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M. DULAEY, Les combats de David contre les monstres M. DULAEY, La lutte de David contre les monstres : le lion, l’ours, Goliath (1 R 17), dans Rois et reines de la Bible au miroir des Pères, Cahiers de Biblia Patristica, Strasbourg 1999, p. 7-51. Les combats de David contre les monstres 1 Sm 17 dans l’interprétation patristique Les thèmes que les écrivains de l’Ancien Testament ont repris aux mythes anciens sont souvent ceux qui ont eu le plus de succès auprès des commentateurs chrétiens : ainsi l’histoire de Jonas avalé par le monstre, de Daniel au milieu des lions etc. On peut ranger parmi ces thèmes celui du combat singulier destiné à trancher de grandes guerres. On connaît dans la tradition gréco- romaine le combat de Pâris contre Ménélas, de Manlius Torquatus contre le Gaulois, et surtout l’histoire des Horaces et des Curiaces. La Bible de son côté relate la lutte de David contre Goliath, qui doit mettre un terme à la guerre opposant les Philistins au peuple d’Israël. Ce récit, au cœur duquel est inséré, par un procédé de construction en abîme, le récit des combats antérieurs de David contre le lion et l’ours, fait dans le premier livre de Samuel l’objet d’un récit qui nous est transmis en grec en deux versions fort différentes

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M. DULAEY, Les combats de David contre les monstres

M. DULAEY, La lutte de David contre les monstres : le lion, l’ours,Goliath (1 R 17), dans Rois et reines de la Bible au miroir des Pères,Cahiers de Biblia Patristica, Strasbourg 1999, p. 7-51.

Les combats de David contre les monstres1 Sm 17 dans l’interprétation patristique

Les thèmes que les écrivains de l’Ancien Testament ontrepris aux mythes anciens sont souvent ceux qui ont eule plus de succès auprès des commentateurs chrétiens :ainsi l’histoire de Jonas avalé par le monstre, deDaniel au milieu des lions etc. On peut ranger parmices thèmes celui du combat singulier destiné à trancherde grandes guerres. On connaît dans la tradition gréco-romaine le combat de Pâris contre Ménélas, de ManliusTorquatus contre le Gaulois, et surtout l’histoire desHoraces et des Curiaces. La Bible de son côté relate lalutte de David contre Goliath, qui doit mettre un termeà la guerre opposant les Philistins au peuple d’Israël.Ce récit, au cœur duquel est inséré, par un procédé de

construction en abîme, le récit des combats antérieursde David contre le lion et l’ours, fait dans le premierlivre de Samuel l’objet d’un récit qui nous esttransmis en grec en deux versions fort différentes

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l’une de l’autre : un texte court, et un texte long,qui diffère peu du texte massorétique, et présente aumoins 37 versets de plus que le premier1. On verra plusloin que certains détails laissent à penser que laplupart des Vieilles Latines traduisaient le textecourt. Le Siracide fait écho à l’épisode dans son éloge de

David (Sir 46, 3-5). Selon un titre conservé dans laSeptante et les Vieilles Latines, mais pas dans letexte hébreu, le Psaume 143 aurait été composé parDavid quand il marcha contre Goliath. Enfin, le Psaume151 présenté par la Septante et certains psautierslatins, mais absent du texte massorétique, indique quele texte aurait été écrit par David lui-même« lorsqu’il affronta Goliath en combat singulier »2 ;les v. 6-7 font un récit du combat dont les élémentssont empruntés à 1 Sm 173, mais dont les termesdiffèrent de ceux des actuels manuscrits de la Septanteet suggèrent qu’il ne s’agit pas d’une créationseptantique, mais d’une tradition indépendante, pointqui a été confirmé par la découverte à Qumrân d’unHymne fort semblable à ce Psaume4. Il ne semble pas,toutefois, que les Pères l’aient cité ou utilisé et, leSiracide n’apportant guère non plus de détails quisoient absents d’1 Sm 17, nous pouvons nous concentrersur les utilisations patristiques de ce passage pourétudier comment les Pères comprenaient les combats de1 Sur le problème du texte voir B. GRILLET, M. LESTIENNE, La Bible d’Alexandrie, 9.1.Premier Livre des Règnes, Paris 1997, p. 291-293.2 Sur ce Psaume, cf DBS, s. v. Septante, c. 619 (1993). Le Psaume 151 se trouvaitdans le Psautier Romain. Sur ce point, cf P. M. BOGAERT, L’ancienne numérotationafricaine des Psaumes et la signature davidique du Psautier (Ps 151), dans RBén 97, 1987, 153-162. 3 1 Sm 17, 48 b ; 43 c ; 51 b-c ; 36.4 Ps 11 Q Psa de Qumrân : A. DUPONT-SOMMER, M. PHILONENKO, éd.,La Bible. Écritsintertestamentaires, Paris 1987, p. 309-312.

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David contre les monstres, en y voyant despréfigurations de la lutte du Christ contre Satan.5.

I. David, le lion et l’ours

Au centre de l’épisode du combat singulier de Davidcontre Goliath est insérée la relation de ses bataillesavec les fauves, qui a pour but de convaincre Saül dele laisser affronter le Philistin en dépit de sajeunesse. Récit dans le récit, 1 Sm 17, 34-37 fournitla clé de l’épisode, en mettant en relief la foi quianime David et la protection divine qui explique sonétonnante victoire. « Quand ton serviteur faisaitpaître les brebis de son père et que venait un lion ouun ours qui enlevait une brebis du troupeau, je lepoursuivais, je le frappais et j’arrachais celle-ci desa gueule. Et s’il se dressait, moi, je le saisissaispar les poils du menton et je le frappais à mort. Tonserviteur a battu le lion et l’ours, il en sera de cePhilistin incirconcis comme de l’un d’entre eux,puisqu’il a défié les troupes du Dieu vivant. David ditencore : le Seigneur qui m’a sauvé de la griffe du lionet de l’ours me sauvera des mains de ce Philistin.Alors, Saül dit à David : Va, et que le Seigneur soitavec toi » (BJ). Les Antiquités bibliques du Pseudo-Philon ontbien mis en relief la valeur emblématique de ce courtrécit : c’est au beau milieu de l’action de grâces deDavid pour l’élection et l’onction divines quesurgissent les fauves, et il s’écrie : « Voilà qui meservira de signe pour inaugurer puissamment mes combats

5 Notre dossier doit beaucoup à Biblia Patristica 1-6, ainsi qu’au CLCLT de Louvain. Sur le personnage de David chez les Pères, voir RLAC, s. v. David, c. 594-603 (J.DANIÉLOU) ; Augustinus Lexikon, s. v. David, c. 235-244 (C. MAYER, 1996).

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victorieux ; je vais sortir à leur poursuite, jedélivrerai les bêtes qu’ils ont ravies et je lestuerai » ; le parallélisme avec le combat contreGoliath est souligné par le fait que, pour le Pseudo-Philon, c’est avec des pierres que David tue le lion etl’ours, contrairement à ce que suggère le textebiblique6.

David berger, figure du bon PasteurLe premier détail relevé par les commentateurs en 1 Sm

17, 34-37 est que David était le berger de son pèreJessé. On y a vu très tôt une figure du Fils de Dieudevenu fils de l’homme pour se manifester àl’humanité ; ainsi au début du IIIe s. dans lecommentaire d’Hippolyte Sur David et Goliath : « David étaitun enfant et faisait paître les brebis de son pèreJessé, tout comme le Christ est devenu un enfant venudu Père et par là se manifesta aux saints comme lepasteur véritable venu du Père »7. C’est parce qu’ils’est incarné que le Christ a pu devenir le berger deshommes8.David berger qui, au péril de sa vie affronte les

fauves pour assurer le salut des brebis, était uneévidente figure du bon Pasteur « qui donne sa vie pourses brebis » (Jn 10, 11). L’image est claire chezEusèbe de Césarée : « Étant jeune et paissant lesbrebis de son père Jessé, (David), muni de sa foi et de6 Ps. PHIL. antiqu. bibl. 59, 5, SC 229, p. 366. Hippolyte suggèrera de même leparallélisme entre les deux combats en disant que Goliath « rugit comme unlion » (HIPP. De Dauid et Goliath (=Dau.) 14, 1, CSCO 264, p. 17, 13).7 HIPP. Dau. 5, 1, CSCO 264, p. 4 ; le texte est conservé dans deux versions,géorgienne et arménienne.8 Selon le traducteur, le terme rendu par puer signifie littéralement puer-homo,et puer-factus est un mot unique qui renvoie à l’Incarnation : Fils de Dieu parnature, le Christ devient fils de Jessé en s’incarnant. Sur cet aspect de lachristologie d’Hippolyte, cf U. ZANI, Cristologia d’Ippolito, Brescia 1996*, p. 337-339.

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son espérance en Dieu, attaquait les lions et les ourspour assurer le salut des brebis, imitant en cela lebon Pasteur dont il est dit : “Tout comme le bergersauve de la gueule du lion deux pattes ou un boutd’oreille” (Amos 3, 12) »9. « Le véritable David, écritJérôme, celui qui sauve les brebis de son père, s’estemparé du lion et l’a mis à mort »10.Le rapprochement entre 1 Sm 17, 34-37 et Jn 10 se

trouve encore chez Amphiloque d’Iconium, pour qui « leChrist est dit pasteur parce qu’il dit : “Je suis lebon Pasteur” : il a en effet ramené les brebis perdueset tué notre adversaire le lion avec le bâton de sacroix »11. David, explique Quodvultdeus dans le Livre desPromesses, écrit au Ve s., vraisemblablement pour formerdes catéchètes, était « un pasteur de brebis, pourannoncer par là notre pasteur et notre oint, le ChristSeigneur qui dit : « Je suis le bon pasteur » (Jn 10,11). David reconnaît qu’il a arraché sa proie à lagueule du lion (1 Sm 17, 35). Notre “Fort de bras”, luiaussi, a arraché à la gueule du diable-lion Pierre quile reniait et le larron qui le confessait (cf Lc22,61 ; 23,43) »12. Dans son commentaire de l’Évangilede Jean, au XIIe s. encore, Rupert de Deutz commente Jn10 en faisant appel à 1 Sm 17, 34-3713. Le rapprochementavec la parabole johannique, où l’adversaire du bergerest un loup, explique sans doute que dans la Peshittô,en 1 Sm 17, 34, le loup remplace l’ours ; cetteconfusion de la traduction syriaque de la Bible serépercute dans plusieurs commentaires d’Ephrem de9 EVS. in Ps. 69, 6-9, PG 23, 776 C.10 HIER. in Naum 2, 11-12, CC 76 A, p. 552, 384.11 AMPHILOQUE, Sur la Pâque 5 (Augustinianum 21, 1981, p. 535).12 QUODVULTD. prom. 2, 25, 52 (SC 102, p. 414) : “Fort de bras », manu fortis :sur cette étymologie du nom de David, voir note 62.13 RUPERT, in Ioh. 10 (10, 27-30), CCCM 9, p. 536, 192-208.

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Nisibe14. Déjà en effet Hippolyte avait rapproché lelion, l’ours et le loup dans son commentaire de notreépisode15.

L’animal combattu : figure du diableAprès la personnalité de David, c’est l’animal qu’il

combat qui focalise l’attention : les Pères sontunanimes à y voir une figure du diable. David vainqueurdu lion et de l’ours est un épisode à mettre au nombredes figures de la victoire pascale du Christ sur Satanpour lui arracher l’homme. Ephrem développe l’imagedans une hymne célébrant la Nativité : à Bethléem, lesbergers viennent adorer le Seigneur des bergers, levrai fils de David : « A cause d’un agneau, David, tonpère, a tué le lion. Toi, ô fils de David, tu tues leloup invisible qui a tué Adam, l’agneau inexpérimentéqui paissait en bêlant dans le paradis16. Ce loupinvisible, ou ce lion, qui lacère l’homme mais estabattu par le véritable David est désigné dans un autrehymne comme le péché et la mort : « Le corps était unebrebis perdue, et le lion l’avait traquée et déchirée ;le péché est la bête invisible qui l’a lacéré. QuandDavid arracha l’agneau au lion, il lui sauva la vie.Toi, tu as donné ton corps pour notre corps à la mortqui l’avait englouti sans en être rassasié. Par toiseul, elle fut rassasiée, et en creva »17. Un passage dutraité Sur David et Goliath d’Hippolyte accumule des symbolesde signification parallèle : « Il est venu, levéritable David qui, issu de ta descendance et né de laVierge, a fait paître les troupeaux de son père et mis14 EPHR. hymn. c.haer. 14, 11, CSCO 170, p. 52, avec la note ; hymn. nativ. 7, 8,CSCO 187, p. 49 ; carm. Nisib. 39, 173 (trad. Navarre-Fhégali, 1989, p. 130) ; ser.7, 185 (CSCO 306, p. 131 et note).15 HIPP. Dau. 11, 4 (CSCO 264, p.13).16 EPHR. Hymn natiu. 7, 8 (CSCO 187, p.49).17 EPHR. Hymn uirg. 37, 5 (CSCO 224, p.116).

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à mort la Mort, telle un lion ; lui qui a détruitl’ours, c’est-à-dire le péché du monde, qui apourchassé le loup trompeur, qui a relevé l’homme, telune brebis morte ; qui par le bois a écrasé la tête duserpent et arraché Adam aux profondeurs infernales duTartare, tel la brebis morte »18. On voit ici sesuperposer à 1 Sm 17, 34-37 la figure du bon berger quidéjà condense les traits du berger de la parabole desÉvangiles synoptiques et ceux du berger johannique quiaffronte le loup19, ainsi que l’image du Christ foulantaux pieds le serpent (cf Ps 90, 13 : « Tu fouleras auxpieds le lion et le serpent »).Ce dernier verset est explicitement rapproché de 1 Sm

17, 34 par Quodvultdeus : « Ton serviteur a tué le lionet l’ours, répliqua David : il en sera de cet hommecomme de l’un d’eux ; il annonçait ainsi que, selon lapromesse, sortirait de sa race Celui qui a foulé auxpieds le lion et le dragon »20. Il en va de même dans unsermon qu’on attribue à Jean, évêque de Naples vers lamoitié du VIe s. : « Quand David enfant défendait lesbrebis contre la férocité des fauves, il étouffait lelion et l’ours en les maintenant sous son aisselle.18 HIPP. Dau. 11,4 (CSCO 264, p.13) : d’après le texte géorgien ; le textearménien ne parle pas de la brebis morte, et dit seulement : « par la croix, ila brisé la tête du serpent et enlevé la brebis rationnelle à la gueule dutartare ». La brebis morte pourrait renvoyer à Amos 3, 12, où le bergerarrache à la gueule du lion « deux pattes et un bout d’oreille », figures dupetit reste du peuple d’Israël sauvé par le Seigneur chez le prophète, et ici,d’Adam, en piteux état depuis la chute. Le verset est en effet rapproché d’1Sm 17, 34 par Eusèbe (cf note 9) ; il avait en effet probablement reçu unesignification figurée chez Origène (ce qui est ainsi cauvé figure l’Eglise),comme tendrait à le prouver le parallèle qu’on voit entre ORIG. [?], Cat. Ps. 21,13, PG 12, 1256 C et HIER. in Amos 1 (3, 12), CC 76, p. 252, 322.19 Sur l’harmonisation ancienne des différents récits, qui est à la base de lafigure ancienne du bon Pasteur, si souvent représentée dans l’artpaléochrétien, voir M. DULAEY, La parabole de la brebis perdue dans l’Église ancienne. Del’exégèse à l’iconographie, dans REAug 39, 1993, p. 3-22.20 QUODVULT. prom. 2, 25, 52 (SC 102, p. 416, 25).

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D’où l’enfant tenait-il cette force, sinon du fait quedéjà Dieu en lui réalisait les mystères ? Qu’était-ceen effet qu’étouffer l’ours et le lion et défendre lesbrebis, sinon annoncer la venue du Seigneur JésusChrist, qui a enchaîné Satan et ses anges pour délivrerson troupeau de la gueule du lion rugissant, lui qui a« foulé aux pieds le lion et le dragon (Ps 90,13) »21.

Lion et ours : essais de distinctionLion, ours, loup, serpent, tous ces animaux reçoivent

donc une signification analogue. Pourtant, en 1 Sm 17,34, certains auteurs cherchent à distinguer le lion etl’ours. Pour Hippolyte, le lion symbolise la mort etl’ours, le péché22. Jean de Naples semble voir dansl’ours l’incrédulité et dans le lion la mort : leChrist « a étouffé l’ours, quand il a confondul’incrédulité de ceux qui le crucifiaient et quidisaient : “Cet individu a dit : Je détruirai letemple, et en trois jours, je le rebâtirai” » (Mt26,61), et qui dirent encore “Pendant que nousdormions, ses disciples sont venus et l’ont dérobé” (Mt26,64). L’énorme bête aussi a été tuée quand il estressuscité d’entre les morts 23». Césaire d’Arles, quantà lui, pense que les deux images sont complémentaires :« Ils étaient tous deux des types du diable, le lion etl’ours qui ont été étouffés par la force de David pouravoir osé attaquer une de ses brebis. Tout cela, mestrès chers frères, nous lisons que ce fut alorspréfiguré en David et que ce fut accompli en notreSeigneur Jésus Christ. Car c’est alors qu’il étranglale lion et l’ours quand, descendant aux enfers, il aarraché tous les saints à leur gueule. Ecoute enfin le21 PS. CHRY. Hom. 24 (PLS 4, 806) ; Frede 2, IO. N., ^. 571.22 HIPP. Dau. 11, 4 (CSCO 264, p. 13, 16-17).23 PS. CHRY. Hom. 24 (PLS 4, 806).

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prophète qui, parlant au nom du Seigneur, supplie :“Arrache à l’épée mon âme, et à la patte du chien monunique. Délivre-moi de la gueule du lion” (Ps 21, 21-22). C’est parce que la force de l’ours réside dans sapatte et celle du lion dans sa gueule que ces deuxbêtes ont été choisies pour figurer le diable. Cesparoles donc ont été dites au nom du Christ, pour queson unique, son Église, soit arrachée à la patte dudiable, c’est-à-dire à son pouvoir, ou à sa gueule »24.« David, écrit Isidore de Séville, a tué le lion etl’ours : l’ours, c’est-à-dire le diable, et le lion,l’Antéchrist ; le premier tend aux hommes des embûchesen cachette ; le second se déchaîne contre eux en touteclarté à la fin des temps »25. Ce passage esttextuellement repris au IXe s. par Angélome de Luxeuildans son commentaire du Livre des Règnes26. Bèdepourrait bien également être redevable à Isidore del’idée que « si le lion et l’ours se signalent tousdeux par la ruse autant que par la force, l’ourscependant est plus faux et le lion plus fort ; et c’estpourquoi, si l’un symbolise la fausseté et l’autre laviolence, à eux deux, ils représentent de façon figuréela méchanceté des démons »27. De l’interprétation christique, où David vainqueur du

lion et de l’ours symbolise la victoire du Christ surles puissances infernales, on passait toutnaturellement à une exégèse morale : à l’image de

24 CAES. ser. 121, 4 (CC 103, p. 506).25 ISID. in 1 Reg. 9, 4 (PL 83, 399 B). Nous n’avons pu trouver quelle est ici la source d’Isidore ; ces quelques lignes tranchent dans un contexte entièrement repris d’Augustin ; elles sont visiblement du même auteur que in Gen. 5, 8 (PL 83, 221 B), où le lion et le serpent du Ps 90, 13 sont respectivement l’antéchrist et le diable.26 ANGELOM. in 1 Sm 3(17, 34-36), CCCM 119, p. 155, 771-775.27 BED. in Sam. 3 (17, 34-36), CC 119, p. 155.

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David, le chrétien doit vaincre le mal et le péché.David, dit Ephrem dans un sermon, a vaincu le lion, etpar ta force, mon Seigneur, a mis le loup à mort. Avecta force, mon Seigneur, je vaincrai le Mauvais, le loupinvisible qui me guette »28. Si David pouvait sauver labrebis de la gueule du lion, combien plus le Seigneurest-il capable de nous arracher au péché, s’exclameAstérios d’Amasée, qui conclut : « Garde-moi, tel unberger, et les dents des lions ne pourront rien contremoi »29. Dans la même perspective, une lettre attribuéeà Basile de Césarée conseille : « Mets toutes tesforces à te relever de terre. Souviens-toi du bonPasteur qui te poursuivra et t’enlèvera (cf 1 Sm 17,35). Même s’il y reste les deux jambes ou le bout del’oreille, bondis hors de la portée de celui qui t’ablessé »30. Sans être très fréquent, le combat de David contre le

lion et l’ours se rencontre dans l’iconographie. Fin IVe

s., sur les portes de bois de la basilique Saint-Ambroise de Milan, David est représenté assis au milieude son troupeau, les pieds posés sur le lion vaincu, etl’ours humilié près de lui31. Deux plats d’argent dudébut du VIIe s., provenant de Constantinople, trouvés àChypre, et conservés l’un au musée de Nicosie etl’autre au Metropolitan Museum of Art de New York,représentent respectivement la lutte de David avecl’ours et son combat contre le lion32. L’image perdure

28 EPHR. ser. 7, 185-188, CSCO 306, p. 101.29 ASTER. In Ps. 7 (PG 40,473 A).30 BAS. [?], Ep. 44, 2 (CUF 1, p. 111). C’est le thème de la poursuite quimontre que l’auteur a en tête 1 Sm 17, 35 et pas seulement la parabole de labrebis perdue.31 DACL, s. v. David, c. 301, fig. 3631.32 Reproduction dans A. GRABAR, L’âge d’or de Justinien, Paris 1966, fig. 354 ; W. F.VOLBACH, M. HIRMER, Arte paleocristiana, Florence 1958, fig. 250.

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dans le haut Moyen Age. « David a tué le lion etl’ours, écrit Ambroise Autpert vers la moitié du VIIIe

s., parce que le Rédempteur du genre humain a par saforce écrasé l’antique adversaire et la puissance dumal en ce monde »33. Pour Rupert de Deutz, le lion etl’ours désignent encore le diable que David, figure duChrist bon pasteur, a étouffé pour arracher de sagueule les brebis que nous sommes. Aussi n’est-il passurprenant qu’un chapiteau d’Autun du XIIe s. représenteencore le combat de David contre les fauves.

II. David et le géant Goliath

1. L’interprétation globale de l’épisode

Les leçons du sens littéral

Le texte biblique de 1 Sm 17, riche en oppositionssignificatives et même en leçons explicites, offrait unsens transparent : le petit David, sans autres armesque le nom de Dieu (17, 45), est vainqueur du géantGoliath, hérissé de sa panoplie guerrière, afin quetous reçoivent une leçon : les païens, pour qu’ilsconnaissent Dieu (17, 46), les croyants, pour qu’ilsapprennent que « c’est le Seigneur qui donne lavictoire et qui est le maître du combat » (17, 47).L’homme humble qui met sa foi dans le Seigneur estfinalement vainqueur de l’arrogance des puissants de cemonde. Cet enseignement, constant dans la Bible, avaitdéjà été tiré du texte par le Siracide, qui écrit :

33 AMBR. AVTP. in Apoc. 5, prol. CCCM 27, p. 382, 696 ; cf aussi PASCHAS. RADBERT.in Lam. Hier. 3, CCCM 85, p. 163, 689-705.

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« Jeune encore, (David) n’a-t-il pas tué le géant etlevé la honte du peuple, en lançant avec la fronde lapierre qui abattit l’orgueil de Goliath ? Car ilinvoqua le Seigneur Très-Haut, qui accorda à sa droitela force pour mettre à mort un puissant guerrier etrelever la vigueur de son peuple » (Sir 47, 2-6). Lescommentaires anciens ont également exploité lesantithèses du texte.Si la taille de Goliath attire rarement les

commentaires34, on met souvent l’accent sur la superbedu Philistin, qui est suffisamment évidente, dans lesdéfis qu’il lance à Israël (17, 8-10) et le mépris dontil témoigne à l’égard de David (17, 43), pour qu’il nesoit pas nécessaire d’y insister à notre tour. Al’orgueil de Goliath est souvent opposée l’humilité deDavid : « L’humilité de David a vaincu la superbe deGoliath qui se précipitait sur lui en colère », écritAphraate, dans un enseignement consacré à cette vertu35.« L’humilité a tué l’orgueil », dit Augustin dans unsermon36. Dans sa Psychomachie le poète Prudence, quand iltraite du combat de l’Humilité et de l’Orgueil,rappelle longuement l’exemple de David marchant contreGoliath37. Augustin trouve dans l’épisode de David etGoliath une claire illustration de l’opposition qu’ilétablit si fréquemment entre l’homme qui présume de sespropres forces et celui qui, connaissant sa faiblesse,met toute sa confiance dans la grâce divine. Le thème

34 Voir toutefois QUODVULT. prom. 2, 25, 53, SC 101, p. 416, 4 : « magnum hostemparuus pastor expugnat » ; ser. 5 adu. haer. 1, 6, CC 60, p. 261, 6 : « Goliammagnum … Dauid puer paruus ».35 APHR. dem. 9, 3, SC 349, p. 475 ; cf aussi 5, 3, p. 324 ; dem. 14, 10, SC 359,p. 618. DIDYM. in Ps. 32, 16 (éd. M. Gronewald, Bonn 1969, p. 180) ; in Eccl. 283, 5(p. 44).36 AVG. in Ps. 33, 4, CC 38, p. 276, 16.37 PRVD. psychom. 290-304, éd. Lavarenne, t. 3, p. 60-61.

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est développé dès 403 dans le Sermon 3238, et il estrepris plus tard, dans des sermons datant de l’époqueoù il lutte contre les idées de Pélage39. Le SermonLambot 21, difficile à dater, souligne la leçon del’épisode, qui met en relief le don de la grâcedivine : « Soyez attentifs aux paroles de David, etvoyez que ce n’est pas lui qui a vaincu. Il dit eneffet : “C’est le combat de Dieu” (17, 47). Que veutdire : “C’est là le combat de Dieu” , sinon ceci : Dieucombat par moi ; il se sert de moi comme d’uninstrument ; c’est lui qui abat l’ennemi, lui quilibère le peuple, lui qui donne la gloire, “non pas ànous, mais à son nom” »40. De son côté, Paulin de Noleécrit : « Le géant est abattu comme un chien par lafronde du jeune berger ; vaine est la force deshommes ; seule vaut celle qui vient de Dieu »41. Pour mieux mettre en relief cet enseignement, un

sermon africain des Ve- VIe s. affirme que,contrairement au Philistin imbu de sa force, Davidimplorait l’aide d’un ange, et que c’est l’ange qui adirigé son jet de pierre42. La même idée se retrouvedans la glose d’une Vieille Latine : « David mit lapierre dans sa fronde. Et, tout en imprimant unmovement rotatif à son bras, il invoqua le nom duSeigneur : “Seigneur Dieu, envoie ton messager pourqu’il précède la pierre de cette fronde” »43. Cetteversion des faits pourrait être influencée par le livre

38 AVG. ser. 32, 3 et 12, CC 41, p. 399 et 404.39 AVG. in Ps. 143, 2, CC 50, p. 2074, 43 (en 413-414) ; ser. 153, 9, 11 (PL 38,831) : A. M. LA BONNARDIÈRE, Biblia Augustiniana 2, Les Livres historiques, Paris 1960, p.72, le date de 418.40 AVG. ser. Lambot 21, 6 (=335 K), PLS 2, 820.41 PAVL. N. carm. 26, 143 ; cf aussi 24, 600 ; epist. 21, 1.42 Ps. FVLG. ser. 74, PL 65, 944 C.43 cité par A. RAHLFS, Septuaginta, apparat critique à 1 R 17, 49.

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M. DULAEY, Les combats de David contre les monstres

des Antiquités Bibliques du Pseudo-Philon, où Dieu dépêche àDavid « Zervihel, l’ange préposé à la force » pour luivenir en aide44 ; on ne lui trouve par ailleurs aucunparallèle dans les textes grec, hébreu ou syriaque, pasplus que dans la Vulgate ou dans les targumim45.« Il invoqua le Seigneur Très Haut, qui accorda à sa

droite la force », avait dit le Siracide. Aussi,l’exemple de David sauvé de la main de Goliath a-t-ilété rejoindre la série des exemples bibliques dedélivrance invoqués dans la prière des chrétiens. Ilfigure dans le Martyre de Julienne de Nicomédie, un texteantérieur à Bède46, dans l’Ordo commendationis animae, oùl’on lit : « Libère l’âme de ton serviteur comme tu aslibéré David de la main du roi Saül et de celle deGoliath »47, ainsi que dans le Sacramentaire de Gellone 48.Dans la prière de Brendan, il est dit : « Libère-moi,Seigneur, comme tu as libéré David de la fureur del’ours, du lion et de Goliath »49.

L’interprétation typologique globale : la lutte du Christ contre le diable

David vainqueur de Goliath est une figure constante dela victoire du Christ sur Satan. « De même que Goliatha été abattu par David », écrit Hippolyte dans la

44 Ps. PHIL. antiqu. bibl. 61, 5, SC 229, p. 370, 29.45 N. FERNANDEZ MARCOS, Scribes and Translators, Septuagint and Old Latin in the Books of Kings, Leyde 1994, p. 50.46 Martyre situé à l’époque de la Tétrarchie : BHL 45, 22 ; AASS, Fevr. 2, 875-878.47 Ordo commendationis animae, CCLXVI, p. 272, 1330.48 CC 159, p. 461, 15-17.49 PLS 4, 2057 ; cf aussi CAES. ser. 100 A, CC 103, p. 416, où le Psaume 143, 1,qui est dit, dans la Septante et les Versions latines, « de David contreGoliath », est un hymne au Seigneur « qui libère ton âme de la gueule du lionet des petits de lion ».

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première moitié du IIIe s., « de même le Trompeur a étévaincu par le Christ » 50. Et, s’il met en reliefcertains traits de l’histoire de David, berger, ointdans l’obscurité, haï de Saül, pour souligner saressemblance avec le Christ, de même il “diabolise”Goliath, « homme de guerre dès l’enfance » comme lediable est « homicide dès l’origine »51, terrifiant Saület les Israélites parce qu’invincible pour leshommes52 ; les écailles même de sa cuirasse lerapprochent du Serpent ennemi de l’humanité53. La figure court dans toute la patristique. « En David

et Goliath a été préfiguré le combat de Satan et duSeigneur », écrit Hilaire de Poitiers54. « Par l’agneaufils de David a été abattu le Mauvais plein de force,le Goliath caché », lit-on dans un hymne d’Ephrem55.Augustin dit dans un sermon que « David était figure duChrist comme Goliath était figure du diable ; et Davidqui a abattu Goliath est le Christ qui a tué lediable »56. Une homélie pseudo-augustinienne du tempspascal rapproche le combat de David et Goliath ducombat du Christ contre Satan lors de la Passion et dela descente aux enfers57. « David envoyé pour combattreGoliath ne signifie rien d’autre que le Christ envoyécombattre le diable pour le salut du genre humain »,dit un autre prédicateur africain en conclusion d’unsermon entièrement consacré à notre épisode58. On50 HIPP. Dau. 7, 9, CSCO 264, p. 8-9 ; cf aussi 15, 2-3.51 8, 2 ; 10, 4.52 9, 2.53 7, 8.54 HIL. in Ps. 143, 1, CSEL 22, p. 814, 9.55 EPHR. hymn. azym. 5, 5, CSCO 249, p. 9 ; trad. D. Cerbelaud, PDF 58, p. 46.56 AVG. in Ps. 33, 1, 4, CC 38, p. 276, 13-15 ; cf aussi ser. 32, 5, CC 41, p. 400,84 : « praefiguratio domini Iesu Christi ».57 Ps. AVG. ser. Cai. 1, 38, 4, PLS 2, 987.58 Ps. FVLG. ser. 74, PL 65, 945 D.

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retrouvera encore la même idée chez Bède au VIIIe

siècle59.Pratiquement tous les textes patristiques qui traitent

d’1 Sm 17 supposent l’exégèse typologique que l’onvient d’exposer, et l’image paraît si évidente que lesPères n’éprouvent guère le besoin de s’y attarder. Chezplusieurs d’entre eux, le géant est assimilé à “l’hommefort” dans la maison duquel s’introduit un plus fortque lui pour le ligoter et lui enlever ses biens, selonla petite parabole de Mt 12, 29. Il avait été trèsanciennement identifié à Satan, tandis que sonadversaire l’était au Christ, qui lui enlève ses biens,c’est-à-dire les hommes que, depuis la chute, ilconsidérait indûment comme sa possession60. La mise enrelation d’1 Sm 17 et de Mt 12, 29 se trouve chezHilaire de Poitiers, Ambroise de Milan, Chromaced’Aquilée, Cassiodore et Césaire d’Arles, et montre queles deux figures symbolisent pareillement la Passion,la descente aux Enfers et la rédemption de l’homme61. Ilest probable qu’a aussi contribué au rapprochement desdeux textes le fait que l’étymologie ancienne la pluscourante du nom de David était « manu fortis », le Fortde bras62.

59 BED. in Sam. 3 (17, 21-32), CC 119, p. 154, 740-743.60 MEL. S. pasc. 783-786 (SC 123, p. 122 ; IREN. haer. 3, 8, 2 (SC 211, p. 91) ;5, 22, 1 (SC 153, p. 280) etc.61 HIL. In Ps. 51, 4 (CSEL 22, p. 99) ; AMBR. In Ps. 118, 21, 11 (CSEL 62, p. 479, 2-7) ; CHROM. tract. 50, 1 (CC 9 A, p. 446, 48-56) ; CASSIOD. In Ps. 118, 16 (CC 93,p. 1132, 3019-3022) ; CAES. ser. 121, 5 (CC 101, p. 507).62 Sur cette étymologie, voir F. WUTZ, Onomastica Sacra, TU 42, Berlin 1914-1915 ;HIER. nom. hebr. CC 72, p. 103, 11) ; l’étymologie, présente chez Ambroise (apol.Dau. 1, 3, 9, CSEL 32, 2, p. 304, 25 etc.) n’apparaît pas moins de 11 fois dansles œuvres d’Augustin. Ambroise et Augustin l’utilisent notamment pourcommenter 1 Sm 17 : AMBR. In Ps. 118, 17, 4 ; AVG. ser. 33, 1, 4, CC 41, p. 276,13), et, à sa suite, Quodvultdeus, Césaire, Isidore, Bède, Ambroise Autpert etAngélome de Luxeuil.

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L’interprétation morale commune : la lutte du chrétien contre le mal

Dans l’introduction de son commentaire Sur David et Goliath,Hippolyte présente les différents niveaux de lecture del’épisode de David et Goliath : « Ce qui a été faitdans le passé par David a été par la suite accompli parle Sauveur, et accordé par grâce aux Églisessaintes »63. 1 Sm 17 est une préfiguration du mystèrepascal, et le combat de David contre Goliath, du Christcontre Satan, se prolonge aujourd’hui encore dans lalutte du chrétien contre le péché. Quand Origènes’interroge sur la phrase de l’Epître aux Ephésiens« notre combat n’est pas contre des adversaires dechair et de sang, mais contre les puissances » (6, 12),il conjecture que Paul renvoie au combat de Davidcontre Goliath ainsi qu’aux guerres de l’AncienTestament qui toutes, selon son interprétationconstante, symbolisent la lutte de l’homme contre lespuissances du mal, et Jérôme reprend très exactement cepassage dans son propre commentaire de l’Epître auxEphésiens64. Un sermon pseudo-chrysostomien sur David etGoliath affirme que « le berger David combat encore lelion et tue encore l’ours », tout comme il combattoujours le géant65. De fait, précise Augustin, Davidcombattant Goliath symbolise le Christ total, Tête etCorps66. C’est en cette vie, explique-t-il à sesfidèles, « qu’est le combat, qu’est la bataille avectous les vices et tout spécialement avec le chef desvices, comme avec Goliath. Car le diable provoque l’âme63 HIPP. Dau. 3, 2, CSCO 264, p. 2, 12-14.64 ORIG. In Eph. 33, JThSt 3, 1902, p. 572, 56-62 ; HIER. In Eph. 3 (6, 11), PL 26, 546 (579).65 CHRY. LAT. Hom. 9, PLS 687-690.66 AVG. In Ps. 143, 2, CC 40, p. 2073, 92 ; repris par PROSPER. In Ps. 143, CC 68 A,p. 187, 2-5.

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en une sorte de combat singulier ; « l’ennemi estinvisible, mais, invisible aussi, tu as un protecteur ;tu ne vois pas celui contre lequel tu te bats, mais tucrois en celui qui te protège, et, si tu as les yeux dela foi, tu peux même le voir : car tout fidèle voit desyeux de la foi l’ennemi qui chaque jour le défie »67.Ses armes sont les suggestions mauvaises qu’il inspireà l’âme. Ambroise avait lui aussi développé l’idée queDavid luttant contre Goliath représentait le chrétiencombattant contre ses ennemis intérieurs, les diversesconvoitises qui l’assaillent68, mais il voit aussi enlui la figure du martyr chrétien prêt à s’offrir à lamort pour défendre l’honneur de son Seigneur69. D’autrespréfèrent voir en Goliath la figure des hérétiquesauxquels doit s’affronter l’homme de Dieu70.

2. L’interprétation commune des détails significatifs

1. L’équipement du berger

Le rejet de la panoplie de Saül

En dépit de la forte insistance du texte biblique surle lourd attirail militaire du géant, les Pères s’ysont en règle générale fort peu intéressés, àl’exception des rares commentaires suivis de l’épisode.Sa description semble à leurs yeux n’avoir eu d’autre

67 AVG. ser. Lambot 21, 3, PLS 2, 818.68 AMBR. In Lc 10, 11-12, SC 52, p. 160-161.69 AMBR. bon. mort. 3, 8, CSEL 32, 1, p. 708, 22.70 GREG. NAZ. orat. 2, 88, SC 247, p. 204, 9 ; GREG. NYSS. c. Eunom. 2, 4-6 ; 2, 9,GNO 1, p. 226-229 ; QUODVULTD. ser. de temp. barb. 2, 14, 7-8 (CC 60, p. 486,19) ; GREG. M. In Job 18 (16, 24), CC 143 A, p. 900, 21-29.

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fonction que de mettre en valeur la pauvreté des moyensde David. Seule l’épée de Goliath attire leurattention, mais c’est dans la mesure où elle passe auxmains de David.« Tu marches contre moi avec épée, lance et cimeterre,

mais moi, je marche contre toi au nom de Yahwé Sabaoth,le Dieu des troupes d’Israël que tu as défiées », ditDavid au Philistin (1 Sm 17, 45). Ce verset suggéraitune antithèse entre l’homme désarmé et l’homme arméjusqu’aux dents, entre les armes visibles et lesinvisibles, que les écrivains anciens sont souventdéveloppée. « Aux yeux de Goliath, tu apparaissaisdésarmé, écrit Hippolyte, mais tu étais de toute partéquipé de la puissance céleste »71. Quodvultdeus opposedans un sermon « Goliath, grand et fort, muni d’armesterribles et protégé par une foule immense », à David« seul, jeune, petit et sans armes »72. « David sansarmes a tué le très fort Goliath en armes », dit de soncôté Maxime de Turin73.Aux armes de Goliath, David oppose sa seule foi en

Dieu : « Ce n’est pas avec la panoplie ordinaire queDavid a vaincu, mais par sa foi en Dieu », écrit Eusèbede Césarée dans l’introduction de son commentaire duPsaume 143, en rappelant que, dans certains manuscritsdu Psautier, il est précisé que David prononça cePsaume à l’occasion de sa victoire sur Goliath74. Unsermon de Zénon de Vérone sur la foi fait état de notreépisode dans une liste d’exempla bibliques illustrant lafoi en Dieu : « C’est la foi qui accorda à David sans

71 » HIPP. Dau. 12, 4, CSCO 264, p. 16, 1-3.72 QUODVULTD. adu. haer. 5, 1, 6, CC 60, p. 261, 6-8.73 MAX. TVR. ser. 85, 3, CC 23, p. 349, 45-46.74 EVS. in Ps. 143, PG 24, 52 C-D.

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armes le triomphe sur David en armes »75. Un poème dePaulin de Nole consacre également quelques vers à David: « Une si grande foi fut plus puissante que toutes lesarmes ; c’est d’une telle force qu’il fut grand, lepetit enfant qui, rendu plus fort pour avoir mépriséles armes, frappa le géant en armes d’un cailloupuissant »76. « David, dit Augustin, trouvait sa forcenon en lui, mais dans le Seigneur ; il était armé moinsd’un fer que de la foi »77. Il oppose les armesmatérielles de Goliath aux armes spirituelles de David,c’est-à-dire à la grâce de Dieu78. Selon Maxime de Turinencore, c’est par la seule force de la foi que Davidabattit Goliath : « Bien qu’il semblât sans armes auxyeux des hommes, il était bien armé de la grâce deDieu »79. On trouvait déjà une insistance analogue surla confiance en Dieu de David dans le Règlement de la Guerrede Qumrân, et on la retrouve encore dans les Questions surle Livre des Rois de Théodoret de Cyr80. Le rapprochement d’1 Sm 17 avec le récit de l’onction

de David qui précède immédiatement dans le récitbiblique ch. 16) avait également conduit à assimilerles armes spirituelles de David à la grâce et à laforce reçues par le chrétien au baptême. Ceci apparaîten Afrique dans la bouche du donatiste Pétilien, quiaffirme que « David a vaincu Goliath parce qu’il était

75 ZEN. tract. 1, 36, 8, CC 22, p. 93, 63.76 PAVL. N. carm. 26, 152-155, CSEL 30, p. 251.77 AVG. ser. 32, 4, CC 41, p. 400, 78-79 ; 12, p. 404, 234-235.78 AVG. In Ps. 143, 1, CC 40, p. 2073, 16 ; 143, 2, p. 2074, 42 ; cf aussi HIPP. Dau. 12, 3, CSCO 264, p. 15, 10.79 MAX. TVR. ser. 85, 3, CC 23, p. 349, 51-52.80 Règlement de la Guerre 11, 1-2, La Bible, Écrits intertestamentaires, p. 210 ; THEOD. CYR.In 1 Reg., PG 81, 565 C ; pour Nicétas de Rémésiana (util. hymn. 8, PLS 3, 194), lesarmes de David contre Goliath, du chrétien contre le diable, sont lapsalmodie.

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cuirassé de l’huile du chrême »81, ainsi que dans unehymne d’Ephrem sur le baptême : « Avec les armes reçuesde l’onction d’huile, David a combattu et humilié lechampion qui voulait asservir Israël. Voici quepareillement, par l’huile du Christ et les armes quiviennent de l’eau est abaissé l’orgueil du Mauvais quivoulait asservir les peuples »82.Saül avait pourtant voulu armer son jeune champion :

« Il revêtit David de sa tenue militaire, lui mit surla tête un casque de bronze, et lui fit endosser unecuirasse. Il ceignit David de son épée, par-dessus satenue. David essaya de marcher, car il n’était pasentraîné, et il dit à Saül : “Je ne puis pas marcheravec cela, car je ne suis pas entraîné”. On l’endébarrassa donc » (1 Sm 17, 38-39). Ce rejet des armesde Saül par David reçoit très tôt un sens figuré. SelonHippolyte, « il a rejeté la science des hommes (ou :les inventions des hommes) pour recevoir ce que Dieudonne par grâce » ; au casque est opposée la couronned’immortalité qui lui est préparée ; à la cuirasse, lafoi ; à l’épée, la parole de Dieu qui habite en soncœur ; au bouclier, la puissance de l’Esprit qui vientà bout des flèches du Malin83. Ces variations sur unthème paulinien bien connu (Eph 6, 11-17 ; 1 Thess 5,8) se retrouvent au Ve s. chez Maxime de Turin84 et sonttoujours dans la ligne de l’exaltation de la foi deDavid dont nous avons précédemment fait état. Ambroisede Milan de son côté avait écrit que « David rejeta lesarmes des rois de la terre et prit les traits plus81 AVG. C. litt. Petil. 2, 47, 109, BA 30, p. 370.82 EPHR. hymn. epiph. 5, 10-11, CSCO 187, p. 146.83 HIPP. Dau. 12, 1, CSCO 264, p. 14, 7-15.84 MAX. TVR. ser. 85, 3, CC 23, p. 349, 40-43 : variations parallèles sur lesversets de Paul plutôt qu’influence directe, semble-t-il ; cf aussi HIER. epist.112, 2 (à Augustin), Labourt t. 6, p. 19.

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légers de la foi »85. Quodvultdeus voit en Davidrejetant les armes de Saül la figure du Christ quirejette la sagesse de ce monde et ses belles armes etchoisit « la folie de ce monde pour confondre laforce » (cf 1 Co 1, 27)86. Passant à l’interprétationallégorico-morale, Maxime de Turin voit en Davidalourdi par les armes de Saül au point d’en êtreincapable de marcher, la figure de l’homme empétré dansles œuvres de ce monde et rendu par là incapable demarcher vers le ciel87.Chez Augustin, le rejet des armes de Saül prend une

autre signification. Dans le Sermon 32, qu’on date de403, l’évêque d’Hippone, probablement influencé par lalecture du jour (il s’agissait de Col 3, 9-10),s’arrête à la différence d’âge existant entre Saül etDavid, qui se voit donc imposer les armes d’un hommeplus âgé : « Ces armes anciennes, au lieu de l’aider,alourdissaient plutôt son âge neuf » ; c’est pourappliquer le conseil de Paul (« Dépouillez le vieilhomme et revêtez l’homme nouveau ») que « David nevoulut pas de l’ancienneté des armes ; il la rejeta ;il dit qu’elles étaient pesantes, parce qu’ellesl’encombraient. Il disait marcher au combat en étanttotalement dégagé »88. Plus tard, l’opposition du vieilhomme et de l’homme nouveau de l’exégèse morale faitplace à une autre interprétation, plus typologique, oùl’équipement de Saül (ailleurs figure du peuple juif89)est la figure de l’Ancien Testament, ou plus exactementdes observances rituelles de l’Ancien Testament que85 AMBR. In Lc 10, 12, SC 52, p. 160.86 QUODVULTD. prom. 2, 25, 52, SC 102, p. 416 ; le même thème est repris dansser. de temp. barb. 2, 14, 9, CC 60, p. 486, 25-30.87 MAX. TVR. ser. 85, 3, CC 23, p. 350, 65-72.88 AVG. ser. 32, 4, 4, CC 41, p. 400, 73 ; pour la datation, Frede2, p. 223.89 AVG. In Ps. 17, 1 et ensemble du commentaire du Psaume.

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répudie le Christ et dont il dispense son Église.« Vous savez que le premier peuple portait le poids denombreux rites visibles et corporels : la circoncision,une espèce de sacerdoce minutieux, un temple plein defigures, les multiples sortes d’holocaustes et desacrifices. Notre David s’en est débarrassé commed’armes qui l’alourdissaient au lieu de l’aider. “Si eneffet avait été donnée une loi pouvant donner la vie,alors vraiment, la justice procéderait de la Loi”. Aquelle fin donc, la Loi ? Le texte poursuit :“L’Écriture a tout enfermé sous le péché, afin que lapromesse, issue de la foi en Jésus Christ, fût accordéeaux croyants” (Gal 3, 21-22). Bref, ce David, —c’est-à-dire le Christ, tête et corps— qu’a-t-il fait au tempsde la révélation du Nouveau Testament, au temps de laprésentation et de la manifestation de la grâce de Dieu? Il s’est débarrassé de ses armes, a pris cinq pierres; il s’est débarrassé, nous l’avons dit, d’armespesantes ; ainsi, il s’est débarrassé des rites de laLoi, de ces rites qui n’ont pas été imposés aux païenset que nous n’observons pas. Vous vous souvenez dunombre de choses que nous lisons dans l’AncienTestament sans les observer, en comprenant qu’elles ontété dites par anticipation et proposées pour signifierquelque chose ; non pour que nous rejetions la Loi deDieu, mais pour que nous ne célébrions plus des ritesayant pour objet la promesse une fois la promesseaccomplie. Car ce qu’ils promettaient est advenu. Lagrâce du Nouveau Testament était voilée dans la Loi ;dans l’Évangile, elle est révélée »90.Les armes de Saül, qui se sont montrées inutiles pour

remporter la victoire sur Goliath, sont donc lesobservances rituelles de l’Ancien Testament, incapables90 AVG. In Ps. 143, 2, CC 40, p. 2073, 1-20.

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de procurer à l’homme la justification, d’où leurabandon par le peuple chrétien, figuré par David. Au VIe

s., l’interprétation augustinienne est intégralementreprise par Isidore de Séville dans son commentaire surle Livre des Rois 91. Plus tard, elle inspire encore lescommentaires de Bède et d’Angélome de Luxeuil92.

Le bâton et la fronde de David

Débarrassé de l’armure et de la fronde de Saül, Davidmarche contre le géant muni de son bâton de berger etde sa fronde (1 Sm 17, 40). Hippolyte, proche encore dusubstrat juif qui avait nourri le riche symbole dubâton messianique du Christ (celui qu’on lui voit dansles mains sur de nombreux sarcophages ou peintures descatacombes romaines), voit dans la houlettte de Davidla figure de la royauté et du sacerdoce du Sauveur93.Pour Césaire d’Arles, le bâton que porte David pouraffronter Goliath préfigure la croix du Christ :« Celui en qui était la figure du Christ s’avança pourle combat, prit son bâton à la main et sortit contreGoliath. En lui fut alors préfiguré ce qui fut accomplidans le Christ : car le véritable David est venu, et,au moment de combattre le Goliath spirituel, c’est-à-dire le diable, il a porté lui-même sa croix »94. La91 ISID. In Reg. 10, PL 83, 399-400 : texte cité littéralement, avec quelquescoupures pour adapter le texte à un autre genre littéraire.92 BED. in 1 Sam. 3 (17, 38-39), CC 119, p. 156, 820-839 ; ANGELOM. in 1 Reg. (PL 115, 312 C).93 HIPP. Dau. 12, 2, CSCO 264, p. 15, 4-6 ; la traduction du texte arménien quia tendance à interpréter le texte, introduit ici le thème de la croix. Sur lesymbole du bâton du Christ, voir M. DULAEY, “Virga uirtutis, uirga oris tui”. Le bâton duChrist dans le christianisme ancien, dans Mélanges U. M. Fasola, Rome, Cité du Vatican 1989,1, p. 235-245.94 CAES. ser. 121, 7, CC 101, p. 507 ; cf aussi 121, 3, p. 506 ; 121, 5, p. 507.On a déjà cité un passage d’Amphiloque où le bâton avec lequel David combat le

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même interprétation se retrouve dans le commentaire deBède95.La fronde au moyen de laquelle David lance la pierre

qui va tuer Goliath représente pour Hippolyte lecommandement de l’amour de Dieu, sans qu’il s’enexplique davantage ; la raison en est probablement quec’est le commandement qui résume toute la Loi (cf Mt22, 40) et qu’il est l’arme absolue contre le diable96.Pour Grégoire de Nysse, la confession de foi est lafronde par laquelle on atteint l’Ennemi à la tête97.Ambroise n’est pas très loin de cette interprétation ;une réminiscence de Qo 4, 12 (le triple fil qui ne serompt pas), verset qu’Origène déjà appliquait à laconfession de foi en la Trinité, lui fait dire que lafronde était faite d’un triple cordon98 ; Bède luireprendra ce détail, mais en l’appliquant au triplesens des Écritures99. Pour Quodvultdeus, la frondeporteuse de la pierre, symbole du Fils de Dieu, est lachair du Christ100. Dans l’interprétation de Grégoire leGrand, la fronde est l’Église, qui lance contre le malet l’hérésie les saints docteurs, figurés par lespierres101. La variété des interprétations montre qu’iln’y a pas de véritable tradition à ce sujet : la fronde

lion est la croix du Christ : cf note 11.95 BED. In 1 Sam. 3 (17, 40), CC 119, p. 157, 853-856.96 HIPP. Dau. 12, 2, CSCO 264, p. 15, 6-8 ; cf 15, 2 : la pierre qui tue Goliathest la Parole de Dieu ; dans le récit de la tentation au désert, c’est lerappel de ce commandement qui vainc définitivement Satan.97 GREG. NYS. In XL mart. 1 b, 2, GNO 10, 1, p. 150, 2.98 AMBR. In Lc. 10, 12, SC 52, p. 160 ; cf ORIG. Hom. Ex. 9, 3, SC 321, p. 290, 68.99 BED. In 1 Sam. 3 (17, 40), CC 119, p. 157, 870-873.100 QUODVULTD. prom. 2, 25, 53, SC 103, p. 418, 11 ; ser. de temp. barb. 2, 14, 11, CC60, p. 486, 36.101 GREG. M. in Job 34 (11, 22), CC 143 B, p. 1747, 1-13.

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ne joue qu’un rôle secondaire par rapport à la pierrequ’elle lance102.

Les cinq pierres dans leur récipient

« David se choisit dans le torrent cinq pierres bienlisses et les met dans son sac de berger, sa giberne »(17, 40). Le nombre cinq a évidemment été interprété defaçon symbolique. C’était déjà le cas dans les Antiquitésbibliques du Pseudo-Philon, où les pierres sont passées decinq à sept pour atteindre au chiffre sacré103. Lechiffre cinq évoquant souvent les livres duPentateuque, les cinq pierres vont désigner, parsynecdoque, la Loi, arme de l’Israël croyant contre lePhilistin païen. Telle est déjà l’interprétationd’Hippolyte104. Pour Augustin, cinq, ou son multiple dix,renvoient à la Loi, tant à cause des cinq livres deMoïse que du Décalogue105. On va retrouver la mêmeassimilation entre les cinq pierres de David etl’Ancien Testament chez Quodvultdeus106, le Pseudo-Fulgence107, Bède le Vénérable108, ainsi que dans descommentaires anonymes du haut Moyen-Age109.

102 Pour Grégoire de Narek, la fronde est la croix : Le Livre des prières 92, 4, SC 78, p. 479.103 Ps. PHIL. antiq. bibl. 61, 5, SC 229, p. 370) ; pour une raison analogue, lespierres ne sont plus que trois dans GREG. NAZ. orat. 40, 43, SC 358, p. 300,22 : la foi en la Trinité est l’arme utilisée contre les hérétiques.104 HIPP. Dau. 12, 2, CSCO 264, p. 15, 2-3.105 AVG. ser. 32, 5, 5, CC 41, p. *** ; cf In Ps. 143, 2, CC 40, p. 2073, 25-26 ;ser. Lambot 21, 3, PLS 2, 818.106 QUODVULTD. prom. 2, 25, 53, SC 103, p. 418, 10 ; ser. de temp. barb. 2, 14, 10,CC 60, p. 486, 31.107 Ps. FVLG. ser. 74, PL 65, 944B.108 BED. In 1 Sam. 3 (17, 40), CC 119, p. 157, 864-865.109 In Lc 4, CC 108 C, p. 30, 128 ; CPL 1121 e A ; com. in Gen. du manuscritVercell. 121, édité par M. Gorman (l. 18-22 de son texte), vers 750.

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Le fait que les cinq pierres sont cinq galets tirés dufleuve n’a pas non plus échappé à la subtilité descommentateurs. Chez Hippolyte déjà, les galets tirés dufleuve pour être déposés dans le sac de David évoquentune idée de repos110. Le torrent suggère aussi à Jérômeles tourments de ce monde111. C’est Augustin quidéveloppe le plus largement l’idée, en chargeant luiaussi le torrent de connotations négatives. Dans leSermon 32, il est une figure du peuple juif qui aimeles réalités transitoires de ce monde et se laisseentraîner par le flot de ses cupidités. Les pierres,qui ont été incapables de servir de digue à ce torrent,et qu’il lamine et entraîne, sont les préceptes de laLoi, qui n’ont pu réfréner les passions du peuple etqui ont été par lui foulés aux pieds et enfreints ; lefleuve qui passe (transit) est le symbole du peuple quitransgresse la Loi112. Dans les deux homélies ultérieuresoù Augustin traite le même thème, la tonalité antijuives’est estompée : le torrent symbolise le flux deschoses temporelles en général, et les galets du fleuvereprésentent l’inutilité de la Loi : les pierres,figure des cinq livres de la Loi, « étaient dans lefleuve comme dans le premier peuple : elles y étaientinutiles, oisives, ne servaient à rien, passaientroulées par le courant »113.Si le Sermon Lambot 21, 3 présente les mêmes idées, il

ajoute un détail nouveau : les galets, objet du choixde David, étaient doux (lenes), à l’image du doux Christ,de celui qui a dit que son joug était doux et sonfardeau léger. Le même texte fautif (pierres douces,

110 HIPP. Dau. 12, 2, CSCO 264, p. 15, 2-5.111 HIER. epist. 112, 2, éd. Labourt t. 6, p. 19, 14.112 AVG. ser. 32, 7, CC 41, p. 402, 146.113 AVG. In Ps. 143, 2, CC 40, p. 2074, 29-30.

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lenes, et non lisses, leues) semble appartenir à uneVieille Latine africaine, car il reparaît chezQuodvultdeus114 ; quant à l’interprétation du galet, ellepourrait avoir été suggérée à Augustin par Jérôme qui,dans une lettre adressée en 404 à l’évêque d’Hippone,avait lui aussi établi un lien entre les pierres lisseset les sentiments du Christ115. Inutiles dans le torrent, les galets vont se révéler

d’une grande utilité par le simple fait que David,préfiguration du Christ, va les faire passer dans sonseau à lait. On se trouve ici devant un problème devocabulaire. En 1 Sm 17, 40, le texte hébreu présentedeux termes qui semblent désigner tous deux une besacede berger, pera pastoralis dans la Vulgate, tandis que lesSeptante parlaient d’un « petit vase de berger »,probablement le vase à traire qu’on voit souvent dansles représentations pastorales, et que les VieillesLatines rendent par uas pastoralis, sitella ou situla, à en jugerpar nos textes116. Ces hésitations des traductionsanciennes se reflètent dans la version géorgienne danslaquelle nous est parvenu le texte du traité Sur David etGoliath d’Hippolyte : il y est question de besace, maisle contexte prouve que le commentateur songe à un vaseà traire117. Quoi qu’il en soit de l’option des114 QUODVULTD. ser. de temp. barb. 2, 14, 10, CC 60, p. 486, 31 ; cf aussi l. 27.115 HIER. epist. 112, 2, Labourt t. 6, p. 19, 13-14.116 Ce sont les trois termes qu’on trouve dans les sermons déjà citésd’Augustin ; le Pseudo-Fulgence parle d’un saxiperium, que Blaise traduit par“fronde” ; mais, vu le contexte, il ne peut s’agir que d’un sac à mettre despierres.117 La traduction latine de CSCO 264 l’a rendu par pera, comme la Vulgate ; maiscomment expliquer alors le « ex qua mulget » ? Or, c’est bien la définitionque donne à chaque fois Augustin pour le récipient d’1 Sm 17, 40 : vase àtraire : ser. 32, 5 (p. 400, 85) ; in Ps. 143, 2 (l. 41-12) ; ser. Lambot 21, 5, c.819. La traduction arménienne d’Hippolyte, qui glose souvent plus qu’elle netraduit, semble avoir opté pour la besace, en suggérant une symbolique du sacrenfermant les cinq pierrres comme figure du corps du Christ incarné possédant

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différentes traductions, l’interprétation donnée vaêtre la même, et c’est la symbolique du lait quidomine. En effet, dans sa besace de berger, Davidapportait non seulement des pains, mais aussi desfromages (1 Sm 17, 18), ce dont le Pseudo-Fulgence etBède se souviennent opportunément pour retrouverl’interprétation ancienne malgré leur texte biblique118. Pour Hippolyte, le vase à lait évoque l’enseignement

de l’Église, où les cinq pierres, symbole de l’AncienTestament, vont trouver leur place exacte119. Les cinqpierres qu’on place dans le vase à lait signifient dansl’interprétation d’Augustin l’unité des deuxTestamentset le passage de la Loi à la grâce. « Qu’est-ce quipeut autant signifier la grâce que l’abondance dulait ? », dit-il dans le Sermon 32, 7. L’Enarratio sur lePsaume 143 et le Sermon Lambot 21 développent davantagel’idée : le lait symbolise à merveille la grâce, tantparce qu’il paraît gracieusement accordé à la mère quiallaite, que parce qu’elle veut absolument le donner,comme fait Dieu pour la grâce »120. Les cinq galetsinutiles, figure de la Loi ancienne, trouvent leurutilité quand ils sont dans le seau à lait. « Quand onpasse de la Loi à la grâce, on n’accomplit pas despréceptes autres, mais on observe grâce à elle cesles cinq sens.118 Ps. FVLG. ser.74, PL 65, 945 B : « saxiperium ferebat ubi lactis coagulatasacramenta portabat » ; BED. In 1 Sam. 3 (17, 17-18), CC 119, p. 151, 610-616 :chez lui, toutefois, le lait symbolise « decalogi lactea teneritudo », c’est-à-dire qu’il est opposé, et considéré comme inférieur, à la nourriture solidedu Nouveau Testament.119 HIPP. Dau. 12, 2, CSCO 264, p. 15, 1-4 ; il est difficile de préciserdavantage : le texte géorgien parle de requies, l’arménien a le verbeadpropriauit ; mais l’idée d’ensemble est claire : les cinq pierres dans le vaseà lait suggèrent l’unité des deux Testaments.120 AVG. In Ps. 143, 2, CC 40, p. 2074, 36-38 ; ser. Lambot 21, 4, PLS 2, 819 : cedernier texte développe aussi le thème, familier à Augustin, du Verbe qui, denourriture solide qu’il est, se fait lait pour les petits dans l’Incarnation.

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mêmes préceptes qu’on était jusque là incapabled’observer », et on les accomplit désormais dansl’amour et non plus sous l’empire de la crainte121.« Comment donc David montre-t-il que la Loi ne peutêtre efficace sans la grâce, sinon quand il a déposédans son vase de berger, où il avait coutume de trairele lait, les cinq pierres qui représentaient la Loi,voulant ainsi les unir à la grâce ? »122. Le Pseudo-Fulgence fait écho à cette exégèse quand il écrit que« David portait sa sacoche où il transportait lesmystères coagulés du lait. C’est là aussi qu’il portaitles cinq pierres, pour montrer dans le lait et lapierre l’Ancien et le Nouveau Testaments »123. Quant àBède, qui commente le texte de la Vulgate selon lequelDavid porte une besace plutôt qu’un vase à lait, ilconsidère que les cinq pierres enlevées au torrent sontsoustraites aux sens troublés des Juifs pour êtreplacés dans la besace, c’est-à-dire dans lesprofondeurs du cœur où s’élabore le sens spirituel124.

2. David tue Goliath

La pierre qui tue

Pour vaincre le géant, David n’eut recours qu’à uneseule pierre. « Il mit la main dans sa besace, et enprit une pierre qu’il tira avec la fronde. Il atteignitle Philistin au front » (17, 49). On trouve dans lejudaïsme l’idée que la pierre qui abat Goliath, ennemi

121 AVG. ser. 32, 8, CC 41, p. 402, 166.122 AVG. In Ps. 143, 2, CC 40, p. 2074, 38-42.123 Ps. FVLG. ser. 75, PL 65, 945 B.124 BED. In 1 Sm 3 (17, 40), CC 119, p. 157, 862-870.

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du peuple de Dieu, est la parole de Dieu, ou encore leNom divin. « J’ai tué Goliath par la parole du Très-Fort », dit David dans les Antiquités Bibliques du Pseudo-Philon ; et cette pierre est très probablement àassimiler au caillou sur lequel le fils de Jessé avaitprécédemment inscrit le nom de Dieu125. Dans un sermonsur les Quarante martyrs, prononcé par Grégoire deNysse en 383, cette pierre lancée par David devientl’image du nom du Christ qui, dans la confession de foides martyrs (identifiée à la fronde), est leur seulearme contre l’Ennemi126. D’une manière analogue, quelquesannées plus tard, Ambroise de Milan présente David« brandissant dans une triple tresse le projectiled’une pure confession de foi »127. La pierre lancée par David représente pour d’autres

auteurs la Parole de Dieu que le Christ incarné a citéepour vaincre Satan, lors de la tentation au désert.« David eut confiance dans le mystère de la pierre, etil terrassa Goliath ; Notre Seigneur condamna Satan quile tentait par la parole de sa propre bouche »128. Bèdele Vénérable explicite l’image : « Mettant la main à sagiberne, [David-Christ] prit une des cinq pierres qu’ily avait mises lorsque, armant son langage au trésor deson cœur sacré, il y prit, en témoignage pour lui-même,pour repousser les tentations de l’antique ennemi, l’undes cinq livres de Moïse, —tous livres dont il étaitl’auteur et qu’il accomplissait—, en l’occurrence leDeutéronome »129. Ce pourrait être sous l’influence deBède que l’auteur anonyme d’un sermon sur la Genèse125 PS. PHIL. antiq. bibl. 62, 4 ; 61, 5 (SC 229, p. 374, 18 ; 370, 28).126 GREG. NYSS. in XL mart. 1 b, 2, GNO 10, 1, p. 150, 2 ; sur la datation, J. QUASTEN, Initiation aux Pères de l’Église, Paris 19872, t. 3, p. 396.127 AMBR. In Lc 10, 12, SC 52, p. 160.128 EPHR. diatess. 4, 12, SC 121, p. 100.129 BED. In 1 Sm 3 (17, 49-50), CC 119, p. 160, 974-979.

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présente les cinq livres du Pentateuque comme les cinqpierres de David et ajoute : « C’est avec une pierreunique qu’il tua l’ennemi, en préfiguration du Christqui avait vaincu son adversaire au désert en se servantde l’autorité de la Loi et en tirant ses citations d’unseul livre, à savoir celui du Deutéronome »130.Dans la tradition chrétienne, la pierre, symbole de la

Parole de Dieu, a le plus souvent été identifiée avecla Parole faite chair, le Verbe de Dieu. Dans unchapitre de l’Ad Quirinum visant à démontrer que leChrist a été appelé pierre dans l’Écriture, Cyprienmentionne, entre autres exemples bibliques, « la pierredu Premier Livre des Rois, dont David a frappé Goliathau front et l’a tué »131. « Nous lisons dans lesÉcritures, écrit Maxime de Turin dans un sermon, que leChrist est désigné de façon figurée par le terme depierre, comme dit le prophète : “La pierre qu’onrejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue têted’angle” (Ps 117, 22). Quand donc Goliath est frappéd’une pierre, c’est par la puissance du Christ qu’ilest abattu »132. On retrouverait la même idée chez Maximel’Arien133, chez Cassiodore134 et encore Césaire d’Arles,dans le domaine latin135. En Orient, Théodoret de Cyr,dans un texte reproduit par Procope de Gaza, ne ditrien d’autre, ajoutant seulement, pour justifier lesymbolisme, le témoignage de Dn 2, 34, où la pierretaillée sans l’aide des mains humaines représente130 Cinq Sermons sur la Genèse, édités par M. Gorman (1993), d’après le Vercell. 121 :« Sed de uno interfecit hostem in figura Christi, qui aduersarium deauctoritate legis uicerat in deserto, qui de uno uolumine praeferebaturexempla, hoc est de libro Deuteronomii ».131 CYPR. Quir. 2, 16, CC 3, p. 52, 39.132 MAX. TVR. ser. 85, 3, CC 23, p. 349, 54-57.133 Coll. Veron., C. Paganos 2, CC 87, p. 118-119.134 CASSIOD. In Ps. 143, 1, CC 101, p. 507-508.135 CAES. ser. 121, 7, CC 103, p. 507-508.

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traditionnellement le Christ né de la Vierge136.Quodvultdeus semble au premier abord se faire l’écho decette interprétation classique quand il dit : « Qu’est-ce que la pierre envoyée contre Goliath par la main deDavid sinon le Christ, qui devait venir de ladescendance de David pour s’opposer au diable ? »137.Mais il apparaît ailleurs que la pierre représente pourlui le Verbe en tant qu’il est puissance et sagesse deDieu, tandis que la fronde symbolise la nature humainepar lui assumée138, et c’est cette idée qu’on retrouvechez Ambroise Autpert vers la moitié du VIIIe siècle139.Augustin présente une exégèse qui s’écarte de la

tradition, mais s’accorde mieux à l’interprétationcommunément donnée des cinq pierres : si celles-cireprésentent l’Ancien Testament, la pierre uniquesymbolise ce qui fait l’unité des Écritures, c’est-à-dire l’amour qui est au centre de leur message. « Dansle nombre des pierres, il montre le nombre des livres,dans la pierre unique, l’unité de ceux quiaccomplissent la Loi. Car c’est l’unité même quiaccomplit la Loi, c’est-à-dire l’amour », dit l’évêqued’Hippone dans un sermon140. Et son commentaire du Psaume143 revient sur le même thème : « David a placé cinqpierres (dans sa besace), il a envoyé une pierreunique. On a lu cinq livres, mais c’est leur unité quia vaincu. Car la plénitude de la Loi, nous l’avonsrappelé peu auparavant, est l’amour (Rm 13, 10), etl’apôtre dit : “Supportez-vous les uns les autres, vousappliquant à conserver l’unité de l’Esprit par le lien136 THEOD. CYR. quaest. Reg., PG 81, 568 B ; PROCOP. in 1 Reg. 17, PG 87, 1101-1102.137 QUODVULT. adu. haer. 5, 1, 6, CC 60, p. 261, 6 sq).138 QUODVULTD. ser. de temp. barb. 2, 14, 11, CC 60, p. 486, 33-36 ; prom. 2, 24, 53,SC 102, p. 418, 10-13.139 AMBR. AVTP. apoc. 5, prol., CCCM 27, p. 382, 698-700.140 AVG. ser. 32, 5, CC 41, p. 400, 92-95.

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de la paix” (Eph 4, 2-3) »141. En revanche, le SermonLambot 21, consacré lui aussi à David et Goliath,ignore cette idée et suppose l’interprétationtraditionnelle selon laquelle la pierre représente leChrist142.

Goliath décapité par sa propre épée

La pierre a abattu le Philistin sans le tuercomplètement. « David courut et se tint debout sur lePhilistin. Saisissant son épée, David la tira dufourreau, il acheva le Philistin et lui trancha la têteavec son épée » (1 Sm 17, 51). L’arme absolue de David,qui est une préfiguration du Christ comme Goliath estcelle du diable, est la croix pour Ambroise de Milan143,ainsi que pour l’auteur africain d’un sermon du Ve s.qui écrit : « Ce n’est pas avec une épée, mais avec ledard de sa croix qu’il a triomphé »144. D’autres auteursn’omettent pas de commenter le fait que cette épéeappartenait à Goliath. Cette tradition remonte àHippolyte, chez qui on lit que « David, quand il a tuéle géant, invite les Israélites à venir le voir en cestermes : Rassemblez-vous tous, serviteurs de Dieu, etvoyez un mystère inouï : un homme égorgé par sa propreépée, comme le diable est abattu par sa propreméchanceté »145. Le Christ, écrit Ephrem dans ses Hymnessur la crucifixion, est « par la croix vainqueur de la mort.Il s’en est emparé, et par elle il a vaincu la mort.

141 AVG. In Ps. 143, 2, CC 40, p. 2074, 47-51.142 AVG. ser. Lambot 21, 5, PLS 2, 820.143 AMBR. ob. Theod. 44, CSEL 73, p. 394, 4.144 Ps. AVG. ser. Cai 1, 38, 4, PLS 2, 987.145 HIPP. Dau. 15, 4, CSCO 264, p. 19, 14.

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C’est ainsi que Goliath est mort, tué par sa propreépée »146.Le Commentaire sur le Diatessaron du même auteur introduit,

à propos de l’épisode de la tentation au désert, uneidée un peu différente, quoique dérivée de laprécédente : « Goliath fut tué par le glaive aveclequel il tuait ; Satan fut vaincu et convaincu qu’iln’était pas Dieu par la chair qui lui servait à perdreles hommes »147. « Se servant de l’épée du païen, écritThéodoret de Cyr, il lui coupa la tête, esquissantainsi par avance la victoire de celui qui est né de sachair. Car le diable qui a cloué notre maître à lacroix a perdu par la croix son empire »148. « C’est parsa propre épée qu’il a anéanti le diable, en tuant lamort par la mort », écrit de son côté Quodvultdeus149.Même idée encore chez Césaire d’Arles : « David, quin’a pas d’épée, est monté sur Goliath et l’a tué avecsa propre épée ; par là est signifié ce qui arriva àl’avènement du Christ : il a vaincu le diable par sapropre épée. Sa méchanceté et l’injuste persécutionqu’il exerça contre le Christ lui firent perdre sonempire sur tous les croyants »150. David, un pied sur lecorps de Goliath dans l’attitude du vainqueur, évoqueune image parallèle, celle du Christ imperator tel qu’onle voit représenté dans la chapelle de l’Archevêché deRavenne, où il foule aux pieds le serpent (cf Ps 90,146 EPHR. hymn. crucif. 7, 4, CSCO 264, p. 249, 56. Nous traduisons d’après laversion allemande (« durch den Kreuz jeder zum Siegen über den Tod wird »),qui offre un sens plus satisfaisant que la version latine de Lamy, t. 1, p.710 (« quia porro cruce omnes homines iustificantur »), et surtout que latraduction française de D. Cerbelaud, PDF 58, p. 140 (« puisque sur la croixtout homme est vaincu par la mort »).147 EPHR. diatess. 4, 12, SC 121, p. 100.148 THEOD. quaest. 1 Reg. 41, PG 81, 568 B-C.149 QUODVULTD. prom. 2, 25, 53, SC 101, p. 418, 12-13.150 CAES. ser. 121, 7, CC 103, p. 508.

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13) et brandit contre lui sa croix. Déjà Hippolyteavait explicitement rapproché les deux images151.Dans la Bible, l’épée être symbole de la parole de

Dieu (cf Hé 4, 12 ; Ap 1, 16). L’épée de Goliathrappelle à Hippolyte la superbe de ses défis répétés aupeuple d’Israël152, sans qu’il exploite davantage l’idée.Pour Ambroise, c’est avec l’épée de sa parole que leChrist, figuré par David, a mis à mort le diable153.C’est dans l’exégèse allégorico-morale qu’a eu le plus

de succès l’idée que l’épée de Goliath est une figurede la parole. Là, Goliath ne représente plus le diable,mais ses émules, les hérétiques. L’image est longuementdéveloppée en 380 par Grégoire de Nysse dans leprologue du second livre de son traité Contre Eunome : lePhilistin représente les hérétiques, contre lesquelsGrégoire dit devoir, tel David, entrer en lice ; et cesderniers se voient couper la tête, comme Goliath,puisque « la tête de tout homme, c’est le Christ » (1Co 11, 3), et qu’ils s’en sont séparés par leursblasphèmes, symbolisés par l’épée du Philistin154. PourAmbroise de Milan aussi, l’épée de Goliath peutsignifier la parole des hérétiques, dont sait se servirle chrétien contre eux-mêmes155. L’image se trouvepareillement dans un traité Sur la Trinité attribué à Eusèbede Verceil156. Une lettre de Jérôme, qu’on date de 397-151 HIPP. Dau. 15, 3, CSCO 264, p. 19, 5-8.152 HIPP. Dau. 7, 10, CSCO 264, p. 9, 6 ; cf aussi 12, 1, p. 14, 11, où laparole de Dieu, arme spirituelle de David, s’oppose à l’épée de Saül qu’ilrejette.153 AMBR. In Ps. 118, 18, 25, CSEL 62, p. 410, 5 ; danc ce passage, reuelatum nobis est probablement une allusion à l’interprétation onomastique de Goliath = reuelatus, telle qu’on la trouve notamment dans HIER. nom. hebr. , CC 72, p. 104,24.154 GREG. NYS. C. Eunom. 2, 4-5 ; 2, 6, GNO 1, p. 227, 26-228, 5.155 AMBR. in Lc 10, 13, SC 52, p. 161.156 AVS. VERC. trin. 5, CC 9 A, p. 70, 150-155.

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398, voit en saint Paul commentant devant l’Aréopagel’inscription qu’il avait lue à Athènes (Act 17, 28) lemodèle de ceux qui ont « appris du héros David àarracher le glaive des mains de l’ennemi, puis àtrancher la tête de Goliath, ce monstre d’orgueil, avecl’épée qui lui avait appartenu »157. Des donatistes,confondus avec leurs propres arguments, Augustin ditqu’ils « ont le sort de l’orgueilleux Goliath, sefaisant couper le tête avec leur propre glaive »158. Dansla lutte spirituelle, explique encore l’évêqued’Hippone à ses ouailles, il faut savoir retournercontre le diable ses propres armes, au lieu de selaisser tuer par elles159. Dans un autre de ses sermons,l’épée représente l’éloquence de ce monde, par laquellele diable subjuguait bien des âmes, mais dont lesserviteurs de Dieu, tels l’éloquent Cyprien, se sontrendus maîtres pour contrecarrer Satan160. « Quand, diraà son tour Grégoire le Grand, l’orgueil des hérétiques,qui allèguent des phrases de l’Écriture sainte, est parnous vaincu au moyen des mots mêmes qu’ils profèrent,nous décapitons pour ainsi dire l’orgueilleux Goliathavec sa propre épée »161. La même idée reparaît sous laplume de Bède162.Il est encore une troisième interprétation de l’épée

de Goliath : elle peut figurer les nations païennes quisont aux mains du diable. Ceci apparaît, pour lapremière fois, semble-t-il, dans le commentaired’Ambroise sur le Psaume 118 : « De même que David a

157 HIER. epist. 70, 2, Labourt, t. 3, p. 210, 20.158 AVG. c. litt. Petil. 1, 9, 10, BA 30, p. 152.159 AVG. ser. 153, 9, 11, PL 38, 831.160 AVG. ser. Lambot 21, 5, PLS 2, 820.161 GREG. M. moral. Jb 18 (16, 24), CC 143 A, p. 900, 27 ; texte reprislittéralement par CLAVD. TVR. in Gen., PL 50, 1069 D.162 BED. in Sam. 3 (17, 50), CC 119, p. 1036-1041.

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enlevé son épée à Goliath et lui a coupé la tête avecsa propre épée, de même, le véritable David, leSeigneur Jésus doux et humble a coupé la tête duGoliath spirituel (intellegibilis) avec ses propres armes.Les armes du diable étaient en effet les nations ;mais, blessé par la foi des nations, le diable a perdula tête qu’il avait. A l’ennemi abattu ont été enlevéesses dépouilles »163. L’allusion à la parabole du Fort (Mt12, 29) qui suit ces lignes montre quel’interprétation est suggérée à l’évêque de Milan parl’exégèse classique de ces versets de Matthieu, où lesdépouilles enlevées à l’homme fort symbolisentd’ordinaire l’humanité arrachée à Satan.Est-ce sous l’influence d’Ambroise qu’Augustin

présente un développement du même genre ? « Après avoirfrappé Goliath et l’avoir jeté à terre, écrit-il, illui enleva son épée et lui en coupa la tête. C’est cequ’a fait notre David : il a chassé le diable du cœurdes siens ; et quand viennent à la foi des personnagesimportants qu’il avait dans sa main et dont il seservait pour massacrer les autres âmes, ils retournentleur langue contre le diable, et c’est ainsi que latête de Goliath est coupée par sa propre épée »164. Cetteinterprétation prolonge celle qui voit dans l’épée deGoliath un symbole de la parole : l’épée de Goliath163 AMBR. in Ps. 118, 21, 11, CSEL 62, p. 479, 2-7. In Ps 118, 18, 25 (p. 410, 6-7)suppose probablement la même interprétation : Goliath à la tête coupéereprésente le diable « qui a perdu la tête qu’il transformait en de multiplesartifices et fraudes », tel le Protée de Virgile.164 AVG. in Ps. 143, 2, CC 40, p. 2074, 51-57 ; les « personnages importants »,magni, ont parfois surpris les lecteurs : dans certains manuscrits d’Isidore,où ce passage est transcrit, on trouve maligni, reproduit dans PL 83, 400 C ;Claude de Turin, qui reprend ce passage à Isidore, a transformé le texte enremplaçant magni par « de suis quando credunt magis ei » (PL 50, 1069 D), etAngélome de Luxeuil par « de suis quando credunt magnitudinem eius » (PL 115,313 B). La leçon magni est toutefois garantie par Bède, chez qui on lit« magnum quemque » (in 1 Sam. 3 (17, 50-51), CC 119, p. 161, 1032).

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représente l’éloquence des personnages influents qui sesont convertis au Christ, comme dans le Sermon Lambot 21,mais ici, Augustin insiste sur le fait que cette épéeétait naguère dans la main de Goliath, c’est-à-dire queces hommes étaient au pouvoir du diable. Le commentaired’Augustin a inspiré Bède, pour qui « le Sauveur atransformé en armes de justice les hommes dont l’ennemise servait comme d’armes pour massacrer les âmes desmalheureux en les séparant de leur corps d’iniquité,c’est-à-dire en poussant les pécheurs convertis à lafoi à anathématiser Satan et à renoncer à toutes sespompes et ses œuvres »165.

Le géant frappé au front, abattu en deux temps

En 1 Sm 17, 50-51, deux points ont frappé lescommentateurs anciens : la mort en deux temps deGoliath et le fait que c’est au front qu’il est frappé.« David abattit le Philistin et le fit mourir », est-ildit au v. 50 ; mais le v. 51 montre qu’il reste encoreà l’achever. Rien n’étant fortuit dans l’Écriture, cecia un sens : Goliath doit comprendre qu’il n’est pasvaincu par un homme, mais par Dieu lui-même qu’il adéfié. Dans l’esprit du rédacteur du texte bibliquedéjà, Goliath pourrait représenter l’idolâtrie abattuepar la foi en Dieu, puisque, comme cela a été remarqué,les expressions utilisées pour décrire sa mort sont lesmêmes que celles qui évoquent le sort de Dagôn, l’idoledes Philistins, en 1 Sm 5, 3-4166. Le Pseudo-Philon metbien ce thème en valeur dans ses Antiquités bibliques :« Avant de mourir, dit David à Goliath, ouvre les yeuxet vois celui qui te fait périr. Levant les yeux,

165 BED. in 1 Sam. 3 (17, 50-51), CC 119, p. 161, 1025-1030.166 M. LESTIENNE, La Bible d’Alexandrie, t. 9, 1, Les Livres des Règnes, p. 307.

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l’allophyle vit l’ange et dit : “Tu n’as pas été leseul à me tuer ; il y avait celui qui se tenait avectoi et dont l’apparence n’est pas celle d’un homme »167. Hippolyte a été influencé par ce texte, ou tout au

moins par la tradition juive dont ce dernier se faitl’écho. Ce n’est pas pour rien, explique-t-il, queGoliath est tombé tête contre terre sous l’impact de lapierre, mais pour qu’en lui se manifestât la puissancede Dieu : « Goliath blessé a été renversé, et est tombésur sa face pour adorer son vainqueur, le Verbe de Dieuqui était avec David et que personne ne peutvaincre »168. Dans l’ange qui se bat aux côtés de David,comme en celui du combat de Jacob, les chrétiens ont vule Verbe de Dieu, et la posture de Goliath renversé àterre évoquait pour eux l’adoration que Goliath avaitété forcé de lui accorder. Augustin semble être le seulà avoir vu dans la mise à mort en deux étapes du géantune figure de l’anéantissement progressif du diable etdu paganisme. « Lors de la première économie de notreSeigneur Jésus Christ, qui est pour ainsi dire le Davidspirituel issu de la race de David, notre ennemi a prisun coup au front et a été abattu. Toute la superstitiondes nations a été jetée à terre : elle n’a pu par lasuite se dresser contre l’Église de Dieu, parce que sil’Église alors était frappée, elle recevait la couronnedu martyre ». Quand l’Église s’est développée, elle aappris à arracher à l’ennemi le glaive de son éloquencepour l’en frapper mortellement »169. Le front, en latin comme en français, peut désigner

l’impudence et l’audace. Aussi trouve-t-on chez uncertain nombre d’auteurs occidentaux que le front de167 Ps. PHIL. antiq. bibl. 61, 8, SC 229, p. 372.168 HIPP. Dau. 15, 2, CSCO 264, p. 19, 1-4.169 AVG. ser. Lambot 21, 5, PLS 2, 820.

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Goliath symbolise la superbe du Philistin, lequel estfigure du diable : c’est donc « l’audace diabolique deson front qui a été frappée », selon Jérôme170. PourMaxime l’Arien, « la pierre est le Christ notreSeigneur, qui a donné la victoire à David et abaissépar sa grande puissance le front superbe que Goliathdressait avec une morgue téméraire »171. Augustinsouligne aussi que « comme tout orgueil se révèle parl’impudence du front, Goliath fut abattu par une pierrevenant en plein front »172. Même notation encore chezBède, qui l’élargit aux hérétiques dont Goliath peutêtre la figure : « C’est justement au front que [David-Christ] a frappé le Philistin, parce qu’il a abattu lediable pour son audacieuse présomption, et révélé lastupidité des tenants des doctrines perverses en raisonde l’ostentation de leur profession de foi »173. C’était aussi le front qu’on marquait du signe de la

croix. Aussi voit-on Cyprien écrire que Goliath frappéau front « signifie que le diable et ses serviteurssont abattus, vaincus en cette partie de la tête quin’est pas marquée du signe grâce auquel nous sommestoujours en sécurité et possédons la vie »174. Augustinlui emprunte l’idée : « Goliath a trouvé la mort encette partie de son corps où il n’avait pas le signe duChrist »175. Le sermon de Maxime de Turin sur 1 R 17déclare que « bien que Goliath fût défendu de toutesparts par la protection de ses armes, son front étaitexposé à la mort, car il ne portait pas le signe du

170 HIER. epist. 46, 2, Labourt, t. 2, p. 102, 8-12 ; epist. 122, 2, t. 6, p. 19, 16-20.171 MAX. c. pagan , Coll. Veron. fol. 99 r, CC 87, p. 119, 1-3.172 AVG. ser. 32, 12, CC 41, p. 404, 237.173 BED. in Sam. 3 (17, 49), CC 119, p. 160, 983-988.174 CYPR. Quir. 2, 16, CC 3, p. 52, 40-43.175 AVG. in Ps. 143, 2, CC 40, p. 2074, 46 ; ser. Lambot 21, 5, PLS 2, 2, 819.

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Sauveur. Et c’est pourquoi il périt par là où il setrouvait dépourvu de la grâce de Dieu »176. Même idéechez le Pseudo-Fulgence177 et chez Césaire d’Arles. Cedernier en profite pour ajouter un commentaire àl’usage des candidats au baptême : « Quand lecatéchumène est marqué au front, le Goliath spirituelest frappé et le diable chassé »178.Le front de Goliath évoque tantôt son orgueil, tantôt

le signe de la croix dont il est dépourvu. Augustin aharmonisé les deux interprétations : « Le front quiportait l’arrogance de son orgueil a été anéanti, et lefront qui portait l’humilité de la croix du Christ avaincu » ; le signe de la croix est « le signe del’humilité du Christ », dont David s’était revêtu avantle combat179. Bède en tire un conseil à l’usage del’homme tenté par l’orgueil : « Quiconque craint d’êtrefrappé au front doit armer ce même front du signesalutaire de la croix, en disant avec l’apôtre : “Pourmoi, que jamais je ne me glorifie sinon de la croix denotre Seigneur Jésus Christ” »180.

3. L’enrichissement de la typologie de base

Une fois bien ancrée l’idée que la lutte de Davidcontre Goliath représente celle du Christ contre lediable, certains auteurs se sont penchés sur d’autrestraits du texte, soit parce qu’ils écrivaient uncommentaire suivi et se sentaient dans l’obligation de

176 MAX. ser. 85, 3, CC 23, p. 349, 61-64.177 Ps. FVLG. ser. 74, PL 65, 945 : « Domini non habuit characterem ».178 CAES. ser. 121, 8, CC 103, 508 ; 7, p. 507.179 AVG. ser. 32, 12, CC 41, p. 404, 239 ; 19, p. 405, 245.180 BED. in Sam. 3 (17, 49), CC 119, p. 160, 987-990.

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traiter du moindre détail, soit parce qu’avec le temps,l’explication première s’était peu à peu développée.

Le jeune frère dédaigné qui vient nourrir les combattants

Rabroué comme un gamin par son frère aîné, rencontrantl’incrédulité de Saül, toisé par le Philistin, Davidest la figure du Christ incarné méprisé par les hommes.Hippolyte oppose la faiblesse physique du jeune homme,qui fait dire à Saül « Tu n’es encore qu’un enfant » (1Sm 17, 33) et qui symbolise la nature humaine assuméepar le Fils de Dieu, à la beauté de David mentionnéeplus haut dans le texte (1 Sm 17, 16, 12), et quiévoque la puissance du Verbe divin demeurant en lui181.Pour Ambroise, David, qui paît les moutons, travailservile, au lieu d’aller à la guerre comme ses frères,David que Saül pense incapable de se battre contre legéant, et qui est dédaigné de Goliath lui-même « étaitla figure de celui qui devait venir sur terre comme unêtre méprisé, et qui, sans aide, sans hérault,libèrerait le peuple de ce monde par le combat de sacroix »182. Les Ariens, en disant le Fils inférieur auPère, dit Quodvultdeus, rabaissent le Christ et leconsidèrent comme rien, exactement comme l’avait faitGoliath pour David183.David se rend au champ de bataille parce qu’il est

chargé par son père de s’enquérir de la santé de sesfères et de leur apporter des victuailles (17, 17-18).Aucun de ces thèmes ne joue de rôle dans le commentaired’Hippolyte Sur David et Goliath, qui disposait très

181 HIPP. Dau. 10, 3, CSCO 264, p. 11, 18-22.182 AMBR. in Ps. 118, 18, 25, CSEL 62, p. 410, 1-5 ; cf aussi 118, 14, 4.183 QUODVULTD. ser. de temp. barb. 2, 14, 7-9, CC 60, p. 486, 19-26.

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probablement du texte court des Septante, où les v. 12-31 sont absents184. On ne trouve pas de commentaire deces versets avant Césaire, ce qui pourrait faire penserque la plupart des Vieilles Latines suivaient ellesaussi le texte court. L’évêque d’Arles voit dans lamission de David une figure de l’Incarnation : « Jesséenvoya David à la recherche de ses frères, et Dieu lePère envoya son Fils unique au nom duquel il estécrit : “Je dirai ton nom à mes frères” (Ps 21, 23) ;car le Christ était venu chercher ses frères, quand ildisait :“Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de lamaison d’Israël” »185. Une idée analogue se fait jourdans le commentaire de Bède186. Dans cette perspective, les reproches du fils aîné à

David parce qu’il a abandonné ses brebis au désert pourvenir au combat (17, 28) prennent sens à leur tour,comme on le voit chez Césaire : « Ce frère aîné quiblâme David, figure du Seigneur, représentait le peupledes Juifs qui accusèrent par jalousie le ChristSeigneur venu pour le salut du genre humain, etl’accablèrent à plusieurs reprises de nombreusesinjures. “Pourquoi, dit-il, as-tu laissé ces brebispour venir au combat ?” Ne te semble-t-il pas que parsa bouche parle le diable, jaloux du salut des hommes,comme s’il disait au Christ : “Pourquoi as-tu laisséles quatre-vingt dix-neuf brebis qui ne s’étaient paségarées pour venir chercher l’unique brebis qui s’étaitperdue ?” »187. On trouve la même interprétation dans lecommentaire de Bède, qui tient toutefois à préciser queles quatre-vingt dix neuf brebis, figure des chœurs des

184 La Bible d’Alexandrie, t. 9, 1, p. 291-293.185 CAES. ser. 121, 1, CC 103, p. 505.186 BED. in Sam. 3 (17, 17-18), CC 119, p. 151, 588-596.187 CAES. ser. 121, 3, CC 103, p. 505-506.

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anges et des saints, n’ont pas été laisséés seuls auciel pendant le temps de l’Incarnation188. Pour AmbroiseAutpert, les brebis abandonnées au désert figurent lepeuple juif189. Les frères auxquels David est envoyé par son père

représentent l’humanité ; aussi trouve-t-on, toujourschez Césaire et Bède, que les nourritures apportées auchamp de bataille sont une figure des mystères. Lamesure de grain (epha ou ephi), à laquelle on accordaitune capacité de trois boisseaux, comme le montre untexte d’Eucher de Lyon190, est assimilée par Césaire auxtrois boisseaux de farine pétris par Sara en Gn 18, 6 ;elle reçoit alors la signification qu’on lui donnesouvent dans les commentaires de l’épisode du chêne deMambré, où les trois mesures de farine préfigurent laTrinité pour plusieurs auteurs191. La même équivalence detrois boisseaux est donnée par Bède pour l’epha, maisil donne une autre interprétation, fondée sur lanourriture contenue dans les mesures : de la polenta,c’est-à-dire un genre de semoule192, qui signifie pourlui le “cœur broyé et humilié” du Ps 50, 19 ; lechiffre trois fait allusion à la tripartitionpaulinienne de l’homme en esprit, âme et corps. autotal, les trois boisseaux de grain concassé désignentdonc l’humiliation et la Passion du Fils de Dieuincarné, ou encore celle du fidèle193. En sus des trois mesures de grain, David apporte à ses

frères dix pains, et dix fromages à leur officier.188 BED. in Sam. 3 (17, 27-28), CC 119, p. 154,716-730 ; 17, 20, p. 152, 636-638.189 AMBR. AVTP. apoc. 5, prol., CCCM 27, p. 382, 700 : de la conduite des brebis,David passe au gouvernement des hommes, et des Juifs, il passe aux nations.190 EVCHER. instr. 2, CSEL 31, p. 159, 10.191 CAES. ser. 121, 2, CC 103, p. 505.192 Dans la Septante, il s’agit de grain grillé : La Bible d’Alexandrie, 9, 1, p. 299.193 BED. In 1 Sam. 3 (17, 17-18), p. 151, 596-604 ; 617.

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Césaire ne s’intéresse qu’au chiffre dix, symbole duqécalogue, et trouve donc superflu d’expliquer à lafois les dix pains et les dix fromages. « Par les dixfromages, on entend le décalogue de l’Ancien Testament.David est donc venu avec trois mesures et dix fromagespour visiter ses frères engagés au combat, parce que leChrist devait venir avec le décalogue de la Loi et lemystère de la Trinité pour libérer le genre humain dupouvoir du diable194. Bède quant à lui distingue les dixpains et les dix fromages. Les dix pains qu’il portesymbolisent le Décalogue donné par Dieu aux Juifs etdont l’observance est un fardeau que seul le Christrend supportable. Quant aux dix fromages, ils sontofferts à l’officier, qui représente les responsablesdes Églises, et ils signifient le sens spirituel del’Écriture donné par le Christ, « pour ainsi dire ladouceur lactée du décalogue » 195.

Goliath et les Philistins

Les géants, à l’instar des Titans, n’ont généralementpas bonne presse et évoquent l’orgueil de l’humanité,voire sa volonté d’égaler les dieux. Goliath estimmense, mais sa taille est variable dans les textesqui nous sont parvenus : elle est de quatre coudées etun empan dans la Septante, ainsi que chez FlaviusJosèphe et dans un texte de Qumrân (1 Sm 17, 4), tandisqu’elle est de six coudées dans le Texte massorétiqueet la Vulgate196. La version géorgienne du commentaired’Hippolyte sur David et Goliath parle de quatre

194 CAES. ser. 121, 2, p. 505.195 BED. In 1 Sam. 3 (17-18), p. 151, 614-621.196 La Bible d’Alexandrie, p. 295.

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coudées, symbole de l’extension du pouvoir du diableaux quatre coins de la terre ; quant à l’empan, dont lenom évoque la main (palmus en latin), et donc l’action,il figure l’arrogance qui a poussé le diable à s’élevercontre Dieu. La version arménienne, qui sait qu’onaccorde aussi à Goliath une taille de six coudées,présente une interprétation double : les quatre coudéesévoquent la puissance de Satan dans l’espace, les sixcoudées, sa puissance dans le temps, c’est-à-dire dansles six millénaires de l’histoire humaine197. En dehorsd’une rapide allusion de Grégoire le Grand, qui parlede la diabolica celsitudo du géant, on ne retrouve pas cetteinterprétation ailleurs198. Pour Bède, les six coudéesrenvoient aux six jours de la création, et l’empan estle début du septième jour, qui évoque la perfection etle repos éternel ; ces dimensions lui rappellent aussicelles de la canne dont on mesure le Temple de laJérusalem céleste chez le prophète Ezéchiel (40, 5) :aussi voit-il dans la taille de Goliath la volonté qu’ale diable de singer Dieu, ainsi que son art de leurrerles hommes par des promesses fallacieuses199.Le poids des armes de Goliath a inspiré les mêmes

commentateurs. Les 5000 sicles de bronze de la cuirasse(17, 5) signifient pour Hippolyte le temps del’Incarnation : selon une ancienne chronologie, eneffet, c’est au bout de 5000 ans d’histoire qu’apparaîtle Christ pour lutter contre Satan, comme David luttacontre Goliath. Les écailles de la cuirasse de Goliathconfirment qu’il figure « l’antique Serpent », c’est-à-dire le diable200. Pour Bède, les 5000 sicles renvoient

197 HIPP. Dav. 7, 6-7, p. 8.198 GREG. M. In Job 34 (11, 22), CC 143 B, p. 1748, 15.199 BED. In 1 Sam. 3 (17, 4), p. 147, 440-451.200 HIPP. Dau. 7, 8-9, p. 8.

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plutôt aux cinq sens de l’homme, dont le diable se sertpour l’abuser201. La pointe de la lance, qui pèse à elleseule 600 sicles, évoque pour Hippolyte la venue del’Antéchrist à l’issue du sixième millénaire du monde202,et signifie pour Bède que le pouvoir du diable, s’il vajusqu’à la fin de l’histoire, ne s’étend pas au-delà203.La comparaison de ladite lance avec une ensouple detisserand suscite chez Hippolyte comme chez Bède unétrange rapprochement avec Is 59, 5, qui parle detissus en toile d’araignée où le prophète voit lesœuvres mauvaises et vaines des pécheurs204. Cetterencontre est elle fortuite ? Il n’est pas impossibleque le moine de Jarrow use d’une source ancienne quis’inspirait d’Hippolyte. Pesamment équipé de ces armes qui symbolisent toute la

puissance du diable, le Philistin défie pendantquarante jours le peuple d’Israël, un détail qui nepouvait pas laisser indifférents les anciens, friandsd’arithmologie. Déjà le Pseudo-Philon y voit un symbole: les Israélites sont insultés autant de jours qu’ilsse sont réjouis au désert en recevant la Loi, car lesnations jalousent le peuple juif à cause de la Torah205.Pour Césaire, « à cause des quatre saisons et desquatre parties du monde, les quarante jours signifientla vie présente où le peuple chrétien ne cesse decombattre contre Goliath et son armée, c’est-à-direcontre le diable et ses anges »206. A peu près à la mêmeépoque, mais très loin de là au Moyen-Orient, Jacques

201 BED. In 1 Sam. 3 (17, 6), p. 148, 475-479.202 HIPP. Dau. 7, 13, p. 10.203 BED. In 1 Sam. 3 (17, 7), p. 148, 495-496.204 HIPP. Dau. 7, 12, p. 9-10. BED. In 1 Sam. 3 (17, 7), p. 148,498-503.205 Ps. PHIL. Antiq. bibl. 61, SC 229, p. 368 ; note dans SC 230, p. 237.206 CAES. ser. 121, 5, CC 103, p. 507 ; cf aussi Anon. in Lc 4 (CC 108 C, p. 30, 71).

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de Sarug y voit une allusion à la tentation de Jésus audésert : « La grande chute du Philistin préfigure ladéfaite du Prince de ce monde, qui lui aussi tomba duciel comme un éclair (Lc 10, 18) à la fin des quarantejours, lorsqu’il eut tenté le Fils de David »207. ChezBède, les quarante jours renvoient à la fois à latotalité du temps de l’Église et à la tentation duChrist au désert208.Le combat singulier entre David et Goliath qui se

déroule au premier plan fait souvent oublier qu’ilrègle une guerre entre deux armées, le camp d’Israël etl’armée des Philistins, qui signifient pour Hippolytetantôt les Nations, dont le diable se sert pour fairela guerre aux saints et se déchaînent toutparticulièrement à la venue du Christ, tantôt lesforces du mal dont il est le chef209. Bède oscilleégalement entre les deux interprétations, qui sont dureste complémentaires210. La cuisante défaite infligéepar les fils d’Israël aux Philistins après la mort deGoliath évoque pour Hippolyte le pouvoir que, selonl’évangéliste Luc, Jésus a donné à ses disciples de« fouler aux pieds toute la puissance de l’Ennemi »211.« De même qu’après la victoire de David, écritThéodoret, l’armée d’Israël a pourfendu les troupes desétrangers, de même, quand notre Dieu et sauveur avaincu le diable, ceux qui ont cru en lui ont mis endéroute la phalange des démons »212. Pour Bède, « voyantque leur champion avait été vaincu et abattu par

207 JAC. SAR. Hom. fest. 3, 22, PO 43, p. 577.208 BED. In 1 Sam. 3 (17, 14-15), p. 150, 574-585.209 HIPP. Dau. 7, 1, p. 6 ; 7, 4, p. 7 ; 15, 3, p. 19.210 BED. In Lc 2 (8, 39-43), CC 120, p. 189, 919-924 ; in Sam. 3 (17, 51-52), p. 161, 1045-1054.211 HIPP. Dau. 15, 3, p. 19.212 THEOD. CYR. quaest. 1 Reg. 41, PG 81, 568 C.

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l’Incarnation et le Passion du Seigneur, les espritsimpurs se sont enfuis du cœur des croyants, et desvaillants se sont levés, dans l’Église de lacirconcision et dans celle des non circoncis, qui ontpoussé le cri de la prédication et de la louangedivines, cri redoutable aux méchants »213.Cette guerre décisive s’était déroulée « dans la

vallée du Térébinthe » (17, 2) : une dépression entredeux montagnes qui représentent pour Hippolyte les deuxTestaments ; n’appartenant ni à l’Ancien Testament niau Nouveau, ce vallon creux symbolise toutes lesconcupiscences qui mènent le monde à sa perte214. SelonCésaire d’Arles, la vallée du Térébinthe est « lavallée du péché ou des larmes », où le Christ, le vraiDavid, devait relever le genre humain : « Ils setenaient dans la vallée, parce que le poids de leurspéchés les écrasait. Ils se tenaient là sans oserengager le combat. Pourquoi n’osaient-ils pas ? C’estque David, qui était la figure du Christ, n’était pasencore venu […]. Qui en effet pouvait combattre contrele diable avant que le Christ Seigneur eût délivré legenre humain du pouvoir du diable ? »215 Césaire nes’explique pas sur la « vallée des larmes » : la clé del’expression dans le présent contexte pourrait biennous être fournie par Bède, qui explique que letérébinthe est un arbre d’où coulent les larmes d’uneprécieuse résine ; pour lui, la vallée du Térébintheévoque les larmes d’humilité des saints en marche versle monde céleste216. 213 BED. in 1 Sam. 3 (17, 51-52), p. 161, 1045-1050.214 HIPP. Dau. 7, 2-3, p. 6-7.215 CAES. ser. 121, 5, CC 103, p. 506.216 BED. in 1 Sam. 3 (17, 2), p. 146, 382-391 ; le térébinthe évoque aussi l’arbrede vie du paradis, c’est-à-dire le Christ, Sagesse de Dieu qui fournit au croyant un bienfaisant ombrage.

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« A leur retour, quand David revint d’avoir tué lePhilistin, les femmes sortirent de toutes les villesd’Israël au devant du roi Saül pour chanter en dansant,au son des tambourins, des cris d’allégresse et dessistres » (18, 6). Pour Hippolyte, ces chœursreprésentent les Églises acclamant le Christ, ou bienencore la louange des anges et des âmes des saints enattente de la résurrection217. Un Sermon pseudo-athanasien voit en David accompagné de ces chœurs leChrist ressuscité sortant des enfers avec les anges etles âmes des justes218. Ambroise adopte quant à lui lapremière interprétation d’Hippolyte : les jeunes fillesqui acclament David sont la figure des âmes renouveléespar le baptême : « Elles chantent, rassurées désormais,tandis qu’auparavant elles pleuraient en raison despeines de leurs péchés. C’est au son des tambourins,c’est-à-dire avec leurs corps morts au péché, qu’ellesdansent et disent : Saül a triomphé sur des milliers,et David sur des myriades »219 ; ce sont « les âmes quichantent ensemble un psaume triomphal au Christ »220.

On voit à quels riches développements symboliques aconduit l’épisode raconté en 1 R 17. Les monstrescombattus par David, ours, lion ou géant, sont autantde figures du mal qui menace l’humanité et que leChrist a vaincu dans le combat singulier par lequel ildélivra le monde de la servitude 221« En figure duSeigneur, David a à lui seul, par un combat singulier,délivré tout le peuple d’une terrible guerre », écrit

217 HIPP. Dau. 16, 3-4, p. 21.218 Ps. ATHAN. De passione et cruce Domini, PG 28, 232.219 AMBR. in Ps. 118, 18, 25, CSEL 62, p. 410, 1-9.220 AMBR. apol. Dau. 3, 12, SC 239, p. 88, 14-15.221 HIPP. Dau. 2, 2, p. 1.

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Ambroise dans son Apologie de David222, et il n’hésite pasailleurs à parler d’une « guerre contre les Titans »223.L’image de David luttant contre les fauves ne se trouvepas dans les catacombes, et celle du combat de Davidcontre Goliath ne s’y trouve guère plus224. Mais elle esttrès ancienne dans l’iconographie : on la rencontrepour la première fois dans le baptistère de la maisonchrétienne de Doura Europos, avant 256, ce qui n’estpas pour nous surprendre, car nous avons vuqu’Ambroise, Ephrem et le donatiste Pétilianus parlentde la lutte entre David et Goliath dans un contextebaptismal225.La symbolique du combat de David contre les monstres

ne n’est pas perdue dans le haut Moyen Age. Isidore deSéville la transmet en un passage qui, à l’exceptiond’un petit nombre de lignes, est un montage de textesaugustiniens226. Claude de Turin juxtapose le condenséd’Isidore et un passage de Grégoire le Grand227. Quant àAngélome de Luxeuil, il combine dans son commentaire dulivre des Rois des interprétations empruntées àAugustin, Césaire, Grégoire le Grand, Isidore et Bède228.

222 AMBR. apol. Dau. 3, 12, SC 239, p. 88, 9-11.223 AMBR. off. 1, 35, 177, CUF p. 181.224 On ne connaît qu’un exemple, à la catacombe de Domitille : DPAC, s. v. David,c. 627-629 ; il y en a quelques exemples sur les sarcophages : DACL, s. v.David, c. 295-297.225 AMBR. In Ps. 118, 18, 24-25 ; EPHR. hymn. epiph. 5, 10-11 ; AVG c. litt. Petil. 2, 47, 109.226 ISID. in Reg. (PL 83, 399-400) : in Reg. 10= AVG. in Ps. 143, 1-2 ; in Reg. 9 = c. Faust. 22, 87 et in Ps. 77, 44. Seule la source d’in Reg. 9, 4, qui voit dans le lion l’Antéchrist, est introuvable.227 CLAVD. TVR. in Reg. (PL 50, 1069) : ISID. in Reg. 10, PL 83, 399-400 ; GREG. M. in Jb 18 (16, **), CC 143 A, p. 900, 24. Sur ce commentaire de Claude de Turin, voir M. GORMAN, The Commentary on Kings of Claudius of Turin, and its Two Printed Editions, dans Filologia Mediolatina 4, 1997, p. 99-131 (particulièrement p. 121).228 PL 115, 312-313.

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Les interprétations patristiques ont ainsi continué ànourrir l’imaginaire médiéval229.

229 pour l’iconographie de David et Goliath, voir LChrI, s. v. David, c. 477-490. R.Byz. Kunst, 1, c. 1145-1161.**

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