Philosophie et expérimentation sonore

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Gustavo CELEDÓN PHILOSOPHIE ET EXPÉRIMENTATION SONORE

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En couverture : illustration de l’auteur.

ISBN : 978-2-343-05045-432 €

Gustavo CELEDÓN

PHILOSOPHIE ET EXPÉRIMENTATION

SONORE

L A P H I L O S O P H I E E N C O M M U NCollection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren

PHILOSOPHIE

ET EXPÉRIMENTATION SONORE

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Cet ouvrage s’approche des pensées de divers philosophes, notamment Alain Badiou, Jacques Rancière et Bernard Stiegler, pour essayer une pensée de l’expérimentation sonore. Celle-ci relève pour nous d’une préoccupation différente de celle de sa définition ou de sa fixation dans le champ des études esthétiques. Elle n’est pas un objet que nous pouvons trouver dans le cours de l’histoire et du monde afin de nous en approcher philosophiquement. Autrement dit, elle ne se tient pas là, simplement, comme quelque chose qu’il faudrait saisir, pouvant constituer la spécificité d’une recherche ou une certaine spécialisation de la philosophie − philosophie de la musique, de l’art sonore, de l’expérimentation sonore. Même si, pour diverses raisons, académiques, communicationnelles, publicitaires, etc., on finit par parler d’une philosophie de l’expérimentation sonore, dans son double sens (celui d’une approche philosophique de l’expérimentation sonore et celui d’une pensée qui serait propre à cette dernière), il faut toujours niveler et égaliser les deux pôles. Une telle égalisation évoque ainsi une double affection : la philosophie peut se trouver elle-même affectée et modifiée par une telle approche, tout comme l’expérimentation sonore peut y trouver des éléments qui étaient cachés pour elle.

Gustavo Celedón est professeur d’esthétique à l’Université de Valparaíso (Chili). Il est docteur en philosophie de l’Université Paris VIII – Vincennes – Saint-Denis et membre du Conseil scientifique du Laboratoire d’études et de recherches sur les logiques contemporaines de la philosophie (LLCP). Il a également suivi des études doctorales de philosophie au Chili.

Philosophie et expérimentation sonore

La Philosophie en commun Collection dirigée par Stéphane Douailler,

Jacques Poulain, Patrice Vermeren

Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement.

Dernières parutions

Philippe VERSTRATEN, Nous-mêmes et la terre. Critique et dépassement de l’idée technique du monde, 2015. Carmen REVILLA (dir.), L’horizon de la pensée poétique de María Zambrano, 2015. Zouaoui BEGHOURA, Critique et émancipation. Recherches foucaldiennes sur la culture arabe contemporaine, 2014. Jordi RIBA (dir.), L’effet Guyau, De Nietzsche aux anarchistes, 2014. Lucas GUIMARAENS, Michel Foucault et la dignité humaine, 2014. Luis Gonzalo FERREYRA, Philosophie et politique chez Arturo Andrés Roig. Vers une philosophie de libération latino-américaine (1945-1975), 2014.

Gustavo CELEDÓN

Philosophie et expérimentation sonore

© L’Harmattan, 2015 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris

http://www.harmattan.fr

[email protected]

ISBN : 978-2-343-05045-4 EAN : 9782343050454

ÀPatriceVermerenetPatriciaGonzález

MesremerciementsàValentinedeBoisriou

Introduction

ILapenséede l’expérimentation sonore relèvepournousd'unepré‐

occupationdifférentedecelledesadéfinitionoudesa fixationdans lechamp des études esthétiques. Elle n’est pas un objet que nous pour‐rions trouver dans le cours dumonde et de l'histoire afin de nous enapprocher philosophiquement. Autrement dit, elle ne se tient pas là,simplement,commequelquechosequ’ilfaudraitsaisir,pouvantconsti‐tuer la spécificité d’une recherche ou une certaine spécialisation de laphilosophie—philosophie de lamusique, philosophie de l’art sonore,philosophie de l’expérimentation sonore. Même si, pour diverses rai‐sons,académiques,communicationnelles,publicitaires,etc.,onfinitparparlerd’unephilosophiede l’expérimentationsonore,danssondoublesens–celuid’uneapprochephilosophiquedel’expérimentationsonorecomme celui d’une pensée qui serait propre à cette dernière – il fauttoujours niveler et égaliser les deux pôles. Une telle égalisation nousparle ainsid’unedouble affection: laphilosophiepeut se trouver elle‐même affectée et modifiée par une telle approche, tout commel’expérimentationsonorepeutytrouverdesélémentsluiétaientcachés.

En ce sens, ce que nous appelons expérimentation sonore – notionqui se précisera au longdenotre travail – ne se constituepas commeunerégionisolée,maiscommeunmouvementtournantautourd’unfaitfondamental:leson,l’émergenceduson,danslamusique,danslaville,dansnosvies.Voicilepremierparagraphedel’introductiondulivreDelamusiqueausondeMakisSolomos:

«Lesonaccompagneaujourd’huilaviedeshommescommeilnel’ajamaisfaitauparavant:toutsepassecommesil’onavaitprocédéàunesonorisationgéantedesespacesdans lesquelsnousvivons,provoquantune hypertrophie de notre environnement sonore […] La musique, enparticulier, s’est transformée en immense flot sonore […] Nous vivonsainsi dans une ubiquitémusicale et sonore qui sollicite une écoute encontinu»1.

Cette «écoute en continu», comme le remarque Solomos, est uneidéedelaphilosopheespagnoleCarmenPardo.Ellelamentionneàpro‐posdecetteèredelaglobalisation,notammentd'unecertaineglobalisa‐tiondel’écoute,làoùnouspouvonsécouterdesfragmentssonorespar‐tout, tout en ayant la tentation de «suivre l’évolution des sons […]d’arriveràclassernosfragmentssonoresdumondeencatégories:pay‐

                                                            1Solomos,Makis,Delamusiqueauson.L’émergencedusondanslamusiqueduXXetXXsiècles,PressesUniversitairesdeRennes,Rennes,2013,p.9.

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sagesonores,artsonore,musiquepopulaire,musiquesavante,musiqued’ameublement,musiquesdumonde…».Etelleajoute:

«…débordés par la foule sonore, nous essayons demettre tous cesfragmentssonoresdansdescaissesqui,enfait,fondentletypedechaquefragment.Maisya‐t‐iluntypequipourraitrecueillirtouslesfragments?Peuvent‐ilsêtreenglobésdansune figurecommune,dansunenouvellecaisse?Ontrouverasansdoute toujoursuneexception,unecaractéris‐tiquequiéchappeàlarègle,unedifférencequidétachetelleoutellemu‐siquedugroupe»2.

C’estenfaitcetteexceptionquiconstituel’axedenotretravail.Cesonrebelle qui pourtant complique toute communauté des sons, qui nepermet pas de fermer la liaison finale et ouvre, par là, infinimentl'écoute,commesilacommunautémêmeétaitlapuissanced’ouverturequiempêche la fermeture— la fermeturedesoreillesparexemple.Leseul lieude l’expérimentationsonore tientdans la complexificationdulieu des sons et ainsi de son propre lieu. Ou plutôt: elle est une re‐cherchequipoursuitlesonentouslieux,commes’ilétaittoutàfaitin‐différentaulieu.

L’expérimentation sonore comme recherche, en état de recherche:elle poursuit le son comme cet élément vide qui appartient, nous ditBadiou, à tous les ensembles et qui appartient, disons‐nous, à tous lestypesdemusiqueetdenon‐musique—«àlarecherchedusilenceper‐du»disait JohnCage.Cevide,sisemblableausilence,seraunélémentimportantdenotrelivre.

Nous disonsdonc : une pensée sur le son a été développée par lespratiques expérimentalesdans lamusique, surtout auxXXème etXXIèmesiècles. Elle a constitué une recherche, extrêmement singulière, del’émergence sonore. Un traitement, l’expérience d’une sensibilité, desétudes sur le son, des conséquences politiques de l’écoute. Elle est ledéveloppement d’une sensibilité et d’un travail sur la sensibilitédeetautourde lasonorité,desbruits,desécoutes.Elleestaussiunepenséesurtoutcela,unepenséequisetrouveenelle‐même,commeexpérienceou pratique artistique, comme pensée artistique, comme pensée sen‐sible,commepenséed’expérience.Faitimportant:notrelivreconçoitlesensible comme ce lieu du changement par excellence, ce lieu «pre‐mier»oùsetissentdesdéplacementsetdenouvellesformes,celieuoùilexisteunpartage,commeleditRancièreet,parlàmême,lapossibilitéd’un repartage, d’entreprendre une guerre esthétique, comme le dit                                                            2Pardo,Carmen,«L’oreilleglobale»In:MusiqueetGlobalisation:musicologie ‐ethno‐musicologie, sous ladirectiondeMakisSolomoset JacquesBouët,L’Harmattan,Paris,2010,p.265.

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Stiegler. Formes et dissolution des formes, mondes et dissolution desmondes, lesmouvementsdusensibleseront toujoursdesmouvementsdelaviepolitique,sociale,spirituelle,économique,etc.

Ainsi,nousnepouvonspasnouslimiteràuneénumérationsupposéeetuneexpositiondetoutcequel’expérimentationsonoreapuproduirecommethéorieesthétique,politiqueouphilosophique.Étantdonnéquel’expérimentation sonore est avant tout un mouvement du sensible,nousvoulonspensercemouvementet,aveclui,lesdéplacementsquelaphilosophiepeutavoir,en«elle‐même»àcaused’eux.

Nousessaieronsainsidetrouvercertainesdesconséquencesqui,de‐puislesdéplacementssensiblespratiquéspardesexpériencessonores,peuventarriverà laphilosophiemême.Carsi,pour lediremétaphori‐quement,leciel,cetendroitprivilégiédelaphilosophie,letoposuranusplatonique,lieudetouteslesidées,s’estàchaquefoiscouvertetrecou‐vert de sons et de bruits, alors la philosophie ne pourra pas être lamême.Quelquechosedoitluiarriver.

C’estlaconsignequesedonnenotretravail,d'êtreàlafoisunepen‐séesurlesonetl’expérimentationsonore,etunepenséesurlaphiloso‐phieelle‐mêmeà traverscetteapproche.Danscesens, il s’agiraitd’untravail dont la méthodologie se voit fondée par l’idée d’inesthétiqued’AlainBadiou,ausensstrict:nousnesommespasenfaced’unobjet:

«Par ‘inesthétique’, j'entendsunrapportde laphilosophieà l'artqui,posantque l'artestpar lui‐mêmeproducteurdevérités,neprétendd'au‐cunefaçonfaire,pourlaphilosophieunobjet.Contrelaspéculationesthé‐tique, l'inesthétique décrit les effets strictement intraphilosophiquespro‐duitsparl'existenceindépendantedequelquesœuvresd'art»3.

Mais nous ne pouvons pas dire qu’il s’agisse à proprement parlerd’uneinesthétiquecar,nousl’avonssignalé,notretravailestprofondé‐mentmarquéparl’idéedusensiblecommelieu«premier»,commelieu«d’abord» où se constituent les partages de la vie intelligible, spiri‐tuelle,politique,économique…laviemême.Cettedernièreidéeestpré‐sentedanslapenséedeRancièrequisefaiticicritiquedel’inesthétiquedeBadiouencequecedernier,dit‐il,«rejetteuneesthétiquequisou‐met la vérité à une (anti)philosophie compromise dans la célébrationromantiqued’unevérité sensibledupoème»4.Rancièrepenseeneffetque le sensible est ce lieu de tissu et donc ce lieu d’importance pourpenser le politique. En répondant à toute anti‐esthétique qui dénoncel’esthétiquecommeconfusion,Rancièrediraque«défairelenœudpour                                                            3Badiou,Alain,Petitmanueld’inesthétique,ÉditionsduSeuil,Paris,1998,p.6.4Rancière,Jacques,Malaisedansl’esthétique,ÉditionsGalilée,Paris,2004,p.11.

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mieuxdiscerner en leur singularité lespratiquesde l’art ou les affectsesthétiques,c’estpeut‐êtrealorssecondamneràmanquercettesingula‐rité»5.

Encesens,nousnousplaçonsdanscelieuétrange,entreRancièreetBadiou:l’expérimentationsonoren’estpasunobjetpourlaphilosophie,maiselleest,parcontre,unmouvementdusensiblequiadeseffetspoli‐tiquesquelaphilosophiepeutpenser.Enlespensant,elleenvientàsetransformerelle‐mêmecar,finalement,entantquepensée,elleestpro‐fondémentliéeauxdevenirs,changements,révolutions,événementsdusensible.SiRancièredit,etnousleverronsbien,quelarévolutionpoli‐tiqueestfilledelarévolutionesthétique,nouspourronsdirequetouterévolutionphilosophiqueenestelleaussilafille.

Encesens,nousremarqueronslapuissancephilosophiquedans,dé‐jà,l’expérimentationsonore.Remarquertoutcequ’elleaurafaitpourlaphilosophie,nonpaspourquecelle‐cipuissesereconnaître,maispourqu’ellepuisseplutôtdépasserouessayerdedépasserseslimites,chan‐gerseslangages,éprouverd'autresformes,considérercequepeutêtre,par exemple, penser avec des sons. Tympaniser la philosophie, disaitJacques Derrida: c’est cela, le prix d’une philosophie del’expérimentation sonore, s’approchant des bruits comme des grince‐mentsquecettedernièreabienapprisàécouteretpenser.Tympaniserlaphilosophie:l’amenertoujoursverssalimiteàconditionde,pourquoipas,ladépasser.

II

S'ilestvraiqu'unegrandepartiedesexemplesprésentésauseindecelivresontliésauxexpérienceslesplusbruitistes,auxexpériencesquel’habitudeoulesenscommunconsidèrenteneffetcommedespratiquessonores expérimentales, nous comprenons l’expérimentation sonorecomme unmouvement sensible lié à l’expérience, au sensible commeexpérienceetnotammentàl’écoutecommeexpérience.C’est‐à‐direqu'iln’yapasdesondel’expérimentationsonore.Celle‐cinesonnecommerien.Cen’estdoncpasdepuisundésird’identitéquenous la compre‐nons.Aupointdecompliquerencorenotreproblème,nousverronsqu’ilne sera pas question d’un lieu, d’une place propre, car, en fait, il nes’agira pas non plus d’une approche historique. Il s’agira plutôt d’unmouvementquiremarquel’expérienceetpensequenouspouvonséven‐tuellementlerencontrerdansdifférentsendroits,différentstemps,dansdesmusiquesdiverses.Etparexpériencenousentendronsl’arrivéed’un                                                            5Ibid.,p.12.

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événement,peut‐êtreunson,peut‐êtreunemusique,faceàquoilapos‐sibilité de décoder ne se ferme jamais, tout en nous laissant, commediraitDerrida,sansleçon,sanssavoir,faceàunedimensionsansplace:l’expériencecommeexpériencequenousnepouvons,eneffet,placer.

C’est ainsi que, méthodologiquement, nous limitons notre champ àdesexpériencessonoresdesXXèmeetXXIèmesièclesoùlesnomsdeJohnCage,AlvinLucier,PierreSchaeffer,ChristianMarclayouMauricioKa‐gel,parmid’autres,sedétachent.S'ilspeuventmarquernotreterritoire,celui‐ci ne parvient jamais à se définir complètement, comme si nousétions, nous‐mêmes, en train de penser un son ou une musique que«nousn’avonspasencoreécoutée»—commedit JohnCagequenousreprendrons à plusieurs reprises dans ce livre. D'un point de vuemé‐thodologique, nous pouvons d'ailleurs situer John Cage au centre decette expérimentation sonore que nous convoquons ici, au sens où ilnousdonnera,plusqued’autres,desexemples,desmots,des«sens»del’expériencesonore.ToutcelaparcequeJohnCageestunmusicienquiaurasuproposerlapossibilitéderevenirécouter,desortirdel’identitéd’un son, de pouvoir écouter toute musique sans l’intention lui étantadossée.Musiquesansintention,commeonl'aditdesamusique,maisqu’il faut comprendre comme possibilité et arme de l’écoute car ellepeut toujours détacher l’intention de ce qu’on écoute et, par là,l’expérimentation sonore comme telle. Bruitiste, alogique, a‐musicale,elle ne pourra jamais réussir un son car elle‐même prend pour tâchel’écoutesanslimites.

Encesens,lesconflitsdesexpérimentationssonoresaveclamusique(etnouspensons icià JohnCageouLuigiRussolo,entreautres)nese‐rontpasdécisifs au sensoù, et c'est l’undespostulats lesplus impor‐tantsquenous trouvons, il est toujourspossiblede revenir écouter etc'estparcequ’onaécoutéetqu'onestentraind’écouterqu’onpeutfairedelamusique,quel'onensoitexpertoupas.

L’artistesonoreanglais,DavidToop,réfléchitsurlelieudecetartso‐nore.Ilditquecelieunesetrouvenidanslessallesdeconcertnidanslesmusées.Ilditquecetendroitestdehors,danslanature,toutendi‐santquelessonssonteneffetdehors,qu’ilyabeaucoupàécouter6.Da‐vid Thoreau, l’anarchiste nord‐américain qui influence en partie JohnCage, avait aussi invité à sortir écouter les sons ambiants, les sons del’en‐dehors.Etsilaconsignedesartssonoresexpérimentaux,decequenousappelonsl’expérimentationsonore,étaitdesortir?Sortir,c’est‐à‐direquitterun lieu,maisaussiquittercequi fait lieu,cequi inscritunlieucommelieudelamusique,commelieudel’artsonore,commelieu                                                            6Webb,J.;Wong,A.,dirs,SoundinContext,SoundMusicOrganisation,UK,2009.

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d’expérimentation,commelieuengénéral.Quittercelieuetcelieuquifait lieu: aumoins lemaintenir en tension, lui proposer toujours unerelocalisation,uneredistribution,unenouvellerelationou façondes’ytenir.

Émancipationsdes sons, émancipationsdesécoutes.Quitterun lieudeminorité,ausensdequitterlelieuassignéparunpartagedusensiblequi,ajouterons‐nous,seraaussiunpartagedessensoùl’écoutevoudraégalements'émanciperdetouteunecontraintevisuelleque laphiloso‐phieetlamusiqueontpuexercer.

Cetteémancipationnouslaisseprécisémentsanslieuousanslatota‐lité d’un lieu. Elle sera peut‐être un travail conjoint (entre musiciens,philosophes, expérimentateurs sonores…) qui, projeté vers l’avenir,pourranousdirequelquechoseparrapportàcelieu.Ouplutôt,etc’estcela que nous espérons, elle pourra nous dire de nouvelles formes depenser,denouvellesrelationssensibles,desconséquencesinéditesdesmouvementsdel’expérimentationsonore.

En résumé: nous nous limitons aux XXème et XXIème siècles en tantqu’espace‐tempsdel’expérimentationsonore.Nouslaissonspourtantlechampouvert:nousseronsdanslamusiquepop,danslamusiquecon‐temporaine,danslamusiquebruitiste,dansle jazz, lerock, lamusiquecontemporaine,etc.C’est‐à‐dire, l’espaceoule lieu, l’«école»quenousparcourons ou que nous pensons, n’existe pas comme tel et, par là, lecorpsexactdecequenouspensonsestceluidemusiciens,d’artistesetmêmede cinéastes que nous énumérerons dans ce livre. Une certainesensationd’instabilitépeutdoncapparaître,moinsparl’absencededé‐marcationquedu faitd'une tendancevivantedepossibilité–oud'im‐possibilité – toujours à venir: un autre musicien, une autre musique,uneautresonorité,lamiseenscènedeladé‐liaisontraversantlecœurmêmedecequis’exprime.Faceàceladonc,ilfauts’entenirauxmusi‐ciensnommésdans le livreet soutenirque la singularitédequelqu’uncomme John Cage partage une certaine «logique» pouvant rendrecomptedel’«être»del’expérimentationsonore. Maisilfautaussi,ausein de la méthodologie‐même, prendre au sérieux tout effetd’inconsistancedeliaison,d’absenced’«école»,delieu«misenlieu».Unepartiedecetravailrendracompteprécisémentdelapuissancedel’inconsistance,d’uneconsistante tisséechaque foispourune inconsis‐tance.

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IIILa puissance de cette rencontre n’est pas, nous l'avons dit,

d’objectiverphilosophiquementl’expérimentationsonore.Onaditqu’ilenseraitquestionentantquerecherchedanslechampdusensible,dusensible‐même. En prêtant attention aux sons, à l’écoute, elle se con‐formeaussicommeunepenséesureux,l’écouteetlessons,àlafoisencequ’elledevientunquestionnementsurlepartagedessens,surlapo‐sitionde l’écoutedans cepartage et, par là, unepensée sur lapensée.Mais aussi, parce que sous la forme de la philosophie, cette penséesembleavoir toujours subiunecontraintevisuelle, liéeà l’image.C’estpourcelaquelaphilosophienepourrapeut‐êtrepasensortirindemne.Etc’estenvuedetousceseffortspourdonneràlaphilosophied'autresformesdepenser,d'autrescheminsetd'autresouvertures,quece tra‐vails’estélaboré.

En ce sens, laphilosophieprend la formede l’auditeur.C'est‐à‐direqu'elleécouteplutôtqu'ellenousdonneunsensouuneexplicationdel’écouteoude lamusique,gardédans telou tel recoindesonhistoire.Ceciexpliquequenousn'ayonspasvoulutraiterdemanièreexhaustivetelleoutellegrandephilosophieaccordantuneplacemajeureà lamu‐siquecommec’estlecas,entreautres,decellesd’d’Adorno,JankélévitchouNietzsche.Nousnefaisonspasunetelleétude,c'est‐à‐direuneétudesur l’expérimentation sonore à la lumière de telles philosophies de lamusique ou de l’art, même si nous convoquons toujours l’avis dequelques‐unsparrapportàcertainspoints.Pournous,ils’agitd’exercerunepenséesurcertainsétatsdel’âme,delapolitique,del’espritdenosjours.Etcettepensées'intéresseàl’expérimentationsonorequi,atten‐tiveauxconditionssonoresdelaville,attentiveaussiauxtechniquesetauxmachines–auxmachinesquiproduisentdessonsoudesbruitsetauxmachinesqui«fontduraffut»–et,parlà,attentiveauxsensibilités,sera venue en pensant et en percevant notre temps «depuis long‐temps».

Nous disons «notre temps» et cela peut expliquer les trois philo‐sophesconvoquésdansce livre:Badiou,RancièreetBernardStiegler7.Tous trois sontdesphilosophesde«nos jours»,mais aussidesphilo‐sophes qui donnent des repères et des pensées pour penser ces jourscommel’avenirquisejouedanscesjoursmêmes.Surtout,ilsadressent                                                            7 D'autresauteurs,notammentRolandBartheset JacquesDerrida, sont invitésautourdecertainesidéesinscritesdansunediscussionsurlatechniqueetl’écrituredontl’axecentralestBernardStiegler.C'est‐à‐direqueBadiou,RancièreetStieglersontlesphilo‐sophesqui configurent des axesdediscussionoù concourent éventuellementd’autrespenseursetpenseuses.