Thomas d'Aquin et la place des mots en logique (Philosophia perennis 1 [1994], 35-66)

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Transcript of Thomas d'Aquin et la place des mots en logique (Philosophia perennis 1 [1994], 35-66)

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Volumel,·no. 2

Automne 1994 FaU

Articles

The Immobility of Place inAristotle

Thomas d'Aquin, Aristote et la place des rnots en logique

Aristotle on the Unity of a Number

Étude critique-.CriticafStudy<

The Empirical Mode WARREN}.')...A·'hnL#·.tov

Comptes-rendus - Reviews

THOMAS D'AQUIN,

ARISTOTE ET LA PLACE DES

MOTS EN LOGIQUE

Bruno Tremblay Faculté de philosophie

U nive'l'Sité Laval Québec

IL EST difficile, après une première lecture, de ne pas penser que dans son traité De l'interprétation Aristote traite principalement de mots et de phrases. Cette impression très nette vient d'abord du vocabulaire utilisé pour désigner les entités étudiées - «nom» (ovoµa, nomen), «verbe» (pf)µa, uerbum), «énonciation» (èm6-<j)avm,s, enuntiatio), «discours» ou «phrase» (À.oyos, oratio), «affirmation» (KaTâ<j)am.,s, affirmatio), «négation» (àTT6<j)acrts, negatio), etc.-, mais aussi et surtout des définitions qui en sont données, dont le genre, prochain ou éloigné, est toujours «son vocal» (<Pwvrî, uox).

Par contre, Thomas d'Aquin, lorsqu'il parle du sujet de la logique, que ce soit en termes d'intentions secondesl, de relations de raison2 ou d'ordre entre les concepts\ renvoie à un sujet absolument nécessaire et .de nature spiric.u.elle. Orle. mot, produit de la raison pratique, est un être contingent - le signe en étant pourlui4 qu'il varie d'un peuple à l'autre, ou d'une époque à l'autre chez un même peuple - et sensible. Comment expliquer, alors, que dans son commentaire au traité De l'interprétation Thomas ne

1 ln XII libros metaphysictnUm, Lib.N, lect.l, n° 574 (Turin: Marietti, 1950). 2 Quaestiones disputatae de potentia, q.7, a.11, c. (Turin:Marietti, 1953).

3 Sententia libri ethicorum, Lib.I, lect. l, Ll-35 (Rome: Commission Léonine, 1969) [Marietti: nn°l-2]. Lorsque j'utiliserai l'édition Léonine, je donnerai aussi, entre crochets, les numéros des paragraphes de l'édition Marietti, plus répandue.

4 Expositio libri peryermenias, Lib.I, lect.2, l.166-184 (Rome-Paris: Commission Léonine-Vrin, 1989) [Marietti: n°18).

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semble pas indisposé par le vocabulaire d'Aristote et les différentes définitions qui sont données? Plus consternant encore: il reprend le tout à son compte, sans jamais émettre de doute sur leur valeur ou leur caractère proprement logique.

Le problème se pose d'ailleurs dès la lecture du proème précédant son commentaire littéral du texte d'Aristote. En effet, il y affirme d'abord très clairement que cet ouvrage appartient à la logique, science rationnelle:

Comme le dit le Philosophe au troisième livre du traité De l'âme, il y a une double opération de l'intelligence: une qui est dite saisie des indivisibles, c'est-à-dire celle par laquelle l'intelligence appréhende l'essence de chaque chose en elle-même; l'autre est l'opération de l'intelligence qui compose et divise. On ajoute aussi une troisième opération de l'intelligence: celle de raisonner, suivant que la raison procède à la recherche de l'inconnu à partir du connu. La première de ces opérations est ordonnée à la deuxième, parce qu'il n'y a de composition et de division que des [choses] appréhendées comme simples; et la deuxième est ordonnée à la troisième, parce que pour saisir déterminément l'inconnu il faut de toute évidence procéder de quelque chose de connu à quoi l'intelligence donne son assentiment.

Puisque la logique est dite science rationnelle, il est nécessaire que sa considération porte sur ce qui appartient aux trois opérations de la raison mentionnées. De ce qui, donc, appartient à la première opération de l'intelligence, c'est-à-dire de ce qu'on conçoit par simple saisie, Aristote traite dans le livre des Catégories; de ce qui appartient à la deuxième opération, à savoir "de-'l'énonciation affirmative et de [l'énonciation] négative, le Philosophe traite dans le livre du Peryermenias; de ce qui, enfin, appartient à la troisième opération, Aristote traite dans le livre des Premiers Analytiques et dans les livres suivants, où il traite [successivement] du syllogisme purement et simplement et des diverses espèces de syllogisme et d'arguments par lesquels la raison procède d'une [chose] à une autre. Donc, suivant l'ordre mentionné des trois opérations, le livre des Catégories est ordonné au livre du Peryermenias, lequel [à son tour] est ordonné au livre des Premiers Analytiques et aux livres suivants.5

5 Expositio libri peryermenias, Lib. I, lect. l, l.l-32 [Marietti: nn°l-2].

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Mais tout de suite après, lorsqu'il en vient à déterminer le propos du traité, l'énonciation ou l'interprétation, il parle d'une cer­taine sorte de son vocal complexe:

Ce livre qui est entre nos mains est donc dit Peryermenias, c'est­à-dire De l'interprétation. 0 r est dit interprétation, selon Boèce, le son vocal significatif, complexe ou incomplexe, qui par lui-même signifie quelque chose. C'est pourquoi les conjonctions, prépositions et autres sons vocaux significatifs de ce genre ne sont pas dits des interprétations, parce que par eux-mêmes ils ne signifient pas quelque chose. De même aussi, les sons vocaux qui signifient de manière naturelle et non de manière conventionnelle ou avec la pensée de signifier quelque chose, comme le sont les sons vocaux des bêtes (brutorum animalium), ne peuvent être dits des interprétations. Celui qui interprète, en effet, se propose d'exposer quelque chose. Seuls les noms, les verbes et les phrases sont donc dits être les interprétations dont il traite dans ce livre. Mais pourtant le nom et leverbesemblentêtre davantage des principes de l'interprétation que des interprétations. En effet, celui-là semble interpréterquiexposequequelque chose est vrai ou faux, et donc seule la phrase énonciative, dans laquelle on retrouve le vrai et le faux, est appelée une interprétation. Quant aux autres phrases, par exemple l'optative et l'impérative, elles sont davantage ordonnés à exprimer un état affectif qu'à interpréter ce qui est dans l'intelligence. Ce livre est donc intitulé De l'interprétation, comme si on disait De la phrase énonciative, dans laquelle on retrouve le vrai et le faux. Quant au nom et au verbe, on n'en traite ici qu'en tant qu'ils sont des parties de l'énonciation. En effet, c'est le propre de chaque science de traiter des parties de son sujet, tout co.rnme aussi de ses propriétés. 6

Peut-être plus que tous les autres traités, celui-ci nous met donc face à ce qui semble être une contradiction entre d'une part ce que Thomas d'Aquin dit être le sujet de la logique, et d'autre pan le travail qui est fait en logique même. Il n'est pas peu tentant, devant ce problème dérangeant, de tout simplement choisir d'ignorer ce traité.

Une solution: l'analogie

Une solution peut être proposée: dans ce traité, Aristote et son disciple ne font que transposer sur les concepts le vocabulaire

6 Expositio libri peryermenias, Lib. I, lect.l, l.33-61 [Marietti: n°3].

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utilisé en grammaire. Ce faisant, ils nous montrent encore une fois combien ils respectent notre façon de connaître et de nommer les choses: le son vocal significatif, étant une réalité sensible, est bien sûr connu - et conséquemment, aussi, nommé- par nous avant le concept qu'il signifie. Tous ces mots qui servent d'abord à nommer des entités linguistiques seraient donc utilisés par analogie en logique pour désigner les diverses intentions sur lesquelles porte véritablement cette discipline.

Cette solution s'appuie d'ailleurs sur plusieurs cas bien connus et indéniables de cette analogie entre un son vocal significatif, de quelque sorte qu'il soit, et le concept qu'il signifie, de quelque sorte qu'il soit. Pensons à ce texte célèbre du De veritate, où Thomas énumère crois sens du mot uerburrr. le concept (uerbum interius), l'image du mot qui existe dans l'imagination (exemplar) et le mot émis lui-même (uerbum exterius). L'ordre d'imposition de uerbum s'explique par l'ordre dans lequel nous connaissons les choses, comme il le montre en comparant le uerbum interius et le uerbum

exterius: Les noms sont imposés conformément à la manière dont nous

prenons connaissance des choses ... Et donc, parce que le verbe exté­rieur, étant sensible, est plus connu de nous que le [verbe] intérieur, suivant l'imposition desnomsleverbevocalestdit verbe avant le verbe intérieur, bien que le verbe intérieur soit naturellement antérieur en tant que cause efficiente etfinale. du [verbe] ex !érieur .7 .. . Dans son commentaire au traité De l'interprétation, Thomas

dit quelque chose d'un peu semblable. Cette fois, il parle des mots nomen et uerburd3 tels qu'ils sont utilisés dans ce traité. Ces mots peuvent désigner trois ordres de choses: le nom et le verbe en son vocal, les concepts qu'ils signifient et les signes écrits qui les signi-

fient. Ils [noms et verbes] ont l'existence de trois façons: d'une pre­

mière façon, dans la conception de l'intelligence; d'une autre façon,

7 Quaestiones disputatae de veritate, q.4, a.l, c., 1.157-175 (Rome: Commission

Léonine, 1970). 8 Pris dans un sens plus restreint que dans le texte précédent.

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dans l'émission du son vocal; d'une troisième façon, dans l'ordonnance des lettres. 9

Le mot /\oyos est un autre exemple. Parmi d'autres choses, ce mot signifie la phrase ou le discours vocal - au sens où on parle des parties du discours-, c'est-à-dire quelque ensemble ordonné de mots. Or dans le traité des Catégories, au chapitre sur la quan­tité, Aristote paraît impliquer que /\oyos, tout comme d'ailleurs le mot «discours» en français, peut aussi signifier le concept complexe correspondant à cet ensemble de mots. Après avoir donné le /\oyos comme exemple de quantité discrète, en effet, il ajoute l'explication suivante:

Que le discours aussi soit une quantité est manifeste, car on le mesure en syllabes brèves ou longues. Je parle du discours qui est produit avec la voix. l 0

Ammonius commence ainsi ce passage:

Par ailleurs, comme «discours» est en tendu en plusieurs sens -en effet, c'est tantôt le discours émis par la voix, tantôt le discours intérieur, qui est signifié-, Aristote précise [qu'il parle] maintenant du discours émis par la voix.11

Le cas du mot /\oyos est d'autant plus intéressant qu'il s'agit du premier élément de la définition que donne de l'énonciation Aristotel2.

Un dernier exemple, enfin: le mot «jugement». Iudicare et ses dérivés so ne construits à partitël.é la racine indo-européenne * deik-1 dik-, «montrer». Plus spécialement, le verbe dicare ajoute l'idée de montrer ou de signifier à l'aide de sons vocaux. Le iudicium ou jugement du juge est donc d'abord et avant tout la phrase du juge prononcée devant le tribunal et dans laquelle il manifeste sa déci-

9 Expositio libri peryermmias, Lib. I, lect.2, l. 69-72 [Marietti: n°14].

lO Catégories, 6, 4b32-35, ed. Minio-Paluello (Oxford: Clarendon, 1949). Dans la même ligne, voir aussi De la sensation et des sensibles, l, 437al2-13, ed. Mugnier (Paris: Belles Lettres, 1953), et surtout De l'interprétation 14 24bl-2.

11 . , ' In Categortas, 6, 57, 22-24, ed. Busse (CAG IV, 4; Berlin: Reimer, 1895), traduction Y. Pelletier modifiée (Montréal-Paris: Bellarmin-Belles Lettres, 1983).

12 De l'interprétation, 4 (au complet).

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sion. Par analogie, toutefois, - et comme on le voit bien dans le français moderne, où ce mot désigne souvent quelque chose de purement intellectuel - iudicium signifie la décision elle-même, exprimée oralement ou non. En plus d'un endroit, Thomas l'utilise en ce sens plus intellectuel. En voici un exemple:

Concernant les phrases imparfaites, il est manifeste qu'elles ne signifient pas le vrai ou le faux, parce que, comme elles ne produisent pas un sens parfait dans l'âme de l'auditeur, il est manifeste qu'elles n'expriment pas parfaitement le jugement de la raison, en lequel consiste le vrai ou le faux.13

Comme le montrent clairement tous ces exemples, donc, les mots d'abord utilisés pour désigner les entités linguistiques servent couramment à désigner aussi les concepts qu'elles signifient. Il n'y aurait donc pas à se surprendre que le traité De l'interprétation paraisse traiter de celles-là et non de ceux-ci. Un recours à la maniè­re dont nous connaissons et nommons les choses permet d'éviter cet écueil, et de ne pas céder à la tentation de la grammaticalisation de la logique.

Malgré tout, les définitions que donne le traité De l'inter­prétation de ces concepts peuvent surprendre. Et le nom et le verbe et l'énonciation et la phrase y sont en effet définis comme une sone de son vocal significatif (cpwvÎ) OT)µavTLKÎ), uoxsignificativa). Cer­tes, on peut penser que dans ces définitions «son vocal» signifie la même chose que «concept», et .ce-en vertu de-l'analogie. dont j'ai donné plusieurs exemples. Mais dire que ce son vocal est significa­tif, n'est-ce pas indiquer qu'ici on parle de ce qui est proféré exté­rieurement par la voix et non pas de sa signification conceptuelle? Cette manière de parler pourrait toutefois s'expliquer par l'emploi d'une autre analogie, de proportionnalité celle-là. Il m'apparaît dif­ficile de prouver hors de tout douce qu'Aristote lui-même en ait usé, mais elle a certainement eu cours chez nombre de ses commen­tateurs, en particulier médiévaux, qui ont cru en voir le germe, à tout le moins, au début de ce même traité De l'interprétation:

13 Expositio libri peryermenias, Lib. I, lect.7, l.50-56 [Marietti: n°85].

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Thomas d'Aquin, Aristote et la place des mots en logi,que

Il faut en premier établir ce qu'est le nom et ce qu'est le verbe; ensuite, ce qu'est la négation, l'affirmation, l'énonciation et la phrase.

Ceux quisonten son vocal, donc, sont les symboles des passions de l'âme, et ceux quisontécrits de ceux qui sont en son vocal. Et tout commeles lettres ne sont pas les mêmes pour tous, les sons vocaux ne sont pas non plus les mêmes. Toutefois, les passions de l'âme, dont ils sont les signes des premières14, sont les mêmes pour tous, tout comme les choses, dont elles sont les similitudes, sont aussi les mêmes.15

Parce que le concept - dit une passion pour marquer le côté passif de la connaissance humaine16 - a avec la chose qu'il repré­sente une relation quelque peu semblable à celle qui existe entre le mot et le concept, on est amené} plus ou moins naturellement, à vouloir parler du concept lui-même comme d'un signe. Le mot, en effet, est un signe du concept, c'est-à-dire une chose sensible qui, une fois perçue, fait connaître autre chose. Or parce que le concept est un effet de la chose et que c'est par lui qu'on la connaît, on peut aussi, par analogie avec le signe au sens propre, c'est-à-dire le signe sensible, en parler comme d'un signe. Cette analogie était certaine­ment familière à Thomas d'Aquin, ne serait-ce que parce qu'elle se retrouve dans l'enseignement de son maître Albert le Grand:

La vérité consiste ( ... ) dans l'adéquation du signe au signifié. Cela est dit suivant les deux sortes de signes (hoc dicitur secundum quod duplex est signum}. En effet, il est un signe reçu de la chose, qui est l'espèce ou l'intention des choses reçues dans l'âme, et il est un signe établil 7 pour signifier la chose, comme l'est le son.vocal articulé.18

Contrairement aux apparences, donc, le traité De l'interpréta-tion ne traiterait pas de certains mots et d'une certaine phrase, mais bien de certaines intentions ou conceptions, en conformité avec la manière qu'a habituellement Thomas d'Aquin de parler du sujet de la logique.

14 Une autre tradition manuscrite dit: dont ils sont premièrement les signes.

15 De l'interprétation, l, 16al-8.

16 Expositio libri peryermenias, Lib.I. lect.2, l.113-125 [Marietti: n°16].

17 Je lis positum, au lieu de posita.

18 Ethica, Lib. N, tract.3,cap.2, p.319A (Paris: Vivès, 1890).

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Une solution insatisfaisante

Une lecture plus attentive du traité d'Aristote et du commen­taire de l'Aquinate nous oblige toutefois à mettre de côté cette interprétation. En effet, la toute première définition qui relève proprement de ce traité est celle du premier principe matériel de l'énonciation: le nom. Or le nom est défini par Aristote de la manière suivante: son vocal significatif par convention, sans le temps, et dont aucune partie n'est significative séparément19. Il est dans cette définition un élément qui interdit d'y voir la définition d'une sorte de concept: le fait de signifier par convention (KaTà CJUV8î)K"flV, ad placitum). Dans le texte du traité De l'interprétation tout juste cité, Aristote mentionne justement l'effet de cette différence entre la manière de signifier du mot (écrit ou oral, peu importe) et celle du concept (dans la mesure où on peut accepter de parler du concept comme d'un signe): les mots varient d'un peuple à l'autre ou d'une époque à l'autre chez un même peuple, alors que les passions de l'âme sont les mêmes pour tous.

La mention du caractère conventionnel du signe défini ne revient pas expressément dans la définition du verbe, mais il est dif­ficile de prétendre qu'elle n'y est pas sous-entendue. Le verbe, l'autre partie intégrale de l'énonciation, est ce qui consignifie le temps, dont nulle partie ne signifie séparément et qui est toujours le signe de ce qui est dit d'autre chose20. Il est clair que cette défini­tion est faite en ayant en tête celle du nom - justement défini par «sans le temps», pour le différencier du verbe -, et qu'Aristote, studens brevitati21, fait une ellipse. Quant à la définition du genre de l'énonciation, le discours ou la phrase (1'.6yos, oratio), certains manuscrits mentionnent KaTà CJUv8î)KTJV, d'autres non. Le dis­cours ou la phrase est donc un son vocal significatif[par convention]

19 De !'interprétation, 2, 16a19-21.

20 De l'interprétation, 3, 16b6-8.

21 Expositio libri peryermenias, lib.I, lect.6, l.18 [Marietti: n°75].

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dont certaines parties signifient quelque chose séparément22. De toute manière, qu'Aristote ait à tout le moins sous-entendu KaTà cruveî)K"flV dans sa définition est évident lorsqu'on lit un peu plus loin dans le chapitre que:

Toute phrase a une signification, non pas toutefois comme un instrument naturel, mais, ainsi que nous l'avons dit23, par convention. 24

Le sujet du traité, l'énonciation, est donc un discours ou une phrase- c'est-à-dire un son vocal significatif par convention dont certaines parties signifient quelque chose séparément - dans lequel existe le vrai ou le faux.

Que les entités directement définies dans le traité soient des sons vocaux et non des concepts est également clair un peu partout dans le texte d'Aristote et dans celui de Thomas d'Aquin. Ainsi, tout juste avant de définir le nom et le verbe, Aristote les compare aux concepts qu'ils signifient - ce qui implique que dans ce contexte «nom» et «verbe» nomment les signes vocaux des concepts plutôt que les concepts eux-mêmes:

D'autre part, de même que dans l'âme il est tantôt une con­ception sans l'être vrai ou l'être faux, tantôt une à laquelle appartient nécessairement l'un d'eux, il en est ainsi dans le son vocal. En effet, c'est dans la composition et la division que consistent le vrai et le faux. Les noms et les verbes en eux-mêmes sont donc semblables à la conception sans composition et division, par_exemple.homme ou blanc quand on n'y ajoute pas quelque chose: ce n'est encore ni vrai ni faux. Le signe en est que «ho uc-cerf» signifie certes quelque chose, mais pas encore le vrai ou le faux, à moins d'ajouter qu'il est ou qu'il n'est pas, de manière absolue et selon le temps. 2 5

22 Concernant cette définition de À.OYOS', il est intéressant de savoir qu'elle est reprise quasi mot pour mot au chapitre 20 de la Poétique, dans un contexte où l'accent est très explicitement mis suries sons vocaux.

23 Il renvoie ici ou bien à sa définition de la phrase (si les manuscrits qui donnent

KŒTÙ CJUVeî)KTJV ont raison), ou bien aux définitions précédentes du nom et du verbe.

24 De l'interprétation,4, 17al-2.

25 De l'interprétation, l, 16a9-18.

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Aussi, vers la fin du chapitre qu'il consacre au verbe, Aristote mentionne que pris en lui-même - c'est-à-dire dit tout seul, sans le mettre en relation avec un nom - le verbe peut être vu comme un nom. Sa justification confirme qu'il s'agit de sons vocaux:

Dits tout seul les verbes eux-mêmes sont donc des noms et ils signifient quelque chose, car celui qui les dit fixe la pensée et celui qui les entend s'y arrêre.26

Mentionnons enfin, chez Aristote, le début du chapitre 4, qui vise à définir l'énonciation. Expliquant la définition du genre de l'énonciation, la phrase (1'6yos), il nous montre qu'il renvoie mani­festement aux sons vocaux et non aux concepts lorsque, opposant homme à la phrase, il mentionne les syllabes de homme. En effet, on voit mal ce qui, dans le concept, pourrait correspondre aux syllabes non significatives du mot et par conséquent être analogiquement appelé une syllabe:

La phrase est un son vocal significatif, et dont quelque partie, prise séparément, est significative {comme mot, et non pas comme affirmation}. Je veux dire que, par exemple, «homme» signifie quelque chose, mais non pasquecelaestou n'est pas: il n'y aura affirmation ou négation que si on ajoute autre chose. Il n'en est toutefois pas ainsi pour une seule syllabe de «homme», pas plus que, dans «souris», la syllabe «ris» n'est significative: ce n'est qu'un son vocal.27

L'interprétation que fait Thomas de ces passages est dans la même ligne: Aristote parle de sons vocaux, et non de concepts. Cela est tout aussi présent-dans Iês commentaires qu'il ajoute au texte. Ainsi, à l'occasion de la brève introduction d'Aristote où sont énumérées les entités à définir, Thomas pose la question suivante: pourquoi ne pas mentionner le son vocal - puisqu'il s'agit, après tout, du premier élément de toutes les définitions à venir?

Si quelqu'un demande en outre pourquoi il ne fait pas aussi mention du son vocal, il faut répondre que le son vocal est quelque chose de naturel, d'où il suit qu'il appartient à la considération de la philosophie naturelle, comme on le voit au deuxième livre du traité De l'âme, et à la fin du traité De la génération des animaux. Et c'est

26 De f'interprétation,3, 16bl9-21.

27 De l'interprltation,4, 16b26-32.

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Thomas d'Aquin, Aristote et la place des mots en logique

pourquoi il n'est pas, proprement, le genre de la phrase, mais est pris pour constituer la phrase à la façon de choses naturelles pour constituer desartefacts.28

Le sens de uox dans les différentes définitions du traité est donc clair: il s'agit d'une chose naturelle à laquelle la volonté humaine impose une forme, ici une signification, pour en faire ce produit de l'art humain qu'est le uox significativa ou le dictio. Puisqu'il reprend encore plus en détail, lorsque vient le temps de commenter la définition du nom donnée par Aristote29, ce qu'il ne . . . ' mennonne 1c1 qu en passant, on peut penser sans se tromper que dans ce traité uox a pour lui le sens habituel de «son vocal», et non de «concept».

Un autre texte révélateur est celui que j'ai cité plus haut et dans lequel Thomas parle du nom et du verbe dans l'intelligence, dans le son vocal et dans l'écriture. Si on prête attention à ce qui précède et à ce qui suit ce passage, on constate qu'il dit explicite­ment que le nom et le verbe dont on parle dans ce traité sont ceux en son vocal. Aristote avait d'abord écrit:

Il faut en premier établir ce qu'est le nom et ce qu'est le verbe; ensuite, ce qu'est la négation, l'affirmation, l'énonciation et la phrase.

Ceux qui sont en son vocal, donc, sont les symboles des passions dans l'âme, et ceux qui sont écrits de ceux qui sont en son vocal.30

À propos de la deuxième phrase, Thomas pose alors laques­tion suivante: pourquoi avoir·dic «sont- en son vocal» plutôt que «sont des sons vocaux»? Il propose trois explications, qui ne s'ex­cluent pas mutuellement et entre lesquelles, d'ailleurs, il ne choisit pas:

Par ailleurs, disant Ceux qui sont en son vocal et non pas [Ceux qui sont] des sons vocaux, il utilise une telle façon de parler pour parler en continuité avec ce qu'il avait dit précédemment. En effet, il avait dit qu'il fallait traiter du nom, du verbe et des autres choses de ce genre. Or ces choses ont l'existence de trois façons: d'une première façon, dans la conception de l'intelligence; d'une autre façon, dans l'émission du

28 Expositio Jibri peryermenias, Lib. I, lect.l, 1.145-152 [Marietti: n°9]. 29 Expositio libri peryermenias, Lib. 1, lect.4, l.47-78 [Marietti: nn°39-40].

30 De l'interprétation, 1, 16al-4.

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son vocal; d'une troisième façon, dans l'ordonnance des lettres. Il dit donc: Ceux qui sont en son vocal, comme s'il disait: les noms, les verbes et les autres choses qui suivent, qui seuls sont en son vocal, sont les symboles, etc. Ou bien parce que tous les sons vocaux ne sont pas significatifs, et que parmi eux certains, bien éloignés de la formalité de nom, de verbe et des autres choses qui suivent, signifient naturellement. Il dit donc, pour rapprocher ce qu'il a dit à ce dont il entend traiter: qui sont en son vocal, c'est-à-dire qui sont contenus sous le son vocal comme des parties sous un tout. Ou bien parce qu'un son vocal est quelque chose de naturel, alors qu'un nom et un verbe signifient par imposition humaine, laquelle advient à la chose naturelle comme à une matière, de la même façon que la forme du lit advient au bois. C'est donc pour signifier les noms, les verbes et les autres suivants qu'il dit: Ceux fui sont en son vocal, comme si on disait du lit: ceux qui sont en bois.3

J'arrête là cette énumération, car il est inutile, je pense, de signaler tous les passages du commentaire qui interdisent de penser que les entités définies dans ce traité sont des concepts et non des sons vocaux. Sur ce point, de toute façon, Thomas d'Aquin ne fait que suivre Aristote.

Il ne s'agit toutefois pas de nier que les différentes sortes de concepts soient la plupart du temps nommées à partir des noms donnés à leurs manifestations linguistiques. Cette analogie est bien réelle, et se manifeste tout autant dans nos langues modernes qu'en latin et en grec. Cependant, il faut bien se rendre à l'évidence, toute dérangeante soit-elle: le nom; le vetbë,-1'énohciatiori ët le- discours que définit le traité De l'interprétation sont des sons vocaux, et non des concepts.

Des conséquences qui dépassent ce traité

Non seulement cette constatation vaut-elle pour ce simple traité, mais elle pourrait bien avoir aussi une portée qui dépasse de beaucoup l'étude du produit que Thomas d'Aquin assigne à la deuxième opération de l'intelligence.

31 Expositio libri peryermenias, Lib. I, lect. 2, l.65-87 [Marietti: n°14]. C'est bien sûr moi qui souligne.

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Thomas d'Aquin, Aristote et la place des mots en logique

En effet, le syllogisme est défini par Aristote comme «une phrase (Àoyos-) dans laquelle, certaines choses étant posées, quelque chose d'autre en résulte nécessairement par le seul fait de ces données»32• Or comme le syllogisme est composé de prémisses et d'une conclusion, c'est-à-dire d'énonciations jouant des rôles distincts, et qu'une énonciation est une phrase ou un ÀOYOS' vocal, le syllogisme devrait être lui-même, si Aristote a de la suite dans les idées, une phrase ou un ÀOYOS' vocal - on voit difficilement comment un concept, tout complexe soit-il, pourrait être composé de sons vocaux. A.6yos- est donc pris par Aristote comme un genre, dit et de l'énonciation et du syllogisme: ils sont tous deux des sons vocaux significatifs par convention dont certaines parties signifient quelque chose séparément.

D'autre part, la définition, étudiée elle aussi en logique, a également comme genre «phrase»: elle est, selon les Topiques33, une phrase (Àoyos-) qui manifeste (ÔT)ÀWV) ce qu'est une chose. Dans le passage des Seconds Analytiques où il reprend cette définition34, Aristote implique que la phrase dont il parle est un discours vocal et non purement conceptuel, lorsqu'il oppose l'unité de la définition à celle d'un autre discours, l'Iliade, qui n'est un que par conjonction, Or lorsqu'on dit que l'Iliade est un discours, on veut certainement dire un discours vocal. La même chose est d'ailleurs reprise dans le chapitre de la Poétique auquel j'ai renvoyé plus tôt, où il est très manifestement question de sons vocaux:

Le discours [ou la phrase] est un son vocal significatif composé dont certaines parties signifient quelque chose par elles-mêmes (car il n'e.~t pas vrai que tout discours se compose de verbes et de noms, mais - prenons par exemple la définition de l'homme - on peut avoir un discours sans verbe; toutefois la partie y signifiera toujours quelque chose) - par exemple, dans Cléon marche, Cléon. Il y a pour un discours deux manières d'être un: ou bien il signifie une chose une, ou bien il est fait d'une pluralité liée par conjonction - par exemple,

32 Premiers Analytiques, I, l, 24bl8-20, ed. Ross (Oxford: Clarendon, 1964), traduction]. Tricot (Paris: Vrin, 1983).

33 Topiques, VII, 3, l 53al 5-16, ed. Ross (Oxford: Clarendon, 1958).

34 Seconds Analytiques, II, 10, 93b29-30,ed. Ross (Oxford: Clarendon, 1964).

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l'Iliade est une par conjonction, la définition de l'homme, parce qu'elle signifie une chose une.35

Dans le traité De l'interprétation, également, Aristote pose, sans la résoudre, la question de l'unité de la définition en la comparant à l'unité d'une autre sorte de discours, l'énonciation36. Or dans ce traité, l'énonciation, est-il utile de le répéter à nouveau, est définie comme un discours vocal.

Mentionnons enfin ce passage du commentaire de Thomas à la Métaphysique, où il est devant un texte d'Aristote affirmant que la définition est un certain 1'6yos. La traduction utilisée par Thomas donne ratio (tout comme d'ailleurs dans les Seconds Analy­tiques). Or si en commentant les Seconds Analytiques il reprend ratio sans préciser ce qu'il entend par là37, il est plus explicite en analy­sant la Métaphysique:

Dicit ergo primo, quod omnis «definitio est quaedam ratio», idest quaedam compositio nominum per rationem ordinata. Unum enim nomen non potest esse definitio, quia definitio oportet quod distincte notificet principia rerum quae concurrunt ad essentiam rei constituendam; alias autem definitio non sufficienter manifestaret essentiam rei. Et propter hoc dicitur in primo Physicorum, quod definitio dividit «definitum in singulare», idest exprimit distincte singula principia definiti. Hoc autem non potest fieri nisi per plures dictiones: unde una dictio non potest esse definitio, sed potest esse manifestativa eo modo, quo nomen minus notum manifestatur per magis notum. Omnis autem ratio.partes habet, quiaest~uaedam oratio composita,etnonsimplex nomen."38

Concernant les catégories, autre sujet d'étude de la logique de la première opération, Aristote n'en donne explicitement aucune définition. Rappelons quand même que traditionnellement ses

35 Poétique, 20, 1457a23-30, ed. Kassel (Oxford: Clarendon, 1965), traduction R. Dupont-Roc et J. Lallot modifiée (Paris: Seuil, 1980).

36 De l'interprétation, 5, 17a8-14.

37 Encore que, plus tôt (Expositio libri posteriorum, Lib. Il, lect.2, 1.29-30 [Marietti: n°419]), il disait ceci:«( ... ) diffinitio est oratio significans quod quid est( ... )».

38 lnXII metaphysicorumAristotelis, Lib.VII, lect.9, n°1460. J'ai laissé le texte en latin, pour des raisons évidentes. C'est à D. Berquist (On the Skopos of the Categories, inédit) que revient le mérite d'avoir découvert ce texte très révélateur.

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Thomas d'Aquin, Aristote et la place des mots en logique

commentateurs - les Grecs39, Boèce4°, et même, dans une moindre mesure, Albert le Grand41 - disent souvent que le traité du même nom porte sur dix mots. Thomas d'Aquin n'a malheureu­sement pas commenté cet ouvrage. Je signalerai quand même cet intéressant extrait de son commentaire au traité De l'interprétation, dans lequel Thomas, sans dire directement que le sujet des Caté­gories est constitué de dix mots, nous montre au moins de quelle manière il pourrait soutenir une telle chose - surtout en notant le parallèle qu'il fait avec la considération du traité De l'interprétation, qui pour lui, on le sait maintenant, porte bel et bien sur certains mots et sur une cenaine phrase:

Par ailleurs, si on demande, puisqu'on a parlé de ce qui est simple (de simplicibus) dans le livre des Catégories, quelle était la nécessité de traiter ici à nouveau du nom et du verbe, il faut répondre à cela que des sons vocaux significatifs (dictiones} simples il peut y avoir une triple considération: l'une suivant qu'ils signifient de façon absolue les concepts simples, et ainsi leur considération appartient au livre des Catégories; d'une autre façon, sous la formalité de parties de l'énonciation, et ainsi on en traite dans ce livre (et donc ils sont traités sous la formalité de nom et de verbe, formalité dont le propre est qu'ils signifient quelque chose avec le temps ou sans le temps, et les autres choses de ce genre qui appartiennent à la formalité des sons vocaux significatifs en tant qu'ils constituent l'énonciation); d'une troisième façon, ils sont considérés selon que d'eux est constitué l'ordre syllogistique, et on en traite ainsi sous la formalité de termes dans le livre des Premiers-Analytiques.42 · · ·

Non seulement, donc, le traité De l'interprétation, seul ouvra­ge consacré à l'étude du produit de la deuxième opération, traite-c­il de certains sons vocaux significatifs, mais certaines entités logi­ques relevant d'autres opérations et donc d'autres traités semblent elles aussi être définies par Aristote et son commentateur comme certaines sortes de sons vocaux significatifs.

39 Par exemple Porphyre, ln Categorias, 57, 19 - 58, 16, ed. Busse (CAG N, l; Berlin: Reimer, 1887).

40 In Categorias, 160A-161A (PL 64; Paris: Migne, 1891).

41 De praedicamentis, tract.l,cap.l, pp.149B-150A (Paris: Vivès, 1890).

42 Expositio libri peryennenias,Lib.I, lect. l, l.80-97 [Marietti: n°5].

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Une contradiction seulement apparente

Une fois établi comme un fait difficile à nier sans acrobaties qu'Aristote définit, dans le traité sur le produit de la 2e opération et peut-être aussi dans ses autres traités - selon une évidence plus médiate, mais quand même assez forte dans certains cas, par exemple celui de la définition -, des sons vocaux, le plus important demeure: il reste à comprendre pourquoi il fait cela, et pourquoi Thomas d'Aquin, qui pourtant affirme que le sujet de la logique est l'intention seconde, semble ne rien y voir d'incorrect. Je crois pour ma part qu'il n'y a pas opposition, et que, dans l'esprit de Thomas (et sans doute aussi dans celui d'Aristote}, il n'est pas contradictoire de dire en même temps que la logique porte sur des mots et qu'elle porte sur des concepts ou intentions - à cette condition près, toutefois, de bien comprendre que le mot et le concept ne sont pas pour lui sujets de la logique de la même façon.

Il faut dire que pour le logicien un ordre bien défini existe entre le concept et le mot. Le concept, en effet, a priorité de nature sur le mot qui le signifie:

Lesconceptionsde l'intelligence sont antérieures selon l'ordre de nature aux sons vocaux qui sont proférés pour lesexprimer.43

Or, la logique ne considère le mot qu'en tant, justement, qu'il est un signe ou une manifestation extérieure de la chose conçue. Thomas d'Aquin confirme im,plici~emenJ cela loi:s.qu'il dit .qu'en logique l'étude du mot écrit ne comporte aucun intérêt parce qu'il signifie de manière plus éloignée que le mot parlé44.

Mais parce que, justement, le mot est un signe du concept, c'est-à-dire en tant qu'en lui se retrouvent de quelque manière les propriétés du concept, on peut quand même parler du sujet de la logique en termes de sons vocaux significatifs. De la même maniè­re, on peut tout aussi bien dire, mais en gardant à l'esprit que l'un des sujets a naturellement priorité sur l'autre, que le médecin consi­dère la santé et la maladie que manifestent leurs divers signes natu-

43 Expositio libri peryermenias, Lib.I, lect.3, l.9-11 [Marietti: n°23].

44 Expositio libri peryermenias, Lib.I, lect.2, l.49-56 [Marietti: n°13].

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Thomas d'Aquin, Aristote et la place des mots en logique

reis, ou, plus concrètement, qu'il considère les couleurs, picote­ments, maux de tête, etc., qui sont les symptômes de la santé et de la maladie.

Cette double façon de voir le sujet de la logique est bien exprimée par Cajetan, lors de la discussion d'un problème plus particulier: le propos des Catégories. Après en avoir parlé en termes de choses conçues, il ajoute:

Il est aussi dit par d'illustres hommes que le propos de ce livre est de traiter de sons vocaux in complexes en tant que significatifs des choses incomplexes. En effet, c'est la même chose que de traiter des chosesen tantqueconçues par simple appréhension et des sons vocaux en tant qu'ils signifient ces choses conçues, parce que quoi que ce soit qui est attribué à l'un est attribué à l'autre; toutes proportions gardées (servata proportione), cependant, parce qu'à la chose ainsi conçue et

signifiée on le lui attribue comme à une chose, mais au son vocal comme à un signe. En effet, l'homme est placé dans le prédicament de substancecommeunechoseposée là, mais le mot «homme» comme signe de cette chose qu'est l'homme.45

Quoi que ce soit qui est attribué à l'un est attribué à l'autre: quant à ce qui intéresse la logique, les propriétés des concepts simples trouvent leur équivalent dans celles des mots, et donc en parler comme celles des mots plutôt que comme celles des concepts revient au même, sous réserve de bien voir le sens de la causalité impliquée: les mots n'ont telles ou telles propriétés qu'en tant que signes des concepts. Il est sans ·doute possible-d'universaliser ce que fait ici Cajetan pour le traité des Catégories, et d'étendre cette double manière de parler à l'ensemble de la logique.

Dans le traité De l'interprétation et dans le commentaire qu'en fait Thomas, par exemple, cela se voit assez bien. Après avoir énuméré les entités à définir et avant de ce faire, Aristote fait deux distinctions essentielles à la bonne intelligence du traité. En tout premier lieu46, on l'a vu, il précise que les sons vocaux significatifs à définir signifient de manière conventionnelle, par opposition aux

45 Commentaria in Praedicamenta Aristotelis, prologus, pp.4-5 (Rome: Angelicum, 1939).

46 De l'interprétation, l, 16a3-9.

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concepts. Deuxièmement, il rappelle le principe énoncé plus haut par Cajetan en mentionnant que les deux propriétés les plus fonda­mentales des concepts complexes, le vrai et le faux, se retrouvent aussi dans les sons vocaux significatifs complexes, et que, tout com­me les concepts simples, les mots ne sont ni vrais ni faux. Voici le texte, que j'ai déjà cité auparavant:

clair:

D'autre part, de même que dans l'ame il est tantôt une conception sans l'être vrai ou l'être faux, tantôt une à laquelle appartient nécessairement l'un d'eux, il en est ainsi dans le son vocal. En effet, c'est dans la corn position et la division que consistent le vrai et le faux. Les noms et les verbes en eux-mêmes sont donc semblables à la conceptionsanscompositionetdivision, par exemple homme ou blanc quand on n'yajoute pas quelque chose: ce n'est encore ni vrai ni faux. Le signe en est que «houe-cerf» signifie certes quelque chose, mais pas encore le vrai ou le faux, à moins d'ajouter qu'il est ou qu'il n'est pas, de manière absolue et selon le temps.47

Et le commentaire qu'en fait Thomas d'Aquin, bref mais très

Parce que les conceptions de l'intelligence précèdent assurément dans l'ordre de nature les sons vocaux qui sont proférés pour les exprimer, il assigne, à partir d'une similitude avec une différence se rapportant à ce qui se trouve dans l'intelligence, une différence se rapportant aux significations des sons vocaux, de telle sorte que cette manifestation ne se base pas seulement sur une similitude mais sur une cause qu'un effet imite.48

Plus loin dans le traité, Thomas reprend ce princip~, mais plutôt que de partir de la cause pour aller à l'effet, il part de l'effet pour remonter à la cause. Au chapitre 7, Aristote avait écrit ceci:

Parce que parmi les choses (TÛJV TTpayµâTWV, rerum), cer­taines sont universelles, alors que certaines sont singulières - j'appelle universel ce qui est de nature à être dit de plusieurs, et singulier ce qui ne l'est pas, par exemple homme fait partie des universelles, et Ca/lias des singulières-, on énonce nécessairement que quelque chose inhère ou non ou bien à quelqu'une des choses universelles, ou bien à quelqu'une des choses singulières.49

47 De l'interprétation, l, 16a9-18.Voiraussi 14,24bl-2,quiesttoutaussiexplicite.

48 Expositio libri peryermenias, Lib. I, lect.3, l.9-15 [Marietti: n°23].

49 De l'interprétation, 7, 17a38-b3.

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Thomas d'Aquin, Aristote et la place des mots en logique

Thomas fait un long commentaire sur ce passage qui paraît contredire l'enseignement d'Aristote concernant le type d'existence dont jouissent les choses universelles. Ce qui est particulièrement révélateur, c'est le début de la réponse que Thomas apporte à la question qu'on se pose naturellement en lisant ce texte:

Concernant cette division, toutefois, il nous vient un doute, parce que le Philosophe prouve au septième livre de la Métaphysique que l'universel n'est pas quelque chose de subsistant dans la réalité extérieure (non est aliquid extra in rebus subsistens); et dans les Catégories, il est dit que les substances secondes n'existent que dans les premières, qui sont singulières. La division des choses en universelles et singulières semble donc être inappropriée, parce qu'il ne semble exister aucune chose universelle; au contraire, toutes les choses sont singulières.

Mais il faut dire qu'ici les choses sont divisées en tant qu'elles sont signifiées par les noms qui sont sujets dans les énonciations. Or il a été dit plus haut que les noms ne signifient les choses que moyennant le concept.Il faut donc que cette division des choses soit prise selon que les choses tombent dans l'intelligence.50

Il est remarquable de voir ici comment il affirme en même temps, et sans se contredire, que cette division des choses est faite selon qu'elles sont signifiées par les noms, et qu'elle est faite selon qu'elles sont connues par l'intelligence. Comme je le disais plus tôt, Thomas commence d'abord par l'effet, pour ensuite remonter à la cause. En sage qu'il est, il ne.lui suffit pas.simplement de noter la différence dans le langage: il recherche la cause de cette différence, et pour cela il doit passer dans l'intelligence51. Il est quand même intéressant de voir qu'il ne saute pas tout de suite à l'intelligence, mais qu'il prend comme point de départ les mots (la raison en étant, comme il l'indique lui-même, que l'énonciation dont on parle directement ici, c'est celle dont le sujet est une sorte de mot, le nom).

Le philosophe turc Alfarabi a aussi écrit un commentaire au traité De l'interprétation, d'ailleurs très intéressant à bien des

50 Expositio libri peryermenias, Lib. I, lect. l 0, l.31-46 [Marietti: n°120].

5l Voir toute l'explication qui suit: l.46-120 [Marietti: nn°121-124].

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égards. Que l'on sache, les auteurs latins n'ont jamais eu accès à ce texte, mais il est frappant de voir à quel point la façon dont Alfarabi concevait la considération logique des sons vocaux qui est faite dans cet ouvrage d'Aristote s'apparente à celle de Thomas d'Aquin. Voi­ci par exemple deux coures extraits qui, me semble-t-il, reprennent l'essentiel de ce que nous venons de voir:

The book's introduction deals with the relation of thoughts to entities and to expressions. For <it has been explained that> logic is concerned with thoughts, <more specifically, with thoughts> as signified by expressions and as somehow related to entities. Aristotle showsthat exppressions are similar to thoughts, by treating them as a kindofthoughtswheneversimilarobservationsapplyto both ...

Expressions are considered as imitating thoughts, as though theywere put in their place and substituted for them. This is how they are studied in this book. Complex expressions here take the place of complex thoughts, since similar remarks attach to them. lt makes no difference whether we discuss complex expressions or the compositions of the <complex> thoughtssignified bythese expressions. Principally, the purpose is to ex plain the composition of thoughts. But since thoughts are difficult to grasp, Aristotle substitutes for them the expressions that signify them and studies their composition instead, with the result that it appears as though there were no difference between thecompositionofexpressionsandofthoughts.52

Pour revenir à Thomas d'Aquin, je pense donc qu'il n'y a pas contradiction entre la manière dont il parle du sujet de la logique dans ses traités non logiques- dans sonDi'potentia ou dans son commentaire à la Métaphysique, par exemple-, et ce qu'il con­sidère et définit concrètement dans ses ouvrages logiques (ou assu­rément dans un des deux). Un texte comme le proème de son commentaire à !'Éthique à Nicomaque peut très bien servir à faire le lien entre les deux «sujets» de la logique:

Il y a ... un certain ordre que la raison ne fait pas, mais considère seulement, tel l'ordre des choses naturelles. Un autre ordre est celui que la raison, par son acte de considérer, produit dans son propre acte, comme lorsqu'elle ordonne ses concepts les uns par rapport aux autres,

52 Al-Farabi's Commentary and Short Treatise on Aristotle's De interpretatione, traduction F.W. Zimmermann (London: The Oxford University Press, 1981), p.2et pp.13-14.Jem'en remets évidemment à la compétence du traducteur.

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Thomas d'Aquin, Aristote et la place des mots en logi.que

ainsi que les signes des concepts, qui sont les sons vocaux significatifs. Le troisième ordre est celui que la raison, par son acte de considérer, produit dans les opérations de la volonté. Le quatrième ordre est celui que la raison, par son acte de considérer, produit dans les chose extérieures dont elle est cause, comme dans un coffre ou dans une maison.

Et parce que la considération de la raison est rendue parfaite par un habitus de science, il y a différentes sciences selon les différents ordres que la raison considère en propre. A la philosophie naturelle, il appartient de considérer l'ordre des choses que la raison humaine considère mais ne fait pas. Et ainsi, sous la philosophie naturelle nous comprenons aussi lamétaphysiqueet lamathématique. Quant à l'ordre que la raison, par son acte de considérer, produit dans son propre acte, il relève de la philosophie rationnelle, dont le propre est de considérer l'ordre des parties du discours entre elles, ainsi que l'ordre des principes par rapport aux conclusions.53

Le choix même du mot «logique» - ce mot est indirecte­ment dérivé de ;...6yos, qui, on le sait, peut tout autant renvoyer aux concepts qu'aux sons vocaux-, fait après Aristote pour dési­gner la science dont il avait jeté les fondements, n'aurait-il pas été commandé par cette volonté de renvoyer d'un coup à son double sujet, si je puis dire? Qu'historiquement ce choix s'explique par cette raison ou non est plutôt difficile à établir; mais qu'importe: il fut très heureux. Les Latins, cependant, ne disposaient malheureu­sement pas d'un mot semblable54: ils ont dû choisir entre scientia rationalis et scientia semwcinalis. Ce faisant, ils ont peut-être co ntri­b ué à créer cette opposition qui marque tant nos esprits modernes, mais qui n'existait pas chez Aristote et Thomas, ni chez d'autres d'ailleurs. Ainsi, il est très déroutant, au premier contact avec Alben le Grand, de le voir appeler indifféremment la logique scientia ratio­nalis ou scientiasemwcinalis, tout comme il nous semble tout à fait incohérent, sinon contradictoire, de le voir caractériser le sujet de la logique tantôt comme l'ens sub intentione55, tantôt comme l'ens sub

53 Sentencia libri ethicorum, Lib. I, lect. l, l.15-35 [Marietti: nn°l-2].

54 Voir là-dessus le témoignage d'un expert: Boèce, ln Cat., 203B.

55 Priora Analytica, Lib. II, tract.7, cap.10, p.806B (Paris: Vivès, 1890).

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sermone56. Dans un passage qui rappelle le commentaire de Thomas cité plus haut (concernant la division des choses en universelles et singulières, qu'il dit être une division des choses en tant que nommées ou en tant que connues), Albert lie les deux, sub inten­tione et sub sermone:

Cette science [c'est-à-dire la science de la démonstration] est aussi dans le genre de la science logique, parce que et la démonstration et la science démonstrative doivent être ici considérées selon les différences des expressions linguistiques (semwnum) et non selon les différences des choses. En effet, la logique ne considère pas les cho~, mais les intentions des choses, telles que l'universel, le particulier, la phrase, l'argumentation et le syllogisme, toutes choses (omnia) qui se différencient (accipiuntdifferentiam) dans l'expression linguistique. Et donc cette science n'est pas réelle, mais sermocinale.57

Thomas d'Aquin utilise toujours l'expression «science ration­nelle» (scientiarationalis) et jamais «science sermocinale» ou «science du langage» (scientiasemwcinalis). Pourtant, je vois mal comment il pourrait nier que la logique est en un sens une science du langage, considérant tout ce qu'on a vu plus haut, et le pro ème de son commentaire à l'Éthique. J'avancerais pour ma part l'hypothèse suivante. À cette époque, il était coutume d'identifier la logique avec le trivium, qui comprenait dialectique, rhétorique et gram­maire. Comme il s'agit de trois disciplines qui considèrent de quel­que façon le langage, c'est-à-dire de trois scientiae semwcinales, la plupart des intellectuels du·temps disaient que·LA science ration­nelle ou logique est la même chose que LA science sermocinale. En d'autres mots, pour ces gens, la science rationnelle ou sermocinale était comme une sorte de genre, sous lequel étaient rangées la dialectique (comprenant analytique et topique), la rhétorique, la poétique ET la grammaire. Un cas parmi tant d'autres d'identifica­tion de la philosophie rationnelle au sens large avec la science du langage, tiré d'une introduction à la logique très populaire à 1,, epoque:

56 Peri hermeneias, Lib. I, tract.l, cap.l, p.375B (Paris: Vivès, 1890).

57 Posteriora Analytica, Lib.1, tract.l, cap.l, p.2B (Paris: Vivès, 1890).

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Thomas d'Aquin, Aristote et la place des mots en logique

Since the soul is created without virtues or knowledge, it performs certain operations by means ofwhich it attains to the virtues, and thesearetheconcern ofethics; italso performsotheroperations by meansofwhich it attains to the knowledge, and these are the concern of the science of discourse (scientia semocinalis). This science has three parts: grammar, which teaches one how to speak correctly; rhetoric, which teachesonehowto speakelegantly; and logic, which teaches one how to speak truly. 58

Albert le Grand, qui pourtant dit que la logique est une science sermocinale - c'est-à-dire tout simplement une science qui étudie le langage de quelque façon-, combat59 cette identifica­tion simpliste, car alors la grammaire serait partie de la logique60. Autrement dit, on peut mettre ensemble logique au sens strict, rhétorique, poétique et grammaire en tant que toutes considèrent de quelque façon le langage. Mais il y a une nette démarcation entre les trois premières (qui forment la logique au sens large) et la grammaire, car si les vérités logique (au sens restreint), rhétorique et même poétique ont toutes à voir avec la vérité des choses, la vérité grammaticale n'a rien à voir avec elle. Thomas explique cela très bien dans son commentaire au traité De l'interprétation, lorsque vient le temps de déterminer si tous les types de phrase ou de discours sont d'intérêt logique (entendue au sens restreint). Aristote avait dit, après avoir défini la phrase énonciative:

Quant aux autres [phrases], on les laisse de côté: leur considération appartient plutôt àfa rhétorique-ou à lapoétique.61

Thomas commente ainsi:

58 William of Sherwood, Introduction to Logic, chap.l, n°l, traduction N. Kretzmann (Minneapolis, UniversityofMinnesotaPress, 1966).

59 Super Porphyrium De V universalibus, tract. l, cap.4, p.209, l.59- p.212, l.37, ed. Blarer (Teoresi 9 (1954), 177-242).

60 L . . de ' à d' ' Il a grammaire est une science praece ns, c est- - ire que e est un présupposé à l'étude de la logique, plutôt qu'une de ses parties. Voir Albert le Grand, Peri hermeneias, Lib.I, tract.2, cap. l. Il arrive malgré tout à cet auteur, dont on ne peut nier une certaine incohérence d'espression, d'adopter, dans des contextes où cela a peut-être moins d'importance, le vocabulaire communément admis et d'utiliser scientria rationalis comme équivalent de scientia sermocinalis. Voir par exemple Topica, Lib.I, tract.4, cap.2, p.278B (Paris: Vivès, 1890).

61 De l'interprétation,4, 17a5-7.

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Ensuite, lorsqu'il dit: Quant aux autres, on les laisse de côté, etc., il montre que c'est seulement de l'énonciative qu'il faut traiter.

Et il dit que les quatre autres espèces de phrase sont à laisser de côtépourcequi relève du présent propos, parce que leur considération appartient plutôt à la science rhétorique ou à la science poétique. Mais seule la phrase énonciative appartient à la présente considération.

La raison en est que la considération de ce livre est directement ordonnée à la science démonstrative, dans laquelle par raisonnement l'esprit de l'homme est amené [à adhérer] au vrai à partir de ce qui appartient à la chose, et que par conséquent le démonstateur n'utilise, pour atteindre sa fin, que de phrases énonciatives, qui signifient les choses suivant que la vérité sur ce qui leur appartient est dans l'âme. Mais l'orateur (rhetor) ou le poète amènent à adhérer à ce qu'ils soutiennent au moyen non seulement de ce qui est propre à la chose, mais aussi des dispositions de l'auditeur. C'est pourquoi les orateurs et les poètes s'efforcent le plus souvent de mouvoir leurs auditeurs en provoquant chez eux quelques passions, comme le dit le Philosophe dans sa Rhétorique. Et donc la considération des autres espèces de phrasesmentionnées,quiaen vue la mise en disposition de l'auditeur, tombe proprement, en raison de qu'elles signifient, sous la considéra­tion de la rhétorique ou de la poétique, alors qu'[elle relève] de la considération de la grammaire en tant qu'en elles on considère la constructioncorrectedessonsvocaux.62

C'est pour cette raison que la grammaire n'est pas mention­née dans le proème de son commentaire aux Seconds Analytiques63, et qu'elle n'est sans doute pas sous-entendue dans celui de son commentaire à !'Éthique. - - ·

Science des concepts, la logique est donc aussi, pour Thomas d'Aquin, science des mots.

Pourquoi 'in voce 'plutôt que 'in intellectu. '?

Puisqu'on peut dire en même temps, servata proportione, que la logique étudie les concepts que signifient les sons vocaux ou les

62 Expositio libri peryermenias, Lib. I, lect. 7, l.101-127 [Marietti: n° 87]. En passant, cette comparaison avec la considération grammaticale des discours prouve encore qu'on parle ici directement des discours vocaux et non conceptuels.

63 Expositio /ibri posteriorum, Lib.I, lect.l, 1.1-123 {Rome-Paris: Commission Léonine-Vrin, 1989) [Marietti: nn° 1-6].

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Thomas d'Aquin, Aristote et la place des mots en logique

sons vocaux qui signifient les concepts, et que chaque sujet d'étude de la logique - genre, définition, énonciation, syllogisme, etc. -est ou bien le concept, ou bien le son vocal qui le signifie, il reste à répondre à une question très importante: pourquoi, au moins dans le traité De l'interprétation, Aristote et son commentateur choisis­sent-ils de définir ces entités in voce plutôt que in intellectu? Si l'énonciation dans l'intelligence est la cause de l'énonciation en son vocal, si toutes les propriétés de l'énonciation vocale qui sont d'inté­rêt logique ne lui appartiennent qu'en tant que signe et effet de l'énonciation conceptuelle, pourquoi donc, en logique même, consi­dérer, analyser et définir directement l'énonciation vocale plutôt que sa cause?

Une autre question pourrait toutefois surgir, ici: pourquoi en faire un plat? La situation n'est-elle pas la même en toutes discipli­nes? Ainsi, le géomètre s'intéresse au triangle en général et aux propriétés qu'il possède en tant que tel, mais cela n'empêche pas que dans les faits, c'est-à-dire dans son étude et dans son enseignement, il considère directement des triangles particuliers et non pas LE triangle, et de même pour le zoologiste, qui cherche les propriétés de l'espèce canine uniquement à travers la considération de chiens singuliers. Mais parle-t-on alors de la même chose? L'énonciation vocale définie de manière universelle par le logicien se compare-t­elle à ce qu'elle signifie comme le chien singulier à la nature canine universelle? De toute façon;· le-logicien qui définit l'énonciation vocale universelle le fait aussi à panir de la considération d'énoncia­tions vocales singulières, et ne les mentionne pas dans sa définition. Même à supposer que cette analogie soit valable, on sait pourtant qu'Aristote et Thomas d'Aquin, après avoir montré que les mots et les phrases n'ont les propriétés étudiées qu'à titre d'effets et de signes de nos conceptions, insistent toujours pour rattacher ces pro­priétés, dans les définitions de la science, au son vocal, contraire­ment à ce qui passe en géométrie, par exemple, où tel triangle tracé au tableau n'entre aucunement dans la définition de l'espèce.

Je pense que ce choix, donc, peut s'expliquer par la conjonc­tion d'un certain nombre de raisons. L'une est que l'intention et ses propriétés sont absolument impossibles à observer directement.

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Même si l'intention a préséance sur le mot selon l'ordre de nature ou de causalité, en effet, le mot, de par sa nature sensible, lui est sans conteste antérieur selon l'ordre de la connaissance. En d'autres termes, c'est uniquement par l'observation des mots et des phrases qu'il emploie pour les signifier que l'homme peut découvrir, tant bien que mal, les propriétés des intentions.

Une autre raison, plus fondamentale, est que nous sommes incapables de passer du connu à l'inconnu et de connaître de manière claire et distincte sans nous servir en même temps des ima­ges des sons vocaux dans notre imagination, et c'est d'ailleurs pour­quoi les conceptions de l'intelligence, effets des choses, n'en sont des «signes» qu'en un sens dérivé:

L'effet sensible, venant à la connaissance de l'homme première­ment et de lui-même, conduit de lui-même à la connaissance d'autre chose, parcequetoutenotreconnaissance origine du sens. Or les effets intelligibles ne peuvent conduire à la connaissance d'un autre [effet intelligible] qu'en tant qu'ils ont été manifestés par autre chose, c'est-à­dire par certains [effets] sensibles. Et c'est pourquoi sont premièrement et principalement dits signes ceux qui s'offrent aux sens: ainsi, Augustin dit, au deuxième livre du traité De la doctrine chrétienne, qu'un signe est ce qui, en plus de l'espèce qu'il donne aux sens, nous fait connaître quelque chose d'autre. Or les effets intelligibles n'ont nature de signe qu'en tantqu'ilsontété [eux-mêmes] manifestés par certains signes.G:i

Or si la logique étudie les conceptions de l'intelligence précisément en tant que principes tle connaissance, on comprend mieux la peninence de les définir dans leurs incarnations vocales. Signalons un autre texte de Thomas d'Aquin, tiré cette fois du De veritate, où l'impossibilité de la connaissance humaine sans l'utilisation- interne ou externe, peu importe - des sons vocaux est affirmée en d'autres termes, mais tout aussi clairement:

Pour nous [c'est-à-dire pour nous les hommes, par opposition à Dieu] «dire» signifie non seulement la connaissance intellectuelle, mais la connaissance intellectuelle avec l'expression à partir de soi de quelque conception: nous ne pouvons connaître intellectuellement autrement qu'en exprimant une telle conception. Et donc pour nous

64 Summa theologiae, III, q.60, a.4, ad l (Turin: Marietti, 1952).

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toute connaissance intellectuelle est, à proprement parler, une action de dire.65

En joignant à tout cela l'intention de la logique - qui n'est pas la pure contemplation des intentions secondes, mais bien de fournir de manière très prochaine les instruments de la contempla­tion66 -, on comprend comment en parlant des effets linguistiques plutôt que des causes conceptuelles directement, la logique nous procure un principe de direction beaucoup plus prochain et qui, d'ailleurs, s'enseigne beaucoup plus facilement. Seul un être exceptionnel pourrait découvrir par lui-même ou apprendre d'un autre ce qu'est un syllogisme si aucune référence n'est faite à sa manifestation linguistique.

On retrouve d'ailleurs quelque chose d'un peu semblable en médecine, un art qui présente beaucoup de similitudes avec la logique. Il est à prime abord surprenant de voir comment, par exemple, les définitions des différentes maladies sont souvent des définitions des symptômes de ces maladies plutôt que des défini­tions des maladies elles-mêmes. Or la santé et la maladie, difficiles à observer directement, sont tout de même des qualités réelles d'êtres naturels, alors que les propriétés des choses en tant que connues, non seulement n'existent, pour Thomas d'Aquin, que dans la raison, mais sont des relations!

Considérations logique.et.grammaticale-des mots

Dire que la logique est en même temps science d'intentions et science de mots, n'est-ce pas transformer la logique en une super­grammaire? Comme le laisse entrevoir le texte de Thomas cité plus haut, il me semble que non: la considération iogique des sons vocaux significatifs est bien spéciale, et différente de celle de la grammaire. Toutefois, la séparation entre les deux n'est peut-être pas aussi facile à faire qu'on le pense souvent. Mais malgré son

65 Quaestiones disputatae de veritate, q.4, a.2, ad 5, 1.196-202.

66 Super Boetium De Trinitate, q.5, a.1, ad 2 (Rome-Paris: Commission Léonine­Cerf, 1992).

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manque d'intérêt évident pour ce problème67, Thomas d'Aquin nous offre dans son oeuvre cenains principes de cette division.

Ainsi, lors de la discussion d'un tout autre problème, l'Aqui­nate, toujours dans son commentaire au traité De l'interprétation, fait une distinction utile pour manifester la différence entre ces deux regards posées sur les mots et les phrases. Le contexte est le suivant: Aristote affirme que la vérité consiste dans la composition et dans la division. Son commentateur soulève une objection, et y répond:

Concernantcela, il semble toutefois y avoir un premier doute, parce que, comme la division se fait par résolution aux indivisibles simples, il semble que de même que dans les simples il n'y a pas de vérité ou de fausseté, de même il n'y en a pas non plus dans la division.

Mais il faut répondre que puisque les conceptions de l'intelligence sont des similitudes des choses, ces conceptions qui sont dans l'intelligence peuvent être considérées de deux façons: d'une première façon, en elles-mêmes; d'une deuxième façon, selon les natures68 des choses dont elles sont les similitudes. Ainsi, une image

d'Hercule est dite et est en elle-même un cuivre, alors qu'en tant qu'elle est une similitude d'Hercule elle est nommée un homme. De même également si nous considérons en elles-mêmes les choses qui sont dans l'intelligence, il y a toujours composition là où il y a vérité et fausseté, lesquelles ne se trouvent jamais dans l'intelligence si ce n'est par ceci que l'intelligence compare un concept simple à un autre. Mais si elle est rapportée à la réalité, parfois elle est dite composition, parfois elle est dite division: composition, quanâ 1'inte1ligence69 compare un

concept à un autre comme si elle appréhendait la conjonction ou l'identité des choses dont ils sont les conceptions; division, quand elle compare un concept à un autredetellemanièrequ'elle appréhende que les choses sont diverses. Et de cette façon aussi dans les sons vocaux l'affirmation est dite composition en tant que du côté de la réalité elle

67 Surtout par opposition à son maître, Albert le Grand, qui revient souvent sur ce problème, non seulement en termes généraux mais à l'occasion de l'étude d'entités logiques particulières. Son commentaire au traité De l'interprétation est particulièrement riche à cet égard, et il n'y a aucun doute dans mon esprit qu'une étude plus poussée de cette question profiterait grandement d'une considération sérieuse de ce dernier.

68 Je lis la variante rationesplutôtqueconsiderationes.

69 J'omets unus,conformémentàune tradition manuscrite.

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Thomas d'Aquin, Aristote et la place des mots en logique

signifie une conjonction, alors que la né~tion est dite division en tant qu'elle signifie une séparation des choses. 0

La distinction qui m'intéresse ici est celle de la double considération de la statue d'Hercule. Je ne pense pas qu'il faille appliquer ceci intégralement aux sons vocaux. Mais on peut au moins dire ceci: toute la considération logique des sons vocaux est tournée vers leur signification et les propriétés qu'ils possèdent en tant que représentations d'autres choses, alors que l'intérêt de la grammaire est centrée sur le signe lui-même. Pour reprendre l'exemple de la statue d'Hercule, le logicien est un peu comme celui qui la considère parce qu'il est à la recherche des propriétés d'Hercule; il dira donc de la statue des choses du genre: voici un bronze représentant un homme, un Grec qui a exécuté douze travaux, etc.; ou même, sans signaler qu'il s'agit d'une représenta­tion: c'est un héros, il est courageux, etc. Le discours du statuaire grammairien serait plutôt semblable au suivant: voici une oeuvre d'art faite au marteau, selon telle ou telle technique, etc. Le gram­mairien ne cherche donc pas dans les sons vocaux les propriétés du signifié: il les voit comme des produits de l'art, et entend mettre à jour ce qui en règle la construction. (Ce qui n'exclut pas la découverte par le grammairien des propriétés nécessaires de ces produits de l'art qui leur viennent des limites et des conditions des facultés inférieures qui concourent à leur réalisation, comme l'ima­gination.) Thomas ne dit pas autre chose • .il me semble, lorsqu'il dit que la logique considère la signification des mots71, la grammaire les modes de signifier72 ou la construction correcte des phrases73.

Concrètement, cette différence d'approche se manifeste très vite. Ainsi, les sons vocaux qui représentent un intérêt logique sont moins nombreux que ceux étudiés par la grammaire. Comme on l'a vu plus haut, le logicien n'étudie qu'un seul type de phrase: la phrase énonciative. De même, sur toutes les parties du discours ou

?O Expositio libri peryermenias, Lib. I, lect.3, l.51-78 [Marietti: n°26).

7l Expositio libri peryermenias, Lib. I, lect.2, 1.49-52 [Marietti: n°13). 72 Scriptum super libres sententiarum, I, d.9, q. l, a.2, sol. (Paris: Lethielleux, 1929). 73 Expositio libri peryermeneias, Lib.I, lect.7, 1. 125- 127 [Marietti: n°87].

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de la phrase que compte la langue, seulement deux, le nom et le verbe, sont étudiées dans le cadre de la deuxième opération, parce que seules parties nécessaires de la phrase simple qui dit le vrai et le faux74. Une autre conséquence est que les définitions des entités linguistiques diffèrent75. Le nom, par exemple, n'est pas défini en logique comme en grammaire; et le nom infini, un nom de plein droit pour le grammairien, n'en est pas un pour le logicien76. Et

ainsi de suite.

Conclusion Le problème de la considération des mots en logique, de son

importance et de ses conséquences concrètes dans les traités de logique n'est pas facile. Mon premier but, ici, était de montrer que, au moins dans le traité De l'interprétation, Aristote et son commen­tateur définissent directement et explicitement des sons vocaux, et non des concepts, comme toute une tradition thomiste postérieure à Thomas d'Aquin lui-même veut nous le faire croire. Également, j'ai tenté de montrer que cette considération, qui fait de la logique, à n'en pas douter, une certaine science des mots, ne contredit aucunement la détermination du sujet de la logique comme ordre entre les concepts, propriétés des concepts, etc.

D'autre part, si, dans leurs traités, Aristote et son disciple définissent des mots et des types de discours vocaux, et que ceux-ci sont des produits de la raison pratique, et donc des êtres contin­gents qui varient d'un peuple à l'autre, la question de l'universalité de la logique traditionnelle et du caractère nécessaire de son sujet se

pose. Je pense qu'on peut risquer une réponse à cela en ayant à

nouveau recours à l'analogie avec la statue d'Hercule. Imaginons en effet que plusieurs statuaires décident de faire une statue d'Hercule.

74 Expositio libri peryermenias, Lib. I, lect. l, l.97-117 [M: n°6].

75 Comme le dit Albert le Grand, Peri hermeneias, Lib.1, tract.2, cap.l, p.381A, face aux sons vocaux qu'il considère, le logicien ne reprend pas à son corn pte les définitions de la grammaire: il en crée de nouvelles, qui lui sont propres.

76 De l'interprétation,2, 16a30.

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Cela donnera inévitablement plusieurs statues, plus ou moins différentes les unes des autres. Or si chaque statue est un produit de la volonté, la chose que les statuaires cherchent à représenter est, du moins par rapport à eux, un pur donné. Face à toutes ces statues, l'homme qui cherche à connaître Hercule par leur intermédiaire doit départager, dans ces oeuvres contingentes, ce qui manifeste la nature donnée d'Hercule et ses propriétés de ce qui dépend de la volonté de chaque statuaire et des limites des facultés et instru­ments qui travaillent sous sa gouverne. On ne peut évidemment exclure, par ailleurs, qu'une statue manifeste mieux qu'une autre cette nature, ou pour le dire autrement, que la technique et les choix particuliers d'un statuaire rendent mieux compte d'Hercule et de ses propriétés que ceux de ses collègues. Le cas du son vocal significatif et de la considération qu'en fait le logicien n'est bien sûr pas identique - ne serait-ce que parce que la formation des langues est un mouvement beaucoup moins conscient -, mais on peut quand même voir une certaine ressemblance: oeuvres contingentes, les langues manifestent et les propriétés nécessaires des concepts et les particularités des peuples et des époques; le logicien cherche à identifier les premières, et se désintéresse, du moins en tant que tel, des secondes; on ne peut exclure, enfin, que certaines langues manifestent beaucoup mieux que d'autres le modus intelligendi universel.

Plus une langue semoule sur-l'intelligence, plus sa structure et ses formes correspondent à celles de la pensée, sans bien sûr qu'il y ait jamais parfaite adéquation. Les parties du discours que sont le nom et le verbe dans une langue indo-européenne recoupent en gros deux fonctions logiques de nos concepts, au point qu'Aristote s'est approprié les deux mots signifiant ces relations grammaticales pour désigner les relations logiques (toue en continuant, toutefois, de les attribuer aux sons vocaux). Mais signe d'une adéquation qui de­meure imparfaite: le nom et le verbe, en logique, ont des définitions différences de celles qu'ils ont en grammaire, et ils incluent le

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pronom et le verbe à l'infinitif, pour l'un, et le participe, pour l'autre77.

On peut aisément concevoir qu'il est des langues dans lesquelles ces deux fonctions logiques peuvent très difficilement être associées à - et nommées d'après - deux fonctions gramma­ticales bien délimitées, ou en tout cas à deux fonctions grammatica­les principales auxquelles d'autres pourraient être plus ou moins réduites. Cela ne remet pas en cause l'universalité de la logique d'Aristote, mais la valeur de ces langues comme instrument de philosophie: plus une langue est déficiente à ce point de vue, moins ses relations grammaticales évoquent celles des concepts. Il y a cer­tes du vrai dans ce que disent ceux qui contestent l'universalité de la logique d'Aristote: eût-il parlé une langue moins développée, moins apte à l'expression de la vérité et moins moulée sur l'intelligence, il n'aurait jamais pu jeter les bases de la logique.

77 Expositio libri peryermenias, Lib.I, lect.1 [Marietti: n°6].

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