Nom de plaisir: le nom. Aristote suivi par Thomas d'Aquin.

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12 mars 2014 04:46 - Plaisirs intellect - Collectif - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 187 / 309 - © PUF - Les Études philosophiques, n° 2/2014, pp. 187-200 NOM DE PLAISIR, LE NOM : ARISTOTE SUIVI PAR THOMAS D’AQUIN Les plaisirs corporels ont accaparé l’héritage du nom (onoma) de plaisir, parce que c’est vers eux que nous dirigeons le plus fréquemment notre course et qu’ils sont le partage de tout le monde ; et ainsi, du fait qu’ils sont les seuls qui nous soient familiers, nous croyons que ce sont les seuls qui existent. (Aristote, Éthique à Nicomaque VII, 14 1153b33-1154a1 ; trad. Tricot, 1959, passim ) Par un singulier hasard, que je ne m’explique pas, ou plutôt que je ne m’explique que trop bien, cet énoncé d’Aristote ne semble pas avoir été élu par ses commentateurs, anciens ou modernes, au rang des plus commentés. omas d’Aquin semble faire exception, puisqu’il y revient au moins deux fois et dans des contextes forts différents, mais nous y reviendrons en fin de parcours. Pourtant, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que par cette petite phrase, anodine apparemment, Aristote soutient qu’il est d’autres plaisirs que les plaisirs corporels. Si la chose pouvait sembler incongrue aux yeux des Grecs en général, tout comme elle pourrait bien l’être aux yeux de nombre de nos contemporains, elle n’avait pourtant pas de quoi effrayer les lecteurs de Platon 1 . Alors pourquoi cette « glissade » ? Les plaisirs de l’âme, ou plus proprement, nous le verrons, les « plaisirs intel- lectuels », seraient-ils à ce point impensables chez Aristote ? Des plaisirs de l’âme aux plaisirs intellectuels Aspasius, le seul des commentateurs authentiquement anciens dont les « sentences » nous soient parvenues sur ces lignes ne nous dit malheureu- sement rien de bien intéressant sur ce passage in EN…, 153, 1, 11-17, mais, de façon bien plus intéressante, il insère son commentaire entre deux argu- ments, l’un sur les plaisirs de l’âme, l’autre contre ceux qui persistent à penser que le plaisir n’est ni un bien ni un mal, argument que l’on peut ici négliger. C’est donc la façon même dont Aspasius insère son commentaire aux lignes 1153b33-1154a1 qui doit ici, en premier lieu, retenir l’attention. En effet, ce commentateur, s’efforçant de tirer la leçon des lignes précédentes, écrit alors, en substance, que « les plus beaux et les plus parfaits des plaisirs sont ceux de l’âme dans son autosuffisance quand elle se réjouit (chairêi) à contempler 1. Voyez ici même l’article de Charlotte Murgier.

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Les Études philosophiques, n° 2/2014, pp. 187-200

NOM DE PLAISIR, LE NOM : ARISTOTE SUIVI PAR THOMAS D’AQUIN

Les plaisirs corporels ont accaparé l’héritage du nom (onoma) de plaisir, parce que c’est vers eux que nous dirigeons le plus fréquemment notre course et qu’ils sont le partage de tout le monde ; et ainsi, du fait qu’ils sont les seuls qui nous soient familiers, nous croyons que ce sont les seuls qui existent. (Aristote, Éthique à Nicomaque VII, 14 1153b33-1154a1 ; trad. Tricot, 1959, passim )

Par un singulier hasard, que je ne m’explique pas, ou plutôt que je ne m’explique que trop bien, cet énoncé d’Aristote ne semble pas avoir été élu par ses commentateurs, anciens ou modernes, au rang des plus commentés. Thomas d’Aquin semble faire exception, puisqu’il y revient au moins deux fois et dans des contextes forts différents, mais nous y reviendrons en fin de parcours. Pourtant, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que par cette petite phrase, anodine apparemment, Aristote soutient qu’il est d’autres plaisirs que les plaisirs corporels. Si la chose pouvait sembler incongrue aux yeux des Grecs en général, tout comme elle pourrait bien l’être aux yeux de nombre de nos contemporains, elle n’avait pourtant pas de quoi effrayer les lecteurs de Platon1. Alors pourquoi cette « glissade » ? Les plaisirs de l’âme, ou plus proprement, nous le verrons, les « plaisirs intel-lectuels », seraient-ils à ce point impensables chez Aristote ?

Des plaisirs de l’âme aux plaisirs intellectuels

Aspasius, le seul des commentateurs authentiquement anciens dont les « sentences » nous soient parvenues sur ces lignes ne nous dit malheureu-sement rien de bien intéressant sur ce passage in EN…, 153, 1, 11-17, mais, de façon bien plus intéressante, il insère son commentaire entre deux argu-ments, l’un sur les plaisirs de l’âme, l’autre contre ceux qui persistent à penser que le plaisir n’est ni un bien ni un mal, argument que l’on peut ici négliger. C’est donc la façon même dont Aspasius insère son commentaire aux lignes 1153b33-1154a1 qui doit ici, en premier lieu, retenir l’attention. En effet, ce commentateur, s’efforçant de tirer la leçon des lignes précédentes, écrit alors, en substance, que « les plus beaux et les plus parfaits des plaisirs sont ceux de l’âme dans son autosuffisance quand elle se réjouit (chairêi) à contempler

1. Voyez ici même l’article de Charlotte Murgier.

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(theôrousa) les plus nobles et les plus divines des choses » (in EN…, 153, 1, 9-11), puis il introduit son commentaire inintéressant (ce n’est guère qu’une répétition des propos d’Aristote) par un bien plus intéressant « néanmoins (ὃμως) », comme s’il s’agissait là d’une concession à l’usage des mécréants incapables de mener une vie contemplative :

Néanmoins, ce sont seuls les plaisirs corporels qui ont accaparé le nom (onoma) de plaisir ; car ils semblent être les seuls tels et à être nommés plaisirs. La raison en est que la plupart les rencontre le plus souvent, quand ils se nourrissent chaque jour, qu’ils ont chaud ou froid, quelquefois aussi quand ils éprouvent le plus intense plai-sir, celui du sexe, et, bien plus, parce que tous les êtres humains partagent ces plaisirs, mais bien peu les plaisirs contemplatifs (theôrêtikai). Dès lors, puisque ces plaisirs sont connus (gnôrimoi) de tous, la grande majorité des êtres humains nomme (nomi-zousin) plaisirs ceux-là seuls (in EN…, 153, 1, 11-17, trad. personnelle).

On avouera aisément que Aspasius n’ajoute pas grand-chose. Autrement dit, malgré ce que nous venons de dire sur les « vrais » plaisirs, il n’en reste pas moins « néanmoins » que le bétail, si l’on ose ainsi s’exprimer, n’entend par plaisir que les plaisirs corporels. Voilà donc qui mérite d’être examiné d’un peu plus près car il n’est pas sûr que Aspasius fasse pleinement justice à Aristote en rabattant d’emblée les plus beaux plaisirs de l’âme sur ceux pro-curés par la vie contemplative (bios théôrêtikos). Si c’est indéniablement vrai dès lors que l’on songe aux plus beaux des plaisirs, sont-ce pourtant les seuls plaisirs non-corporels ? Rien n’est moins sûr.

Reprenons donc à partir de ce qui semble le plus naturel, qu’on se situe de prime abord chez Aristote ou que l’on suive le commentaire d’Aspasius : les plaisirs de l’âme doivent en premier lieu se distinguer des plaisirs du corps. C’est ce que fait explicitement Aristote quand il aborde l’étude de la sôphrosunê, moderatio ou temperantia, selon que l’on adopte l’une de ces deux traductions possibles2. Voyons cela :

Distinguons d’abord les plaisirs <hêdonai> de l’âme (psuchikai) et les plaisirs du corps (sômatikai), comme <en ce qui concerne l’âme> l’ambition (philotimia) et l’amour du savoir (philomatheia) ; en effet, dans chaque cas, on se réjouit de ce qu’on aime (chairei… philêtikos), sans que le corps en soit affecté, mais bien plutôt la pensée (dianoia). Mais ceux qui recherchent les plaisirs de l’ambition ou du savoir

2. J’ai, pour ma part, une préférence pour la traduction de sôphrosunê par « modération » en français-latin car cela laisse libre le terme de « tempérance » pour traduire l’enkrateia évi-tant ainsi de recourir au fort vilain « continence » ou à son contraire « incontinence » pour l’akrasia, termes qui, en français, n’évoquent plus du tout la même chose… Qu’il me soit ici permis de rappeler, une nouvelle fois, comment Cicéron, grand passeur devant l’Éternel et que l’on peut donc tenir pour le « responsable » de ces traductions, tâchait de s’en sortir : « […] l’homme tempérant… celui qu’on appelle en grec sôphrôn et dont la vertu se dit sôphro-sunê, que j’appelle en général tantôt temperantia, tantôt moderatio et parfois aussi modestia ; il serait peut-être correct de l’appeler probité (frugalitas)… son caractère propre paraît être de gouverner et d’apaiser les mouvements du désir dans l’âme et, en s’opposant à la passion, de conserver en toute chose un accord bien régulier avec soi-même… » (Tusculanes, III, 16-18 ; trad. Humbert, 1931).

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ne sont appelés ni modérés, ni déréglés, et il en est de même pour tous ceux qui se livrent aux plaisirs non corporels : ceux qui se plaisent à raconter ou à entendre des fables (philomuthous kai diêgêtikous) et qui passent leurs journées à musarder ça et là sont des bavards mais nous ne les appelons pas des gens déréglés (akolas-tous), pas plus d’ailleurs que ceux qui ont des ennuis d’argent ou des peines de cœur (EN, III 13, 117b28-1118a1 ; trad. Tricot modifiée)

L’argument pourra, en un premier temps surprendre, mais il n’a rien de bien étonnant dès qu’on le replace dans la stratégie qui est alors celle du Stagitite : Aristote vient d’en finir avec l’étude du courage (andreia) et en vient main-tenant à l’analyse de la sôphrosunê, lesquelles vertus constituent, avec la vertu de justice (dikaiosunê), les trois principales vertus du caractère, ou vertus « morales » comme on les appelle bien souvent. Ces vertus se distinguent des deux principales vertus « intellectuelles », la sophia et la phronêsis, mais, avec la phronêsis, elles forment ce qu’il est convenu d’appeler les quatre vertus « cardinales », dont il faut remarquer au passage que Aristote brise en quelque sorte l’unité puisqu’il les répartit dans deux catégories fort diffé-rentes de vertus. Tout cela est bien connu et je n’entend pas y insister davan-tage3. Il est tout aussi connu qu’en ces trois chapitres relatifs à la sôphrosunê, Aristote va chercher à réduire le champ de cette si essentielle vertu4 aux plai-sirs du corps, plus proprement au goût et au toucher, puis in fine, au seul toucher. Il lui fallait donc impérativement, afin d’asseoir son propos, d’une part distinguer les plaisirs issus de la vue5, de l’ouïe et de l’odorat, mais aussi ceux issus de l’âme par opposition au corps. On peut certes regretter que Aristote ait préféré commencer par la distinction entre les plaisirs de l’âme et les plaisirs du corps. On pourra aussi regretter que ses exemples puissent sembler faibles et, plus encore, son mode d’argumentation en « on ne dit pas que… ». Mais ce serait oublier que dans ses traités d’Éthique, Aristote use fréquemment, voire abuse (si l’on fait partie de ses détracteurs), de ce type d’arguments. Il s’agit tout simplement de se référer à ce que les Grecs disent

3. Afin de faciliter les choses au lecteur, qu’il me soit permis de rappeler que cette étude de la sôphrosunê occupe les chapitre XIII-15 du Livre III dans l’édition de Susemihl (1912, revue par Appelt, et suivie par Tricot), mais les chapitres X-12 du même livre III dans l’édi-tion Bywater (1894). Voilà qui explique que, dès lors que les différents traducteurs optent pour une numérotation des chapitres (laquelle n’est pas d’Aristote), il devient quasiment tout naturel que les traducteurs anglo-américains adoptent la numérotation de Bywater, tandis que les traducteurs français, allemands, voire italiens, suivent généralement la numérotation de Susemihl.

4. Il ne serait pas exagéré de dire que c’est la vertu fondamentale de l’éthique aristo-télicienne dès lors que toutes nos actions sont gouvernées par la recherche du plaisir et l’évi-tement de la peine. Bref, vertu bien plus fondamentale que le courage et la justice et au moins aussi importante que la phronêsis puisque celle-ci ne saurait exister sans celle-là. Voir en ce sens le fameux jeu de mots de EN VI, 5, 1140b12 au sujet de la sôphrosunê : ὡς σῴζουσαν τὴν φρόνησιν, « comme si elle préservait la prudence ».

5. Nous savons tous que la vue est, en quelque sorte, le sens du savoir chez tous les Grecs. Notez cependant qu’à suivre Aristote « on ne pèche pas par les yeux ». Point donc ici ce « concupiscence » à la mode de Bossuet, ni de « cachez ce sein que je ne saurais voir ». Mais au contraire un goût prononcé pour la curiosité et l’étonnement.

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le plus souvent pour valider ou invalider telle ou telle thèse aux yeux de ses contemporains, ce qui, très certainement, nous échappe aujourd’hui à nous autres modernes. Une fois cela admis, l’argument peut reprendre tout son sens : même s’il n’est pas à la place que nous aurions pu préférer, il dit bien ce qui est à dire, à savoir que ceux qui prennent leur plaisirs dans les plaisirs de la pensée ne sauraient être qualifiés d’immodérés6, même s’ils le font dans les babillages ou dans le plaisir de partager des potins. En d’autres mots, on ne saurait « taxer » les « people » d’immodérés, fussent-ils les futurs convives des banquets d’Athénée… On ne le saurait pas plus au sujet des « rats de biblio-thèque ». Bref, tous ceux-là partagent les plaisirs que peut procurer la dianoia en devisant, voire papotant, ou en allant descendre dans les réserves de je ne sais quelle bibliothèque, voire, plus simplement, en « contemplant » des planches anatomiques… Pourquoi donc ne pas « nommer » ces plaisirs-là « intellectuels » puisque ce sont ceux de la pensée ou du raisonnement?

Des plaisirs intellectuels à proprement parler

Commençons par un passage qui, en un premier temps, pourrait bien sembler donner raison à Aspasius :

Pour chacun des sens il y a un plaisir (hêdonê) qui lui correspond, et il en est de même pour la pensée discursive (dianoian) et la contemplation (theôrian), et leur activité la plus parfaite (teleiotatê) est la plus agréable (hêdistê), l’activité la plus par-faite étant celle de l’organe7 qui se trouve en bonne disposition par rapport au plus excellent des objets tombant sous le sens en question ; et le plaisir est l’achèvement de l’acte. (EN X, 4, 1174b20-23)

On ignorera ici la doctrine bien connue du plaisir comme « achèvement de l’acte », qui n’est nullement l’objet de cette étude, afin de nous concentrer sur ce qu’il en est des plaisirs intellectuels. La première chose à faire remar-quer au « bétail » est que Aristote n’hésite nullement à parler de plaisirs au sujet de la dianoia et de la theôria. Ce qui doit être définitivement engrangé. Cependant, voilà qui pourrait donner raison à Aspasius puisque ces plaisirs semblent ici identifiés à l’activité « la plus parfaite » et « la plus excellente », sous-entendez : l’activité « contemplative ». Argument que l’on pourrait encore renforcer en songeant au fait que Aristote développe ici un argument au sujet du « meilleur » (kalliston) destiné à montrer que ce que fait l’agent en vue du meilleur est le meilleur. Mais ce serait lire un peu court ! Il n’est, en effet, nullement certain, et ce serait même plutôt l’inverse, qu’en ce passage

6. Tout compte fait, quitte à trahir le mot akolastos, « non émondé » au sens propre, d’où le possible « débauché » ou « déréglé », je ne déteste pas l’« immodéré » par rapport au « modéré ».

7. J’avoue ne pas arriver à m’expliquer cette « glose » de Tricot, d’autant plus que l’on sait bien que la « pensée » n’a pas d’organe ! Qu’il suffise sur ce point.

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Aristote identifie la dianoia et la theôria8, d’où il résulte que nous devons encore nous interroger sur le statut des plaisirs de la dianoia.

Lisons, en ce sens, ce passage :

De même que les activités (energeiai) sont différen es, aini en est-il des plaisrs. En outre, la vue l’emporte sur le toucher en pureté, et l’ouïe et l’odorat sur le goût ; il y a dès lors une difféence de même nature entre les plaisirs correspondants ; et les plaisirs de la pensée (peri tên dianoian) sont supérieurs aux plaisirs sensibles, et dans chacun de ces deux groupes il y a des plaisirs qui l’emportent sur d’autres (EN. X, 5, 1175b36-116a4)

À la hiérarchie des sens correspond donc celle de leurs plaisirs respectifs et il en va de même en ce qui concerne la pensée (dianoia) et les autres sens pris globalement : les plaisirs de la pensée sont supérieurs aux plaisirs des sens. Constatons donc, une nouvelle fois, que Aristote n’hésite pas à parler des plaisirs de la dianoia. Il faut ici toutefois surtout remarquer le dernier membre de la phrase précitée : « Dans chacun de ces deux groupes (les plai-sirs de sens et les plaisirs de la pensée), il y a des plaisirs qui l’emportent sur d’autres. » Autrement dit, de même que les plaisirs de la vue sont plus purs que ceux du toucher ou ceux de l’ouïe et de l’odorat par rapport au goût, de même doit-il en être au sen des plais rs de la pensée, qu’on ne saurait donc identifir d’emblée aux seuls plaisirs théorétiques, même si nous savons bien que ce sont là les plus hauts des plaisirs intellectuels puisqu’ils s’apparentent au plaisirs pris par leDieu dans son activité de contemplation (theôria). Dans un argument relatif à la différence spécifique entre les plaisirs (tôi eidei dia-pherein, EN X, 4, 1175a21-22), Aristote soutient en effet non seulement que « les activités de la pensée diffèrent spécifiquement de celles des activités sensibles » mais aussi que « toutes ces activités diffèrent à leur tour spéci-fiquement entre elles » (1175a26-28). Afin de mieux se faire comprendre, Aristote poursuit en écrivant ceci :

Cette différence entre les plaisirs peut encore être rendue manifeste au moyen de l’indissoluble union existant entre chacun des plaisirs et l’activité qu’il complète. Une activité est, en effet, acc ue (sun uxei) par le plaisir qui lui est approprié (oikeia hêdonê), car dans tous les domaines on agit avec plus de discernement et de précision quand on exerce son activité aec plaisir : ainsi ceux qui aiment (chairontes) la géomé-trie deviennent meilleurs géomètres et comprennent mieux les diverses propositions qui s’y rapportent ; et de même ce sont les passionnés de musique (philomousoi), d’architecture (philoikodomoi) et autres arts qui font des progrès dans leur tâche propre, parce qu’ils y truvent leur plaisir (chairontes). (EN X, 5, 1175a29-b1)

L’argument est remarquable car, outre qu’il porte sur des âctivités qui n’ont rien de articulièrement « contemplatives », il dit en quelque sorte tout ce qu’il y a à dire sur les plaisirs intellectuels : on fait bien mieux ce que l’on fait

8. Ligne 1174b21, le καὶ… καὶ d’Aristote indiquerait bien plutôt le contraire en grec.

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en prenant plaisir à le faire. Si donc « rien ne s’acquiert sans pénible effort9 », il n’en va plus de même de la joie une fois la chose acquise : le plaisir nous fera persévérer dans notre être et nous nous en réjouirons (chairomen)10. En ce sens, le plaisir parachève donc bien l’acte et c’est encore plus vrai pour les plaisirs de la pensée que pour les plaisirs sensibles puisqu’ils leur sont très nettement supérieurs. C’est donc de joie (charis) qu’il y a lieu de parler au sujet des plaisirs intellectuels, comme dans la pratique de la géométrie, de la musique ou de l’architecture. Voilà qui entraîne un singulier phénomène, bien connu des amateurs d’art u des passionnés en tout genre, s r lequel Aristote entend encore s’appuyer afin de parfaire ses propos :

Une autre confirmation plus claire encore peut être tirée du fait que les plai-sirs provenant d’autres activités constituent une gêne pour les activités en jeu : par exemple, les amateurs de chalumeau (aulos)11 sont incapables d’appliquer leur esprit à une argumentation (logos) dès qu’ils entendent un joueur de chalumeau, car ils se plaisent davantage (mallon chairontes) à l’art du chalumeau qu’à l’activité où ils sont présentement engagés : ainsi, le plaisir causé par le son du chalumeau détruit (phtheirei) l’activité se rapportant à la discussion en cours. (EN X, 5, 1175b1-6)

Qui n’a jamais éprouvé cela ? Admettons, par exemple, que vous participiez à un colloque de philosophie ancienne sur la Génération des animaux d’Aristote et que vous soyez par ailleurs un fervent admirateur de John Coltrane, or voilà que dans une salle non loin de là un saxophoniste entame Naima, que feriez-vous ? Vous tendriez l’oreille bien sûr ! Ce faisant, vous aurez très cer-tainement manqué l’un des arguments du conférencier… Certes, Aristote ne dit pas exactement cela puisque, d ns son exemple, l’amateur de chalumeau

9. Voir Aristote, Politiques VIII, 5, 1339a29-30 : μετὰ λύπης γὰρ ἡ μάθησις.10. Il faut reconnaître que la traduction de Tricot est ici un peu « plate ». Χαίρω signifie

bien plus proprement « se réjouir, éprouver de la joie, χάρις ». Bodéüs (2004) ne s’y est pas trompé en recourant au terme « joie ». On notera aussi que dans son célèbre passage des Parties des animaux (I, 5, 645a1-23), exhortant ses lecteurs à pratiquer les sciences de la nature et plus particulièrement la zoologie, Aristote utilise ce même verbe pour prédire bien de la joie à qui se livrera à ces études.

11. L’ancien clarinettiste que je suis se refuse définitivement à traduire ou reproduire toute traduction que ce soit de aulos par « flûte », terme qui pour la grande majorité de nos contemporains renvoie soit à la flûte à bec, soit à la flûte traversière. Or l’aulos était un ins-trument à anche, plus précisément à double anche, que cette double anche soit telle celle que nous connaissons aujourd’hui avec les hautbois, cors anglais et autres bassons, ou, bien plus probablement, les deux anches que l’auliste pinçait entre ses lèvres puisque l’aulos était un instrument composé de deux chalumeaux, chacun muni d’une anche. Si donc « hautbois » est certes meilleur que « flûte », le mieux, si l’on veut absolument traduire aulos, est sans nul doute « chalumeau » (calamus) puisque tel est le terme générique désignant les instruments à double anche, or en sain aristotélisme il n’est pas interdit de se servir du terme générique pour désigner une espèce plus particulière, l’inverse ne pouvant être vrai. Qu’il me soit permis d’ajouter qu’en raison des contorsions de la face que devaient impliquer le jeu de l’aulos, on comprend aisément l’allusion faite par Aristote à Athéna et au mythe de Marsyas en Politiques, VIII 6, 1341b2-8. On comprend de même qu’il ne soit pas souhaitable que l’homme libre pratique lui-même cet instrument : il doit savoir l’apprécier en tant que « homme cultivé ». Enfin, qui voudra en savoir rapidement plus sur les chalumeaux et l’aulos pourra toujours consulter le site http://www.musicologie.org/sites/c/chalumeaux.html.

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se plaît davantage à l’art du chalumeau qu’aux plaisirs qui peuvent provenir d’une argumentation, or nous sommes en droit de supposer que les parti-cipants d’un colloque prisent avant tout l’art de l’argumentation, à un point tel qu’ils peuvent être gênés par le défilé de je ne sais quelle rade venant perturber leurs réflexions… Quoi qu’il en soit, il est manifeste que Aristote entend s’appuyer sur ce qui lui semble « plus clair encore » que ce qu’il vient e dire u sujet de la joie éprouvée par le géomètre s’exerçant à la géométrie, savoir qu’un plaisir intense peut en chasser un autre. C’est pourquoi il y revient encore dans ce qui suit en insistant alors sur ce que l’on pourrait nommer le « conflit des plaisirs » :

Le même phénomène s’observe aussi dans tous les cas où on exerce son acti-vité sur deux objets en même temps : l’activité plus agréable chasse l’autre, et cela d’autant plus qu’elle l’emporte davantage sous le rapport du plaisir, au point d’ame-ner la cessation complète de l’autre activité. C’est pourquoi, lorsque nous éprouvons un plaisir à une occupation quelconque, nous pouvons difficilement nous livrer à une autre ; et, d’autre part, nous nous tournons vers une autre occupation quand l’occupation présente ne nous plaît que médiocrement : par exemple, ceux qui au théâtre mangent des sucreries le font surtout quand les acteurs sont mauvais. (EN X, 5, 1175b6-13)

La conclusion est assez cocasse : des plaisirs sensibles viennent supplanter des plaisirs intellectuels quand ceux-ci ne sont pas assez intenses, bien qu’ils soient « ontologiquement » supérieurs à ceux-là. Qui ne s’est, en effet, agacé du bruit dû au déballement d’une confiserie « surtout quand la musique est bonne » ! Qui ne s’est, non plus, agacé des éventuels effets acoustiques dans ses propres oreilles de la mandibulation de ces confiseries par son voisin ou sa voisine, et ce, que le spectacle soit bon ou non ! Je ne sais pas ce qu’aurait pensé Aristote des pop-corn movies destinés aux teen-agers, mais il semble bien que le plaisir de déguster des sucreries au cinéma « rehausse » (sunauxei !) le plaisir pris à la vision de ce genre de films, de teneur certes moins « intellectuel » que les tragédies ou comédies anciennes… Toujours est-il que cette conclusion pour le moins cocasse, qui en dit long, au passage, « anthropoliquement parlant », vient comme couronner, par un fait d’évidence (du moins pour Aristote), un argument destiné à montrer que les plaisirs peuvent entrer en conflit12 et qu’on ne saurait donc partager deux plaisirs intenses en même temps : l’un prendra nécessairement le pas sur l’autre, jusqu’à le tuer. Si l’on rap - porte cet argument à celui selon lequel on fait toujours mieux ce que l’on préfère, voilà qui revient à dire qu’on ne saurait bien accomplir deux tâches en même temps par plaisir. Il reste vrai qu’on peut le faire par mortification, mais tel n’est pas le point d’Aristote qui, au vu de ce que nous avons vu pré-cédemment, ne considère pas la mortification comme un plaisir (et encore moins un devoir) tout particulièrement au sujet des plaisirs intellectuels.

12. Voir, par exemple, DA III, 10, 433b5-10.

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Pour le dire plus simplement, en un langage volontiers familier, il s’agit de « prendre son pied », pas de s’autoflageller. Que Dieu y retrouve les siens !

Des plaisirs intellectuels aux plaisirs spirituels : d’Aristote à Thomas d’Aquin ?

Le thème a déjà été abordé, il s’agit maintenant d’y venir. Soit la conjonc-tion entre Métaphysique Λ, 7, et Éthique à Nicomaque X, 7-8. Le thème est bien connu – pour cela-même méconnu ? – et je m’en voudrais presque de devoir y revenir. Il faut néanmoins relever une nouvelle fois que, quoi que l’on puisse penser de l’exhortation à mener une « vie contemplative » (bios theorêtikos) dans ces deux chapitres de l’Éthique à Nicomaque, Aristote l’affirme cependant on ne peut plus clairement13. L’enjeu est, en effet, pour nous autres humains, d’assumer l’étincelle du divin en nous afin de par-venir à de rares moments de grâce, grâce dont jouit perpétuellement le Dieu. Voyez en ce sens ces deux passages plus que rabâchés :

Et ce principe (= Dieu) est une vie, comparable à la plus parfaite qu’il nous soit donné, à nous, de vivre pour un bref moment (mikron chronon). Il est toujours, en effet, lui, cette vie-là (ce qui, pour nous, est impossible), puisque son acte est aussi jouissance (hêdônê). (Méta. Λ, 7, 1072b14-16 ; trad. Tricot, 1974)14

Si donc cet état de joie que nous ne possédons qu’à certains moments, DIEU l’a toujours, cela est admirable (thaumasion) ; et s’il l’a plus grand (mallon), cela est plus admirable (thaumasiôteron) encore. Or c’est ainsi qu’il l’a. (Méta. Λ, 7, 1072b 24-26)

La traduction ici donnée du second passage précité15 ne doit pas abuser : il n’est, dans le texte grec, nullement question de joie (charis), encore moins de « béatitudes », mais du nous, « intelligence » ou « intellect » selon les deux plus usuelles traductions reçues de ce terme, de theôria et des plus hauts plaisirs possibles (hêdiston kai ariston)16. Voilà qui doit maintenant être rapporté au « choix » de la « vie contemplative » par nous autres humains.

13. Le trop facile argument consistant à se débarrasser de ces chapitres en les renvoyant à une œuvre de jeunesse d’Aristote, en l’occurrence, le Protreptique, est décidément à rejeter : cet argument, absolument indémontrable et qui ne relève que de projections est définiti-vement de la plus grande faiblesse. Voir dans la littérature encore à peu près récente, pour les pro, Nussbaum (1986) et pour les anti Cooper (1975 ; 1987) et Labarrière (2003).

14. Il faut ici remarquer que Tricot, à qui je reprochais précédemment de jouer « petit-bras » quand il s’agissait de traduire chairô, force ici peut-être la traduction de hêdonê. Mais, sans doute, était-il alors influencé par ses lectures de Thomas d’Aquin. Nous le verrons bientôt…

15. Pierre Aubenque m’avait une fois confié : « Nous avons tous appris à lire Aristote dans Tricot. » On comprendra donc aisément que je n’entende nullement ici polémiquer.

16. Pour les happy few, voici le texte grec de ce passage et de ses quelques lignes précé-dentes : τὸ γὰρ δεκτικὸν τοῦ νοητοῦ καὶ τῆς οὐσίας νοῦς, ἐνεργεῖ δὲ ἔχων, ὥστ’ ἐκείνου μᾶλλον τοῦτο ὃ δοκεῖ ὁ νοῦς θεῖον ἔχειν, καὶ ἡ θεωρία τὸ ἥδιστον καὶ ἄριστον. εἰ οὖν οὕτως εὖ ἔχει, ὡς ἡμεῖς ποτέ, ὁ θεὸς ἀεί, θαυμαστόν· εἰ δὲ μᾶλλον, ἔτι θαυμασιώτερον. ἔχει δὲ ὧδε.

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195 Nom de plaisir, le nom : Aristote suivi par Thomas d’Aquin

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Que nous dit, en effet, Aristote en ces deux chapitres cruciaux de l’Éthique à Nicomaque ? Tout simplement ceci : puisque le bonheur (eudaimonia) est une activité, que cette activité doit être conforme à la vertu et que l’activité de ce qui est le meilleur en nous sera supérieure à toutes les autres et la mieux à même de nous procurer le bonheur, alors il en résulte que cette activité sera conforme à la plus haute des vertus, comprenez la sophia, et sera donc la vertu ou l’activité de ce qu’il y a de meilleur ou de plus haut en nous (kra-tiston), soit celles du nous, « intellect ». Cette activité sera donc « théorétique

17 ». Aristote commence par établir cela à l’aide de huit arguments, si l’on suit le numérotage de Tricot dans les notes relatives à sa traduction de l’Éthique à Nicomaque X, 7. Le troisième doit en premier lieu retenir noter attention :

Nous pensons encore que du plaisir (hêdonên) doit être mélangé (paramemich-thai) au bonheur ; or l’activité selon la sagesse est, tout le monde le reconnaît, la plus plaisante (hêdistê) des activités conformes à la vertu ; de toute façon, on admet que la philosophie renferme de merveilleux plaisirs (taumastas hêdonas) sous le rapport de la pureté et de la stabilité, et il est normal que la joie (hêdiô) de connaître soit une occupation plus agréable que la poursuite du savoir. (EN X, 7, 1177a22-27)

Aristote « mêle » ici ce que nous avons déjà rencontré, la pureté et la stabilité, les plaisirs procurés par la pratique de la philosophie, avec ce qu’il entend maintenant établir et qui est, du moins me semble-t-il, souvent mal compris. La vie théorétique ou « vie de l’esprit » plutôt que, malgré l’usage, « vie contemplative », n’est, en effet, pas à proprement parler une vie d’études, si l’on entend par là l’apprentissage ou la recherche du savoir ou d’une science, mais bien plutôt, comme le dit explicitement le plaisir pris à son savoir et, comme il en était pour le géomètre ou l’architecte, la persévérance dans son être de sage ou de savant. Voilà qui explique les arguments n° 4 et n° 6 d’Aristote, le premier portant sur l’autosuffisance de la vie théorétique et le second sur le fait que le bonheur consiste dans le loisir (scholê). Le premier de ces arguments soutient que, contrairement à l’exercice des vertus pratiques, lesquelles impliquent nécessairement autrui, l’exercice de la vie théorétique n’implique nullement cette présence, car, même si l’on peut considérer qu’il peut être préférable de mener cette vie avec des « collaborateurs » (sunergous, 1177a34), la vie contemplative ne demande rien d’autre au sage heureux que d’être un sage heureux qui se plaît à mener la vie qu’il mène et qui s’y plaît d’autant plus qu’il la mène le plus possible, ce qui est son « loisir ».

Où l’on retrouve, somme toute, le point d’où nous sommes partis, Aspasius écrivant : « les plus beaux et les plus parfaits des plaisirs sont ceux de l’âme dans son autosuffisance quand elle se réjouit (chairêi) à contempler (theôrousa) les plus nobles et les plus divines des choses » (in EN…, 153, 1, 9-11). Il ne fait, en effet, guère de doute que telle était bien la position

17. Je n’entends pas ici revenir sur l’éventuelle réserve que formulerait Aristote au début du chapitre VII de l’EN ͅͅΧ, en 1177a12-18 et je me borne ici à renvoyer à Labarrière (2003, p. 86-90).

196 Jean-Louis Labarrière

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d’Aristote. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de rejeter, comme « tout rhéto-rique », l’argument relevant de l’exhortation à chercher, pour l’homme, à s’immortaliser autant qu’il lui est possible de le faire18 tant cet argument suit logiquement du fait que si le nous est cette parcelle divine en nous autres humains – et pourquoi donc Aristote devrait-il nier cela ? – alors vivre la vie du nous sera vivre le plus possible la vie du divin. Pour qui en douterait encore, ajoutons que Aristote y revient à la fin du chapitre VIII de ce même livre, chapitre destiné à montrer que la « vie active » ne procure le bonheur qu’en « second lieu » (deuterôs, 1178a9), lorsqu’il écrit :

L’activité de Dieu, qui en félicité (makariotês) surpasse toutes les autres, ne sau-rait être que théorétique. Et par suite, de toutes les activités humaines, celle qui est la plus apparentée à l’activité divine sera aussi la plus grande source de bonheur (eudaimonikôtatê) […] Le bonheur est donc coextensif à la contemplation (theôria), et plus on possède la faculté de contempler (to theorein), plus aussi on sera heureux. (EN X, 8, 1178b21 23 et b28-30)

Les choses ne sauraient être plus claires : les « plaisirs spirituels », soit ceux du seul nous, sont les plus beaux et les plus agréables des « plaisirs intellectuels », qui sont ceux de la dianoia, de la réflexion, ou du nous, de la pensée au sens large. On comprend donc aisément que Thomas d’Aquin, même s’il ne pen-sait pas que l’homme puisse atteindre le bonheur (beatitudo) de son vivant sur terre, ait « le plus possible » cherché à tirer profit de ces développements d’Aristote, y compris et peut-être surtout dans son grand-œuvre, la Somme Théologique. En effet, que Thomas d’Aquin s’arrête sur la phrase que nous étudions ici depuis le début, à savoir que les plaisirs corporels se sont acca-parés le nom de plaisir, dans son Commentaire à l’Éthique à Nicomaque, il n’y a là rien de bien étonnant, même s’il y a lieu de remarquer qu’il y porte une attention toute particulière, mais qu’il l’utilise comme un pivôt de son argu-mentation dans son traité du bonheur au sein la Somme Théologique, voilà qui doit retenir l’attention et ce d’autant plus qu’il traduit différemment le nom de plaisir dans ces deux traités. Voyons donc cela en premier lieu :

Respondeo dicendum quod, quia « delectationes corporales pluribus notae sunt, assumpterunt sibi nome voluptatum », ut dicitur VII Ethicorum, cum tamen sint aliae delectationes potiores. In quibus tamen beatitudo principaliter non consistit. (ST I-II, Q 2, art 6 ; ital. de ma part)

Il faut remarquer que « si les délectations corporelles ont accaparé pour ainsi dire le nom de voluptés », c’est, comme l’observe Aristote, « parce qu’elles sont à la portée du plus grand nombre », alors que d’autres délectations sont pourtant bien supérieures. Mais en celles-ci non plus, on ne saurait faire consister principalement la béatitude. (trad. Roguet 1984 ; ital. de ma part)

18. Voir EN X, 7, 1177a33. C’est le septième argument de cette section si l’on suit la numérotation de Tricot.

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197 Nom de plaisir, le nom : Aristote suivi par Thomas d’Aquin

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Deinde cum dicit : sed et assumpterunt etc., assignat rationem, quare aliqui opi-nati sunt delectationem non esse bonum aut optimum Et dicit, quod ratio huius est, quia corporales delectationes assumpserunt sibi, quasi hereditarie nomen delectationis propter hoc, quod frequentius inclimatur in ipsa, utpote adiuntas necessariis et quia omnes partiipant ipsas, utpote sensibiles et omnibus notas. (Sententia Ethic., lib. 7 l. 13 n. 15 ; italiques de ma part)

Ensuite [EN VII, 14, 1153b33], il donne la raison pour laquelle certains ont pensé que le plaisir n’est pas un bien, ni le meilleur bien. Il dit que la raison en est que les plaisirs corporels ont pris pour eux, comme en héritage, le nom de plaisir en raison du fait que c’est à eux, le plus fréquemment, que nous sommes inclinés, étant donné qu’ils sont adjoints aux nécessités de la vie et que tous y participent, puisque sensibles et connus de tous. (trad. Pelletier 1999 ; ital. de ma part)

La première chose à remarquer est que, alors même que Thomas d’Aquin se réfère au même énoncé d’Aristote suivant lequel les plaisirs corporels se sont comme seuls arrogés le nomen « hêdonê », il utilise deux termes latins dif-férents pour rendre le hêdonê d’Aristote : voluptas dans la Somme Théologique mais delectatio dans son Commentaire de l’Éthique à Nicomaque. Un rapide examen de l’usage de ces deux termes dans son Commentaire pourrait nous en donner une première raison : l’usage de voluptas semble cantonné aux leçons sur le Livre I de l’Éthique à Nicomaque, tandis que, partout ailleurs, c’est delectatio qui prévaut quand il s’agit de désigner le plaisir proprement dit, voluptas se trouvant le plus souvent alors associé à son contraire tristitia. On peut en prendre pour preuve deux des remarques de la leçon 3 sur l’EN II, 2 : dans la note 4 relative à l’engendrement et à la corruption de la vertu (1109b9), notre bon Docteur rend respectivement hêdonê et lupê par voluptas et tristitia, tandis que dans sa note 10, lorsqu’il s’agit de parler du plaisir en général, lequel nous est commun avec les animaux (1104b34-35), il rend alors hêdonê par delectatio19. Le plus sage est certainement de penser que, dans la Somme, le Docteur Angélique n’avait guère de raisons de s’em-barrasser de questions techniques (qu’il faudrait pouvoir préciser au sujet de son Commentaire à l’EN) et n’hésite nullement à recourir à cette adéquation : hêdonê = voluptas, même si cela implique que la voluptas puisse comprendre des plaisirs autres que corporels. Là n’est d’ailleurs pas le problème prin-cipal, sauf pour ceux qui se rangeraient d’emblée dans la « masse ». Voyez, en ce sens, ce fort énoncé du cher Tullius, auteur qu’aime bien souvent citer Thomas, et que les ignorantins20 se devraient de méditer :

Il est impossible de trouver aucun terme qui, mieux que voluptas, dise en latin identiquement ce que dit le grec hêdonê. Sous ce terme tout ce qu’il y a de gens au monde sachant le latin mettent deux choses, un sentiment de joie dans l’âme

19. On remarquera que Pelletier (1999) rend hêdonê (voluptas ou delectatio selon les contextes chez Thomas d’Aquin) par « jouissance » dans la n. 4, mais par « plaisir » dans la n.10. Voir infra n. 22.

20. Cicéron visait alors les Épicuriens balbutiant, selon lui, le latin. Il n’est pas interdit de transposer… jusque dans certains de nos milieux dits savants…

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(laetitiam in animo), dans le corps la mise en branle d’une impression agréable (commotionem suavem iucunditatis in corpore). Il y a cependant cette différence, que le mot « plaisir » (voluptas) peut s’appliquer même à l’âme (in animo) […], au lieu que les mots « joie » (laetitia) et « contentement » (gaudium), ne peuvent pas s’appli-quer au corps. (Cicéron, De Finibus II, 13-14 ; trad. Martha, 1928)21

Dès lors, point trop besoin de s’étonner que dans un contexte « géné-ral » et « non technique », Thomas d’Aquin use du terme voluptas, ce qui plonge ses interprètes et traducteurs dans d’inextricables problèmes : Thomas usant de deux termes différents pour traduire hêdonê, « delec-tatio » ou « voluptas » donc, lequel privilégier, comment les rendre et dans quel contexte22 ? Mais laissons cela et concentrons-nous, pour finir, sur ce qu’il en est des plaisirs « spirituels ». S’il ne fait aucun doute que ce sont ceux du nous, aussi bien chez Aristote que chez Thomas, qu’est-ce à dire exactement et comment se manifestent-ils ? C’est ici qu’il faut prendre la mesure de la différence entre les grecs anciens et les catholiques médié-vaux. La chose n’est pas nouvelle, mais elle demande « néanmoins » à être toujours de nouveau interrogée. En effet, le terme « contemplation », malgré sa noble tradition, ne rend que très imparfaitement, pour ne pas dire plus, ce que pouvait vouloir signifier Aristote par « vie théorétique ». Imagine-t-on, un seul instant, le dieu d’Aristote se contemplant lui-même et s’estimant ravi de cette contemplation sans même avoir besoin d’interroger son miroir ? C’est trop absurde ! Il est bien plus raisonnable de penser que ce dieu se réjouit du bon fonctionnement de ce monde éternel. Là est sa joie, là est la nôtre dans nos rares moments de grâce : « que la montagne est belle ! »

Creusons encore cela : il est inimaginable de se représenter le sage d’Aristote comme un orant vivant. C’est un homme vivant en société, pas un moine retiré dans son monastère. Encore moins un ermite mystique s’auto-flagellant dans je ne sais quelle caverne en Égypte ! Comprenez par là que, même si la vie en société peut lui peser, tant elle l’éloigne de son « loisir », il la mène23 « néanmoins » tout en sachant qu’elle ne procure des plaisirs que de « second ordre » (deuterôs), à supposer même que ce soient de réels plaisirs puisque l’on mène cette vie-là, la « vie active », en vue du loisir et non pour elle-même. Il n’est, pour autant, nullement besoin d’évoquer une quelconque « vie mixte », comme le font Gauthier

21. Je n’entends pas ici revenir sur le doublon latin anima/animus et je laisse à Martha la responsabilité de sa traduction. On remarquera cependant qu’il est plutôt question d’esprit (animus) que d’âme (anima).

22. Voyez en ce sens la traduction donnée de ce même passage de la ST I-II, Q 2, art. 6 par R. Imbach et I. Fouche (2005) : « Je réponds en disant : “C’est parce que les jouissances corpo-relles (delectationes corporales) sont connues du plus grand nombre qu’elles se sont adjugées le nom de plaisir (nomen voluptatum”, comme cela est dit au livre VII de l’Éthique à Nicomaque, alors qu’il est d’autres jouissances bien plus estimables (delectationes potiores). Et pourtant ce ne sont pas en ces dernières que se trouve principalement le bonheur (beatitudo). »

23. Ou : l’a menée…

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et Jolif (1969) dans leur commentaire24, mais il le serait bien plus de faire signe vers une « double vie »25. Laissons maintenant cela et revenons à notre objet premier : les « plaisirs intellectuels » ou « delectationes intelligentes »26, voire « spirituales ». Il est bien clair qu’Aristote, suivi par Thomas d’Aquin, mais pour de tout autres raisons, ne les ignore nullement. Bien au contraire, même s’il ne suit pas Platon sur ce point en tout : leurs respectives doc-trines du plaisir interdisaient au Stagirite de se satisfaire de l’« incomplé-tude » ou de la « réplétion ». D’où ce thème de la « jouissance », habilement récupéré par Thomas d’Aquin et ses traducteurs, voire par ceux d’Aristote. De fait, Aristote nous propose une « théorie » à vrai dire assez inouïe, et pour cela-même occultée, à savoir : « jouir » de son propre savoir. Si donc il y a « contemplation », c’est celle de son propre savoir : je sais et je me réjouis de ce que je sais. Voilà qui est sans nul doute difficile à admettre, non seu-lement pour nous autres modernes, mais aussi pour les médiévaux. Péché d’orgueil ? Non, tout simplement l’affichage de sa grande sérénité par le sage aristotélicien : il est, en quelque sorte, « au-dessus de la mêlée » et sait bien que la vraie vie n’est pas là, ici-bas, mais cette vie d’ici-bas il la mène aussi, si pesante soit-elle, du fait même qu’il doit encore prendre parti dans la cité. Ce bienheureux sage, dans son loisir, auquel il aspire plus que tout, sait que la « contemplation » de la toile de l’épeire dans son jardin lui procurera les plus grands des plaisirs. Ce faisant, le philosophe tend à s’identifier au Dieu jouissant de sa contemplation du « spectacle du monde ».

Conclusion

De ce qui précède, il résulte que la notion de « plaisir intellectuel » est bien établie chez Aristote. Ces plaisirs relèvent de la réflexion et de la pen-sée, tels ceux du géomètre exerçant sa science ou se plaisant à devenir de plus en plus compétent en sa discipline, mais aussi de la « passion » animant les « amateurs éclairés » ou « hommes cultivés », telle celle des musicophiles. Nous rangerions sans doute aujourd’hui ces derniers types de plaisirs parmi les « plaisirs esthétiques », au risque de perdre leur lien avec la dianoia et de réduire ce type de plaisir à des plaisirs corporels, un peu comme si nous étions les incessants participants d’une rave party, mais il n’en était rien chez Aristote, qui laisse aussi place à l’« esprit de sel », un authentique plaisir intel-lectuel selon lui. Il n’en reste pas moins vrai que les « plaisirs spirituels », si l’on considère par là ceux du nous, dans ce qu’il a de divin en nous, sont les plus hauts et les plus beaux des « plaisirs intellectuels », mais ils ne sauraient se confondre avec ceux-là. Si les plaisirs spirituels sont la crête des plaisirs

24. C’est, à vrai dire, assez anachronique, voir Labarrière (2011, p. 497).25. Voir Labarrière (2003).26. L’expression est déjà bien constituée chez Augustin. On s’en sera aperçu en lisant

l’étude de Vincent Giraud.

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intellectuels, ils n’en constituent pourtant qu’un sous-ensemble dès lors que l’on prend le terme nous au sens large : les plaisirs intellectuels sont ceux de l’intellect. CQFD.

Jean-Louis LabarrièreCentre Léon Robin, UMR 8061

CNRS - Paris Sorbonne - ENS-Ulm

Références des ouvrages cités

Bodéüs Richard, Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction et présentation, Paris, GF-Flammarion, 2004.

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Press, 1975.Cooper John, « Contemplation and happiness: A reconsideration. », Synthese, 1987,

n° 72, p. 187-216, repris dans John Cooper, Reason and Emotion, Princeton, Princeton University Press, 1999, p. 212 sq.

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Labarrière Jean-Louis, « Comment vivre la vie de l’esprit ou être le plus soi-même ? », in Pierre Destrée (dir.), Aristote. Bonheur et vertus, Paris, Puf, « débats philoso-phiques », p. 79 sq., 2003.

Labarrière Jean-Louis, « La vertu politique : Cicéron versus Macrobe », Les Études philosophiques, n° 4/2011, p. 489-504.

Nussbaum Martha, The Fragility of Goodness, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

Martha Jules, Cicéron, Des Termes extrêmes des maux et des biens, texte établi et tra-duit, Paris, « Collection des Universités de France », 1928.

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Roguet Aimon-Marie, Thomas D’Aquin, Somme Théologique, 4 vol., Paris, Le Cerf, 1984.

Susemilh Franciscus, Aristotelis Ethica Nicomachea, troisième édition revue par Otto Appelt, Leipzig, « Teubner », 1912.

Tricot Jean, Aristote, Éthique à Nicomaque, introduction, notes et index, Paris, Vrin, 1959.

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