"Les mots du médecin légiste", Revue d'Histoire des Sciences Humaines, n° 22, 2010, p. 117-144

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Revue d' Hi st oir e des Sci ences Humaines, 2010, 22, 117-144. L es mot s du mé dec in l égi st e , GH OD VDOOH G¶DXWRSVLH DX[ A ssi ses : O¶DIIDLUH %LOORLU -1877) Bruno BERTHERAT Résumé Au XIX e VLqFOH O¶H[SHUWLVH PpGLFR-légale occupe une place importante dans la procédure judiciaire criminelle. Cet article a pour but de suivre le discours du médecin OpJLVWH GH OD VDOOH G¶DXWRSVLH DX[ Assises HW VD UpFHSWLRQ ,O SUHQG O¶H[HPSOH GH O¶DIIDLUH Billoir (1876- GX QRP GH 6pEDVWLHQ %LOORLU MXJp j 3DULV SRXU O¶DVVDVVLQDW GH VD compagne, et dont le succès médiatique s¶LQVFULW GDQV XQH YpULWDEOH FXOWXUH GX FULPH /¶H[SHUW HVW *HRUJHV %HUJHURQ XQ KDELWXp GH OD FRXU G¶ Assises. Ses deux principales interventions se situent au début et à la fin du processus judiciaire et portent sur O¶DXWRSVLH GH OD YLFWLPH LO V¶DJLW GH son rapport et de sa déposition aux Assises. /¶H[SHUWLVH HVW G¶DERUG O¶DIILUPDWLRQ G¶XQH FRPSpWHQFH VFLHQWLILTXH DX VHUYLFH GH OD SURFpGXUH MXGLFLDLUH /HV UpSRQVHV DSSRUWpHV SDU O¶H[SHUW V¶LQVFULYHQW GDQV XQ GLVFRXUV qui obéit à des codes et qui évolue au cours de la procédure judiciaire dans la forme et PrPH GDQV OH IRQG &H GLVFRXUV HVW HQILQ O¶REMHW G¶XQ HQMHX HQWUH O¶DFFXVDWLRQ HW OD GpIHQVH TXL FXOPLQH DX PRPHQW G¶XQ SURFqV UHWHQWLVVDQW ,QVWUXPHQWDOLVpV SDU O¶DFFXVDWLRQ DWWDTXpV SDU OD GpIHQVH FRPmentés par le public et par la presse, les mots GH O¶H[SHUW UpYqOHQW WRXWH XQH KXPDQLWp VDWXUpH SDU OD WHQVLRQ Mot s-c l és : Médecine légale ± Expertise ± Savoirs ± Crime ± Justice ± Police ± Fait divers ± Paris ± XIX e siècle. Abst ract : The For e nsi c Sci eQWLVW¶V :RUGV IURP WKH $XWRSV\ 5RRP WR WKH $VVL]HV t he Billoir Case (1876-1877) In the 19 t h cent ury, f or ensi c examinat ion plays an i mpor t ant part in t he c ri minal l egal SURFHGXUH 7KLV HVVD\ DLPV DW H[DPLQLQJ WKH IRUHQVLF VFLHQWLVW¶V GLVFRXUVH IURP WKH aut opsy room t o t he assizes as well as i ts r ecept ion. I t t akes as an exampl e t he Billoir c ase (1876-1877), t aking i ts name f rom Sébast i en Billoir who was t ri ed in Paris f or t he murder of hi s part ner, and whose large media coverage comes wi t hin t he scope of a r eal cul t ur e of c ri me. The exper t is Georges Bergeron, a r egular of t he assizes. Hi s t wo main int ervent ions t ake place at t he beginning and at t he end of the l egal process and concern t he aut opsy of the vi ct i m: t hey consist of hi s r epor t and his evidence at t he assizes. The f or ensi c examinat ion is f irst of all the asser t ion of a sci ent i f i c expert ise suppor t ing the l egal procedur e. The answers brought by t he exper t ar e par t of a di scourse whi ch obeys codes and evolves t hroughout t he l egal procedur e in i ts f orm and even in i ts cont ent. This di scourse is f inally at st ake in the opposi t ion bet ween t he prosecut ion and t he def ence, whi ch comes t o a head during a spect acular t rial . Exploi t ed by t he prosecut ion, att acked by t he def ence, comment ed upon by t he publi c DQG WKH SUHVV WKH H[SHUW¶V ZRUGV UHYHDO D ZKROH KXPDQLW\ VZDPSHG ZLWK WHQVLRQ K ey-words : Words ± For ensi c Medi cine ± Examinat ion ± Knowl edge ± Cri me ± Just i ce ± Poli ce ± News It em ± Pari s ± 19 th C ent ury.

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Revue d'Histoire des Sciences Humaines, 2010, 22, 117-144.

L es mots du médecin légiste,

Assises : -1877)

Bruno BERTHERAT

Résumé Au XIXe -légale occupe une place importante dans la procédure judiciaire criminelle. Cet article a pour but de suivre le discours du médecin

Assises Billoir (1876-compagne, et dont le succès médiatique s

Assises. Ses deux principales interventions se situent au début et à la fin du processus judiciaire et portent sur

son rapport et de sa déposition aux Assises.

qui obéit à des codes et qui évolue au cours de la procédure judiciaire dans la forme et

mentés par le public et par la presse, les mots

Mots-clés : Médecine légale Expertise Savoirs Crime Justice Police Fait divers Paris XIXe siècle. Abstract : The Forensic Sciethe Billoir Case (1876-1877) In the 19th century, forensic examination plays an important part in the criminal legal

autopsy room to the assizes as well as its reception. It takes as an example the Billoir case (1876-1877), taking its name from Sébastien Billoir who was tried in Paris for the murder of his partner, and whose large media coverage comes within the scope of a real culture of crime. The expert is Georges Bergeron, a regular of the assizes. His two main interventions take place at the beginning and at the end of the legal process and concern the autopsy of the victim: they consist of his report and his evidence at the assizes. The forensic examination is first of all the assertion of a scientific expertise supporting the legal procedure. The answers brought by the expert are part of a discourse which obeys codes and evolves throughout the legal procedure in its form and even in its content. This discourse is finally at stake in the opposition between the prosecution and the defence, which comes to a head during a spectacular trial. Exploited by the prosecution, attacked by the defence, commented upon by the publi c

Key-words : Words Forensic Medicine Examination Knowledge Crime Justice Police News Item Paris 19th Century.

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Assises. On prendra -1877), du nom de Sébastien Billoir, accusé de -Marie Le Manach, à Paris. Le corps coupé en

deux de la jeune femme est découvert le 8 novembre 1876, flottant dans la Seine au illoir est un des grands

faits divers de la décennie 1 culture du crime », Le Petit Journal en

tête, qui accorde au fait divers criminel une place très importante 2. Le médecin-expert est Georges Bergeron, un habitué des Assises. Né en 1838, docteur en 1866, agrégé en 1872, Bergeron est promis à une brillante carrière, à laquelle le parrainage

re de médecine légale à la faculté de Paris, Tardieu est le médecin légiste le plus prestigieux de son temps.

Les deux principales interventions de Bergeron se situent au début et à la fin du processus judiciaire et sont retranscrites en annexe. La première se déroule le 9 novembre, un jour après la découverte de la victime, déposée à la Morgue

quatre mois plus tard, le premier jour du procès de Billoir, au palais de Justice de Paris, le 14 mars 1877 (le procès se termine le lendemain). Deux interventions,

écrit et signé par Bergeron 3. Le second est sa déposition orale aux Assises ; on en trouve le compte rendu dans un rapport de police 4 et surtout dans la presse. La Gazette des Tribunaux, vieux quotidien spécialisé dans les récits judiciaires, en donne une version longue et détaillée : elle servira de référence 5 : , autre journal judiciaire, plus populaire, Le Petit Journal bien sûr, mais aussi une presse généraliste, dite de qualité, dont Le Temps Le Gaulois, bonapartiste, et Le F igaro, plus mondain, ou républicaine, comme Le XIXe siècle 6. La chronique judiciaire est une rubrique traditionnelle du fait divers, avec ses journalistes spécialisés.

, auquel il doit apporter une

intervenir : il y a également un chimiste et un architecte 7

cours du XIXe siècle que le médecin-expert prend une importance et une visibilité

1 ffaire Billoir dans notre thèse (BERTHERAT, 2002), dont la 3e partie est

consacrée à la médecine légale. 2 On se reportera essentiellement à KALIFA, 1995 et 2005. 3 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir Sébastien (homicide), 15 mars 1877, Rapport, 9 et

17 novembre 1876, 313. 4 Archives de la préfecture de police, BA 81, dossier Veuve Le Manach par Billoir en 1877, Rapport,

14 mars 1877, 50. 5 Gazette des Tribunaux, 15 mars 1877, 256-257. 6 BELLANGER, GODECHOT, GUIRAL, TERROU, 1969-1976, tomes 3 et 4. 7 e relevé des plans des lieux du crime. On reviendra sur le chimiste.

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inédites 8. Il est désormais jugé indispensable au bon fonctionnement de la justice. En témoigne sa place, à la fin du siècle, dans le roman policier, dans le récit de fait divers. Cette reconnaissance est particulièrement forte à Paris qui rassemble la quasi-

médecin légiste est même déterminante. Il faut donc revenir aux mots du médecin

t qui évolue au cours de la

9.

Le Docteur

peut affirmer sa compétence en examinant le cadavre de la victime, examen qui obéit à des règles propres à la médecine légale. Bergeron doit déterminer

complémentaires mais essentielles.

Le cadre judiciaire

judiciaire qui le missionne 10. L'examen de la victime est fait sur la réquisition d'une autorité compétente : ici le substitut du procureur de la République, Boucher de La

définie par les articles 81 du Code civil et 44 du Code d'instruction criminelle 11. Tout docteur en médecine ou officier de santé peut être désigné comme expert et ne peut

, ni refuser de comparaître 12. À Paris, pour les affaires criminelles, les 13. À la Morgue, qui centralise les

expertises sur les cadavres, Bergeron effectue Bergeron remplace dans cet exercice un Tardieu vieillissant et malade, dont il apparaît

8 Les principales synthèses sur la médecine légale française émanent de CHAUVAUD, 2000 et, avec

DUMOULIN, 2003. Pour une mise en perspective transnationale et sur la longue durée, cf. CRAWFORD, CLARK, 1994 et les travaux de PORRET, notamment 2008. Soulignons une thèse récemment soutenue sur

, MENENTEAU, 2009. Pour une mise en perspective par rapport au processus judiciaire, voir par exemple FARCY, KALIFA, LUC, 2007.

9 U

Lecomte Ozanam, archiviste de des Avocats Dentone, à Jean-Philippe Meyssonnier, à Jean-Jacques Yvorel, à Emmanuel Taïeb et à Jean-François Dugor.

10 SARRAUTE, 1890, 265-297. C f. aussi LÉONARD, 1978, 3, 1354-1356. 11 Code civil, 1997, 67 ; Code d'instruction criminelle, 1810, 13. 12 Code pénal, 1810, 121 (article 475) ; Code d'instruction criminelle, 1810, 20 (article 80). 13 À partir du décret du 21 novembre 1893, les médecins-experts devront être théoriquement choisis sur

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Le processus se déroule de la manière suivante 14. L'expert reçoit une lettre du magistrat le mandant à son cabinet. Cette lettre doit être jointe au rapport dressé par la suite. La mission étant acceptée, l'expert prend connaissance d'une ordonnance, dans laquelle sont exposées la nature de sa mission et les questions auxquelles il a à

, 15

prestation de serment précède le rapport, comme cela apparaît en tête du rapport de Bergeron. L'expertise médico-légale n'est pas publique. Seuls sont présents les professionnels : le personnel de la Morgue comme toujours, peut-être le substitut du procureur, ainsi sans doute que le chef de la sûreté, Jacob 16. L'ensemble de la

Assises est

instauré par le Code d'instruction criminelle pour les juridictions de jugement17. Ses caractéristiques puisent dans l'héritage de la Révolution, des Lumières et, plus loin encore, dans celui du modèle accusatoire anglais : débats oraux, publics et contradictoires, jury. Le Code d'instruction criminelle emprunte donc à la fois au droit

définitive et le jugement). Aux Assises, l'expertise est formulée oralement et l'expert devient un témoin ordinaire. À cette occasion, il prête un second serment, celui des témoins. Dans ses cours publiés au tournant du siècle, le Professeur Paul Brouardel, titulaire de la chaire de médecine légale de la faculté de médecine de Paris, expose la situation du médecin légiste à l'audience 18. L'expert attend sa comparution dans la salle des témoins. Il ne peut assister aux débats, sauf exception. Après avoir prêté serment, il est interrogé par le président de la cour d'Assises, l'avocat général, l'avocat de la défense ou les membres du jury (plus rarement). Lors de sa déposition, Bergeron répond effectivement aux questions posées par le président, Burin des Roziers, et

xpert. Une

par les ableau,

donne une vision globale du coût de l'instruction avec une rubrique non détaillée réservée aux expertises 19. Toutefois, la faiblesse de la rémunération est sans doute

Assises de la Seine tout au moins.

14 TOURDES, 1864-1889c, 706-707. 15 En haut du rapport du commissaire de police adressé au procureur de la République le 8 novembre a

été ajoutée la mention « Commettre Bergeron » (Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , 3). 16 Archives de la préfecture de police, BA 81, dossier Veuve Le Manach par Billoir , Rapport,

9 novembre 1876, 87. 17 Code d'instruction criminelle, 1810, 20 (article 80) et 68 (article 317). C f . aussi CARBASSE, 2000,

398. 18 BROUARDEL, 1898, 277-282. C f. aussi TOURDES, Médecine légale, 1864-1889c, 708-709. 19 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , s.d., 705. Des indications plus détaillées figurent dans

certains rapports d'expertise : 314, 315, 317. C f. aussi SARRAUTE, 1890, 284 et 288-289.

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Une compétence scientifique La compétence du médecin légiste repose sur une « science du regard » définie par

un cadre conceptuel, l'anatomo-clinique, et une technique, l'autopsie judiciaire. Si -clinique remonte aux Lumières, elle est intégrée à

20. Elle consiste à

peuvent se poursuivre sur les cadavres. Cette approche inaugure un renversement du rapport à la maladie. La maladie devient vraiment visible quand on autopsie le

ie clinique. Lui seul permet de multiplier les observations à la fois sur les malades et les cadavres. Il se transforme alors en un centre de recherche et d'enseignement.

compétence. Elle suit des règles informelles et immuables 21. Dans une acception large, elle se divise en trois parties : l'examen extérieur, l'examen intérieur et les opérations accessoires. L'examen extérieur correspond aussi à la levée du cadavre. Il comprend l'examen du lieu de la découverte du cadavre, voire de la scène de crime,

de police de Clichy, Paul Guénin, sur le corps de la victime est saluée par la justice lors de sa déposition aux Assises 22.

En revanche, l'ouverture du corps est du ressort du médecin légiste seul : elle correspond à l'autopsie proprement dite. Elle doit être com

pour but de confirmer un diagnostic posé précédemment sur le malade 23. Elle comporte systématiquement l'ouverture des trois cavités : tête, poitrine, abdomen. Les organes sont examinés sur place, avant d'être extraits pour être pesés et disséqués.

ues, et même par des examens microscopiques et des expériences physiologiques, de plus en plus courants à la fin du XIXe siècle, dans le sillage notamment des travaux de Bernard et de Pasteur 24.

té. Bergeron ni aucun

-ci s déjà ouvert

comme le souligne Bergeron, le corps est exposé au public sur une dalle dans la e, même si

des photographies sont utilisées par la police dans son enquête : la tête doit donc être

20 FOUCAULT, 1963 ; LÉONARD, 1981, 133-138 ; FAURE, 1994, 43-50 et 67-71 ; PORRET, 1998. 21 TOURDES, Autopsie (médecine légale), 1864-1889a, 421-431. 22 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , Procès-verbal, 8 novembre 1876, 6 ; Gazette des

Tribunaux, 15 mars 1877, 256. 23 BROUARDEL, 1898, 249. 24 FAURE, 1994, 157-176 ; BERTHERAT, 2002, 586-610.

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la décomposition qui rend le visage méconnaissable.

travaillé utres affaires Conservatoire des Arts et Métiers, où a lieu cette expertise 25. Le 15 novembre, les

corps de la victime et des objets saisis (notamment la corde qui a servi à ficeler les deux parties du corps et les deux pierres qui ont servi à les lester) 26. Le corps, quant à lui, est inhumé le 20 novembre.

ion de la victime le 22 novembre 27 3 janvier, dans lesquels il reconnaît avoir tué sa compagne à leur domicile, une chambre située dans un immeuble au 51 rue des Trois-Frères, dans le XVIIIe arrondchambre, afin de rechercher notamment des traces de sang, et feront une série

28. Le 15 décembre, ils procèdent à la Morgue

29. Bergeron répondra aussi aux objections de Billoir et fera des expériences sur un cadavre déposé à la Morgue (on y reviendra plus loin). Pour réaliser certaines de ces

La pratique de l'autopsie demande attention, minutie et honnêteté ainsi que des

connaissances encyclopédiques

Bergeron. Ajoutons que les conditions dans lesquelles se dérplutôt favorables. La Morgue est en 1876 une construction récente et moderne, qui

campagnes, les autopsies sont souvent effectuées sur les lieux mêmes de la découverte du corps 30.

: de la cause de la mort aux questions complémentaires

he de la cause de la mort repose sur la méthode anatomo-clinique. Elle montre bien le travail de recherche

25 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , Rapport, 13 décembre 1876, 314. 26 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , Rapport, 15 décembre 1876, 315. 27 : le procès-verbal

28 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , Rapport, 12 janvier 1877, 317. 29 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , Rapport, 15 décembre 1876, 316. 30 Par exemple, LÉONARD, 1978, 3, 1354.

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31. Trois pistes apparaissent. La première est celle de la strangulation ; elle » située « sous le menton une

ecchymose (large comme une pièce de 20 centimes) », située « sous l'angle gauche de la mâchoire ». Cette piste est abandonnée : les poumons de la victime ne présentent pas les caractéristiques de la mort par strangulation. Toutefois, la tentative de strangulation est admise : elle a pu provoquer une syncope. La deuxième piste est liée

Bergeron ne voyant aucun signe indiquant un choc ayant pu provoquer la mort. Autre

dans le rapport toxicologique découvrent aucune substance toxique.

: « vide de sang ; il y a très peu de sang liquide dans les grosses veines point dans les grosses artères ». Cela signifie que louverture. Pour aboutir à cette conviction, Bergeron a donc utilisé un double raisonnement : il a éliminé les causes possibles et étayé sa conviction à partir des indices (les « lésions ») trouvés sur le corps. Le dépeçage a eu lieu très rapidement,

couteau à lame tranchante et large après des expériences sur un cadavre de la Morgue 32, et les circonstances précises du

Dans cette affaire, la détermination de la date de la mort est aussi capitale. La

datation de la mort fait l'objet, au XIXe s'inscrit pleinement dans l'approche anatomo-clinique. La putréfaction, considérée par ailleurs comme le seul signe certain de la mort 33, est souvent utilisée comme

étapes de manière à situer la date de la mort avec le plus de précision possible. C'est sur eux que s'appuie Bergeron pour situer la date de la mort de Jeanne- Marie Le Manach. Pour lui, la mort ne remonte pas à plus de trois jours, parce que la

ferme, rouge, sans odeur putride ».

caractériser essentiellement le sexe, l'âge, la taille, la couleur des cheveux et aussi l'ensemble des marques que portent les cadavres, comme les stigmates professionnels 34. Cette compétence concerne aussi les policiers et le personnel de la Morgue 35. L'objectif du médecin légiste est de s'approprier cette compétence en affirmant son caractère scientifique. Les signes les plus importants de l'identité sont

31 : de nombreux noyés sont déchiquetés par les hélices des bateaux. Ici, le caractère criminel du dépeçage ne fait pas de doute : on sait que chacune des deux parties du corps est ficelée et lestée par une pierre. À la fin du siècle, le dépeçage criminel devient

à part entière pour certains médecins légistes (LACASSAGNE, 1888). Sur ce sujet, cf. ARTIÈRES, 2002.

32 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , Rapport, 30 janvier 1877, 318. 33 CAROL, 2004, 162-189. 34 TOURDES, Identité, 1864-1889b, 452-507. 35 MACÉ, 1885, 79-80.

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les os, la dentition, les altérations des tissus. Au XIXe siècle, tous ces signes font progressivement l'objet d'une standardisation numérique sous la forme de tableaux, qui font correspondre des mesures au sexe ou à la taille par exemple. Dans le cas des

si à apprécier la technicité de la découpe et à situer professionnellement son auteur 36.

: le vingt-cinq à trente ans »), la taille (« moyenne ique

(« nez effilé », cheveux « récemment coupés » 37 des croûtes d'impetigo »). Bergeron tente de situer socialement la victime : « classes inférieures, journalière ou servante -ce l'usure générale du corps ou des marques particulières soulignant la dureté des conditions de vie et de travail, voire le manque d'hygiène 38 ? Bergeron évoque la « paume des mains » de la victime. Le commissaire de police est plus précis : les mains sont « celle » 39.

Bergeron est néanmoins le seul à apporter des précisions concernant le

met en valeur son savoir médical. L'examen révèle un « vagin large avec d'épais bourrelets caronculaires ». Bergeron en conclut qu'« il y a la trace de fréquents rapprochements [ -à-dire rapports] sexuels de signe de grossesse. En fait, son discours s'inscrit sans doute en partie dans les fantasmes des élites sur la sexualité des « classes inférieures », marquée par la promiscuité et le concubinage, voire la prostitution 40. Si l'examen permet de cerner

temps.

et la certitude. L'expression du visage du cadavre comme révélateur du crime semble être un fantasme récurrent au XIXe siècle 41 r, un journal affirme même : « [ ] les yeux ont été

ont frappé la rétine », et notamme 42. Ces théories sont rejetées

« une preuve scientifique » 43.

du 9 novembre. Celle-ci semble avoir été rapide. Le rapport ne mentionne aucune

36 ARTIÈRES, 2002, 97-107. 37 e la rue

des Trois-Frères). Billoir a pu couper les cheveux, sur

au moment du procès (Gazette des Tribunaux, 16 mars 1877, 260).

38 CHAUVAUD, 1991, 156-160 ; CORBIN, 2005, 251-261. 39 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , Procès-verbal, 8 novembre 1876, 6. 40 PERROT, 1987, 314 ; CORBIN, 2008. 41 BROUARDEL, 1895, 40-41. 42 Le XIXe siècle, 14 novembre 1876, 4. Sur le thème de « », cf. CAMPION-VINCENT,

1998. 43 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , Déposition, 3 février 1877, 617 et Déposition,

6 février 1877, 618.

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utopsie paraît donc avoir été incomplète. Les autres expertises apparaissent

; celui de la chambre avec des traces de sang retrouvées sur le mur, le sol et certai

e

date de la mort. Son discours évolue néanmoins au cours de la procédure judiciaire.

Quelques centaines de mètres séparent la Morgue, située à la pointe orientale de

-Dame, du palais de Justice, installé dans

déposition. Ce changement de lieu et de temps signifie aussi un changement dans la forme du discours, voire sur certains points dans son contenu.

La forme du discours

peut éventuellement permettre au premier de dicter ses

signature (la partie du rapport consacrée la tête a été écrite le jour de -ci), peut-

ourante. En tous cas, Brouardel recommande de laisser un délai de 48 heures après la rédaction du rapport avant de le

44. Or, un rapport du chef de la sûreté Jacob, daté du même jour, montre une contradiction

permet de supposer [ ] un empoisonnement » 45. Cela signifie-t-il t où il pratiquait son autopsie et

celui où il a rédigé son rapport des explications orales que donnait Bergeron ?

offla fin du siècle des fiches de renseignements sommaires à destination du juge, qui

pas

Signe de cette importance, au début du XIXe siècle, la médecine légale est parfois appelée « science des rapports judiciaires ». Sa valorisation est une constante chez les

44 BROUARDEL, 1898, 268. 45 Archives de la préfecture de police, BA 81, dossier Veuve Le Manach par Billoir , Rapport,

9 novembre 1876, 87.

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Strasbourg de 1814 à sa mort et rénovateur de la médecine légale française, c'est l'indignation provoquée par la piètre qualité des rapports d'expertise qui lui aurait donné l'idée de rédiger son Traité de médecine légale, le premier « traité complet et systématique [ ] de l'ensemble des connaissances relatives à la médecine légale » 46.

47. Il comprend dl'expert, l'indication de l'autorité requérante, la date de réquisition, la mention de la prestation de serment, les date, jour, heure et lieu de l'opération, la nature de l'expertise avec les questions adressées par le magistrat, les noms et qualités des personnes présentes et notamment ceux du magistrat. On notera que le rapport de Bergeron ne mentionne pas ces deux derniers points.

Mais la partie la plus importante du rapport est la mise en écriture 48

Celle-ci commence par le visum et repertum ou la description des faits. Le visum et repertum comprend l'examen extérieur et intérieur du cadavre. C'est la partie la plus longue du rapport.

es de manière à en rendre la lecture plus facile. Cette relation des faits aboutit aux conclusions, qui répondent aux questions posées par le magistrat. La démonstration repose donc sur l'analyse et la déduction. Elle s'appuie sur les faits qui sont les indices trouvés sur le cadavre (les lésions constatées par exemple) et parfois autour (vêtements, objets,

notera par ailleurs que les quatre points de la conclusion ne concernent que la cause de la mort.

Les qualités demandées dans la rédaction du rapport sont évidemment celles qui président à l'acte d'autopsie. S'y ajoutent deux qualités propres à tout discours scientifique, et à son expression écrite en particulier : la brièveté et la clarté 49. On les retrouve globalement dans le rapport de Bergeron : des phrases courtes, une ponctuation omniprésente qui scande les étapes du raisonnement, des termes soulignés pour montrer leur importance, des thèmes organisés en paragraphes parfois distingués les uns des autres par des alinéas et des sauts de ligne. La conclusion est particulièrement mise en valeur : chaque réponse est annoncée par un chiffre. La précision porte sur les termes mêmes. Le médecin légiste doit décrire les lésions avec exactitude, leur aspect, leur couleur, leur dimension. Il doit apporter des réponses précises à des questions précises posées par le magistrat (notons néanmoins

non point morte scientdes juristes.

46 FODÉRÉ, 1813, 1, V ; LÉCUYER, 1986, 122. 47 BROUARDEL, 1906, 15-19. C f. aussi SARRAUTE, 1890, 388-389. 48 , ni dans ses autres rapports.

rapports des médecins légistes (cf ., par exemple, MENENTEAU, 2009, 180-204). Quant aux photographies du cadavre de Jeanne-Marie Le Manach, elles ont été prises par la police à la Morgue.

49 BROUARDEL, 1898, 267-268.

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de distanciation par rapport au cadavre, dont témoignent le vocabulaire et la ponctuation récit de fait divers autour de « la femme coupée en morceaux » ne sont pas perceptibles. Par rapport au monde des amphithéâtres de dissection, les conditions de travail du médecin légiste sont pourtant particulièrement difficiles. Si les cadavres déposés à la Morgue sont rarement coupés en morceaux, ils sont souvent dans un

conservatrices. De plus, ces mêmes produits conservateurs ont tendance à parcheminer la peau et déshumanisent peut-être le corps. La puanteur du cadavre est

-Marie Le Manach devait sentir mauv

s tard,

50. En fait, la pratique de la médecine légale est une gestion constante du dégoût. À ce sujet, la commission chargée par la Faculté d'examiner les dispositions de l'arrêté de la préfecture de police du 1er juin 1877 créant un cours de médecine légale pratique à la Morgue (dont Tardieu est le rapporteur) a une réaction caractéristique. La commission regrette la limitation

empêche d'étudier les phénomènes de la putréfaction, et elle ajoute : « [l]e dégoût, lui-même, fait partie de l'expérience, qu'il importe à un si haut degré d'acquérir » 51.

jusqu'à quel point l'évocation même dépouillée de tout pathos du rapport d'expertise n'est pas aussi un témoignage de la sensibilité du médecin légiste. L'ensemble de ces rapports d'expertises, parfois regroupés dans des traités selon une démarche didactique, constitue un gigantesque martyrologe. En révélant les secrets des cadavres, le médecin légiste se transforme en Pandore. Il ne faut donc pas s'étonner si

52. On peut penser que, pour les experts, la mort des enfants représente une épreuve particulière. Le cadavre de Jeanne-Marie Le Manach a-t-il provoqué chez Bergeron un tel sentiment ?

souffrante 53. Mais rie Jacques Léonard, la distanciation du médecin serait une réponse nécessaire, anthropologique, à la souffrance, à la mort 54.

50 Par exemple, GANCHE, 1909, 135. Pour une comparaison avec le XXe siècle sur le processus insensibilisation » dans les études de médecine, cf. GODEAU, 2007.

51 Archives nationales, AJ16 6258, Registre des procès-verbaux de l'Assemblée des professeurs, 14 février 1877-18 avril 1878, séance du 25 octobre 1877, 172. Sur ce sujet, cf. BERTHERAT, 2005, 238-239 et, bien sûr, CORBIN, 1982.

52 TARDIEU, 1868, 133. Sur ce thème, cf . CHAUVAUD, 2000, 94-96. 53 Le visage est la partie du cadavre la plus difficile à voir et à disséquer pour les étudiants en médecine

(GODEAU, 2007, 29-31). 54 LÉONARD, 1978, 3, 1534.

Revue d'Histoire des Sciences Humaines

128

position de Assises

: la déposition aux Assises Aux Assises, le discours du médecin légiste est un discours parmi d'autres.

phase du procès, après une interruption de séance. Elle succède à une matinée à

intervenir, après les deux découvreurs du cadavre et le commissaire de police de

chamb

conséquences importantes. Le médecin légiste n'a normalement pas le droit de se reporter à son rapport écrit ou de consulter ses notes. Il doit donc faire des efforts de mémoire. Son discours est entrecoupé et orienté par les questions du président et de

défense. To

destin de Billoir entre leurs mains. Ils sont douze, tirés au sort au début du procès, 55. Le

médecincompétentes 56. C'était déjà un peu le cas au moment de l'instruction dans ses relations avec les magistrats et les policiers. C'est encore plus le cas vis-à-vis des jurés, non-professionnels de la procédure médico-

presse. Ils viennent aus

Pour toutes ces raison

tous. Tous les journaux mettent en évidence ce travail de simplification, la retranscription en style direct de la Gazette des Tribunaux (les développements sur

déposition de Bergeron est plus courte que son rappjournaliste ait condensé certains développements. La simplification du discours porte sur le vocabulaire et l'ordre du discours. Le médecin légiste doit éviter le plus possible d'employer les termes scientifiques utilisés dans son rapport. Ainsi, Bergeron

55 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , Procès-ver , 14-15 mars 1877, 328 (on y

trouve la liste des jurés tirés au sort). 56 Sur ces développements et ceux qui suivent, on se reporte à BROUARDEL, 1898, 277-282 ; 1906,

20-27. C f. aussi CHAUVAUD, 2000, 88-93.

Bruno Bertherat

129

supprime tous les termes anatomiques (par exemple, « mésentère », « caronculaires », ainsi que les techniques de découpe).

dans sa construction. La déposition doit présenter une construction inverse à celle du rapport d'autopsie. Aux Assises, le médecin légiste procède par groupement. Il évoque d'abord les conclusions puis, pour chacune d'entre elles, les faits qui lui ont permis de

ndre. La logique est la suivante : supposer que le problème est résolu et prouver que la proposition est vraie. Ce qui donne grossièrement la formulation suivante : « cette lode la mort : « Je puis affirmer que la mort est le résultat de l'hémorrhagie [sic] », et de

sibylline pour un public profane (« Le corps était exsangue »). Cette évolution de la forme du discours touche aussi au contenu. Un aspect

essentiel du rapport a quasiment disparu un tiers du rapport, est réduite à une simple phrase. Au moment du procès,

mort occupent donc la quasi-compte de ses développements sur mort, Bergeron est plus affirmatif que dans son rapport, dont les conclusions étaient

convaincre le jury. Concernant le dépeçage, Bergeron donne une précision importante : celui-ci a été effectué alors que la victime était morte, ce qui semble contredire le quatrième point de la conclusion de son rapport où Bergeron indiquait de manière ambiguë « non point morte ».

La déposition de Bergeron présente une autre spécificité. Elle est divisée en deux parties : le résumé de son expertise et les réponses aux questions posées par les

donner des complément

viscères, concernant la date de la mort de la victime, établie dans la nuit du 6 au

heures avant la découverte du corps), et relatifs aux dénégations de Billoir. Dans une série de dépositions faites en janvier, Billoir -Marie Le Manach

-ventre

Bergeron réfute à la barre ces affirmations, comme il les avait réfutées lors de 57. On relèvera également une contradiction dans une des réponses de

e contraire dans son rapport. En fait, cette

dépeçage avait eu lieu peu après la mort de la victime. On peut admettre que Bergeron se livre à un travail de simplification à destination des jurés : il veut dire en fait que la

57 Archives de Paris, D2U8 59, dossier Billoir , Rapport, 30 janvier 1877, 318.

Revue d'Histoire des Sciences Humaines

130

, ni par aucune autre cause que

Il faut noter que les comptes rendus des autres journaux présentent de multiples variantes, qui sont parfois en contradiction avec la version de la Gazette. Ainsi, pour

et Le Temps, à la question du président demandant si la victime a été « coupée vivante », la réponse de Bergeron est affirmative : « Sans nul doute » 58. Fernand de Rodays, le chroniqueur judiciaire du F igaro, quant à lui, fait dire à

59. Autre exemple encore : Le Temps évoque des interventions de Billoir, sollicitées par le président, à la fin de la déposition de Bergeron. Soulignons une nouvelle fois que la trace écrite de la

rapport du 9 novembre et qui relativise les analyses précédentes. De ce point de vue, les deux sources ne sauraient être placées sur le même plan.

Le témoignage aux Assises présente une dernière particularité pour le médecin légiste. Claire sur les principes (énoncer une vérité scientifique), son intervention demeure ambiguë sur la forme que prend l'éloquence judiciaire. Un ancien président

Assises, Bérard des Glajeux, décrit dans ses souvenirs les pièges que doit devant les jurés : « [ ]

des leçons, sans en donner, car les jurés doivent apprendre par lu ; il

? Il faut,

émouvoir : un médecin romanesque et trop sensible déplaît, mais un praticien sans entrailles, dont la parole fait sentir le bistouri, révolte : si le langage est élégant, on voit un beau parleur ; si les termes sont scientifiques, un pédant » 60. Ajoutons que la

que Bergeron a dû parler lentement et distinctement, en se tournant vers les jurés pour ux Assises est aussi un acteur, avec un jeu tout en

retenue.

fosse aux

serpents » 61appel des conditions de la mort, ici horribles,

-t-devant la Cour même pas certain que le face-à-face avec le cadavre soit plus difficile que celui avec

Assises. Il en

déposition a joué un rôle capital da

58 , 18 mars 1877, 2 ; Le Temps, 16 mars 1877, 3. 59 Le F igaro, 15 mars 1877, 2. 60 BÉRARD DES GLAJEUX, 1893, 147-148. 61 Expression employée par le cinéaste Raymond DEPARDON, 2004.

Bruno Bertherat

131

maintenu avec fermeté les conclusions de son rapport 62. Dans le procès Billoir,

Assises.

crime bien sûr, -ci est

montrer les faiblesses.

Un procès retentissant

r toute la presse, comme par les

10 h 45. Quand celui-ci reprend vers 14 h 30 pour l audition des témoins, une centaine de personnes ont dû être évacuées, tellement « on y étouffait » 63. Il faut imaginer cette chaleur suffocante, voire nauséabonde, qui est propre aux grands

Assisessoulignant la présence des élites, notamment de magistrats, de journalistes,

-midi tient du bottin mondain. Parmi elles, dit-on, Zola, Mounet-représentation des femmes (des actrices en particulier) est également soulignée. Cette

caractéristiques de ces grands procès tout au long du siècle. Ajoutons que, comme toujours en ces occasions, le public est très attentif, laissant parfois échapper ses réactions.

Le procès de Billoir est le dernier temps fort du fait divers, après le relatif silence

découverte du corps et son exposition à la Morgue. Il est annoncé quelques jours auparavant par la presse qui se charge de rafraîchir la mémoire de ses lecteurs. Les Assises 64

Billoir, puis de son effigie quatre donnée rendez-presse judiciaire. Il fait la une du Petit Journal, mais aussi du Figaro, et apparaît en pages intérieures dans Le XIXe siècle, Le Gaulois et Le Temps. Tous ces journaux retranscrivent largement le procès, le plus souvent sur plusieurs pages. Les rapports de police font de même.

62 Archives de Paris, D2U8 31, dossier Moreau Pierre (empoisonnement), 10 septembre 1874 ; Gazette des Tribunaux, 11 septembre 1874, 871. Moreau est exécuté un mois plus tard.

63 Archives de la préfecture de police, BA 81, dossier Veuve Le Manach par Billoir , Rapport, 14 mars 1877, 50.

64 CHAUVAUD, 1991, 212-216.

Revue d'Histoire des Sciences Humaines

132

du 18 mars, au début du compte peut voir les pièces à conviction, exposées sur une table : les viscères et les cheveux de la

voile) et divers objets. Enfin et surtout, le procès est le moment où se décide le sort de

judiciaire

procès. La vérité judiciaire qui doit sortir des débats est celle du degré de culpabilité -ci a avoué au

-Marie Le Manach. Or, on s 65. La grande question porte sur la préméditation de

-t-il commis un assassinat ? La déposition de Bergeron est donc une « déposition importante

la presse. Elle suscite un regain de curiosité du public et de Billoir 66. En effet,

du Saull : « Les témoins apprennent à la justice tout ce qu'ils ont vu, tout ce qu'ils ont entendu. Les experts, au contraire, rendent compte de leurs recherches et de leurs investigations » 67. Cette autorité morale du médecin légiste est proportionnelle à sa réputation. Or, celle des

68. La déposition de Bergeron est celle qui est la plus longuement retranscrite dans la presse. Avec cel une foule de témoignages plus ou moins contradictoires », écrit Le XIXe siècle du 16 mars. « La déposition de Bergeron a, dit-on, été très nette et accablante », écrit encore une source policière 69.

membres du jury, muets pendant la déposition de Bergeron et soumis à un devoir de réserve, trois acteurs majeurs interviennent Assises,

Bergeron fait partie des nombreux témoins à charge : 54 des 59 témoins sont cités

le réquisitoire définitif du procureur de la République, Boucher de La Rupelle, rédigé

65 CHAUVAUD, 1997. 66 , 18 mars 1877, 2 ; Le Temps, 16 mars 1877, 3 ; Archives de la préfecture de police,

BA 50. 67 LEGRAND DU SAULLE, 1874, 159-160. 68 BÉRARD DES GLAJEUX, 1893, 149-150. C f. aussi CHAUVAUD, 2000, 89. 69 Archives de la préfecture de police, BA

14 mars 1877, 49.

Bruno Bertherat

133

par le greffier au début du procès 70. Le point commun de ces deux textes est de faire déductions de

la science » le nombre de témoins, par le poids du témoignage de Bergeron, le procès semble

pièces à conviction et même les photographies du cadavre de la victime qui leur sont

vergence entre la conclusion . Le meurtre (au domicile du couple) a eu lieu dans la nuit du 6 au 7 novembre, c'est-à-dire après que Billoir a été

-midi du 6 se rendre au bord de la Seine à l'endroit où, le 8 novembre, est découvert le cadavre de Jeanne-Marie Le Manach. Or, rappelons que, selon Bergeron, la mort ne remonte pas à plus de trois jours. Bergeron accrédite donc la thèse de la préméditation, c'est-à-

ise de Bergeron, le seul témoin de la mort de Jeanne- -Marie Le Manach est morte des suites de son éventration sans doute par une arme tranchante, même si

ctime a été coupée en

mort. Les contradictions entre la science et les affirmations de Billoir sont de nouveau

pointées à la fin du long interrogatoire mené par le président Burin des Roziers qui revient sur le crime. Celui-

en scène macabre orchestrée par le président. Le masque de cire de la victime est dévoilé, provoquant « », écrit la Gazette des Tribunaux président dit Billoir : « ? On dit que vous avez ouvert cette femme vivante ». Cette fois-ci, ce sont des «

éventré sa victime dans son sommeil. Ces deux affirmations cherchent à souligner la bestialité et la sournoiserie

question de la date de la mort posée plus tard à Bergeron, elle a pour but de souligner une nouvelle fois la préméditation. La rhétorique du président annonce celle de

Assises,

ille est un magistrat chevronné 71. Significativement, sa première intervention se produit au moment de la déposition de Bergeron, après une question du président demandant des précisions sur la date de la mort de la victime. Ses questions portent sur le temps d'immersion, sur les traces éventuelles de marques extérieures, sur le procédé d'extraction des intestins. Ces questions courtes, qui appellent des réponses brèves, ont encore pour but de rappeler au jury les thèses de

n de l'avocat général est significative : « Comment a-

70 Archives de Paris, D2U8 Réquisitoire définitif, 19 février 1877, 703, et Acte ; Gazette des tribunaux, 15 mars 1877, 255.

71 Archives nationales, BB6 -Augustin.

Revue d'Histoire des Sciences Humaines

134

t-il pu extraire les intestins ? ». Bergeron donne la réponse qui figurait dans le rapport d'autopsie, mais pas dans sa déposition, selon la version de la Gazette : « Il a dû les arracher avec la main en se servant d'un couteau ». La main suppose un contact direct avec le corps supplicié. Elle accentue l'horreur de l'acte. Cette réponse terrible clôt l'intervention de Bergeron sur le corps de la victime. Le questionnement fait partie de la stratégie oratoire de l'accusation, qui vise à l'efficacité, grâce au choc provoqué par

Le réquisitoire de l'avocat général, prononcé le lendemain 15 mars, vers 13 heures,

on de tous les témoins et une courte interruption de séance, marque la troisième et dernière phase du procès, celle des plaidoiries. Ce long monologue de 1 h 30 environ est l'aboutissement de la « rhétorique mélodramatique » de l'accusation, ainsi que le montre le récit détaillé de la Gazette du 16 mars 72. Son

autant sinon plus, aux sentiments des jurés. Il y a d celui écrasant des conclusions de l'autopsie. L'avocat général cite à de multiples reprises « les données certaines de la science » pour appuyer sa démonstration. On trouve les formules : « dit le docteur Bergeron », « dit l'expert », « vous a dit l'expert ». Il y a

: les exclamations, les points de suspension, les interpellations des jurés

(usage de l'impératif) et surtout le recours systématique à l'émotion. Le récit de la mise à mort, qui termine le réquisitoire, est une véritable apothéose macabre : « Il faut maintenant que je vous conduise dans ce petit réduit de la rue des Trois-Frères, et que là je vous montre le crime perpétré : mais là que d'horreur ! quelle nuit ependant il faut que je le dise et que vous l'entendiez ». On est très loin

Entre deux constatations médico-légales, l'avocat général n'hésite pas à utiliser

l'argument de l'expression de terreur du visage de la victime, en le présentant presque comme un fait indiscutable : « Après une mort soudaine et violente, le masque humain conserve encore une expression qui semble être une accusation posthume, et tout le monde s'accorde à dire quelle expression d'indicible terreur se lisait encore sur les traits de la femme Le Manach ». Mélangée à d'autres arguments, transformée et tronquée par les artifices du style oratoire, l'expertise sert de matrice à une histoire

judiciaire du Gaulois, Marius Carbonel. « », écrit de son côté le rapport de police 73. Face à une telle démonstration, quelle peut être la

?

Son but est de remettre en cause la thèse de la préméditation. Lachaud est un jeune

72 Le résumé du rapport de police euves médico-légales (Archives de la préfecture de police, BA 81, dossier Veuve Le Manach par Billoir , 15 mars 1877, 62)est de CHAUVAUD, 2000, 90-92.

73 Le Gaulois, 17 mars 1877, 3 ; Archives de la préfecture de police, BA 81, dossier Veuve Le Manach par Billoir , Rapport, 15 mars 1877, 62.

Bruno Bertherat

135

avocat, admis au barreau de Paris en 186974en activité, Charles Lachaud, qui est intervenu dans des procès célèbres, comme celui de Troppmann en 1869 75. Sans doute en raison des affinités politiques du journal avec le père et le fils, tous deux bonapartistes, le chroniqueur judiciaire du Gaulois en dresse un long portrait juste avant sa plaidoirie76. Cependant, tout en évoquant les multiples talents du jeune avocat, le journaliste souligne ses limites. Georges Lachaud

Assises. Son inexpérience et sa réserve forment contraste avec le camp adverse77

de Bergeron. Comme le souligne Brouardel, « [ ] de découvrir les lacunes [du] rapport 78.

-chimi

déposition. Peut- -t-il pas osé se lancer avec celui-ci dans une discussion réserve ses

e de démontrer que « », ainsi que

Gazette du 16 mars, et que la préméditation doit être écartée. Or, la place accordée à la réfutation des conclusions du médecin légiste y est importante. Fernand de Rodays, dans Le F igaro du 16 mars, la déposition de Bergeron est

79. rendu de la

Gazette, il tente d'abord de la mort subtile : « [ ] moi qui croyais avec le docteur Bergeron que le sang humain ne pouvait couler après la mort ; je sais

-

L'avocat remet ensuite en cause la date de la mort, qui implique la préméditation. Sa

74 Les renseignements sur Georges Lachaud nous ont été transmis par Yves OZANAM. 75 Jean-Baptiste Troppmann a été jugé et exécuté à Paris en janvier 1870 pour avoir tué une famille

entière à Pantin en septembre 1869 (le père a été tué en Alsace, où son corps sera découvert plus Le Pet it

Journal est le pionnier ( cf . PERROT, 1981). 76 Le Gaulois, 17 mars 1877, 3. 77 Un mois avant le début du procès, le chef de la sûreté pensait que Lachaud père serait le défenseur de

Billoir (Archives de la préfecture de police, BA 81, dossier Veuve Le Manach par Billoir , Rapport, 14 février 1877, 5). Ajoutons que,

78 BROUARDEL, 1906, 25-27. 79 Notons que Le Pe tit Journal, dans son résumé de la plaidoirie, pas explicitement la remise

en cause de la déposition de Bergeron (Le Petit Journal, 17 mars 1877, 2).

Revue d'Histoire des Sciences Humaines

136

livresque : « [ ] on invoque encore et toujours le rapport du docteur Bergeron sur l'état du cadavre, sa fraîcheur et les conditions de la putréfaction. Mais le Manuel de Briand et Chaudé contredit également ici les assertions trop affirmatives du docteur et fait remarquer que c'est l'eau des fosses d'aisances qui retarde le plus longtemps cette putréfaction. Or, on sait que l'eau dans laquelle baignaient les tronçons, pouvait être assimilée à l'eau des fosses sur un manuel de médecine légale, souvent réédité au cours du siècle 80.

compte rendu, consacré en grande partie à cette attaque, retranscrite en style direct : « Le docteur Bergeron, dit le défenseur, marche si en avant, que tous ceux qui le

faillible, hésitant modeste ! Eh bien ! messieurs les jurés, savez- docteur Bergeron ? On

deux ans, trouvée dans un corps, suffisait pour f ! je ne voudrais pas voir ma tête entre les mains de

M. Bergeron ». Il est vrai que les critiques contre les experts connaissent un certain regain à la fin

du siècle, notamment contre les experts parisiens 81Figaro, Bergeron est présenté

comme un expert vaniteux, incapable de se remettre en question. Notons toutefois la version très différente que donne le rapport de police : Bergeron est qualifié par

praticien très ébranlée » 82. Par ailleurs, le médecin légiste est souvent perçu comme une sorte de « second de l'avocat général », pour r

83

onnement en particulier. Certes, le magistrat Adolphe Guillot, nuance la responsabilité des médecins légistes, pointant le relativisme de la certitude en matière scientifique 84. Dans le compte rendu du Figaro,

L te dans laquelle a été

impliqué Bergeron. Le procédé rhétorique est le même que celui utilisé par le

« on dit », aucomprise par le journaliste du Figaro

avant le procès, un autre journaliste du F igaro soulignait « la surprise que cause, dans

80 BRIAND, CHAUDÉ, 1874 ; la première édition date de 1821. 81 C f. CHAUVAUD, 2000, 33-38 et 62-68 ; BERTHERAT, 2002, 640-648. 82 Archives de la préfecture de police, BA 81, dossier Veuve Le Manach par Billoir , Rapport,

15 mars 1877, 60. 83 BROUARDEL, 1898, 241. 84 « Un savant ne peut savoir que ce qu'on sait à son époque ; son affirmation ne peut aller jusqu'à la

vérité absolue, mais seulement jusqu'aux limites de l'état de la science au moment où il se prononce » (GUILLOT, 1897, 115) cf. CHAUVAUD, 2004.

Bruno Bertherat

137

le monde de la thérapeutique, son affirmation que la femme Le Manach a été découpée vivante », ajoutant : « ma présence de cette

médecin-légiste » 85. Le F igaro de la plaidoirie de Lachaud par Fernand de Rodays en est un

témoignage supplémentaire. Les autres journaux consultés paraissent plus favorables Le XIXe siècle qui fait allusion aux erreurs passées de Bergeron

évoquées par Le F igaro, mais sans apporter de précision, ni de commentaire 86. Le F igaro met en valeur une autre dimension des critiques

Bergeron : celles- praticiens

fameux », auxquels renvoie sans doute le « on dit leur donne encore plus de poids. Ces critiques ne sont pas anodines compte tenu du contexte 87. On sait que Bergeron se positionne comme le successeur de Tardieu au Palais et à la Faculté. Or, dans quelques semaines va être créé le poste de maître de conférences de médecine légale pratique à la Morgue qui apparaît comme un tremplin pour la chaire de médecine légale, où Bergeron sera candidat, avec lTardieu. Pourtant, Bergeron a des concurrents, dont le plus dangereux est Brouardel,

aux pasteuriens et au monde hospitalo-universitaire. Brouardel est médecin des

prend peut-être le terme de « praticiens ». Le passage aux Assises les péripéties de la course aux honneurs dans le monde universitaire. Il permet de lancer des piques, voire de régler des comptes, en utilisant la rumeur, Le F igaro et Lachaud se gardant bien de donner des noms. Si Bergeron est encore en position de force, il est aussi surexposé et menacé.

s en faveur de la défense ni même de travaux de médecins légistes encore en exercice, dont ceux de Tardieu lui-

(notamment des

Bergeron et surtout celle de son maître auraient empêché toute opposition frontale. Il ise et sur

-être même été renseigné par un ou plusieurs médecins. En tous cas,

« murmur ».

* * *

La plaidoirie de Lachaud ne parvie

-midi, après une rapide délibération, le jury reconnaît

85 Le F igaro, 14 mars 1877, 4. Ces critiques survenues avant le procès expliquent peut-de Bergeron sur ce point entre son rapport et sa déposition.

86 Le XIXe siècle, 17 mars 1877, 3. 87 BERTHERAT, 2007.

Revue d'Histoire des Sciences Humaines

138

Sébastie ; il est condamné à la peine de mort. Après le nouvelle fois été décisive, même si

: « [ ] la plupart du temps » 88. Si la formule est évidemment

excessive, le poids des mots du médecin légiste est réel, tout au moins dans les grandes affaires criminelles parisiennes. Billoir est exécuté le 24 avril. Il y a des mots qui tuent.

Pourtant, les polémiques ont laissé des traces. Un an plus tard, dans les Annales Hygiène Publique et de Médecine Légale, la revue de référence des médecins

légistes, Bergeron éprouve le besoin de répondre aux attaques de ses confrères et de la presse (seule la Gazette des Tribunaux est épargnée) 89. La situation de Bergeron a

désormais ce dernier qui fait figure de favori à la succession de Tardieu à la chaire de médecine légale. Aux Assises sition de force, comme en

mai 1878 90un de ses confrères, cité par la défense. Tardieu meurt au début de l

tribunal de la Seine. Pour ses détracteurs, ses expertises ont pesé lourd dans son échec 91. Après une brève carrière universitaire à la faculté de médecine de Lille, Bergeron meurt seul et oublié de tous en 1891.

biographie corporelle », permettant à celle-ci de retrouver « une partie de sa dignité bafouée par le crime » 92,

aura Lacenaire 93. Mais déjà les motavocats, médecins, accusé, jurés et journalistes, tous utilisent le rapport ou la déposition du médecin légiste. Il faut leur ajouter en arrière-plan la large audience des faits divers et des Assises. Reste enfin le médecin légiste lui-même. Bergeron a causé

-t-il ressenti ? Comment a-t-il vécu les critiques 94

des mots de chair. B runo B E R TH E R A T

Centre Norbert E [email protected]

88 LEGRAND DU SAULLE, 1874, 153. BÉRARD DES GLAJEUX (1893, 146)

même chose. 89 BERGERON, 1878. 90 Sur cette affaire et les lignes qui suivent, nous renvoyons à notre article (BERTHERAT, 2007). 91 CORNIL, 1906, 9-10. Victor Cornil est un proche de Brouardel.

au procès Danval. 92 PORRET, 1998, 40 ; 1995, 200-201 et, notamment, DANIEL, 2007. 93 Sur Lacenaire et la fascination pour le monstre criminel, DEMARTINI, 2001. 94

pourrait être menée.

Bruno Bertherat

139

L 'AU T OPSI E DU D O C T E UR G E O R G ES B E R G E R O N

(novembre 1876-mars 1877)

du Docteur Georges Bergeron 9 et 17 novembre 1876

Source : A. P., D2U8 59, pièce 313 (5 pages)

Déposition du Docteur Georges Bergeron

14 mars 1877 Source : Gazette des Tribunaux

(15 mars 1877, 256-257)

Catégories T exte in extenso (manuscrit) Catégories T exte in extenso

Préambule Visum et repertum ou description des faits

« Nous soussigné Georges Bergeron professeur agrégé [à la ?] Faculté de médecine de Paris en vertu du Réquisitoire de Mr de la Rupelle Substitut du Procureur de la République et, après avoir prêté serment entre les mains de Mr le Substitut, nous avons, le 9 no-

cadavre déposé à la Morgue. Le corps avait été coupé en deux

poitrine, les bras, et les cuisses. Les chairs sont assez nettement coupées et régulièrement.

(on a du [sic] -teau à lame tranchante et large) [.] Les bords sont rouges. Une incision a été faite du creux de

une seconde en croix avec la première a été prati-quée un peu au dprolongée jusqu'à la colonne verté-brale ; la vertèbre (2e 95[ ) ] a été cou-

marteau, ce point, est résistant et dur). Le cadavre est celui d'une femme paraissant agée [sic] de vingt-cinq à trente ans, de taille moyenne [ ( ] 1 mètre 55 c.) [.] La bouche est entrouverte et contractée, les yeux demi-ouverts, le nez effilé. L'apparence est celle d'une femme appartenant aux classes inférieures, journalière ou servante (il n'y a point d'indices professionnels pouvant in-diquer dans quelle usine ou fabrique elle travaillait) [.] Les yeux sont bruns un léger duvet noir existe [mot illisible] au-dessus de la lèvre supérieure. Il y a, au cuir chevelu, des croûtes d'impétigo [sic]. Les cheveux ont été récemment cou-pés (plus longs en certains points, plus courts en d'autres) et par une

Préambule Conclusions, suivies des faits Questions Question du président

« Docteur Georges Bergeron, professeur agrégé à la Faculté de médecine [le docteur est le qua-trième témoin à intervenir après les deux découvreurs du cadavre et le commissaire de police de Clichy] : j'ai été chargé de procéder à l'exa-men et à l'autopsie de deux tron-çons de cadavre. Sur l'un les bras, et sur l'autre les cuisses, étaient fléchis et ficelés avec une corde. J'ai constaté que le cadavre était celui d'une femme de vingt-cinq à trente ans, manouvrière. Je n'ai re-marqué aucune trace de blessure sur le corps, que les incisions. Il y avait eu éventration, c'est-à-dire le coup de couteau crucial ouvrant le ventre. Il est certain qu'au mo-ment de cette incision, faite alors que la femme était vivante, le sang a dû sortir à flots et les intestins sortir. Je puis affirmer que la mort est le résultat de l'hémorrhagie [sic]. Au-cune trace de violence, aucune ec-chymose, aucune contusion autre que la contusion dont je parle. Le corps était exsangue. Il n'y avait pas de caillots de sang dÉtant donné l'incision verticale et l'incision horizontale, qui ont cons-titué l'éventration, lorsque la femme a été morte, le dépeçage a eu lieu. J'ai été frappé de l'état de parfaite conservation du corps. C'était le ca-davre d'une femme morte peu de temps auparavant. J'ai pu dire que la mort remontait au plus tard à trois jours (c'est le 9 que j'opérais). M. le président : Et cette date coïncide justement avec la date de l'allégation, c'est-à-dire la nuit du 6 au 7 novembre. Le docteur Bergeron : Au cours de l'instruction, M. le magistrat ins-tructeur me communique la version

95 lombaire.

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Conclusions

main inexpérimentée. La paume de la main et des pieds [deux mots illisibles] mais non épaissie ; il y a, sous les ongles, un peu de [tourbe ?] et de graisse. (pro-venant des déchets de fabrique qui sont jetés dans la partie de la Seine où le cadavre a été trouvé.) La mort ne remonte pas au delà de trois jours. Le foie est ferme, rouge, sans odeur putride [.] L'estomac et les intestins retenus par le mésen-tère 96 ont été arrachés avec les mains ; on s'est aidé d'un couteau pour les détacher par lambeaux et on constate en haut et en bas (où il reste

trace de ces sections. L'utérus est petit. Le vagin large avec d'épais bourrelets caroncu-laires 97 (il y a la trace de fréquents rapprochements sexuels). Il n'y a point au ventre de vergetures appré-ciables signes d'une grossesse antérieure. En examinant attentivement le tron-çon supérieur, nous constatons sous l'angle gauche de la mâchoire, une trace d'ongle sous le menton, une ecchymose (large comme une pièce de 20 centimes.) Il n'y a point de sang infiltré, pas d'écume dans le larynx un peu de congestion à la base des poumons mais point d'emphysème sous la plèvre 98.

; il y a très peu de sang liquide dans les grosses veines point dans les grosses artères. En résumé : 1° Nous ne constatons à l'autopsie aucune lésion pouvant expliquer la

Questions de l'avocat général

de l'accusé et me demande mon opinion médicale. Certainement un coup de pied au bas-ventre peut produire la mort, mais jamais subi-tement, sans cri, sans agitations, dans un laps de temps durant lequel les conséquences du coup donné se déterminent. Pour le dépeçage, j'ai dû également donner mon avis. Après la mort, suivant les phéno-mènes de la rigidité cadavérique, en se plaçant dans l'hypothèse de la scène violente, la rigidité cadavé-rique a dû envahir la femme Le Manach six heures après la mort, et il est impossible d'admettre que longtemps après on ait pu faire fléchir les membres pour opérer la ligature. M. l'avocat général Choppin d'Arnouville : Combien de temps avait duré l'immersion pour les deux morceaux de cadavre ? Le docteur Bergeron : Vingt-quatre heures au plus. M. l'avocat général : Vous n'avez trouvé aucune trace de lésion externe ou interne ? Le docteur Bergeron : Rien. M. l'avocat général : Ni de strangulation? Le docteur Bergeron : Aucune. M. l'avocat général : L'accusé a-t-il pu se servir d'un rasoir pour la section ? Le docteur Bergeron : Non. Il s'est servi d'un tranchet ou d'un couteau, mais pas d'un rasoir. M. l'avocat général : Comment a-t-il pu extraire les intestins ? Le docteur Bergeron : Il a dû les arracher avec la main en se servant d'un couteau. » Aucune question de l'avocat de la défense, maître Georges Lachaud,

96 « Nom sous lequel on comprend plusieurs replis du péritoine qui attachent les diverses portions du

conduit intestinal aux parois de l'abdomen, en laissant cependant à chacune une mobilité plus ou moins grande » (LITTRÉ, 1886, 989).

97 Vient sans doute de « caroncules myrtiformes », définis par Littré comme de : « Petites tubercules rougeâtres, plus ou moins fermes, de forme variable, en nombre indéterminé (2 à 5), situés à l'orifice du vagin, et formé par la membrane muqueuse de ce conduit » (ibid., 228). Certains auteurs, poursuit Littré, pensent que ces caroncules sont des débris de l'hymen. Cela semble être le cas de Bergeron, d'après la suite

fréquents. 98 « Nom donné à deux membranes séreuses qui tapissent chacune un des côtés de la poitrine et se

réfléchissent ensuite sur le poumon » (ibid., 1255). « emphysème pulmonaire comme une des lésions que détermine la mort par strangulation », indique TOURDES (1864-1889d, 325).

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Ajout Examen du crâne (8 jours après le premier examen)

mort autrement que par suite d'une abondante hémorrhagie [sic]. 2° Les sections des muscles sont rouges (imprégnées de sang) mais

vides de sang. 3° Il existe, au cou, des traces d'écor-chures faites avec l'ongle et de pres-sion des doigts ; mais il n'y a point au larynx, ni aux poumons les signes de la mort par strangulation. La tentative de strangulation a pu amener une perte de connaissance,

une syncope plus ou moins prolongée. 4° La section du corps ayant eu lieu alors que la femme pouvait être en état de syncope mais non point morte et la circulation n'étant point arrê-tée, il n'a du [sic] s'écouler que peu de sang [ratures] lorsqu'on a incisé la peau du ventre mais lorsqu'on est arrivé profondément sur la colonne vertébrale, l'aorte ouverte a du [sic] donner une abondante effusion de sang les intestins devaient sortir, animés de mouvements péristalti-ques, se déroulant en longs boyaux.

9 novembre 1876 [Pr ?] Georges Bergeron

Comme le cadavre devait être expo-sé et que l'ouverture du crâne l'eut [sic] rendu méconnaissable, nous avons remis au 17 novembre (jour où s'est terminée l'exposition publi-

d'examiner le cerveau. Il n'y avait point, sous le cuir chevelu, d'ecchy-mose, pas de fêlure ou de fracture du crâne.

17 novembre 1876 [Pr. ?] G. Bergeron ».

Après la déposition

au sujet de cette autopsie. La dépo-sition de Bergeron sera attaquée par l'avocat dans sa plaidoirie, à la fin du procès. Suivent les développements de Bergeron sur l'expertise du domi-cile de l'accusé, où le crime est censé avoir eu lieu, résumés très brièvement par le journal, puis ceux de L'Hôte, chimiste-expert (prépa-rateur de chimie au Conservatoire des Arts-et-Métiers), sur l'expertise effectuée au même endroit au sujet de taches de sang.

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