints chrétiens, maisnotons que la spécialisation de ces saints est reconnue par la communautémusulmane, laquelle a également établi un répertoire de saints spécialisés.Ainsi, dans le cas de la mosquée al-Khodr et à Saint Georges à Sarba, le saintest imploré spécialement par des femmes désirant avoir des enfants. À l’oratoirede Sarba, on fait aussi appel au saint pour des enfants frappés de nanisme.

LE CHOIX DES DÉMARCHES RITUELLES

La majorité des démarches rituelles que l’on retrouve à travers cespèlerinages partagés sont pratiquées aussi bien par les chrétiens que par lesmusulmans. Cependant, il existe des rituels exclusivement chrétiens : faire lesigne de la croix, embrasser des icônes, des statues, des objets sacrés ou lestoucher, s’agenouiller, coller des pièces de monnaie aux icônes, et des rituelsexclusivement musulmans : la purification par ablution ou la propreté rituelle,les prosternations, répandre de l’essence de parfum (‘itr)... Nous nous

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intéresserons dans le cadre de cet article aux rituels communs aux deuxcommunautés.

Les prières et la formulation du vœu

La naissance de la prière remonte à la naissance des divinités, à ladécouverte du sacré. La prière est le rite le plus simple, le plus clair, qui exprimeen mots les désirs du croyant. Elle accompagne en général tous les autresrites, de même que le vœu. La prière peut devenir une formule, par habitude,surtout si on a constaté son efficacité. La prière, quoi qu’il en soit, revêt uncaractère personnalisé en impliquant une relation avec le saint invoqué ; c’estce qui éloigne les pratiques votives de la superstition.

Le phénomène fondamental du culte populaire est la demande pour laréalisation d’un souhait ou d’un besoin. La prière s’accompagne en général derites et d’offrandes. Le vouant demande au saint qu’il serve d’intercesseur,qu’il accomplisse directement le souhait émis, ou encore qu’il intercède auprèsde Dieu. Pour formuler un voeu, la majorité des pèlerins accompagnent leurprière de différentes actions ou gestes, en fonction du saint et du sanctuaireconcerné. La prière et les rites appropriés s’agencent pour intensifier la demandeet favoriser l’accomplissement du vœu. Le vouant va en général formuler unserment, il va établir un pacte avec le saint, formuler son voeu. Un accord estconclu entre celui qui fait le vœu et celui à qui l’on s’adresse, Dieu, un prophète,un saint. Celui à qui on adresse son vœu est invoqué pour susciter le bonheur,la chance ou la protection contre une menace ou un malheur qui a déjà eu lieu,et celui qui fait le vœu promet une redevance en retour, cette dernière peutconsister en prestation de devoirs religieux, d’actions recommandées oud’offrandes. La promesse doit impérativement être tenue, celui qui prononcele vœu est obligé de s’acquitter de sa promesse aussi vite qu’il est possible.

Une vouante allume une bougie à la vierge d’Achrafiehaprès avoir offert un ex-voto en argent. Cl. N. Farra Haddad.

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Chez les chrétiens comme chez les musulmans, dans la majorité descas, la prière votive est une prière personnalisée, formulée par les fidèles.Cependant apparaissent quelques nuances selon l’appartenanceconfessionnelle des fidèles. Chez les chrétiens, certains pèlerins ajoutent àleur propre prière votive les prières dédiées au saint proposées sur le lieu deculte même, ou récitent longuement des « Notre Père », des « Je vous salueMarie », des rosaires, des chapelets. D’autres pèlerins intensifient leur demandeen invoquant d’autres saints que le saint patron du lieu de culte visité, commela Vierge Marie, Saint Charbel ou Sainte Rafka.

Chez les musulmans, la prière rituelle est l’un des piliers de l’islam. Si laprière votive est formulée dans un lieu de culte musulman, il arrive que lefidèle commence sa démarche par la prière rituelle, si toutefois les horairescorrespondent. Pourtant l’orthodoxie musulmane, comme le relève Olesen NielsHenrik, soutient qu’il est interdit de faire la prière rituelle en des lieux commeles tombes et les mazâr (Olesen, 1991). Mais, de son côté, al-Ghazali rapportel’existence de prières et d’invocations accompagnées d’inclinaisons, proposéesau fidèle par le Prophète au cas ou une affaire le préoccupe (al-Ghazali, 2001).Dans un lieu de culte chrétien, comme à Mar Jiryes à Sarba, les fidèlesmusulmans se contentent de formuler leurs vœux en prières discrètes.

Les offrandes

L’observation comme l’analyse de la notion de sacré montrent quel’offrande rituelle correspond à un usage très primitif, voire préhistorique(Cazeneuve, 1971). L’offrande n’est autre que le don d’un objet ou d’un être etelle se différencie du sacrifice en ce sens que ce don n’est pas voué à ladestruction. Il existe des ex-voto de toutes sortes depuis les cheveux et lesrognures d’ongles que les fidèles musulmans déposent sur la tombe des

Ex-voto en argent offert à la Vierge de Mar Mikhaël : une forme d’enfant dans l’espoir d’unegrossesse, une couronne dans l’espoir d’un succés, une main pour éloigner le mauvais œil...

Cl. N. Farra Haddad.

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marabouts, jusqu’aux plaquettes d’argent en forme de croissant de lune, demain, de pied. Dans toutes les religions, le pèlerinage a pour corollaire le cadeauen numéraire que l’on remet au sanctuaire. Un vieil adage dit : « Qu’il y aitrécompense pour don », et Arzh Bro Naoned enchérit en précisant qu’« uneoffrande est un geste d’agrément d’une faveur » (Naoned, 1995, p. 59). Pouravoir le droit de formuler un vœu, la plupart des pèlerins se sentent obligésd’offrir quelque chose au lieu de culte. La valeur de l’offrande est souventproportionnelle à la fortune du donneur et à l’importance de l’affaire, mais ellepeut aussi être symbolique. Ces dons peuvent servir à l’entretien et àl’embellissement des lieux et consister en huile, bougies ou argent. C’estsouvent uniquement une étape préparatoire à d’autres conduites plusexpansives, visant à établir un lien avec la divinité. Le fidèle cherche à obtenirl’intercession du saint auprès de Dieu. La pratique la plus courante et la plussimple consiste en un don d’argent ; suivent ensuite les dons d’ex-voto, d’objetspersonnels de valeurs (collier, chaîne en or), enfin les dons de bougies, d’huile,de savon. Il convient aussi de relever qu’il y a souvent chez les fidèles uneconfusion, perceptible dans le langage, en ce qui concerne le destinataire del’offrande qui est tantôt le gardien ou le cheikh, tantôt le lieu de culte, tantôt lesaint lui-même.

Très peu de différences existent entre les types d’offrandes chez lesmusulmans et chez les chrétiens. Les chrétiens, par exemple, n’offrent pas desel aux sanctuaires, alors que cela est pratique courante chez les musulmans.Les dons et les offrandes en nature, en islam, sont souvent distribués auxpauvres.

Les ablutions avec l’eau « sacrée »

Dans certains lieux de culte où l’eau est connue pour être miraculeuse(comme à Saint Georges à Sarba, à Afka) les pèlerins peuvent procéder à desablutions par aspersion ou par immersion. Ils peuvent se baigner complètementdans les eaux miraculeuses, se mouiller partiellement le corps (les mains, leventre, la tête) ou enfin, spécifiquement pour les chrétiens, faire tout simplementle signe de la croix sur leur front. Quand le pèlerin choisit de se mouillerpartiellement le corps, c’est souvent pour mouiller uniquement la partie malade.Une variante de ce rite consiste à boire de l’eau sacrée du lieu de culte, surplace ou à plusieurs reprises après la visite. Nous avons aussi pu remarquerque les pèlerins prennent souvent avec eux des réserves d’eau sacrée afin deprocéder à des ablutions, selon un rythme précis ou à des moments symboliquesprécis (par exemple, ablutions avant un rapport sexuel pour favoriser lafécondation).

La circumambulation autour d’un lieu de culte, d’une stalagmite, d’un arbre

Le rite de circumambulation, caractéristique de certains lieux, consisteà tourner un certain nombre de fois (en général trois ou sept fois) autour d’un

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lieu de culte, d’une stalagmite ou d’un arbre. Cette pratique est souvent liée aunombre trois qui est un nombre sacré et symbolique. Brigitte Caulier précisedans son ouvrage sur l’eau et le sacré que :

la circumambulation ternaire réservée généralement aux symboles

chrétiens, entraîne le pèlerin dans le monde sacré. Trois est le signe du

divin et de la synthèse harmonieuse, par lequel l’homme dépasse sa

corporéité duelle et il se hisse à l’harmonie divine comme il se hisse vers

la statue. Le pèlerin ressent le besoin de s’emparer de toutes les sacralités

pour garantir le miracle avec une révérence particulière pour ce qui lui

est moins familier (Caulier, 1990, p. 104).

En ce qui concerne le Liban, on peut relever plusieurs exemples decette circumambulation ternaire : tourner trois fois autour de l’église de MarBandilèymoun à Bijdarfil, autour de la racine de l’arbre sur la place de l’églisede Mar Sassine à Beit Mery, ou de la stalagmite de la grotte de Deir SaidetHammatoura.

L’incubation ou « Laylat al-istikhâra »

Le rite de l’incubation, qui consiste à dormir dans l’enceinte du lieu deculte ou à sa porte, est actuellement en déclin et semble même en voie dedisparition. En outre, dans certains lieux de culte, les prêtres interdisent cettepratique, comme par exemple au monastère de Mar Maroun, à Annaya, où estvénéré Mar Charbel. Le père Goudard évoque ce rite de l’incubation qui « vienttout droit de l’Antiquité. Isaïe nous montre des gens « dormant dans les templesdes idoles », et saint Jérôme commente : « Ils dormaient couchés sur despeaux de victimes afin de connaître en songe l’avenir. Cela se pratiqueostensiblement dans les temples d’Esculape et de beaucoup d’autres. » Lessynagogues juives connaissaient cette coutume : saint Jean Chrysostome ensignale une, à Daphné, fréquentée même des chrétiens d’Antioche ; lesmalades allaient y dormir dans un enfoncement, « l’Antre de la Matrone ».L’Europe chrétienne devait pratiquer ce rite jusqu’au XVe siècle ; Grégoire deTours en cite maints exemples, et aujourd’hui encore on en pourrait sans douteretrouver des traces. Mais peu de régions l’ont gardé avec autant de fidélité etd’unanimité que le Levant : Chrétiens et non-Chrétiens s’y livrent également,et il semble bien que l’ancien usage d’amener l’énergumène ou le fou dans unlieu de pèlerinage et de l’y enchaîner n’en soit qu’une variante » (Goudard,1993, p. 278). Au Liban, nous avons rencontré encore quelques femmes quiont pratiqué ce rite à Sayidat Beshouat.

La marche vers le lieu de culte

La marche vers le lieu de culte est un rite très répandu chez les chrétienscomme chez les musulmans : « La difficulté de la route était un moyen

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d’accroître les mérites acquis par le voyage : Peregrinatio religionis ergo, selonErasme » (Roussel, 1972, p. 27). Des variantes nombreuses peuvent êtrerelevées, comme le fait de marcher pieds nus vers le lieu de culte ou mêmed’avancer lentement à genoux.

Allumer une bougie

Ce geste accompagne souvent la prière et on le retrouve dans la majoritédes lieux de culte chrétiens. Il est très rare, en revanche, dans les lieux deculte musulmans, mais les vouants musulmans allument des bougies, toutcomme les chrétiens, au cours de leurs pèlerinages votifs à des lieux de cultechrétiens.

Laisser sur le lieu de culte un fragment de vêtement, de sous-vêtement ou detissu

En certains lieux de culte, les pèlerins expriment leur vœu en laissantsur place une partie de leurs vêtements, de leurs sous-vêtements ou toutsimplement un morceau de tissu, pour rappeler au saint leur problème afinqu’il leur vienne en aide. Le père Goudard, en parlant des femmes quiaccrochent des bouts d’étoffes à la grille qui protège la statue de la Vierge àHarissa, dit que c’est « afin de perpétuer en quelque sorte leur présence auprèsde Marie » (Goudard, 1993, p. 111).

On retrouve cette pratique sous différentes formes, par exemple desfragments de vêtements ou de tissus attachés à un arbre sacré ou flottantdans les eaux sacrées d’une grotte. Dans son livre sur le pèlerinage, R. Rousselrappelle que l’arbre a sa part dans les cultes de l’islam. Une pratique, trèscourante en Afrique du Nord, consiste à accrocher des chiffons de laine auxarbustes autour des marabouts. Au Maroc, les pèlerins suspendent desbranchettes (Roussel, 1972). Au Liban, à Afka, un rituel consiste à accrocher àun figuier qui a poussé dans les soubassements du temple de Venus, qu’unculte à la Vierge a remplacé, des fragments de vêtements pour exprimer unvœu. À Mar Jiryes, à Sarba, nous retrouvons ce rite sous différentes formes.La première forme consiste à jeter et laisser flotter un vêtement, une écharpeou un fragment de tissu dans les eaux sacrées de la grotte. La deuxièmeforme a été observée chez les Sri-lankais et consiste à attacher à la balustradede la grotte des écharpes rouges. La troisième forme a été relevée au coursde la visite d’un groupe syrien : les vouants ont accroché des mouchoirs enpapier à la balustrade de la grotte. Des variantes modernes peuvent aussipermettre au fidèle de perpétuer sa présence auprès du saint en laissant sur lelieu de culte sa photo d’identité.

Jeter des pièces de monnaies dans les eaux sacrées

Ce rite consiste à lancer dans les eaux sacrées du lieu de culte despièces en faisant un vœu, un souhait. C’est une tradition que l’on peut qualifier

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de séculière puisqu’on la retrouve dans des lieux non sacrés, comme la grottede Jeïta au Liban ou la fontaine de Trèvise à Rome, à Eurodisney, dans lesaéroports. Nous avons pu relever des variantes comme le fait de se retournerpour lancer la pièce le dos tourné. Il peut y avoir aussi des recommandationsspécifiques comme celle de fermer les yeux en se concentrant fortement lorsde la formulation du vœu.

Avaler un coton ou un morceau de pain de communion imbibésd’huile bénie ou avaler de la terre du lieu de culte

Il s’agit d’un geste symbolique fort qui semble être un remède et se veutbien plus efficace qu’un médicament acheté en pharmacie. Les musulmansen général n’avalent pas de pain de communion mais n’hésitent pas, si le ritele recommande, à avaler du coton imbibé d’huile ou un peu de terre diluéedans de l’eau, comme par exemple à Sayidat al-Nourieh.

Se frotter la partie malade du corps avec une pierre sacrée

Dans beaucoup de lieux de culte au Liban, on remarque l’existence depierres sacrées, appelées mahdaleh, ayant des qualités thérapeutiques si onles frotte sur les parties malades du corps. Ces pierres peuvent être de simplespierres, des galets, ou encore des colonnettes antiques. Sayidat Beschouat,Mar Jiryes à Amshit, Mar Boutros à Akoura, Mar Antonios à Qoshaya, MarDoumit sont quelques exemples de lieux de culte ou l’on en trouve. SelonR. Roussel, le contact plus ou moins prolongé ou énergique avec des pierresconsidérées comme sacrées est un rite qui fut longtemps familier des pèlerinscatholiques: « À Kerloas (Finistère) les paysans nouveaux mariés venaient sefrotter le ventre à nu contre un menhir (haut de 12 mètres) pour obtenir unebelle postérité. Dans l’espoir de vaincre la stérilité ou de s’assurer un promptmariage, les femmes et les filles de Belgique effleuraient aussi de leur ventrenu la statue de saint Ghislain (…). Près de Bourg-d’Oisans, dans le Dauphiné,les fidèles de sexe féminin sollicitaient des grâces analogues en se frottant surune pierre. » (Roussel, op. cit. p. 54).

Colonettes (mahdaleh) sur lelieu de culte à Ain Iknine. Lesvouants s’en frottent la partiemalade. Cl. N. Farra Haddad.

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Se frotter la partie malade du corps avec de l’huile bénie

L’huile bénie est surtout distribuée dans des lieux de culte chrétiens.Mais musulmans comme chrétiens en constituent des provisions pour la baraka.Une fois chez eux, certains vouants se frottent la partie malade avec l’huilebénie, mais ce rite se pratique rarement sur le lieu de culte même. Certainsvouants chrétiens se contentent de faire le signe de la croix avec l’huile bénie,sur le lieu de culte même, en formulant un vœu.

Le port d’une ceinture bénie en coton

Dans certains lieux de culte (Mar Elias à ‘Ain Saadé, Mar Charbel à‘Annaya, Mar Antonios à Hadeth), on propose aux pèlerins une ceinture encoton bénie par le prêtre. Dans d’autres lieux de culte, les vouants se munissenteux-mêmes d’une ceinture en coton qu’ils viennent bénir sur le lieu de culte,en la mouillant d’eau sacrée (Mar Boutros à ‘Akoura et Mar Jiryes à Sarba), ouen la faisant bénir par le prêtre. Cette ceinture se porte directement sur lecorps et ne s’enlève en aucun cas, contrairement à la Dkhirah (amulette) quise détache du corps avec les habits. Cette ceinture peut aussi être enrouléeautour du volant d’une voiture pour assurer la protection du conducteur sur laroute. La durée et le moment du port de cette ceinture peuvent être trèssymboliques. Par exemple, une femme qui cherche à avoir des enfants laportera au cours des relations sexuelles uniquement, ou tout au long de neufmois.

Les promesses et les rites qui font suite au pèlerinage

Certains fidèles formulent leurs promesses au moment même ou ilsémettent leur voeu. Les promesses faites alors doivent être respectéesminutieusement au risque de voir surgir la vengeance du saint. Ces promessespeuvent être réalisées avant que le vœu soit exaucé, pour maximaliser leschances de sa réussite. Certains pèlerins préfèrent attendre que le vœu soitréalisé : ayant reçu une grâce particulière, les fidèles remercient alors le saintde différentes manières. Les démarches qui font suite aux pèlerinages sontpresque similaires chez les chrétiens et les musulmans, se concrétisant pardes offrandes et des ex-voto, des promesses de contribuer au nettoyage dulieu de culte, des promesses de ne pas se faire couper les cheveux, despromesses de jeûne, de réaliser des pèlerinages, de porter une dkhireh(amulette avec une relique, une prière écrite, une médaille, un chapelet), defaire des ablutions régulières avec l’eau sacrée du lieu de culte, de brûler del’encens offert sur le lieu de culte. Seule la démarche qui consiste à se vêtirdes habits du saint semble être exclusivement chrétienne.

391PÈLERINAGES ET COïNCIDENCES

UNE STRATIGRAPHIE RELIGIEUSE CRÉATRICE DE SPHÈRESD’INTERACTIONS

Chrétiens et musulmans ont hérité d’un patrimoine religieux commun,d’un passé commun. Prières, offrandes et rituels sont des phénomènes bienantérieurs au christianisme et à l’islam. Le Liban a assisté à un brassage d’idéesreligieuses jusqu’à l’arrivée du christianisme et de l’islam. J. Holzner parle dela Syrie comme d’« un bassin où s’opéra dés la plus haute Antiquité le brassagedes idées religieuses chaldéo-babyloniennes, hébraïques et hellénistiques avecadjonction d’éléments astrologiques de manière à produire un mélange religieuxétrange (...) » (Holzner, 1953, p. 98).

Les rites sur lesquels nous nous sommes penchés ici semblent souventrelever de ce patrimoine religieux antérieur au christianisme et à l’islam. Leslieux de culte que nous avons mentionnés se sont superposés à des lieux deculte païens. Le christianisme et l’islam se sont heurtés au sacré qui les avaitprécédés. L’autel a remplacé l’autel. Renan, en visitant les environs de Byblos,en faisait très justement la remarque, valable encore aujourd’hui :

Toujours une chapelle a remplacé le vieux temple, et souvent il estfacile de reconnaître, dans la dédicace de la chapelle, dans la spécialité,médicale ou autre, à laquelle elle est affectée, un souvenir du culte primitif.L’inscription du temple forme d’ordinaire le linteau de la porte de lachapelle. Les simples et bons prêtres maronites croient que c’est la pierrede fondation de leur église, et c’est là une heureuse erreur ; car s’ilsavaient su que ces pierres conservent le souvenir d’une divinité païenne,ils les auraient détruites, ne fût-ce que pour soutenir leur prétention bizarreque le Liban a toujours été pur d’idolâtrie. (…) Un caroubier séculaire,souvent un petit bois de chênes ou de lauriers, derniers descendants del’ancien bois sacré, abritent d’ordinaire ces débris. Alentour se voientdes puits, des citernes, des piscines, des tombeaux taillés dans le rocvif, des pierres éparses semées dans un taillis de chêne. En général, lachapelle a ici plus d’intérêt que l’église. Moins surveillée par le clergé,elle abrite presque toujours en ces pauvres murs les restes de la vieillereligion. Saint Georges et Saint Elie, leurs patrons habituels, le prophèteJonas, dont le nom s’attache à beaucoup d’endroits caractéristiques aubord de la mer, ont remplacé, sans doute, des divinités plus anciennes.Je suis persuadé que l’aspect intérieur de la plupart de ces chapelles, lanature et la disposition des offrandes, les voeux qu’on y fait, la façondont on prie, diffèrent peu de ce qui avait lieu il y a seize cents ans.Souvent ces cultes, surtout ceux qui se rapportent à saint Georges et àJonas, sont communs aux chrétiens et aux musulmans. Nulle part plusqu’en ce pays il n’est vrai de dire que l’humanité, depuis son origine, a

prié aux mêmes endroits (Renan, 1997, p. 220).

Le père Goudard relève lui aussi ce phénomène et note d’ailleurscombien les montagnards libanais se sont acharnés à préserver les ancienscultes contre le christianisme : « L’Église alors, qui convertit plus volontiers

392 LES PÈLERINAGES AU MAGHREB ET AU MOYEN-ORIENT

qu’elle ne détruit, remplaça l’autel par l’autel, la fête par la fête…« Les templescomme les hommes se convertissent » disait saint Augustin. » De la mêmefaçon, pourrait-on dire, les rites se convertissent. Approuvant les remarquesde Renan concernant le Liban, le père Goudard ajoutait :

Voici partout de vieilles églises, en ruines ou restaurées, posées surle soubassement ou dans l’enceinte d’un temple. Au dessus d’Amshit...Les ruines de temples se voient de toutes parts. Les chapelles qui ontsuccédé à ces temples se rencontrent de dix minutes en dix minutes. Onse dirait au lendemain du jour où la réaction religieuse s’est faite en cesparages. Les souvenirs chrétiens, à fleur de terre, écrasent l’idolâtrieque révèlent les blocs laissés debout et les inscriptions. Et il suffit àl’archéologue de remuer un peu le sol pour réveiller l’écho des sièclespaïens, le pèlerin n’a qu’à toucher ces débris pour voir se lever la jeunessede sa foi au Liban, les temples byzantins dans leur blanche parure d’église

(Goudard, 1993, p. 148-149).

Nous savons par ailleurs que ces rites liés à la nature existaient dans lemonde arabe il y a bien longtemps. « Le sacrifice (nadr) aux sources (‘uyûn),aux pierres (ahjâr) et aux arbres (achjâr) était une pratique de « l’époque del’ignorance » (al-jâhiliyya) qui, là où elle se produit, est considérée par IbnTaymiyya comme une innovation (bid‘a) par rapport à l’islam et comme unassociationnisme (chirk) » (Olesen, 1991, p. 46). Issu de la plus profondeantiquité, absorbé et adapté par le christianisme puis par l’islam, ce patrimoinereligieux commun se retrouve donc jusqu’à nos jours dans les rituels votifs etconstitue ce que certains appellent « la religion populaire », « la religion vécue »et d’autres encore « la superstition ». Peu importe le nom que l’on donne a cepatrimoine commun, qui est encore une réalité observable. Ce qui nous paraîtsûr, c’est que c’est à ce niveau-là que se noue un dialogue entre les religions.

Au Liban et plus généralement au Proche-Orient, la pluralité religieuseest vécue à plusieurs niveaux. C’est dans cette région que naquirent etcoexistent encore le judaïsme, le christianisme et l’islam. Chrétiens etmusulmans revendiquent d’ailleurs les mêmes racines bibliques et les habitantsde la région sont donc directement concernés par la rencontre des religions etdes cultures. Celle-ci se fait entre autres à travers les pèlerinages vers lesmultiples lieux saints qui dessinent « une géographie spirituelle du monde, unatlas de la pratique religieuse » qu’évoquait Louis Massignon. Les Guides Bleusindiquaient autrefois les reliques à vénérer et les rites efficaces (Raphaël, 1973) ;aujourd’hui on établit des guides des lieux guérisseurs. Certains pèlerinagessont spécifiques à des communautés religieuses, mais d’autres sont partagéspar plusieurs communautés. Le culte de Saint Georges/al-Khodr apparaît parexemple comme un « ferment d’unité », en dépit de la diversité confessionnelle,et « la dévotion des fidèles à ce saint dépasse souvent la communauté dont ilssont issus » (Kanaan, 1998, p. 106). Au Liban, les pèlerinages populaires, qui

393PÈLERINAGES ET COïNCIDENCES

se sont répandus en dehors des formes de l’orthodoxie chrétienne etmusulmane, contribuent ainsi à bâtir, au-delà de l’expression de la piété, uneidentité culturelle commune qui permet d’atteindre à la « sublimation dureligieux ».

RÉFÉRENCES

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395PÈLERINAGES ET COïNCIDENCES

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