Approche de la variation dans le breton de Malguénac

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1 Approche de la variation dans le breton de Malguénac Cette étude, extraite d’une thèse de doctorat en celtique soutenue à l’ Université Rennes 2 en 2008, se veut une mesure fine de quelques phénomènes de variation observables dans le parler breton de Malguénac (Morbihan). Ayant décelé des traits originaux chez chacun des locuteurs, l’auteur entend confronter la réalité d’un corpus enregistré aux représentations communément admises. Si pour les locuteurs, le breton local est homogène à l’intérieur de la commune et se distingue par des traits spécifiques des parlers voisins, l’analyse montre une réalité plus complexe. Elle remet en cause un tel compartimentage, en établissant à la fois la porosité du parler étudié, naturellement soumis à des influences extérieures, ainsi que l’existence de micro-usages particuliers, liés à l’hétérogénéité des trajectoires de vie et de socialisation des acteurs. Cette étude a pour but d’analyser un certain nombre de phénomènes de variation dans le breton parlé à Malguénac, commune située au nord du Morbihan (6 km à l’ouest de Pontivy). Les traits les plus marquants de ce parler ont été établis dans la première partie de ma thèse (Le Pipec 2008-b pp.58-188), grâce à un travail sur corpus, collecté par mes soins auprès de locuteurs natifs 1 . Le prolongement naturel de ce travail consiste donc à décrire comment cette langue est parlée en pratique, dans une perspective sociolinguistique. Il ne faut pas voir là un aspect marginal de l’analyse linguistique, dont la fonction serait de compléter un noyau dur, consacré à la description théorique, en l’assortissant de considérations empiriques. Tout au contraire, la vision de la sociolinguistique qui est adoptée ici se range au point de vue de Ph. Blanchet, pour qui la sociolinguistique n’est pas une partie du champ [de la linguistique], mais une théorisation du champ (Blanchet & al. 2003 p.43). Dans la mesure où, selon la formule du CLG, la langue est une institution sociale, l’objet langue ne peut être séparé de la praxis : la façon dont elle se présente est le produit de son usage. Aucune langue ne se présente sous la forme idéalisée et neutre des descriptions abstraites : une langue n’existe que dans la conscience et dans l es actes de ceux qui la parlent. C’est la raison pour laquelle elle est faite d’hétérogénéité, d’approximations qui reflètent la vie de ses locuteurs. Selon le mot de J.-B. Marcellesi, elle peut se comparer à un mécanisme qui présente du jeu : un enchaînement imparfait de ses rouages, laissant 1 Les informateurs seront ici désignés par leurs initiales. Les suites de chiffres qui accompagnent les extraits du corpus servent à les localiser à l’intérieur de celui -ci. Je renvoie le lecteur à l’introduction du volume ‘corpus’ annexé à ma thèse pour plus de détails.

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1

Approche de la variation dans le breton de Malguénac

Cette étude, extraite d’une thèse de doctorat en celtique soutenue à l’Université

Rennes 2 en 2008, se veut une mesure fine de quelques phénomènes de variation

observables dans le parler breton de Malguénac (Morbihan). Ayant décelé des traits

originaux chez chacun des locuteurs, l’auteur entend confronter la réalité d’un corpus

enregistré aux représentations communément admises. Si pour les locuteurs, le breton

local est homogène à l’intérieur de la commune et se distingue par des traits spécifiques

des parlers voisins, l’analyse montre une réalité plus complexe. Elle remet en cause un

tel compartimentage, en établissant à la fois la porosité du parler étudié, naturellement

soumis à des influences extérieures, ainsi que l’existence de micro-usages particuliers,

liés à l’hétérogénéité des trajectoires de vie et de socialisation des acteurs.

Cette étude a pour but d’analyser un certain nombre de phénomènes de variation

dans le breton parlé à Malguénac, commune située au nord du Morbihan (6 km à l’ouest

de Pontivy). Les traits les plus marquants de ce parler ont été établis dans la première

partie de ma thèse (Le Pipec 2008-b pp.58-188), grâce à un travail sur corpus, collecté

par mes soins auprès de locuteurs natifs1. Le prolongement naturel de ce travail consiste

donc à décrire comment cette langue est parlée en pratique, dans une perspective

sociolinguistique. Il ne faut pas voir là un aspect marginal de l’analyse linguistique,

dont la fonction serait de compléter un noyau dur, consacré à la description théorique,

en l’assortissant de considérations empiriques. Tout au contraire, la vision de la

sociolinguistique qui est adoptée ici se range au point de vue de Ph. Blanchet, pour qui

la sociolinguistique n’est pas une partie du champ [de la linguistique], mais une

théorisation du champ (Blanchet & al. 2003 p.43). Dans la mesure où, selon la formule

du CLG, la langue est une institution sociale, l’objet langue ne peut être séparé de la

praxis : la façon dont elle se présente est le produit de son usage.

Aucune langue ne se présente sous la forme idéalisée et neutre des descriptions

abstraites : une langue n’existe que dans la conscience et dans les actes de ceux qui la

parlent. C’est la raison pour laquelle elle est faite d’hétérogénéité, d’approximations qui

reflètent la vie de ses locuteurs. Selon le mot de J.-B. Marcellesi, elle peut se comparer à

un mécanisme qui présente du jeu : un enchaînement imparfait de ses rouages, laissant

1 Les informateurs seront ici désignés par leurs initiales. Les suites de chiffres qui accompagnent les

extraits du corpus servent à les localiser à l’intérieur de celui-ci. Je renvoie le lecteur à l’introduction du

volume ‘corpus’ annexé à ma thèse pour plus de détails.

2

plus ou moins de marge de souplesse dans une construction a priori prévisible

(Marcellesi & al. 2003 p.28). La démarche présente va s’intéresser à ce phénomène, en

recourrant essentiellement à des méthodes quantitatives, par le biais de statistiques.

1. Premières impressions

A regarder de près le corpus, on finit par avoir l’impression qu’il n’existe pas deux

locuteurs parlant tout à fait de la même manière. Le mot enfants, par exemple, qui

apparaît à dix-huit reprises, présente neuf formes différentes (sans tenir compte des

mutations, ni des différences de distribution de l’accent, puisqu’elles sont motivées par

le contexte (cf. Le Pipec 2008-b pp.101-134), comme présenté dans le tableau ci-

dessous. C’est là bien entendu un cas extrême, puisqu’il est rare de rencontrer une telle

élasticité de réalisation. Il peut d’ailleurs peut-être sembler abusif de parler ici de formes

différentes, tant le glissement de l’une à l’autre est aisé, et peut être facilité par des

causes externes comme le débit ou l’environnement phonique. Plutôt que les définir

comme autant d’ensembles phonémiques stables, il est probablement plus légitime d’y

voir des variations phonétiques à partir d’un prototype flou.

Première

voyelle

Deuxième

consonne

Deuxième

voyelle

Voyelle finale

Occurrences

(JD 13-22-5)

(JD 13-22-10)

(JD 13-22-9)

(MLB 5-07-9)

(MLG 9-14-16) (MLB 5-07-10)

(JnLB 12-21-22)

(MALB 10-18-52)

(PBf 13-23-27) (ALP 5-08-15)

(PBf 13-23-27)

(MD 12-20-17)

(MT 12-20-16)

(MT 12-20-16)

(MT 12-20-33)

(MT 12-20-36)

(MLB 5-07-16)

(MLB 5-07-24)

En tout cas, cet exemple témoigne bien de la marge de manœuvre dont disposent les

locuteurs : certains d’entre eux se tiennent à une seule réalisation (hors accents),

d’autres passent d’une variante à l’autre, mais aucun n’éprouve de problème de

3

compréhension face à une variante dont il ne fait pas lui-même usage. D’une part en

raison de leur très grande proximité ; d’autre part parce que la variation, dans le cas

présent, est tellement répandue que toutes les formes possibles ont déjà été entendues

des milliers de fois au cours d’une vie.

Il est même fort probable que beaucoup de locuteurs n’aient même pas conscience de

l’existence de différences si minimes au sein de leur parler. Lorsqu’on les interroge à ce

sujet en effet, tous déclarent que le breton de Malguénac est homogène d’un bout à

l’autre de la commune (alors que des différences bien nettes l’opposeraient aux parlers

des communes limitrophes). La relative hétérogénéité de la population et la répartition

spatiale des personnes nées hors de la commune laissent pourtant planer un doute. Et en

effet, en s’en tenant au corpus, celui-ci permet bien d’isoler pour un certain nombre de

locuteurs, sinon tous, quelques particularités qui dérogent à l’usage général :

• Chez TB émergent quelques très rares traits pourlets2 : elle prononce un [t], avec

(13-24-39), au lieu de ses habituels [t] ; deux [ba], dans (13-24-27 et 13-24-132), au

lieu de [b] ; un [brzel], guerre (13-24-90), seule occurrence de ce type face à

[brzil] chez elle comme chez pratiquement tous les autres informateurs ; un [ni bwe],

nous avions (13-24-81), au lieu de [ni ne] et enfin un [zm], nous étions (13-24-

153), au lieu de [zm]. Elle hésite aussi fréquemment entre deux formes pour

exprimer pour : [avjt] (13-24-58) et [ai] (13-24-34), la première étant plutôt

identifiable comme haut-vannetaise, la seconde bas-vannetaise. Enfin, elle prononce un

[vez] (13-24-9) assez difficile à interpréter pour [ve/e], est, forme d’habitude,

contrastant avec des réalisations généralement de type [e], sauf une exception : [vį]

(13-24-17).

• PBt ferme lui aussi en une seule occasion sa réalisation de [e] en [i] (8-12-18) ;

dans la même phrase, il alterne [prtmoniç] et [{p}rtmn], porte-monnaie (8-12-

22) ; les formes conjuguées du verbe être apparaissent également fermées à deux

2 Le pays pourlet se situe à l’ouest de Malguénac. Il occupe la superficie de trois à quatre cantons (mais

sans se confondre avec aucune limite administrative), autour de Guémené-sur-Scorff. Il est bordé

approximativement par Bubry (inclus), Plouay, Le Faouët, Plouray (inclus), Lescouët-Gouarec et

Cléguérec. La réalité ethnographique de ce « pays » repose essentiellement sur le port (aujourd’hui

obsolète) d’un costume spécifique. Sur le plan linguistique, l’homogénéité du breton qui y est parlé est

beaucoup plus imaginaire que réelle, mais elle est fortement ressentie (et revendiquée) tant à l’intérieur

qu’à l’extérieur. Au crédit de cette représentation, les parlers pourlets, qui appartiennent au bas-vannetais,

se distinguent nettement sur leur flanc est des parlers haut-vannetais (dont fait partie Malguénac) par leur

caractéristiques accentuelles. Sur leur flanc ouest, ils s’opposent aux parlers de type cornouaillais, pour

une part par l’accent, mais davantage par des variantes morphologiques et des habitudes lexicales.

Lexique et morphologie divergent parfois également entre haut et bas-vannetais, mais de façon moins

prononcée.

4

reprises : [win], j’étais (8-12-32) et [wim], nous étions (8-12-28). Même mouvement de

fermeture dans [i ], qui tiennent (8-12-9), au lieu d’un [i trhl] qui aurait été

plus attendu. A l’inverse, deux fois, il prononce [n] pour [ni], nous (8-12-35) ; tandis

que plus loin c’est une voyelle généralement fermée qui s’ouvre : [e], au lieu de [i], ils

(8-12-41). Phénomène très rare, quelques /d/ intervocaliques résistent au rhotacisme

dans [ude], après (8-12-40), ainsi que par deux fois dans , un marchand

(8-12-18), tandis que l’on relève plus loin [ (8-12-26) et dans [],

instituteur (8-12-4) (plus loin, [] ). Enfin, il utilise très occasionnellement la

préposition /b/ pour construire le participe présent (traduit différemment ici) :

, qui apprenaient (8-12-16) ;, qui se promenait (8-12-22).

• PBf, par deux fois réalise une mutation /t/ > /h/ au lieu du rhotacisme décrit plus

haut : [m har], mon beau-père (13-23-14). Il prononce également un [n], nous, au

lieu de [ni] (13-23-8). Enfin, il fait quelquefois usage de la préposition /b/ là où le /i/

est généralement de rigueur : [brwk], avant (13-23-27) ; [b brto], en breton (13-

23-30).

• JD prononce également un [n] pour [ni], nous (13-22-36), ce qui reste une

réalisation occasionnelle. Phénomène assez remarquable, il livre une réfection régulière

du verbe avoir dans [mwn p], j’avais eu (13-22-8). Ce phénomène est attesté comme

bien vivant beaucoup plus au nord-ouest, mais on n’en aurait pas forcément soupçonné

l’existence à Malguénac.

• JoLB prononce lui aussi deux fois [ba], pour [b], dans (1-01-13 et 7-11-117) ; par

ailleurs il utilise un [mi], je, comme pronom personnel sujet (1-01-10), alors que c’est

[m] que l’on attendrait dans cet emploi, tandis que [mi] apparaît normalement (en

concurrence avec [me] ) soit comme pronom objet, soit en position post-verbale.

• JnLB quant à elle prononce un [ni be], nous avons (12-21-105), avec présence d’un

[b] assez inattendu (bien attesté dans la région de Languidic essentiellement), qui

tranche avec les formes [ni n(s) ] qui seraient prévisibles ; de même, on notera un

[ridj], couru (12-21-22), présentant à la fois l’absence de rhotacisme du /d/

intervocalique et la diphtongaison de la voyelle suivante.

• MLG prononce à trois reprises [nm] (9-14-5 ; 9-14-7 et 9-14-10) pour le réfléchi

[inim] (difficilement traduisible), prononciation qui évoque presque les parlers haut-

vannetais du sud ; elle alterne enfin deux fois pour le mot depuis, entre des formes à /d/

5

intervocalique évolué en /r/ et formes où ce /d/ est conservé : [aure] et [auri] (9-14-20

et 9-14-29) face à [a hude] et [audi] (9-14-15 et 9-14-29). Deux exemples se côtoient

donc immédiatement, et il n’est même pas question ici de la variation des voyelles. La

réfection régulière du verbe avoir est aussi présente chez elle, grâce à une occurrence

[dwen c], ils n’avaient pas (9-14-14).

• ALP, qui prononce toujours des [r] là où la mutation grammaticale exige la lénition

du /d/, laisse pourtant échapper un [i ziska], vous apprenez (5-08-99), avec mutation

en [z]. Plus loin, il prononce également le bas-vannetisme [t], avec (5-08-105), au lieu

de [t], en principe exclusif à Malguénac ; enfin, il diphtongue la voyelle de [mjm],

même (5-08-104), phénomène qui me paraît très inhabituel.

• MLM présente également plusieurs de ces particularités : la même diphtongaison,

sur le même mot : [mjm] (5-08-128), ou sur d’autres : [pjh

] et [pj], ce qui (5-08-29

et 128) ; [pj], combien (5-08-54, mais [pih], 5-08-28) ; la même exception à la

mutation de /d/, réalisée en [z] au lieu de [r] dans [m w t zs], littéralement : nous

sommes allés danser3 (5-08-88) ; par ailleurs le /d/ intervocalique résiste également à

tout affaiblissement dans [ude], après (5-08-102) ; enfin, ses interjections équivalentes

à bien sûr ! s’expriment toujours par une forme [syrasz] (5-08-18), qui correspond

plutôt à l’usage guernate, tandis que Malguénac utilise plus volontiers [syrast].

• MT enfin se signale par la conservation (épisodique) d’un [ð] au lieu de [r] pour la

lénition de /d/ et la spirantisation de /t/ : [m ða cir], mon grand-père (12-20-14, mais

[m rad], mon père, quelques mots plus loin), [d ð vle arn n], à vingt-deux ans

(12-20-23, mais [t rrhl], pour tenir, 12-20-14). Ce qui correspond sans doute à la

prononciation ancienne, mais qui n’est généralement conservée qu’à l’est et au nord de

Pontivy. La plupart du temps, c’est bien un [r] que l’on entend cependant :

[], des brouettées de choux (12-20-40). Pourtant le /d/ intervocalique

résiste toutefois dans [], les charretées (12-20-42). Autre particularité

récurrente, la prononciation en [-m] du morphème verbal du passé, première personne

du pluriel dans [zm], nous étions (12-20-27), contre un habituel [zm], (cf. 12-20-

33). On note chez elle aussi l’occurrence assez inattendue d’un [nm], nous avons (12-

20-14), soit une réfection régulière du verbe avoir. Elle aussi construit le participe

3 Au figuré, l’expression signifie ici « l’eau a coulé sous les ponts ».

6

présent grâce à la préposition /b/ au lieu de /i/ : [], travaillait (12-20-14).

Enfin, on relève également chez elle un [brzl], guerre (12-20-14), avec ouverture de

la seconde voyelle.

2. Pour aller plus loin

Après cette première évaluation sommaire, il paraît nécessaire de recourir à un

dispositif d’observation systématique, qui permette de cerner le cœur et les limites du

phénomène de la variation dans le parler de Malguénac. Cependant, toutes les

informations n’étant pas d’un égal intérêt, il convient de définir quels sont les aspects

les plus pertinents à retenir.

2.1. Variation fixée et variation libre

Pour ce faire, il faut tout d’abord préciser deux statuts de la variation : fixée ou libre.

L’examen du cadre géolinguistique dans lequel s’inscrit Malguénac (Le Pipec 2008-a)

permet de mettre en évidence un certain nombre de traits linguistiques marquant le

parler de différentes régions, et les opposant de cette manière. L’évolution du /o/ vieux-

breton conduit ainsi à /œ()/ en bas-vannetais, face à /e()/ en haut-vannetais. On ne

saurait tout à fait exclure que par le passé, un certain flottement ait existé en lieu et

place de la claire répartition observable aujourd’hui. Mais à présent, il s’agit là d’une

variation fixée, puisque aucun locuteur n’hésite ni n’alterne entre ces deux types de

prononciations. Chacune représente une réalité phonémique, qui n’empiète pas sur la

voisine (du moins pas au-delà du seuil normal de dispersion phonétique). D’où le rôle

de marqueur social, en l’occurrence géographique, qu’elles peuvent jouer. A l’inverse, il

peut exister une variation libre, quand à l’intérieur d’un même groupe de locuteurs

peuvent coexister soit plusieurs réalisations d’un même phonème, soit l’alternance

courante et aléatoire de phonèmes plus ou moins proches. Pour reprendre l’exemple du

/o/ vieux-breton, il faut rappeler qu’en haut-vannetais, le /e()/ qui en est issu peut avoir

des réalisations fermées en [i()]. Ce qui conduit même parfois (et souvent en ce qui

concerne Malguénac), à son remplacement par le phonème /i()/. Mais cette variation

reste libre, car elle conserve une certaine marge d’imprévisibilité (même très réduite),

d’un locuteur, d’un groupe, ou d’un mot à l’autre. La variation fixée sépare donc des

groupes de parlers de façon précise, là où la variation libre ne délimite que des zones

tendancielles. C’est donc un phénomène dynamique, qui dans une certaine mesure

7

représente un moteur de l’évolution linguistique. A long terme, il est possible en effet

qu’un certain nombre de variations libres en arrivent à changer de statut, à se figer, et ce

faisant à dessiner de nouvelles limites sub-linguistiques dans un domaine donné.

2.2. Protocole d’observation

La variation fixée relève de la dialectologie, appliquée à l’étude comparative de

différents parlers sur une échelle plus ou moins large. Pour observer la variation interne

au parler de Malguénac, c’est donc à la variation libre que l’on va exclusivement se

consacrer. En ne retenant que les phénomènes suffisamment fréquents pour fournir un

échantillon de taille critique, plusieurs variables émergent. Ils attirent ainsi l’attention

par un certain degré d’hétérogénéité, qui pourrait manifester tantôt une influence de

parlers voisins, tantôt au contraire la marque d’un habitus spécifiquement malguénacois.

Dans la perspective qui nous préoccupe, il ne s’agira plus cependant de mesurer ces

phénomènes de façon globale. La tâche présente consistera à les observer à l’échelon

individuel, pour éventuellement déceler des profils différenciés, qui pourraient

témoigner comment ces influences sont implantées et progressent dans le parler local,

ou au contraire se heurtent à une force d’inertie.

Sur le plan lexical, il s’agit de la distribution de six variantes :

/b/ et /i/, préposition à, dans, en. Apparemment présente dans toute la région de

Pontivy (c'est-à-dire également à l’est du Blavet), /b/ correspond au /ba/ courant dans

une vaste zone centrale de la Basse-Bretagne. La progression de cette forme est donc un

indice certain de l’influence du nord-ouest. Plus l’influence de ces régions est

importante, plus la proportion de /b/ sera significative, et réciproquement.

// et /dj/, de. Cette deuxième forme est assez surprenante car elle n’est guère

attestée, si ce n’est, furtivement, par l’ALBB (cf. carte 6, d’ici). Les outils de

standardisation littéraire que sont les dictionnaires l’ignorent, tout comme, à ma

connaissance, les descriptions du breton populaire.

/j/ et /j/, oui. Au dire des locuteurs, cette opposition est un marqueur

d’appartenance géographique. La première forme serait caractéristique des parlers du

pays pourlet, tandis que la deuxième le serait des parlers haut-vannetais de la région de

Pontivy. L’observation sommaire des comportements linguistiques laisse cependant

légèrement sceptique quant à l’étanchéité d’un tel compartimentage, d’où l’intérêt d’une

évaluation précise.

8

Sur le plan phonologique, le phénomène de fermeture des voyelles (pratiquement

généralisé dans le cas des voyelles longues, moins en ce qui concerne les brèves, cf. Le

Pipec 2000 p.116) fait porter l’intérêt sur les réalisations phonétiques de quelques

phonèmes. En principe, certaines voyelles ont migré d’un degré d’aperture, tandis que

d’autres voyelles longues évitent l’assimilation complète grâce à un léger mouvement

de diphtongaison4 (Le Pipec 2008-b pp.71-75). Le phénomène est d’autant plus

remarquable qu’il est absent des parlers bordant Malguénac tant à l’ouest (bas-

vannetais) qu’à l’est (haut-vannetais intérieur). En revanche, il semble partagé peu ou

prou par toute la zone de transition qui constitue le haut-vannetais du nord-ouest (Le

Pipec 2008-a ; Rolland 1994 t.1 p.4). Mais ces réalisations n’y sont pourtant pas

absolument systématiques. Elles subissent parfois la concurrence de réalisations plus

ouvertes, alignées sur les parlers voisins. Il est donc précieux d’évaluer avec précision

l’importance de ces deux tendances, qui fournit un marqueur identitaire de premier

ordre5. Trois critères semblent particulièrement productifs et intéressants à ce titre :

Le /e/ marquant le morphème de passé à la troisième personne du singulier. Il

semble résister relativement bien à la pression de la fermeture, mais la concurrence est

très intense entre les réalisation [e] et [i] (pas de diphtongaison ici puisque

phonologiquement, la voyelle est brève, même si sa position finale la rend souvent

phonétiquement longue).

Le /o/, qui tend à se réaliser [u], mais qui parfois s’ouvre en [o]. Parallèlement,

concernant les brèves, des cas d’alternance entre [u] et [o] (qui dénotent cette fois des

permutations de phonèmes /u/ et /o/) apparaissent dans quelques termes du lexique. Ces

deux phénomènes seront ici confondus, étant entendu qu’ils témoignent tous deux de la

tension existant entre les deux premiers degrés d’aperture des voyelles postérieures.

Les /i()/ internes aux lexèmes (donc sans valeur grammaticale), spécifiques aux

parlers haut-vannetais du nord-ouest, correspondant à des /e()/ dans les groupes de

parlers voisins. Certains sont sans doute possible non-étymologiques, c'est-à-dire issus

de la fermeture de /e()/, comme /brir/, frère. D’autres pourraient être anciens, comme

/di/, jour, à moins qu’il ne s’agisse de rétablissements après une phase transitoire, soit

l’évolution */i > e > i/. Ceci pourrait en tout cas expliquer (aux côtés de la familiarité

linguistique avec des locuteurs extérieurs), pourquoi des réalisations [e()] se

4 La diphtongue peut toutefois être perdue lorsque le débit rapide d’un mot ne permet pas sa pleine

articulation. 5 Qui en tant que tel échappe pourtant aux locuteurs.

9

rencontrent à des degrés variables selon les termes, au lieu de la réalisation attendue

[i()].

Le domaine de la morphologie ne peut malheureusement pas fournir d’éléments

observables. Non qu’elle ne comporte aucun détail pertinent : le morphème de première

personne du pluriel au passé /-m/ peut surprendre, face à des formes en /-m/ beaucoup

plus répandues ailleurs (deux occurrences de ce type dans le corpus)6. Il aurait par

ailleurs été intéressant d’évaluer la fréquence d’apparition du morphème /-/ à la

troisième personne des verbes conjugués au présent de l’indicatif. Mais ces deux cas de

figure, ou leurs alternatives, apparaissent trop sporadiquement pour constituer une

masse critique.

2.3. Résultats bruts…

Les critères d’observation ayant été déterminés, l’étape suivante a consisté à

procéder au comptage des occurrences de chacun d’entre eux. En raison de la fréquence

très élevée des phonèmes /i/ et /i/, seul un échantillon de 23 termes, (qui constituent

l’essentiel des occurrences avérées et qui seront abordés plus loin) a fait l’objet d’un

relevé détaillé. Ce qui permet de dresser le tableau suivant :

Lexique Phonologie

dans etc. de oui /-e/ (verb.) /o()/ /i()/ (lex.)

Inf. /b/ /i/ // /dj/ /j/ /j/ [e] [i] [o] [u] [e] [i]

TB 23 12 0 0 14 15 65 74 13 8 38 90

PBt 49 22 7 12 14 22 80 104 9 24 41 82

PBf 19 16 1 1 4 20 30 57 8 14 11 65

JD 14 9 1 1 0 13 15 8 3 3 8 18

MALB 6 3 0 0 1 7 4 5 3 1 5 7

JoLB 20 8 9 0 8 5 83 11 6 7 5 51

MJLB 13 13 1 0 8 7 28 7 11 7 11 43

PLB 6 1 0 0 1 7 13 14 5 3 3 15

JnLB 26 8 0 0 13 9 30 72 10 6 19 42

MLB 8 12 0 0 4 6 10 3 0 2 4 19

MLG 16 16 0 2 5 22 40 34 7 14 29 53

ALP 13 22 3 1 3 13 17 14 8 10 15 41

MLM 11 25 4 3 7 20 31 32 9 4 25 34

MT 26 8 0 0 2 9 36 46 3 3 20 27

Total 250 175 26 23 84 175 482 481 95 106 235 587

6 L’usage de /-m/ est d’autant plus inhabituel qu’il marque le présent dans environ les deux tiers du

domaine bretonnant (cf. ALBB c. 349). Mais à Malguénac, c’est /-m/ qui assure cette fonction, la

distinction reste ainsi assurée : /p °nm/ quand nous chantons ; /p °nm/, quand nous chantions.

10

Il faut préciser que par souci de simplification, les timbres phonétiques ambigus ont

été ici assimilés au timbre cardinal le plus proche : [į] = [i] ; [] = [e] etc. S’il est

malaisé de se faire une idée précise des résultats à ce stade, on peut déjà au moins

constater quelques tendances :

- Dans l’opposition familière en breton entre les prépositions /b/ et /i/, dans, en, à

etc., c’est donc la première qui domine assez largement. La seconde garde tout de même

de bonnes positions, en particulier grâce à des locutions telles que /i rwk/, avant, ou

/in dro/, de nouveau, où la distribution de /b/ est assez improbable (mais pas

totalement impossible, puisqu’on en relève quelques exemples chez PBt (8-12-31), PBf

(13-23-27 et 41) et MALB (10-18-41). Cet usage est par ailleurs mieux attesté en bas-

vannetais).

- La représentation unanimement partagée par les Malguénacois associant le /j/ au

pays pourlet, par opposition à leur propre /j/, prend du plomb dans l’aile. On s’aperçoit

ainsi que tout en demeurant très nettement minoritaire (deux fois moins présent que son

concurrent), ce /j/ est loin d’apparaître de façon fugace.

- La tendance à la réalisation fermée des voyelles trouve une première illustration

chiffrée, qui démontre dans une certaine mesure le caractère aléatoire du phénomène :

de l’ordre de la moitié des occurrences pour les deux premiers critères, contre plus des

deux tiers pour le troisième. Le tout avec des différences significatives selon les

informateurs.

Le nombre trop faible d’occurrences de // et /dj/ ne permettra pas de les retenir

dans une projection statistique. Le faible volume de paroles produit par certains

informateurs amène à douter de la pertinence de les y intégrer également. Leur

contribution, qui peut alimenter la base de calcul total, pourra donc en revanche être

négligée en tant que phénomène individuel si elle semble de nature à fausser

l’interprétation.

2.4. … et essai d’analyse

Les trois diagrammes suivants permettent de matérialiser séparément une partie de

ces résultats, en établissant un classement selon les informateurs :

11

0%

20%

40%

60%

80%

100%

13 12 10 11 7 3 4 1 5 2 6 9 14 8 Total

/be/

/i/

1 – La préposition de lieu chez 14 informateurs malguénacois

(cf. nomenclature sous le troisième tableau ci-dessous)

0%

20%

40%

60%

80%

100%

9 3 2 14 7 1 8 13 11 12 4 10 7 6 Total

[-e]

[-i]

2 - Le morphème du passé

0%

20%

40%

60%

80%

100%

4 5 8 3 14 11 12 13 2 10 1 7 9 6 Total

ja

je

3 - Les formes de oui chez 14 informateurs malguénacois

Nomenclature : 1 : TB ; 2 : PBt ; 3 : PBf ; 4 : JD ; 5 : MALB ; 6 : JoLB ; 7 : MJLB ;

8 : PLB ; 9 : JnLB ; 10 : MLB ; 11 : MLG ; 12 : ALP ; 13 : MLM ; 14 : MT

Chose curieuse, quelques indices laissent entrevoir une relative corrélation entre ces

séries : JoLB (représenté ici sous le n°6) occupe ainsi la dernière place à la fois pour les

morphèmes du passé en [i] et pour les occurrences de /j/, alors qu’il affiche également

des valeurs parmi les plus basses pour la proportion de /i/ préposition. Sa femme, MJLB

(n°7) le suit d’ailleurs de près dans les deux derniers diagrammes, mais pas dans le

premier. Les classements de MLM et ALP (n°12 et 13) sont plus irréguliers puisqu’ils

oscillent entre les premières places et le milieu du tableau, mais ces proches voisins

dans la vie ne sont jamais très loin non plus dans les diagrammes.

12

L’enjeu de l’analyse va être cependant de donner une plus grande lisibilité

d’ensemble à ces résultats. Il est aussi de dégager des profils types afin de déterminer

non seulement les tendances générales du parler étudié, mais aussi de mettre en

évidence d’éventuels personnalités ou groupes qui s’en écartent, et d’en éclaircir les

raisons. Après mûre réflexion et quelques tâtonnements, une démarche en particulier

m’est apparue assez intéressante. Les colonnes de chiffres ci-dessus peuvent ainsi être

transposées sous la forme de courbes. Pour permettre la comparaison il est néanmoins

nécessaire de transcrire les données brutes en pourcentages et par souci de clarté, de ne

retenir qu’une seule réponse par critère (le dernier d’entre eux, les réalisations de /i()/

internes aux lexèmes a cependant dû être écarté dans un même souci de lisibilité : les

résultats étaient peu différenciés selon les informateurs, et l’on aboutissait à un

resserrement excessif des courbes. Ce phénomène sera donc vu séparément plus bas).

On obtient alors le graphique suivant, où chaque courbe fine figure un informateur,

tandis que la courbe en gras indique la moyenne des pourcentages obtenus :

0

20

40

60

80

100

120

Be je _i u

Pourcentages comparés chez 14 informateurs de quatre variables

du breton de Malguénac : occurrences de /b/ et de /j/,

réalisations fermées [i] pour /e/ morphème du passé et [u] pour /o/

On ne peut être que frappé par le quasi-parallélisme qui affecte de nombreuses

courbes entre elles. A quelques exceptions près, qui seront discutées plus loin, la plupart

offre un tracé présentant le même mouvement ondulatoire. La régularité des réponses

est telle, que pratiquement toutes les courbes s’inscrivent dans un couloir, comme

indiqué ci-dessous :

13

0

20

40

60

80

100

120

Be je _i u

Tendance générale de quatre variables du breton de Malguénac selon 14 informateurs

Dans ce dernier graphique le couloir est obtenu en traçant deux courbes

supplémentaires à partir des avant-dernières données minima et maxima (faute de quoi,

toutes les courbes y seraient incluses). Ces deux courbes apparaissent en gras, tandis

que la moyenne est toujours donnée comme point de repère en pointillés gras.

2.5. Trois infra-normes ?

Un tel niveau de corrélation signifie une prévisibilité des différents phénomènes en

lien les uns avec les autres : si la proportion de /b/ atteint un niveau x, celle de la

réalisation [i] du morphème /-e/ sera de l’ordre de y, avec une valeur de y fixe par

rapport à x etc., ce qui n’a pourtant rien d’évident a priori. Mais des dissonances

apparaissent aussi nettement en filigrane. En fait, à l’intérieur du couloir, ce sont

plusieurs groupes qui semblent se côtoyer :

1 – Le premier est composé des trois locuteurs dont les courbes groupées forment

une sorte de seuil inférieur : JoLB, MJLB et MLB (graphique ci-dessous). Il ne paraît

guère pertinent de lier leurs particularités linguistiques à leur lieu d’origine, puisqu’ils

se sont tous trois beaucoup déplacés soit à l’intérieur, soit à l’extérieur de la commune

(Le Pipec 2008-b pp.62-65). En revanche, il n’est pas anodin de souligner que les deux

premiers sont mari et femme, et que la troisième fut leur voisine pendant une douzaine

d’années. Si cette dernière fait une sortie spectaculaire du couloir en fin de parcours, il

faut modérer cette impression : la courbe atteint en effet 100 % de réalisation [u] et

14

aucune réalisation [o], mais ces 100 % ne représentent en fait que deux occurrences (cf.

tableau)7.

0

20

40

60

80

100

120

Be je _i u

JoLB

MJLB

MLB

Maxima-1

Minima+1

De ce trio, c’est en fait JoLB qui se démarque le plus de la moyenne malguénacoise,

puisqu’il sort nettement du couloir à cause d’un niveau remarquablement faible de

morphèmes du passé en [i]. Sa proportion de /j/ est aussi notablement faible, mais par

ailleurs, ses /b/ sont nettement plus fréquents que la moyenne. Par comparaison, la

courbe décrite par sa femme, MJLB est en revanche parfaitement parallèle tant à la

limite basse du couloir qu’à la courbe des moyennes. Il n’est pas exclu cependant que

les traits langagiers quelque peu excentriques de JoLB ne soient le résultat du paradoxe

de l’observateur. La présence intimidante du magnétophone aurait ainsi fait émerger un

breton plus ou moins apprêté, ne correspondant pas tout à fait au parler spontané.

J’avais déjà constaté, à la suite de plusieurs années d’entretiens et d’écoute, une certaine

tendance dans ce sens. Menant régulièrement de petites enquêtes linguistiques (en

particulier pour mon mémoire de maîtrise, mais aussi bien avant), il répondait souvent à

mes questions par des formes qui me paraissaient venir d’ailleurs, en particulier du pays

pourlet. Il fallait alors que sa femme intervienne, en lui rappelant que j’étais là pour

étudier le breton de par ici… Ce soupçon se confirme lorsqu’on observe de plus près les

différentes parties du corpus dans lequel il intervient. Dans les deux premiers entretiens,

il est seul face au micro. La situation de stress est donc maximale, ainsi que l’effort de

contrôle sur le langage (cf. Labov 1972 p.139). Les réalisations en [e] du morphème de

passé atteignent alors 73 occurrences, contre seulement 4 réalisations en [i]. A l’inverse,

dans le dernier entretien auquel il contribue, il est engagé dans une conversation avec sa

femme et JLP. Il est permis de penser que le stress est alors beaucoup moins important.

Or dans cette situation, le ratio est de 10 [e], pour 7 [i]. Ces données sont évidemment

7 A cette réserve près, la courbe de MLB s’aligne si bien sur les deux autres qu’elle me paraissait tout de

même représentative malgré le peu d’items qu’elle figure.

15

trop faibles pour être parfaitement fiables, mais elles laissent entrevoir un réflexe

d’adaptation (cf. Le Pipec 2008-b pp.330-365). Pourquoi cependant chercher à

contrefaire un tant soit peu le breton bas-vannetais, si toutefois il s’agit bien de cela ?

Probablement en raison d’un complexe du patoisant. Les locuteurs malguénacois savent

bien que leur parler n’est pas une forme de référence en dehors de leur petite

communauté. Mais cette génération, qui a été superficiellement alphabétisée en breton,

sait également qu’il existe une ou des formes plus prestigieuses de breton, le mythique

vrai breton, celui des livres de messe. Or ce breton livresque, s’il est bien compris n’est

pas maîtrisé activement. Placé en situation de fournir un effort de correction

linguistique, un locuteur habile et qui a eu l’occasion d’entendre autre chose que son

parler natal, emploie tout naturellement les formes exotiques qu’il connaît (à ce sujet,

voir également Thibault 1911).

Au premier abord, le comportement linguistique de JoLB peut donc paraître

légèrement déviant (au sens purement statistique du terme). Mais il faut tempérer cette

impression : s’il sort du couloir, c’est pour y rentrer aussitôt après. Et au vu de la courbe

qu’il dessine, ce comportement reste tout de même subordonné à la physionomie du

parler local. En définitive, on serait tenté de parler plutôt d’anticonformisme. Passant

d’un niveau élevé pour un item à des valeurs très basses pour d’autres et revenir ensuite

dans la moyenne, il joue sans cesse avec la limite d’acceptabilité. Même si son parler a

pu être ici infléchi pour les raisons évoquées plus haut, il n’est bien question que

d’inflexion, et non pas de transformation en profondeur. Il reste donc permis d’avancer

que son parler naturel se rapprochait fort des données présentes, ce que laisse aussi

penser la comparaison avec les profils de sa femme, MJLB et de son ancienne voisine

MLB. Or comment expliquer cet écart à la norme, partagé par ces trois locuteurs ?

Après son installation en ménage, MJLB a peu voyagé hors de la commune ; MLB

quant à elle, a acquis le breton relativement tardivement dans l’enfance, à son arrivée à

Malguénac (sa mère, originaire de Guern, lui parlait en français lorsqu’elles habitaient à

Paris). Il est donc peu probable qu’elles aient été à l’origine du phénomène.

L’explication est beaucoup plus plausible venant de JoLB. Comme sa femme, il effectua

des campagnes saisonnières en Beauce, au cours desquelles il côtoya des locuteurs de

nombreuses régions. Mais contrairement à elle, il les effectua nettement plus jeune, et

surtout, il ne cessa pratiquement jamais de se déplacer. Son métier de maçon et couvreur

l’entraîna régulièrement aux alentours, et en particulier dans le pays pourlet. En outre, il

faut souligner sa remarquable capacité à saisir et à s’approprier des différences

linguistiques même minimes. Habitué à entendre (et à imiter à l’occasion ?) un breton

16

aux sonorités chantantes8, il se sera ainsi laissé influencer plus ou moins consciemment

et se sera éloigné de l’usage malguénacois dominant, avant d’infléchir à son tour le

parler de sa femme. Qu’un seul homme ait pu entraîner tout un groupe de locuteurs

paraît surprenant. Néanmoins, c’est peut-être bien ce qui s’est passé, on le constate aux

profils nettement différents du breton de MJLB et celui de sa propre sœur (cf. infra). On

voit ainsi apparaître un moteur de la variation, qui est le réseau d’interconnaissances.

Un réseau qui à une micro-échelle agit comme un laboratoire où se constitue une micro-

norme de hameau, ou une infra-norme à l’intérieur du parler de la communauté

linguistique.

2 – Les deuxième et troisième groupes ne sont pas aisés à distinguer l’un de l’autre.

Tous deux rassemblent les locuteurs qui se situent le plus près de la moyenne, ce qui

représente en tout huit informateurs. Si l’on tient compte d’une marge d’erreur

raisonnable, on pourrait même arguer que ces deux groupes n’en forment qu’un, par

opposition au premier d’une part et à celui qui sera abordé plus loin d’autre part.

Cependant, en y regardant de près et en procédant à plusieurs essais de commutation ou

de superposition des courbes, on s’apercevra qu’il existe là une moyenne haute et une

moyenne basse, de telle sorte que l’on peut les grouper de la façon suivante :

0

20

40

60

80

100

120

Be je _i u

MT

JD

MALB

PLB

Maxima-1

Minima+1

Le graphique ci-dessus montre donc la moyenne haute, avec des données élevées

pour toutes les entrées sauf la dernière. Comme on le voit, trois courbes se suivent de si

près qu’elles sont parfois presque confondues. Chose remarquable, deux d’entre elles

concernent à nouveau un couple, PLB et sa femme MALB. Il est vrai que cette dernière

intervient très peu, mais la proximité de son breton avec celui de son mari (qui est aussi

son principal interlocuteur) reste frappante. Par ailleurs, PLB se trouve être le frère de

8 C’est ainsi qu’est souvent décrit le breton du pays pourlet par les Malguénacois. L’expression est sujette

à caution, puisqu’elle reflète seulement le point de vue de celui qui l’emploie, mais il semble en fait que

17

JoLB. Mais s’ils ont acquis le breton dans des conditions on ne peut plus similaires, ils

ne sont plus depuis longtemps l’un pour l’autre des interlocuteurs privilégiés, puisqu’ils

ne se voyaient plus au moment de l’enregistrement qu’une quinzaine de fois par an. La

manière dont les deux couples JoLB + MJLB et PLB + MALB gardent leurs distances

linguistiquement tout en alignant les conjoints respectifs corrobore l’hypothèse du

réseau d’interconnaissance comme facteur principal de convergence linguistique. Mais

la présence d’une troisième courbe assez proche (MT) montre que cette explication ne

doit pas être trop exclusive. Originaire du bourg de Malguénac, MT ne fait pas partie du

réseau de socialisation principal des deux précédents. Mais lorsqu’on se situe à si peu de

distance de la moyenne, il est normal que d’autres locuteurs présentent des

caractéristiques du même ordre. Le cas de MT mérite attention à un autre titre

cependant, comme on le verra un peu plus loin.

La courbe décrite par JD pourrait le faire passer pour légèrement excentrique, lui

aussi, puisqu’il se démarque assez nettement des autres, au moins autant que JoLB, ce

qui est encore plus net quand on regarde l’ensemble des courbes. Il s’agit pourtant d’une

impression en trompe-l’œil, car s’il sort lui aussi du couloir, c’est parce qu’il n’a pas

prononcé un seul /j/9 et donc 100 % de /j/. Seulement le volume de parole qu’il a

produites reste très modeste, et on peut penser que si l’enregistrement avait duré, ou s’il

s’était montré plus loquace, il aurait pu atteindre un chiffre plus dans la moyenne.

Le troisième groupe représente donc la moyenne basse, avec principalement trois

informateurs, et une quatrième qui s’y amalgame plus librement :

0

10

20

30

40

50

60

70

80

90

100

Be je _i u

PBf

MLG

ALP

MLM

Maxima-1

Minima+1

toute langue qui ne diffère profondément de celle de l’observateur que par la phonologie et l’économie

accentuelle produit le même effet, comme l’italien pour des locuteurs francophones. 9 Je n’ai pas comptabilisé comme des occurrences de son propre parler les /j/ qu’il cite comme étant en

usage ailleurs.

18

Les courbes de MLM et ALP viennent encore à l’appui de l’explication avancée plus

haut : si elles sont moins fusionnelles que certaines vues précédemment, elles restent

tout de même fort proches. Or tous deux sont voisins au village de Kerbénévent et sont

des interlocuteurs mutuels privilégiés en breton. L’entretien dans lequel ils interviennent

les fait d’ailleurs discuter ensemble. Ce qui soulève une question au passage : la

proximité linguistique que l’on constate est-elle permanente ou simplement induite par

la situation et les conditions de l’échange ? C’est là une question à laquelle il est

difficile de répondre, mais il faut avoir cette interrogation à l’esprit. En l’espèce, la

convergence des parlers de MLM et ALP semblerait plutôt relever du premier cas de

figure, puisqu’elle s’explique assez bien par leurs origines guernates à tous deux : ALP

est né à Lann Vouillen (en Guern, mais très proche de Kerbénévent) où il a vécu jusqu’à

l’âge de douze ans ; MLM est née à Bubry, mais a été élevée essentiellement à Guern,

par une tante bubriate, avant de venir à Malguénac à l’âge de treize ans. Elle affirme par

la même occasion qu’elle parlait le breton pourlet, et que ce serait la femme chez qui

elle fut placée à Malguénac en tant que domestique de ferme qui l’aurait conduite à

adopter le parler de la commune. On peut émettre quelques réserves à ce propos, car le

parler des enfants est en général plus influencé par leur milieu global, et en particulier

par leur groupe d’âge, que par les adultes parlant avec un accent tant soit peu étranger,

surtout si ceux-ci sont très minoritaires (cf. Duran 1995). Il n’est par contre pas exclu

que des termes se rapportant aux tâches ménagères, donc appris au contact de cette

tante, aient émaillé son vocabulaire et motivé cette pression. Mais le fond de son breton

devait certainement se rapprocher davantage du parler de Guern que de celui de Bubry.

Outre la familiarité actuelle de MLM et ALP, leurs parlers resteraient donc relativement

similaires du fait des traces du breton premier entendu et pratiqué dans l’enfance, et qui

pouvait être assez proche.

Cet argument ne peut pas jouer en faveur de PBf cependant. Malgré tout, si celui-ci

sort nettement de la moyenne avec une forte proportion de morphèmes du passé en [i], il

présente pour le reste, des données sensiblement du même ordre que les deux

précédents. Et il se trouve que lui aussi, bien que né à Talvern, a vécu longtemps à

Kerbénévent dans sa jeunesse, et qu’il avait probablement alors des contacts plus étroits

avec certains villages de Guern qu’avec le bourg de Malguénac (Notamment Quelven,

où il était plus aisé de se rendre à la messe). Si un séjour à Kerbénévent est susceptible

de laisser des traces dans le parler des locuteurs, pourquoi alors n’en relève-t-on pas

aussi chez PLB et MALB, qui y ont eux aussi habité un temps ? A fortiori quand on

19

ajoute que MALB est originaire de Coëtmeur, à un jet de pierre de Kerbénévent ? C’est

que d’une part ils n’y ont pas séjourné dans l’enfance, époque où leurs capacités

langagières étaient encore souples et influençables, mais après leur installation en

ménage. D’autre part, ils y auront passé relativement peu de temps (PLB abandonna la

terre au bout de quelques années pour devenir ouvrier d’une coopérative laitière et ils

s’installèrent à Pontivy). Le fait, en outre, que MALB fasse en sorte de parler le breton

le moins possible, peut expliquer également que les locuteurs de ce village aient eu peu

de prise sur son parler.

On voit donc ainsi se dessiner ce qui ressemble à une troisième infra-norme,

phénomène qui ne serait pas vraiment spécifique à un village, ni à une partie de la

commune, mais plutôt à un groupe de personnes, liées dans l’enfance à des locuteurs de

Guern.

La présence à leurs côtés de MLG dans le graphique ci-dessus peut donc paraître

incongrue, puisqu’elle ne répond pas à ce critère. Pourtant objectivement, la courbe qui

décrit ses données se marie très bien aux trois autres, et il n’est guère possible de la faire

figurer dans un autre tableau. Elle n’en diffère que sur un point : elle ressemble

davantage à la courbe moyenne. Ce qui la rapproche du cas de MT, abordé brièvement

plus haut. En fait, sans être identiques, ni même tout à fait parallèles, les courbes de MT

et MLG sont celles qui épousent le mieux celle de la moyenne. Or, elles partagent aussi

toutes deux une histoire personnelle liée à l’émigration : ayant quitté Malguénac pour

Paris dans leur jeunesse, elles ont très peu pratiqué le breton pendant très longtemps, y

compris depuis leur réinstallation à l’occasion de leur retraite. Le breton qu’elles

parlaient avant leur départ n’a donc guère eu l’occasion d’évoluer et il est possible que

leur parler reflète un état de langue légèrement suranné (ce qui expliquerait la

persistance occasionnelle de sons [ð] chez MT, et une diction assez exceptionnellement

claire chez MLG). Ce qui tendrait à démontrer que les excentricités linguistiques (toutes

relatives) des locuteurs les plus actifs sont des phénomènes récents. Il faut bien entendu

mettre cela en parallèle avec la chute de la pratique du breton, qu’observent ses usagers

eux-mêmes : étant de moins en moins intégrés à une communauté linguistique de vaste

échelle (correspondant au moins avec les limites de la commune), les locuteurs sont

également nettement moins soumis à la pression centripète du groupe et ont davantage

de latitude pour secréter avec leurs principaux partenaires une infra-norme qui leur soit

propre

3 – Face aux trois infra-normes qui ont été avancées plus haut, trois locuteurs par

contraste paraissent plus ou moins hors normes :

20

0

10

20

30

40

50

60

70

80

90

100

Be je _i u

TB

PBt

JnLB

Maxima-1

Minima+1

Tous trois ne forment pas pour autant un groupes à eux seuls. PBt et TB, tout

d’abord, demeurent bien inscrits dans le couloir. La courbe qu’ils dessinent décrit

simplement une ondulation légèrement divergente de celle des contours. Celle de TB

n’en est d’ailleurs pas fondamentalement différente, elle s’affaisse surtout sur la

proportion de /j/, qui est particulièrement basse. Or, on peut relativiser ce caractère, en

faisant observer que sa principale interlocutrice régulière en breton, au moment de

l’enregistrement, est une femme originaire du pays pourlet. Elles furent voisines

pendant plusieurs années dans leur enfance et leur jeunesse, et c’est à ce titre qu’elles

continuent à se parler le plus souvent en breton, alors même que TB ne parle guère

qu’en français à son mari. La partie même du corpus où TB intervient le plus (et sur

laquelle est donc basée cette évaluation quantitative) consiste d’ailleurs en un entretien

entre elles. Le /j/ étant plus courant dans le breton de sa protagoniste, elle pourrait

peut-être avoir été influencée de la sorte. La même remarque vaut également pour les

/b/, légèrement supérieurs à la moyenne, mais on pourra alors trouver curieux la faible

représentation des morphèmes passés en [e]. Il n’y a pas nécessairement contradiction,

dès lors que l’on estime qu’une influence linguistique extérieure n’agit pas de façon

frontale, en affectant tous les aspects de la langue. Le secteur plus superficiel que

représente le lexique est naturellement plus exposé, mais aussi mieux maîtrisé que la

phonologie. L’adoption d’un grand nombre de /j/ peut ainsi représenter un effort

conscient (mais pas forcément toujours) pour diminuer la distance avec son

interlocutrice, tandis que la résistance de la phonologie peut être parfaitement

inconsciente et involontaire.

La courbe de PBt, quant à elle, ne se sépare de celle de TB que sur le dernier critère :

beaucoup de [u] chez lui, peu chez elle. Pour le reste, les deux courbes se ressemblent

beaucoup. Le seul critère qui place donc PBt hors norme, et empêche de le classer dans

la moyenne haute, est également cette proportion étonnamment faible de /j/. Mais lui

21

aussi pourrait justifier d’une influence qui l’aurait marqué de la même façon que TB :

celle de sa femme (décédée au moment de l’enregistrement), originaire de Bubry.

Une seule informatrice apparaît donc véritablement hors norme : JnLB. Même si

pour trois critères elle se situe à l’intérieur du couloir, et parfois à assez peu de distance

de la moyenne, la courbe tendancielle que décrivent ses données prend

systématiquement le contre-pied du comportement linguistique des locuteurs

malguénacois. Le graphique suivant le met en évidence (la faisant apparaître en gras),

coupant régulièrement celles des autres locuteurs et surtout la courbe moyenne (cette

dernière en pointillés gras). L’impression est même d’une opposition symétrique par

rapport à la moyenne, ce qui est au moins aussi étonnant que la convergence relative des

autres locuteurs entre eux. A entendre JnLB parler breton pourtant, elle ne se démarque

pas de manière frappante de ses interlocuteurs.

0

20

40

60

80

100

120

Be je _i u

Courbe de tendance de JnLB par rapport à la moyenne et aux autres locuteurs

Une telle régularité dans l’opposition aux tendances générales du breton de

Malguénac laisse penser qu’il s’agit des vestiges d’un parler différent, acquis

antérieurement à son arrivée sur la commune. Et c’est peut-être justement à cause de

leur discrétion que ces divergences ont pu se maintenir : on se trouve là en présence

d’indices très fins, qui probablement passent inaperçus pour la plupart des locuteurs, à

commencer par JnLB elle-même. Ses origines géographiques peuvent largement

expliquer qu’elle ait été exposée dès son plus jeune âge à des formes différentes de

breton : née à Bubry, elle fut orpheline très jeune. Contrairement à sa sœur cadette

MLM, qui connut une certaine stabilité à Guern, elle fut placée comme domestique de

ferme dans plusieurs exploitations successives, principalement aux confins de Guern,

Bubry et Persquen. Elle ne s’installa à Malguénac qu’à l’âge de seize ans, et encore, à

Kerlois, c'est-à-dire un village très excentré, au contact immédiat de Guern. Le fait que

22

PBt ait également séjourné à Kerlois pourrait permettre d’avancer l’hypothèse d’une

infra-norme spécifique à ce village, mais les courbes de PB et JnLB sont trop différentes

pour la justifier, d’autant que les spécificités du parler de PBt ont déjà été discutées plus

haut.

2.6. Les réalisations de /i/ et /i/

La fréquence élevée des voyelles fermées est comme on l’a déjà souligné un trait

majeur du breton de Malguénac. Dans le cas des voyelles postérieures, cela se traduit

par une réalisation de /o/ diphtonguée en [u] et par une évolution courante /o/ > /u/.

Pour les voyelles antérieures, le même phénomène est à l’œuvre, avec [i] pour /e/ et la

migration d’un grand nombre de /e/ vers /i/, plus occasionnellement même de /e/ vers

/i/. Mais si le phénomène est quantitativement limité pour les voyelles postérieures, il

est nettement plus développé pour les antérieures. Les groupes */-er/ et */-ez/, qui

correspondent souvent à des noms d’agents, ont tous connu cette migration, de sorte que

cette combinaison est pratiquement impossible, remplacée par /-ir/ et /-iz/ : /°toir/,

couvreur ; /°bosir/, boucher ; /°krtir/, quartier ; /°obir/, faire ; /°skoldir/,

instituteur ; /°trhriz/, moissonneuse ; /°krmpwhriz/, crêpière etc. En position

finale, la même évolution a eu lieu, d’où /°kfi/, café ; /°rmi/, armée ; /°kti/, côté

etc., mais en laissant de côté une poignée de mots : /ble/, an ; /e/, est etc.,

probablement pour éviter des confusions sémantiques. Le phénomène n’est

probablement pas très ancien, mais suffisamment pour que tous les locuteurs vivants

n’aient pas entendu de formes antérieures, avec /e/. Ces dernières sont pourtant connues

par le biais de trois sources : les parlers voisins où elles sont toujours en usage sous leur

forme originelles ; le français quand il s’agit d’emprunts plus ou moins récents à cette

langue (/°rkytje/, charcutier ; /°mtlite/, mentalité etc.) ; et peut-être aussi la

rémanence des formes anciennes, pour le cas où leur assimilation ne serait pas complète

et achevée. C’est ainsi que l’on rencontre des doublets phonétiques : [krve] - [krvi],

corvée ; [sklerder] - [sklerdir], clarté ; [prtmn] - [prtmni], porte-monnaie

etc. Or ces doublets éprouvent sans cesse la règle, car ils posent la question de leur

transcription : comment faut-il les normaliser (sous forme phonémique) ? Est-on sûr (et

comment l’être ?) qu’il s’agit bien d’un /i/ et non d’un /e/ ou inversement ? La

23

distinction entre /i/ et /e/ (qui peut aussi parfois concerner quelques /i/ et /e/ ) conduit

donc à constituer trois groupes :

• Les /i/ étymologiques, dans /ti/, maison ; /ni/, nous ; /miz/, mois… En principe, ils

ne varient pas et sont donc réalisés [i].

• Les /e/ restés /e/, qui se réalisent [e] sauf exceptions : /ble/, an ; /e/, fois etc.

• Les /e()/ étymologiques remplacés par /i()/. Pour certains mots, la réalisation [i] est

systématique, et dénote une substitution phonémique complète et parfaitement

stabilisée : /°mzir/, temps ; /°tir/, moitié ; /°ni/, nouveau (ce dernier avec

rétablissement d’un /i/ plus ancien) etc. Mais pour d’autres, le /i/ ne semble pas s’être

pleinement imposé, ce qui conduit à une certaine instabilité des réalisations oscillant

entre [i] et [e]. Cet aspect devait initialement être évalué conjointement avec les autres

critères présentés dans les graphiques plus haut, mais d’une part, la faible amplitude des

résultats entre les différents informateurs aurait gêné la lisibilité des graphiques ; et

d’autre part, le nombre élevé d’occurrences de ces phonèmes m’a amené à en limiter

l’observation à une sélection de termes représentatifs, constituant le tableau suivant (par

souci pratique, les items observés sont donnés sous leur forme littéraire) :

24

TB PBt PBf JD MA

LB

Jo

LB

MJ

LB

PL

B

Jn

LB

MLB ML

G

ALP ML

M

MT Tot.

e*

(prépos.)

[i] 14 15 22 7 1 11 15 1 9 10 16 21 24 6 172

[e] 2 14 1 2 2 2 4 2 4 3 4 1 41

e (part.

verb.)

[i] 12 12 1 2 9 2 5 3 7 3 2 3 61

[e] 2 1 2 1 3 2 1 12

e

(possessif)

[i] 1 5 7 1 1 3 1 1 1 1 2 24

[e] 3 1 4

he (possessif)

[i] 11 7 1 1 5 1 1 27

[e] 2 2 4

en/er (pronom)

[i] 4 1 (?) 3 1 9

[e] 1 1

he

(pronom)

[i] 1 1 2

[e] 1 1

é

[i] 17 3 4 1 13 6 9 1 1 2 2 2 61

[e] 2 2 4

pe

[i] 1 1 1 1 1 5

[e] 2 1 3 2 8

re

(2 sens)

[i] 11 23 8 5 1 5 7 2 6 6 1 1 76

[e] 1 3 1 4 3 2 3 8 2 2 29

etre

[i] 1 2 3

[e] 3 1 4

bugale

[i] 2 2 1 1 4 1 1 4 16

[e] 1 1

deiz

[i] 1 1 1 3 4 3 1 1 15

[e] 4 1 1 6

kreisteiz

[i] 1 1

[e] 2 2

oar

[i] 2 3 5

[e] 3 2 5

c’hoar

[i] 1 1 2 1 1 1 7

[e] 1 1

foar

[i] 3 3

[e] 2 2

kêr

[i] 3 3 1 1 3 5 1 1 1 4 23

[e] 3 2 5

gober

[i] 6 5 3 1 1 3 2 4 2 6 2 2 3 40

[e] 1 1 2

eur

[i] 6 1 7

[e] 1 1

breur

[i] 2 2 1 5

[e] 2** 2**

lies

[i] 1 1 1 1 2 6

[e] 1 1 1 3

aes

[i] 1 1 1 3

[e] 1 2 1 1 1 6

me

[i] 1 7 4 2 2 16

[e] 10 7 5 1 1 4 13 2 9 8 15 16 91

Total

[i] 90 82 65 18 7 51 43 15 42 19 53 41 34 27 587

[e] 38 41 11 8 5 5 11 3 19 4 29 15 25 20 235

* Cette liste inclut aussi des /i/ constitutifs de locutions (/imen/, /indro/…) qui n’apparaissaient pas dans le tableau opposant /i/ et

/b/ puisque la commutation entre les deux prépositions y est soit impossible, soit peu courante. Ce qui explique les différences de

totaux.

** Les deux occurrences en [e] ne concernent pas /brir/ directement, mais /°brirek/, beau-frère. /brir/ apparaît donc toujours

réalisé [i].

25

On obtient ainsi une description précise d’un aspect assez central de la variation. Où

l’on constate l’immense majorité des réalisations en [i] et [i] : les 587 occurrences de ce

type représentent plus de 71 % du total. Chiffre qui doit toutefois être revu à la hausse,

car manifestement, le dernier item ne se trouve pas à sa place : /me/, moi. Avec 85 % de

réalisations en [e], c’est bien avec la voyelle mi-fermée /e/ qu’il doit être transcrit et non

*/mi/. Seule mon incertitude à cet égard me l’avait fait inclure dans cette liste. Par la

même occasion apparaît la validité (et les limites) du marqueur géographique que

constitue l’opposition entre [me] et [mi] puisque selon les locuteurs, ce dernier est

caractéristique du parler de Guern, alors que les Malguénacois n’emploient que le

premier. Les chiffres leur donnent raison. Même si des réalisations en [i] peuvent

occasionnellement se produire, elles ne sont majoritaires que chez PBf (dont on a vu

qu’il avait été en contact étroit avec Guern dans son enfance) et chez JoLB (dont on sait

qu’il est capable de modifier son parler face à l’observateur). Si donc on exclut la

dernière entrée du tableau, on obtient cette fois une écrasante majorité d’occurrences en

[i], comme le montre le tableau suivant :

Occurrences Pourcentages

Total

corrigé

[i] 571 79,9 %

[e] 144 19,1 %

Quelques observations intéressantes se dégagent d’autre part lorsque l’on relie les

pourcentages de chaque locuteur à ceux des réalisations de la marque verbale /-e/ du

passé. Le diagramme suivant met ainsi en parallèle la réalisation [i] de ces deux cas de

figure (le diagramme ignore quatre informateurs dont la contribution semblait trop

faible) :

0

10

20

30

40

50

60

70

80

90

100

JnLB PBf MT PBt MJLB TB MLM MLG ALP JoLB

/-e/ = [i] (mophème)

/i/ = [i] (lexèmes)

Tendance à la fermeture des voyelles antérieures chez dix locuteurs malguénacois :

morphème du passé réalisé [i] et distribution de /i()/ dans certains lexèmes

La fréquence des réalisations fermées est donc certes une contrainte puissante du

breton de Malguénac, mais elle laisse une certaine latitude aux locuteurs : il n’y a pas en

26

effet de lien de causalité entre les taux de réalisation fermée des /i()/ composantes des

lexèmes qui nous intéressent ici et du /-e/ morphème de passé. D’une façon générale, il

semble même qu’au contraire, plus les /i()/ des lexèmes se réalisent fermés en [i], plus

la marque du passé est réalisée sous la forme ouverte [e]. D’autre part, les deux

informateurs qui se signalaient plus haut se font à nouveau remarquer ici : JoLB et JnLB

occupent tous deux les positions extrêmes du diagramme, avec des implications

différentes. Le premier, toujours dans une position limite, mais conforme à la tendance

de fond, puisqu’il concentre à la fois les plus fortes proportions de /i/ réalisés [i] et de /-

e/ réalisés [e]. Quant à la seconde, non seulement elle ne se plie pas à cette tendance,

mais à l’opposé, elle est la seule à présenter une proportion de morphèmes /-e/ fermés

en [i] plus importante que celle des phonèmes /i()/.

3. Conclusions

L’observation de la variation, cantonnée à quelques phénomènes clés, a donc dévoilé

la part d’hétérogénéité que renferme le breton de Malguénac, à l’insu même de ses

locuteurs. On peut regretter qu’en se focalisant ainsi sur les (petites) différences, cette

approche vienne en partie accréditer l’un des poncifs les plus répandus sur la langue

bretonne, jusqu’à l’excès : celui de la fragmentation du breton en une marqueterie de

parlers plus ou moins inintelligibles les uns aux autres. S’il y a une part de vérité dans

cette représentation, on en perçoit également les limites : comme pour toute autre

langue, la variation est tout simplement inhérente à l’usage et se manifeste donc jusqu’à

l’intérieur d’une micro-communauté linguistique, sans que sa cohésion ni que

l’intelligibilité de ses membres ne soient pour autant menacées.

Il apparaît par la même occasion que les représentations des locuteurs concernant

leur langue sont assez largement infondées. Les deux caractères principaux qu’ils lui

attribuent spontanément sont son homogénéité (à l’intérieur de la commune), assumée

également pour le parler de la plupart des communes environnantes, et la possibilité de

l’opposer au breton pourlet par l’usage respectif de /j/ et /j/ pour oui. Il est d’ailleurs

assez curieux que pratiquement toute leur attention se focalise sur ce détail assez

mineur, quand tant d’autres marqueurs pourraient être énumérés. Or le breton de

Malguénac n’est ni homogène, ni défini par ce /j/. La variation l’affecte à tel enseigne

que même entre membres d’une même famille, des différences assez sensibles peuvent

être relevées. Quant au /j/, même s’il reste très minoritaire, sa présence diffuse est

27

assez significative. Cependant, avant de jeter la pierre aux locuteurs empiriques, il me

faut reconnaître également que mes propres représentations, construites par hypothèses

à partir de ma connaissance du paysage dialectologique, se sont également révélées

discutables, comme le montrent les trois exemples suivants : l’usage préférentiel de la

préposition de lieu (et de temps) /b/, en lieu et place de /i/, ne manifeste pas réellement

une influence des parlers du nord-ouest. Ses niveaux d’occurrences sont assez variables

d’un locuteur à l’autre, sans que l’on puisse en tirer de conclusion satisfaisante, encore

moins celle d’une plus grande exposition de ceux qui en font le plus grand usage à ce

type de parlers. En revanche, c’est bien le raisonnement qui s’impose concernant la

fréquence d’apparition de /j/ face à /j/. Si le second est ressenti comme la forme

légitime et le premier comme la marque d’un parler autre, ceux qui emploient /j/ le

plus fréquemment sont bien ceux qui de par leur histoire personnelle et leur réseau de

socialisation (en breton en particulier) ont (ou ont eu) les contacts les plus étroits avec le

pays pourlet. Enfin, concernant le morphème du passé /-e/, contrairement à ce que

j’estimais, sa réalisation [i] n’est pas un phénomène typiquement local. Au vu des

informateurs qui s’éloignent nettement de la moyenne, ceux qui ont la plus forte

propension à une réalisation fermée sont plutôt redevables de l’influence du parler de

Guern. Cependant, les trois informateurs qui se signalent en sens inverse, par la plus

forte fréquence de [e] constituent un tableau hétéroclite et pose un vrai défi. L’un d’eux

fait preuve d’un certain anticonformisme linguistique assez constant, qui pourrait

trouver son explication dans sa fréquentation du pays pourlet. Mais il est impossible

d’en dire autant des deux autres, son épouse et leur ancienne voisine. D’où il se dégage

l’un des principaux enseignements de cette étude : l’idée qu’ait pu se développer dans

ce petit cercle une sorte d’infra-norme locale, à l’intérieur même de la communauté

linguistique, reposant sur des traits si infimes qu’ils ne sont probablement guère perçus.

Cette hypothèse se voit validée lorsque l’on met en perspective les différents critères de

variation retenus et que l’on élargit le champ d’observation à l’ensemble des

informateurs. Plus que des variations strictement diatopiques, il semble que ces infra-

normes seraient en fait essentiellement liées à des pratiques personnelles et à des

réseaux de socialisation. Les uns tantôt semblent conserver dans leur parler les vestiges

de l’état de langue qui les a imprégné dans leur enfance, tandis que les autres au

contraire donnent plutôt le sentiment de s’être éloignés sur le tard du parler moyen de la

commune, au fur et à mesure que celui-ci se raréfiait dans l’espace commun et se

rétractait en quelques zones de résistance.

28

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