Les bienfaiteurs, ‘sauveurs’ et ‘fossoyeurs’ de la cité hellénistique? Une approche...

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Les bienfaiteurs, "sauveurs" et "fossoyeurs" de la cité hellénistique?

Une approche historiographique de l'évergétisme1

Cédric Brélaz

La notion d'évergétisme en tant que phénomène social, politique et écono-mique occupe une place centrale dans les recherches actuelles portant sur lacité grecque à l'époque hellénistique2. Tous s'accordent pour reconnaîtreaux individus comblant de leurs largesses les communautés locales – quel'on nomme bienfaiteurs ou évergètes – un rôle déterminant dans la vie descités hellénistiques, et on a souvent cherché à voir dans l'évergétisme unesorte de marqueur de l'état socio-politique et économique des cités grec-ques durant cette période3.

Deux idées principales, s'attachant à livrer une appréciation macro-historique de l'évolution de la cité grecque au cours de l'époque hellénisti-que, se sont fait jour à ce propos. La première s'efforce de voir dans l'éver-gétisme la preuve du déclin de la démocratie grecque, une fois passée lapériode classique; la seconde estime que l'apparition de l'évergétisme à

1 Mes remerciements vont à J. Fournier (Ecole française d'Athènes) et G. Salmeri (Uni-versité de Pise), de même qu'aux participants du colloque de Fribourg, pour leurs re-marques et suggestions.2 Deux exemples tirés de synthèses récentes: M. Sartre, L'Anatolie hellénistique de

l'Egée au Caucase (334-31 av. J.-C.) (2003), p. 128-131, 265-268; O. Picard, in Id. et

alii (éd.), Royaumes et cités hellénistiques de 323 à 55 av. J.-C. (2003), p. 73-78, 188-196.3 Voir, à ce sujet, la note de synthèse dressée par L. Migeotte, L'évergétisme des ci-toyens aux périodes classique et hellénistique, in M. Christol – O. Masson (éd.), Actes

du Xe Congrès international d'épigraphie grecque et latine (Nîmes, octobre 1992)

(1997), p. 183-196.

Brélaz Cédric
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Cédric Brélaz, “Les bienfaiteurs, ‘sauveurs’ et ‘fossoyeurs’ de la cité hellénistique? Une approche historiographique de l’évergétisme”, in O. Curty (ed.), L’huile et l’argent. Gymnasiarchie et évergétisme dans la Grèce hellénistique, Fribourg: Séminaire d’histoire ancienne de l’Université de Fribourg, 2009, 37-56.
Brélaz Cédric
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l'époque hellénistique illustre la faiblesse de la cité grecque en matière fi-nancière durant cette même période. Ces deux jugements se rejoignent engénéral dans une logique teintée de fatalisme, reposant sur une pétition deprincipe: étant réduite à végéter suite à la victoire macédonienne sur lacoalition de cités-Etats à la bataille de Chéronée (338 a.C.), la cité grecquen'avait d'autre choix que de recourir à l'aide des évergètes, lesquels se sontempressés de monopoliser le pouvoir et de détruire les derniers vestiges del'antique démocratie. En somme, les bienfaiteurs seraient simultanément les"sauveurs" et les "fossoyeurs" de la cité hellénistique, en ce qu'ils auraientété indispensables à la marche financière de la cité tout en précipitant ladissolution de ses institutions. De ce point de vue, l'évergétisme serait, àtout prendre, un "mal nécessaire", le prix à payer pour la survie formelle dumodèle de la cité à l'époque hellénistique.

Mon intention, dans le cadre de cette contribution, va être d'exami-ner, sur un plan historiographique aussi bien que méthodologique, la vali-dité de ces appréciations. Sans chercher à prendre systématiquement lecontre-pied des thèses le plus souvent exposées sur le sujet ni à réhabiliterl'évergétisme (deux démarches qui me semblent vaines), je souhaiteraissoulever les points suivants: 1° Est-il approprié d'introduire la question del'évergétisme dans le débat sur la survivance de la démocratie à l'époquehellénistique? 2° Dans quelle mesure l'évergétisme nous renseigne-t-il surl'état des finances publiques des cités hellénistiques? Afin de proposerquelques éléments de réponse, je montrerai comment l'évergétisme – au-delà des travaux des spécialistes de ce phénomène – a été intégré dans lesgrandes problématiques de l'histoire hellénistique et indiquerai, à la lumièredes travaux les plus récents sur les institutions et les finances des cités hel-lénistiques, quelle orientation pourrait prendre la discussion aujourd'hui.

L'invention de l'évergétisme

La notion d'évergétisme est récente dans la recherche. Les principauxdictionnaires et encyclopédies de référence dans le domaine des sciences del'Antiquité ignoraient ce terme jusqu'à leur dernière édition. Le Diction-

naire des Antiquités grecques et romaines, par exemple, – hormis quelquesallusions au titre d'évergète dispersées dans différentes notices – ne recon-naît pas l'évergésie ou l'évergétisme comme un concept indépendant quel'on peut étudier pour lui-même4. La Realencyclopädie consacre, pour sa

4 Ch. Daremberg – E. Saglio (éd.), Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines

(1873-1919). Le titre d'évergète est évoqué dans des contextes variés: II.1, p. 642b (ju-ges étrangers); III.1, p. 300b (patronat), 668b (épiclèse); IV.1, p. 737b (proxénie); V, p.

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part, une entrée au terme "Euergetes", mais dans l'article qu'il lui réserve(paru en 1907), J. Œhler envisage le titre d'eujergethv" d'un point de vuestrictement institutionnel et se borne à en dresser une liste des occurrenceslittéraires et épigraphiques5. La notion d'évergétisme est, en revanche, in-cluse dans la version remaniée de l'encyclopédie, Der Neue Pauly, où unarticle "Euergetismus" est publié en 19986. Quant à l'Oxford Classical Dic-

tionary, l'entrée "euergestism" a fait son apparition dans la troisième édi-tion seulement, parue en 19967.

L'évergétisme fut, à l'origine, révélé par deux études indépendantesqui – bien qu'employant des méthodes différentes – ont toutes deux mis enévidence l'importance pour la vie de la cité hellénistique de la pratique dudon à la collectivité de la part de particuliers. La première est l'ouvrage deP. Veyne Le pain et le cirque, paru en 19768, la seconde est due à Ph.Gauthier dans un livre paru en 1985, Les cités grecques et leurs bienfai-

teurs9. Si P. Veyne s'est attaché à décrire la constante sociologique que re-présente la pratique du don à la collectivité tout au long de l'Antiquité gré-co-romaine et à en expliquer les mobiles sociaux, moraux et mentaux, Ph.Gauthier a montré, sur la base de l'examen des termes et des procéduresapparaissant dans les inscriptions, la place réservée aux bienfaiteurs dansles institutions et la vie civique des cités hellénistiques, ainsi que les hon-neurs qui leur étaient décernés. Tandis que ce dernier se garde d'utiliser leterme d'évergétisme et même d'employer le terme technique d'évergète (luipréférant celui de bienfaiteur), P. Veyne a érigé en système le phénomènede l'évergétisme en en proposant une théorie globale. Selon lui, l'évergé-tisme est une pratique dictée par des motivations éthiques et sociales,consistant pour les notables à consacrer des dons d'intérêt public à la col-lectivité, notamment dans l'exercice de fonctions publiques, pratique quiprit une ampleur telle au cours de la période hellénistique (puis impériale)

263a (honneurs au sein des collèges). L'article "Euergésia", II.1, p. 850b, se rapporte àla fête délienne homonyme.5 RE VI.1 (1907), s.v. Euergetes 2, col. 978-981 (J. Œhler). La version abrégée de l'en-cyclopédie ne retient également que ce titre et lui dédie une courte entrée: K. Ziegler –W. Sontheimer (éd.), Der Kleine Pauly, II (1967), s.v. Euergetes, col. 412 (H. Volk-mann).6 H. Cancik – H. Schneider (éd.), Der Neue Pauly, IV (1998), s.v. Euergetismus, col.228-230 (H.-J. Gehrke).7 S. Hornblower – A. Spawforth (éd.), The Oxford Classical Dictionary (19963), s.v.

euergetism, p. 566 (A. Spawforth). La première édition date de 1949 et la deuxième de1970.8 P. Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie historique d'un pluralisme politique (1976).9 Gauthier, Bienfaiteurs.

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qu'elle en est venue à faire office de "système de gouvernement" dans lescités gréco-romaines10.

Cette double origine historiographique fait de l'évergétisme une spé-cialité française, reconnue comme telle par les chercheurs anglo-saxons.Ainsi, A. Spawforth, dans son article de l'Oxford Classical Dictionary,souligne que le terme "évergétisme" est un néologisme français11. Entre-temps, le terme est passé du français dans les autres langues scientifiquescommunes et l'on voit désormais également une abstraction dans les mots"euergetism" et "Euergetismus", alors que l'on parlait seulement jusqu'à cemoment, en anglais et en allemand, des bienfaiteurs eux-mêmes, des "bene-factors" ou "Wohltäter".

Il est significatif que les études fondamentales sur la société et l'éco-nomie hellénistiques antérieures aux années 1980 ignorent le conceptd'évergétisme. La pratique du don à la collectivité n'est jusqu'alors pasidentifiée comme un phénomène distinct, capable d'agir comme un facteurautonome dans la société hellénistique, que l'on peut isoler comme un objetd'étude en soi.

M.I. Finley, par exemple, que l'on considère comme le promoteur desétudes économiques sur le monde grec – et même s'il s'est penché surtoutsur les époques archaïque et classique –, ne reconnaît pas l'évergétismecomme un critère pour juger l'économie et les finances des cités grecques.Ainsi, dans son ouvrage synthétique The Ancient Economy publié en 1973,l'auteur parle à plusieurs reprises des "benefactions" des particuliers au pro-fit de la cité sans chercher à évaluer le poids économique de ces libérali-tés12. Dans l'optique de M.I. Finley, les bienfaits des individus ne sont quedes gestes accessoires, ayant uniquement une fonction morale pour les no-tables qui s'en acquittent. Dans l'index de son livre, sous l'entrée "benefac-tions", le lecteur est d'ailleurs renvoyé à "charity"13.

10 P. Veyne, op. cit. (n. 8), chap. II. C'est cette définition générale que j'appliquerai auterme d'évergétisme dans le cadre de cette étude.11 P. Veyne, ibid., p. 20 avec n. 7, cite deux précédents pour l'emploi du terme "évergé-tisme" en français et revendique de ce fait une filiation entre ceux qu'il considèrecomme ses devanciers et sa propre démarche: il s'agit d'A. Boulanger, Aelius Aristide et

la sophistique dans la province d'Asie au IIe siècle de notre ère (1923), p. 25, et de Mar-rou, Histoire de l'éducation, p. 160-161, 405. En reprenant et développant la notionébauchée par ceux-ci, P. Veyne est allé bien au-delà de leur intention et de la conceptionqu'ils se faisaient du rôle social des bienfaiteurs. Il est le premier à avoir élaboré de ma-nière aussi étoffée et systématique une théorie originale du don à la collectivité dansl'Antiquité.12 M.I. Finley, The Ancient Economy (1973), p. 38-40 (philanthropia), 151-154 (litur-gies), 164 (privilèges des bienfaiteurs), 170-171 (distributions de nourriture).13 Ibid., p. 216.

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Dans certains cas, il est possible de déceler les raisons qui ont empê-ché tel ou tel auteur de percevoir l'importance des bienfaiteurs et d'indivi-dualiser la notion d'évergétisme. La question ne dépend pas uniquement dunombre de sources alors à disposition pour étudier la pratique du don à lacollectivité (la masse d'inscriptions connues honorant des évergètes étaitdéjà très élevée avant les années 1980) ou de la méthode employée (la so-ciologie historique, sinon l'histoire sociale, remonte au début du XXe s.).C'est en général le modèle interprétatif choisi et construit par l'historien quiexclut les bienfaiteurs et l'évergétisme du tableau qu'il brosse de la sociétéhellénistique.

Aussi le meilleur connaisseur de la société hellénistique en sontemps, M. Rostovtseff, n'a-t-il pas jugé suffisamment remarquable la notionde bienfaiteur ou d'évergète pour lui réserver une entrée dans l'index de sonœuvre monumentale The Social and Economic History of the Hellenistic

World, parue en trois volumes à Oxford en 1941. Seuls les termes eujerge-siva et eujergevtai, en caractères grecs, apparaissent dans l'index, mais ilsrenvoient seulement, une fois à l'eujergesiva comme valeur morale person-nelle ("la bienfaisance"), l'autre au titre donné aux bienfaiteurs royaux14.Rien ne concerne donc directement les bienfaiteurs privés. Si M. Rostovt-seff n'accorde pas d'importance aux évergètes et au don volontaire, c'estque, selon lui, la clé de l'édifice fiscal et financier de la cité hellénistiqueest la contrainte et le système des liturgies, c'est-à-dire les contributionsobligatoires imposées aux personnes fortunées15. Le présupposé de M.Rostovtseff est que la cité a un besoin vital de fonds privés pour pouvoirfaire face à ses dépenses. Dans sa perspective, l'esprit d'initiative des éver-gètes est minimisé, les motivations des notables à donner sont évacuées etle rapport dialectique entre la cité et son bienfaiteur passé sous silence.Tout est réduit à la contrainte, qu'elle soit légale ou non, formelle ou non.Ainsi, pour M. Rostovtseff, même les souscriptions et les emprunts publicssont "voluntary de jure, but compulsory de facto". Dans cette théorie, quise focalise sur la pression financière exercée par la cité sur la "bourgeoisie"– selon les propres termes de l'auteur – et qui n'envisage qu'un rapport deforce dans le sens cité-notables, il n'y a pas de place pour l'évergétisme etpour la liberté des notables d'être utiles à leur cité afin d'augmenter leurpropre prestige16.

14 M. Rostovtzeff, The Social and Economic History of the Hellenistic World (1941), III,p. 1358, n. 4; I, p. 526.15 Ibid., II, p. 617-623.16 Une autre spécialiste de la société et de l'économie hellénistiques fut amenée à ne pasinsister sur le rôle actif des évergètes privés, quoique pour des raisons différentes: ils'agit de C. Préaux, Le monde hellénistique, I (1978). Dans la logique de l'auteur, qui

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J'évoquerai encore le cas d'un livre où, au-delà de la théorie, c'estl'idéologie qui occulte le phénomène de l'évergétisme. C'est l'imposant ou-vrage de G. De Ste Croix The Class Struggle in the Ancient Greek World

paru en 1981. L'auteur, qui connaît l'étude de P. Veyne, est conscient duphénomène des "benefactions" (le terme est répertorié dans l'index). Maispour des raisons idéologiques d'inspiration marxiste – car il s'agit pour luide montrer que l'histoire sociale du monde grec est un constant conflit declasses –, G. De Ste Croix n'est pas prêt à admettre que l'évergétisme ait pujouer de rôle actif dans le fonctionnement de la cité et que la collectivité aitpu tirer profit des dons de ses membres les plus aisés. La conception de G.De Ste Croix est, pour ainsi dire, antithétique à celle de M. Rostovtseff,tout en arrivant au même résultat, puisque, chez l'un et l'autre de ces au-teurs, la valeur de l'évergétisme est minimisée. Si, pour M. Rostovtseff,l'évergétisme ne peut être perçu comme un phénomène dynamique, c'estparce que les dons que les particuliers faisaient à la collectivité leur étaientimposés par la cité; pour G. De Ste Croix, au contraire, c'est parce quel'usage des dons à la collectivité (les liturgies aussi bien que les évergésies)est une habile astuce imaginée par les nantis pour tenir les pauvres à l'écartdu pouvoir17. Système de contrainte dirigée par la communauté civiquecontre la "bourgeoisie" pour M. Rostovtseff, système de domination desriches sur les pauvres pour G. De Ste Croix, l'évergétisme est réduit danschacune de ces théories à un rapport de force unilatéral.

L'évergétisme, un "mal nécessaire"

Hormis certaines positions extrêmes, comme celle de G. De SteCroix à laquelle je viens de faire allusion, l'évergétisme est le plus souventconsidéré actuellement dans la recherche comme un phénomène faisantpartie intégrante de la vie sociale, politique et économique de la cité hellé-nistique. L'opinion la plus couramment répandue fait même de l'action desbienfaiteurs le seul expédient capable de soutenir la cité grecque, quiconnaîtrait alors un inéluctable déclin. Cette thèse, qui avait déjà été émiseavant l'apparition de la notion d'évergétisme dans l'historiographie18, s'estrenforcée et les prises de position se sont radicalisées une fois que le phé-

privilégie les structures royales aux dépens des cités, les seuls dons dignes d'intérêt pourcelles-ci auraient été les dons royaux, qui supplantent les dons des particuliers par leurnombre et leur magnificence (ibid., II, p. 435-438).17 G.E.M. De Ste Croix, The Class Struggle in the Ancient Greek World (1981), p. 306.18 A.H.M. Jones, The Greek City from Alexander to Justinian (1940), p. 246-249; W.W.Tarn (revu avec G.T. Griffith), Hellenistic Civilisation (19523), p. 109.

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nomène fut mis en exergue par la théorie de P. Veyne et les travaux de Ph.Gauthier. Le motif de la dépendance des cités à l'égard des notables fortu-nés a – par exemple – été repris en 1984 par J. Davies dans le chapitre qu'ila consacré aux structures sociales et économiques du monde grec hellénis-tique dans The Cambridge Ancient History19 et il a été réaffirmé en 1993par F. Quass dans son importante analyse des attributions politiques et so-ciales de l'"Honoratiorenschicht" dans les cités grecques à l'époque hellé-nistique et romaine20. La même idée a été exprimée par P. Cabanes dans levolume qu'il a réservé à la haute époque hellénistique dans la collection"Nouvelle histoire de l'Antiquité", paru en 199521. L'évergétisme y est dé-crit comme une espèce de mal sournois, qui pénètre les cités en les ron-geant de l'intérieur et vient menacer la démocratie; ce mal serait pourtantrendu nécessaire par "[la] faiblesse qui pousse les cités à rechercher lesprotecteurs et à honorer les évergètes"22.

Dans la suite de cette contribution, je souhaiterais poser quelquesjalons susceptibles de conduire à un réexamen de ces affirmations et à uneréévaluation du sens que l'on prête d'ordinaire à l'évergétisme pour l'his-toire institutionnelle et financière des cités hellénistiques.

Les bienfaiteurs, fossoyeurs de la démocratie grecque?

Les études sur l'évergétisme, et en particulier les travaux qui – à lasuite de l'ouvrage de Ph. Gauthier – se sont intéressés à l'histoire institu-tionnelle des cités hellénistiques, ont relevé l'importance acquise par lesbienfaiteurs dans la vie civique et politique de ces cités23. Des centaines dedécrets civiques honorant des évergètes et de dédicaces érigées par desbienfaiteurs attestent en effet le rayonnement public de ces individus. Dumoment que ceux-ci forment une minorité de notables suffisamment fortu-nés pour faire des dons à la communauté, on a voulu voir dans l'apparitionde l'évergétisme à l'époque hellénistique le signe du déclin de l'antique dé-

19 J.K. Davies, in F.W. Walbank et alii (éd.), Cultural, Social and Economic Features ofthe Hellenistic World, CAH VII/1 (19842), p. 257-320.20 F. Quaß, Die Honoratiorenschicht in den Städten des griechischen Ostens. Untersu-

chungen zur politischen und sozialen Entwicklung in hellenistischer und römischer Zeit

(1993), p. 348.21 P. Cabanes, Le monde hellénistique de la mort d'Alexandre à la paix d'Apamée 323-

188 (1995), p. 121.22 Ibid., p. 116 (énoncé d'un intertitre du chapitre 4).23 Voir p. ex. F. Quaß, op. cit. (n. 20).

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mocratie grecque24. Mais comment le phénomène de l'évergétisme peut-ilconfirmer la thèse de la décadence des institutions démocratiques à l'épo-que hellénistique?

Il importe avant tout de préciser ce que l'on entend par le terme dedémocratie: ce sera ou bien le régime de démocratie "radicale", en vigueurprincipalement à Athènes au Ve et au IVe s. a.C., dans lequel tout pouvoirprocède de l'assemblée du peuple; ou bien la forme de gouvernement repo-sant certes sur le corps civique (dèmos), mais où le Conseil et les magistratsl'emportent sur l'ekklèsia, donc une démocratie que l'on pourrait qualifierde modérée, laquelle demeure néanmoins un régime de type "républicain"par opposition aux régimes où le pouvoir est accaparé par une minorité ouun seul individu, comme l'oligarchie ou la tyrannie25.

Pour ce qui est de la démocratie radicale, on notera tout d'abord quel'évergétisme n'est pas, par nature, incompatible avec un tel régime. La li-turgie, que l'on peut assimiler à une forme d'évergétisme dans la mesure oùla personne qui s'en acquitte offre – quoique obligatoirement – un don à lacommunauté26, fait effectivement partie intégrante du modèle démocratiqueathénien à l'époque classique27. Le fait que de riches citoyens fassent desdons à la collectivité (que ce don soit pleinement volontaire ou qu'il soitprovoqué par une contrainte, formelle ou non) et que la cité octroie en re-tour des honneurs à ces bienfaiteurs ne met pas inéluctablement en péril lecours démocratique des institutions. Il était même conforme à l'éthique ci-vique que les particuliers les plus fortunés affectent une partie de leurs ri-chesses au bien de la collectivité28. Si l'on veut examiner les limitations po-

24 Cf. Gauthier, Bienfaiteurs, p. 30. Voir ci-dessus n. 18-22. Pour P. Veyne, op. cit. (n.8), p. 201-209, 256, il existe une relation logique entre la décomposition de la cité et ledéveloppement de l'évergétisme. Quant à G.E.M. De Ste Croix, op. cit. (n. 17), p. 305-306, il interprète la généralisation des pratiques évergétiques dans l'exercice de chargespubliques comme une des causes de la "destruction" de la démocratie.25 Cf. H. Heftner, Oligarchen, Mesoi, Autokraten: Bemerkungen zur antidemokratischenBewegung des späten 5. Jh. v. Chr. in Athen, Chiron 33 (2003), p. 1-41.26 P. Veyne, op. cit. (n. 8), p. 185-200.27 Il n'est donc pas nécessaire, pour en rendre compte, de voir dans les liturgies à l'épo-que classique une survivance obsolète de l'éthique aristocratique de la bienfaisance et dela générosité. Dans ce sens, cependant, voir les propos d'A. Spawforth, loc. cit. (n. 7),qui considère que ces aspirations aristocratiques sont "essentially inimical to the idealequality of Athenian democracy".28 P. Veyne, op. cit. (n. 8), p. 186-200, 230-241. Aristote, Pol. VI, 7, 1321a 5-6, voitdans les liturgies une condition indispensable au bon équilibre de la vie civique au seind'un régime oligarchique modéré tel que celui de la politeia d'inspiration démocratique,dans la mesure où les contributions imposées aux riches serviraient de compensationspour les charges politiques que ceux-ci revêtent et dont le peuple est exclu. Cf. L. Mi-

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sées aux institutions démocratiques dès la fin de l'époque classique, il estpréférable de s'en tenir à l'étude de l'évolution des structures qui garantis-sent expressément le pouvoir du peuple: ainsi l'introduction d'un cens quali-fiant l'exercice des droits politiques, les conditions posées à la réunion del'assemblée du peuple et la diminution des pouvoirs réservés à cette mêmeassemblée par rapport à ceux du Conseil, de même que la réforme du modede désignation des magistrats (élection au lieu de tirage au sort) et le pro-gressif transfert des compétences judiciaires du tribunal du peuple au profitde l'Aréopage, représentent autant de facteurs directs ayant provoqué unedénaturation de la démocratie29. En revanche, l'évergétisme n'a pas été lacause de ces transformations et n'entraîne pas à lui seul un dépérissementdes institutions.

Par ailleurs, même après l'introduction de limitations au pouvoir dupeuple, la cité d'Athènes n'en est pas moins restée une "démocratie", c'est-à-dire une cité autonome où le gouvernement était réparti entre divers or-ganes issus du corps civique et responsables devant lui. C'est précisémentdans ce sens de régime "républicain" que le terme de démocratie (dèmo-

kratia) s'entend usuellement à l'époque hellénistique30. Or l'évergétisme neparaît pas non plus avoir provoqué une détérioration des institutions "répu-blicaines" des cités hellénistiques. Loin de prouver le déclin du fonction-nement politique de la cité à l'époque hellénistique, l'évergétisme peutmême servir d'exemple pour illustrer la vitalité des institutions civiques.Car la pratique du don volontaire d'un particulier au profit de la collectivité,et la réaction officielle que ce don suscite de la part de la cité bénéficiaire,déclenchent tout un mécanisme institutionnel qui transparaît dans les sour-ces épigraphiques: délibérations à l'assemblée du peuple sur les honneurs àaccorder au bienfaiteur, décision prise à l'assemblée en faveur de l'évergète,publication d'un décret honorifique, mesures prises pour l'érection éven-tuelle d'une statue et la gravure d'une inscription, parfois aussi procédure dedemande d'honneurs entreprise par le bienfaiteur devant les instances offi-

geotte, Démocratie et entretien du peuple à Rhodes d'après Strabon, XIV, 2, 5, REG 102(1989), p. 515-528.29 Sur les institutions et les pratiques politiques caractérisant la démocratie, cf. M.H.Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène. Structure, principes et

idéologie, tr. fr. (1993), p. 343-365. Pour la transformation de ces institutions démocra-tiques à Athènes dès la fin du IVe s. a.C., sous la domination macédonienne, puis aucours de la période hellénistique, cf. Ch. Habicht, Athènes hellénistique. Histoire de la

cité d'Alexandre le Grand à Marc Antoine, tr. fr. (2000), p. 71-92, 106-107, 169-176,347-359.30 F. Quaß, Zur Verfassung der griechischen Städte im Hellenismus, Chiron 9 (1979), p.37-52; G.E.M. De Ste Croix, op. cit. (n. 17), p. 321-326. La démocratie est le régimepolitique le plus répandu dans les cités du monde grec au cours de cette période.

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cielles de la cité bénéficiaire, sans compter les suites administratives dé-coulant du don (par exemple, gestion publique d'une fondation ou appeld'offres organisé par la cité en vue de l'édification d'un bâtiment pour lequelune somme a été donnée)31. L'évergétisme est, à l'époque hellénistique, unepratique qui s'insère dans le déroulement de la vie civique et des institu-tions politiques. Plutôt que de précipiter la déliquescence des institutionsciviques, l'évergétisme contribue indirectement à en alimenter le fonction-nement régulier.

Si l'évergétisme n'a pas d'incidence négative sur le fonctionnementdes institutions civiques elles-mêmes, ce phénomène joue en revanche unrôle important dans la transformation des conditions sociales et politiquesde l'exercice du pouvoir dans les cités hellénistiques. L'évergétisme ne pro-voque certes pas la création d'oligarchies, au sens strict du terme, entraînantla suppression des institutions "républicaines"; néanmoins, la pratique ordi-naire des évergésies illustre l'ascendant grandissant qu'obtiennent les ci-toyens les plus aisés sur la vie politique locale. En effet, l'habitude, quis'instaure au cours de l'époque hellénistique, voulant que chaque magistratoffre des dons à la collectivité a eu pour conséquence de restreindre de faitl'accès aux magistratures aux citoyens les plus riches. Il se dessine, de cettemanière, une tendance "oligarchique" dans un cadre institutionnel démo-cratique: une minorité de notables, suffisamment riche pour faire face auxdépenses coutumières ou obligatoires liées à l'exercice du pouvoir, acca-pare les magistratures32.

Cette évolution conduisant à une monopolisation des charges publi-ques par les citoyens les plus aisés et se présentant comme les bienfaiteursde leur cité est incontestable. Reste à en évaluer la portée et à en offrir uneappréciation historique. Je ne m'attarderai pas ici sur les interprétations ex-cessives – évoquées plus haut – affirmant que l'évergétisme a mené à ladisparition de la démocratie. Du reste, il règne un consensus dans l'histo-riographie pour reconnaître, au cours de l'époque hellénistique, l'émergencedans les cités grecques d'un type de régime où, malgré le maintien d'insti-tutions démocratiques comme l'assemblée du peuple, l'essentiel du pouvoir

31 Cf. Gauthier, Bienfaiteurs, notamment p. 83-92 (pour l'exemple de la procédure dedemande des honneurs).32 Un tel infléchissement des institutions démocratiques n'est pas propre à la périodehellénistique; la propension des notables à s'octroyer un surplus de pouvoir est percepti-ble à l'époque classique déjà: cf. Ch. Habicht, Ist ein "Honoratiorenregime" das Kenn-zeichen der Stadt im späteren Hellenismus?, in M. Wörrle – P. Zanker (éd.), Stadtbild

und Bürgerbild im Hellenismus (1995), p. 87-92.

UNE APPROCHE HISTORIOGRAPHIQUE DE L'ÉVERGÉTISME 47

se concentrait entre les mains des notables33. La seule divergence de fondporte sur le moment de l'apparition de cette sorte de classe de notables.Pour P. Veyne, qui parle à plusieurs reprises de "caste", le système se seraitfigé dès le début de l'époque hellénistique34. Quant à Ph. Gauthier, il re-pousse la date à la "basse époque hellénistique", c'est-à-dire au IIe s. a.C.,en montrant qu'à ce moment l'évergétisme change de nature: les dons desparticuliers tendent à devenir de plus en plus nombreux et grandiloquents,parfois en dehors de l'exercice de toute charge publique, impliquant decette façon une sorte de lien de "patronage" entre l'évergète et la collectivi-té35. N'ayant pas l'intention de prendre position dans le débat, je mecontenterai de deux remarques:

1° Il serait réducteur de faire des bienfaiteurs en général les détenteurs dupouvoir dans les cités hellénistiques. Bien qu'une quantité d'évergésiessoient l'œuvre de magistrats en fonction, l'évergétisme n'est pas en soi lié àl'exercice de fonctions politiques. D'abord, les magistrats ne sont pas léga-lement astreints à consacrer des dons à la collectivité36, bien que la moralecivique et aristocratique ainsi que les attentes de la population constituentassurément des pressions dans ce sens37. Ensuite, en dépit de l'assimilationprogressive des magistratures aux liturgies38 et de l'accroissement du nom-bre de magistrats évergètes, on trouve également, parmi les bienfaiteurs, denombreux individus qui sont étrangers à la communauté à laquelle ils des-tinent leurs largesses39, de même que des citoyens n'exerçant pas de chargepublique, dont des femmes40. Ces évergètes acquièrent bien entendu de la

33 Voir encore dernièrement M. Wörrle, Chiron 34 (2004), p. 166-167, qui qualifie cesnotables d'"Überbürger".34 P. Veyne, op. cit. (n. 8), p. 201-209.35 Gauthier, Bienfaiteurs, p. 30, 72-75.36 Sur l'inexistence d'une summa honoraria formelle dans les cités grecques, cf. S. Dmi-triev, City Government in Hellenistic and Roman Asia Minor (2005), p. 152-154. J'ex-clus ici les liturges, dont la fonction comporte des obligations financières.37 Cf. M. Wörrle, Vom tugendsamen Jüngling zum "gestressten" Euergeten. Überlegun-gen zum Bürgerbild hellenistischer Ehrendekrete, in Id. – P. Zanker (éd.), op. cit. (n.32), p. 241-250.38 Sur la multiplication des charges publiques de contrainte à l'époque hellénistique, cf.F. Quaß, op. cit. (n. 20), p. 270-274. Pour l'époque impériale, cf. C. Drecoll, Die Litur-

gien im römischen Kaiserreich des 3. und 4. Jh. n. Chr. (1997).39 Le titre d'évergète est, à l'origine, réservé aux bienfaiteurs non citoyens: cf. Gauthier,Bienfaiteurs, p. 16-39, M.D. Gygax, Contradictions et asymétrie dans l'évergétismegrec: bienfaiteurs étrangers et citoyens entre image et réalité, DHA 32 (2006), p. 53-82.Voir aussi la contribution de B. Paarmann dans le présent volume, p. 9-35.40 Sur l'évergétisme féminin et la nature des charges publiques revêtues parfois par desfemmes évergètes (magistratures ou liturgies?), cf. R. Van Bremen, The Limits of Parti-

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visibilité, de la gloire et de l'influence à travers les honneurs qui leur sontdécernés (comme la couronne, l'éloge, la proédrie ou l'érection d'une statue,entre autres), mais ils ne prennent pas part à l'exercice concret du pouvoirdans la cité où ils se sont illustrés; seules les magistratures donnent accès àla gestion tangible des affaires publiques. L'honorabilité passe toujours,dans la cité hellénistique, en premier lieu par les charges civiques.

2° Le risque, en cherchant à dater fixement l'apparition de cette classe denotables, est de contribuer à périodiser artificiellement l'histoire hellénisti-que. Car on pourrait être tenté de voir dans la date proposée, non pas tant lerepère chronologique approximatif autour duquel est apparue une formeplus exclusive d'évergétisme et de gouvernement, que la date de disparitionde la cité grecque démocratique41. Au contraire, l'étude de l'évergétismedans les cités grecques à l'époque impériale romaine42 permettrait de mon-trer que malgré l'accentuation des tendances "oligarchiques" perceptibles àpartir du IIe s. a.C. déjà (formation de dynasties familiales de magistrats,polarisation entre une classe de notables et le petit peuple, prééminence dela boulè dans les processus décisionnels, restriction censitaire de l'accès auConseil, ainsi que précisément l'essor de pratiques évergétiques dans le ca-dre des charges publiques)43, les institutions civiques sont toujours en vi-

cipation. Women and Civic Life in the Greek East in the Hellenistic and Roman Periods

(1996), p. 11-40.41 Bien que l'opinion de G. Glotz (avec R. Cohen), Histoire grecque, III (1936), p. 506,selon laquelle la cité grecque serait "morte à Chéronée" ait été démentie ces dernièresdécennies par le progrès des recherches épigraphiques et institutionnelles sur l'histoirehellénistique, on ne paraît pas toujours avoir été conscient de la portée méthodologiquede cette mise au point. Il semble, en effet, parfois que l'amélioration de notre connais-sance des cités hellénistiques n'aura servi qu'à donner un sursis à la cité grecque et àrepousser la date de son décès de quelques siècles, de la bataille de Chéronée à laconquête de Rome ou plus vaguement à la fin de l'époque hellénistique. Dans cette logi-que, la cité grecque serait irrémédiablement condamnée, comme si l'abaissement descités sur le plan militaire et diplomatique devait nécessairement provoquer l'abolition dela polis comme forme d'organisation sociale et politique. Pour la rectification de la thèsede G. Glotz, cf. L. Robert, CRAI 1969, p. 42; Ph. Gauthier, Les cités hellénistiques: épi-graphie et histoire des institutions et des régimes politiques, Actes du VIIIe congrès in-

ternational d'épigraphie grecque et latine (Athènes, octobre 1982), (1984), p. 82-107;P.J. Rhodes, in D.M. Lewis et alii (éd.), The Polis and the Alternatives, CAH VI(19942), p. 589-591.42 Cf. E. Stephan, Honoratioren, Griechen, Polisbürger. Kollektive Identitäten inner-

halb der Oberschicht des kaiserzeitlichen Kleinasien (2002), p. 59-71.43 Cf. P. Fröhlich, Les magistrats des cités grecques: image et réalité du pouvoir (IIe s.a.C. – Ier s. p.C.), in H. Inglebert (éd.), Idéologies et valeurs civiques dans le Monde

Romain (2002), p. 75-92; P. Hamon, Le Conseil et la participation des citoyens: les

UNE APPROCHE HISTORIOGRAPHIQUE DE L'ÉVERGÉTISME 49

gueur et les cités restent des entités politiques de type "républicain" bienau-delà de la période hellénistique44. En définitive, la démocratie, dans cesens de régime "républicain", ne disparaîtra qu'avec la fin des cités commeentités politiques, à l'époque protobyzantine45. Je ne prétends pas qu'entreles limites maximales que forment l'époque classique et l'Antiquité tardive,la démocratie ait perduré de manière immuable dans le monde grec. Aucontraire, cette forme de gouvernement a connu une quantité d'évolutionsinternes (et l'impact des évergètes sur la vie politique constitue un de ceschangements); mais fondamentalement elle s'est maintenue comme modèled'organisation sociale et politique.

Les bienfaiteurs, sauveurs des finances des cités hellénistiques?

En dépit du rôle néfaste que les évergètes sont censés avoir joué pourles institutions politiques de la cité hellénistique, on leur reconnaît souventdans l'historiographie – même si c'est de mauvais gré – une utilité pratique:leurs contributions auraient été, durant cette période, indispensables auxcités grecques pour subvenir aux dépenses courantes de la communauté46.Le nombre considérable de décrets honorifiques et de dédicaces célébrantles libéralités de toute nature dues aux évergètes a pu faire croire, en effet,que le roulement financier de la cité hellénistique reposait tout entier surl'initiative et la générosité des bienfaiteurs. Ce genre d'explication fonc-tionnaliste de l'évergétisme, qui est fort répandu, s'appuie sur le postulat dela faiblesse structurelle de la cité hellénistique en matière de finances pu-bliques: si la cité est contrainte de recourir aux bienfaits des évergètes, c'est

mutations de la basse époque hellénistique, in P. Fröhlich – Ch. Müller (éd.), Citoyen-

neté et participation à la basse époque hellénistique (2005), p. 121-144.44 Dans ce sens, les sources réunies par G.E.M. De Ste Croix, op. cit. (n. 17), p. 518-537en vue de démontrer "the destruction of Greek democracy in the Roman period" et fai-sant notamment état de l'activité d'assemblées populaires dans les cités grecques sousl'empire romain peuvent tout aussi bien être alléguées pour prouver le maintien et lapersistance de ces institutions; cf. F. Quaß, op. cit. (n. 20), p. 373-425. Il serait tendan-cieux de considérer a priori ces manifestations démocratiques comme des survivancesformelles vidées de leur sens. Voir G. Salmeri, Reconstructing the Political Culture ofthe Greek Cities under the Roman Empire, in A. Baroni (éd.), Amministrare un impero:

Roma e le sue province (à paraître).45 Sur la dissolution des Conseils municipaux dans l'Orient romain et l'apparition denouveaux liens de sociabilité ne reposant plus sur l'appartenance civique, cf. J.H.W.G.Liebeschuetz, Decline and Fall of the Roman City (2001), p. 104-136; A. Laniado, Re-

cherches sur les notables municipaux dans l'Empire protobyzantin (2002).46 A.H.M. Jones, op. cit. (n. 18), p. 166-169; F. Quaß, op. cit. (n. 20), p. 347-352 (contra

Ph. Gauthier, Bull. Epigr. 1994, 194).

50 CÉDRIC BRÉLAZ

qu'elle manque de revenus, et si elle manque de revenus, c'est à cause d'undéficit fiscal récurrent dû à une organisation financière rudimentaire47. Onen vient à dessiner une corrélation entre l'état de prospérité des cités hellé-nistiques et l'apparition d'évergètes: plus la cité est affaiblie, plus elle auraitd'évergètes.

En réalité, l'appréciation de la portée économique de l'évergétismeest rendue aléatoire par l'état et la nature des sources à notre disposition:non seulement on ne connaît pour aucune cité la situation générale des fi-nances publiques à un moment donné, mais même pour un bienfait particu-lier on ne parvient pas à dégager l'importance relative du don par rapportaux sources de financement ordinaires dont dispose la collectivité; d'où desinterprétations parfois subjectives, aboutissant à des résultats diamétrale-ment opposés48.

Or, il me semble que, même sans être capable de déterminer exacte-ment, donc quantitativement, l'importance relative de l'évergétisme dans lesfinances des cités hellénistiques, on peut du moins montrer grâce aux tra-vaux les plus récents sur les finances des cités grecques, et en particuliergrâce aux études de L. Migeotte, que les opinions que j'ai rappelées ci-dessus sont biaisées et qu'elles surévaluent certainement le poids économi-que effectif de l'évergétisme. Je m'appuierai pour ce faire sur deux sériesd'observations, qui reposent sur des arguments tant méthodologiques quefactuels:

47 Voir, dans ce sens, H.W. Pleket, Phoenix 43 (1989), p. 177-179 (c. r. de Migeotte,Emprunt); Z.H. Archibald et alii (éd.), Hellenistic Economies (2001), p. 202; R. Bil-lows, Cities, in A. Erskine (éd.), A Companion to the Hellenistic World (2003), p. 211-212. Une position extrême a été défendue par P. Veyne, op. cit. (n. 8), p. 218-228, pourqui l'évergétisme a remplacé la fiscalité défaillante de la cité hellénistique, incapable detrouver la "solution rationnelle" de l'impôt. Une thèse similaire a pu être invoquée pourrendre compte de l'institution de la liturgie à l'époque classique (M. Austin – P. Vidal-Naquet, Economies et sociétés en Grèce ancienne [19722], p. 141-142) et de l'usage del'évergétisme civique à l'époque impériale (L. De Ligt, Fairs and Markets in the Roman

Empire [1993], p. 239).48 Voir le cas de l'évergète Protogénès d'Olbia (Syll.3 495): alors que pour P. Veyne, op.

cit. (n. 8), p. 235-236, "la cité ne survit que grâce aux largesses du citoyen Protogénès",l'argent que ce dernier a destiné à sa cité pour lui permettre de parer au plus pressé "re-présentait sans doute peu de chose par rapport au montant annuel des revenus publicsd'Olbia" selon Gauthier, Bienfaiteurs, p. 71. Le jugement de Ph. Gauthier paraît cepen-dant plus fondé, car celui-ci fait noter, d'une part, que la cité d'Olbia n'était pas totale-ment sans ressources, mais qu'elle manquait seulement de liquidités; d'autre part, quel'argent versé par Protogénès à la cité n'était pas formé que de dons, mais qu'il compre-nait aussi des prêts et des avances.

UNE APPROCHE HISTORIOGRAPHIQUE DE L'ÉVERGÉTISME 51

1° Les conditions du recours aux évergètes

Il convient tout d'abord de relever que les évergètes ne se manifestentpas uniquement en temps de crise et qu'ils ne sont pas constamment auchevet de la cité. Des évergésies et des dons sont aussi destinés à la com-munauté lorsque la cité n'est pas en butte à des difficultés financières. Parcertains aspects, l'évergétisme est même révélateur de la vitalité économi-que de la cité. Dans le cas des souscriptions publiques, par exemple, et desdons (epidoseis) que les particuliers offrent à cette occasion à la commu-nauté, la prospérité de la cité semble être une condition préalable49. Car lesévergètes, en quête de visibilité et d'influence, sont poussés à attribuer enpriorité leurs largesses aux cités les plus en vue, où leur renommée person-nelle sera rehaussée par le prestige de la ville bénéficiaire.

Je ferai remarquer, ensuite, que les investissements consentis par lesévergètes ne se révèlent pas toujours essentiels. L'évergétisme est un sys-tème qui s'auto-alimente et s'auto-justifie: une évergésie en appelle une au-tre et chaque donation est présentée comme un acte par nature nécessaire àla cité. En dépit de la phraséologie des décrets civiques honorant les bien-faiteurs, qui a tendance à amplifier les mérites de ces derniers, les évergé-sies n'ont pas toutes une importance vitale pour la cité. Certes la commu-nauté ne peut que se réjouir de voir un particulier établir une fondationscolaire, embellir une partie de la ville ou instituer de nouveaux concoursainsi qu'une nouvelle fête religieuse. Ce faisant, l'évergète contribue àl'éclat de la cité et participe activement à la vie civique locale. Mais on nepeut induire de leur simple existence le caractère indispensable de cesévergésies. Il semblerait vain, en effet, de formuler des conjectures sur lafaçon dont une cité aurait fait front à une dépense donnée si un particulierne l'avait prise sur lui; car le plus souvent la cité n'avait pas prévu un telinvestissement et l'initiative du don revient au bienfaiteur lui-même. Celaest particulièrement évident dans le cas des fondations scolaires, par exem-ple. Du moment que la cité antique ne se propose pas comme tâche ordi-naire de veiller à l'éducation des enfants, on ne peut affirmer que les éver-gètes suppléent en l'espèce à la faiblesse de la cité50. De nombreuses éver-gésies, dont font partie justement les fondations scolaires, sont des sortes de

49 Migeotte, Souscriptions, p. 346-356, 376-378.50 C'est cependant l'avis de Marrou, Histoire de l'éducation, p. 160, qui considère quel'éducation publique était un besoin qu'il s'agissait de satisfaire à tout prix: comme "lastructure économique de la cité, demeurée si frêle et somme toute si archaïque […]"empêchait la collectivité de s'en occuper par ses propres moyens, "la solution pratiqueconsista à faire appel à la générosité des particuliers pour assurer le financement de ceservice d'intérêt général".

52 CÉDRIC BRÉLAZ

bénéfices supplémentaires, de surenchères dont la cité tire profit de manièrenon calculée51. De même, dans le cas du gymnase, les évergètes – et, enpremier lieu, les gymnasiarques eux-mêmes – ne se substituent pas à la citépour assurer le fonctionnement ordinaire de l'institution (il existe pour celades revenus publics affectés spécialement à ce "poste budgétaire"), maisleurs contributions permettent, en revanche, au gymnase de vivre avec plusde faste (ouverture hivernale du bâtiment, ornementation des lieux et amé-lioration des infrastructures, distribution d'huile supplémentaire)52.

Il n'empêche que nombre d'évergètes interviennent dans des secteursvitaux pour la cité et souvent dans des périodes d'urgence: une quantitéd'inscriptions insistent sur le dévouement de bienfaiteurs ayant permis àtelle ou telle cité de réparer une muraille en temps de guerre ou d'éviter unedisette en assumant les dépenses utiles. Mais même dans ces situations decrise, il n'est pas sûr que le bienfaiteur n'ait pas pris en charge qu'une partiedes dépenses et que le reste n'ait pas été réglé par les finances publiques.D'ailleurs, l'intervention d'un évergète n'est pas la seule solution qui se pré-sente à la collectivité: dans pareil cas, l'emprunt public est également uninstrument auquel recourt volontiers la cité53. De plus, ces situations d'ur-gence restent par définition des cas exceptionnels. Malgré le nombre élevéd'inscriptions se référant à de tels contextes et décrivant la générosité et labravoure des bienfaiteurs (ces situations de crise se trouvant surreprésen-tées dans la documentation épigraphique puisque leur souvenir était perpé-tué par le biais de volumineux décrets honorifiques que l'on prenait soind'exposer), les dépenses nécessaires aux grands travaux d'urbanisme54, à ladéfense de la cité et à la conduite de la guerre55, ainsi même parfois qu'à

51 La contribution des titulaires des magistratures pouvait néanmoins être attendue etsouhaitée. C'est cette forme de pression sociale qui, à l'époque hellénistique, poussait lesmagistrats à se comporter en bienfaiteurs. Mais on ne peut en conclure que la cité tablaitsur les investissements des particuliers pour se décharger de certains secteurs d'activités.L'utilité de l'évergétisme comme source de revenus complémentaire pour la cité a étémise en évidence pour le cas de Priène par P. Fröhlich, Dépenses publiques et évergé-tisme des citoyens dans l'exercice des charges publiques à Priène à la basse époque hel-lénistique, in P. Fröhlich – Ch. Müller (éd.), op. cit. (n. 43), p. 225-256.52 Schuler, Gymnasiarchie, p. 178-189. Voir, de même, dans le présent volume lescontributions de E. Culasso Gastaldi, p. 115-142, P. Fröhlich, p. 57-94 et L. Migeotte, p.159-167.53 Migeotte, Emprunt, p. 357-362.54 Id., Finances et constructions publiques, in M. Wörrle – P. Zanker (éd.), op. cit. (n.32), p. 79-86.55 Id., Les dépenses militaires des cités grecques: essai de typologie, in J. Andreau et alii

(éd.), Economie antique. La guerre dans les économies antiques (2000), p. 145-176.

UNE APPROCHE HISTORIOGRAPHIQUE DE L'ÉVERGÉTISME 53

l'approvisionnement de la cité56, étaient assurées par l'exercice régulier desfinances publiques.

2° La place de l'évergétisme dans l'organisation financière des cités

Une récente mise au point due à L. Migeotte, prouvant l'existenced'impôts directs fonciers dans les cités grecques57, est venue démentir lesprises de position auxquelles j'ai fait allusion ci-dessus, qui font de l'éver-gétisme une sorte d'ersatz d'impôt. Les études qui, ces dernières années, ontporté sur les finances des cités grecques ont révélé la diversité des sourcesde revenus de ces cités et la souplesse avec laquelle les finances publiquesétaient gérées. Impôts et taxes ordinaires, levées extraordinaires, liturgies,emprunts, souscriptions publiques, la cité grecque possède toute unegamme d'instruments pour accroître ses revenus. A ce titre, l'évergétisme,qu'il soit sollicité ou non, conditionné ou non (comme dans les souscrip-tions ou sous la forme de liturgies), fait partie des sources de revenus po-tentielles de la cité58. Faire appel aux contributions des particuliers neconstitue pas une anomalie dans la gestion des finances publiques des citésgrecques: au contraire, il est habituel qu'une partie des dépenses d'intérêtpublic soit assumée par des privés59. Au gré des circonstances, on décideradonc d'une levée extraordinaire, d'un emprunt, on sollicitera la générositédes citoyens; tous ces moyens sont destinés, non à remplacer les sources derevenus fixes de la cité, mais à les étoffer et à les compléter. Il s'ensuit quel'évergétisme n'a pas la vocation de remplacer une fiscalité soi-disant dé-faillante ou trop peu sophistiquée.

De manière générale, il convient de se garder d'appliquer aux citésantiques la normalité de la fiscalité qui caractérise l'Etat moderne. On pour-ra peut-être critiquer, d'un point de vue théorique, la gestion des financespubliques des cités grecques, en déplorant l'absence d'une technique deprévision financière et de budget systématique; mais force est de constaterque la cité hellénistique n'a pas les mêmes prérogatives que l'Etat moderneet que celle-ci a abordé la question de la gestion des finances publiquesd'une manière plus empirique et plus diversifiée que ne le ferait un Etat

56 Id., Le pain quotidien dans les cités hellénistiques. A propos des fonds permanentspour l'approvisionnement en grain, CCG 2 (1991), p. 19-41.57 Id., Taxation directe en Grèce ancienne, in G. Thür – F.J. Fernández Nieto (éd.), Sym-

posion 1999. Vorträge zur griechischen und hellenistischen Rechtsgeschichte (2003), p.297-313. Cf. Id., Les finances publiques des cités grecques: bilan et perspectives derecherche, Topoi 5 (1995), p. 7-32.58 E. Will, RPh 60 (1986), p. 300-301 (c. r. de Migeotte, Emprunt).59 Dion Chrysostome, Or. XXXVIII, 2.

54 CÉDRIC BRÉLAZ

contemporain. Cette simple différence structurelle dans la manière d'appré-hender les finances publiques ne permet pas d'en faire une tare de la citéhellénistique60.

En guise de bilan: l'évergétisme, un signe de la vitalité des cités hellé-

nistiques?

Les études qui, depuis une trentaine d'années, ont été consacrées àl'évergétisme ont permis de mettre en évidence et de distinguer un phéno-mène complexe dont les implications multiples – morales, sociales, politi-ques, institutionnelles, économiques – touchent quasiment tous les aspectsde la société hellénistique. Ces études ont comme principal mérite d'avoirsouligné l'importance de la pratique du don à la collectivité dans la vie descités grecques à l'époque hellénistique et impériale.

L'interprétation globale que l'on a pu donner de ce phénomène dansle cadre d'appréciations macrohistoriques a parfois surestimé cependantl'impact de l'évergétisme. En le considérant comme un facteur indépendant,on a cherché à donner à l'évergétisme une explication fonctionnelle. On avoulu y voir la pierre angulaire des transformations majeures qu'a connuesla cité grecque à l'époque hellénistique: l'évergétisme devait nécessairementêtre la cause (dans le cas de la théorie du déclin des institutions civiques)ou la conséquence (dans le cas de la théorie de la faiblesse financière descités) de ces bouleversements. Une telle perspective aboutit toutefois à unraisonnement cyclique confinant au déterminisme: les évergètes, en com-blant la cité de leurs bienfaits, se seraient emparés de la vie publique, ce quiaurait précipité le déclin des institutions civiques et affaibli encore davan-tage la cité, laquelle n'aurait eu d'autre choix en retour, pour survivre, quede s'en remettre aux notables. Pourtant, un phénomène aussi complexe quel'évergétisme ne se laisse réduire à une explication monocausale. Il ne s'agitpas d'une abstraction, d'un corps étranger greffé artificiellement à l'intérieurde la cité. L'évergétisme participe de l'évolution de la cité. Plutôt qu'il neprovoque à lui seul des changements dans la société hellénistique, l'évergé-

60 Pour une critique méthodologique des interprétations primitivistes, cf. L. Migeotte,Les finances des cités grecques au-delà du primitivisme et du modernisme, in J.H.M.Strubbe et alii (éd.), !ENERGEIA. Studies on Ancient History and Epigraphy Presented

to H.W. Pleket (1996), p. 79-96; Id., La cité grecque, les citoyens et les finances publi-ques, LEC 70 (2002), p. 13-26. Voir cependant Id., La planification des dépenses publi-ques dans les cités hellénistiques, in B. Virgilio (éd.), Studi ellenistici XIX (2006), p.77-97.

UNE APPROCHE HISTORIOGRAPHIQUE DE L'ÉVERGÉTISME 55

tisme est révélateur de ces modifications et de ces tendances, et au premierchef de la montée en puissance des élites locales61.

Une interprétation exclusivement économique ou politique de l'éver-gétisme ne saurait d'ailleurs rendre compte de toute la diversité du phéno-mène. Car en amont des implications concrètes et matérielles des évergé-sies se trouvent des motivations éthiques et des enjeux sociaux: l'évergé-tisme représente une forme de dialogue entre un individu et la collectivité.Dernièrement, A. Zuiderhoek (The Ambiguity of Munificence, Historia 56[2007], p. 196-213) a également insisté sur le rôle du dèmos dans la relationd'échange que constituent les évergésies, en particulier pour l'époque impé-riale. Chacune des deux parties profite de cette relation où les forcess'équilibrent. L'évergétisme est un fait éminemment civique.

La cité a su traduire en termes institutionnels, en le ramenant dans lecadre de la vie civique, un rapport de forces qui aurait pu tourner à l'avan-tage d'une minorité (les évergètes eux-mêmes: les citoyens les plus fortu-nés, un riche étranger, voire un roi ou un dynaste)62. Tout en les canalisant,la cité hellénistique a, de surcroît, réussi à tirer parti des aspirations desnotables à se manifester au devant de la communauté. Car cet espace devisibilité que les notables purent occuper dans la cité par le biais des éver-gésies a permis non seulement de répondre aux ambitions de prestige desindividus les plus aisés ainsi que d'éviter le renversement des institutions"républicaines" et la création formelle d'oligarchies, mais aussi d'accroîtrele potentiel financier de la collectivité et d'augmenter sa prospérité par desinitiatives individuelles.

En faisant preuve d'une capacité à s'adapter aux mutations sociales,la cité a réussi à maintenir les formes essentielles de ses institutions et deson organisation interne. Dans cette optique, qui envisage le phénomènecomme une dynamique plutôt que comme un poids grevant les rapportssociaux et politiques, la pratique du don à la collectivité et de l'octroi réci-

61 L'évergétisme serait donc l'épiphénomène de transformations sociales plus profondesdans les cités grecques à partir du IVe s. a.C.: on pourrait mentionner, parmi elles, unrelâchement du tissu social et civique formant la collectivité primitive, ainsi que lesprétentions politiques croissantes des individus les plus fortunés. P. Veyne, op. cit. (n.8), p. 201-209, invoque, de son côté, le désintérêt progressif des foules pour la vie poli-tique et y voit une conséquence logique de la crise – inhérente à ce type de régime selonlui – de la démocratie directe. Sur la notion d'élites, cf. D. Campanile, Il fine ultimodella creazione: élites nel mondo ellenistico e romano, MediterrAnt 7 (2004), p. 1-12.62 Notons que les évergésies royales n'instaurent pas forcément de liens de dépendancepolitique entre les cités bénéficiaires et les souverains. En agréant les bienfaits des rois,les cités décident des honneurs à accorder à ces derniers et font ainsi montre de leurautonomie. Cf. Gauthier, Bienfaiteurs, p. 39-66, 129-176; J. Ma, Antiochos III and the

Cities of Western Asia Minor (1999), p. 182-194, 199-201, 208-211.

56 CÉDRIC BRÉLAZ

proque d'honneurs publics peut même être considérée comme un signe devitalité, institutionnelle aussi bien qu'économique, de la cité hellénistique63.

63 Pour une interprétation analogue, ne présentant pas l'émergence des notables au seinde la cité hellénistique comme une rupture et ne voyant pas un signe de déclin dans ledéveloppement de l'évergétisme, cf. F. Chamoux, La civilisation hellénistique (1981), p.236-239; C. Vial, Les Grecs de la paix d'Apamée à la bataille d'Actium 188-31 (1995),p. 215-237; G. Shipley, The Greek World after Alexander 323 – 30 BC (2000), p. 96-107.