Le prince, l’affect et le politique. Commynes et les émotions

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1511-2011 PHILIPPE DE COMMYNES Droit, écriture: deux piliers de la souveraineté Sous la direction de Joël Blanchard LIBRAIRIE DROZ S.A. 11, rue Massot GENÈVE 2012

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1511-2011 PHILIPPE DE COMMYNES

Droit, écriture: deux piliers de la souveraineté

Sous la direction de Joël Blanchard

LIBRAIRIE DROZ S.A. 11, rue Massot

GENÈVE 2012

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ISBN, 978-2-600-01543-1 ISSN' 1422-5581

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SOMMAIRE

Présentation par Joël BLANCHARD .. . ................. 9

1- L'ÉCRITURE COMMYNIENNE

• Irit Ruth KLEIMAN Lettres et procès dans les Mémoires: l'intertexte commynien ... 15

• Jan DUMOLYN Philippe de Commynes et les discours politiques en Flandre médiévale . . ................... 33

• Joël BLANCHARD La foi jurée : le rituel en écriture .. . .................... 57

II- PRAGMATIQUE POLITIQUE

• Frédéric F. MARTIN Jouer le jeu ou se jouer de ses règles: la pratique du droit selon Philippe de Commynes.. . ...................... 71

• Franck COLLARD Le venin occulté ? L'empoisonnement entre puissants dans les Mémoires de Commynes . . .......................... 89

• Jean-Louis FOURNEL Les violences de guerre dans les Mémoires de Commynes : contribution à une histoire de la violence prémoderne... .105

• Christoph MA UNTEL et Klaus OSCHEMA Le prince, l'affect et le politique : Commynes et les émotions.. . ................... 127

• Cédric MICHON Commynes et le Conseil .. . ........ 145

III- COMMYNES L'EUROPÉEN : REGARDS CROISÉS

• Gilles LECUPPRE De l'ennemi séculaire au serviteur ingrat : regards croisés d'historiens sur les royaumes de France et d'Angleterre au temps de Commynes.. . .... 165

• Jean-Philippe GENET Commynes et les événements d'Angleterre ....

• MarcBOONE Philippe de Commynes et le monde urbain .....

• Stéphane PÉQUIGNOT Les Espagnes de Commynes ...

• Patrick GILL! Commynes et les structures de la diplomatie à travers le cas italien ..

. ... 179

. .. 201

. .. 225

. .... 247

IV- LA LECTURE DES MÉMOIRES: PASSEURS ET HÉRITIERS

• Nadine KUPERTY-TSUR Les Mémoires de Commynes: précurseur et modèle du genre . 267

• Philippe DESAN Des Mémoires de Commynes aux Essais de Montaigne : réflexion sur des genres.. . . 285

• Michael JONES The reception of the Memoirs of Philippe de Commynes in earl y modern Britain . . . ... 301

• Catherine EMERSON Qui a lu Commynes au XIX' siècle? . . .. 343

• Philippe RIGAUD Une galeasse qui estait myenne La Nostre Dame Saine te Marie de Philippe de Commynes ..... 355

Œuvres de Commynes.. . . .. 369 Index..... . .. 371

LE PRINCE, L'AFFECT ET LE POLITIQUE COMMYNES ET LES ÉMOTIONS

Christoph MA UNTEL et Klaus OSCHEMA, Université de Heidelberg'.

Avouons-le dès le début: la combinaison des concepts évoqués dans notre titre doit quelque peu surprendre, et ceci sur plusieurs plans. S'il n'est plus inédit que l'on parle des émotions' dans une étude historique, il reste toujours exceptionnel qu'on les situe au centre de l'analyse'. D'une certaine manière, le sujet des émotions, qui est à la fois si fugace dans son existence et à première vue si

Cette contribution se considère écrite à quatre mains. Nous remercions vivement M. Pérez-Simon (université Sorbonne Nouvelle- Paris III) pour sa relecture de notre texte en langue française. Cf. les contributions publiées dans le cadre du projet« EMMA»(« Les émotions au Moyen Âge))), par ex. D. Baquet et P. Nagy,« L'historien et les émotions en :p_olitique: entre science et citoyenneté», dans Politiques des émotions au Moyen Age (Micrologus' Library, 34), id. (dir.), Florence 2010, p. 5-30; id. (dir.), Le sujet des émotions au Moyen Age, Paris 2009. Voir aussi les études importantes de Barbara H. Rosenwein, par ex. id., Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca/Londres 2006. Voir récemment U. Frevert et A. Schmidt, « Geschichte, Emotionen und die Macht der Bilder», Geschichte und Gesellschaft 37 (2011), p. 5-25, ici 12. Frevert et Schmidt analysent avant tout la présence des émotions dans la présentation des analyses historiques; cf. aussi Ch. Prochasson, L'Empire des émotions : les historiens dans la mêlée, Paris 2008. Pour une discussion détaillée des difficultés méthodologiques qu'implique l'analyse des émotions du point de vue médiéviste cf. Barbara H. Rosenwein, « Thinking Historically about Medieval Emotions», Histvry Compass 8/8 (2010), p. 828-842; id., « Problerns and Methods in the His tory of Emotions», Passions in Coatext 1 (2010), en ligne URL [http:/ / www.passionsincontext.de/uploads/media/Ol_Rosenwein.pdf] (19/05/2011); D. Baquet et P. Nagy, «Émotions historiques, émotions historiennes>>, Ecrire l'histoire 2 (2008), p. 15-26; R. Schnell, << Historische Emotionsforschung. Eine mediB.vistische Standortbestimmung }>, Frühmittelalterliche Studien 38 (2004), p. 173-276.

128 CHRISTOPH MAUNTEL et KLAUS OSCHEMA

marginal pour l'histoire ol' f considéré peu sérieux Op II Ique au sens classique, est souvent f · r, I nous semble qu tt · onde sur une vision étroite d h. , e ce e attitude se les nouvelles pistes ouve ~s p .en~men~s sociaux et politiques: approches qu'on eut r es a 1 histOire politique par des culrurelle>> sembl~nt é;r~u~er ~ans la catégorie d'une <<histoire prise de distance avec 1 e~ es .. a seconde raison concernant la problèmes particuliers es," e~o:wns dans l'histoire» résulte des des <<émotions histor· qu en rdame la tentative de se rapprocher

Iques » e ma · • · h d 1 . sûre. Or, bien que le mot • f mere met o o ogiquement

~ns laA!angue française a:::ol;o~I;~!~~~ ql~: !~t~~:~i~te bas oyen ge parlent indubitablement d h • ' , u as

;~~:~~sh~~~:"::ege1ar sco0u1.s cettedcat1égori:PQ~~~~e;::eq~= 1~:;~~; ' ereou e a 1·oi 11 .

nos textes · une analyse ,. d e, e es sont presentes dans ' s Impose on 1 · que l'on peut exprimer. c, ma gre toutes les réserves

Quant à la distance qui sé 1 d . sphère politique aux yeux de~%e ; omame des émotions de la de soi. Bien lus u' . ? ernes, elle ne va aucunement anhistorique ~le reqpre_unet dilffen;nce quasiment naturelle et

' sen e e resultat d d' · développements II. tt. 1 e Iscusswns et de era ement millé · d. ont abouti, au XX" siècle , 1, 't bi' naires- eveloppements qui théorie politiques qui e' ~ e ~

1Issement d'un idéal et d'une

des impulsions et des xc·~·en es mfluences immaîtrisables politique. Cette image ~~e erences personnelles du domaine en quelque sorte neutr ]' ~ne <<vrai;» et <<bonne» politique résultat d'un do bi aIsee, peut etre considérée comme le nos démocraties ~o~=~v=t~:nt, C:est-à-di:e de la création de normatif des sciences ol'f u~ discours a la fms descriptif et aisément que le modèfe I I~ues. t pourtant, l'historien constate veut que les décisions pol~;; :urte souvent à la réalité : si l'idéal des mécanismes clairs et t q es sment ratiOnnelles et prises selon quelconqueJ·ournal mont rbansparents, la lecture attentive d'un . • re Ien Jusqu'à quel · tl h' . madequate. Si nous acce t 1 • , . pom at eone reste fait de l'être humain un <<~n~:at celebre dicton ~u Stagirite qui dans le monde poli·t· , politique», la presence humaine

Ique entrame égal t II caractéristiques de l'être h . . emen ce e de toutes les umam. Ceci vaut pour la capacité de

4 P. Nagy,« Présentation LeM " ici 7. . oyen Age en émoi», Critique 716-717 (2007), p. 3-9,

LE PRINCE, L'AFFECT, LE POLITIQUE 129

raisonner comme pour celle d'éprouver les émotions (soulignons toutefois que cette conclusion se veut exclusivement descriptive et ne comporte aucune valeur normative).

L'historien qui veut bien comprendre les actions des individus et des sociétés au centre de ses analyses, fera donc bien d'accorder une place aux émotions et au statut systématique qu'on leur réserve dans les contextes en question. Or, il nous semble que Philippe de Commynes fournit un excellent objet pour mettre en œuvre cette approche de manière exemplaire : comme en témoigne sa définition de<< Machiavel en douceur», les convictions politiques qu'il exprime dans ses Mémoires passent souvent pour le signe d'un nouveau paradigme du politique5• La question que nous abordons dans les pages suivantes consiste donc à savoir en quoi les idées de Commynes représentent également une innovation au niveau de ce qu'on pourrait appeler le <<paradigme émotionnel» dans le domaine politique ?6 Et en fait, on verra bien que Commynes reste un représentant de son époque en ce qu'il partage avec ses contemporains la même vision de l'être humain et des influences qui déterminent son comportement au niveau social et politique. Ainsi, la modernité de Commynes réside avant tout dans l'idéal qu'il construit sur la base de son expérience auprès des grands princes de son temps.

Pour des raisons pratiques et de place, nous avons choisi d'aborder l'œuvre du seigneur d'Argenton sous deux angles différents. D'abord, nous allons viser la dimension pratique du politique à travers la perception et l'organisation des rencontres princières à l'époque de Commynes. Dans ce contexte, l'accent sera mis sur le rôle qu'ont accordé l'auteur des Mémoires et ses contemporains aux émotions et à leurs effets politiques. Il s'agit donc de savoir si, du point de vue contemporain, la disposition affective des protagonistes a contribué de manière substantielle

J. Blanchard, Commynes l'Européen : l'invention du politique, Genève }996. Çf. id., <<Pragmatique des émotions : une période de référence, le Moyen Age», Ecrire l'histoire 1 (2008), p. 15-20, ici 18. Cf. pour un concept analogue : Rosenwein, Emotional communities, op. cit. Il nous semble que la formule des «communautés émotionnelles» évoque une forte connotation de vécu ; dans le cadre de cette présentation, nous nous intéressons avant tout à la manière dont les sociétés en question intègrent les émotions dans leur perception des mécanismes qui déterminent le fonctionnement politico-social.

130 CHRISTOPH MA UNTEL et KLAUS OSCHEMA

au jeu politique. Dans une deuxiè . davantage le niveau discursif me partie, nous visons des notions «affectives>> dans el~ nous Idnterrogeant sur y emploi

. , œuvre e Commyn 1 · nous Interessons avant tout . fi es. CI, nous émotions des princes et le autx m uences mutuelles entre les

urs ac rons.

Les rencontres des · pnnces et la dynamique <<affective>>

En accord avec une Jo i d , . dominé la reconstructi g q~e e pro gres hnéaire qui a longtemps Âge, l'histoire des renc~~tre:s stru~tures politiques du Moyen comme une histoire du d, ]' p~mcieres a souvent été présentée

ec m : SI ce genre d' ent f par des médiévistes rn d revues ut reconnu 1 o ernes comme un inst t . a politique <<internationale>> our y, rumen centra} de Il aurait plus ou moins d. P epoq~e du haut Moyen Age, donc grâce à un article pia::-: d:e;~A~ fin de la période7

. C'est avons appris qu'il n'en 't .t f . ppe Contamme que nous X . e ai en mt pas ainsi' · A

V" Siècle, on peut identifier tou , . · meme au cours du quantité est d'autant plus 't te une sene de rencontres', dont ]a b . e onnante que les co t . Ien conscients des da , A • n emporams furent

Certes ngers qu entrammt un tel événement ' on peut renvoyer à des t . ·

y espoir à des sujets appartenant à den revues qm donnaient de pense, par exemple à y entr ~ ro;-:aumes en cnse- qu'on et de Charles VI à Ârdres10 ~v.uel e ~cha~d II d'Angleterre scène>> d'une telle . ms a preparation et la <<mise en

rencontre qui fut un rn f , employé dans des situations cÎ . oyen requemment

e criSe et par conséquent dans une

7 Cf. I. Voss, Herrschertreffen imfi '/ Cologne 1987 et W Kolb H rhu zebn und hohen Mittelalter (AKG. Beihefte 26) Vi . . , . ' errsc er egegnungen im M'tt l l ' ' Dl~ aussi Arnd Reitemeier Aullen olit 1 . .. . z e a ter, Berne et al. 1988.

Bezzehungen zwischen dem R' . h'J" : E 1 zm Spatmzttelalter. Die diplomatischen des DHI London, 45), Pader~~rnu;t 1 Y~~n9d (1377-1422) (Verëffentlichungen Ph. Contamine «Les R a · , p. 323 et sq. d I ' encontres au sommet da 1 F

ans m Spannungsfe!d von Recht und . . ns a rance du xv~ siècle», und Fraher Neuzeit (Norm und Str f:_:tuai/~~zale Kommunikation inMittelalter Cologne/Weimar/Vienne 1997, p. ~73~S9 ' zr. H. Duchhardt et G. Melville, G. Schwedler, Herrschertref!en des 5 iitmitiela . . (Mztte1a1ter-Forschungen 21) 0 ttfld liers · Formen, Rttuale, Wirkungen

w N. Offenstadt Faire la pa'z·x ' Ms er!' 2008, p. 405. 1 ' au oyen Age · d' a guerre de Cent Ans, Paris 2007 6 . zscours et gestes _de paix pendent Herrschertref!en, op. cit., p. 109 1 ' P

2· 7~ 189 et sq, 192 et passtm ; Schwedler,

e sq, '• 281-283 et passzm.

LE PRINCE, L'AFFECT, LE POLITIQUE 131

atmosphère tendue1\ impliquait toute une sene de difficultés,

dont le choix du lieu et l'arrangement rituel des entrevues n'étaient pas les moindres. Bien pire que cela, on savait que les effets du contact immédiat avec un rival politique pouvaient être mortels, au sens propre : quand le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, vint devant le dauphin Charles à Montereau-fault-Yonne en 1419, les compagnons du futur roi n'hésitèrent pas à l'assassiner et ceci probablement avec le consentement de leur prince12• Malgré toute une série de serments d'amitié et de paix que les protagonistes avaient jurés, la sécurité au moment de la rencontre se révélait trompeuse. Or, cet événement scandaleux devenait un lieu fixe dans la mémoire politique et historiographique de l'époque : au cours de ses réflexions sur les dangers et les inconvénients des rencontres princières, Philippe de Commynes y revient deux fois13 Et le mémorialiste n'était bien évidemment pas le seul à rappeler la mort de Jean sans Peur au cours du xve siècle14

11 K. Oschema, Freundschaft und Ntihe im spiitmittelalterlichen Burgund. Studien zum Spannungsfeld von Emotion und Institution (Norm und Struktur, 26), Cologne/ Weimar/Vienne 2006, p. 287 et sq; il suffit de renvoyer à la série des «paix fourrées» qui a scandé la guerre entre Bourguignons et Armagnacs au cours des premières deux décennies du xvc siècle et dont plusieurs ont été négociées et conclues en présence des protagonistes. Cf. sur la dimension rituelle des conclusions de paix, Offenstadt, Faire la paix, op. cit. ; sur la guerre « civile}} B. Schnerb, Les Armagnacs et les Bourguignons: la maudite guerre 1407-1435, Paris 1988, réed. 2009.

" Schnerb, Armagnacs, op. cil., p. 201-204; R. Vaughan, John the Fearless. The Growth of Burgundian Powet; Londres 1966, réimp. Woodbridge 2002, p. 274-286 : «The crime was not merely premeditated, it was minutely planned. }} (p. 281). Voir aussi Fr. Autrand, Charles VI: la Jolie du roi, Paris 1986, p. 574 et sq. Sur les événements récemment B. Schnerb, Jean sans Peur : le prince meurtrier, Paris 2005, p. 671-689.

13 Mémoires, t. 1, I, 13, p. 76, et IV, 9, p. 288. 14 Il s'agit avant tout des œuvres probourguignonnes : Jacques du Clercq,

Mémoires, 4 vol., éd. Fr. de Reiffenberg, Bruxelles 1835-1836, vol. 3, p. 138 et sq (IV 29) ; Thomas Basin, Histoire de Louis Xt 3 vols., éd. Ch. Samaran et M.-C. Garand, Paris 1963-72, vol. 1, p. 144; Enguerran de Monstrelet, Chronique, 6 vols., éd. L. Douët-d'Arcq, Paris, 1858-62, vol. 4, p. 342; Georges Chastellain, Œuvres, 8 vols., éd. J. Kervyn de Lettenhove, Bruxelles 1863-1866, réimp. Genève 1971, vol. 1, p. 31 et sq. Le passage contenant le récit du meurtre fait défaut dans le Journal d'un Bourgeois de Paris de 1405 à 1449, éd. C. Beaune, Paris 1990, p. 147 (ad a. 1419) ; cf. pourtant ibid., p. 261 et sq (ad a. 1429). Un dialogue entre jean de Berry et Jean sans Peur, qui aurait eu lieu en 1412, souligne la conscience d'un «déclin>} dans la culture des rencontres, voir Monstrelet, Chronique, op. cit., vol. 2, p. 284 : «Beau nepveu et beau filleul, quant beau frère vostre père vivoit, il ne falloit point de barrière entre nous deux, nous estions bien d'accord moy et lui. }}

132 CHRISTOPH MA UNTEL et KLAUS OSCHEMA

Bien que les contemporains soient donc conscients des dan~ers des entrevues, les princes eux-mêmes ne renonçaient pas a cet mstru,ment pour la résolution des crises politiques1'.

C,e constat est d autant plus surprenant qu'on était bien en train d ap~rendre certames techniques diplomatiques qui permettaient de regler les affarres politiques <<internationales>> grâce à un · pe,rsonn~l profess~onneJI', tout comme Commynes le proposait. Neanmoms, les pnnces continuaient à se rencontrer et à négocier personnellement. Afin de protéger les protagonistes, on appliquait des mesures de sécurité : ainsi nos sources mentionnent-elles à plusieurs reprises des barrières artificielles qui auraient permis aux prmces de se rencontrer tout en évitant la possibilité d'un attentat17•

Cette pratique montre que les contemporains attribuaient aux entrevues personnelles une valeur qui dépassait la négociation et !a c~ncluswn des traités politiques par des tiers qui n'aurait p;.ev_u 1 mterventron du prince qu'aux moments de la ratification. L rdee cent;-ai: qu'on peut identifier derrière la pratique des :encontres etart celle d'une perception« holistique » du politique, Impliquant la personne des protagonistes tout entière. L'entrevue personnelle fournissait une occasion de s'assurer que les intentions

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S~h:Vedler, Her.rschertreffen, op. cit., p. 416-466, énumère 204 rencontres reahsées ou proJeté~s en Europe occidentale pour la période de 1270 à 1440. Ce nombre ne constitue qu'un indice quantitatif_ car Schwedler focalise sur le~ rencontres ~e souverains, tout en excluant les réunions, par exemple, des pnnces français avec leur roi. Il n'est pas exclu qu'en considérant ce dernier ge~re de rencontres,. la tendance décroissante que Schwedler constate vers la fi~ de.l~poque qu~Il an~lyse (ibid., p. 406), pourrait être relativisée. Pour la conh?-mte d~ la pratique Jusqu'au XVI" siècle, cf. la proposition de Louis XII a~ rOI anglms Henry VII de négocier la paix entre leurs deux royaumes lors dune rencontre, cf; Letters and Papers Illustrative of the Reigns of Richard III. and Henry VII, 2 vols., ed. J. Gairdner, Londres1861-1863, vol. 2, p. 146. Voir aussi

" J. G. Russell, The field of elath of gold: men and manners in 1520, Londres 1969. V:01

r Fr. J\utrand et Ph. fontamine, «Naissance de la France: naissance de sa dtplom~he. _L~ Mo~en Age», dans Histoire de la diplomatie française. Vol. 1 : Du M_oyen Ag: a l Empzre, Paris 2005, p. 39-156; cf. M. Kintzinger, <~ Europaische ~1plo?latle a~ant la lettre? AuB~npol~tik und internationale Beziehungen Irn Mittelaltei »/ dan~ Aufbruch zm Mzttelalter. Innovationen in Gesellschaften der Vormoderne. Studzen zu Ehren von Rainer C. Schwinges/ dir. Ch. Hesse et K. Oschema, Ostfildern 2010, p. 245-268.

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:rv::ême avant 141~ des barrières existaient, cf. le passage de Monstrelet cité CI-dessu~~ n. 14 .. A Montereau, Jean sans Peur fut abattu après avoir traversé des barneres ?fi~ de .se présenter devant le dauphin ; cf. sur les barrières à Montereau et a P1cqmgny, Mémoires, t.l, IV, 9-10, p. 287-292.

LE PRINCE, L'AFFECT, LE POLITIQUE 133

de l'adversaire (ou partenaire) étaient sincères. Mais à ~et effe,t pratique s'ajoute l'habitude de structurer. le monde poh~rqu~ .~ J'aide des catégories de l'amour et de la hame, ou bren de 1 an::rtre t de l'inimitié - tous des concepts qui certes ne comportarent ~as pour eux les mêmes valeurs que pour no':'s, m'ais qui étaient néanmoins caractérisés par de fortes connotatiOns emotiOnnelles. Ainsi l'imaginaire politique du XV' siècle a-t-il été fond.é entre autres sur l'idée que la relation individuel~e e:'tre deux ~nnces et leur attitude émotionnelle mutuelle entramart des consequences pour leurs États. Dans ces condition~, faire la paix ne ;o~lait pas simplement dire signer un contrat. Bren plus que cela, ris agrssart d'atteindre une véritable harmonie- dans la mesure du possrble - entre les princes, mais aussi entre leurs sujets. Or, la création d'une harmonie qui serait traduite au rnveau du drscours par des termes comme «amour» et «amitié» passait avant tout par la rencontre personnelle1

'· . A

Pour les contemporains, les entrevues pouvaient donc etre efficaces, quoique l'arrangement spatial et techrnq':e semble paradoxal à nos yeux aujourd'hui. Pour autant, la presenc.e des barrières ne nuisait pas nécessairement à la valeur sym_bolrq~: : comment pouvait-on mieux signifier le progrès d'une reconc;Ira­tion entre deux anciens ennemis qu'en détrUisant les barneres qui les avaient séparés au début de leur rencontre, afin de leur permettre de s'embrasser ?19 De ce point de vue, le déroulement d'une rencontre princière permet également une analyse qm se focalise sur la structure rituelle. Or, dans la perspective des contemporains, celle-ci ne dominait pas la scène toute seu!e: c~r Ja valeur du contact immédiat entre deux personnes resrdart avant tout dans la possibilité de «communiquer» et de créer un lien affectif. Cet espoir semble particulièrement présent ~ans la description que donne l'historiographe Georges Chastellam de la

ts Sur le lien entre proximité physique et relation affe;ti':~, cf. OschelJl-a, Freundschaft und Niihe, op. cit., p. 388-392, et B. Sère, Penser 1 ,a;nrtœ au. Moyen Age. Étude historique des commentaires sur les livres VIII et IX del Ethzque a Nzcomaque (XIll'-XV' siècle), Turnhout 2007, p. 211-226. . . ,

19 Il en fut ainsi lors de l'entrevue de 1469 entre Loms x.r et son frere cadet Charles de France cf. Contamine, «Rencontres»/ op. czt. (n. 8), p. 284-28~. Pour la rencontre de Louis XI avec Edouard IV à Picquig~y (147;), on avait préparé des trous dans la barrière afin de permettre aux r01s des embrasser, cf. Mémoires, t. 1, IV, 10, p. 290.

134 CHRISTOPH MA UNTEL et KLAUS OSCHEMA

relation entre son maître PhT Charles VII Sans 1 . 1 Ippe le Bon et le roi de France cette relatio~ restav~~~~r entr~ dans les détails, on peut dire que nistesmal ré 1 . e pen ant toute la vie des deux protago-

h. g aconcluswndelapaixd'Arrasenl4352D Sil'h' t .

grap Ie moderne cherch , l' . IS ano-des intérêts antagonistes e ~~x~ Irtu:r cette tension avant tout par manie résultait du fait qu~ les~ e am met en ~~a~t qu.e la dishar­<< ... et me sambl . l' eux pnnces nes etmentJamais vus:

e que ... SI entrevue y eu t t, f · remanant eust esté d s es e une ms, certes le esté entre-es]· oyées ete rgeraflnt esbp?ir, det leurs deux natures eussent

, n am ees e bonne · . separable ... ,,,, Si l' 0

. , . amour non Jamais il semble donc qu'iln ~~~ait resumer la position de Chastellain, efficacité rati u ~ n uait aux rencontres personnelles une des prota;onisie: ~~tlerme~aitl de modeler l'attitude affective aboutir à une réconcilia~~~s. t~ a sorte, une rencontre pouvait conséquences bénéfiques. au entJque avec toute une série de

Or, pour les historiens d h souvent une menta!J'te' 'md.~ erines, C astellain représente

<<me Ieva e» tand' C passe pour un des invente ' . . IS que ommynes dit-il donc de ces ren urs d: la, politique «moderne». Que attribue une grande ~~;tres l~mciere~, auxquelles Chastellain de Commynes fut résol~~:~t ;st bien connu que l'attitude consacre un chapitre entier a ne~~tn-:e. Dans ses Mémoires, il et passe en revue toute ~x. re exwns sur ces événements qu'il en tire ne saurait ê une sene de rencontres. La conclusion qu'il est «grand follie :r~~~~s clmre: no'? seulement il considère en puissance de s'entre . ~~mees qm sont comme es gu aulx politiques de~raient passe;opiarr»d, maisf toutes les négociations

M . es pro esswnnels'3 ms sur qu Il · · t-il les rencon;re~s ~~:ons fonde+ il ses convictions? Considère-efficacité_ et donc leur {;gei/e~t ~It~els q~i auraient perdu leur

Imi e - a son epoque ? Si l'on regarde

20 y; . ' ou recemment W. Paravicini «E'

und Burgund im 15. Jahrhu d_ t men neuen Staat verhindern : Frankreich zwischen europiiischem Ade! ~ ~r // ~.~8 Karl der Kühne von Burgund. Fürst R. C. Schwinges, Zurich 2010 n 2;~401 .s~nossenschaft~ dir. K. Oschema et fut négociée et conclue sans cÎu~·l ' ICI 26~28 ; soulignons que cette paix

2t Chastellain, Œuvres, op. cit., vol. 2 es r;~~agontstes se soient rencontrés. w~hr~n Kôrpern >>, Historische ZeÛs~Ïzri+i ~~3 KC2g~c) herna, « Falsches Spiel mit

22 Memazres t. 1 Il 8 p 126. f l h . '' 'p.39-67. 23 Ibid., t. 1, 'n, 8: p: t2z. , c . e c apltre entier: ibid., t. 1, II, 8, p. 126-132.

LE PRINCE, L'AFFECT, LE POLITIQUE 135

de plus près, on découvre que Commynes n'est en réalité pas si loin de Chastellain : selon les Mémoires, les rencontres princières seraient avant tout dangereuses. Ce danger résulte d'un côté des raisons pratiques et tangibles, car plus d'un prince serait tombé dans les mains d'un adversaire à l'occasion d'une rencontre24

(même si l'on choisissait d'habitude soigneusement l'endroit et le temps de l' entrevue)25 • De l'autre côté- etc' est là que Commynes rejoint son prédécesseur tout en se montrant un fils de la mentalité de son temps- parce que les princes qui se rencontrent risquent de ne pas s'aimer mutuellement26

Pour Commynes, le vrai problème des entrevues ne réside donc pas dans leur inefficacité, mais au contraire dans leurs effets non maîtrisables ! Dans un chapitre de ses Mémoires, il dresse toute une liste d'exemples qui montrent leurs effets négatifs : ainsi il raconte de l'entrevue de Louis XI et son homologue Henri IV de Castille en 1463 qu'elle aurait résulté en une grande antipathie entre les deux princes" avec toutes les conséquences négatives que cela entraînait. Comme Chastellain, Commynes est donc convaincu que les émotions des «grands hommes» déterminent les relations diplomatiques et la sphère politique. Ce qui le distingue de son prédécesseur n'est pas sa perception des faits et des mécanismes politiques, mais sa conviction qu'il fallait

24 Ibid., t. 1, II, 6, p. 120 et sq; ici Commynes ne donne pas d'exemple concret, mais souligne le danger général. Par la suite, il donne une version dramatique de la rencontre entre Louis XI et Charles le Téméraire à Péronne, ibid., t. 1, Il, 7-9, p. 123-135. Sur la valeur des Mémoires comme source pour la reconstruction des faits cf. déjà l'œuvre magistrale de K. Bittmann, Ludwig XI. und Karl der Kiihne. Die Memoiren des Philippe de Commynes ais historische Quelle, vols. 1-2/1, Gottingen 1964-1970.

25 Sur les ponts ou les fleuves frontaliers comme espaces {{neutres>> R. Schneider, « Mittelalterliche Vertrage auf Brücken und Flüssen (und zur Problematik von Grenzgewassern) », Archiv fiir Diplomatik 23 (1977), p. 1-24. Voir aussi N. Offenstadt, Faire la Paix, op. cit., p. 152, 155 et 157, et Schwedler, Herrschertreffen, op. cit., p. 277 et sq et 334-339. Pour une discussion critique du concept de {{neutralité» pour l'époque cf. K. Oschema, « Auf dem Weg zur Neutralitat : Eine neue Kategorie politischen Handelns im sp3tmittela1terlichen Frankreich », dans Freundschaft oder amitié ? Ein politisch-soziales Konzept der Vormoderne im zwischensprachlichen Vergleich (15.-17. ]ahrhundert) (ZHF. Beihefte, 40), dir. id., Berlin 2007. p. 81-108.

26 Sur la rencontre de Charles le Téméraire avec le comte palatin cf. Mémoires, t. 1, Il, 8, p. 131 : «En effect oncques puis ne s'aymerent, ny ne s'i firent service l'un a l'autre.>'

27 Mémoires, t. 1, II, 8, p. 129 : {{ ... oncques puys ces deux roys ne se ayrnerent. »

136 CHRISTOPH MA UNTEL et KLAUS OSCHEMA

en quelque sorte <<neutraliser>> l'influence des émotions afin de rendre plus professionnelle domaine politique.

Les émotions des princes

Nos observations sur l'attitude de Commynes envers les rencontres princières ne surprendront pas le lecteur attentif des Mémoires, car, pour l'auteur, les princes sont hommes comme nous28•

Ce constat n'implique pas seulement qu'ils aient des vertus et des vi~es co:nme tout le monde, mais également qu'ils subissent les memes :nfluences affectives29• Or, à cause de leur position extraordinaire, leur existence se déroule dans des conditions particulières : non seulement ils profitent de grandes libertés pendant leur enfance et au cours de leur éducation, mais encore ils risquent d'être entourés de flatteurs30• À cause de leur trai~ d~ vie privilégié, les princes sont même plus susceptibles de se laisser emporter par leurs émotions : « Ilz sont plus enclins en toutes choses voluntaires que aultres hommes >>'1.

Afin. d'illustr~r cette conviction de Commynes, regardons de plus pres la relatiOn entre Louis XI et le duc bourguignon Charles le Téméraire. Il est bien connu que le récit de Commynes en fait des adv~rsai~es paradigmatiques ; mais quel rôle joue la dimension des emotions proprement dites dans cette construction narrative ?

28 Mémoires, t. 1, Prologue, p. 1. Cf. aussi J. Blanchard, «De l'oralité à l'écriture chez Commynes : nouvelles émotions et nouvelle communication}} dans Norm u~d ~rise. von Kommunikation. Inszenierungen Iiterarischer und s~zialer Interaktzon zm Mzttelalter, dir. A. Hahn, G. Melville et W. R6cke Münster 2006 p. 173-191, ici 174; J. Dufournet, Philippe de Commynes. Un hist;rien à l'aube de; temps modernes, Bruxelles 1994, p. 11.

29 Le ~émorialiste le ?it d'ailleurs explicitement quand il renvoie à la nécessité de _disp_ose~ des am1s auxquels on peut se confier dans des situations de crise, v?u Memo;res, ~· 1, V, 5, p. 338; cf.!<-· Oscherna, «Lorsque les mots manquent. Sllence et ernotwn au bas Moyen Age>>, Micrologus 18 (2010), p. 285-310, ici 307 et sq.

30 Mè'!wires, t. t Prologue, p. 1 et sq. Cf. sur le rôle du flatteur K. Oscherna, ~< R1sk~ntes V~rtrauen. Zur Unterscheidung von Freund und Schrneichler Irn .spaten Mittelalter », da_ns :'erwandtschaft_ Freundschaft, Bruderschaft. Sozz~le Lebens- und Kommumkatt?nsformen im Mittelalter, dir. K.-H. Krieger, Berlm 20.09, p. _?10-5~9,, et M.' Vmcent-Cassy «Flatter, louer ou comment commumquer a Pans. a la fin du Moyen Age>\ dans La Ville et la Cour.

31 De~ bo.nnes et des mauvazses manières, dir. D. Rornagnoli, Paris 1995, p. 117-159. Memozres, t. t Prologue, p. 1 et sq.

LE PRINCE, L'AFFECT, LE POLITIQUE 137

Comme tous les hommes, nous l'avons dit, nos protagonistes sont soumis aux affects. Or, leur position princière les rend plus dépendants des conseils, soit des amis et des bons conseillers, soit -dans le pire des cas- des flatteurs. Commynes accorde un grand rôle à ces derniers, car il constate que les princes ne s'adressent à des personnes idoines et vertueuses qu'en temps de « necessité et en affaire >>32• Dans sa présentation, Commynes généralise ce phénomène tout en distinguant deux manières de princes : tandis que les uns laissent étourdiment travailler leurs c_onseillers, les autres soupçonnent incessamment des trahisons33

• A côté de cette première distinction, Commynes caractérise fréquemment les princes comme méfiants - un phénomène qu'il explique par leur expérience d'être entourés par des personnes qui cherchent avant tout leur propre intérêt34

Ces mécanismes font également surface dans la description que donnent les Mémoires de la relation entre Charles le Téméraire et Louis XI35 • Après la conclusion du traité de Conflans (1465), par exemple, Charles le Téméraire aurait entendu la rumeur que Louis se serait entouré de 200 gens d'armes. Saisi par la crainte, Charles aurait donc rassemblé ses propres gens d'armes autour de lui. Même si l'action peut être expliquée comme étant le résultat d'un malentendu, elle reste révélatrice de l'atmosphère d'insécurité qui aurait dominé les relations entre nos protagonistes. En outre, Commynes en tire des conclusions plus générales sur les inconvénients des rencontres princières : «Ainssi povéz veoir qu'il est presque impossible que deux grans seigneurs se puissent accorder, pour les rappors et suspections qu'il ont a chascune heure >>36• Or, ce que le passage ne dit pas clairement, c'est que le problème ne réside pas ici dans l'inimitié des deux princes, mais dans la maladresse de leur entourage qui nourrit les soupçons. La méfiance qui en résulte constitue d'ailleurs un phénomène ambivalent : immodérée, elle devient dangereuse ; mais si elle

32 Ibid., t. 1, 1, 12, p. 72. ' 3 Ibid., t. 1, 1, 16, p. 85. 3

'' Ibid., t. 1, II, 2, p. 95 et sq. . 35 Pour une biographie de Charles le Téméraire, cf. H. D:'-bois, Charles !e Témératre,

Paris 2004 (malheureusement sans notes) ; la relatiOn avec Loms XI est au centre de J.-M. Cauchies, Louis XI et Charles le Hardi. De Péronne à Nancy (1468-1477) : le conflit, Bruxelles 1996.

36 Mémoires, t. 1, 1, 14, p. 79.

138 CHRISTOPH MA UNTEL et KLAUS OSCHEMA

se manifeste sous forme de crainte, elle inspire de la prudence à l'individu qui la subit. Ne citons que le contexte des batailles : celui qui les craint - et Commynes ignore sans hésiter l'idéal chevaleresque"- se prépare plus soigneusement et améliore donc ses chances de succès38

• Par conséquent, dans cette situation, non seulement un manque de crainte équivaut-il à la follie39, mais la crainte elle-même est en fait valorisée40•

À côté de la connotation positive qu'il accorde à la crainte, Commynes souligne sans cesse les faiblesses de l'homme, tout en rappelant le danger d'instrumentalisation qui peut en résulter. Le cas de Louis de Luxembourg, le comte de Saint-Pol (t 1475), peut­être considéré comme exemplaire : à partir du moment où il changea de camp en 1465, il pouvait être considéré comme un adversaire du duc de Bourgogne. Par la suite, Commynes s'en est servi d'exemple afin d'illustrer le sort de ceux qui veulent tirer profit de la crainte des princes41

• Dans le cas de Saint-Pol, cette tentative mena à la catastrophe, avec les conséquences qu'on cannait, car le jeu ambigu entre les deux adversaires, la France et la Bourgogne, lui valut avant tout la «mortelle hayne>> des princes qu'il voulait jouer"'. Ici, le lien entre la conception émotionnelle de la politique chez Commynes et

37 Cf. R. W. Kaeuper, Chivalry and violence in medieval Europe, Oxford 1999, p. 129 et sq et 165 et sq ; M. Keen, Chivalry, New Haven/Londres 1984, réimp. 2010, p. 162-178; M. Prietzel, Kriegführung im Mittelalter. Handlungen, Erinnerungen, Bedeutungen (Krieg in der Geschichte, 32), Paderborn et al. 2006, p. 29-34 ; H.-H. Kortüm, Kriege und Krieger, 500-1500, Stuttgart 2010, p. 92 et sq.

38 Mémoires, t. 1, n 4, p. 113 et sq. 39

Ibid., t I, Ut 5, p. 186 et sq ; remarquons en passant que Jacob Burckhardt a décrit l'état mental de Charles comme «folie raisonnante>}, cf. W. Paravicini, « "Vernünftiger Wahnsinn". Karl der Kühne, Herzog von Burgund, 1433-1477 »,

dans Karl der Kühne (1433-1477). Kunst, Krieg und Hofkultur [catalogue], dir. S. Marti, T. Holger~Borchert et G. Keck, Berne/Bruxelles/Bruges 2008, p. 38-49, IC~. 47 et sq, et ~1. S1ebe:-Lehmanflt « Ein burgundischer "Principe" ? Karl der ~uhne und dt~ C?eschichtsschreibung}}' dans Karl der Kühne von Burgund, op. czt., p. 293-302, 1c1 298.

40 Mémoires, t. 1, III, 5, p. 193 et sq. 41 Ibid., t. 1, III, 2, p. 171. 42

Ibid.; pour~ argument comparable cf. ibid., t. 1, III, 12, p. 236. Sur le destin du comte de Samt-Pol cf. W. Paravicini, «Peur, pratiques, intelligences. Formes de l'opp~sition aristocratique à Louis XI d'après les interrogatoires du connétable de Samt-Pol }}' dans Menschen am Hof der HerzDge von Burgtmd. Gesammelte Aufsiitze, dir. K. Krüger, H. Kruse et A. Ranft, Stuttgart 2002, p. 341-356 [orig. 1985], et J. Blanchard, Commynes et les procès politiques de Louis XI. Du nouveau sur la_lèse~majesté, ~aris 2008 (avec l'édition du procès, p. 63-156). Voir aussi la contnbuhon de Int Ruth Kleirnan dans ce volume.

LE PRINCE, L'AFFECT, LE POLITIQUE 139

sa perception des liens personnels devient évident : plus que par des raisonnements stratégiques, pour lui les princes sont «incontinent meuhés d'amour en hayne et de hayne en amour» 43

Les princes opposés44

Revenons cependant à nos deux protagonistes et à la description de leur relation. En quoi leurs caractères se distinguent-ils et quelles sont les conséquences pour la politique ? Sous la plume d~ mémorialiste, Charles se caractérise avant tout par son mclmation a s'abandonner à une rage incontrôlée, ce qui lui fait perdre son aplomb en plusieurs occasions : parfois, ses conseillers réussissent à éviter des conséquences plus graves en adoucissant leur maître45

; à d'autres moments, cette relation si cruciale entre le prince et son entourage est elle-même perturbée par le tempérament imprévisible du duc'". Commynes nous fournit plusieurs descriptions de ces moments de colère, entre autres dans le contexte de l'entrevue de Péronne en 1468 : "La voix lu y tremblait, tant il estait esmeu et prest de se courrouce~. Il fit humble contenance de corps, mais sa geste et sa parolle estmt aspre»47• Les signes extérieures de la colère sont donc fortement liés à l'expression verbale, plus qu'à l'allure physique qui reste au moins partiellement contrôlée. . ,

Or, en conformité avec la théorie de Thomas d' Aqum, la co lere se manifeste au plan physique : le sang se réchauffe, le cœur se dilate

43 Mémoires, t. 1, I, 16, p. 85 ; cf. aussi J. Blanchard, « Commyn_es et la "nouvel}e politique"}}' dans Saint-Denis et la royauté. ~tudes ?!fertes a Bernard ~u~nee, dir. Fr. Autrand, CL Gauvard et J.-M. Moeglm, Pans 1999, p. 547-561, ICI 547 et sq.

44 Voir Cauchies, Louis Xl, op. cit., p. 139-159. " Mémoires, t. 1, !, 12, p. 71 et sq et II, 7, 125 et sq. 46 Ibid., t. t II, 13, p. 150 et V, 5, p. 338. <?f. sur la relation .entre «}e p_rince .e~ ses

conseillers}} : J. Du fournet, « Le pnnce et ses conseillers d apres Philippe de Commynes }}' dans Le Pouvoir mo?archique et ses supports i~éologiques aux XV-XVII' siècles, édJ. Dufournet, A. Fwrato et A. Redonda, Pans, 1990, p. 9-26, repris dans Id., Philippe de Commynes, op. cit., p. 55-72. .

47 Mémoires, t.1, II, 9, p.134. Voir aussi ibid., t. 1, p. 337 et sq, sur la «mélancohe}} du Téméraire après la défaite devant Morat (1476); cf. Oscherna, «Lorsque les mots manquent», op. cit., p. 308.

140 CHRISTOPH MA UNTEL et KLAUS OSCHEMA

et l'individu ne ~eut plus contrôler ses expressions48. Selon cette conception, la colere conduit souvent à la «parole déviante>>49. Cet ac:ent ~s sur la parole se reflète dans le portrait de Louis XI : Je me?"onah~te so~hgne_ q:re le roi avait conscience de sa langue déliée, mars auss1 de 1 effet liiJUneux que pouvaient avoir les mots Par conséquent, il a':ou; : «[je] ~ça y bien que ma langue m'a porté ~rand dom~mge, auss1 U: a elle faret quelques foiz du plaisir beaucop ,sa_ La consCience de sa fmblesse lui permet également de la maîtriser'!.

La dynamique entre les inclinations naturelles, la conscience de !~ur e~Jstence et le:rr maîtrise, entre autres à travers la capacité à s ouvnr aux conseillers, met en relief le dilemme de Charles : sa conduite capricieuse et imprévisible empêche son entourage de contrebalancer les erreurs qui résultent de sa nature. Ainsi chez Commynes, l'histoire de Charles le Téméraire devient-elle 1~ récit d'une affectivité de plus en plus incontrôlée et obsessive : au début le d~c reste en_core ouvert à la critique quand il avoue sa Jollie''. S'il parait encore mfluençable à cette étape de sa vie, vers la fin, son comportement ne peut être comparé qu'à celui d'un fou53•

E~ même temps,_ cette qualité permet à Louis de profiter des capnces du duc : afin de légitimer la guerre contre la Bourgogne, le ro1 convoque Charles en 1470, en lui reprochant plusieurs excès légaux. Selon Commy~es, Louis aurait été bien conscient que son adversaire << r~spondroJt orgueilleusement ou ferait quelque autre chose _contre 1 auctonte de ladicte court, par quoy son occasion de luy fmre guerre en serait plus grande»54. Et comme on peut s'y

48 S. Knuuttil~, Emotions in ancient an~ medieval philosophy, Oxford/New York2004, P· 239-25.5 ' A. Anz~nbacher, « D1e Phanornenologie der Angst bei Thomas von Aqum>>, Das Mrttelalter 12/1 (2007), p. 85-96, ici 87 et 93 et sq; cf. v. Blaas, « Uberlegungen zu emer Cod1erung der Emotion "Zorn" im Willehalm Wolframs von Eschenbach», Das Mittelalter 14/1 (2009) p 50-66 · ·56

49 p L M 'l , . , 1c1 • · , evron,,,« ~ ~n~olie, émotion et vocabulaire. Enquête sur le réseau

lexl~al.~e 1 emotivite atr~bilaire dans quelques textes littéraires du xn~ et du XIII stecle)>, dans Le su;et des émotions, op. dt., p. 231-271, ici 244. Voir aussi O~ch:_ma, <: Lor.sque les mo.ts manquent», op. cit., p. 295. En plus, Commynes lm-memes att~1bue des tra1ts analogues, voir Mémoires, t. 1, VII, 20, p. 600 et ~q : <<Je ~e dehberay ne dire point trop parolles en ce courroux ; toutesfoiz dz me hrerent ung peu aux champs. »

50 M' . 1 T emorres, l. • .~ 10, p. 62 et sq_; cf. IV; 10, p. 295. Sur l'usage du style direct chez

51 Co~n:ynes VOlr J. Dufournet, Etudes sur Philippe de Commynes, Paris 1975, p. 128-130. Memorres, t. 1, IV, 9, p. 284 et sq.

" Ibid., t. 1, l, 13, p. 77. " Ibid., t. 1, V, 8, p. 354. " Ibid., t. 1, Ill, 1, p. 166.

LE PRINCE, L'AFFECT, LE POLITIQUE 141

attendre, le récit explique comment la réaction furieuse de Charles, dominé par ses émotions, aurait aidé le souverain à mener son plan à bien 55. .

Aujourd'hui, nous ne reconstruisons plus la relation entre nos deux protagonistes comme l'histoire d'un duc qui se laisse constamment emporter et qui devient donc la victime d'un roi froid et stratégique56• Or, le récit des Mémoires suit exactem~nt cette logique quand il souligne à plusieurs reprises à q:rel pomt il a~rmt été facile pour Louis de manipuler Charles en mstrumentahsant son humeur. Alors que la politique bourguignonne est dominée par les émotions du duc, Louis ne se laisse pas aller à des actions irréfléchies- jamais il n'agit <<de prime face»57

• Ce n'est donc qu'en comparaison avec son adversaire exemplaire que la description de Louis comme <<tardif et craintif>>58 devient l'image d'un prince idéal qui règne avec succès. . . , .

En lisant les Mémoires sous l'angle d'une h1st01re des emotions, on pourrait donc avoir l'impression que pour l'auteur le succès d'~~ prince ne résulte pas seulement de ses propres actions, mms qu il dépend avant tout de sa capacité à maîtriser se~ émotions. D~J_ls la même logique, Commynes rejette comme une mventwn poetique l'image métaphorique fréquemment utilisée de la fortune". En revanche, il attribue un rôle central à Dieu, qui agit justement à travers l'influence qu'il exerce sur les émotions des hommes. Tout comme pour les conseillers ou les adversaires, la manipulation des émotions constitue un des moyens à travers lesquels D1eu peut influencer les actions des princes60

• Or, cette idée ne constitue pas une invention de l'auteur- selon son propre aveu, Commynes tire son modèle des écrits de l'Ancien Testament"1

• Si Dieu n'intervenait pas par le biais de la manipulation des émotions humaines, l'équilibre labile du monde ne pourrait être maintenu, à cause de la mauvaitié des hommes62

55 Ibid.; cf. pour un raisonnement analogue ibid., t. 1, I, 12, p. 69-70. . s6 Cf. H. Müller «Der Griff nach der Krone. Karl der Kühne zwischen Frankre1ch

und dem Rei~h », dans Karl der Kühne von Burgund, op. cit., p. 153-169, ici 160 et sq. " Cf. Mémoires, t. 1, V, 10, p. 361 et VI, 5, p. 458. ss Ibid., t. 1, II, 10, p. 137. En contraste avec la crainte, la peur acquiert une valeur

plutôt négative, cf. par ex. ibid., t. 1, II, 6, p. 120, et VI, 6, p. 463. '' Ibid., t. 1, IV, 12, p. 307. so Ibid., t. 1, III, 10, p. 223, et IV, 13, p. 313. " Ibid., t. 1, IV, 13, p. 313. " Ibid., t. 1, V, 20, p. 425, et V, 18, p. 405.

142 CHRISTOPH MA UNTEL et KLAUS OSCHEMA

Ilz sont hommes comme nous- en guise de conclusion

Résumons brièvement les impressions de notre esquisse : aux yeux de Commynes, le politique est fortement influencé par des émotions parce qu'il se construit sur la base des actions humaines. D'un certain point de vue, cette idée rompt avec la pensée médiévale en ce qu'elle tend à nier le caractère sacré du pouvoir princier63

• En même temps, elle ouvre la voie vers une nouvelle vision du politique, dominée par la raison et la nécessité : si Commynes retient l'influence divine comme élément décisif dans l'histoire64

, il construit pourtant l'image d'une sphère politique désenchantée où même le sacre des rois de France trouve ses limites aux frontières du royaume65.

L'élément le plus remarquable de la vision du politique selon Commynes consiste donc avant tout dans les nouvelles conséquences qu'il tire de sa perception des jeux politiques : dominés par la peur ou par la crainte, ceux-ci constituent un véritable «réseau des émotions>>. Or, l'analyse du couple antagoniste que forment Louis XI et Charles le Téméraire montre qu'une des clés du succès dans ce jeu consiste en la capacité à maîtriser ces émotions. Nul n'étant libre de leur présence ni de leurs effets, le succès se fonde sur leur maîtrise et leur manipulation. Ainsi la crainte de Louis XI l'amène à être prudent, tandis que Charles le Téméraire reste dominé par ses affects, ce qui l'amène à des actions irréfléchies et aux conséquences imprévisibles. La différence tient également au temps nécessaire à la réflexion : si Louis n'agit jamais de prime face, Charles se précipite d'un désastre à l'autre parce qu'il prend ses décisions sous l'influence immédiate de ses impulsions.

Somme toute, le récit de Commynes montre une image ambivalente en ce qui concerne le phénomène des émotions : il s'inscrit dans la tradition de la pensée médiévale qui regarde les émotions comme des mouvements de l'âme se manifestant

63 Blanchard, {(De l'oralité à l'écriture}>, op. cit., p. 174. 64 Cf. J. Ehlers, «Philippe de Commynes und die Fürsten dieser Welt. Von

der Heilsgeschichte zur Pragmatik », dans Les Princes et l'histoire du Xll.fi au XVIII' siècle (PHS, 47), dir. Ch. Greil, W. Paravicini et J. Voss, Bonn 1998 p. 221-229, ici 228.

65 Mémoires, t. 1, VI, 2, p. 443 ; cf. aussi Blanchard, «Commynes et la "nouvelle politique"», op. cit., p. 561.

LE PRINCE, L'AFFECT, LE POLITIQUE 143

à travers le corps. L'expression extérieure les rend accessibles à la communication et à l'interprétation, tout en conservant son ambiguïté66. A la différence de l'image radicalen:;entindividualisée que nous nous faisons des émotions aujourd hm, elles restent, pour Commynes, accessibles aux influences transcendan:ales qui peuvent s'en servir afin de diriger le comportement des etres

humains. De ce point de vue, Commynes n'exprime p~s une nouvelle

conception "anthropologique>> qui constituermt un p~s vers la perception moderne de l'individu, bien qu'Il connmsse (et reconnaisse) les différences entre les hommeS67. Ce qui rend moderne la position de Commynes consiste ;vant tout, :'o.us semble-t-il, dans son idéal politique qm exige d abo~d la ~ait~Ise des affects de la part des princes, et ensmte 1 org_amsatwn professionnalisée des mécanismes politiques afin de redu:re.le.s risques qu'entraîne le tempérament d'un prince peu diSCiplme. Si l'idéal de la maîtrise des affects n'était aucunement nouveau à l'époque de Commynes, les raisonnements pragmatiques av';c lesquels il le justifie dépassent largement le cadre de la pensee moralisante de son temps68. Enfin, ce qui rend «moderne>> son approche du politique consiste égalemen.t dans. le co~tenu de l'idéal:carsilespenseursmédiévauxexigeaœntdéjaq~~l mdividu maîtrise ses affects ils fondaient leur modèle du politique sur la ' ' . force unifiante de l'amour et par conséquent sur les <<emotions>> positives69• Commynes ne suit plus cette, appr~che : pour lm, le politique doit suivre les exigences de la necesszte, ce qmimphque, en dernier lieu, une autonomisation du politique.

66 Cf. le récit de la conduite de la cour après l'annonce de la mor~.du T~mér~ire en 1477, ou les observations faites par Commynes quant à son seJour a Vemse : Mémoires, t. 1, V, 10, p. 362, et VII, 20, p. 598. . , ..

67 Blanchard, «De l'oralité à l'écriture)}, op. cit., p. 184 et sq, sou.hgne 1~ pre~1smn avec laquelle le mémorialiste se sert des .«termes relatifs aux emotmns }}, concluant à l'emploi fonctionnel de ces notions.

68 Cf. M. Senellart, Les Arts de gouverner. Du "regimen" médiéval au concept de gouvernement, Paris 1995, p. 19-31. . .

69 Cf. Oschema, Freundschajt und Niihe, op. ctt., passzm.