« Le juriste, le philosophe et le politique », Hobbes et Bacon : le sens d’un silence, Pessac,...

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Francis Bacon, Thomas Hobbes et la prudence du législateur. J. Berthier ______________________________________________________________ 1 LE JURISTE, LE PHILOSOPHE ET LE POLITIQUE Francis Bacon, Thomas Hobbes et la prudence du législateur Jauffrey Berthier Université de Bordeaux, SPH Nous n’entendons pas interroger ici le rapport de Hobbes à Bacon à partir de l’étude des traces limitées et indirectes que nous possédons, d'une possible collaboration dans les années 1620 (peut-être dès 1616 1 ). Notre but est de questionner une « relation » plus tardive : celle précisément que signalerait la lecture critique qu’aurait faite Hobbes en 1664 (à suivre Aubrey) des Maxims of Law de Bacon 2 . L’hypothèse que nous entendons envisager consiste à y voir l’indice d’une forme d’évolution de la pensée politique de Hobbes qui l’aurait amené à entrer dans un dialogue plus direct avec certains aspects de l’œuvre du Chancelier. En engageant, dans le Dialogue, une réflexion plus approfondie que dans les textes antérieurs sur la manière d'assurer un gouvernement de la République par les lois civiles, prudent et conforme au salut du peuple, il accède en effet à un territoire déjà largement arpenté par Bacon. Or, on possède des indices nous permettant de supposer une bonne connaissance par Hobbes des travaux du Chancelier sur le sujet. Outre le témoignage d'Aubrey concernant la lecture critique des Maxims et la participation de Hobbes à la traduction en latin des Essais 3 , voire du De Dignitate (1623) 4 lui-même, on peut rappeler que cinq passages du Discourse of Laws, un des chapitres des Horae Subscesivae que certains commentateurs attribuent à Hobbes, sont de simples traductions en anglais des Aphorismi de jure gentium 5 de Bacon (dont la version autographe inachevée se trouvait dés le XVII e siècle à Chatsworth) 6 . Communication présentée lors du colloque Hobbes et Bacon, le sens d’un silence qui s’est déroulé en mars 2012 à Bordeaux (Université Michel de Montaigne, SPH). Une version largement remaniée doit être publiée courant 2014 dans la revue Astérion. 1 N. MALCOM, De Dominis, pp. 47-54. 2 J. AUBREY, ‘Brief Lives’, chiefly of Contemporaries, set down by John Aubrey, between the Years 1669 & 1696, A. CLARK (éd.), 2 vol., Clarendon Press, Oxford, 1898, t. I, p. 341 : « In 1664 I said to him ‘Methinks it is a pity that you have such a clear reason and active mind did never take into consideration the learning of the laws’ ; and I endeavoured to persuade him to it. But he answered that he was not likely to have enough left to go through with such a long and difficult task. I then presented him with the Lord Chancellor Bacon’s Elements of the Law ( a thin quarto) in order thereunto and to draw him on ; which he was pleased to accept, and perused ; and the next time I came to him he showed therein two clear faulty arguments in the second page (one, I well remember, was in page 2) which I am heartily sorry are now out of my remembrance. I desponded, for his reasons, that he should make any attempt towards this design ; but afterwards, it seems, in the country, he wrote his treatise De Legibus (unprinted) ». 3 Il semble aussi avoir participé à la traduction en italien des Essais par son élève Cavendish, publiée, sous le contr 4 J. Aubrey, Id., t. I, p. 70 et p. 331. Selon Aubrey aurait traduit l’essai « Of the true Greatnesse of Kingdomes ans Estates », qui a été intégré au livre VIII du Dignitate. Nous savons en outre que Bacon n’a pas traduit lui- même le reste du De Dignitate. 5 Les Aphorismi de jure gentium maiore sive de fontibus justiciae et juris (Hardwick MS 51, Chatsworth House) ont fait l’objet d’une transcription par M. Neustadt (« The Making of the instauration : science, politics and law in the career of Francis Bacon », thèse de doctorat, John Hopkins University, 1987). Ils sont constitués d’une préface et deux parties (aphorismes 1 à 11, De Origine et vicissitudine legum, et aphorismes 12 à 19, De authoritate

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Francis Bacon, Thomas Hobbes et la prudence du législateur. J. Berthier ______________________________________________________________

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LE JURISTE, LE PHILOSOPHE ET LE POLITIQUE Francis Bacon, Thomas Hobbes et la prudence du législateur

Jauffrey Berthier Université de Bordeaux, SPH

Nous n’entendons pas interroger ici le rapport de Hobbes à Bacon à partir de l’étude des traces limitées et indirectes que nous possédons, d'une possible collaboration dans les années 1620 (peut-être dès 16161). Notre but est de questionner une « relation » plus tardive : celle précisément que signalerait la lecture critique qu’aurait faite Hobbes en 1664 (à suivre Aubrey) des Maxims of Law de Bacon2. L’hypothèse que nous entendons envisager consiste à y voir l’indice d’une forme d’évolution de la pensée politique de Hobbes qui l’aurait amené à entrer dans un dialogue plus direct avec certains aspects de l’œuvre du Chancelier. En engageant, dans le Dialogue, une réflexion plus approfondie que dans les textes antérieurs sur la manière d'assurer un gouvernement de la République par les lois civiles, prudent et conforme au salut du peuple, il accède en effet à un territoire déjà largement arpenté par Bacon. Or, on possède des indices nous permettant de supposer une bonne connaissance par Hobbes des travaux du Chancelier sur le sujet. Outre le témoignage d'Aubrey concernant la lecture critique des Maxims et la participation de Hobbes à la traduction en latin des Essais3, voire du De Dignitate (1623)4 lui-même, on peut rappeler que cinq passages du Discourse of Laws, un des chapitres des Horae Subscesivae que certains commentateurs attribuent à Hobbes, sont de simples traductions en anglais des Aphorismi de jure gentium5 de Bacon (dont la version autographe inachevée se trouvait dés le XVIIe siècle à Chatsworth)6. Communication présentée lors du colloque Hobbes et Bacon, le sens d’un silence qui s’est déroulé en mars 2012 à Bordeaux (Université Michel de Montaigne, SPH). Une version largement remaniée doit être publiée courant 2014 dans la revue Astérion. 1 N. MALCOM, De Dominis, pp. 47-54. 2 J. AUBREY, ‘Brief Lives’, chiefly of Contemporaries, set down by John Aubrey, between the Years 1669 & 1696, A. CLARK (éd.), 2 vol., Clarendon Press, Oxford, 1898, t. I, p. 341 : « In 1664 I said to him ‘Methinks it is a pity that you have such a clear reason and active mind did never take into consideration the learning of the laws’ ; and I endeavoured to persuade him to it. But he answered that he was not likely to have enough left to go through with such a long and difficult task. I then presented him with the Lord Chancellor Bacon’s Elements of the Law ( a thin quarto) in order thereunto and to draw him on ; which he was pleased to accept, and perused ; and the next time I came to him he showed therein two clear faulty arguments in the second page (one, I well remember, was in page 2) which I am heartily sorry are now out of my remembrance. I desponded, for his reasons, that he should make any attempt towards this design ; but afterwards, it seems, in the country, he wrote his treatise De Legibus (unprinted) ». 3 Il semble aussi avoir participé à la traduction en italien des Essais par son élève Cavendish, publiée, sous le contr 4 J. Aubrey, Id., t. I, p. 70 et p. 331. Selon Aubrey aurait traduit l’essai « Of the true Greatnesse of Kingdomes ans Estates », qui a été intégré au livre VIII du Dignitate. Nous savons en outre que Bacon n’a pas traduit lui-même le reste du De Dignitate. 5 Les Aphorismi de jure gentium maiore sive de fontibus justiciae et juris (Hardwick MS 51, Chatsworth House) ont fait l’objet d’une transcription par M. Neustadt (« The Making of the instauration : science, politics and law in the career of Francis Bacon », thèse de doctorat, John Hopkins University, 1987). Ils sont constitués d’une préface et deux parties (aphorismes 1 à 11, De Origine et vicissitudine legum, et aphorismes 12 à 19, De authoritate

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Certes les perspectives à partir desquelles Bacon et Hobbes interrogent le politique semblent radicalement différentes. Quand Bacon trace dans le livre huit du De Dignitate et Augmentis scientiarum, les grandes lignes de la science du gouvernement de l’Etat, il semble se donner précisément comme point de départ, ce que la philosophie politique de Hobbes entend interroger et établir. Pour Bacon, la philosophie politique paraît se réduire à la science de l’exercice de l’imperium, telle que permet de la dégager la prise en compte des trois « devoirs » qui pèsent sur celui qui l’exerce : conserver l’Etat, le « rendre heureux et florissant » et en étendre les limites7. En se refusant à questionner explicitement la nature et le mode d’institution de l’imperium, la pensée de Bacon semble appartenir à un autre âge de la réflexion politique. En effet, les grands débats politiques anglais du début du XVIIe siècle dans lesquels il s’inscrit, ne portent pas tant sur la nature de l’imperium, que sur celle de l’équilibre entre cet imperium, qui se dit alors en termes de prérogative royale, et la loi ou les libertés des sujets. La volonté de considérer, à l’image de ce qu’exige Jacques Ier, la nature de l’imperium comme un « mystère », point qui constitue une ligne de rupture manifeste avec la perspective propre de la philosophie politique hobbésienne, répond ainsi en très grande partie à l’état particulier des débats politiques anglais. On ne peut dès lors que noter la concordance entre les considérations proposées par Ed. Coke et Fr. Bacon dans les débats suscités par le Case of Post-Nati sur l’allégeance naturelle et inconditionnelle que doivent les sujets au roi et sur la manière dont elle assure ce fondement mystique et inquestionnable de la prérogative royale. Les débats de l’époque jacobéenne (et ceci est encore largement vrai au moment de la Pétition des droits de 1628) roulent d’abord sur la question des modalités d’exercice de cet imperium. Il y a ainsi un consensus sur l’idée que le roi, pour assurer la prospérité de ses sujets et la puissance de l’Etat (deux dimensions qui sont communément reconnues comme inséparables), doit gouverner en respectant autant que possible les lois existantes et le consentement populaire en matière fiscale. Cependant s’il y a consensus sur cette perspective, les oppositions sont nombreuses sur la manière d’y répondre. La lutte contre ce que certains membres du Parlement lisent comme une tendance absolutiste de la politique royale se dit d’abord, dans les trente premières années du XVIIe siècle, à partir du devoir du roi, au regard de la mission que lui a confiée Dieu, de gouverner en respectant les lois existantes, considérées comme les normes du bon gouvernement du royaume. Si l’Angleterre Stuart a pu être le lieu du processus singulier qui a permis à un droit privé (la common law) de se voir reconnu le statut de loi fondamentale et doté d’une autorité « constitutionnelle », c’est précisément grâce à cette insistance sur les modalités d’une bonne administration de l’imperium et à la prudence gouvernementale inhérente au droit existant.

Au moment où Hobbes commence sa propre production philosophique, ce consensus, au moins apparent, a disparu. La question qu’il se pose est précisément d’un autre ordre. Il devient nécessaire, selon lui, de prendre l’imperium pour objet direct de réflexion et d’analyse. Comme le montre précisément la préface du De Cive, l’âge où l’on pouvait le maintenir dans le mystère, est clos. Mais pour Hobbes, il a été irrémédiablement fermé par la volonté socratique d’interroger philosophiquement la nature de l’imperium. Implicitement, il récuse la pertinence de la perspective des auteurs comme Jacques Ier ou Bacon qui, parce qu’ils n’avaient pas compris l’impossibilité d’un retour au discours des sacrae arcanae imperii, n’ont pu éviter que se développent la crise qui allait

et obligatione legum). Les trois premiers aphorismes sont repris avec de légères variations dans l’Exemplum Tractatus de Justitia Universali, sive de Fontibus Juris, in uno titulo, per Aphorismos, intégré au livre VIII du De Dignitate. D’autres éléments sont déjà présents dans l’essai Of Judicature (1612). 6 A. HUXLEY, « The Aphorismi and A Discourse of Laws : Bacon, Cavendish, and Hobbes 1615 – 1620 », The Historical Journal, 47, 2 (2004), pp. 399 – 412. 7 DA, Sp., I, p. 792.

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emporter l’Angleterre dans la guerre civile. Il convient alors pour Hobbes de refermer la crise de l’imperium, ouverte par la philosophie politique, en constituant et en rendant publique la vraie philosophie politique capable de l’assurer définitivement. Cependant, malgré l’existence de ces différences importantes entre les deux œuvres, sur lesquelles nous reviendrons en conclusion, il existe indéniablement des points de rencontre.

Hobbes ne délaisse pas l’interrogation de l’exercice de l’imperium, du gouvernement, ou pour reprendre l’expression du De Dignitate, de « l’administration de la République ». Dès les Eléments, le De Cive ou le Léviathan, il envisage cette question, comme le Chancelier, à partir de la mise en évidence des « devoirs » de celui qui exerce l’imperium. Mais le fondement de ces devoirs pour Hobbes (le trust et la loi de nature prescrivant la gratitude et le respect de la confiance dont témoignent les hommes au moment de l'institution du souverain) n’a pas d’équivalent dans la pensée de Bacon. Leur contenu est aussi très différent. Ainsi les critiques sévères que Hobbes réserve à la politique impériale tranchent résolument avec la mise en évidence par le De Dignitate d’un devoir d’étendre les limites de l’Etat8. Mais, malgré ces divergences évidentes, ils semblent se retrouver sur la finalité qu’il convient de reconnaître à cet acte de gouvernement que constitue l’acte de légiférer.

Hobbes et Bacon s’accordent en premier lieu pour reconnaître que la fin que doivent viser les lois, est le bien de la République, ou le « salut du peuple »9. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer ce que dit le chapitre XXX du Léviathan sur les « bonnes lois » qui doivent être nécessaires au bien du peuple et l’aphorisme 5 du Traité sur la justice universelle inséré dans le De Dignitate10. Il y a en outre chez les deux auteurs une communauté de vue sur l’importance du gouvernement par les lois. En approfondissant cette question à partir du Léviathan, et de manière plus précise encore dans le Dialogue, Hobbes semble entrer en dialogue avec l’œuvre du Chancelier. Il affirme en effet dans le chapitre XXX du Léviathan, après avoir rappelé que le souverain doit exercer son pouvoir en vue du « salut du peuple »,

On n’attend pas en vérité, que ce résultat soit obtenu par une sollicitude qui

s’exercerait à l’endroit des individus (sinon pour ce qui est de les protéger des

traitements injustes quand ils portent plainte), mais plutôt qu’on y pourvoie par une

providence générale, consistant d'une part dans un enseignement officiel (dispensé à la

fois par des leçons et par l’exemple), et de l’autre dans la confection de bonnes lois,

auxquelles les personnes individuelles peuvent rapporter leur propre cas11.

Les lois ne constituent pas ainsi la modalité de gouvernement exclusive pour Hobbes, mais elles doivent être préférées aux mesures particulières et circonstanciées. Cette défense d’un 8 On peut voir là évidemment l’effet d’un changement d’accent, de la promotion hobbésienne de la guerre civile comme le premier des dangers à éviter. Mais, il s’agit aussi pour lui en récusant les politiques impériales et la rhétorique de la « grandeur de l’Etat », de refuser les éléments empruntés au discours républicain qui leurs sont associés. Les textes que consacrent Bacon à ces questions sont en effet le lieu de la promotion d’une forme d’humanisme civique qui insistent sur l’importance d’accorder une forme de participation politique des citoyens et de garantir une jouissance aussi absolue que possible de leurs propriétés pour accroître leur industrie et développer leur courage. 9 E., LVI, « Of Judicature », Sp., VI, p. 509, Cast., p. 285. L., XXX, 1, Gask., p. 222, Rog. et Schum., vol. 2, p. 264, Tr., p. 357. 10 « Le but et la fin que les lois doivent envisager et vers laquelle elles doivent diriger toutes leurs jussions et leurs sanctions, n’est autre que de faire que les citoyens vivent heureux », Buchon (trad., p. 241 b). Notons que le « salut du peuple » consiste aussi pour Hobbes dans « toutes les satisfactions de cette vie que chacun pourra acquérir par son industrie légitime, sans danger ni mal pour la République » (L. , XXX, 1, Gask., p. 222, Rog. et Schum., vol. 2, p. 264, Tricaud, p. 357). 11 L., XXX, 2, Gask., p. 222, Rog. et Schum., vol. 2, p. 264, Tr. (traduction modifiée), p. 357.

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gouvernement par les lois devrait se comprendre à partir de la volonté d’exclure les actes de gouvernement violents et soudains. Quand Hobbes évoque ce qui peut ressembler à un « coup d’Etat » au sens de Naudé, il considère ce type d’acte de gouvernement comme extrêmement dangereux pour la République. Et il entend surtout le justifier à partir de la vocation pédagogique du gouvernement12. Cette défense du gouvernement par la loi contre les mesures circonstanciées et soudaines est aussi au cœur des analyses baconiennes. Elles étayent sa critique à l’endroit de la « raison d’Etat » et de ses politiques qui sont réduits à « se mesurer à la fortune »13. La législation apparaît ainsi comme le seul moyen pour faire en sorte qu’ « une nation entière soit aussi bien ordonnée qu’un collège ou une fondation »14. Elle est ainsi la modalité privilégiée pour constituer ces « grandes machines »15 [great engines] que sont les Etats, qui parviennent à résister quand elles sont bien constituées aux vicissitudes de la fortune. La législation désigne ainsi pour Bacon une politique de la durée et une politique de la totalité, qu’il entend opposer à ce gouvernement de l’urgence et de la circonstance qu’il ne faut pratiquer qu’au moment où le désordre de l’Etat est déjà tel que les « tempêtes » (les séditions et les troubles) sont déjà prêtes à éclater16, c’est-à-dire dans les cas où la politique préventive que permet la législation a échoué.

Cette communauté de vue sur l’importance du gouvernement par les lois fait émerger, chez ces deux auteurs, un même problème. Pour constituer cet instrument de gouvernement privilégié, les lois se doivent d’être conformes au bien de la République. Or, les deux auteurs entendent précisément insister sur la nature de commandement de la loi. Autrement dit, on pourrait affirmer que pour Bacon aussi ce n’est pas la vérité mais l’autorité qui fait la loi. Son insistance sur la certitude des lois, sur la nécessité d’éviter l’arbitraire des juges, de reconnaître un pouvoir législatif qui soit la source unique du droit qui s'exerce dans un État, impose une conception qui le rapproche de l’idée de souveraineté législative. Le législateur apparaît ainsi comme la source exclusive de la loi, et à ce titre la « prudence » de la loi (sa capacité à se conformer au bien de la République) dépend uniquement de la prudence du législateur lui-même. Cette idée jouit aussi d’un caractère central chez Hobbes. Il affirme ainsi dans le Léviathan latin,

ce n’est pas la prudence [prudentia] des juges subordonnés, mais celle de la cité,

c’est-à-dire de celui qui détient dans la cité le pouvoir suprême, qui fait la prudence

[prudentia] de la loi ; et quand le juge subalterne siège au tribunal, on doit le considérer

comme exprimant, non point sa pensée, mais celle du détenteur du pouvoir suprême 17.

Chez ces deux auteurs l'effort pour faire de la prudence du législateur la source unique de la prudence des lois, se construit dans une opposition avec la thèse de certains juristes, en particulier Coke. Pour ce dernier, les juges par leur étude spécifique du droit anglais, sont les seuls habilités à 12 L., XXIX, 18, Gask., p. 219 – 220, Rog. et Schum., vol. 2, p. 261-262, traduction Tricaud, p. 352- 353. 13 Bacon affirme dans l’essai Of Empire : « il est exact que de nos jours la sagesse dans les affaires du Prince consiste plutôt dans les belles dérobades et l’esquive des dangers et des malheurs quand ils sont proches, qu’en méthodes [Courses] solides et fondées pour les prévenir [to keep them aloofe]. Mais ce n’est alors que se mesurer avec la Fortune » (E., XIX, Sp., VI, p. 420, Cast.,p. 98-99). 14 Fr. BACON, An Offer to the King of a Digest to be made of the Laws of England (1620 – 1621), Sp., XIX, p. 360. 15 AL, Sp., III, p. 445, LeD., p. 235 (traduction modifiée). 16 C’est la perspective dans laquelle se place l’essai Of Seditions and Troubles. 17 L. Latin, Fr. Tricaud et M. Pécharman (trad.), Paris, Vrin, p.207 / « Non ergo judicum subordinatorum, sed civitatis, id est, ejus qui habet in civitate summam potestatem, prudentia prudentiam facit legis ; et judex subordinatus non suam, sed ejus qui habet summam potestatem pro tribunali sententiam dicere intelligendus est » (Thomas Hobbes Opera philosophica quae latine scripsit, 5 volumes, par MOLESWORTH (éd.), réimpression Scientia Verlag Aalen, Darmstadt 1966, vol. III, p.199). M. Pécharman choisit de traduire « prudentia » par sagesse. Il n’y a selon nous aucune raison pour expliquer ce choix, si ce n’est les fréquentes critiques proposées par la pensée hobbésienne de l’usage de la prudence en matière politique.

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appliquer les lois civiles de manière à les conformer au bien de la République. Les juristes sont ainsi les seuls à pouvoir interpréter les lois. Or le droit anglais ne se limite pas à l’ensemble des lois écrites promulguées par le législateur. Il s’identifie précisément à l’interprétation de ces lois par les juges, au droit réellement appliqué dans les différentes juridictions anglaises, c’est-à-dire la common law. Ainsi, si Coke refuse d’identifier le juge à un législateur, il semble refuser à ce dernier tout rôle dans l’interprétation des lois, et par là son statut de source unique du droit anglais. Hobbes et Bacon partagent eux la volonté d’homogénéiser les sources du droit sous la figure du législateur. On peut ainsi expliquer leur opposition commune à la théorie cokienne.

Mais il ne suffit pas d’en appeler au principe traditionnel « ejus est interpretari cujus est condere legem ». L’insistance sur la question de l’autorité n’est pas suffisante. Le travail opéré par la philosophie hobbésienne visant à dissocier la compétence cognitive de la détermination des titres à gouverner débouche en effet sur un problème, qui apparaît de manière frappante dans le Dialogue. Si on fait des rois anglais successifs les seuls législateurs, comment expliquer la sagesse et la perfection du droit anglais ? Puisque ce n’est pas la vérité qui fait la loi mais l’autorité du législateur, puisque l’autorité du législateur elle-même ne dépend pas de sa prudence propre, comment expliquer que ces législateurs aient pu produire un droit aussi sage que le dit Coke ? La construction hobbésienne parvient certes à assurer la certitude de la loi civile, en permettant l’établissement d’un arbitre qui évite les dangers d’une conception qui ferait dépendre la force de la loi de sa « vérité » ou de sa sagesse, mais comment peut-elle assurer la sagesse de cet arbitre dont dépend la sagesse de la loi elle-même ? Or, comme nous allons le voir, Hobbes ne se contente pas d’affirmer que de deux maux il faut choisir le moindre, et qu’à tout prendre il convient d’assurer l’existence d’une loi civile certaine plutôt que prudente.

Certes, la théorie de l’institution de la République suppose que chaque sujet se soit engagé à considérer les décisions du souverain comme ses propres décisions, et par là à ne pas les contester. Chaque sujet doit ainsi considérer la raison du souverain comme la droite raison. La « prudence » propre des lois ne conditionne pas ainsi l’obéissance des sujets à la loi. Cependant, cette perspective ne saurait pour autant rendre compte de manière immédiate de la confiance effective des sujets dans la capacité du souverain à bien gouverner et plus précisément à bien légiférer. Comme le note Hobbes, les sujets instituent une République et un souverain pour qu’il la gouverne conformément à ce qu’exige le salut du peuple. On ne saurait de ce point de vue comprendre l’absence de toute analyse de la manière dont les sujets choisissent non seulement le type de « forme de souveraineté », mais plus radicalement le premier titulaire de ce pouvoir. Les hommes n’entendent pas seulement instituer un arbitre pour assurer la paix civile, ils entendent que cette paix leur soit réellement bénéfique. Ils n’aspirent pas seulement à quitter l’état de guerre, mais veulent jouir de tous les bénéfices que peut leur apporter la paix. La pensée hobbesienne semble alors prise dans une tension entre, d’un côté, la volonté de fonder l’obéissance absolue des sujets aux commandements du souverain, ce qui semble imposer notamment de refuser de faire de la possession des compétences requises pour gouverner un titre à gouverner (une perspective qui risquerait d’ouvrir la voie à une obéissance seulement conditionnelle, selon la « qualité » du gouvernement exercé), et, de l’autre côté, la nécessité de prendre en compte les intentions concrètes des sujets quand ils ont institué la République, qui détermine elle leur obéissance effective. Si la prudence du législateur ne détermine pas le devoir d’obéissance des sujets, elle semble ainsi jouer un rôle décisif dans la capacité des lois à apporter aux sujets ce qu’ils attendent d’elles, et à les déterminer à une obéissance effective. La théorie politique en se concentrant sur les droits du souverain et les devoirs des sujets semble alors manquer son but en étant incapable d’assurer les conditions de l’obéissance effective des sujets.

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Ce que nous aimerions montrer ici, à la faveur de la comparaison avec Bacon, c’est que Hobbes ne méconnaît pas ce problème. Il entend au contraire mettre en évidence que le souverain, du seul fait qu’il possède les droits dégagés par la théorie politique, est celui qui est le mieux placé pour posséder la prudence requise pour bien légiférer. Nous allons ainsi essayer de montrer ici que Bacon et Hobbes tentent de mettre en évidence la possibilité d’associer le processus d’unification des sources du droit dans la figure du législateur (que suppose précisément l’idée de souveraineté législative) et la mise en évidence de ce législateur comme seule source possible de la prudence des lois. Pour ces deux penseurs, l’affirmation du législateur comme source ultime du droit permet de répondre aussi à la question de la prudence et de la sagesse des lois.

Bacon, comme nous essaierons de le montrer, insiste sur la figure de l’homme d’Etat. Il est pour lui le seul à pouvoir accéder à la prudence nécessaire pour bien légiférer ; les juristes comme Coke ne peuvent alors se prévaloir d’une telle prudence. Si nous pensons, avec Jean Terrel, que Bacon distingue deux types de politique, nous pensons que la politique provisoire qui se soumet au calendrier des tempêtes de l’Etat18, se distingue non pas d’abord d’un gouvernement établi sur une science du politique pleinement constituée par l’application de la réforme générale de la philosophie décrite dans le premier livre du Novum Organum, mais d’une politique de l’ordonnancement général du corps politique qui passe par la loi civile. Comme nous essaierons de le voir le rapport entre cette politique et le programme de réforme de la philosophie proposée par l’instauratio magna est loin d’être simple. Pour déterminer ce point qui constitue une croix du commentaire baconien, il conviendra de statuer sur la nature de la prudence du législateur pour Bacon. La connaissance requise pour bien légiférer qu’il évoque dans le De Dignitate et l’Advancement peut-elle s’intégrer dans le projet de réforme globale de la philosophie ? Peut-elle apparaître comme un de ses effets ?

Il peut sembler à première vue difficile de répondre par l’affirmative à cette question. Dans les exposés de l’Advancement et du De Dignitate consacrés à la prudence ou à la sagesse du législateur, Bacon entend précisément refuser de suivre le point de vue des « philosophes » sur cette question. Ces derniers condamnent la « prudence du législateur » à n’être qu’une connaissance de l’équité naturelle permettant au mieux de « faire des lois imaginaires pour des communautés imaginaires ». Mais, il convient de se rappeler que cette prudence, dont il entend tracer le plan de constitution, est à ces yeux une partie de la « philosophie civile ». Il conviendrait ainsi de distinguer entre deux « philosophies » : celle de laquelle il entend s’éloigner et celle qu’il entend constituer, celle qui bâtit des utopies en se limitant à la connaissance de l’équité naturelle, et celle qui vise la pratique et entend pour cela prendre en considération le réel politique qu’il s’agit d’ordonner par la loi.

Hobbes propose une conception largement différente. Il entend, comme nous le montrerons dans une dernière partie, associer deux thèses en apparence difficilement conciliables : la compétence cognitive requise pour bien légiférer se réduit à la connaissance de la science de la justice naturelle, c’est-à-dire à la vraie philosophie morale ou la science des lois de nature, mais le souverain, ou celui qui exerce ce pouvoir souverain, semble posséder de manière privilégiée cette compétence. Sa fonction spécifique dans la République (le fait même qu’il soit en possession du pouvoir souverain) permet d’identifier, de manière beaucoup plus évidente que dans le cas des sujets, son intérêt avec celui de la République. Il est à a ce titre celui à qui les hommes doivent faire confiance pour déterminer ce qu’ils doivent faire pour conserver la République, pour déterminer au mieux le « moyen de conservation pour les hommes assemblés en multitude »19. La prudence du souverain est prudence de l’homme « artificiel », de celui dont l’intérêt immédiat, parce qu’il est 18 Cf. Essays, « Of Seditions and Troubles » et De Sapientia veterum, « Orphée », Sp., VI, p. 648. 19 L., XV, 34, Gask., p. 104, Rog. et Schum., vol. 2, p. 125, Tr., p. 157.

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institué comme souverain, est toujours conforme au maintien de la condition même de la République, à savoir le pouvoir souverain lui-même. Cette prudence du législateur ne peut ainsi produire les effets délétères qu’entraîne la prudence politique des sujets qui ne s’appuierait pas sur la science politique. La prudence du législateur s’identifie en effet résolument dans le cas du législateur-souverain à la « science de la justice naturelle ». Alors que pour Bacon la position spécifique du gouvernant est ce qui lui permet de posséder les bases empiriques conditionnant la constitution de cette science particulière, distincte de la connaissance accessible par le seul usage de la raison naturelle, qu’est la prudence du législateur, ce statut particulier est pour Hobbes ce qui permet précisément de ne pas avoir besoin d’une prudence sui generis, et de pouvoir se contenter de la seule connaissance de ce qu’exige l’équité naturelle.

1. Bacon : le législateur, le philosophe et le juriste.

Le traitement que propose Bacon de la prudence du législateur dans l’Advancement et dans le De Augmentis devrait en premier lieu être replacé dans l’économie spécifique de ces deux œuvres qui entendent tracer une cartographie des savoirs20. Contentons-nous ici de rappeler qu’elle fait partie à ses yeux de ces savoirs manquants qu’il conviendrait de constituer. Les considérations qu’il consacre à cette question répondent ainsi à un triple projet : premièrement, expliquer qu’elle en serait la finalité et le contenu propres, deuxièmement montrer qu’une telle prudence peut être constituée (le Traité sur la justice universelle, joue à ce titre un rôle d’exemple qui atteste concrètement de la possibilité d’une telle constitution21), et troisièmement expliquer ce qui a empêché jusque là l’élaboration d’une connaissance si utile. C’est dans cette dernière perspective qu’il envisage les discours des « philosophes » et des « juristes » concernant la prudence du législateur. En se contentant de ces discours, on s’est en effet condamné jusque là, selon lui, à ne pas constituer cette prudence. Les discours des philosophes la présentent en un sens comme inutile, ceux des juristes comme impossible. Seul l’homme d’Etat peut en comprendre à la fois l’utilité et la possibilité.

Ainsi, pour Bacon, il convient de considérer la prudence du législateur du point de vue de l’homme d’Etat afin de comprendre à la fois sa nature précise, sa nécessité et les moyens de la constituer. Elle apparaît alors comme ce savoir qui permet de dégager les lois qui pourraient produire au mieux la justice dans un Etat particulier, celles qui associeront selon la présentation du De Augmentis, les prescriptions de « l’équité naturelle » et la considération de « l’utilité publique ». Il faut noter cependant qu’il n’existe pas pour Bacon d’opposition entre ces deux exigences (« l’équité naturelle » et « l’utilité publique »). Elles s’articulent en réalité à partir d’une priorité donnée à l’équité naturelle. Le législateur doit interpréter les prescriptions générales de l’équité naturelle en ayant un regard sur l' « utilité publique », afin de promulguer des lois civiles qui soient en elles-mêmes conformes à l’équité naturelle mais capable de faire régner la justice dans un Etat particulier et par là de se conformer au bien public. Pour Bacon, les différentes lois civiles peuvent très bien être également justes et également conformes à l’équité naturelle. Leur différence s’explique simplement par ce qu’elles déterminent différemment ce qui est indifférent au regard de l’équité naturelle, mais décisif dans l’optique de l’utilité publique22. Ainsi l’Advancement ne reproche pas au 20 Sur la fonction du De Dignitate, cf. Distribution de l’œuvre (DO), Sp., I, pp. 134 – 135. 21 DO, Sp., I, 135, Malh., p. 76 : sur le rôle des « exemples » dans le De Dignitate. 22 ML.

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droit romain son manque de justice ou d’équité, mais simplement le fait « qu’il n’a pas été prévu pour les pays où il a force de loi »23. La prudence du législateur apparaît ainsi, à la fois dans l’Advancement et le De Dignitate comme la connaissance permettant de dégager, à partir de ce que prescrit « l’équité naturelle », par définition universelle, des lois civiles qui s’adaptent à la particularité des communautés particulières. Il s’agit par cette adaptation, de ce qu’il nomme aussi dans l’Advancement, la « loi de nature »24, au particulier des prescriptions, de faire régner la justice dans ces différents Etats. Malgré le caractère extrêmement condensé des analyses baconiennes dans ces deux œuvres, il semble possible de les rapprocher de celles que propose J. Selden, qui a collaboré avec Bacon (au moins à partir de 1621), dans les Notes upon Fortescue et le Mare Clausum. Selden défend en effet l’idée que les lois civiles seraient des additions aux lois de nature et des déterminations de ce qu'elles laissent indifférent, ayant pour but de faire appliquer la loi de nature dans les différentes communautés politiques particulières25. Il convient maintenant de comprendre pourquoi selon lui, les discours des philosophes et ceux des juristes, sur la prudence du législateur constituent des obstacles à la constitution d’une telle connaissance.

Philosophie , utopisme et imaginaire . Les philosophes tels que les présentent ici Bacon sont seulement occupés à proposer des « lois imaginaires pour des communautés imaginaires ». Ce rapport exclusif à l’imaginaire est un refus de considérer le réel. Il s’explique selon le De Dignitate par l’absence d’intérêt pour la « pratique ». Il écrit ainsi, que « les philosophes mettent en avant une infinité de choses fort belles pour le discours, mais trop éloignées de la pratique ». Ces productions sont à rattacher à ce qu’il dit de la poésie qui s’écarte de la nature ou plus précisément de ce qui est possible au regard de la « loi des choses » pour contenter l’esprit de l’homme. La fable poétique entend notamment apporter à l’homme des images qui jouissent d’une élévation morale plus grande que ce que « l’on peut trouver dans la nature des choses »26. Cette philosophie résolument poétique semble correspondre à cette pensée morale « du paradis des philosophes », où ces derniers « ont fabuleusement dépeint une élévation de la nature humaine plus haute que ce dont elle est capable »27. Cette critique de l’élévation excessive se retrouve dans la manière dont Bacon évoque les lois imaginaires des philosophes qui ressemblent « aux étoiles, qui éclairent fort peu tant elles sont hautes »28. Le choix pour cette voie poétique, qui est au cœur de la constitution des « idoles du théâtre », est l’effet de l’ignorance de la finalité essentiellement pratique de la philosophie. Les philosophes ayant oublié que la vérité d’une philosophie est à comprendre à partir de sa fécondité en œuvre et non à partir de la satisfaction de l’esprit, se limitent à construire des « récits imaginés pour la scène » qui sont « plus harmonieux, 23 Le jugement de Bacon sur le droit romain est beaucoup plus positif que celui de nombreux juristes anglais. Il reconnaît ainsi qu’il est conforme à l’équité naturelle. Ainsi il affirme dans la préface aux Maxims of Law, que quand les maxims du droit anglais retouvent celle du droit civil, cela leur donne plus d’autorité car cela permet de penser qu’elles ressortissent à une raison commune, c’est-à-dire à une prescription commune de l’équité naturelle. 24 AL, LeD., p. 290. 25 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à un article à paraître, J. BERTHIER « Selden, lecteur de Fortescue », in Annales de l’Institut Michel Villey, n° 3, mai 2012. 26 AL, LeD, p. 107. 27 AL, LeD., p. 203. 28 AL, LeD., p. 272.

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plus raffinés et plus conformes à ce qu’ils voudraient qu’ils soient, que les récits véridiques tirés de l’histoire »29.

Le point de vue des « philosophes » en matière de législation est erroné parce qu’ils ignorent précisément la finalité pratique de la prudence du législateur. En acceptant cette finalité il devient nécessaire de considérer à l’image de Machiavel « ce que les hommes font et non ce qu’ils doivent être »30.

Pour saisir plus précisément le contenu du discours de cette philosophie fabulatrice sur la prudence du législateur, il conviendrait de mettre en lumière ce qui semble constituer la référence implicite de ces deux passages de l’Advancement et du De Dignitate, à savoir l’Utopia de More. Le discours utopique émerge en effet dans le premier livre de l’Utopia au sein d’un dialogue entre un juris peritus anglais et Raphaël (chargé de porter le discours utopique), autour d’une question qui relève précisément de la prudence du législateur : quelle politique légale et pénale doit-on conduire pour mettre fin au vol ? La réponse de Raphaël se déploie en deux temps. Il affirme en premier lieu, que la peine capitale prescrite par le droit anglais existant est contraire à l’équité, contenue selon lui dans les Ecritures. Mais, si le droit anglais s’écarte à ses yeux de ce que prescrit le commandement divin, elle s’écarte aussi de ce qu’exige l’utilité publique. Elle ne parvient pas en effet à mettre fin aux troubles civils occasionnés par le nombre important de vols. Le débat se développe ici entre le discours du juriste qui au nom de l’immémorialité, défend la peine capitale en matière de vol et celui de Raphaël, qui entend montrer que la lutte contre le vol ne peut être efficace qui si on agit sur la cause politique fondamentale qui le rend inévitable. Il s’agit ainsi selon lui de modifier le principe du gouvernement en ne l’indexant plus à la guerre (qui entraîne la misère du peuple, et condamne les plus pauvres à voler), à l’expansion impériale, mais à la paix. Enjoint de présenter un modèle de législation à mettre en place pour faire disparaître le problème social et politique que représente le vol, il affirme que la « sanction plus opportune » consiste à la fois à rendre l’objet dérobé à « son propriétaire, et non, comme cela se fait le plus souvent [...] au prince » et à condamner les voleurs aux travaux forcés. Pour mettre en évidence l’excellence de cette réglementation Raphaël évoque le cas fictif des Polylérites.

Mais cet État imaginaire tel qu’il le décrit ne se contente pas d’être identique, à la mesure pénale en matière de vol prés, aux États existants. Les différences sont en fait nombreuses, même si elles peuvent se réduire au choix d’éviter la guerre et de vivre en paix bien que cela suppose de payer un tribut à un autre État. Or l’absence de prétentions belliqueuses s’explique par cette « vieille tradition [qui] les détourne de chercher à étendre leurs frontières, que les montagnes d’une part et, d’autre part, le tribut qu’ils payent au monarque [perse] suffisent à garantir contre toute menace »31. La mention d’une telle tradition permet de rendre compte du second volet de la réglementation des Polylérites. Certes s’ils rendent le bien dérobé à son propriétaire et non au prince, « comme cela se fait le plus souvent ailleurs », c’est qu’ « ils estiment que celui-ci n’y a pas plus droit que le voleur lui-même », mais c’est aussi surtout car le prince ne recherche pas à accroître ses propres 29 NO, I, 162, Sp., I, p. 173, Malh., p. 122. 30 AL, Sp. III, p. 431, LeD., p. 217. Cf. Machiavel, Le Prince, chapitre XV, où le Secrétaire affirme qu’il est « plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l’image qu’on en a » (J.-L. Fournel et J. – C. Zancarini, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p. 137). 31 Th. MORE, Utopia, 1515. f° XVI v°. : « Caeterum quoniam longe ab mari, montibus fere circumdati, & suae terrae nulla in re maligne contenti fructibus, neque adeunt alios saepe, neque adeuntur. tamen ex uetusto more gentis, neque fines prorogare student, & quos habent ab omni facile iniuria, & montes tuentur, & pensio quam rerum potienti persoluunt, immunes prorsus ab militia, haud perinde splendide, atque commode, felicesque magis quam nobiles, aut clari degunt. quippe ne nomine quidem opinor praeterquam conterminis admodum, satis noti ».

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possessions et qu’il ne souffre pas de l’avidité des souverains des États gouvernés en vue de l’accroissement de leur domination. La punition exercée par le pouvoir politique n’est pas alors l’occasion d’accroître sa propre richesse ou son propre pouvoir, mais simplement de remédier aux torts subis par les particuliers, de corriger les voleurs de tels manières qu’ils s’améliorent et d’être cependant assez sévère pour inciter les individus à ne pas commettre le vol. Cette loi paraît ainsi à More, « tout ensemble humaine et opportune. Elle sévit pour empêcher les actes tout en sauvant les hommes, qu’elle traite de telle sorte qu’ils soient forcés de se bien conduire32 et qu’ils aient tout le reste de la vie pour réparer le mal qu’ils ont commis »33. Un tel gouvernement en vue de la paix, qui exclue totalement la perspective de la guerre, apparaît dans l’économie de la pensée politique de Bacon comme radicalement fictif et peu conforme à l'utilité publique. En effet, comme le rappelle l’essai « Of the Greatness of Kingdomes ans Estates » (traduit en latin sous le titre d’ExemplumTractatus Summarii de Proferendis Finiis Imperii34 et intégré au livre huit du De Dignitate, dans le même chapitre que le Traité sur la justice universelle) un des devoirs de celui qui gouverne est d’accroître les limites de l’Etat, et pour cela de considérer la capacité militaire comme une objectif de l’administration de l’imperium. La distinction entre More et Bacon semble sur ce point radicale. Mais plus, intéressant pour la compréhension de la manière dont Bacon présente les discours des philosophes sur la prudence du législateur, le registre utopique choisit par More impose de concevoir ce que doivent être les lois à partir d’une réforme globale de ce que sont les peuples. Loin de tenter de dégager les lois qui s’adaptent à la particularité des peuples, le registre utopique envisage de construire un peuple qui puisse être conforme à une réglementation que la raison construit en un sens a priori. Il y a ainsi dans la perspective de More une forme de négation de la particularité des peuples et des situations réelles, qui semble précisément être ce que reproche Bacon aux discours des « philosophes ». Ils sont en effet incapables, comme il le dit clairement le De Dignitate, de prendre en compte la « pratique », c’est-à-dire les moyens à mettre en œuvre pour permettre à cette loi de produire des effets réels sur des communautés qui ne sont pas malléables comme les Etats fictifs.

Les « philosophes » que critiquent ici Bacon envisagent donc la législation dans le but de dégager ce que doivent être les lois pour se conformer à la justice et à l’équité naturelle sans interroger le fait que légiférer c’est donner des lois particulières à des communautés réelles particulières. Ils ne considèrent pas ainsi la nécessité pour ces lois de s’adapter aux communautés particulières qu’elles visent à régir, pour y faire régner la justice. En effet il ne suffit pas que les lois soient justes, il faut encore qu’elles permettent que la justice règne effectivement. La critique de l’élévation excessive des discours des « philosophes » ne doit pas ainsi être comprise comme le signe d’une forme de renoncement moral qui expliquerait la spécificité de la prudence du législateur. Si les lois civiles supposent d’appliquer une forme de réalisme moral, il ne faut pas pour autant y voir une atténuation des exigences en termes d’équité ou de justice, qui conduirait à accepter 32 Les mesures décrites ici More associent en effet surveillance sans faille des condamnés (incitation à la délation, sévérité accrue pour les récidivistes ou pour ceux qui refusent d’exécuter les travaux qui leur sont assignés, appel et enfermement pour la nuit, interdiction de commercer avec d’autres condamnés, vêtements distinctifs) et incitation à bien se conduire (réduction de peines, allégements des travaux…). Le repentir est ainsi récompensé par l’État comme ce sera aussi le cas pour les Utopiens. 33 Utopia, 1515, f° XVIII r° : « Huius rei haec lex atque hic ordo est, quem dixi. qui quantum habeat humanitatis & commodi, facile patet. quando sic irascitur, ut uitia perimat seruatis hominibus, atque ita tractatis, ut bonos esse necesse sit. & quantum ante damni dederunt, tantum reliqua uita resartiant ». 34 DA, Sp. I, p. 793 et sq.

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certaines transgressions à ce qu’exige l’équité naturelle. Ce réalisme moral doit plutôt être compris du point de vue des moyens à mettre en œuvre pour faire régner la justice.

L’insistance sur le fait que les lois ont pour but de faire régner la justice dans une communauté particulière est précisément au cœur de la prise en charge baconienne de la prudence du législateur. Il affirme ainsi : « la sagesse d’un législateur ne se situe pas seulement sur le plan de la justice mais sur celui de son application ». Il ne suffit pas de dégager le contenu même des lois, ce qu’elles doivent interdire et commander, il convient aussi d’interroger la manière dont elles peuvent être appliquées et en premier lieu connues « avec certitude » pour être obéies et produire leurs effets sur le corps politique. Le Traité sur la justice universelle adjoint au De Dignitate entend ainsi dégager ce qu’il nomme « les lois des lois » à savoir les principes « universels » qui doivent prévaloir à la connaissance certaine des lois (condition de leur application effective). Le but du législateur est ainsi de déterminer à la fois la « matière » et la « forme » des lois afin de faire en sorte que la justice soit appliquée dans les Etats particuliers existants, et pas seulement, comme le croient les « philosophes » de dégager les lois plus justes en elles-mêmes et indépendamment de leurs effets sur les communautés réelles. Jurisprudence , maximes e t « raison seconde » .

Pour comprendre la critique qu’il réserve aux discours des juristes, il faut comprendre qu’elle s’inscrit dans les débats que Bacon a eu avec certains juristes au sujet du projet de réforme du droit anglais qu’il a défendu de 1593 à sa mort. L’exposé concernant la prudence du législateur, de manière plus sensible encore dans le De Augmentis, est en effet très largement articulé à ce projet. Dans ce texte la finalité de la prudence du législateur est de lui permettre d’« apprécier et corriger » les « lois particulières des royaumes et des républiques ». Pour Bacon, la source de tous les inconvénients qu’il repère dans le droit anglais existant est unique : les lois anglaises sont sujettes à de grandes « incertitudes, variété d’opinions, délais et évasions »35. Le but de la réforme du droit anglais qu’il propose est ainsi d’assurer la certitude de ces lois. Or bien qu’il n’entende pas réformer ce qu’il nomme lui-même la matière du droit anglais mais seulement sa forme, c’est-à-dire la manière dont il se donne au connaître, une forte opposition s’est élevé parmi certains juristes, dont Coke. Sans revenir en précision sur ces débats et sur tous les textes qu’il a consacrés à ce projet, un d’eux, A preparation touching the Compilling and Amendment of the Laws of England, éclaire à nos yeux ce qui constitue aux yeux de Bacon l’inaptitude des juristes à « juger sincèrement » du droit qu’ils étudient, c’est-à-dire à la fois leur refus de tout projet de réforme et l’obstacle que leurs discours dressent face à la constitution de la prudence du législateur.

Il affirme dans ce texte que si le constat d’un manque de certitude des lois anglaises est partagé, nombreux sont les juristes anglais à refuser l’idée même d’une réforme qui permettrait d’y remédier. Ce refus s’établit, selon Bacon, essentiellement sur deux arguments : l’impossibilité de perfectionner le droit anglais malgré ses défauts et le danger inhérent à toute réforme. Ces deux arguments 35 Dès 1593 Bacon met en évidence plusieurs défauts du droit anglais existant : 1) la multiplicité et la longueur des procès, 2) le fait que les sujets honnêtes sont opprimés par des personnes recherchant le conflit, 3) les juges ont un pouvoir trop « absolu », ayant dans les cas douteux trop de liberté, 4) l’encombrement des cours de la chancellerie (ce qui rend selon lui « le remède de la loi souvent obscur et douteux »), 5) l’ignorance des juristes que ces derniers cachent grâce à l’obscurité de la loi, 6) l’assurance que les hommes ont de leur possessions justifiées par les lettres patentes, les testaments et les contrats est souvent sujette à caution (A proposition, Sp., XIII, p. 64).

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s’originent en réalité dans la même idée : la limite de la prudence humaine en matière de lois. Si les juristes jugent que lois anglaises qu’ils reconnaissent pourtant comme imparfaites, ne peuvent être améliorées, c’est parce que selon eux l’imperfection est le lot nécessaire de toute loi. Le législateur ne peut en effet prendre en compte tout les cas futurs. A ce compte, les lois anglaises sont alors pour eux moins imparfaites que les autres lois civiles, puisqu’elles permettent par la latitude qu’elles laissent aux juges d’étendre le droit aux cas nouveaux. Le deuxième argument se fonde aussi dans l’affirmation de la limite de la prudence humaine. Le législateur qui déciderait d’innover, de promulguer une nouvelle loi, ne peut prendre en considération tous les effets futurs de cette décision sur le corps politique. Au contraire le temps a permis de connaître les effets des lois existantes et de remédier petit à petit aux défauts les plus graves. De ce point de vue, le droit existant est aussi parfait qu’il peut l’être. Le juriste apparaît ainsi comme celui qui ne croit pas en la possibilité d’instituer quelque chose comme une prudence du législateur qui lui permettrait de légiférer sans danger pour le corps politique, et qui juge en outre que cela n’est pas nécessaire.

Ainsi on peut comprendre qu'aux yeux de Bacon les juristes ne parviennent pas à partir de leur perspective propre à reconnaître une place à cette prudence, c’est-à-dire à considérer la possibilité d’un savoir permettant de dégager ce que doivent être les lois, non pas dans l’absolu (comme c’est le cas pour les « philosophes ») mais dans telle ou telle Etat particulier. Si selon le De Augmentis, les juristes ne peuvent pas juger « sincèrement » du droit qu’ils étudient, ce n’est pas parce qu’ils sont incapables d’en voir les défauts, mais parce qu’ils ne parviennent pas à comprendre qu’il est possible d’instituer un droit qui ferait régner plus efficacement la justice. Bacon n’entend pas pour autant affirmer que les juristes n’étudieraient pas convenablement le droit, et ouvrir à une réforme de la jurisprudence. Il entend certes proposer une réforme pour parvenir à assurer une connaissance certaine du droit anglais, mais cette réforme porte sur « la forme » du droit anglais, c’est-à-dire sur la manière dont il se donne à connaître et pas sur la méthode même de la connaissance qui vise à y accéder de manière certaine. Cette réforme suit les grandes lignes du Traité sur la justice universelle, qui dégagent les moyens de rendre la loi certaine tant du point de vue de l’organisation du système judiciaire que de celui des outils requis pour que l’étude du droit puisse permettre d’aboutir à la connaissance recherchée. Cette réforme doit précisément répondre à deux exigences : permettre de donner à la connaissance de la loi la certitude nécessaire pour faire de la loi un instrument efficace de gouvernement, et s’adapter à ce que doit être l’étude du droit compte tenu de la spécificité de cet objet, qui est aussi instrument de gouvernement. La connaissance de la loi doit ainsi permettre à la loi de s’étendre à des cas qu’elle ne connaît pas d’emblée (condition pour que la loi soit cet instrument de gouvernement de la totalité et de la durée) sans pour autant remettre en question le principe d’obéissance à la loi qui doit prévaloir pour tous les sujets y compris les juristes et les juges. La référence à la certitude de la loi constitue aux yeux de Bacon une réponse à ce double problème. La jurisprudence comme connaissance certaine de la loi doit étendre la loi sans innover. Elle constitue à ce titre un élément nécessaire du gouvernement par la loi. Il s’agit là comme nous le verrons d’une différence radicale avec Hobbes.

Bacon ne dégage aucun lieu propre pour l’étude du droit dans la cartographie des savoirs qu’il entend dresser dans l’Advancement et le De Dignitate. Cette absence mériterait d’être interrogée pour elle-même tant on peut difficilement postuler un oubli, ou un manque d’intérêt pour ce qu’il appelle pourtant, dans la préface des Maxims, une « science ». S’il ne s’explique pas explicitement dans ces deux textes sur cette absence, on peut dégager une partie de la réponse. La jurisprudence apparaît en effet dans ces deux œuvres à l’occasion de comparaisons ou d’analogies avec d’autres disciplines.

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Or une de ces occurrences éclaire en grande partie le statut épistémologique particulier de l’étude du droit qui explique son absence sur la carte des savoirs.

Dans un texte décisif de la fin de l’Advancement repris à l’identique dans le De Augmentis il trace une analogie entre l’étude du droit par les juristes et la théologie révélée, autrement dit ce qu’il nomme la « religion ». Il s’agit dans ce texte de distinguer l’usage de la raison en matière de religion, c’est-à-dire dans l’économie propre du « savoir divin », et en philosophie naturelle. La religion est comprise comme cette science qui vise à dégager les directives pratiques conformes à ce qu’enseignent les textes sacrés. Pour se constituer elle doit user de la raison, mais elle ne peut examiner les principes qui se fondent dans la foi. Si les principes en philosophie naturelle sont dégagés au prix d’une évaluation rationnelle qui prend la forme de l’induction vraie, tel ne peut être le cas dans la religion où les principes apparaissent comme de purs placets. Ce rapport spécifique au principe fait de la religion une science soumise à l’autorité de Dieu en tant qu’il donne leur autorité aux principes qui servent de fondement à la réflexion religieuse.

Cependant, si la raison ne doit pas examiner la validité des principes, elle a pourtant un rôle essentiel en matière de religion : elle a d’abord pour tâche de comprendre ces principes, c’est-à-dire de parvenir à une intelligence rationnelle de ce qu’ils prescrivent concrètement. Une fois cette opération accomplie la raison peut déduire de ces principes des connaissances qui ne se trouvant pas, à proprement parler, dans les Ecritures, ne font pourtant qu’étendre son enseignement. En se limitant à ces deux opérations la raison se fait alors « raison seconde ». Mais ces deux opérations n’épuisent pas le travail du théologien. Les principes qu’il doit saisir rationnellement et prendre pour base de ses raisonnements, ne se trouvent pas tels quels dans les Ecritures, autrement dit, ils ne sont pas présentés par les Ecritures comme des principes. Le théologien doit les repérer et les recueillir dans les textes sacrés.

La « raison seconde » n’opère pas ainsi sur le texte révélé lui-même mais sur ce que Bacon nomme « les articles et les principes de la religion ». Ces derniers qui constituent la base de la « doctrine religieuse » déduite rationnellement à partir d’eux, doivent être identifiés, selon nous, à ce qu’il nomme plus loin dans l’Advancement « les points fondamentaux » de la religion. Comme le signale Bacon, il est nécessaire pour achever la théologie révélée de déterminer « quels sont les points de religion qui sont de l’ordre du fondement, et quels autres sont des parachèvements, affaires d’édification plus poussée et plus parfaite sur une seule et même fondation »36. Le fait de distinguer avec « piété et sagesse » « les points fondamentaux et ceux qui parfont seulement davantage l’édifice »37, constitue en effet une nécessité pour éviter des dissensions inutiles entre chrétiens et jouit à ce titre d’une importance évidente dans l’Angleterre du début du XVIIe siècle. Mais, elle constitue aussi une dimension essentielle pour comprendre l’usage de la raison en matière religieuse. La détermination de ce qui constitue ces principes ou de ces points fondamentaux doit être l’œuvre de la « sagesse » et non de la raison.

La limite de l’usage de la raison, en matière religieuse, concerne le statut des principes : la raison n’a pas à essayer de savoir, de démontrer pourquoi elle considère ces propositions comme des principes. Pour l’Advancement38, les points fondamentaux de la religion sont ceux que partagent les 36 AL., II, Sp., III, p. 482, LeD., p. 283 : « what points of religion are fundamental, and what perfective, being matter of further building and perfection upon one and the same foundation ». 37 AL., II, Sp. III, p. 482, LeD., p. 283 : « the points fundamental, and the points f further perfection only, ought to be with piety and wisdom distinguished ». 38 AL., II, Sp. III, p. 482, LeD., p. 282 : « A propos des points fondamentaux, nous voyons que notre Sauveur délimite la ligne de la manière suivante : « Celui qui n’est pas avec nous est contre nous » mais à propos des points qui ne sont pas fondamentaux, il dit : « Celui qui n’est pas contre nous est avec nous ».

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différentes Églises. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils doivent être saisis par la comparaison des professions de foi des différentes confessions chrétiennes. Pour Bacon, ils constituent les éléments communs aux différentes manières dont la même « loi de Dieu » s’est fait connaître au cours de l’histoire39. Bacon adopte une conception continuiste de l’histoire de la foi chrétienne qui lui permet de penser le judaïsme comme une forme de christianisme primitif, et de refuser de considérer que le Nouveau Testament constitue une rupture par rapport à l’Ancien Testament. Ainsi, saisir les principes fondamentaux de la religion suppose simplement d’être attentif à cette continuité du verbe divin. Tout ce que les enseignements successifs semblent apporter de nouveau, ne constitue pour lui que des éclaircissements de ce message éternel et originaire. Dans la Confession of Faith, le Christ est ainsi présenté comme « l’interprète parfait de la loi » (perfect interpreter of the law)40.

Le juriste se trouve dans une position analogue selon Bacon à l’exégète qui entend constituer la science religieuse. La raison à l’œuvre dans la jurisprudence est aussi une « raison seconde ». Ce qui joue de ce point de vue le rôle des principes de la religion dans l’étude du droit, ce sont d’après ce texte les maximes du droit. Elles apparaissent en effet comme le montre les Maxims of Law comme des règles générales recueillis par les juristes dans le droit existant qui doivent servir de « fondement » ou de « racine » (préface des Maxims of Law) aux raisonnements des juristes. Cette considération de l’activité juridique permet de comprendre l’inaptitude des juristes à considérer convenablement la prudence du législateur. Ils sont selon le De Augmentis emprisonnés par les placets, c’est-à-dire soumis, par la nature même de leur étude, aux maximes du droit et à son autorité. Loin de remettre en question ce statut particulier de la jurisprudence Bacon en fait dans le Traité sur la justice universelle un des moyens essentiels pour parvenir à une connaissance certaine de la loi. Il entend en effet, grâce notamment son ouvrage sur les maximes du droit anglais, établir des principes juridiques solides et assez clairs pour que la raison des autres juristes puissent se développer sans pouvoir s’écarter de ce que prescrit le droit. La jurisprudence comme la religion est ainsi une connaissance où la raison est soumise à l’autorité.

L’étude du droit apparaît en effet comme un type de connaissance très particulier : elle est une étude rationnelle qui ne saurait pour autant être rangée du côté de la philosophie. Ses principes ne sont pas en effet établis par la raison elle-même. Ils sont des placets que la raison accepte mais qu’elle ne saurait évaluer et confirmer. Elle se range de ce point de vue du côté de la religion, sans pouvoir s’y réduire puisque ces placets ne sont pas divins mais humains. Un des problèmes fondamentaux de cette connaissance est ainsi qu’elle brise ainsi la continuité de la philosophie et plus largement du

L’habit de notre Sauveur était d'une seule pièce, sans couture, et telle est aussi la doctrine des Écritures en elle-même ; mais l’habit de l'Église a toujours été de plusieurs couleurs sans que les lignes de division soient marquées » / « We see of the fundamental points, our Saviour penneth the league thus, He that is not with us, is against us ; but of points not fundamental, thus, He that is not against us, is with us. So we see the coat of our Saviour was entire without seam, and so is the doctrine of the Scriptures in itself ; but the garment of the Church was of divers colours, and yet not divided ». 39 Fr. BACON, A Confession of faith, Sp., VII, p. 222 : « That as well the law of God as the word of his promise endure the same for ever : but that they have been revealed in several manners, according to the dispensation of times. For the law was first imprinted, in taht remnant of light of nature, which was left after the fall, being sufficient to accuse : then it was more manifestly expressed in the written law ; and was yet more opened by the prophets ; and lastly expounded in the true perfection by the Son of Gold, the great prophet and perfect interpreter of the law. That likewise the word of the promise laws manifested and revealed, first by immediate revelation and inspiration ; after by figures, which were of two natures : the one, the rites and ceremonies of the law ; the other the continual history of the world, and Church of the Jews, which though it be literally true, yet is pregnant of a perpetual allegory ans shadow of the work of the Redemption to follow. The same promise or evangile was more clearly revealed and declared by the prophets, and then by the Son himself, and lastly by the Holy Ghost, wich illuminateth the Church to the end of the world ». 40 Fr. BACON, A Confession of faith, Sp., VII, p. 222.

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« savoir humain ». Le juriste est totalement et irrémédiablement coupé de la connaissance rationnelle capable d’établir les principes sur lequel il fonde sa propre étude. Il faut cependant noter que cette coupure ne vaut que pour le juriste lui-même et pas pour le législateur. La connaissance du droit par ce dernier est précisément une connaissance que Bacon considère comme philosophique, puisque que capable d’examiner et de corriger les principes qui prévalent dans l’étude du droit. Le législateur est en effet celui qui permet, comme nous essaierons de le montrer, de rattacher la connaissance du droit au reste de la philosophie, et notamment au tronc de la philosophie naturelle.

Il faut tout de même nuancer cette soumission du juriste à l’autorité. D’après ce passage de la fin de l’Advancement, étudier le droit ce n’est pas simplement appliquer « mécaniquement » les maximes ; c’est décider ce qui est juste conformément à la loi, étant entendu que le seul critère de la conformité à la loi ne suffit pas à rendre un jugement. Toute proposition nouvelle doit être conforme aux maximes, mais elle se fonde aussi sur autre chose. Ainsi l’étude du droit n’est pas considérée à partir de la seule exigence de cohérence par rapport aux principes. Comme l’art de jouer aux échecs (autre « connaissance » rapprochée du type de savoir qu’est la religion) ne se limite pas à observer les règles de ce jeu, mais à gagner la partie tout en respectant ces règles, le juriste ne doit pas se contenter de chercher à produire des jugements conformes aux maximes. Il doit rechercher le juste, tout en se conformant à ces principes. Le travail des juges apparaît doublement déterminé : par la recherche du juste et par la contrainte de la conformité aux maximes. Cette « justice relative » dont parle ici Bacon doit ainsi se comprendre, comme ce qui apparaît juste, non parce que conforme aux maximes, mais juste et conforme aux maximes ; justice relative donc, car déterminée par cette nécessaire conformité aux maximes du droit.

Bacon et Coke : deux concept ions de la raison du droi t . En identifiant la raison à l’œuvre dans l’étude du droit à une « raison seconde », Bacon explicite

ainsi ce qui rend le juriste incapable de « juger sincèrement » le droit existant. Pour le De Dignitate, c’est cette nécessaire et légitime soumission aux placets qui les rend inapte à considérer la possibilité même de quelque chose comme une prudence du législateur. Il ne peut en effet juger rationnellement de la validité des placets eux-mêmes. L’obstacle que les discours des juristes constituent à l’édification de la prudence du législateur réside ainsi dans cet interdit de l’examen rationnel des maximes et plus largement du droit particulier. Les juristes pensent en effet que ce qu’ils ne peuvent faire en raison de leur devoir d’obéissance et de leur rôle particulier dans l’administration de la justice dans l’Etat, ne peut être produit par personne. Il semble exister à la source de leur refus d’accorder la possibilité de quelque chose comme une prudence du législateur, capable de déterminer non pas ce que sont les lois mais ce qu’elles doivent être, une forme de confusion entre une limite de droit et une limite de fait. Pour comprendre ce point, il conviendrait de comparer ce que dit Bacon à la pensée de Coke, qui constitue pour lui, le juriste anglais le plus éminent.

Pour Coke, l’étude du droit anglais doit permettre aux juristes de parvenir à la connaissance certaine de ce droit, c’est-à-dire de ce qu’il prescrit dans chaque cas qu’ils ont à connaître. Or la connaissance du droit pour être certaine se doit de respecter et de suivre les maximes du droit. Pour lui, une maxime est « une proposition qui doit être acceptée et accordée par tous les hommes sans

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preuve, argument ou discours »41, et il explique qu’il s’agit de « conclusions de la raison […] si sûres et si incontrôlables qu’elles n’ont pas besoin d’être questionnées »42. Elles constituent ainsi des placets, qui semblent précisément induire le rapport spécifique de la jurisprudence à l’autorité que décrivait Bacon. Coke refuse ainsi de considérer le juge comme un créateur de droit, ou un législateur. Comme il le répète à l’envie, le juge ne fait pas la loi, mais se contente de la « dire ». Le juge apparaît ainsi comme la lex loquens. On ne peut ainsi comprendre les vives critiques de Coke à l’endroit de la juridiction d’équité (la cour de la chancellerie) sans comprendre qu’il s’agit par là de refuser le recours à une juridiction arbitraire qui ne se soumet pas précisément au droit existant.

L’étude du droit doit ainsi permettre aux juges de statuer sur les différents cas qu’ils ont à connaître sans innover, de se soumettre entièrement à l’autorité du droit, en faisant en sorte que la raison du droit devienne la raison même du juge, c’est-à-dire une « raison artificielle ». Cette raison artificielle qui s’acquiert selon Coke par une longue étude du droit partage certaines des caractéristiques essentielles de la « raison seconde » baconienne. Elle est une raison qui s’appuie sur des placets et qui utilise les exemples pour parvenir à une compréhension rationnelle de ces principes. On peut sur ce point noter le grand embarras avec lequel Bacon défend dans le Traité sur la justice universelle l’existence des cours prétoriennes (qui sont le correspondant « universel » de la cour anglaise du Chancelier) qui témoigne de l'importance que requière pour lui l'usage des règles du droit par le juge43.

Cependant malgré ces points communs, il existe des différences essentielles, en premier lieu concernant la nature des maximes. Leur statut de principes incontrôlables n’est pas simplement pour Coke l’effet d’un devoir d’obéissance à l’égard du droit existant (chez Bacon déterminé par le rapport entre droit public et droit privé)44, mais plus radicalement d’un respect envers leur valeur intrinsèque, envers leur sagesse et leur prudence. S’il considère comme impossible d’évaluer par la raison naturelle et individuelle ces principes et plus largement les points fondamentaux du droit anglais, il pense malgré tout qu’il est tout à fait possible d’en manifester la sagesse et l’excellence. Le raisonnement de Coke construit à partir de la reprise de l’argumentation proposée par Fortescue dans le chapitre XVII du De Laudibus Legum Angliae consiste à constater l’antiquité de certains points fondamentaux du droit anglais, et à faire remarquer que si ces éléments avaient été contraires au bien de la République ou à la justice ils n’auraient pas été maintenus. Il associe à cette perspective, la mise en évidence historique des effets délétères empiriquement observables de la suppression de certains « points fondamentaux du droit ». Si la raison humaine d’un individu est incapable de rendre compte, de justifier la valeur de ces principes du droit, le juriste qui se place dans cette perspective historique est lui capable de la saisir. La soumission à l’autorité que suppose la constitution de la raison artificielle cokienne, n’est plus soumission à la décision incontrôlable d’un législateur, mais respect pour une raison du droit qui dépasse la sagesse de tout individu. La perspective cokienne peut ainsi faire de la sagesse du droit anglais un argument décisif contre l'idée de souveraineté législative. Seul le temps permet de manifester les points fondamentaux du droit et 41 Ed. Coke, 1 Inst., p. 67 a. 42 Ed. Coke, 1 Inst., p. 10 b. 43 Le chancelier chez Bacon jouit d’un statut hybride : il semble tenir autant du juge que de l'homme politique. Il affirme ainsi que c’est un pouvoir qui « s’éloigne peu de celui d’établir des lois », celui qui consiste à « les suppléer, […] les étendre et […] les modérer » (DA, TJU, Aph. 37 : « Parum enim abeat a potestate leges condendi, potestas eas supplendi aut extendendi aut moderandi », Sp., I, p. 812). 44 Il affirme en effet dans l’aphorisme 3 du TJU que « le droit privé se maintient sous la tutelle du droit public ; car c’est la loi qui garantit le citoyen, et le magistrat qui garantit les lois. Or, l’autorité des magistrats dépend de la majesté du commandement [majestas imperii], de la structure de la police [fabrica politiae] et des lois fondamentales » (DA, Sp. I, p. 804).

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de perfectionner le droit existant. Les principes du droit ne sont posés par personne, mais se révèlent justes et conformes au bien de la République, sans que la raison humaine puisse le justifier. Cette limite de la sagesse humaine est au fondement de la mise en évidence par Coke de la menace que représente l’acte de législation. Il écrit en effet dans la préface de Le quart part des reportes (1602),

C’est une maxime de gouvernement [policie] et la sentence de l’expérience, que

chaque altération d’un point fondamental des anciennes common lawes d’Angleterre et des

coutumes du royaume, est dangereuse. En effet, ce qui a été affiné et perfectionné par

les hommes les plus sages au cours de la succession des époques, et prouvé et approuvé

par une continuelle expérience comme étant bon et favorable au bien commun, ne peut

être altéré ou changé sans grand risque et sans danger45.

L’antiquité des lois anglaises, ou plus exactement de ces points fondamentaux, de ces principes permet ainsi de limiter l’activité même du législateur. Coke ne refuse pas l’existence d’un pouvoir législatif anglais. Il reconnaît explicitement l’autorité des statuts parlementaires. Mais, cette activité doit respecter afin de ne pas mettre en danger le royaume les points fondamentaux de la common law. Les juges se doivent ainsi d’interpréter ces statuts à partir de ces principes. La « raison artificielle » des juristes devient ainsi, parce qu’elle permet seule de connaître ce qui est conforme ou non au bien de la République, la source de la prudence des lois et l’instrument de l’affirmation d’un pouvoir politique des juges. Les juristes sont en effet pour Coke les seuls à pouvoir, grâce à leur étude du droit, interpréter les institutions anglaises conformément à ce qu’exige le bien de la République. La common law, ou plus précisément ce qui constitue aux yeux des juristes, les points fondamentaux du droit anglais, devient ainsi la norme d’exercice de l’administration de la République, se voyant par là dotée d’une fonction constitutionnelle.

Le droit existant est ainsi dépositaire de règles de gouvernement de l’Angleterre dont l’histoire a montré l’efficacité mais qu’il est impossible de justifier par l'exercice de la seule raison. Ces règles constituent précisément les maximes du droit. Bacon et Coke partagent ainsi l'idée que le juriste doit par son étude du droit existant recueillir ces maximes et parvenir, grâce à la connaissance des précédents, à une compréhension rationnelle de ce qu'ils impliquent concrètement. Mais ils se séparent sur un point fondamental. Coke pense que l’on ne peut rendre compte rationnellement de l’adéquation du droit anglais à l’Angleterre, en bref qu’il n’est pas possible de déterminer rationnellement, indépendamment des maximes du droit existant qu’une loi sera conforme au bien de la République. L’affirmation baconienne de la possibilité d’instituer une prudence du législateur suppose qu’il croit une telle détermination possible et nécessaire.

3. La prudence du législateur : l’homme d’Etat et la réforme

de la philosophie chez Bacon. Le rapport de Bacon à Coke semble ainsi particulièrement nuancé. Ce qu'il reproche au Chief

Justice ce sont pour reprendre sa propre expression des considérations « extrajuridiques ». Ce n'est pas tant la manière dont il pense le travail du juge, en rendant l'étude du droit nécessaire pour cette tâche, que refuse Bacon. L'objet de son opposition c'est en réalité la volonté de faire de la perspective des juristes la seule pertinente pour considérer ce que doit être le droit. Il refuse ainsi la 45 Ed. COKE, Le quart part des reportes des Edward Coke chivalier, préface, n.p., in The selected writings of Sir Edward Coke, S. SHEPPARD (éd.), 3 volumes, Liberty Fund, Indianapolis, 2004, vol. 1, p. 95.

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volonté d'envisager la prudence du législateur du point de vue des juristes. La critique de Coke par Hobbes est en comparaison, comme nous le rappellerons plus loin beaucoup plus radicale.

Contre Coke, Bacon affirme la nécessité d’un législateur, et par là de la constitution d'une prudence spécifique. Comme le précise les Aphorismi de jure gentium, les lois sont nécessairement soumises au changement. Il refuse explicitement dans ce texte d’accorder l’idée essentielle pour Coke que l’antiquité des lois assurerait leur valeur et les rendrait inaltérables. Si les lois sont soumises au changement c’est parce qu’elles sont le fruit du rapport entre deux termes : l’équité naturelle, qui est à la fois éternelle et universelle et un Etat particulier qui est lui soumis à la variation et aux changements. De manière particulièrement concordante, la manière dont Bacon comprend l’histoire du droit anglais est en totale opposition avec Coke. Alors que pour ce dernier l’excellence des lois anglaises est manifestée par leur antiquité, voire leur immuabilité dans le temps, pour Bacon c’est précisément leur capacité à changer qui en fait leur excellence. Entendant dans A preparation touching the Compilling and Amendment of the Laws of England partir du jugement même de Coke sur l’excellence des lois anglaises, Bacon entend lui en rendre compte par la mise en évidence de leur évolution au cours du temps, de leur capacité à intégrer les coutumes des différents peuples qui ont conquis l’île afin de s’adapter à ces changements radicaux. Ce texte de 1616 est ainsi très proche sur ce point des analyses proposées par Selden la même année dans les Notes upon Fortescue. Selden, qui concevait aussi l’histoire du droit comme le fruit de la nécessaire adaptation des lois à une société qui se trouve elle-même en changement, appréciait l’Histoire du règne d’Henry VII46. Ce texte présente en effet à travers la figure d’Henry VII la figure d’un législateur qui fût capable de saisir les mutations profondes de l’Angleterre de l’époque, et notamment la crise de la structure féodale (on sait sur ce point l’influence de ces analyses baconiennes sur Harrington), et d’y répondre par des lois nouvelles. Ainsi la solution cokienne ne saurait être à ses yeux satisfaisante. On ne peut se contenter de s’en tenir à la sagesse inhérente au droit anglais lui-même pour gouverner au mieux l’Angleterre. Le droit existant est le produit du passé et risque à ce titre d’être en décalage avec l’état actuel de la communauté qu’il convient de gouverner. Mais si la prudence du législateur apparaît comme nécessaire, comment rendre compte de sa possibilité ?

Le lég is lateur , la prudence e t la « nouve l l e log ique ». Le législateur tel que le présente Bacon est précisément lui aussi soumis à la recherche du juste

relatif. Mais la différence entre lui et le juriste est précisément qu’il n’est lui soumis à aucun principe d’autorité. Le juste relatif qui constitue l’objet propre du législateur n’est pas le juste relativement à des maximes, à des principes auxquels il convient d’obéir sans les évaluer rationnellement. La prudence du législateur se présente par opposition non pas comme l’exercice d’une raison seconde, mais comme celui d’une raison capable d’évaluer les principes mêmes du droit particulier qu’étudie le juriste. Le législateur n’est pas soumis aux placets. Faut-il pour autant faire jouer jusqu’au bout l’analogie est affirmer que l’opposition entre législateur et juriste et celle entre jurisprudence et philosophie constituée sur l’induction vraie peuvent permettre de penser que la prudence du législateur doit répondre à la méthode de l’induction vraie ? Peut-on voir dans la prudence du 46 Il semblerait même que Bacon ait bénéficié de l’aide de Selden pour rédiger ce texte, cf. D. R. WOOLF, « John Seldon [sic], John Borough and Francis Bacon’s History of Henry VII », Huntington Library Quaterly, 47 (1984), pp. 47 – 53, en particulier, pp. 52 – 53.

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législateur l’incarnation du projet évoqué par Bacon le premier livre du Novum Organum, qui insiste sur la « portée universelle » de la nouvelle logique47 ?

Bacon affirme en effet, Que personne n’attende […] de grands progrès dans les sciences (surtout dans leur

partie opérative), tant que la philosophie naturelle ne se sera pas étendue jusqu’aux

sciences particulières et, inversement, tant que les sciences particulières n’auront pas été

ramenées à la philosophie naturelle. De là vient que l’astronomie, l’optique, la musique,

la plupart des arts mécaniques, la médecine même, et ce dont on s’étonnera d’avantage,

la philosophie morale et civile, les sciences logiques, n’ont presque point de profondeur,

mais glissent seulement sur la surface et la variété des choses ; car ces sciences

particulières, après s’être séparées et établies, ne tirent plus leur nourriture de la

philosophie naturelle 48.

La prudence du législateur intègre indubitablement aux yeux de Bacon une partie « opérative ». Le terme de prudence renvoie en effet explicitement dans l’Advancement à la partie « opératoire » de la philosophie49. Elle se devrait ainsi à suivre ce passage d’être ramenée à la philosophie naturelle. On serait au moins en apparence en droit d’affirmer que le gouvernement par les lois implique aux yeux de Bacon une réforme de la philosophie civile qui s’intègre dans le projet plus général de réforme de la philosophie. L’institution de la prudence du législateur apparaîtrait ainsi comme un moment de l’Instauratio Magna.

Un élément au moins semble cependant résister à une telle lecture. Le De Dignitate affirme en effet que la prudence du législateur « est sans contredit un genre de connaissances qui appartient aux hommes d’Etat ». En effet, « c’est à eux qu’il faut demander ce que comportent la nature de la société humaine, le salut du peuple, l’équité naturelle, les mœurs des nations, les diverses formes de gouvernement ». Comment concilier le privilège donné à l’homme d’Etat avec l’idée d’une constitution de cette prudence sur le modèle de la réforme de la philosophie naturelle ? Ne doit-on pas plutôt concevoir cette « prudence » comme l’effet d’une expérience particulière du politique qui ne saurait être produite par une étude rationnelle sur le modèle de la philosophie naturelle ? Ne doit-on pas donner un sens plus radical à l’opposition qu’il trace ici entre les « philosophes » et les « hommes d’Etat » ?

Pour le dire dans le lexique baconien, la question est de déterminer le statut de cette « prudence » : renvoit-elle, du point de vue de sa nature, à la prudence expérimentale ou à la prudence philosophique voire magique50 ? Répondre à cette question suppose de comprendre ce qui fait la particularité de l’homme d’Etat du point de vue de la connaissance. L’homme d’Etat apparaît d’abord sous la plume de Bacon comme celui qui a part au gouvernement de la République, qu’il soit lui-même celui qui l’administre ou qu’il soit un de ses plus proches conseillers. Il est ainsi celui pour qui le gouvernement n’est pas « mystérieux et invisible ». En outre, l’homme d’Etat est celui qui doit connaître « tout ce qui concerne les gouvernés ». En effet, 47 NO, I, 127, Sp. I, p. 219-220, Malh., p. 179-180. 48 NO, I, 80, Sp., I, pp. 187 - 188, Malh., pp. 140 - 141 : « Interim nemo expectet magnum progressum in scientiis (praesertim in parte earum operativa), nisi Philosophia Naturalis ad scientias particulares producta fuerit, et scientiae particulares rursus ad Naturalem Philosophiam, reductae. Hic enim fit, ut astronomia, optica, musica, plurimae artes mechanicae, atque ispa medecina, atque (quod quis magis miretur) philosophia moralis et civilis, et scientiae logicae, nil fere habeant altitudinis in profundo ; sed per superficiem et varietatem rerum tantum labantur : quia postquam particulares istae scientiae dispertitae et constitutae fuerint a Philosophia Naturali non amplius alantur ». 49 AL, LeD., p. 131. 50 AL, LeD., p. 131

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La nature et les dispositions du peuple, les conditions de vie et les besoins des gens,

les factions et les associations qu’ils forment, leurs ressentiments et mécontentements,

devraient être largement transparents pour les princes et les Etats, et tout

particulièrement pour les sages sénats et Conseils ; ils devraient l’être, dis-je, en fonction

de la diversité des informations qu’ils peuvent obtenir, de la sagesse de leurs remarques

et de la hauteur du lieu d’où ils font le guet51.

L’homme d’Etat est ainsi celui qui peut en raison de sa place très particulière obtenir des connaissances empiriques, des informations particulières, qui demeurent soient irrémédiablement cachées, soit difficilement accessibles pour les sujets. Mais si cela explique la spécificité en termes de connaissances de l’homme d’Etat cela ne permet pas pour autant de rendre compte de la manière dont il peut parvenir à ces savoirs généraux (« la nature de la société humaine, le salut du peuple, l’équité naturelle, les mœurs des nations, les diverses formes de gouvernement ») nécessaires pour constituer la prudence du législateur. On pourrait ainsi faire l’hypothèse que l’homme d’Etat est le seul à pouvoir connaître ces « exemples d’affaires civiles » qui sont, selon le Novum Organum, une des conditions pour constituer la base inductive permettant d’appliquer la logique nouvelle à la science civile52.

Rien n’interdit ainsi de penser que la prudence du législateur appelle bien pour Bacon une réforme de la science civile selon le modèle de la logique nouvelle. La manière dont Bacon évoque dans le De Dignitate l’objet du Traité sur la justice universelle et sur les sources du droit, est sur ce point extrêmement significative. Il affirme vouloir dégager « un certain caractère » (Character quidam) et une « certaine idée du juste » (Idea justi) qui permettent de d’ « apprécier et de corriger » les lois existantes. Ce « caractère » se présente ainsi tel que l’évoque le Traité sur la justice universelle, comme un élément universel, c’est-à-dire valables pour toutes les lois existantes. De manière en apparence paradoxale, la nécessité d’adapter l’équité naturelle aux communautés existantes, nécessairement particulières, amène à penser la prudence du législateur à partir de la possession de la connaissance d’une idée du juste universelle. Il faut cependant préciser ce caractère universel. Bacon reconnaît l’existence de « parties » du droit différentes. Il faut semble-t-il voir là une référence à la distinction importante pour lui entre droit privé et droit public. Cependant ces parties se retrouvent de manière universelle dans toutes les lois particulières, et l’idée de juste qui correspond à chacune d’elle est ainsi valable pour toutes les lois civiles existantes.

L’idée universelle de ce que doit être chaque partie du droit pour être juste est ainsi adaptée à toutes les communautés politiques particulières. Le caractère du juste semble ainsi posséder un rôle analogue à la "forme" que permet de connaître la métaphysique selon Bacon. La connaissance de la forme permet de produire les effets voulus sans être limité par la particularité de la matière dans laquelle elle opère53. On serait ainsi à suivre cette ligne d’interprétation amenée à considérer la prudence du législateur comme une prudence « magique ». Certes Bacon ne donne qu’un « exemple » de ce traité sur la justice universelle qui devrait mettre en évidence ce caractère de la justice adaptées à toutes les lois existantes. Il se contente, en n’évoquant que les conditions universelles de la certitude de la loi, d’un des aspects de la prudence du législateur, celle qui concerne selon l’expression de l’Advancement « l’application » de la justice. La certitude des lois ne constitue en effet qu’une des qualités que doivent posséder toutes les lois. Il en repère dans l’aphorisme 7 du Traité sur la justice universelle, quatre autres : la justice dans ce qu’elles prescrivent, la 51 AL, Sp., III, p. 475, LeD., p. 271-272 52 NO, I, 127, Sp., I, p. 219, Malh., p. 179. 53 AL, LeD., p. 126.

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facilité dans leur exécution, l’harmonie entre elles et les institutions politiques et la « tendance constante à faire naître la vertu dans les sujets ». Les « lois des lois » qui doivent constituer le contenu de la prudence du législateur doivent aussi déterminer les conditions pour que les lois particulières possèdent toutes ces qualités. Il dessine ainsi clairement le projet de constituer sur ces points aussi des « caractères » universels.

Si la prudence du législateur ne peut être envisagée que du point de vue de l’homme d’Etat c’est peut-être précisément parce qu’il possède seul les connaissances requises pour constituer la base inductive qui permettra de parvenir à une connaissance universelle, et en un sens « métaphysique » de la justice et de la manière de faire en sorte que les lois remplissent leur but particulier dans des communautés différentes. La prudence du législateur ne se limite pas ainsi à l'expérience propre de l’homme d’Etat en particulier, mais suppose un travail d’élévation à l’universel qui, même si Bacon ne le dit pas explicitement, semble suivre la dynamique décrite dans le cadre de la philosophie naturelle. Il semble alors possible de comprendre en quoi cette prudence pouvait être intégrée dans l’Advancement et dans le De Dignitate à la "philosophie". Il ne s’agit plus alors de cette philosophie utopique, dogmatique, méprisant la pratique qu’il écarte quand il commence à considérer cette prudence, mais d’une philosophie réformée selon les principes de la nouvelle logique.

Les deux pol i t iques . Mais ce programme de réforme de la philosophie civile, d’édification d’une forme de prudence

« magique » du législateur semble entrer en opposition avec les nombreuses notations par lesquelles Bacon évoque la manière dont les politiques et les Etats sont soumis inéluctablement à la menace des troubles et des séditions, et plus largement aux vicissitudes de la fortune. On serait ainsi loin de la puissance opérative d’une prudence magique qui permet de libérer l’homme des « particularités et des accidents »54. Peut-on alors considérer que Bacon croit possible de constituer cette philosophie civile opératoire, dont la prudence du législateur constituerait la partie la "partie la plus publique", qu’Orphée lui-même ne possédait pas ?

L’interprétation du mythe d’Orphée dans le De Sapientia veterum que propose Bacon semble en effet présenter les limites de la capacité pratique de la philosophie politique. Certes la philosophie permet dans un premier temps d’insinuer dans l’âme des hommes « l’amour de la vertu, de l’équité et de la paix », de maintenir « dans l’unité les peuples réunis », de leur faire « accepter le joug des lois et la soumission au pouvoir », à « oublier leurs appétits indomptés, en écoutant et suivant attentivement ses préceptes et son enseignement ». Mais comme le note Bacon, ces « œuvres de la sagesse, bien qu’elles excellent parmi les choses humaines, ont cependant leurs fins et leurs périodes », puisque « dans les royaumes ou les Etats, il arrive en effet qu’au bout d’un certain temps de prospérité, surviennent troubles, séditions et guerres »55.

Il faut cependant être attentif au statut très particulier de cette philosophie civile « orphique ». Comme le remarque justement Jean Terrel, cet usage civil de la philosophie vient dans un deuxième temps, une fois que les hommes ont abandonné l’étude de la nature. Cette philosophie civile est donc la philosophie coupée de la philosophie naturelle, qu’instaure pour Bacon la révolution socratique. Elle constitue une philosophie civile qui n’a pas connu la logique de réforme de la 54 AL, LeD., p. 126. 55 SV, Sp. , VI, p. 648, trad., p. 96.

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philosophie qui suppose de la ramener et de l’articuler à la philosophie naturelle. Il affirme ainsi dans l’Advancement que,

il faut poser en principe que toutes les partitions des savoirs doivent être prises

plutôt comme des lignes ou des veines que comme des sections ou des séparations ; le

caractère continu en entier du savoir doit donc être conservé. Car l’attitude contraire a

rendu les sciences particulières stériles, superficielles et pleines d’erreurs, dès lors

qu’elles n’ont pas été alimentées par la fontaine commune 56.

La « fontaine commune » des sciences, ce que le Valerius Terminus appelle la « connaissance générale » est constituée pour Bacon par la philosophie naturelle. La philosophie civile pour être pleinement constituée supposerait ainsi que soient achevées les autres branches de la philosophie naturelle, et notamment l’ensemble de la philosophie de l’homme.

Mais il ne saurait s’agir pour autant d’affirmer que la philosophie civile, et en particulier la « prudence du législateur » puisse être totalement intégrée à la philosophie naturelle elle-même. C’est ce que semble confirmer l’épître dédicatoire à Andrewes du Dialogus de bello sacro tel qu’il a été publié par Rawley dans l’Operum moralium et civilium en 163857, qui permet d’obtenir des informations précieuses sur la manière dont Bacon entendait traiter de la question de la « prudence du législateur ». Dans ce texte, Bacon affirme avoir entrepris un travail sur les lois, visant précisément à dégager le « caractère de la Justice » en suivant une perspective qui tient « le milieu » entre celle des « philosophes » et des « jurisconsultes »58. Cette œuvre il affirme l’avoir entamée en vue de dégager pour le « bien du genre humain » ce que pouvait apporter la « société civile » et la « science politique ». Or ce travail, il affirme l’avoir abandonné, et s’être contenté d’en insérer un « exemple » dans le De Dignitate. Cet « exemple » semble pouvoir être identifié sans risque à l’Exemplum Tractatus de Justitia Universali, sive de Fontibus Juris, in uno titulo, per Aphorismos, intégré au livre VIII du De Dignitate. Ce texte entend présenter, comme nous l’avons vu, une partie de la prudence du législateur, celle qui concerne les règles qu’il doit suivre pour donner aux lois toute la « certitude » requise. Le Traité sur la justice universelle apparaît alors comme un « exemple » de ce travail plus général sur les lois qu’il dit avoir abandonné, et qui semble correspondre aux Aphorismi de jure gentium, dont nous ne conservons qu’un manuscrit inachevé. Il affirme avoir arrêté ce travail sur la « prudence du législateur », tout d’abord parce qu’il craignait que cela lui prenne trop de temps, mais surtout parce qu’il pensait que « d’autres choses devaient le précéder ». Il ne précise pas qu’elles sont ces choses. Rien ne permet d’interpréter ce passage comme faisant signe vers la nécessité pour cette étude du « caractère de la Justice » de se fonder sur des connaissances qui supposent d’avoir mené à bien l’Instauratio magna.

Au contraire, dans ce texte, Bacon semble dissocier les deux projets. Il semble ainsi distinguer de manière radicale, l’Instauratio Magna elle-même, qui est tournée vers la « Nature », de cette étude des lois qui est elle tournée vers la « société civile ». Cette différence est éclairée par la perspective 56 AL, II, Sp, III, p. 366 - 367, LeD., p. 138 : « generally let this be a rule, that all partitions of knowledge be accepted rather for lines and veins, than sections and separations ; and that the continuance and entireness of knowledge be preserved. For the contrary hereof hath made particular science to become barren, shallow, and erroneous ; while they have not been nourished and maintained from the common fountain ». 57 Nous privilégions cette version de la l’Epître dédicatoire à celle publiée en 1622, qui propose une présentation légèrement différente (et moins claire) du Traité sur la justice universelle intégré au De Dignitate. Ce dernier ouvrage fût en effet publié en 1623, et la version initiale de l’Epître dédicatoire à Andrewes (celle de 1622) semble témoigner que le projet et le choix précis à l’origine de l’intégration du Traité sur la justice universelle au De Dignitate n’étaient pas encore parvenu à une totale maturation. En outre, le texte publié en latin en 1638, avait été, selon Rawley, préparé par Bacon lui-même. 58 Fr. BACON, Operum moralium et civilium, 1638, n.p. (p. 332).

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générale de cette épître. Bacon revenant sur sa condamnation et sa disgrâce publique, la présente comme une occasion de mener à bien son activité philosophique, c’est-à-dire de poursuivre l’Instauratio Magna. Mais, comme il le note, il ne saurait pour autant oublier « le rôle civil » qu’il a joué précédemment, et c’est à titre qu’il a selon lui entamé ce travail sur les lois, dont le Traité sur la justice universelle constitue un « exemple ». La présentation qu’il propose de ces travaux se divise en trois groupes distincts. Le premier groupe, celui qui lui semble le plus important, est constitué par l’Instauratio Magna. Il vise selon lui à permettre au genre humain de profiter de et d’accroître ce que lui donne la Nature. Le second groupe, lié à ses anciennes fonctions politiques, est constitué par ce travail sur les lois et la justice universelle. Il possède lui aussi pour objectif d’améliorer la condition du genre humain en lui permettant cette fois de jouir au mieux des bienfaits de la société civile. Le troisième, est lui destiné spécifiquement au peuple anglais. Il comprend le travail de « recueil » des lois qu’il a abandonné (car c’est un travail qu’il ne peut selon lui mener à bien seul) et l’Histoire du règne du roi Henry VII.

La distinction entre les deux premiers projets semble faire signe vers l’impossibilité d’intégrer la philosophie civile à la philosophie naturelle. Cette distinction est précisément évoquée dans la Description du globe intellectuel, où Bacon met en évidence la différence entre l’histoire naturelle et l’histoire civile en affirmant que la première se souvient des « faits et des actions de la nature », la seconde, « celles des hommes »59. En tant qu’effet de l’action des hommes, la société civile apparaît comme une réalité « artificielle » (puisque l’art désigne dans ce texte ce que « l’homme ajoute aux choses »). Selon P.-F. Moreau, chez Bacon (par opposition à ce qui se passerait chez Hobbes), la « division entre l’homme et la nature ne pose pas problème », en tant que « la science de la nature étudie tout ce qui n’est pas l’homme ». Or la pensée baconienne nous semble proposer une conception beaucoup plus problématique de la relation entre nature et homme. L’homme jouit en effet d’un statut ontologique complexe dans la pensée de Bacon. Il ne convient évidemment pas ici de développer ce point, central chez lui (en ce qu’il commande notamment la possibilité de comprendre la distinction entre philosophie naturelle et philosophie première). Nous nous contenterons de rappeler que l’homme est à ses yeux un composé, constitué par un corps et un esprit (mind, anima), et constitue par là même une « nature » qui n’est pas totalement connaissable par la philosophie de la nature. Cette dernière peut seulement selon le De Augmentis témoigner de son insuffisance. L’esprit humain possède en effet une double nature : « l’âme rationnelle », qui est « divine », et « l’âme irrationnelle » qui « est commune avec les bêtes ». L’âme rationnelle n’est pas une substance naturelle, et n’a pu être produite comme le sont les êtres naturels. Elle a été crée directement par Dieu et insufflée dans le corps de l’homme. Elle n’est donc pas assujettie « aux lois du ciel et de la terre, lois qui sont le sujet de la philosophie ». Mais, cela ne veut évidemment pas dire que la philosophie n’aurait rien à dire au sujet de l’homme. Seulement cet objet ne peut être saisi que selon une voie différente, qui est précisément la voie réflexive. La nature de l’homme ne peut ainsi être analysée comme les autres êtres naturels. Il ne s’agit pas de l’expliquer par l’étude des « formes » qui la composent, mais de l’étudier comme un tout, d’étudier cette « forme de substance » qui détermine l’homme. L’idée de cette particularité de l’âme humaine par rapport à l’âme des bêtes est aussi présente dans la Confession of Faith : « That at the first the soul of Man was not produced by heaven or earth, but was breathed immediately from God ; so that the ways, and proceedings of God with the spirits are not included in Nature, that is, in the laws of heaven and earth, but are reserved to the law of his secret 59 Descriptio Globi Intellectualis, Sp., III, p. 728 : « Historia aut Naturalis est, aut Civilis. In naturali naturae res gestae et facinora memorantur ; in Civili, hominum ».

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will and grace »60. Il précise « that God created Man in his own image, in a reasonable soul, in innocency, in free-will, and in sovereignty ».

Cette nature duelle de l’homme (qui est à la fois corps et âme sensible d’un côté et âme rationnelle de l’autre) explique ainsi l’écart qui existe radicalement entre la philosophie de la nature et la philosophie de l’homme. La première ne saurait, à elle seule, permettre de parvenir à la connaissance de ce qui n’est pas à proprement parler un produit de la nature. C’est ce qui explique selon nous en dernière analyse le fait que l’on puisse distinguer la nature de l’artifice, et plus précisément le naturel du civil. Mais la différence entre philosophie naturelle et philosophie de l’homme ne saurait pour autant signifier une totale distinction. La philosophie de l’homme et la philosophie civile en particulier si elle ne se laisse pas réduire à la philosophie naturelle doit être instruite en partie par elle. On peut de ce point de vue évoquer ce qu’il nomme dans le chapitre X du livre II du De Dignitate l’histoire civile mixte. Il distingue en effet deux types d’histoire civile mixte. La première, l’histoire « ruminée » est celle qu’il retrouve chez Machiavel et qui associe l’histoire proprement dite et la réflexion politique. La seconde se tire selon lui en grande partie de la « science naturelle ». Elle est constituée par l’ « histoire cosmographique » [Historia Cosmographica]61, qui mêle l’histoire naturelle (par la considération des différentes régions du globe et de leurs « productions »), l’histoire civile (en s’intéressant « aux villes, aux gouvernements et aux mœurs des peuples » [urbes, imperia, mores]), et même aux mathématiques (par son intérêt pour les « climats » et la « configuration des cieux »). Selon Worlmald cette histoire « cosmographique » semble répondre au principe, déjà présent notamment chez Bodin62, qu’il est nécessaire d’adapter la forme de l’Etat et les lois au naturel du peuple63. Or il conviendrait de noter que Bacon souscrit à ce principe de manière à le dépasser. La prudence du législateur doit en effet contenir comme le montre précisément l’Exemple d’un traité sur la justice universelle, des « règles » universelles qui permettent précisément au législateur de ne pas avoir à considérer en particulier le naturel du peuple pour y adapter la législation. L’histoire cosmographique constitue ainsi plutôt la base historique à partir de laquelle pourra se constituer cette prudence.

L'écart qui semble exister entre la réforme de la philosophie naturelle qui constitue l'Instauratio Magna et la constitution de la prudentia legislatori, doit ainsi être nuancé. Cette dernière ne se trouve pas en effet dans une totale indépendance à l'égard de la philosophie naturelle. Elle ne peut à ce titre être totalement constituée avant que soit menée à bien l’Instauratio Magna. Le choix de ne traiter dans le De Augmentis que de la question de la certitude de la loi pourrait à ce titre se trouver justifié pat le fait qu’une telle question semble pouvoir être envisagée sans faire intervenir la philosophie naturelle. L’image de ce que pourrait être une législation pleinement déterminée par la prudence du législateur apparaît de manière il est vrai extrêmement elliptique dans la New Atlantis. On a l’habitude à juste titre de remarquer l’absence de développements présentant la structure politique et juridique de Bensalem, en l’expliquant souvent comme Rawley par l’inachèvement de l’œuvre. Force est de constater cependant que le texte que nous possédons évoque deux lois, celle sur le mariage et celle sur le statut des étrangers. Sans entrer ici dans l’analyse détaillée de cette question, il convient de noter en premier lieu que la législation de Bensalem est ordonnée au respect de deux exigences, « l’humanité » et « la politique »64, où l’on peut croyons-nous voir une réapparition du 60 Sp., p. 221 61 DA, Sp., I, p. 514 62 Cf. par exemple, Les Six Livres, III, 1. 63 B.H.G. WORMALD, History, politics and science, 1561 – 1626, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, p. 222 64 NA, Sp., III, p. 145, LeD., p. 103.

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couple mis en avant par le Traité sur la justice universelle, « l’équité naturelle » et l’ « utilité publique ». En deuxième lieu, la législation de Bensalem notamment en ce qui concerne le « mariage » prend la Nature pour norme. Il convient en effet de déterminer la fonction naturelle de l’union matrimoniale, notamment par la connaissance de cette passion naturelle qu’est la concupiscence, pour déterminer la vraie fonction de la famille65.

En résumé, la prudence du législateur semble pour Bacon supposer plus que la simple

connaissance de ce qu’exige l’équité naturelle, en ce qu'elle est la capacité à dégager ce qu’implique l’équité naturelle une fois considérée aussi l’exigence d’ « utilité publique ». Cette insuffisante de l’équité naturelle s’explique par le caractère trop indéterminé de ce qu’elle prescrit. Il existe ainsi une forme d’indifférence de l’équité naturelle à certains points qui ne permettent pas d’en faire la source unique de détermination de ce que doivent être les lois. Elle ne détermine pas ainsi d’elle-même les moyens à mettre en œuvre pour faire régner la justice dans les communautés particulières. Les institutions politiques et judiciaires ne peuvent ainsi pour Bacon être considérées à partir de la seule équité naturelle. La différence avec Hobbes semble sur ce point évidente. Quand il juge positivement les institutions judiciaires anglaises dans le chapitre XXIII du Léviathan anglais, il les évalue à partir de ce qu’il construit comme les « propriétés d’un juste et rationnel exercice de la justice »66. Or cette construction est expressément déduite de ce qu’exige l’équité, et seulement de cette exigence.

La prudence du législateur suppose ainsi pour Bacon la mise en évidence de « règles », de « lois des lois » qui doivent encadrer le travail de législation67. Si le législateur doit se fonder sur l’équité naturelle pour déterminer ce que doivent être les lois particulières, cette opération doit être déterminée par ces « règles » qui ne peuvent être saisies de manière immédiate et naturelle. Elles ne peuvent être connues qu’au prix d’un travail d’induction vraie à partir d’une expérience spécifique qui ne peut être recueillie que par ceux qui gouvernent, que par les hommes d’Etat. L’homme d’Etat jouit ainsi d’un statut particulier puisqu’il est le seul à pouvoir constituer la prudence du législateur. Le législateur qui est précisément pour Bacon nécessairement un homme qui gouverne est donc à ce titre le mieux placé pour constituer la prudence dont il a besoin. Mais, puisque pour Bacon cette prudence est une partie manquante du savoir, le statut du législateur n’est pas à ses yeux une condition suffisante pour accéder à la connaissance requise pour bien légiférer. Cette 65 NA, Sp., III, p. 153, LeD., p. 114. 66 L., XXIII, 7 – 9, Rog. et Schum., vol. 2, p. 67 La position de Bacon sur ce point mériterait d’être comparée à la manière dont certains juristes parfois proches de lui, comme Henry Finch dans la Nomotechnia ou Sir John Dodderidge dans The English Lawyer (1631), entendent ouvrir l’étude du droit aux autres disciplines. Cependant s’ils reconnaissent tous les deux la nécessité pour comprendre ce que détermine le droit anglais dans chaque cas particulier de s’aider des autres disciplines, ils continuent toujours à poser l’existence de maximes, de principes propres au droit lui-même qui sont inquestionnables. La différence avec Bacon pourrait être repérée à deux niveaux. En premier lieu, leur conception du rapport entre les différentes sciences semble correspondre à cet idéal « grec » du savoir circulaire, comme cette suite et liaison de tous les arts et les sciences, qui n’a ni commencement, ni fin dont parlait notamment Ch. de Savigny au XVIe siècle (pour la critique du « savoir circulaire », voir le chapitre 19 du Valerius Terminus). Pour Bacon, il y a au contraire nécessairement un ordre des connaissances, qui s’originent toutes dans une racine et une fontaine commune. En second lieu, cette conception masque la particularité épistémique des principes juridiques, des maximes. En s’en tenant à la logique ancienne, à l’induction par énumération qui est le mode de recueil des maximes du droit et à l’idée de principe qui s’y rattache, ils ne dégagent pas à l’image de Bacon la rupture essentielle qui existe entre la jurisprudence et les autres savoirs rationnels.

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dernière suppose la mise en évidence d’une recherche qui comme nous avons essayé de le montrer retrouve la dynamique mise en évidence dans le cadre de la réforme de la philosophie naturelle.

Cette conception de la prudence du législateur permet aussi à Bacon de proposer une conception particulière de la jurisprudence, considérée à partir de son rôle dans la production de la certitude de la loi, requise par le bon gouvernement des Républiques. L’étude du droit qu’il entend promouvoir doit en effet être comprise à partir de l’acte de juger. Elle apparaît alors comme le moyen nécessaire de constituer une connaissance rationnelle mais soumise à l’autorité de la loi civile et permettant de préserver les effets de la prudence du législateur. La thèse de Bacon, qu’il partage sur ce point avec Coke, est que la loi civile doit être interprétée par une raison elle-même guidée par des placets, c’est-à-dire les principes fondamentaux du droit, les maximes. Il s’agit pour Bacon d’une condition de la certitude des lois, mais aussi de faire en sorte que l’application des lois civiles aux cas particuliers soit aussi prudente que les lois elles-mêmes. Il faut en effet comprendre le lien qui existe entre les maximes des juristes et les lois des lois qui doivent guider la prudence du législateur. Elles témoignent toutes les deux de l’insuffisance de l’équité naturelle. Les « lois des lois » que doivent connaître les législateurs sont certes « universelles », mais elles imposent précisément le respect par le juriste des maximes. Le respect des maximes est certes la condition pour éviter la diversité et l’incohérence des décisions, mais il est aussi nécessaire pour conformer les décisions judiciaires à l’utilité publique. Cette perspective inconnaissable par le juriste qui n’est pas homme politique, doit malgré tout déterminer son activité. Les maximes sont ainsi le moyen pour éviter que l’équité naturelle seule serve à déterminer les décisions judiciaires, et pour leur imposer de prendre aussi en considération l’utilité publique de la communauté particulière, alors que leur position les rend incapables de la considérer de manière pertinente. Les maximes apparaissent en un sens comme le résultat particulier, adapté à une communauté particulière et à un moment particulier de la déduction opérée par le législateur, guidé par l’équité et les règles universelles de la prudence du législateur. Si elles sont des placets pour le juriste, elles constituent bien la conclusion d’un examen par la raison du législateur.

4. Hobbes, la science de la justice naturelle et la prudence du législateur. La prudence du législateur doit pour Bacon être envisagée du point de vue de l’homme d’Etat pour deux raisons. En premier lieu c’est seulement dans cette perspective que l’on peut déterminer la fonction politique de la loi civile, la nécessité pour les lois de ne pas seulement viser l’équité naturelle, mais de prendre aussi en compte l’utilité publique. En second lieu, seul l’homme politique semble pouvoir accéder aux particularia nécessaires pour établire l’histoire mixte qui sert de base à la constitution inductive de la « prudence du législateur ». C’est selon nous ce qui explique qu’à ses yeux, ni les juristes, ni les « philosophes » ne sauraient parvenir à constituer une telle prudence. La position hobbésienne semble radicalement différente. L’incipit du chapitre XXVI du Léviathan distingue deux perspectives sur les lois civiles : celle du juriste et celle du philosophe. Cette distinction structure aussi le Dialogue entre un philosophe et un étudiant des Common Laws d’Angleterre. Hobbes semble ainsi refuser de considérer le point de vue qui est précisément celui que Bacon juge seul pertinent. Or, ce que nous aimerions montrer ici c’est que cette absence s’explique par une redéfinition d’ampleur de la nature des perspectives jurisprudentielle et philosophique sur la loi civile.

Prudence pol i t ique e t s c i ence de l ’ équi té .

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Si Hobbes partage indéniablement avec Bacon la volonté de faire de la prudence du législateur

la source exclusive de la « prudence des lois », nous allons voir qu’il définit très différemment la prudence du législateur. Rappelons ainsi ce passage du Léviathan latin que nous avons déjà cité dans l’introduction :

ce n’est pas la prudence [prudentia] des juges subordonnés, mais celle de la cité,

c’est-à-dire de celui qui détient dans la cité le pouvoir suprême, qui fait la prudence

[prudentia] de la loi ; et quand le juge subalterne siège au tribunal, on doit le considérer

comme exprimant, non point sa pensée, mais celle du détenteur du pouvoir suprême 68.

Il entend ainsi, lui aussi, refuser la voie cokienne que dessine l’idée de « raison artificielle ». La prudence des juristes, de ceux qui interprètent les lois, ne saurait constituer la source de la sagesse propre du droit en vigueur dans un Etat. Il identifie, comme Bacon, la source de l’autorité des lois et la source de leur sagesse. Il s’agit bien évidemment pour Hobbes de s’opposer à la possibilité des juges de s’écarter du commandement du souverain sous le prétexte de donner aux lois la prudence requise, ou plus exactement d’amender les lois civiles pour leur permettre de constituer de « bonnes lois ». Mais c’est aussi reconnaître, que pour que les lois soient « prudentes », il convient que le souverain soit lui-même « prudent ».

Ce dernier point peut paraître étonnant, tant le souverain hobbésien se présente continument comme « un homme sans qualités ». Que ce souverain soit une assemblée ou un individu, il est toujours défini par des caractéristiques uniquement juridiques. Hobbes se contente de préciser quels sont les pouvoirs qu’il convient de lui reconnaître en évitant toujours de dresser le portrait du bon prince, tant au niveau des qualités morales, que des compétences cognitives, des aptitudes pratiques, ou de sa piété. Dans cette pensée qui se déploie dans un écart extrême envers la littérature des « miroirs des princes », encore vivace au XVIIe siècle, cette mention presque orpheline de la « prudence » du souverain semble problématique.

Si la question des qualités individuelles et naturelles du souverain n’entre pas dans la considération de la nature de son pouvoir et du devoir d’obéissance des sujets, elle semble être nécessairement sollicitée par la prise en compte de la manière dont il exerce son pouvoir. Hobbes dissocie indéniablement le devoir d’obéissance et la possession du pouvoir souverain, de la manière d’exercer ce pouvoir. Un souverain qui ne gouverne pas correctement (c’est-à-dire conformément à sa mission et au salut du peuple) ne perd pas pour autant ce pouvoir. Hobbes n’est pas Locke. Mais dire cela ce n’est pas pour autant vider la question. Si le souverain ne perd pas de droit son pouvoir, un mauvais gouvernement entraîne de fait la ruine de la République et par là même la disparition de ce pouvoir. Comme le reconnaît Hobbes lui-même, la « rébellion » est le châtiment naturel d’un « gouvernement négligent »69.

Les « bonnes lois » comme le précise le chapitre XXX du Léviathan constituent ainsi un des éléments essentiels du bon gouvernement. Le souverain se doit ainsi de ne promulguer que des lois nécessaires au bien du peuple. Comment ne pas alors penser que la « prudence » du législateur évoquée plus haut ne constitue pas la condition pour instituer de telles lois ? Comment ne pas considérer que le législateur se doit lui-même d’être prudent ? Doit-on alors supposer que le refus 68 L., latin, Fr. Tricaud et M. Pécharman (trad.), Paris, Vrin, p. 207, traduction modifiée / « Non ergo judicum subordinatorum, sed civitatis, id est, ejus qui habet in civitate summam potestatem, prudentia prudentiam facit legis ; et judex subordinatus non suam, sed ejus qui habet summam potestatem pro tribunali sententiam dicere intelligendus est » (Thomas Hobbes Opera philosophica quae latine scripsit, 5 volumes, par MOLESWORTH (éd.), réimpression Scientia Verlag Aalen, Darmstadt 1966, vol. III, p. 199). 69 L., XXXI, 40, Rog. et Schum., vol. 2, p. ,.

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d’accorder la moindre importance à la question des qualités intrinsèques du souverain dans la détermination de ses droits et des devoirs des sujets envers lui, doit laisser place à une telle considération quand intervient la question de l’administration de cette puissance souveraine ?

Nous n’entendons pas ici envisager tous les problèmes qu’une telle question pourrait poser à la cohérence globale de l’entreprise hobbésienne. En effet, nous pensons que Hobbes a précisément tenter de refuser jusqu’au bout la question des qualités personnelles, notamment en matière cognitive, du souverain, y compris en ce qui concerne l’administration de la République. La théorie politique de Hobbes peut selon nous être comprise comme l’effort pour constituer la République comme une structure telle que n’importe qui pourrait être souverain, ou pour le dire autrement, où les qualités requises pour gouverner sont uniquement artificielles, c’est-à-dire produites par l’institution elle-même. Le souverain du seul fait d’être souverain et de se savoir tel posséderait les qualités requises pour bien gouverner, et notamment bien légiférer.

Dans le passage du chapitre XXVI du Léviathan anglais qui correspond au passage de l’édition latine que nous avons cité plus haut, Hobbes écrit que « la loi ne procède […] pas de cette juris prudentia ou sagesse des juges subalternes, mais de la raison de cet homme artificiel que nous étudions ici, c’est-à-dire de la République et de ses commandements »70. Il faut ainsi être attentif au fait que Hobbes évoque ici à la fois la « raison » et « l’homme artificiel ». La prudence du législateur n’est pas ainsi à rechercher dans une quelconque « raison artificielle » mais, comme nous allons essayer de le montrer, dans la « raison naturelle » d’un homme qui se trouve dans une situation radicalement « artificielle ». La « prudence » du législateur apparaît alors précisément comme le résultat d’un exercice de la raison naturelle par le souverain-législateur.

Pour comprendre ce point il convient en premier lieu de noter que cette référence positive à la prudence politique est rare chez Hobbes. Il convient de remarquer qu’il insiste d’ordinaire sur l’insuffisance de la « prudence » en matière de gouvernement de l’Etat. Ainsi il affirme dans le Béhémoth que,

pour le gouvernement d’une République, ni l’intelligence naturelle, ni la prudence,

ni la diligence, ne suffisent sans des règles infaillibles et la science véritable de l’équité et

de la justice71.

A en croire l’interprétation que le chapitre XII propose de la figure de Prométhée (qu’il traduit par l’ « homme prudent »), la prudence est ce qui condamne l’homme à considérer l’avenir avec anxiété72. La prudence est en effet ignorance des causes et pour cela ne peut mettre l’homme en rapport avec le futur que sur le mode de l’angoisse et de la peur du malheur. Comme le rappelle le chapitre V en distinguant la science et la prudence, seule la première est « infaillible ». A suivre cet extrait du Béhémoth, les « règles infaillibles » que requière le gouvernement de la République ne pourraient être trouvées que dans la « science véritable de l’équité et de la justice ».

Il rejoindrait ainsi ce qu’il affirmait dans la fin du chapitre XXXI du Léviathan : « cette science de la justice naturelle est la seule qui soit nécessaire aux souverains et à leurs principaux ministres »73. Par « science de la justice naturelle » il entend simplement « la vraie et la seule philosophie morale »74, c’est-à-dire la « science » des lois de nature qu’il présente dans les chapitres XIV et XV. Cette présentation est explicitement considérée par Hobbes comme un moment de la « doctrine de 70 L., XXVI, 11, Gask., p. 179, Rog. et Schum., vol. 2, p. 214, Tr., p. 288. 71 B., II, Bor., p. 110. 72 L., XII, 5, Gask., p. 72, Rog. et Schum., vol. 2, p. 87, Tr., p. 105 73 L., XXXI, 41, Gask., p. 244, Rog. et Schum., vol. 2, p. 290, Tr., p. 392. 74 L., XV, 40, Gask., p. 105, Rog. et Schum., vol. 2, p. 127, Tr., p. 159.

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la société civile ». Elle enseigne en effet, ce qui permet d’instituer la paix, et à ce titre le « moyen de conservation pour les hommes assemblées en multitude »75. Hobbes semble affirmer ainsi que la connaissance de ce que Bacon nommait l’ « équité naturelle » est seule suffisante pour permettre au souverain et à ces principaux ministres de remplir son devoir, c’est-à-dire pour bien gouverner, et notamment bien légiférer.

Ce texte qui clôt la deuxième partie du Léviathan et plus largement les analyses concernant « la constitution, la nature et le droit du souverain, ainsi que le devoir des sujets tels qu’ils découlent des principes de la raison naturelle » est particulièrement important, selon nous pour instruire le rapport de Bacon à Hobbes. En premier lieu, la version latine de ce texte comporte ce qui semble être une des très rares mentions directes à une œuvre de Bacon (l’Atlantide)76. Mais plus radicalement, c’est dans ce texte que Hobbes affronte de manière directe la menace d’utopie qui semble peser sur sa pensée politique. S’il est impossible de le certifier, il nous semble tout à fait possible que Hobbes ait ici en tête les passages où Bacon évoque la prudence du législateur. Or pour Bacon c’est parce que les philosophes n’ont en vue que l’équité naturelle et pas les conditions de son application concrète au réel politique toujours particulier et changeant, qu’ils sont condamnés à ne pas quitter l’utopie et à ne pas répondre à la finalité pratique qui doit être selon lui la finalité de toute vraie philosophie. Pour Hobbes au contraire comme il l’affirme dans ce texte c’est précisément parce que le souverain et en particulier le législateur n’a besoin de connaître que la science morale que sa propre théorie peut posséder une « utilité pratique » (utility of practice), une fois qu’elle aura rencontré un souverain qui permettra l’enseignement officiel de cette « vérité spéculative »77. Il s’agit semble-t-il d’un retournement décisif de la perspective baconienne.

Consei l , conse i l s e t prudence du lég is lateur . On pourrait cependant minorer cette rupture ou cette différence (que l’on accepte ou pas l’idée

que Hobbes se rapporte consciemment à Bacon) en affirmant que Hobbes insiste seulement ici sur une seule des dimensions de ce qui constitue la prudence du législateur pour Bacon, à savoir la connaissance de l’équité naturelle, mais qu’il n’entend pas pour autant réduire la « prudence » du législateur et de ses conseillers à la vraie philosophie morale, comprise comme science des lois de nature.

L’art de gouverner, à laquelle peut être rattachée la prudence du législateur semble supposer aux yeux de Hobbes autre chose que la seule science de la justice naturelle. Il affirme ainsi que pour gouverner la République conformément à son devoir, le souverain se doit de choisir les conseillers possédant « la meilleure connaissance des choses utiles à la paix et à la défense de la République »78. Or cette connaissance il la définit dans le chapitre XXV : le bon conseiller doit posséder « une grande connaissance des dispositions des hommes, des droits du gouvernement, de la nature de l’équité, des lois, de la justice et de l’honneur » (et il précise que cette « connaissance ne s’acquiert pas sans étude ») ; il ajoute la connaissance « des forces, des ressources et des lieux (tant pour ce qui concerne le pays à gouverner que pour ce qui concerne les pays voisins), et enfin les inclinations et 75 L., XV, 34, Gask., p. 104, Rog. et Schum., vol. 2, p. 125, Tr., p. 157. 76 L., lat., XXXI, OL, III, p. 264 (pour autant que l’on refuse de considérer que la référence à l’Atlantide puisse renvoyer au Critias de Platon). 77 Il faut noter que cette rencontre entre le Léviathan et le souverain ne suppose aucune qualité spécifique chez ce dernier. Elle ne requiert qu’une lecture solitaire de l’ouvrage. 78 L., XXX, 25, Gask., p. 233, Rog. et Schum., vol. 2, p. 277, Tr., p. 373.

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desseins de toutes les nations qui pourraient d’une manière ou d’une autre molester les gouvernés »79. On semble retrouver là les éléments constitutifs de la prudence législatrice telle qu’elle est présentée notamment par le De Augmentis. La différence entre Hobbes et Bacon semblerait alors ressortir à une forme de lecture abusive ou réductrice de l’œuvre du premier80.

Il faut cependant prendre garde à la distinction qu’opère Hobbes, quand il trace l’image du « bon conseiller », entre deux registres de connaissances. Même si la rupture peut paraître peu marquée, il semble distinguer d’un côté la connaissance « des dispositions des hommes, des droits du gouvernement, de la nature de l’équité, des lois, de la justice et de l’honneur », et les autres connaissances qui semblent être d’ordre empirique, circonstanciées et contingentes. En outre la première connaissance s’acquiert selon lui grâce à une longue « étude », c’est-à-dire une réflexion marquée par l’exigence de rationalité, la seconde par une longue « expérience ». Cette différence permet surtout ici de rappeler que la première connaissance ne saurait constituer le résultat de la deuxième. Ce n’est pas l’expérience qui permet de forger la connaissance de la nature de l’équité, des lois, de la justice et de l’honneur. Cette connaissance se constitue par la simple déduction rationnelle comme le montre la manière dont Hobbes présente la science des lois de nature dans les chapitres XIV et XV.

Il faut ainsi distinguer chez Hobbes le rôle de l’observation et de l’expérience, de celui de la raison dans la détermination des connaissances requises pour gouverner. La partie prudentielle, expérimentale de la connaissance du conseiller (bien qu’elle semble dépasser comme l’indique la référence à la longue expérience, les connaissances factuelles et circonstanciées), a précisément pour but de parvenir à une connaissance factuelle et circonstanciée. La prudence n’est pas seulement le moyen de prévoir le futur ; il est aussi ce qui permet de connaître le présent. Ces connaissances prudentielles semblent avoir pour but de palier les défauts de l’observation directe. La prudence permet en effet de comprendre les signes naturels. Cette connaissance prudentielle est ainsi rivée à la connaissance de ce qui est et non de ce qui doit être ou de ce qu’il faut faire. Hobbes précise en effet que la fonction du conseiller est « de rendre manifeste les conséquences d’une action d’une manière telle que celui qui est conseillé puisse être informé d’une façon véridique et évidente »81. Information, manifestation de la vérité sur ce qui est ou sur ce qui sera : la fonction du conseiller n’est pas de déterminer ce qui doit être fait, mais d’éclairer le souverain sur la nature exacte de la situation sur laquelle il doit se déterminer. Il ne s’agit pas évidemment de limiter la fonction du conseiller à celle du témoin. Il est précisément celui qui dépasse le niveau de la simple sensation ou 79 L., XXV, 13, Gask., pp. 172 -173, Rog. et Schum., vol. 2, p. 206, Tr., p. 277. 80 Cette lecture c’est par exemple celle que propose Clarendon dans son Survey of Leviathan. Il entend notamment opposer sa propre conception de la connaissance requise pour le conseil politique à celle qu’il croit lire dans l’œuvre de Hobbes. Le bon conseiller est selon Clarendon celui « qui par son expérience et l’observation de la nature et de l’humeur du peuple à gouverner, et par la connaissance des lois et des règles par lesquelles il est gouverné, conseille ce qu’il faut faire ». Hobbes affirmerait au contraire que le conseiller serait celui « qui par sa connaissance spéculative de l’humanité, et des droits du gouvernement et de la nature et l’équité et l’honneur, atteinte par une longue étude érigerait un engin de gouvernement suivant les règles de géométrie, plus infaillible que ce que l’expérience a pu découvrir ». Au conseiller étudiant la disposition de l’humanité en général, il oppose celui qui par une longue observation connaît la particularité du peuple qu’il s’agit de gouverner, à l’étude « gémotérique » de la nature de l’équité et de l’honneur, des droits du gouvernement en général, la connaissance des lois et des règles propres à gouverner ce peuple particulier (Ed. HYDE, EARL OF CLARENDON, A brief View and Survey of the Dangerous and pernicious errors to Church and State, in Mr.Hobbes’s Book, entitled Leviathan, The Second Edition, s.n., Oxford, 1676, in G.A.J. ROGERS (éd.), Leviathan. Contemporary Responses to the Political Theory of Thomas Hobbes, Thoemmes, Bristol, 1995, pp. 265 – 266) La lecture que propose ici Clarendon est conforme à celle que propose les nombreux auteurs critiquant la perspective purement géométrique ou utopique de Hobbes (Lawson ou Hale par exemple). 81 L.¸XXV, 12, Gask., p. 172, Rog. et Schum., vol. 2, p. 205 – 206, Tr., p. 276,

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du souvenir82, mais pas de manière à parvenir pour autant à un savoir concernant ce qui doit être fait.

Le rôle de la prudence politique du conseiller mérite ainsi d’être considérablement nuancé. Elle est insuffisante sans la maîtrise des « règles infaillibles » que permettent de dégager la science de l’équité. Puisque la science des lois de nature est ce qui permet de dégager les moyens de maintenir la paix et la République, puisque l’équité constitue la norme du bon gouvernement, la prudence politique est inutile sans la connaissance de la « vraie philosophie morale ». Mais cela permet aussi de préciser ce qui distingue Hobbes et Bacon. Le premier ne reconnaît pas l’existence de règles universelles de gouvernement en-dehors de ce que prescrit l’équité naturelle. C’est là s’opposer radicalement à la perspective baconienne qui entendait dégager à partir de l’expérience des règles de bon gouvernement qui ne sauraient être déduites seulement à partir de l’équité naturelle. L’expérience politique n’est pas dès lors requise dans la pensée de Hobbes pour dégager les règles du bon gouvernement. Elle est simplement un moyen nécessaire pour déterminer dans chaque cas particulier, ce qu’est exactement la situation politique dans laquelle le gouvernant est amené à agir.

Cette différence est particulièrement sensible dans le cas de la législation. Hobbes distingue ainsi clairement le cas de la politique étrangère et celui de la politique nationale. Dans ce dernier cas il affirme en effet dans le chapitre XXX du Léviathan :

Dans les affaires qui ne concernent pas les autres nations, mais seulement le bien-

être et les avantages que des lois d’une portée purement interne peuvent apporter aux

sujets, le meilleur conseil viendra des informations et des plaintes émanées de

l’ensemble du peuple de chaque province : ce sont eux en effet qui connaissent le mieux

leurs propres besoins, et c’est à eux par conséquent, qu’il faut prêter une oreille

attentive, lorsqu’ils ne demandent rien qui dérogerait aux droits essentiels de la

souveraineté (car sans ces doits essentiels, comme je l’ai montré ci-dessus, en beaucoup

d’endroits, la République ne saurait aucunement subsister)83.

Dans ce passage, qui annonce les jugements très positifs qu’il réserve dans le Dialogue aux Communes comme instrument nécessaire de bon gouvernement par les lois, le conseil en matière de législation est ainsi réduit à un pur témoignage. Ce « témoignage » se présente comme une plainte. Il est expression d’un besoin non-satisfait, qui signifie précisément que la fonction assignée au souverain n’est pas rempli. Hobbes quand il mentionne ce type de conseils ne fait état d’aucune compétence spécifique ou de connaissances qui requerraient de l’étude ou de l’expérience. Cela permet de considérer plus précisément la place de la « prudence » dans l’exercice du gouvernement politique. Elle ne semble nécessaire que précisément dans les cas où l’observation directe ou le recours à un témoignage fiable est impossible, c’est-à-dire quand l’on doit pour obtenir l’information nécessaire pour savoir qu’elle est la situation, s’en tenir à des « signes ». La politique étrangère semble de ce point de vue être condamnée, parce qu’elle est en un sens le règne de la dissimulation, à utiliser la « prudence ». Certes, comme l’évoque le chapitre XIII du De Cive, la « vision politique » peut ici utiliser des « espions »84, mais cette information n’est en un sens qu’un signe qu’il convient d’interpréter grâce à la prudence. Ce qu’il convient de connaître c’est en effet ce qui peut demeurer toujours masqué, à savoir l’intention, le dessein. Sur ce point la prudence est nécessaire, à moins d’une déclaration par le sujet lui-même de ces désirs et de ses intentions. 82 L., IX, 1, Gask., p. 54, Rog. et Schum., vol. 2, p. 67, Tr., p. 79. 83 L., XXX, 27, Gask., p. 234, Rog. et Schum., vol. 2, p. 278, Tr., p. 375. 84 DCi, XIII, 7, Warr., p. 197.

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Les Communes semblent ainsi être une invention institutionnelle capable de fournir plus directement et plus certainement les informations que les connaissances particulières et la prudence des conseillers cherchaient à dégager. Le souverain législateur doit ainsi, si ces plaintes et ces demandes sont précisément compatibles avec les droits essentiels de la souveraineté, y répondre par des lois. Le législateur se présente ainsi comme celui qui juge grâce à sa raison naturelle du caractère juste et équitable des demandes des sujets. Evoquant ainsi dans la fin du Dialogue la coutume des anciens rois saxons qui « pour faire leurs lois, convoquaient les seigneurs et les communes de la façon qui est encore en usage en Angleterre », Hobbes affirme que

il n’y a pas de roi au monde, s’il est d’âge mûr et sain d’esprit, qui fasse des alois

autrement : car il importe dans leur propre intérêt de faire des lois que le peuple sache

supporter et qu’il puisse observer sans impatience, en étant plein de courage et de force

pour défendre son roi et sa patrie contre de puissants voisins85.

Le Léviathan et le Dialogue sont sur ce point en accord. On peut noter cependant la disparition dans le dernier texte des critiques, présentes dès les Eléments, de l’usage des assemblées comme organe de conseil, en raison du risque que peut représenter le fait d’accorder un lieu d’expression aux « grands harangueurs », c’est-à-dire à « ceux qui prétendent au savoir », et qui « tiraient leur principes […]chez les ennemis de la monarchie comme Cicéron, Sénèque, Caton et d’autres politiques de Rome, et l’Athénien Aristote qui parlent rarement des rois sans les traiter de loups ou autres noms de bêtes rapaces »86. Or la présence de ces grands harangueurs dans les Parlements représente un danger parce qu’ils risquent de propager des opinions séditieuses dans le peuple. Pour Hobbes, ce n’est pas l’absence d’esprit (wit) du peuple qui les rend sujets à embrasser ces opinions erronées, mais l’absence de « connaissance des causes et des raisons pour lesquelles une personne a le droit de gouverner et le reste l’obligation d’obéir, raisons qu’il est nécessaire d’enseigner au peuple, qui sans elles ne peut vivre longtemps en paix »87. Pour que les Parlements jouent leur rôle de « conseillers » en matière de législation il convient ainsi de procéder à l’éducation du peuple, de lui enseigner la « science de la justice naturelle ». C’est notamment le rôle dévolu à la réforme des Universités chargée de faire naître « l’amour de l’obéissance » (love of obedience)88.

Le rôle que Hobbes assigne au Parlement témoigne ainsi d’une particularité essentielle de la conception qu’il entend proposer de la prudence du législateur. Les bonnes lois naissent de la rencontre des plaintes et demandes portées par des sujets (ou par leurs représentants) qui connaissent la nature de leur devoir d’obéissance, tels qu’ils sont déduits de la vraie philosophie morale, et d’un souverain qui juge de ces demandes et de ces plaintes en se référant à ce qu’exige la « science de la justice naturelle ». La modification essentielle opérée par Hobbes par rapport à Bacon tient ainsi à l’idée que l’équité suffit pour déterminer ce qui est ou non-conforme au bien de la République.

L’acte de législation semble ainsi supposer l’exercice de la raison naturelle du souverain guidée par les principes eux-mêmes rationnels et accessibles par une pure déduction, dans des cas particuliers que l’observation et la prudence permettent de connaître dans leur particularité. Ce qui distingue de ce point de vue Bacon et Hobbes, c’est le refus du dernier de reconnaître la nécessité de dégager des règles pour guider le jugement du législateur sur ce qui doit être décidé dans les différents cas qu’il a à connaître. Ces règles, ce que le Chancelier nomme lui-même les « lois des lois » dans le 85 D., VII, Crom., p. 144, Carr., p. 183 - 184 86 B., IV, Seaw., p. 322, Bor., p. 201. 87 B., IV, Seaw., p. 324, Bor., p. 202. 88 B., I, Seaw., p. 183, Bor., p. 97.

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Traité sur la justice universelle sont comme nous l’avons vu des règles qui ne peuvent être établies par la seule considération de l’équité naturelle, mais qui doivent être dégagées par la réflexion sur ce qui est utile à l’Etat, grâce à une induction à partir de l’expérience et de l’histoire civile. Pour Hobbes, il n’existe pas de telles règles. Les seules règles nécessaires au législateur pour guider son jugement et sa décision semblent devoir être recherchées dans la considération de l’équité naturelle.

Mais n’est-ce pas alors fragiliser l’idée que seul le souverain peut être la source de la prudence des lois ? Si la solution baconienne permettait en mettant en évidence la nécessité d’être « homme politique » pour posséder la prudence du législateur de renforcer sur le plan cognitif son autorité, la perspective hobbésienne ne risque-t-elle pas de créer une forme de tension entre ces deux registres ? N’est-ce ouvrir la voie aux juges qui pourraient prétendre faire la loi en arguant du fait qu’ils possèdent eux aussi une raison naturelle capable de connaître la science de l’équité ? Alors que Coke s’opposait à la prétention de Jacques Ier à siéger dans la Cour du Banc du roi en raison du fait qu’il ne possédait pas la « raison artificielle » requise (arguant de l’insuffisance de la raison naturelle en matières juridiques), Hobbes semble lui en accordant que la raison naturelle suffit pour bien légiférer ouvrir la voie à une prétention universelle à légiférer.

On peut repérer au moins trois réponses à cette objection dans la pensée de Hobbes. 1) Les citoyens se sont eux-mêmes engagés à considérer le commandement du souverain comme leur propre commandement. Autrement dit, ils ne peuvent faire valoir leur propre raison contre celle du souverain, qu’ils ont institué comme « droite raison ».

2) Mais cette raison souveraine n’apparaît pas simplement comme ce qui doit passer pour la droite raison, mais comme étant effectivement la droite raison. Hobbes ne s’en tient pas ici au niveau de la fiction juridique. Plus exactement la fiction juridique produit une transformation réelle. Ce que le De Cive nomme la « raison de la Cité » doit être tenue pour raison par tous les sujets, autrement dit ils doivent considérer que ce qu’interdit la loi civile est contraire à la « droite raison ». Or faire ce qu’interdit la loi civile c’est transgresser la loi de nature qui nous enjoint de respecter notre engagement à obéir aux commandements du souverain, c’est ne pas agir en vue de la paix. Le Dialogue précise ainsi qu’ « il est impossible qu’une loi écrite soit contraire à la raison, car ce qu’il y a de plus raisonnable, c’est que tout homme obéisse à la loi à laquelle il a lui-même donné son consentement ». L’autorisation du souverain fait ainsi de sa raison, la « droite raison ». Plus exactement, il est toujours conforme à la raison d’obéir à la loi civile.

3) Cependant si pour le sujet l’obéissance à la loi civile est toujours conforme à la raison, et à ce qu’exige la loi de nature, il ne s’ensuit pas pour autant que la loi civile elle-même soit toujours conforme à l’équité. Il faut sur ce point être attentif à la distinction que Hobbes fait entre une « loi juste » et une « bonne loi ». Il affirme en effet que

Par bonne loi, je n’entends pas une loi juste, car aucune loi ne peut être injuste. La

loi est faite par le pouvoir souverain, et tout ce qui est fait par ce pouvoir est cautionné

et reconnu pour sien par chaque membre du peuple : et ce que chacun veut ne saurait

être dit injuste par personne. Il en est des lois de la République comme des lois des

jeux : ce sur quoi les joueurs se sont accordés n’est pour aucun d’eux une injustice. Une

bonne loi se caractérise par le fait qu’elle est, en même temps nécessaire au bien du peuple,

et claire.

Une « bonne loi » est ainsi une loi conforme au bien du peuple, c’est-à-dire à ce qu’il nomme plus haut le « salut du peuple ». Si le statut particulier du souverain assure le caractère nécessairement juste de la loi civile, elle n’assure pas semble-t-il pour autant sa conformité au bien du peuple. Il reconnaît ainsi l’existence dans le Dialogue de lois qui ne furent pas « bonnes ». C’est par exemple le cas des lois concernant l’hérésie de la reine Marie qui condamnaient au bûcher ceux qui refusaient

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l’autorité du pape. Dans ce cas, ces lois sont « faites selon des opinions ou des intérêts divers par ceux qui détiennent l’autorité »89. De telles lois n’ont pas ainsi en vue l’intérêt du peuple, mais l’intérêt privé des souverains.

Une telle distinction entre intérêt du souverain et intérêt du peuple doit cependant être nuancée. Il ne peut s’agir que d’un écart entre l’intérêt apparent du souverain et l’intérêt du peuple. Hobbes n’a en effet de cesse de rappeler l’identité de ces deux intérêts. Il affirme ainsi dans le chapitre XXX du Léviathan : « le bien du souverain et celui du peuple ne sauraient être séparées ». Cet argument qui joue d’abord un rôle pour répondre aux craintes qui pourraient s’élever contre la mise en évidence du caractère absolu du pouvoir souverain90, est un élément essentiel de la théorie du gouvernement depuis les Eléments. Les principes de l’art de gouverner sont en effet mis en évidence dès 1640 jusqu’à ces derniers textes, à partir d’une triple identification de ce qu’exigent le salut du peuple, l’intérêt du souverain et les lois de nature. Le deuxième paragraphe du chapitre XIII du De Cive, affirme ainsi que les souverains ont le devoir d’obéir autant qu’ils le peuvent à la « droite raison » [recta ratio], qui est « la loi naturelle, morale et divine ». Celui qui ne respecterait pas les lois de nature agirait en effet contre ce qu’avaient en vue les hommes au moment d’instituer la République et le pouvoir souverain, et donc à l’encontre des « raisons de la paix » [pacis rationes]. Mais, il ajoute que le salut du peuple n’enseigne pas seulement aux souverains leurs devoirs, mais « l’art d’assurer leur propre bénéfice »91. On pourrait ainsi se demander si cette triple identité ne permet pas de concevoir un statut particulier au législateur du point de vue de la détermination de ce que sont de « bonnes lois ». Indépendamment de l’engagement des sujets à considérer ses commandements comme conformes à la raison, n’est-il pas de toute façon celui dont on peut le plus raisonnablement attendre qu’il légifère bien, compte tenu du fait que tel est son intérêt ?

Cependant, le souverain semble être, de ce point de vue, dans la même situation que les sujets. Leur intérêt est aussi inséparable de celui du peuple dont ils font partie, et de celui du souverain : « c’est un souverain faible que celui qui a des sujets faibles ; et c’est un peuple faible que celui que son souverain n’a pas le pouvoir de régir selon sa volonté »92. Or, l’existence même des lois civiles s’expliquent par le fait que les hommes ne parviennent pas à se laisser guider par leur raison dans la détermination de ce qu’ils doivent faire dans leur propre intérêt. Le but des lois est en effet comme le rappelle ce même paragraphe du Léviathan d’ « éviter qu’emportés par l’impétuosité de leurs désirs, leur précipitation ou leur manque de discernement, ils ne se fassent du mal ». Les lois civiles sont précisément rendues nécessaires par l’impossibilité des hommes d’établir le lien entre les objectifs à long terme (avant tout la protection de la vie et donc de la paix) et les objectifs immédiats des intérêts individuels. Qu’est-ce qui précisément interdit de penser que les souverains eux-mêmes ne puissent pas méconnaître ce qu’exige à longs termes leur intérêt ? La différence entre le souverain et le sujet sur ce point tient aux effets mêmes des actions irrationnelles, ou non-conformes à leur intérêt propre. Les sujets qui méconnaissent que leur intérêt passe par le respect des lois de nature et en particulier de cette loi de nature qui leur impose le respect de leur engagement à obéir au souverain, entendent précisément contester le pouvoir souverain lui-même. Ainsi, ceux qui entendent faire reconnaître l’existence d’un droit de propriété absolu opposable au souverain, raisonnent mal comme le reconnaît Hobbes, car ils ne voient pas qu’une telle prétention 89 D., III, Crom., p. 42, Carr., p. 63 90 Voir par exemple, D., II, Crom., p. 38, Carr., p. 58. 91 DCi, XIII, 2, Warr., p. 195 92 L., XXX, 21, Gask., p. 230, Rog. et Schum., vol. 2, p. 274, Tr., p. 370.

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est contraire à leur intérêt réel, en fragilisant le pouvoir sur lequel se fonde précisément leurs propriétés.

Le souverain qui exerce mal son pouvoir, lui n’entend pas remettre en cause ce pouvoir. Il ne met pas ainsi à mal ce qui est la condition même d’existence de la République. Le souverain comme le dit Hobbes dans le Dialogue « aime son pouvoir »93, il n’entend, dès lors, jamais le faire disparaître ou le ruiner. Si on peut remarquer l’existence dans l’histoire de souverains qui ont acceptés de limiter leur pouvoir, c’est toujours dans le but de le conserver94. Ainsi si l’ « amour de l’obéissance » et du pouvoir souverain ne peut naître chez les sujets que grâce à la réforme des Universités qui pourra enseigner la vraie science morale et politique, l’attachement du souverain à son propre pouvoir est lui, en un sens, immédiat et nécessaire.

Cette distinction explique que le sujet et le souverain ne se trouvent pas dans la même situation concernant leur rapport à l’intérêt de la République. Le dernier ne saurait jamais, même quand il est emporté par ses passions, et qu’il ne suit pas ce que lui dicte sa raison, avoir pour désir de détruire ce qui est la condition nécessaire de l’existence de la République, à savoir le pouvoir souverain lui-même. Cela écalire la position particulière du souverain eut égard à la « prudence » politique. Comme le note le Léviathan, les sujets « qui prétendent à la prudence politique » s’arrogent le droit de « mettre en discussion le caractère absolu du pouvoir »95. Le De Cive affirme que « ceux qui professent une certaine prudence civile » reconnaissent certes qu’il est parfois nécessaire à la défense publique, mais affirment que l’Etat doit montrer dans chaque cas la nécessité qu’il a de leur prendre une partie de leurs propriétés. Ils affirment ainsi que les sujets possèdent un droit absolu sur leurs propriétés et que toute imposition ou saisie de biens par l’Etat ne peut se fonder que sur un consentement au cas par cas de la part des sujets. Pour Hobbes, leur prudence ne leur permet pas de saisir que ce consentement a déjà eu lieu, et de manière absolue au moment même de l’institution de l’Etat. Et il ajoute qu’en parlant ainsi, ils font comme s’ils se trouvaient non pas dans une « cité déjà faite » [nondum facta civitas], mais dans une « multitude éparpillée » [mutlitudo dissoluta], et par là « dissolvent celle qui est formée »96. La prudence politique ne saurait ainsi remplacer la connaissance de la vraie science morale et politique.

Mais cette science ne semble pas non plus suffisante dans le cas des sujets pour déterminer au mieux ce qui est ou non-conforme à l’intérêt de la République. Si les conseillers doivent posséder comme nous l’avons vu outre leur prudence, la connaissance de la vraie doctrine politique et morale, Hobbes met en évidence une autre exigence dans le chapitre XXV du Léviathan. La première condition à laquelle doit satisfaire un bon conseiller est que « ses fins et intérêts ne [soient] pas incompatibles avec les fins de celui qu’il conseille »97. Le Léviathan latin précisera ce point en affirmant, que « ses fins et intérêts ne soient pas incompatibles avec les fins et le bien public ». L’édition latine de 1668 note en effet que « celui qui conseille la cité peut avoir, et a très souvent, son but personnel qui ne s’accorde pas toujours avec le but de la cité »98. La logique de l’ambition personnelle, la recherche de la puissance individuelle n’est pas directement et immédiatement conforme au bien public, et notamment au maintien de la puissance souveraine. Il s’agit d’une différence entre le souverain (ou le gouverneur suprême qui exerce la totalité du pouvoir souverain) 93 D., II, Crom., p. 38, Carr., p. 58. 94 Cf., L., XXIX, 3, Gask., p. 213, Rog. et Schum., vol. 2, p. 253 - 254, Tr., p. 343 - 344. 95 L., XXIX, 21, Gask., p. 221, Rog. et Schum., vol. 2, p. 263, Tr., p. 355. 96 DCi, XII, 7, Warr., p. 190. 97 L., XXV, 11, Gask., p. 172, Rog. et Schum., vol. 2, p. 205, Tr., p. 276. 98 L., lat., XXV, OL, III, p. 193. Ici, comme souvent, le texte latin insiste beaucoup plus nettement sur l’identité, permise par l’autorisation, entre le souverain et la République.

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et le conseiller. La connaissance de ce que prescrit la « vraie » science civile peut toujours entrée en conflit dans la délibération du sujet avec l’intérêt privé immédiat. L'

Cette spécificité du souverain apparaît aussi clairement quand on compare l’absence de toute mention de qualités spécifiques au souverain pour qu’il soit apte à juger, et les analyses du chapitre XXVI consacrées aux « aptitudes requises chez un juge ». Il affirme en effet,

Les qualités qui font un bon juge, c’est-à-dire un bon interprète des lois, sont

premièrement, une compréhension correcte de la principale loi de nature, qui est l’équité ; cette

compréhension ne dépendant pas de la lecture de ce qu’on écrit les autres, mais de la

bonne qualité de sa raison naturelle et de la réflexion de chacun, sera présumée se

trouver surtout chez ceux qui ont le plus de loisir et de propension à réfléchir sur ce

sujet. Deuxièmement, le dédain des richesses superflues et de l’avancement de sa carrière.

Troisièmement, l’aptitude à se dépouiller, lorsqu’il jugera, de toute crainte, colère, haine, affection ou

pitié. En quatrième et dernier lieu, la patience d’écouter, une attention vigilante lorsqu’il écoutera,

et la mémoire nécessaire pour retenir, digérer et appliquer ce qu’il aura entendu99.

Hobbes insiste ainsi sur la nécessité d’une compréhension de l’équité naturelle qui demande seulement d’étudier cette loi de nature par sa propre « raison naturelle », mais il évoque aussi la nécessité de quelque chose comme d’un sacrifice de l’intérêt personnel. Le souverain parce que son intérêt s’identifie avec celui de la République, n’a pas ainsi à faire preuve du même « dédain » pour toute forme d’ambition personnelle.

Le statut juridico-politique du souverain permet ainsi de minimiser les exigences en termes de qualités propres. Si le souverain hobbésien apparaît résolument comme un « homme sans qualité », c’est précisément en raison de son statut résolument « artificiel ». S’opposant dans ce chapitre XXVI à la théorie de la raison artificielle de Coke, Hobbes peut ainsi affirmer que les lois ne procèdent pas de la juris prudentia, mais « de la raison de cet homme artificiel que nous étudions ici, c’est-à-dire de la République et de ses commandements ».

Hobbes e t la jur isprudence . Hobbes ne refuse pas seulement l'idée que la prudence du droit aurait pour origine la prudence

des juristes (critique qu'il partage avec Bacon). Il récuse aussi l'idée partagée par Bacon et Coke de la nécessité de la jurisprudence pour juger. L'étude du droit doit selon lui être réservée à l'avocat100. Le juge se doit seulement d'étudier l'équité naturelle101. La particularité de la position hobbésienne par rapport à Coke et Bacon est particulièrement sensible quand on envisage la critique qu’il réserve à la manière dont les « grands professeurs du droit »102 anglais envisagent l’interprétation des lois et l’usage de la raison dans cet exercice.

Selon Aubrey, le choix de rédiger le Dialogue entre un Philosophe et un étudiant des Common Laws d’Angleterre en 1664, aurait été suscité par le constat des nombreuses erreurs de raisonnement des juristes anglais. Or ce constat, toujours selon Aubrey, Hobbes y serait parvenu notamment par la lecture des Maxims of Law de Bacon. Mais on ne trouve aucune mention de Bacon dans le Dialogue. 99 L., XXVI, 28, Gask., p. 187 – 188, Rog. et Schum., vol. 2, p. 223 - 224 ,Tr., p. 302. 100 L., XXVI, 27, Gask., p. 187, Rog. et Schum., vol. 2, p. 222 ,Tr. p. 301 : « The abilities required in a good interpreter of the law, that is to say a good judge, are not the same with those of an advocate ; namely the study of the laws ». Cf., D., I, Crom., p. 11, Carr., p. 30 101 L., XXVI, 28, Gask., p. 187, Rog et Schum., vol. 2, p. 223, Tr., p. 302. D., III, Crom., p. 66, Carr., p. 91. 102 D., I, Crom. p. 8, Carr., p. 27.

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La cible privilégiée demeure, comme dans le Léviathan, Edward Coke. On ne saurait cependant penser comme Cropsey que Hobbes tenterait dans ce texte de défendre Bacon contre Coke. La critique de la raison artificielle et plus largement de l’idée d’une « raison juridique » semble pouvoir aussi s'appliquer à la conception de la jurisprudence, centrée sur l’idée de « raison seconde » [legal reason]103 qui constitue le cadre des Maxims of Law de Bacon. Hobbes critique en effet durement dans le Dialogue l’utilisation des « maximes » en latin par Coke, et sa volonté d’en faire les « fondements du droit anglais » [the very grounds of the Law of England], voire de les présenter comme les « principes de la loi de raison »104. Il semble ainsi penser avec Aubrey que les erreurs de raisonnement des juristes s’expliquent précisément par l’utilisation de ces maximes anciennes105. Sans rappeler ici tous les éléments qui constituent la compréhension hobbésienne de l’interprétation de la loi civile, il convient cependant de noter l’importance qu’il donne à l’idée qu’elle ne peut se faire qu’à partir de la « raison naturelle ». Pour saisir le sens que Hobbes donne à l’interprétation de la loi civile, il convient tout d’abord d’être attentif à la définition qu’il donne de cette dernière dans le Léviathan :

la loi civile est, pour chaque sujet, l’ensemble des règles dont la République, par oral,

par écrit, ou par quelque autre signe adéquat de sa volonté, lui a commandé d’user pour

distinguer le droit et le tort, c’est-à-dire ce qui est contraire à la règle et ce qui ne lui est

pas contraire106.

La loi civile constitue bien la règle que les sujets se sont engagés à suivre pour distinguer ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, mais il ne s’agit aucunement de refuser toute utilisation du jugement sur le droit et le tort de la part du sujet. Ce sont bien les sujets qui doivent juger eux-mêmes en suivant la loi civile comme règle de jugement. Les règles ne déterminent pas d’elles-mêmes ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire concrètement. Elles doivent être « utilisées » par les sujets pour conduire eux-mêmes leur propre conduite conformément à la volonté du souverain. La règle apparaît, comme le montre la définition de la loi de nature proposée au chapitre XIV du Léviathan, comme ce qui doit permettre de déduire par la raison ce qu’il faut faire pour agir conformément à la règle. Ainsi appliquer une règle suppose que l’on puisse en posséder une compréhension rationnelle, pour en faire le point de départ d’un procès déductif et pour en inférer des conduites déterminées ou des jugements circonstanciés. La loi civile se doit ainsi d’être conforme à la raison, c’est-à-dire susceptible d’une compréhension rationnelle pour pouvoir déterminer des conduites particulières.

La comparaison avec la théorie baconienne des règles du droit permet de saisir la particularité de la position hobbésienne. Hobbes entend en effet faire des lois civiles elles-mêmes les règles que Bacon entendait lui distinguer des lois civiles. Comme nous l'avons vu, Bacon pense que les règles du droit, parce qu'elles sont plus générales que les lois civiles elles-mêmes (bien que propres à un droit civil particulier), doivent être saisies par une induction par énumération. Ce travail de recueillement des maximes, qu'il réserve aux meilleurs juristes, vise ainsi à permettre d'assurer la cohérence générale du droit et des différentes interprétations particulières. Il convient en effet selon l'aphorisme 82 du Traité sur la justice universelle, d'extraire les maximes des « rapports réciproques entre les lois et les choses jugées ». Elles apparaissent certes selon Bacon comme des « conseils 103 D., I, Crom., p. 9, Carr., p. 29. 104 D., III, Crom., p. 63, Carr., p. 88. 105 Aubrey affirme ainsi dans une lettre du 2 février 1673 qu’il a décidé d’importuner Hobbes avec ce projet parce que ce dernier possédait une aptitude rare pour les définitions et que « les juristes bâtissant sur des maximes anciennes (certaines justes d’autres fausses) tombent nécessairement dans des paralogismes ». 106 L., XXVI, 3, Gask., p. 176, Rog. et Schum., vol. 2, p. 210, Tr., p. 282.

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dictés par la raison universelle », mais elles ne peuvent être connues que par la connaissance du droit particulier. Pour Hobbes au contraire l'interprétation des lois, c'est-à-dire l'acte de juridiction, doit se faire à partir de règles qui sont connues et déduites par la raison naturelle, les lois de nature.

Les règles de la raison naturelle, les lois de nature, constituent ainsi aux yeux de Hobbes, les règles suffisantes pour dégager la rationalité de la loi civile, pour en faire une règle de comportement. Sans entrer dans la complexité de la question de l’interprétation des lois civiles dans la pensée juridique de Hobbes, il faut noter qu’elle se fonde sur deux principes apparemment distincts : 1) le sens de la loi réside dans l’intention réelle du législateur, et 2) « l’intention du législateur est toujours supposée être conforme à l’équité »107, c’est-à-dire à la loi de raison. Or en suivant ce deuxième principe, Hobbes affirme que le juge, « doit donc si le texte de la loi n’autorise pas pleinement une sentence raisonnable, y suppléer par la loi de nature, ou si le cas est difficile retenir le jugement jusqu’à qu’il ait reçu une plus ample autorité »108. Le juge se doit ainsi d’interpréter la loi civile conformément à ce que prescrit la raison naturelle, c’est-à-dire conformément à l’équité. Interpréter la loi c’est donc toujours parvenir à une compréhension de la loi civile conforme à la raison naturelle et aux lois de nature. La raison interprétative qui est toujours la raison naturelle, ou pour Hobbes la common law, n’amende pas à proprement parler la loi civile, mais préside à son application concrète. Les lois de nature constituent alors les seules règles à mettre en œuvre pour interpréter le droit existant. Il n’est nul besoin d’utiliser les « maximes » du droit au sens de Bacon ou de Coke. Hobbes peut ainsi rendre possible la compréhension de la loi par tous les citoyens. Cette compréhension est en effet requise pour que le souverain puisse gouverner ses sujets par l’intermédiaire des lois qu’il promulgue. Ainsi comme Hobbes l’écrit dans le De Cive, « il est nécessaire à l’essence de la loi, que les sujets sachent deux choses. Premièrement, quelle est cette personne, ou cette cour souveraine, à qui le droit de faire des lois appartient. Secondement, qu’est-ce que la loi dit. Car celui qui n’a jamais su à qui, ni à quoi il est obligé, ne peut obéir et par conséquent demeure comme s’il n’était pas tenu à obéir »109. Il ne suffit donc pas à la loi d’affirmer qu’elle est un commandement, c’est-à-dire de montrer que le sujet est obligé d’obéir à la loi civile quelque soit son contenu. Les deux conditions évoquées ici par Hobbes, ne sont pas les conditions qui rendent une loi obligatoire pour le sujet, mais les conditions pour rendre possible et effective l’obéissance à la loi. Dans le Léviathan comme dans le De Cive, Hobbes affirme que l’obéissance effective suppose trois conditions : la loi doit être accessible à tous les sujets (soit par écrit, soit par leur propre raison), la loi doit être authentifiée, c’est-à-dire que le sujet doit être sûre qu’elle émane bien du souverain, et le sujet doit pouvoir adéquatement interpréter la loi, c’est-à-dire savoir ce que commande vraiment et dans chaque cas la loi civile. Le caractère nécessairement rationnel de la loi civile est précisément à considérer dans ce cadre. Il ne s’agit pas d’affirmer que le caractère rationnel d’une loi civile détermine son caractère de commandement, mais plutôt qu’elle détermine l’obéissance effective à la loi civile.

Une telle perspective éclaire selon nous la finalité de l’étude des statuts qu’esquisse le Philosophe au début du Dialogue,

je n’ai guère examiné lesquels d’entre eux étaient plus ou moins rationnels que

d’autres ; parce que ce n’était pas pour les discuter, mais pour leur obéir que je les lisais,

et que je voyais en eux tous assez de raison de leur obéir, et que cette même raison, bien

que les statuts, eux, changeassent, demeurait constante.110 107 L., XXVI, 26, Gask., p.186, Rog. et Schum., vol. 2, p. 222,Tr. p. 300. 108 Id., (traduction modifiée). 109 De Cive, XIV, § 11, Warr., p. 210. 110 D., I, Crom., p. 8, Carr., p.27

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La raison d’obéir aux statuts est ainsi indépendante du contenu même des statuts. L’étude des statuts n’a aucunement pour but d’examiner leur valeur de commandement, qui est toujours déjà joué avant même que les statuts ne soient proférés. Cette étude a bien pour but de déterminer ce qu’exige la loi, et comme toute étude elle se doit d’être rationnelle. Il ne s’agit donc aucunement de prendre simplement connaissance de la loi, mais d’en tirer des inférences rationnelles, c’est-à-dire d’interpréter la loi grâce à la raison. Cela implique un devoir (a duty)111 de la part de souverain qui se doit de promulguer des « bonnes lois ». Selon le chapitre XXX du Léviathan,

La confection de bonnes lois est également du ressort de la sollicitude du souverain.

Mais qu’est-ce qu’une bonne loi ? Par bonne loi, je n’entends pas une loi juste, car

aucune loi ne peut être injuste. […] Une bonne loi se caractérise par le fait qu’elle est, en

même temps nécessaire au bien du peuple et claire.

Le bien du peuple apparaît alors comme la « vraie fin » des lois civiles. En affirmant qu’il est du devoir du souverain d’instituer de telles lois, Hobbes implique par là que le souverain peut déterminer ce qui est nécessaire au bien du peuple112. Mais il ne suffit pas qu’une loi satisfasse à cette finalité pour être une « bonne loi ». La loi doit aussi être, « en même temps », « claire », or

leur clarté ne tient pas tant aux termes de la loi elle-même qu’à l’exposition des causes

et motifs pour lesquels la loi a été faite. C’est par cette exposition que l’on connaît

l’intention du législateur ; et une fois celle-ci connue, la loi se comprend mieux si elle

tient en peu de mots que si elle en comprend beaucoup. […] Il appartient donc à la

fonction du législateur (c’est-à-dire, dans chaque République, du représentant suprême,

qu’il s’agisse d’un homme ou d’une assemblée) de rendre claires les raisons pour

lesquelles la loi est faite, et de rendre le corps lui-même de la loi aussi bref que possible,

mais avec des termes aussi appropriés et aussi significatifs que possible113.

Le sens des « bonnes lois » tient précisément dans « les raisons » qui ont prévalues lors de leur promulgation, c’est-à-dire en ce qui les rendait nécessaires pour le bien du peuple. Comprendre une loi suppose que l’on détermine en quoi elle est conforme à ce que le Dialogue nommera la « suprema lex », au salut du peuple. Cette compréhension se doit d’être rationnelle de manière précisément à rendre possible l’obéissance effective des sujets. 111 Il ne s’agit pas évidemment à strictement parler d’une obligation qui découlerait d’un contrat passé entre le souverain et les sujets. La promulgation de mauvaises lois n’est pas une injustice, mais bien une iniquité. Elle s’oppose à la relation de trust qui lie le souverain et les sujets. Une action du souverain contraire à l’équité ne peut légitimer la violation par les sujets de leur engagement à obéir. 112 « Le rôle (use) des lois, qui ne sont que des règles revêtues d’une autorité, n’est pas d’entraver toute action volontaire, mais seulement de diriger et de contenir les mouvements des gens, de manière à éviter qu’emportés par l’impétuosité de leurs désirs, leur précipitation ou leur manque de discernement, ils ne se fassent du mal : ce sont comme des haies disposées non pour arrêter les voyageurs, mais pour les maintenir sur le chemin. C’est pourquoi si une loi n’est pas nécessaire, et que la vraie fin de toute loi lui fasse donc défaut, elle n’est pas bonne. On peut croire qu’une loi est bonne, quand elle apporte un avantage au souverain sans être pour autant nécessaire au peuple : mais cela n’est pas. En effet, le bien du souverain et celui du peuple ne sauraient être séparés. C’est un souverain faible que celui qui a des sujets faibles ; et c’est un peuple faible que celui que son souverain n’a pas le pouvoir de régir selon sa volonté. Les lois qui ne sont pas nécessaires ne sont pas de bonnes lois, mais des pièges pour attraper l’argent : chose qui est superflue là où le droit du pouvoir souverain est reconnu et, là où il n’est pas reconnu, insuffisante pour défendre le peuple ». L, XXX, Gask., p. 230 -231, Rog. et Schum., vol. 2, p. 274, Tr., p.370 - 371 113 Lev., chapitre XXX, 21, Gask., p. 230 -231, Rog. et Schum., vol. 2, p. 274, Tr. p.370-371. On retrouve une telle idée dans le Dialogue, où le Philosophe affirme que l’essence d’une loi est d’être « publiquement et clairement déclarée au peuple ».

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La différence avec Bacon apparaît ici radicale. Le Chancelier reconnaît certes l’existence dans le Traité sur la justice universelle des « lois ordinaires et politiques »114, qui doivent être comprises par le « vulgaire » [vulgum] à partir de « son propre sens » sans l’intermédiaire des « jurisconsultes ». Mais, il ne s’agit là que des certaines lois, qui doivent alors être rédigées de manière à s’adapter aux conceptions largement erronées du peuple, pour être comprise par lui. C’est à ce titre que le droit peut être considéré par Bacon comme une science populaire, qui doit s’adapter aux « idoles du forum » pour être compris par le peuple. Dans ce cadre, les préambules des lois ont pour fonction non pas de présenter les vraies motifs des lois, mais au contraire de « persuader » le peuple en paraissant le contenter. Cette dimension rhétorique de la législation, qui utilise la dissimulation des vrais motifs des lois et s’adapte aux conceptions erronées du peuple, apparaît notamment dans les descriptions proposées par Bacon des lois promulguées par Henry VII. Il s’agit en un sens de tromper le peuple qui est incapable de comprendre la loi dans sa vérité et dans sa justice, pour qu’il fasse ce que la loi vise à faire appliquer ; c’est-à-dire de tromper le peuple pour empêcher les effets pratiques délétères des erreurs de conception du peuple. La jurisprudence semble être ainsi la seule voie pour comprendre dans leur vérité et de manière pleinement rationnelle les lois civiles, et ce notamment grâce à la connaissance des maximes du droit. De la même manière, le fait que Bacon présente la théologie comme une science populaire, en ce que Dieu a choisit d’adapter sa parole aux préconceptions du peuple, ne s’oppose pas à la manière dont il présente le travail rationnel du théologien. La connaissance des « points fondamentaux de la religion » permet à ce dernier de parvenir à une compréhension de la loi de Dieu dans sa vérité. Hobbes au contraire conçoit l’obéissance aux lois sur un autre mode qui ne passe pas par la dissimulation. Le peuple doit être éduqué de manière à saisir ce qu’impliquent les lois de nature en matière d’obéissance politique. La raison des sujets ainsi purifiée de ce qui les empêche de déduire convenablement leurs devoirs peut alors être la source de l’obéissance effective aux lois civiles.

Si derrière l’opposition à Coke, le Dialogue critique aussi, implicitement, la conception baconienne de la jurisprudence, il convient de comprendre le silence de Hobbes sur Bacon. Si à en croire Aubrey, il a travaillé sur les Maxims of Law, pourquoi n’évoque-t-il jamais Bacon ? Pourquoi le laisser hors de sa critique de la « raison juridique », alors qu’elle semble comprendre aussi la conception baconienne de la jurisprudence ? Les deux grandes hypothèses que l’on peut avancer pour expliquer le silence envers la philosophie naturelle ne semble pas ici opératoires. On ne peut ni en appeler au fait que Bacon n’aurait en réalité rien découvert, ni à l’importance stratégique de la référence baconienne dans le conflit qui l’oppose à la Royal Society. La raison de ce silence est ici plutôt à rechercher dans la différence existant entre Bacon et Coke. S’ils semblent partager certains traits de la compréhension de la jurisprudence que critique Hobbes, ils se distinguent radicalement du point de vue du sens et de la fonction politique qu’ils entendent lui donner. Coke, à suivre Hobbes, en fait une arme pour « rabaisser l’autorité royale ». Bacon au contraire l’associe avec la promotion du pouvoir législatif royal. Il y a donc indéniablement une communauté de vue entre Bacon et Hobbes mais une divergence profonde dans les moyens mis en œuvre pour répondre à la menace à l’endroit de l’idée de souveraineté législative que représente à leurs yeux la conception cokienne de la jurisprudence. Hobbes ne partage pas avec Bacon l'idée qu'un jugement conforme à l'équité dans un cas particulier pourrait entraîner des conséquences négatives sur l'ensemble du corps politique, ou pourrait être contraire à l'utilité publique. Il identifie beaucoup plus radicalement que Coke ou Bacon, l'équité et 114 DA, TJU, Aph. 68, Sp. I, p. 819.

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l'utilité publique. L'équité est un moyen de maintenir la paix civile, et le maintien de la paix civile est la première exigence à laquelle doit souscrire celui qui entend agir en vue de l'utilité publique. Hobbes refuse lui aussi de faire de la connaissance acquise par l’étude du droit, la sagesse requise pour bien gouverner. Cette limite de la jurisprudence apparaît clairement dans les analyses que le Dialogue consacre aux statuts formels par lequel selon le Juriste « le roi s’est obligé lui-même à ne jamais lever d’argent sur ses sujets sans le consentement de son Parlement ». Le Philosophe demande au Juriste,

quand les soldats (au jugement de la conscience du roi) sont réellement nécessaires,

comme lors d’une insurrection, ou d’une rébellion intérieure, comment le royaume sera-

t-il sauvé s’il n’y a pas une armée considérable toute prête, et touchant sa solde ?

Comment obtiendra-t-on de l’argent pour cette armée, en particulier alors que l’absence

de trésor public invite les rois voisins aux empiètements, et les sujets turbulents à la

rébellion ?.

Le Juriste répond alors, « Je ne saurais le dire. C’est affaire de politique [politics] non de droit [law], mais je sais qu’il y a des statuts formels… ». La connaissance des statuts vise alors à combler une ignorance « politique » qui l’empêche de répondre à la question du Philosophe. Or c’est précisément ce savoir juridique qui consiste à rappeler les statuts qui se rapportent à cette question et à se contenter de leur application formelle, qui n’est précisément pas suffisant pour le Philosophe, qui affirme, « Je sais tout cela, et cela ne me suffit pas ». Ainsi la connaissance des statuts n’est pas suffisante pour répondre à ce problème de politique, c’est-à-dire pour déterminer comment doit être appliqué le droit dans des situations concrètes en vue du bien du peuple et conformément à la loi de raison. Seule la philosophie, alors identifiée à la common law est capable d’interpréter conformément au « salut du peuple » et à ce qu’exige la raison les statuts. Il ne s’agit certes pas de discuter des statuts mais de permettre de les comprendre conformément à la raison pour déterminer comment y obéir dans chaque cas et obtenir par là une connaissance certaine de ce qu’est la loi et de ce qu’elle prescrit dans chaque cas.

La jurisprudence semble ainsi se réduire à n’être qu’une connaissance factuelle des différents statuts, mais elle ne saurait être comprise comme la source nécessaire d’une interprétation correcte des lois civiles. Ce rôle Hobbes le réserve à la philosophie en tant qu’elle est précisément « l’étude de la raison »115.

115 D., II, Crom., p. 13, Carr., p. 33.

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Conclusion. Pour Bacon comme pour Hobbes, la prudence du législateur constitue indubitablement une arme

contre les discours qui tendent à s’opposer, au nom de la sagesse spécifique requise par l’acte de législation, à l’idée de souveraineté législative. Mais, il conçoive cette réponse de manière différente. Pour Bacon, la manière dont il envisage cette prudence lui permet de refuser la pertinence des prétentions de ceux qui n’exercent pas la fonction de gouvernant à déterminer ce que doivent être les lois. Le mode même de constitution de cette prudence suppose d’exercer le pouvoir politique pour accéder aux connaissances requises pour constituer cette prudence, qui est encore largement manquante. C’est peut-être ce dernier point qui creuse l’écart avec la position hobbésienne. Alors que pour Bacon la constitution de la science civile semble devoir attendre que soit menée à bien la réforme de la philosophie naturelle, et constitue à ce titre un projet largement à venir. Elle est pour Hobbes d’une urgence radicale, notamment parce qu’elle constitue une condition préalable à la réforme de la philosophie naturelle. En effet, le développement des erreurs morales et politiques, en faisant naître la guerre civile, rendent à l’image de ce qui se passerait dans l’état de nature, la science, les « arts et les lettres », radicalement impossibles. Le philosophe doit jouir d’une sûreté suffisante pour s’adonner à la recherche de la vérité116.

Or cette sûreté nécessaire, que met à mal par exemple la crise anglaise, ne peut plus être retrouvée comme du temps des premiers philosophes par cette régulation mythique et sacrée des conduites qu’évoque le début de la préface au lecteur de la deuxième édition du De Cive ou le chapitre XII du Léviathan. Seule la vraie philosophie morale et politique peut la réaliser pleinement. L’intervention politique n’est pas à proprement parlé un choix du philosophe, mais la condition pour que la recherche philosophique elle-même continue à être possible. Cette différence entre Bacon et Hobbes malgré la commune affirmation de la finalité avant tout pratique de la philosophie est particulièrement sensible dans le premier chapitre du De Corpore, qui constitue la présentation peut-être la plus complète de la nature de la philosophie proposée par Hobbes. Dans le chapitre I du De Corpore, consacré à la détermination de l’essence, du but, de l’utilité du sujet et des parties de la philosophie, Hobbes réaffirme explicitement que le but (finis ou scopus) de la philosophie, est

de rendre utile pour notre propre commodité les effets préalablement constatés, ou

de produire par l’industrie des hommes, pour l’usage de la vie humaine, grâce à

l’application de corps à d’autres corps, des effets semblables aux effets conçus par l’âme,

autant que le permettent la force humaine et les choses matérielles117.

La finalité d’abord pratique de la philosophie est ainsi rappelée sans ambages. Il reprend même dans ce sixième paragraphe des formules aux résonances fortement baconiennes. Ainsi, quand il affirme que la « science est du côté du pouvoir ; […] et que toute spéculation a pour dessein des 116 Cf. L., XI, 5, Gask., pp. 66 - 67, Rog. et Schum., vol. 2, p. 80 – 81, Tr., pp. 96 – 97 : « Desire of knowledge, and arts of peace, inclineth men to obey a common power : for suche desire, containeth a desire of leisure ; and consequently protection from some other power than their own ». L., XLVI, 6, Gask., p. 443, Rog. et Schum., vol. 2, p. 529, Tr., p. 679 : « Leisure is the mother of philosophy ; and Commonwealth, the mother of peace and leisure ». HE, vers 115 – 120, Spring., p. 317 : « […] suae causa conspiravere salutis / Exigui multi magnus ut esset homo ;/ Cunctorumque opibus communem ut pelleret hostem, / Servaret pacem, justitiamque domi. / Regibus hinc vires, populo sunt otia nata ; Artibus ingenuis otium origo fuit ». 117 DCo., I, 6, Sch., p. 14, OL, I, 6 : « Finis autem seu scopus Philosophiae est, ut praevisis effectibus uti possimus ad commoda nostra, vel ut effectibus animo conceptis per corporum ad corpora applicationem effectus similes, quatenus humana vis et rerum materia patietur, ad vitae humanae usus industria hominum producantur ».

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actions et des œuvres quelconques »118, il retrouve notamment les formulations du troisième aphorisme du premier livre du Novum Organum, « science et puissance humaines aboutissent au même, car l’ignorance de la cause prive de l’effet. On ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant ; et ce qui dans la spéculation vaut comme cause, vaut comme règle dans l’opération »119. Cette insistance sur la finalité pratique de la philosophie se double ici encore d’une critique des autres finalités traditionnelles reconnues à la philosophie. Le but de la philosophie n’est pas à rechercher dans le fait de se réjouir intérieurement (gaudeat) du fait que l’on maîtrise une question difficile ou du fait que l’on triomphe (triumpho) d’un adversaire, ni dans le fait de pouvoir enseigner quelque chose. Toutes ces finalités étaient déjà critiquées par Bacon120.

Cependant comme dans la préface de l’édition de 1647 du De Cive, le De Corpore précise la spécificité de la philosophie morale et civile, par rapport à la philosophie naturelle, du point de vue de la pratique. Dans le paragraphe 7 du premier chapitre, entendant mettre en évidence l’utilité de la philosophie, il commence par défendre l’utilité de la physique (physica) et de la géométrie (geometria), en expliquant que la différence entre les peuples qui possèdent toutes les principales commodités que l’humanité peut avoir et ceux qui manquent de cela, ne saurait s’expliquer par une quelconque différence de nature de facultés intellectuelles, mais par l’existence ou non de la philosophie. Il conclut ainsi que « la Philosophie est la cause de toutes ces choses utiles »121. Mais, il met ensuite en évidence l’existence d’une différence du point de vue de l’utilité entre physique et géométrie d’une part et philosophie morale et civile (moralis et civilis philosophia) d’autre part. La physique, si elle est vraie, ne peut qu’avoir des effets positifs. Une physique fausse n’a aucun effet pratique direct. Si une philosophie naturelle erronée et même absurde comme celle d’Aristote peut avoir des effets pratiques négatifs, c’est par l’intégration de cette philosophie dans le dogme catholique. Elle est source de ténèbres, quand elle s’associe à la théologie, et qu’elle produit des effets « politiques » en constituant des instruments de contestation de la souveraineté politique et d’accaparement de l’imperium par les clercs. Une philosophie morale et civile engendre elle des effets pratiques indéniables et nécessaires. Non seulement comme toute philosophie elle peut, quand elle est vraie, permettre de produire des actions bénéfiques pour le genre humain, mais, et c’est là sa particularité, elle entraîne nécessairement des « calamités » (calamitates) quand elle est fausse. Il y a ainsi une urgence de la philosophie politique qui s’explique par son absence radicale d’innocuité.

Le projet hobbésien suppose ainsi de constituer une philosophie civile indépendamment de l’achèvement à venir de la philosophie naturelle. La découverte que l’on peut l’établir à partir de la vraie philosophie morale, c’est-à-dire à partir de la mise en évidence du caractère principiel de la recherche de la paix comme moyen de conservation, est précisément le point à partir duquel sa 118 DCo, I, 6, Sch., p. 15, OL, I, 6 : « scientia propter potentiam […] ; omnis denique speculatio, actionis vel operis alicujus gratia insituta est ». 119 NO, I, 3, Sp., I, 157, Malh., p. 101 : « Scientia et potentia humana in idem coincidunt, quia ignoratio causae destituit effectum. Natura enim non nisi parendo vincitur ; et quod in contemplatione instar causae est, id in operatione instar regulae est ». 120 AL, I, Sp., III, p. 294, LeD., p. 46 : « On dirait que, dans la connaissance, ils escomptent trouver un lit pour reposer un esprit qui cherche et s’agite sans relâche, une terrasse sur laquelle une intelligence vagabonde et capricieuse puisse aller et venir en jouissant d’une belle vue, une tour dominante à laquelle puisse monter un esprit orgueilleux, un fort, une citadelle d’où commander batailles et discordes, une boutique pour le profit et le commerce : non un entrepôt opulent destiné à glorifier le Créateur et à porter secours à la condition humaine » (« as if there were sought in knowledge a couch, whereupon to rest a searching and restless spirit ; or a terrace, for a wandering and variable mind to walk up and down with a fair prospect ; or a tower of state, for a proud mind to raise itself upon, or a fort or commanding ground, for strife and contention ; or a shop, for profit or sale ; and not a rich storehouse, for the glory of the Creator and the relief of man’s estate »). 121 DCo, I, 6, Sch., p. 15, OL, I, p. 7 : « Harum ergo omnium utilitatum causa est Philosophia ».

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pensée de distingue fondamentalement de celle de Hobbes. Elle lui permet en effet d’identifier résolument ce que prescrivent « l’équité naturelle » et « l’utilité publique ». Ces deux exigences étaient seulement pour Bacon complémentaires. Le long travail de constitution de la prudence du législateur avait ainsi pour tâche d’en comprendre, à partir de l’expérience, de l’histoire civile et naturelle, l’articulation. C’est ce long travail que l’identification de la science civile à la science de la justice universelle, c’est-à-dire à la « vraie philosophie morale » ou à la « science » des lois de nature, permet d’éviter. C’est à ce prix qu’il devient possible de répondre hic et nunc à l’urgence du besoin d’une philosophie civile pleinement constituée, et à la nécessité d’instituer et d’assurer les bases sociales et politiques requises pour le développement de la philosophie naturelle.

Bordeaux, mars 2012