Approche philologique et historique du titre royal liqame/we rishakki
Approche de la variation dans le breton de Malguénac
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1
Approche de la variation dans le breton de Malguénac
Cette étude, extraite d’une thèse de doctorat en celtique soutenue à l’Université
Rennes 2 en 2008, se veut une mesure fine de quelques phénomènes de variation
observables dans le parler breton de Malguénac (Morbihan). Ayant décelé des traits
originaux chez chacun des locuteurs, l’auteur entend confronter la réalité d’un corpus
enregistré aux représentations communément admises. Si pour les locuteurs, le breton
local est homogène à l’intérieur de la commune et se distingue par des traits spécifiques
des parlers voisins, l’analyse montre une réalité plus complexe. Elle remet en cause un
tel compartimentage, en établissant à la fois la porosité du parler étudié, naturellement
soumis à des influences extérieures, ainsi que l’existence de micro-usages particuliers,
liés à l’hétérogénéité des trajectoires de vie et de socialisation des acteurs.
Cette étude a pour but d’analyser un certain nombre de phénomènes de variation
dans le breton parlé à Malguénac, commune située au nord du Morbihan (6 km à l’ouest
de Pontivy). Les traits les plus marquants de ce parler ont été établis dans la première
partie de ma thèse (Le Pipec 2008-b pp.58-188), grâce à un travail sur corpus, collecté
par mes soins auprès de locuteurs natifs1. Le prolongement naturel de ce travail consiste
donc à décrire comment cette langue est parlée en pratique, dans une perspective
sociolinguistique. Il ne faut pas voir là un aspect marginal de l’analyse linguistique,
dont la fonction serait de compléter un noyau dur, consacré à la description théorique,
en l’assortissant de considérations empiriques. Tout au contraire, la vision de la
sociolinguistique qui est adoptée ici se range au point de vue de Ph. Blanchet, pour qui
la sociolinguistique n’est pas une partie du champ [de la linguistique], mais une
théorisation du champ (Blanchet & al. 2003 p.43). Dans la mesure où, selon la formule
du CLG, la langue est une institution sociale, l’objet langue ne peut être séparé de la
praxis : la façon dont elle se présente est le produit de son usage.
Aucune langue ne se présente sous la forme idéalisée et neutre des descriptions
abstraites : une langue n’existe que dans la conscience et dans les actes de ceux qui la
parlent. C’est la raison pour laquelle elle est faite d’hétérogénéité, d’approximations qui
reflètent la vie de ses locuteurs. Selon le mot de J.-B. Marcellesi, elle peut se comparer à
un mécanisme qui présente du jeu : un enchaînement imparfait de ses rouages, laissant
1 Les informateurs seront ici désignés par leurs initiales. Les suites de chiffres qui accompagnent les
extraits du corpus servent à les localiser à l’intérieur de celui-ci. Je renvoie le lecteur à l’introduction du
volume ‘corpus’ annexé à ma thèse pour plus de détails.
2
plus ou moins de marge de souplesse dans une construction a priori prévisible
(Marcellesi & al. 2003 p.28). La démarche présente va s’intéresser à ce phénomène, en
recourrant essentiellement à des méthodes quantitatives, par le biais de statistiques.
1. Premières impressions
A regarder de près le corpus, on finit par avoir l’impression qu’il n’existe pas deux
locuteurs parlant tout à fait de la même manière. Le mot enfants, par exemple, qui
apparaît à dix-huit reprises, présente neuf formes différentes (sans tenir compte des
mutations, ni des différences de distribution de l’accent, puisqu’elles sont motivées par
le contexte (cf. Le Pipec 2008-b pp.101-134), comme présenté dans le tableau ci-
dessous. C’est là bien entendu un cas extrême, puisqu’il est rare de rencontrer une telle
élasticité de réalisation. Il peut d’ailleurs peut-être sembler abusif de parler ici de formes
différentes, tant le glissement de l’une à l’autre est aisé, et peut être facilité par des
causes externes comme le débit ou l’environnement phonique. Plutôt que les définir
comme autant d’ensembles phonémiques stables, il est probablement plus légitime d’y
voir des variations phonétiques à partir d’un prototype flou.
Première
voyelle
Deuxième
consonne
Deuxième
voyelle
Voyelle finale
Occurrences
(JD 13-22-5)
(JD 13-22-10)
(JD 13-22-9)
(MLB 5-07-9)
(MLG 9-14-16) (MLB 5-07-10)
(JnLB 12-21-22)
(MALB 10-18-52)
(PBf 13-23-27) (ALP 5-08-15)
(PBf 13-23-27)
(MD 12-20-17)
(MT 12-20-16)
(MT 12-20-16)
(MT 12-20-33)
(MT 12-20-36)
(MLB 5-07-16)
(MLB 5-07-24)
En tout cas, cet exemple témoigne bien de la marge de manœuvre dont disposent les
locuteurs : certains d’entre eux se tiennent à une seule réalisation (hors accents),
d’autres passent d’une variante à l’autre, mais aucun n’éprouve de problème de
3
compréhension face à une variante dont il ne fait pas lui-même usage. D’une part en
raison de leur très grande proximité ; d’autre part parce que la variation, dans le cas
présent, est tellement répandue que toutes les formes possibles ont déjà été entendues
des milliers de fois au cours d’une vie.
Il est même fort probable que beaucoup de locuteurs n’aient même pas conscience de
l’existence de différences si minimes au sein de leur parler. Lorsqu’on les interroge à ce
sujet en effet, tous déclarent que le breton de Malguénac est homogène d’un bout à
l’autre de la commune (alors que des différences bien nettes l’opposeraient aux parlers
des communes limitrophes). La relative hétérogénéité de la population et la répartition
spatiale des personnes nées hors de la commune laissent pourtant planer un doute. Et en
effet, en s’en tenant au corpus, celui-ci permet bien d’isoler pour un certain nombre de
locuteurs, sinon tous, quelques particularités qui dérogent à l’usage général :
• Chez TB émergent quelques très rares traits pourlets2 : elle prononce un [t], avec
(13-24-39), au lieu de ses habituels [t] ; deux [ba], dans (13-24-27 et 13-24-132), au
lieu de [b] ; un [brzel], guerre (13-24-90), seule occurrence de ce type face à
[brzil] chez elle comme chez pratiquement tous les autres informateurs ; un [ni bwe],
nous avions (13-24-81), au lieu de [ni ne] et enfin un [zm], nous étions (13-24-
153), au lieu de [zm]. Elle hésite aussi fréquemment entre deux formes pour
exprimer pour : [avjt] (13-24-58) et [ai] (13-24-34), la première étant plutôt
identifiable comme haut-vannetaise, la seconde bas-vannetaise. Enfin, elle prononce un
[vez] (13-24-9) assez difficile à interpréter pour [ve/e], est, forme d’habitude,
contrastant avec des réalisations généralement de type [e], sauf une exception : [vį]
(13-24-17).
• PBt ferme lui aussi en une seule occasion sa réalisation de [e] en [i] (8-12-18) ;
dans la même phrase, il alterne [prtmoniç] et [{p}rtmn], porte-monnaie (8-12-
22) ; les formes conjuguées du verbe être apparaissent également fermées à deux
2 Le pays pourlet se situe à l’ouest de Malguénac. Il occupe la superficie de trois à quatre cantons (mais
sans se confondre avec aucune limite administrative), autour de Guémené-sur-Scorff. Il est bordé
approximativement par Bubry (inclus), Plouay, Le Faouët, Plouray (inclus), Lescouët-Gouarec et
Cléguérec. La réalité ethnographique de ce « pays » repose essentiellement sur le port (aujourd’hui
obsolète) d’un costume spécifique. Sur le plan linguistique, l’homogénéité du breton qui y est parlé est
beaucoup plus imaginaire que réelle, mais elle est fortement ressentie (et revendiquée) tant à l’intérieur
qu’à l’extérieur. Au crédit de cette représentation, les parlers pourlets, qui appartiennent au bas-vannetais,
se distinguent nettement sur leur flanc est des parlers haut-vannetais (dont fait partie Malguénac) par leur
caractéristiques accentuelles. Sur leur flanc ouest, ils s’opposent aux parlers de type cornouaillais, pour
une part par l’accent, mais davantage par des variantes morphologiques et des habitudes lexicales.
Lexique et morphologie divergent parfois également entre haut et bas-vannetais, mais de façon moins
prononcée.
4
reprises : [win], j’étais (8-12-32) et [wim], nous étions (8-12-28). Même mouvement de
fermeture dans [i ], qui tiennent (8-12-9), au lieu d’un [i trhl] qui aurait été
plus attendu. A l’inverse, deux fois, il prononce [n] pour [ni], nous (8-12-35) ; tandis
que plus loin c’est une voyelle généralement fermée qui s’ouvre : [e], au lieu de [i], ils
(8-12-41). Phénomène très rare, quelques /d/ intervocaliques résistent au rhotacisme
dans [ude], après (8-12-40), ainsi que par deux fois dans , un marchand
(8-12-18), tandis que l’on relève plus loin [ (8-12-26) et dans [],
instituteur (8-12-4) (plus loin, [] ). Enfin, il utilise très occasionnellement la
préposition /b/ pour construire le participe présent (traduit différemment ici) :
, qui apprenaient (8-12-16) ;, qui se promenait (8-12-22).
• PBf, par deux fois réalise une mutation /t/ > /h/ au lieu du rhotacisme décrit plus
haut : [m har], mon beau-père (13-23-14). Il prononce également un [n], nous, au
lieu de [ni] (13-23-8). Enfin, il fait quelquefois usage de la préposition /b/ là où le /i/
est généralement de rigueur : [brwk], avant (13-23-27) ; [b brto], en breton (13-
23-30).
• JD prononce également un [n] pour [ni], nous (13-22-36), ce qui reste une
réalisation occasionnelle. Phénomène assez remarquable, il livre une réfection régulière
du verbe avoir dans [mwn p], j’avais eu (13-22-8). Ce phénomène est attesté comme
bien vivant beaucoup plus au nord-ouest, mais on n’en aurait pas forcément soupçonné
l’existence à Malguénac.
• JoLB prononce lui aussi deux fois [ba], pour [b], dans (1-01-13 et 7-11-117) ; par
ailleurs il utilise un [mi], je, comme pronom personnel sujet (1-01-10), alors que c’est
[m] que l’on attendrait dans cet emploi, tandis que [mi] apparaît normalement (en
concurrence avec [me] ) soit comme pronom objet, soit en position post-verbale.
• JnLB quant à elle prononce un [ni be], nous avons (12-21-105), avec présence d’un
[b] assez inattendu (bien attesté dans la région de Languidic essentiellement), qui
tranche avec les formes [ni n(s) ] qui seraient prévisibles ; de même, on notera un
[ridj], couru (12-21-22), présentant à la fois l’absence de rhotacisme du /d/
intervocalique et la diphtongaison de la voyelle suivante.
• MLG prononce à trois reprises [nm] (9-14-5 ; 9-14-7 et 9-14-10) pour le réfléchi
[inim] (difficilement traduisible), prononciation qui évoque presque les parlers haut-
vannetais du sud ; elle alterne enfin deux fois pour le mot depuis, entre des formes à /d/
5
intervocalique évolué en /r/ et formes où ce /d/ est conservé : [aure] et [auri] (9-14-20
et 9-14-29) face à [a hude] et [audi] (9-14-15 et 9-14-29). Deux exemples se côtoient
donc immédiatement, et il n’est même pas question ici de la variation des voyelles. La
réfection régulière du verbe avoir est aussi présente chez elle, grâce à une occurrence
[dwen c], ils n’avaient pas (9-14-14).
• ALP, qui prononce toujours des [r] là où la mutation grammaticale exige la lénition
du /d/, laisse pourtant échapper un [i ziska], vous apprenez (5-08-99), avec mutation
en [z]. Plus loin, il prononce également le bas-vannetisme [t], avec (5-08-105), au lieu
de [t], en principe exclusif à Malguénac ; enfin, il diphtongue la voyelle de [mjm],
même (5-08-104), phénomène qui me paraît très inhabituel.
• MLM présente également plusieurs de ces particularités : la même diphtongaison,
sur le même mot : [mjm] (5-08-128), ou sur d’autres : [pjh
] et [pj], ce qui (5-08-29
et 128) ; [pj], combien (5-08-54, mais [pih], 5-08-28) ; la même exception à la
mutation de /d/, réalisée en [z] au lieu de [r] dans [m w t zs], littéralement : nous
sommes allés danser3 (5-08-88) ; par ailleurs le /d/ intervocalique résiste également à
tout affaiblissement dans [ude], après (5-08-102) ; enfin, ses interjections équivalentes
à bien sûr ! s’expriment toujours par une forme [syrasz] (5-08-18), qui correspond
plutôt à l’usage guernate, tandis que Malguénac utilise plus volontiers [syrast].
• MT enfin se signale par la conservation (épisodique) d’un [ð] au lieu de [r] pour la
lénition de /d/ et la spirantisation de /t/ : [m ða cir], mon grand-père (12-20-14, mais
[m rad], mon père, quelques mots plus loin), [d ð vle arn n], à vingt-deux ans
(12-20-23, mais [t rrhl], pour tenir, 12-20-14). Ce qui correspond sans doute à la
prononciation ancienne, mais qui n’est généralement conservée qu’à l’est et au nord de
Pontivy. La plupart du temps, c’est bien un [r] que l’on entend cependant :
[], des brouettées de choux (12-20-40). Pourtant le /d/ intervocalique
résiste toutefois dans [], les charretées (12-20-42). Autre particularité
récurrente, la prononciation en [-m] du morphème verbal du passé, première personne
du pluriel dans [zm], nous étions (12-20-27), contre un habituel [zm], (cf. 12-20-
33). On note chez elle aussi l’occurrence assez inattendue d’un [nm], nous avons (12-
20-14), soit une réfection régulière du verbe avoir. Elle aussi construit le participe
3 Au figuré, l’expression signifie ici « l’eau a coulé sous les ponts ».
6
présent grâce à la préposition /b/ au lieu de /i/ : [], travaillait (12-20-14).
Enfin, on relève également chez elle un [brzl], guerre (12-20-14), avec ouverture de
la seconde voyelle.
2. Pour aller plus loin
Après cette première évaluation sommaire, il paraît nécessaire de recourir à un
dispositif d’observation systématique, qui permette de cerner le cœur et les limites du
phénomène de la variation dans le parler de Malguénac. Cependant, toutes les
informations n’étant pas d’un égal intérêt, il convient de définir quels sont les aspects
les plus pertinents à retenir.
2.1. Variation fixée et variation libre
Pour ce faire, il faut tout d’abord préciser deux statuts de la variation : fixée ou libre.
L’examen du cadre géolinguistique dans lequel s’inscrit Malguénac (Le Pipec 2008-a)
permet de mettre en évidence un certain nombre de traits linguistiques marquant le
parler de différentes régions, et les opposant de cette manière. L’évolution du /o/ vieux-
breton conduit ainsi à /œ()/ en bas-vannetais, face à /e()/ en haut-vannetais. On ne
saurait tout à fait exclure que par le passé, un certain flottement ait existé en lieu et
place de la claire répartition observable aujourd’hui. Mais à présent, il s’agit là d’une
variation fixée, puisque aucun locuteur n’hésite ni n’alterne entre ces deux types de
prononciations. Chacune représente une réalité phonémique, qui n’empiète pas sur la
voisine (du moins pas au-delà du seuil normal de dispersion phonétique). D’où le rôle
de marqueur social, en l’occurrence géographique, qu’elles peuvent jouer. A l’inverse, il
peut exister une variation libre, quand à l’intérieur d’un même groupe de locuteurs
peuvent coexister soit plusieurs réalisations d’un même phonème, soit l’alternance
courante et aléatoire de phonèmes plus ou moins proches. Pour reprendre l’exemple du
/o/ vieux-breton, il faut rappeler qu’en haut-vannetais, le /e()/ qui en est issu peut avoir
des réalisations fermées en [i()]. Ce qui conduit même parfois (et souvent en ce qui
concerne Malguénac), à son remplacement par le phonème /i()/. Mais cette variation
reste libre, car elle conserve une certaine marge d’imprévisibilité (même très réduite),
d’un locuteur, d’un groupe, ou d’un mot à l’autre. La variation fixée sépare donc des
groupes de parlers de façon précise, là où la variation libre ne délimite que des zones
tendancielles. C’est donc un phénomène dynamique, qui dans une certaine mesure
7
représente un moteur de l’évolution linguistique. A long terme, il est possible en effet
qu’un certain nombre de variations libres en arrivent à changer de statut, à se figer, et ce
faisant à dessiner de nouvelles limites sub-linguistiques dans un domaine donné.
2.2. Protocole d’observation
La variation fixée relève de la dialectologie, appliquée à l’étude comparative de
différents parlers sur une échelle plus ou moins large. Pour observer la variation interne
au parler de Malguénac, c’est donc à la variation libre que l’on va exclusivement se
consacrer. En ne retenant que les phénomènes suffisamment fréquents pour fournir un
échantillon de taille critique, plusieurs variables émergent. Ils attirent ainsi l’attention
par un certain degré d’hétérogénéité, qui pourrait manifester tantôt une influence de
parlers voisins, tantôt au contraire la marque d’un habitus spécifiquement malguénacois.
Dans la perspective qui nous préoccupe, il ne s’agira plus cependant de mesurer ces
phénomènes de façon globale. La tâche présente consistera à les observer à l’échelon
individuel, pour éventuellement déceler des profils différenciés, qui pourraient
témoigner comment ces influences sont implantées et progressent dans le parler local,
ou au contraire se heurtent à une force d’inertie.
Sur le plan lexical, il s’agit de la distribution de six variantes :
/b/ et /i/, préposition à, dans, en. Apparemment présente dans toute la région de
Pontivy (c'est-à-dire également à l’est du Blavet), /b/ correspond au /ba/ courant dans
une vaste zone centrale de la Basse-Bretagne. La progression de cette forme est donc un
indice certain de l’influence du nord-ouest. Plus l’influence de ces régions est
importante, plus la proportion de /b/ sera significative, et réciproquement.
// et /dj/, de. Cette deuxième forme est assez surprenante car elle n’est guère
attestée, si ce n’est, furtivement, par l’ALBB (cf. carte 6, d’ici). Les outils de
standardisation littéraire que sont les dictionnaires l’ignorent, tout comme, à ma
connaissance, les descriptions du breton populaire.
/j/ et /j/, oui. Au dire des locuteurs, cette opposition est un marqueur
d’appartenance géographique. La première forme serait caractéristique des parlers du
pays pourlet, tandis que la deuxième le serait des parlers haut-vannetais de la région de
Pontivy. L’observation sommaire des comportements linguistiques laisse cependant
légèrement sceptique quant à l’étanchéité d’un tel compartimentage, d’où l’intérêt d’une
évaluation précise.
8
Sur le plan phonologique, le phénomène de fermeture des voyelles (pratiquement
généralisé dans le cas des voyelles longues, moins en ce qui concerne les brèves, cf. Le
Pipec 2000 p.116) fait porter l’intérêt sur les réalisations phonétiques de quelques
phonèmes. En principe, certaines voyelles ont migré d’un degré d’aperture, tandis que
d’autres voyelles longues évitent l’assimilation complète grâce à un léger mouvement
de diphtongaison4 (Le Pipec 2008-b pp.71-75). Le phénomène est d’autant plus
remarquable qu’il est absent des parlers bordant Malguénac tant à l’ouest (bas-
vannetais) qu’à l’est (haut-vannetais intérieur). En revanche, il semble partagé peu ou
prou par toute la zone de transition qui constitue le haut-vannetais du nord-ouest (Le
Pipec 2008-a ; Rolland 1994 t.1 p.4). Mais ces réalisations n’y sont pourtant pas
absolument systématiques. Elles subissent parfois la concurrence de réalisations plus
ouvertes, alignées sur les parlers voisins. Il est donc précieux d’évaluer avec précision
l’importance de ces deux tendances, qui fournit un marqueur identitaire de premier
ordre5. Trois critères semblent particulièrement productifs et intéressants à ce titre :
Le /e/ marquant le morphème de passé à la troisième personne du singulier. Il
semble résister relativement bien à la pression de la fermeture, mais la concurrence est
très intense entre les réalisation [e] et [i] (pas de diphtongaison ici puisque
phonologiquement, la voyelle est brève, même si sa position finale la rend souvent
phonétiquement longue).
Le /o/, qui tend à se réaliser [u], mais qui parfois s’ouvre en [o]. Parallèlement,
concernant les brèves, des cas d’alternance entre [u] et [o] (qui dénotent cette fois des
permutations de phonèmes /u/ et /o/) apparaissent dans quelques termes du lexique. Ces
deux phénomènes seront ici confondus, étant entendu qu’ils témoignent tous deux de la
tension existant entre les deux premiers degrés d’aperture des voyelles postérieures.
Les /i()/ internes aux lexèmes (donc sans valeur grammaticale), spécifiques aux
parlers haut-vannetais du nord-ouest, correspondant à des /e()/ dans les groupes de
parlers voisins. Certains sont sans doute possible non-étymologiques, c'est-à-dire issus
de la fermeture de /e()/, comme /brir/, frère. D’autres pourraient être anciens, comme
/di/, jour, à moins qu’il ne s’agisse de rétablissements après une phase transitoire, soit
l’évolution */i > e > i/. Ceci pourrait en tout cas expliquer (aux côtés de la familiarité
linguistique avec des locuteurs extérieurs), pourquoi des réalisations [e()] se
4 La diphtongue peut toutefois être perdue lorsque le débit rapide d’un mot ne permet pas sa pleine
articulation. 5 Qui en tant que tel échappe pourtant aux locuteurs.
9
rencontrent à des degrés variables selon les termes, au lieu de la réalisation attendue
[i()].
Le domaine de la morphologie ne peut malheureusement pas fournir d’éléments
observables. Non qu’elle ne comporte aucun détail pertinent : le morphème de première
personne du pluriel au passé /-m/ peut surprendre, face à des formes en /-m/ beaucoup
plus répandues ailleurs (deux occurrences de ce type dans le corpus)6. Il aurait par
ailleurs été intéressant d’évaluer la fréquence d’apparition du morphème /-/ à la
troisième personne des verbes conjugués au présent de l’indicatif. Mais ces deux cas de
figure, ou leurs alternatives, apparaissent trop sporadiquement pour constituer une
masse critique.
2.3. Résultats bruts…
Les critères d’observation ayant été déterminés, l’étape suivante a consisté à
procéder au comptage des occurrences de chacun d’entre eux. En raison de la fréquence
très élevée des phonèmes /i/ et /i/, seul un échantillon de 23 termes, (qui constituent
l’essentiel des occurrences avérées et qui seront abordés plus loin) a fait l’objet d’un
relevé détaillé. Ce qui permet de dresser le tableau suivant :
Lexique Phonologie
dans etc. de oui /-e/ (verb.) /o()/ /i()/ (lex.)
Inf. /b/ /i/ // /dj/ /j/ /j/ [e] [i] [o] [u] [e] [i]
TB 23 12 0 0 14 15 65 74 13 8 38 90
PBt 49 22 7 12 14 22 80 104 9 24 41 82
PBf 19 16 1 1 4 20 30 57 8 14 11 65
JD 14 9 1 1 0 13 15 8 3 3 8 18
MALB 6 3 0 0 1 7 4 5 3 1 5 7
JoLB 20 8 9 0 8 5 83 11 6 7 5 51
MJLB 13 13 1 0 8 7 28 7 11 7 11 43
PLB 6 1 0 0 1 7 13 14 5 3 3 15
JnLB 26 8 0 0 13 9 30 72 10 6 19 42
MLB 8 12 0 0 4 6 10 3 0 2 4 19
MLG 16 16 0 2 5 22 40 34 7 14 29 53
ALP 13 22 3 1 3 13 17 14 8 10 15 41
MLM 11 25 4 3 7 20 31 32 9 4 25 34
MT 26 8 0 0 2 9 36 46 3 3 20 27
Total 250 175 26 23 84 175 482 481 95 106 235 587
6 L’usage de /-m/ est d’autant plus inhabituel qu’il marque le présent dans environ les deux tiers du
domaine bretonnant (cf. ALBB c. 349). Mais à Malguénac, c’est /-m/ qui assure cette fonction, la
distinction reste ainsi assurée : /p °nm/ quand nous chantons ; /p °nm/, quand nous chantions.
10
Il faut préciser que par souci de simplification, les timbres phonétiques ambigus ont
été ici assimilés au timbre cardinal le plus proche : [į] = [i] ; [] = [e] etc. S’il est
malaisé de se faire une idée précise des résultats à ce stade, on peut déjà au moins
constater quelques tendances :
- Dans l’opposition familière en breton entre les prépositions /b/ et /i/, dans, en, à
etc., c’est donc la première qui domine assez largement. La seconde garde tout de même
de bonnes positions, en particulier grâce à des locutions telles que /i rwk/, avant, ou
/in dro/, de nouveau, où la distribution de /b/ est assez improbable (mais pas
totalement impossible, puisqu’on en relève quelques exemples chez PBt (8-12-31), PBf
(13-23-27 et 41) et MALB (10-18-41). Cet usage est par ailleurs mieux attesté en bas-
vannetais).
- La représentation unanimement partagée par les Malguénacois associant le /j/ au
pays pourlet, par opposition à leur propre /j/, prend du plomb dans l’aile. On s’aperçoit
ainsi que tout en demeurant très nettement minoritaire (deux fois moins présent que son
concurrent), ce /j/ est loin d’apparaître de façon fugace.
- La tendance à la réalisation fermée des voyelles trouve une première illustration
chiffrée, qui démontre dans une certaine mesure le caractère aléatoire du phénomène :
de l’ordre de la moitié des occurrences pour les deux premiers critères, contre plus des
deux tiers pour le troisième. Le tout avec des différences significatives selon les
informateurs.
Le nombre trop faible d’occurrences de // et /dj/ ne permettra pas de les retenir
dans une projection statistique. Le faible volume de paroles produit par certains
informateurs amène à douter de la pertinence de les y intégrer également. Leur
contribution, qui peut alimenter la base de calcul total, pourra donc en revanche être
négligée en tant que phénomène individuel si elle semble de nature à fausser
l’interprétation.
2.4. … et essai d’analyse
Les trois diagrammes suivants permettent de matérialiser séparément une partie de
ces résultats, en établissant un classement selon les informateurs :
11
0%
20%
40%
60%
80%
100%
13 12 10 11 7 3 4 1 5 2 6 9 14 8 Total
/be/
/i/
1 – La préposition de lieu chez 14 informateurs malguénacois
(cf. nomenclature sous le troisième tableau ci-dessous)
0%
20%
40%
60%
80%
100%
9 3 2 14 7 1 8 13 11 12 4 10 7 6 Total
[-e]
[-i]
2 - Le morphème du passé
0%
20%
40%
60%
80%
100%
4 5 8 3 14 11 12 13 2 10 1 7 9 6 Total
ja
je
3 - Les formes de oui chez 14 informateurs malguénacois
Nomenclature : 1 : TB ; 2 : PBt ; 3 : PBf ; 4 : JD ; 5 : MALB ; 6 : JoLB ; 7 : MJLB ;
8 : PLB ; 9 : JnLB ; 10 : MLB ; 11 : MLG ; 12 : ALP ; 13 : MLM ; 14 : MT
Chose curieuse, quelques indices laissent entrevoir une relative corrélation entre ces
séries : JoLB (représenté ici sous le n°6) occupe ainsi la dernière place à la fois pour les
morphèmes du passé en [i] et pour les occurrences de /j/, alors qu’il affiche également
des valeurs parmi les plus basses pour la proportion de /i/ préposition. Sa femme, MJLB
(n°7) le suit d’ailleurs de près dans les deux derniers diagrammes, mais pas dans le
premier. Les classements de MLM et ALP (n°12 et 13) sont plus irréguliers puisqu’ils
oscillent entre les premières places et le milieu du tableau, mais ces proches voisins
dans la vie ne sont jamais très loin non plus dans les diagrammes.
12
L’enjeu de l’analyse va être cependant de donner une plus grande lisibilité
d’ensemble à ces résultats. Il est aussi de dégager des profils types afin de déterminer
non seulement les tendances générales du parler étudié, mais aussi de mettre en
évidence d’éventuels personnalités ou groupes qui s’en écartent, et d’en éclaircir les
raisons. Après mûre réflexion et quelques tâtonnements, une démarche en particulier
m’est apparue assez intéressante. Les colonnes de chiffres ci-dessus peuvent ainsi être
transposées sous la forme de courbes. Pour permettre la comparaison il est néanmoins
nécessaire de transcrire les données brutes en pourcentages et par souci de clarté, de ne
retenir qu’une seule réponse par critère (le dernier d’entre eux, les réalisations de /i()/
internes aux lexèmes a cependant dû être écarté dans un même souci de lisibilité : les
résultats étaient peu différenciés selon les informateurs, et l’on aboutissait à un
resserrement excessif des courbes. Ce phénomène sera donc vu séparément plus bas).
On obtient alors le graphique suivant, où chaque courbe fine figure un informateur,
tandis que la courbe en gras indique la moyenne des pourcentages obtenus :
0
20
40
60
80
100
120
Be je _i u
Pourcentages comparés chez 14 informateurs de quatre variables
du breton de Malguénac : occurrences de /b/ et de /j/,
réalisations fermées [i] pour /e/ morphème du passé et [u] pour /o/
On ne peut être que frappé par le quasi-parallélisme qui affecte de nombreuses
courbes entre elles. A quelques exceptions près, qui seront discutées plus loin, la plupart
offre un tracé présentant le même mouvement ondulatoire. La régularité des réponses
est telle, que pratiquement toutes les courbes s’inscrivent dans un couloir, comme
indiqué ci-dessous :
13
0
20
40
60
80
100
120
Be je _i u
Tendance générale de quatre variables du breton de Malguénac selon 14 informateurs
Dans ce dernier graphique le couloir est obtenu en traçant deux courbes
supplémentaires à partir des avant-dernières données minima et maxima (faute de quoi,
toutes les courbes y seraient incluses). Ces deux courbes apparaissent en gras, tandis
que la moyenne est toujours donnée comme point de repère en pointillés gras.
2.5. Trois infra-normes ?
Un tel niveau de corrélation signifie une prévisibilité des différents phénomènes en
lien les uns avec les autres : si la proportion de /b/ atteint un niveau x, celle de la
réalisation [i] du morphème /-e/ sera de l’ordre de y, avec une valeur de y fixe par
rapport à x etc., ce qui n’a pourtant rien d’évident a priori. Mais des dissonances
apparaissent aussi nettement en filigrane. En fait, à l’intérieur du couloir, ce sont
plusieurs groupes qui semblent se côtoyer :
1 – Le premier est composé des trois locuteurs dont les courbes groupées forment
une sorte de seuil inférieur : JoLB, MJLB et MLB (graphique ci-dessous). Il ne paraît
guère pertinent de lier leurs particularités linguistiques à leur lieu d’origine, puisqu’ils
se sont tous trois beaucoup déplacés soit à l’intérieur, soit à l’extérieur de la commune
(Le Pipec 2008-b pp.62-65). En revanche, il n’est pas anodin de souligner que les deux
premiers sont mari et femme, et que la troisième fut leur voisine pendant une douzaine
d’années. Si cette dernière fait une sortie spectaculaire du couloir en fin de parcours, il
faut modérer cette impression : la courbe atteint en effet 100 % de réalisation [u] et
14
aucune réalisation [o], mais ces 100 % ne représentent en fait que deux occurrences (cf.
tableau)7.
0
20
40
60
80
100
120
Be je _i u
JoLB
MJLB
MLB
Maxima-1
Minima+1
De ce trio, c’est en fait JoLB qui se démarque le plus de la moyenne malguénacoise,
puisqu’il sort nettement du couloir à cause d’un niveau remarquablement faible de
morphèmes du passé en [i]. Sa proportion de /j/ est aussi notablement faible, mais par
ailleurs, ses /b/ sont nettement plus fréquents que la moyenne. Par comparaison, la
courbe décrite par sa femme, MJLB est en revanche parfaitement parallèle tant à la
limite basse du couloir qu’à la courbe des moyennes. Il n’est pas exclu cependant que
les traits langagiers quelque peu excentriques de JoLB ne soient le résultat du paradoxe
de l’observateur. La présence intimidante du magnétophone aurait ainsi fait émerger un
breton plus ou moins apprêté, ne correspondant pas tout à fait au parler spontané.
J’avais déjà constaté, à la suite de plusieurs années d’entretiens et d’écoute, une certaine
tendance dans ce sens. Menant régulièrement de petites enquêtes linguistiques (en
particulier pour mon mémoire de maîtrise, mais aussi bien avant), il répondait souvent à
mes questions par des formes qui me paraissaient venir d’ailleurs, en particulier du pays
pourlet. Il fallait alors que sa femme intervienne, en lui rappelant que j’étais là pour
étudier le breton de par ici… Ce soupçon se confirme lorsqu’on observe de plus près les
différentes parties du corpus dans lequel il intervient. Dans les deux premiers entretiens,
il est seul face au micro. La situation de stress est donc maximale, ainsi que l’effort de
contrôle sur le langage (cf. Labov 1972 p.139). Les réalisations en [e] du morphème de
passé atteignent alors 73 occurrences, contre seulement 4 réalisations en [i]. A l’inverse,
dans le dernier entretien auquel il contribue, il est engagé dans une conversation avec sa
femme et JLP. Il est permis de penser que le stress est alors beaucoup moins important.
Or dans cette situation, le ratio est de 10 [e], pour 7 [i]. Ces données sont évidemment
7 A cette réserve près, la courbe de MLB s’aligne si bien sur les deux autres qu’elle me paraissait tout de
même représentative malgré le peu d’items qu’elle figure.
15
trop faibles pour être parfaitement fiables, mais elles laissent entrevoir un réflexe
d’adaptation (cf. Le Pipec 2008-b pp.330-365). Pourquoi cependant chercher à
contrefaire un tant soit peu le breton bas-vannetais, si toutefois il s’agit bien de cela ?
Probablement en raison d’un complexe du patoisant. Les locuteurs malguénacois savent
bien que leur parler n’est pas une forme de référence en dehors de leur petite
communauté. Mais cette génération, qui a été superficiellement alphabétisée en breton,
sait également qu’il existe une ou des formes plus prestigieuses de breton, le mythique
vrai breton, celui des livres de messe. Or ce breton livresque, s’il est bien compris n’est
pas maîtrisé activement. Placé en situation de fournir un effort de correction
linguistique, un locuteur habile et qui a eu l’occasion d’entendre autre chose que son
parler natal, emploie tout naturellement les formes exotiques qu’il connaît (à ce sujet,
voir également Thibault 1911).
Au premier abord, le comportement linguistique de JoLB peut donc paraître
légèrement déviant (au sens purement statistique du terme). Mais il faut tempérer cette
impression : s’il sort du couloir, c’est pour y rentrer aussitôt après. Et au vu de la courbe
qu’il dessine, ce comportement reste tout de même subordonné à la physionomie du
parler local. En définitive, on serait tenté de parler plutôt d’anticonformisme. Passant
d’un niveau élevé pour un item à des valeurs très basses pour d’autres et revenir ensuite
dans la moyenne, il joue sans cesse avec la limite d’acceptabilité. Même si son parler a
pu être ici infléchi pour les raisons évoquées plus haut, il n’est bien question que
d’inflexion, et non pas de transformation en profondeur. Il reste donc permis d’avancer
que son parler naturel se rapprochait fort des données présentes, ce que laisse aussi
penser la comparaison avec les profils de sa femme, MJLB et de son ancienne voisine
MLB. Or comment expliquer cet écart à la norme, partagé par ces trois locuteurs ?
Après son installation en ménage, MJLB a peu voyagé hors de la commune ; MLB
quant à elle, a acquis le breton relativement tardivement dans l’enfance, à son arrivée à
Malguénac (sa mère, originaire de Guern, lui parlait en français lorsqu’elles habitaient à
Paris). Il est donc peu probable qu’elles aient été à l’origine du phénomène.
L’explication est beaucoup plus plausible venant de JoLB. Comme sa femme, il effectua
des campagnes saisonnières en Beauce, au cours desquelles il côtoya des locuteurs de
nombreuses régions. Mais contrairement à elle, il les effectua nettement plus jeune, et
surtout, il ne cessa pratiquement jamais de se déplacer. Son métier de maçon et couvreur
l’entraîna régulièrement aux alentours, et en particulier dans le pays pourlet. En outre, il
faut souligner sa remarquable capacité à saisir et à s’approprier des différences
linguistiques même minimes. Habitué à entendre (et à imiter à l’occasion ?) un breton
16
aux sonorités chantantes8, il se sera ainsi laissé influencer plus ou moins consciemment
et se sera éloigné de l’usage malguénacois dominant, avant d’infléchir à son tour le
parler de sa femme. Qu’un seul homme ait pu entraîner tout un groupe de locuteurs
paraît surprenant. Néanmoins, c’est peut-être bien ce qui s’est passé, on le constate aux
profils nettement différents du breton de MJLB et celui de sa propre sœur (cf. infra). On
voit ainsi apparaître un moteur de la variation, qui est le réseau d’interconnaissances.
Un réseau qui à une micro-échelle agit comme un laboratoire où se constitue une micro-
norme de hameau, ou une infra-norme à l’intérieur du parler de la communauté
linguistique.
2 – Les deuxième et troisième groupes ne sont pas aisés à distinguer l’un de l’autre.
Tous deux rassemblent les locuteurs qui se situent le plus près de la moyenne, ce qui
représente en tout huit informateurs. Si l’on tient compte d’une marge d’erreur
raisonnable, on pourrait même arguer que ces deux groupes n’en forment qu’un, par
opposition au premier d’une part et à celui qui sera abordé plus loin d’autre part.
Cependant, en y regardant de près et en procédant à plusieurs essais de commutation ou
de superposition des courbes, on s’apercevra qu’il existe là une moyenne haute et une
moyenne basse, de telle sorte que l’on peut les grouper de la façon suivante :
0
20
40
60
80
100
120
Be je _i u
MT
JD
MALB
PLB
Maxima-1
Minima+1
Le graphique ci-dessus montre donc la moyenne haute, avec des données élevées
pour toutes les entrées sauf la dernière. Comme on le voit, trois courbes se suivent de si
près qu’elles sont parfois presque confondues. Chose remarquable, deux d’entre elles
concernent à nouveau un couple, PLB et sa femme MALB. Il est vrai que cette dernière
intervient très peu, mais la proximité de son breton avec celui de son mari (qui est aussi
son principal interlocuteur) reste frappante. Par ailleurs, PLB se trouve être le frère de
8 C’est ainsi qu’est souvent décrit le breton du pays pourlet par les Malguénacois. L’expression est sujette
à caution, puisqu’elle reflète seulement le point de vue de celui qui l’emploie, mais il semble en fait que
17
JoLB. Mais s’ils ont acquis le breton dans des conditions on ne peut plus similaires, ils
ne sont plus depuis longtemps l’un pour l’autre des interlocuteurs privilégiés, puisqu’ils
ne se voyaient plus au moment de l’enregistrement qu’une quinzaine de fois par an. La
manière dont les deux couples JoLB + MJLB et PLB + MALB gardent leurs distances
linguistiquement tout en alignant les conjoints respectifs corrobore l’hypothèse du
réseau d’interconnaissance comme facteur principal de convergence linguistique. Mais
la présence d’une troisième courbe assez proche (MT) montre que cette explication ne
doit pas être trop exclusive. Originaire du bourg de Malguénac, MT ne fait pas partie du
réseau de socialisation principal des deux précédents. Mais lorsqu’on se situe à si peu de
distance de la moyenne, il est normal que d’autres locuteurs présentent des
caractéristiques du même ordre. Le cas de MT mérite attention à un autre titre
cependant, comme on le verra un peu plus loin.
La courbe décrite par JD pourrait le faire passer pour légèrement excentrique, lui
aussi, puisqu’il se démarque assez nettement des autres, au moins autant que JoLB, ce
qui est encore plus net quand on regarde l’ensemble des courbes. Il s’agit pourtant d’une
impression en trompe-l’œil, car s’il sort lui aussi du couloir, c’est parce qu’il n’a pas
prononcé un seul /j/9 et donc 100 % de /j/. Seulement le volume de parole qu’il a
produites reste très modeste, et on peut penser que si l’enregistrement avait duré, ou s’il
s’était montré plus loquace, il aurait pu atteindre un chiffre plus dans la moyenne.
Le troisième groupe représente donc la moyenne basse, avec principalement trois
informateurs, et une quatrième qui s’y amalgame plus librement :
0
10
20
30
40
50
60
70
80
90
100
Be je _i u
PBf
MLG
ALP
MLM
Maxima-1
Minima+1
toute langue qui ne diffère profondément de celle de l’observateur que par la phonologie et l’économie
accentuelle produit le même effet, comme l’italien pour des locuteurs francophones. 9 Je n’ai pas comptabilisé comme des occurrences de son propre parler les /j/ qu’il cite comme étant en
usage ailleurs.
18
Les courbes de MLM et ALP viennent encore à l’appui de l’explication avancée plus
haut : si elles sont moins fusionnelles que certaines vues précédemment, elles restent
tout de même fort proches. Or tous deux sont voisins au village de Kerbénévent et sont
des interlocuteurs mutuels privilégiés en breton. L’entretien dans lequel ils interviennent
les fait d’ailleurs discuter ensemble. Ce qui soulève une question au passage : la
proximité linguistique que l’on constate est-elle permanente ou simplement induite par
la situation et les conditions de l’échange ? C’est là une question à laquelle il est
difficile de répondre, mais il faut avoir cette interrogation à l’esprit. En l’espèce, la
convergence des parlers de MLM et ALP semblerait plutôt relever du premier cas de
figure, puisqu’elle s’explique assez bien par leurs origines guernates à tous deux : ALP
est né à Lann Vouillen (en Guern, mais très proche de Kerbénévent) où il a vécu jusqu’à
l’âge de douze ans ; MLM est née à Bubry, mais a été élevée essentiellement à Guern,
par une tante bubriate, avant de venir à Malguénac à l’âge de treize ans. Elle affirme par
la même occasion qu’elle parlait le breton pourlet, et que ce serait la femme chez qui
elle fut placée à Malguénac en tant que domestique de ferme qui l’aurait conduite à
adopter le parler de la commune. On peut émettre quelques réserves à ce propos, car le
parler des enfants est en général plus influencé par leur milieu global, et en particulier
par leur groupe d’âge, que par les adultes parlant avec un accent tant soit peu étranger,
surtout si ceux-ci sont très minoritaires (cf. Duran 1995). Il n’est par contre pas exclu
que des termes se rapportant aux tâches ménagères, donc appris au contact de cette
tante, aient émaillé son vocabulaire et motivé cette pression. Mais le fond de son breton
devait certainement se rapprocher davantage du parler de Guern que de celui de Bubry.
Outre la familiarité actuelle de MLM et ALP, leurs parlers resteraient donc relativement
similaires du fait des traces du breton premier entendu et pratiqué dans l’enfance, et qui
pouvait être assez proche.
Cet argument ne peut pas jouer en faveur de PBf cependant. Malgré tout, si celui-ci
sort nettement de la moyenne avec une forte proportion de morphèmes du passé en [i], il
présente pour le reste, des données sensiblement du même ordre que les deux
précédents. Et il se trouve que lui aussi, bien que né à Talvern, a vécu longtemps à
Kerbénévent dans sa jeunesse, et qu’il avait probablement alors des contacts plus étroits
avec certains villages de Guern qu’avec le bourg de Malguénac (Notamment Quelven,
où il était plus aisé de se rendre à la messe). Si un séjour à Kerbénévent est susceptible
de laisser des traces dans le parler des locuteurs, pourquoi alors n’en relève-t-on pas
aussi chez PLB et MALB, qui y ont eux aussi habité un temps ? A fortiori quand on
19
ajoute que MALB est originaire de Coëtmeur, à un jet de pierre de Kerbénévent ? C’est
que d’une part ils n’y ont pas séjourné dans l’enfance, époque où leurs capacités
langagières étaient encore souples et influençables, mais après leur installation en
ménage. D’autre part, ils y auront passé relativement peu de temps (PLB abandonna la
terre au bout de quelques années pour devenir ouvrier d’une coopérative laitière et ils
s’installèrent à Pontivy). Le fait, en outre, que MALB fasse en sorte de parler le breton
le moins possible, peut expliquer également que les locuteurs de ce village aient eu peu
de prise sur son parler.
On voit donc ainsi se dessiner ce qui ressemble à une troisième infra-norme,
phénomène qui ne serait pas vraiment spécifique à un village, ni à une partie de la
commune, mais plutôt à un groupe de personnes, liées dans l’enfance à des locuteurs de
Guern.
La présence à leurs côtés de MLG dans le graphique ci-dessus peut donc paraître
incongrue, puisqu’elle ne répond pas à ce critère. Pourtant objectivement, la courbe qui
décrit ses données se marie très bien aux trois autres, et il n’est guère possible de la faire
figurer dans un autre tableau. Elle n’en diffère que sur un point : elle ressemble
davantage à la courbe moyenne. Ce qui la rapproche du cas de MT, abordé brièvement
plus haut. En fait, sans être identiques, ni même tout à fait parallèles, les courbes de MT
et MLG sont celles qui épousent le mieux celle de la moyenne. Or, elles partagent aussi
toutes deux une histoire personnelle liée à l’émigration : ayant quitté Malguénac pour
Paris dans leur jeunesse, elles ont très peu pratiqué le breton pendant très longtemps, y
compris depuis leur réinstallation à l’occasion de leur retraite. Le breton qu’elles
parlaient avant leur départ n’a donc guère eu l’occasion d’évoluer et il est possible que
leur parler reflète un état de langue légèrement suranné (ce qui expliquerait la
persistance occasionnelle de sons [ð] chez MT, et une diction assez exceptionnellement
claire chez MLG). Ce qui tendrait à démontrer que les excentricités linguistiques (toutes
relatives) des locuteurs les plus actifs sont des phénomènes récents. Il faut bien entendu
mettre cela en parallèle avec la chute de la pratique du breton, qu’observent ses usagers
eux-mêmes : étant de moins en moins intégrés à une communauté linguistique de vaste
échelle (correspondant au moins avec les limites de la commune), les locuteurs sont
également nettement moins soumis à la pression centripète du groupe et ont davantage
de latitude pour secréter avec leurs principaux partenaires une infra-norme qui leur soit
propre
3 – Face aux trois infra-normes qui ont été avancées plus haut, trois locuteurs par
contraste paraissent plus ou moins hors normes :
20
0
10
20
30
40
50
60
70
80
90
100
Be je _i u
TB
PBt
JnLB
Maxima-1
Minima+1
Tous trois ne forment pas pour autant un groupes à eux seuls. PBt et TB, tout
d’abord, demeurent bien inscrits dans le couloir. La courbe qu’ils dessinent décrit
simplement une ondulation légèrement divergente de celle des contours. Celle de TB
n’en est d’ailleurs pas fondamentalement différente, elle s’affaisse surtout sur la
proportion de /j/, qui est particulièrement basse. Or, on peut relativiser ce caractère, en
faisant observer que sa principale interlocutrice régulière en breton, au moment de
l’enregistrement, est une femme originaire du pays pourlet. Elles furent voisines
pendant plusieurs années dans leur enfance et leur jeunesse, et c’est à ce titre qu’elles
continuent à se parler le plus souvent en breton, alors même que TB ne parle guère
qu’en français à son mari. La partie même du corpus où TB intervient le plus (et sur
laquelle est donc basée cette évaluation quantitative) consiste d’ailleurs en un entretien
entre elles. Le /j/ étant plus courant dans le breton de sa protagoniste, elle pourrait
peut-être avoir été influencée de la sorte. La même remarque vaut également pour les
/b/, légèrement supérieurs à la moyenne, mais on pourra alors trouver curieux la faible
représentation des morphèmes passés en [e]. Il n’y a pas nécessairement contradiction,
dès lors que l’on estime qu’une influence linguistique extérieure n’agit pas de façon
frontale, en affectant tous les aspects de la langue. Le secteur plus superficiel que
représente le lexique est naturellement plus exposé, mais aussi mieux maîtrisé que la
phonologie. L’adoption d’un grand nombre de /j/ peut ainsi représenter un effort
conscient (mais pas forcément toujours) pour diminuer la distance avec son
interlocutrice, tandis que la résistance de la phonologie peut être parfaitement
inconsciente et involontaire.
La courbe de PBt, quant à elle, ne se sépare de celle de TB que sur le dernier critère :
beaucoup de [u] chez lui, peu chez elle. Pour le reste, les deux courbes se ressemblent
beaucoup. Le seul critère qui place donc PBt hors norme, et empêche de le classer dans
la moyenne haute, est également cette proportion étonnamment faible de /j/. Mais lui
21
aussi pourrait justifier d’une influence qui l’aurait marqué de la même façon que TB :
celle de sa femme (décédée au moment de l’enregistrement), originaire de Bubry.
Une seule informatrice apparaît donc véritablement hors norme : JnLB. Même si
pour trois critères elle se situe à l’intérieur du couloir, et parfois à assez peu de distance
de la moyenne, la courbe tendancielle que décrivent ses données prend
systématiquement le contre-pied du comportement linguistique des locuteurs
malguénacois. Le graphique suivant le met en évidence (la faisant apparaître en gras),
coupant régulièrement celles des autres locuteurs et surtout la courbe moyenne (cette
dernière en pointillés gras). L’impression est même d’une opposition symétrique par
rapport à la moyenne, ce qui est au moins aussi étonnant que la convergence relative des
autres locuteurs entre eux. A entendre JnLB parler breton pourtant, elle ne se démarque
pas de manière frappante de ses interlocuteurs.
0
20
40
60
80
100
120
Be je _i u
Courbe de tendance de JnLB par rapport à la moyenne et aux autres locuteurs
Une telle régularité dans l’opposition aux tendances générales du breton de
Malguénac laisse penser qu’il s’agit des vestiges d’un parler différent, acquis
antérieurement à son arrivée sur la commune. Et c’est peut-être justement à cause de
leur discrétion que ces divergences ont pu se maintenir : on se trouve là en présence
d’indices très fins, qui probablement passent inaperçus pour la plupart des locuteurs, à
commencer par JnLB elle-même. Ses origines géographiques peuvent largement
expliquer qu’elle ait été exposée dès son plus jeune âge à des formes différentes de
breton : née à Bubry, elle fut orpheline très jeune. Contrairement à sa sœur cadette
MLM, qui connut une certaine stabilité à Guern, elle fut placée comme domestique de
ferme dans plusieurs exploitations successives, principalement aux confins de Guern,
Bubry et Persquen. Elle ne s’installa à Malguénac qu’à l’âge de seize ans, et encore, à
Kerlois, c'est-à-dire un village très excentré, au contact immédiat de Guern. Le fait que
22
PBt ait également séjourné à Kerlois pourrait permettre d’avancer l’hypothèse d’une
infra-norme spécifique à ce village, mais les courbes de PB et JnLB sont trop différentes
pour la justifier, d’autant que les spécificités du parler de PBt ont déjà été discutées plus
haut.
2.6. Les réalisations de /i/ et /i/
La fréquence élevée des voyelles fermées est comme on l’a déjà souligné un trait
majeur du breton de Malguénac. Dans le cas des voyelles postérieures, cela se traduit
par une réalisation de /o/ diphtonguée en [u] et par une évolution courante /o/ > /u/.
Pour les voyelles antérieures, le même phénomène est à l’œuvre, avec [i] pour /e/ et la
migration d’un grand nombre de /e/ vers /i/, plus occasionnellement même de /e/ vers
/i/. Mais si le phénomène est quantitativement limité pour les voyelles postérieures, il
est nettement plus développé pour les antérieures. Les groupes */-er/ et */-ez/, qui
correspondent souvent à des noms d’agents, ont tous connu cette migration, de sorte que
cette combinaison est pratiquement impossible, remplacée par /-ir/ et /-iz/ : /°toir/,
couvreur ; /°bosir/, boucher ; /°krtir/, quartier ; /°obir/, faire ; /°skoldir/,
instituteur ; /°trhriz/, moissonneuse ; /°krmpwhriz/, crêpière etc. En position
finale, la même évolution a eu lieu, d’où /°kfi/, café ; /°rmi/, armée ; /°kti/, côté
etc., mais en laissant de côté une poignée de mots : /ble/, an ; /e/, est etc.,
probablement pour éviter des confusions sémantiques. Le phénomène n’est
probablement pas très ancien, mais suffisamment pour que tous les locuteurs vivants
n’aient pas entendu de formes antérieures, avec /e/. Ces dernières sont pourtant connues
par le biais de trois sources : les parlers voisins où elles sont toujours en usage sous leur
forme originelles ; le français quand il s’agit d’emprunts plus ou moins récents à cette
langue (/°rkytje/, charcutier ; /°mtlite/, mentalité etc.) ; et peut-être aussi la
rémanence des formes anciennes, pour le cas où leur assimilation ne serait pas complète
et achevée. C’est ainsi que l’on rencontre des doublets phonétiques : [krve] - [krvi],
corvée ; [sklerder] - [sklerdir], clarté ; [prtmn] - [prtmni], porte-monnaie
etc. Or ces doublets éprouvent sans cesse la règle, car ils posent la question de leur
transcription : comment faut-il les normaliser (sous forme phonémique) ? Est-on sûr (et
comment l’être ?) qu’il s’agit bien d’un /i/ et non d’un /e/ ou inversement ? La
23
distinction entre /i/ et /e/ (qui peut aussi parfois concerner quelques /i/ et /e/ ) conduit
donc à constituer trois groupes :
• Les /i/ étymologiques, dans /ti/, maison ; /ni/, nous ; /miz/, mois… En principe, ils
ne varient pas et sont donc réalisés [i].
• Les /e/ restés /e/, qui se réalisent [e] sauf exceptions : /ble/, an ; /e/, fois etc.
• Les /e()/ étymologiques remplacés par /i()/. Pour certains mots, la réalisation [i] est
systématique, et dénote une substitution phonémique complète et parfaitement
stabilisée : /°mzir/, temps ; /°tir/, moitié ; /°ni/, nouveau (ce dernier avec
rétablissement d’un /i/ plus ancien) etc. Mais pour d’autres, le /i/ ne semble pas s’être
pleinement imposé, ce qui conduit à une certaine instabilité des réalisations oscillant
entre [i] et [e]. Cet aspect devait initialement être évalué conjointement avec les autres
critères présentés dans les graphiques plus haut, mais d’une part, la faible amplitude des
résultats entre les différents informateurs aurait gêné la lisibilité des graphiques ; et
d’autre part, le nombre élevé d’occurrences de ces phonèmes m’a amené à en limiter
l’observation à une sélection de termes représentatifs, constituant le tableau suivant (par
souci pratique, les items observés sont donnés sous leur forme littéraire) :
24
TB PBt PBf JD MA
LB
Jo
LB
MJ
LB
PL
B
Jn
LB
MLB ML
G
ALP ML
M
MT Tot.
e*
(prépos.)
[i] 14 15 22 7 1 11 15 1 9 10 16 21 24 6 172
[e] 2 14 1 2 2 2 4 2 4 3 4 1 41
e (part.
verb.)
[i] 12 12 1 2 9 2 5 3 7 3 2 3 61
[e] 2 1 2 1 3 2 1 12
e
(possessif)
[i] 1 5 7 1 1 3 1 1 1 1 2 24
[e] 3 1 4
he (possessif)
[i] 11 7 1 1 5 1 1 27
[e] 2 2 4
en/er (pronom)
[i] 4 1 (?) 3 1 9
[e] 1 1
he
(pronom)
[i] 1 1 2
[e] 1 1
é
[i] 17 3 4 1 13 6 9 1 1 2 2 2 61
[e] 2 2 4
pe
[i] 1 1 1 1 1 5
[e] 2 1 3 2 8
re
(2 sens)
[i] 11 23 8 5 1 5 7 2 6 6 1 1 76
[e] 1 3 1 4 3 2 3 8 2 2 29
etre
[i] 1 2 3
[e] 3 1 4
bugale
[i] 2 2 1 1 4 1 1 4 16
[e] 1 1
deiz
[i] 1 1 1 3 4 3 1 1 15
[e] 4 1 1 6
kreisteiz
[i] 1 1
[e] 2 2
oar
[i] 2 3 5
[e] 3 2 5
c’hoar
[i] 1 1 2 1 1 1 7
[e] 1 1
foar
[i] 3 3
[e] 2 2
kêr
[i] 3 3 1 1 3 5 1 1 1 4 23
[e] 3 2 5
gober
[i] 6 5 3 1 1 3 2 4 2 6 2 2 3 40
[e] 1 1 2
eur
[i] 6 1 7
[e] 1 1
breur
[i] 2 2 1 5
[e] 2** 2**
lies
[i] 1 1 1 1 2 6
[e] 1 1 1 3
aes
[i] 1 1 1 3
[e] 1 2 1 1 1 6
me
[i] 1 7 4 2 2 16
[e] 10 7 5 1 1 4 13 2 9 8 15 16 91
Total
[i] 90 82 65 18 7 51 43 15 42 19 53 41 34 27 587
[e] 38 41 11 8 5 5 11 3 19 4 29 15 25 20 235
* Cette liste inclut aussi des /i/ constitutifs de locutions (/imen/, /indro/…) qui n’apparaissaient pas dans le tableau opposant /i/ et
/b/ puisque la commutation entre les deux prépositions y est soit impossible, soit peu courante. Ce qui explique les différences de
totaux.
** Les deux occurrences en [e] ne concernent pas /brir/ directement, mais /°brirek/, beau-frère. /brir/ apparaît donc toujours
réalisé [i].
25
On obtient ainsi une description précise d’un aspect assez central de la variation. Où
l’on constate l’immense majorité des réalisations en [i] et [i] : les 587 occurrences de ce
type représentent plus de 71 % du total. Chiffre qui doit toutefois être revu à la hausse,
car manifestement, le dernier item ne se trouve pas à sa place : /me/, moi. Avec 85 % de
réalisations en [e], c’est bien avec la voyelle mi-fermée /e/ qu’il doit être transcrit et non
*/mi/. Seule mon incertitude à cet égard me l’avait fait inclure dans cette liste. Par la
même occasion apparaît la validité (et les limites) du marqueur géographique que
constitue l’opposition entre [me] et [mi] puisque selon les locuteurs, ce dernier est
caractéristique du parler de Guern, alors que les Malguénacois n’emploient que le
premier. Les chiffres leur donnent raison. Même si des réalisations en [i] peuvent
occasionnellement se produire, elles ne sont majoritaires que chez PBf (dont on a vu
qu’il avait été en contact étroit avec Guern dans son enfance) et chez JoLB (dont on sait
qu’il est capable de modifier son parler face à l’observateur). Si donc on exclut la
dernière entrée du tableau, on obtient cette fois une écrasante majorité d’occurrences en
[i], comme le montre le tableau suivant :
Occurrences Pourcentages
Total
corrigé
[i] 571 79,9 %
[e] 144 19,1 %
Quelques observations intéressantes se dégagent d’autre part lorsque l’on relie les
pourcentages de chaque locuteur à ceux des réalisations de la marque verbale /-e/ du
passé. Le diagramme suivant met ainsi en parallèle la réalisation [i] de ces deux cas de
figure (le diagramme ignore quatre informateurs dont la contribution semblait trop
faible) :
0
10
20
30
40
50
60
70
80
90
100
JnLB PBf MT PBt MJLB TB MLM MLG ALP JoLB
/-e/ = [i] (mophème)
/i/ = [i] (lexèmes)
Tendance à la fermeture des voyelles antérieures chez dix locuteurs malguénacois :
morphème du passé réalisé [i] et distribution de /i()/ dans certains lexèmes
La fréquence des réalisations fermées est donc certes une contrainte puissante du
breton de Malguénac, mais elle laisse une certaine latitude aux locuteurs : il n’y a pas en
26
effet de lien de causalité entre les taux de réalisation fermée des /i()/ composantes des
lexèmes qui nous intéressent ici et du /-e/ morphème de passé. D’une façon générale, il
semble même qu’au contraire, plus les /i()/ des lexèmes se réalisent fermés en [i], plus
la marque du passé est réalisée sous la forme ouverte [e]. D’autre part, les deux
informateurs qui se signalaient plus haut se font à nouveau remarquer ici : JoLB et JnLB
occupent tous deux les positions extrêmes du diagramme, avec des implications
différentes. Le premier, toujours dans une position limite, mais conforme à la tendance
de fond, puisqu’il concentre à la fois les plus fortes proportions de /i/ réalisés [i] et de /-
e/ réalisés [e]. Quant à la seconde, non seulement elle ne se plie pas à cette tendance,
mais à l’opposé, elle est la seule à présenter une proportion de morphèmes /-e/ fermés
en [i] plus importante que celle des phonèmes /i()/.
3. Conclusions
L’observation de la variation, cantonnée à quelques phénomènes clés, a donc dévoilé
la part d’hétérogénéité que renferme le breton de Malguénac, à l’insu même de ses
locuteurs. On peut regretter qu’en se focalisant ainsi sur les (petites) différences, cette
approche vienne en partie accréditer l’un des poncifs les plus répandus sur la langue
bretonne, jusqu’à l’excès : celui de la fragmentation du breton en une marqueterie de
parlers plus ou moins inintelligibles les uns aux autres. S’il y a une part de vérité dans
cette représentation, on en perçoit également les limites : comme pour toute autre
langue, la variation est tout simplement inhérente à l’usage et se manifeste donc jusqu’à
l’intérieur d’une micro-communauté linguistique, sans que sa cohésion ni que
l’intelligibilité de ses membres ne soient pour autant menacées.
Il apparaît par la même occasion que les représentations des locuteurs concernant
leur langue sont assez largement infondées. Les deux caractères principaux qu’ils lui
attribuent spontanément sont son homogénéité (à l’intérieur de la commune), assumée
également pour le parler de la plupart des communes environnantes, et la possibilité de
l’opposer au breton pourlet par l’usage respectif de /j/ et /j/ pour oui. Il est d’ailleurs
assez curieux que pratiquement toute leur attention se focalise sur ce détail assez
mineur, quand tant d’autres marqueurs pourraient être énumérés. Or le breton de
Malguénac n’est ni homogène, ni défini par ce /j/. La variation l’affecte à tel enseigne
que même entre membres d’une même famille, des différences assez sensibles peuvent
être relevées. Quant au /j/, même s’il reste très minoritaire, sa présence diffuse est
27
assez significative. Cependant, avant de jeter la pierre aux locuteurs empiriques, il me
faut reconnaître également que mes propres représentations, construites par hypothèses
à partir de ma connaissance du paysage dialectologique, se sont également révélées
discutables, comme le montrent les trois exemples suivants : l’usage préférentiel de la
préposition de lieu (et de temps) /b/, en lieu et place de /i/, ne manifeste pas réellement
une influence des parlers du nord-ouest. Ses niveaux d’occurrences sont assez variables
d’un locuteur à l’autre, sans que l’on puisse en tirer de conclusion satisfaisante, encore
moins celle d’une plus grande exposition de ceux qui en font le plus grand usage à ce
type de parlers. En revanche, c’est bien le raisonnement qui s’impose concernant la
fréquence d’apparition de /j/ face à /j/. Si le second est ressenti comme la forme
légitime et le premier comme la marque d’un parler autre, ceux qui emploient /j/ le
plus fréquemment sont bien ceux qui de par leur histoire personnelle et leur réseau de
socialisation (en breton en particulier) ont (ou ont eu) les contacts les plus étroits avec le
pays pourlet. Enfin, concernant le morphème du passé /-e/, contrairement à ce que
j’estimais, sa réalisation [i] n’est pas un phénomène typiquement local. Au vu des
informateurs qui s’éloignent nettement de la moyenne, ceux qui ont la plus forte
propension à une réalisation fermée sont plutôt redevables de l’influence du parler de
Guern. Cependant, les trois informateurs qui se signalent en sens inverse, par la plus
forte fréquence de [e] constituent un tableau hétéroclite et pose un vrai défi. L’un d’eux
fait preuve d’un certain anticonformisme linguistique assez constant, qui pourrait
trouver son explication dans sa fréquentation du pays pourlet. Mais il est impossible
d’en dire autant des deux autres, son épouse et leur ancienne voisine. D’où il se dégage
l’un des principaux enseignements de cette étude : l’idée qu’ait pu se développer dans
ce petit cercle une sorte d’infra-norme locale, à l’intérieur même de la communauté
linguistique, reposant sur des traits si infimes qu’ils ne sont probablement guère perçus.
Cette hypothèse se voit validée lorsque l’on met en perspective les différents critères de
variation retenus et que l’on élargit le champ d’observation à l’ensemble des
informateurs. Plus que des variations strictement diatopiques, il semble que ces infra-
normes seraient en fait essentiellement liées à des pratiques personnelles et à des
réseaux de socialisation. Les uns tantôt semblent conserver dans leur parler les vestiges
de l’état de langue qui les a imprégné dans leur enfance, tandis que les autres au
contraire donnent plutôt le sentiment de s’être éloignés sur le tard du parler moyen de la
commune, au fur et à mesure que celui-ci se raréfiait dans l’espace commun et se
rétractait en quelques zones de résistance.
28
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