Préface à Le Public et ses problèmes de J. Dewey (2003)

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11 1 Joëlle Zask, introduction à la traduction de Le Public et ses problèmes de J. Dewey, Farrago, 2003 La politique comme expérimentation “La formation des États doit être un processus expérimental […] Et comme les conditions d'action, d'enquête et de connaissance sont sans cesse changeantes, l'expérimentation doit toujours être reprise ; l'État doit toujours être redécouvert.” (Le Public et ses problèmes, chap. 1) Il est rare que la politique soit considérée comme une “expérimentation”. Car il semble qu’elle réclame plutôt des principes fermes et des actes efficaces, non des hypothèses et leur mise à l’épreuve, un tâtonnement et des avancées pas à pas, sans parler de remises en cause, d’erreurs et d’errements. L’association souvent faite entre la politique et “l’urgence de l’action” boude l’expérimentation tout autant que ne le fait la conception “du” politique comme conformité à des principes intangibles. S’il est souvent admis que le domaine des affaires politiques soit fluctuant et qu’il ballotte suivant les circonstances — les qualités des chefs étant toujours limitées, les hommes, versatiles, la “fortune”, variable et le silence des dieux, éternel —, on recourt en revanche fréquemment à des théories établissant des constantes et des invariants susceptibles de rendre compte de ce qu’est “Le Politique”, sous la surface de la brève durée, et malgré les accidents. D’après Léo Strauss ou Éric Weil par exemple, telle serait la tâche même de la philosophie politique.

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Joëlle Zask, introduction à la traduction de Le Public et ses problèmes de J. Dewey, Farrago, 2003

La politique comme expérimentation

“La formation des États doit être un processus expérimental […] Et comme les conditions d'action, d'enquête et de connaissance sont sans cesse changeantes, l'expérimentation doit toujours être reprise ; l'État doit toujours être redécouvert.” (Le Public et ses problèmes, chap. 1)

Il est rare que la politique soit considérée comme une “expérimentation”. Car

il semble qu’elle réclame plutôt des principes fermes et des actes efficaces, non des hypothèses et leur mise à l’épreuve, un tâtonnement et des avancées pas à pas, sans parler de remises en cause, d’erreurs et d’errements. L’association souvent faite entre la politique et “l’urgence de l’action” boude l’expérimentation tout autant que ne le fait la conception “du” politique comme conformité à des principes intangibles. S’il est souvent admis que le domaine des affaires politiques soit fluctuant et qu’il ballotte suivant les circonstances — les qualités des chefs étant toujours limitées, les hommes, versatiles, la “fortune”, variable et le silence des dieux, éternel —, on recourt en revanche fréquemment à des théories établissant des constantes et des invariants susceptibles de rendre compte de ce qu’est “Le Politique”, sous la surface de la brève durée, et malgré les accidents. D’après Léo Strauss ou Éric Weil par exemple, telle serait la tâche même de la philosophie politique.

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D’une manière générale, ces invariants que la philosophie (et les pratiques qui ont pu s’en réclamer) a pu mobiliser peuvent être désignés comme le point de jonction entre des principes éthiques sur la finalité de l’association humaine et des principes mécaniques de fonctionnement des institutions politiques. Le rapport entre ces deux types de principe est de moyen à fin. On se trouve donc placé devant trois termes : par exemple, chez Hobbes, on trouve la paix comme fin, la cession de son droit par chacun à la puissance souveraine comme moyen et, au point de jonction entre la fin et les moyens, le conatus (endeavour) humain défini à la fois par une mécanique du désir, la défiance de tous à l’égard de tous, et la faculté de raisonner, ou de calculer les conséquences des mouvements. Autres exemples : chez Rousseau, le point de jonction entre la liberté comme fin et l’établissement du droit politique fondamental sous les espèces de la volonté générale comme moyen s’avère la “perfectibilité”, et chez Bentham, le point de jonction qui se situe entre le bonheur de tous et le principe d’un gouvernement limité consiste en un calcul individuel des plaisirs et des peines. Dans tous ces cas, l’invariant équivaut à un présupposé sur la nature de l’homme et sur l’orientation du développement qui lui serait inhérent. C’est grâce à lui que la philosophie politique peut devenir déductive et parvenir “rationnellement” à des principes fondés sur la nature des choses. Cet invariant désigne tout autant une potentialité dont le siège serait ici l’individu qu’une loi de développement universelle dont, en guise de dernier exemple, “l’insociable sociabilité” par laquelle Kant explique le progrès des affaires humaines serait une formule particulièrement explicite.

La philosophie des époques ultérieures n’a pas fondamentalement abandonné cette manière de penser la politique en fonction de présupposés conjointement substantiels et processuels. En effet, il semble qu’elle soit restée tributaire du postulat d’après lequel il existerait des lois constantes qui assureraient qu’un potentiel de libération humaine donné au départ puisse être actualisé. Seulement, au lieu que la jonction fins-moyens dépende comme auparavant de prémisses anthropologiques individuelles, elle s’établit plus souvent entre des prémisses de type sociologique et collectif d’un côté, et des finalités attachées à la communauté de l’autre. Chez Hegel ou Marx par exemple, le progrès ne dépend plus du développement du potentiel inscrit dans la nature humaine individuelle, mais du développement des liens sociaux, des rapports matériels ou de la psychologie collective, jusqu’à atteindre un “achèvement”.

Penser, comme le fait Dewey, que la politique est une “expérimentation”, n’implique pas l’abandon du rapport de moyen à fin. Dewey conserve à ce rapport

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une fonction tout à fait centrale. Mais il cesse de considérer la fin comme un but ultime et intangible qui serait susceptible d’orienter de l’extérieur les mouvements de libération ou le cours “nécessaire” de l’histoire humaine. La fin n’est plus “finale”, elle est simplement “ce qui est en vue” — provisoire et contextuelle. Car “ce qui est en vue” dépend des possibles et du souhaitable dont les circonstances associatives donnent l’idée. Ceci confère immédiatement deux caractéristiques à la politique : celle d’être une entreprise de correction coextensive aux activités sociales et, du fait de ne plus être assujettie à une fin ultime, celle d’être précisément sans fin. Afin d’introduire Le Public et ses Problèmes, on voudrait montrer comment cette thèse permet d’en finir avec une coupure préjudiciable entre l’éthique et la politique, et comment elle permet d’introduire dans le gouvernement une dimension d’enquête sans pour autant conduire à relativiser l’idéal dont la démocratie est porteuse.

La question du public : éclipse ou fantôme ?

Chez Dewey, la pertinence des positions politiques s’avère relative à des pratiques expérimentales. Comme en témoigne Le public et ses problèmes, ces pratiques s’appliquent aussi bien à la délimitation entre le privé et le public qu’à la détermination des intérêts communs, aussi bien à la sélection des choix politiques sous la forme de mesures ou de lois qu’aux dispositions constitutionnelles dans le cadre desquels ces choix sont faits. Quelques mots sur le contexte du livre de Dewey pourraient permettre de présenter plus clairement la nature expérimentale de la politique.

Dewey publie Le Public et ses problèmes en 1927 après avoir prononcé en 1926 un ensemble de conférences sur ce thème au Kenyon College. À cette époque, il écrit sur la politique depuis déjà une quinzaine d’années au grès de ses activités incroyablement intenses et variées : des essais, comme le célèbre livre Démocratie et éducation qui date de 1916, des articles sur le droit et la signification éthique de la démocratie, et aussi une grande variété de conférences et d’écrits, les uns expliquant la nature de ses engagements politiques en faveur d’un “libéralisme radical”, les autres traitant de sujets de politique internationale en fonction des pays dans lesquels il séjourne, le Mexique, la Chine, la Turquie, le Japon, l’URSS1. 1 Voir JD,Democracy and Education (1916), The Middle Works, vol.9. L'édition de référence est John Dewey, The Early Works (1882-1898), The Middle Works (1899-1924), The Later Works (1925-1953),

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Mais en 1927, c’est quasiment la première fois (et aussi la dernière) que Dewey entreprend de “reconstruire” les concepts auquel la théorie politique fait traditionnellement appel — même si au bout du compte ce texte se présente moins comme un traité sur les principes du droit politique que comme une méditation sur les conditions de survie de la démocratie, et même si cette “reconstruction” est destinée à montrer que la pensée politique doit être émancipée de la “dialectique de concepts” dont témoignent autant l’une que l’autre les deux philosophies politiques que Dewey critique avec le plus de constance, le libéralisme et l’organicisme. Au lieu d’adhérer à l’antagonisme que ces deux doctrines proclament, Dewey les renvoie dos à dos, à la fois pour leur abstraction, pour leur anthropologie fantaisiste, pour le dualisme entre individu et société qu’elles supposent et pour leur “absolutisme” (à savoir le monisme causal sur lequel elles reposent). Les conférences du Kenyon College sont elles-mêmes le fruit d’une réflexion sur les conditions des démocraties modernes que Dewey entreprend après avoir lu et recensé pour la presse deux livres de Walter Lippmann : Public Opinion (1922) et The Phantom Public (1925)2.

Comme Dewey, Lippmann est un intellectuel engagé d’un genre admirable qui a en grande partie disparu, tout à la fois journaliste, philosophe politique et, à l’occasion, conseiller des gouvernants. Par exemple, il participe avec Herbert Croly et Walter Weyl à la création en 1914 du célèbre hebdomadaire destiné à être “un accélérateur de l’opinion”, The New Republic ; il travaille souvent pour le gouvernement et participe activement vers la fin de la première Guerre Mondiale à l’élaboration du plan de paix en Europe, les célèbres “Quatorze Points” du président Wilson ; il écrit sur Platon, sur la presse et dans la presse. Il est aussi influent dans le mouvement intellectuel appelé “réalisme politique” — mouvement dont les applications en matière de relations internationales sont importantes jusqu’à aujourd’hui.

L’enjeu des deux livres de Lippmann est identique : il s’agit de dénoncer le mythe libéral de “l’omnicompétence” des citoyens, et d’y substituer un ensemble de vérités portant sur la répartition juste et fonctionnelle des pouvoirs dans l’État. Assigner au public une fonction qui s’accorde avec sa nature, au lieu de croire en une sagesse innée, en la volonté unanime du Peuple ou en la raison naturelle, telle est l’entreprise à laquelle il s’attelle. La formation de l’opinion publique suppose édités par Jo Ann Boydston, Carbondale, Southern Illinois University Press (1e éd, 1977), paperbound, 1983. Les trois périodes sont notées par la suite EW, MW et LW. 2 Walter Lippmann, Public Opinion (1922), New York, The Free Press, 1965; The Phantom Public, New York, Harcourt, Brace and Cie, 1925

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des conditions qui ne sont pas remplies. Comme le montrera Habermas3 une quarantaine d’années plus tard en combinant la description des pratiques de publicité manipulatrice émanant du gouvernement et les acquis de la science politique américaine sur le comportement électoral des individus et des groupes, l’opinion dite publique n’est pas celle d’un public et ne porte pas non plus sur des affaires publiques. L’assimiler à la volonté populaire et la considérer comme l’épine dorsale d’une démocratie libérale est donc une erreur considérable.

Dewey reconnaît aux deux livres de Lippmann la grande qualité de proposer une analyse des insuffisances de la démocratie américaine, notamment d’inviter à repenser les conditions auxquelles les citoyens pourraient parvenir à former des jugements politiques raisonnables, cohérents et responsables. La motivation du livre Le Public et ses problèmes est similaire : il ne s’agit pas d’interroger la forme constitutionnelle d’une démocratie libérale, mais sa composante populaire4. Sur quels présupposés le principe de la participation du peuple au gouvernement repose-t-il ? Ce principe est-il réellement praticable ? L’opinion publique, en tant qu’opinion du public sur les affaires publiques, peut-elle être produite ? Et si c’est le cas, quelle sera sa fonction ?

Chez Lippmann comme chez Dewey, ce type de questionnement dénonce le consensus d’obédience démocrate qu’en particulier le mouvement progressiste américain d’avant-guerre avait ravivé, en affirmant d’emblée qu’une opinion publique effective n’existe pas5. Parmi les multiples causes que les deux auteurs mobilisent afin d’expliquer la faillite du jugement public, il faut surtout mentionner le fait que les affaires publiques dont l’État doit s’occuper ont alors complètement cessé de coïncider avec les frontières territoriales traditionnelles comme la nation ou la commune. Nous sommes dans les années 1920, c’est-à-dire à une période marquée par des mutations si rapides et si radicales que Woodrow Wilson a pu parler d’une “nouvelle ère des relations humaines” et, Graham Wallas6, de l’avènement de “La Grande Société” — une notion que Lippmann, Dewey et leurs contemporains reprennent fréquemment. C’est à ces mutations de

3 Jürgen Habermas, L'Espace public: Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (Strukturwandel der Öffentlichkeit, 1962), Paris, Éditions critique de la politique Payot, 1978. 4 Quelques-uns des passages suivants concernant la comparaison entre Dewey et Lippmann sont en partie repris de ma présentation d’extraits de traduction intitulée “ Pourquoi un public en démocratie? Dewey versus Lippmann ”, Hermes, CNRS. 5 Le célèbre texte de Bourdieu intitulé “L’Opinion publique n’existe pas” est de 1973. Repris dans Questions de Sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984. 6 Graham Wallas, The Great Society: A Psychological Analysis, New York, Macmillan, 1914. Ce livre est dédié à Lippmann.

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la société traditionnelle que peuvent déjà être rattachées les distinctions plus anciennes et devenues classiques entre communauté et société (Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft, 1887), entre “solidarité mécanique” et “solidarité organique” (Durkheim, De la division du travail social, 1893), ou entre groupes “primaires” et groupes “secondaires” (C.H. Cooley, Social Organization, 1909).

Comme l’indique à plusieurs reprises Le Public et ses problèmes, la “Grande Société” désigne d’abord le monde moderne marqué par la découverte scientifique et l’innovation technologique, l’urbanisation et la mobilité des individus, la création de grands marchés internationaux et la guerre mondiale. Mais elle exprime aussi le décalage croissant entre ce monde nouveau et les mentalités, entre les nouvelles conditions de l’interdépendance et l’ensemble des repères pratiques et des valeurs héritées d’un mode de vie principalement rural, stable et communautaire, où le jugement politique des individus pouvait s’exercer à l’égard d’objets d’emblée communs et familiers, ceux qui étaient directement “placés sous leurs yeux” (Jefferson) et dont la valeur était aussi en accord avec les cadres normatifs des institutions de la vie quotidienne. Il faut d’ailleurs remarquer qu’aux États-Unis, la discipline universitaire appelée “science politique” doit sa naissance au besoin de combler le fossé qui s’était creusé entre les exigences d’une démocratie industrielle et les traditions anciennes auxquelles cherchaient toujours à s’ajuster les pratiques politiques, comme la “participation du peuple au gouvernement”, le libéralisme d’origine utilitariste marqué par le laissez-faire ou la méfiance à l’égard du gouvernement. Dans le passé, les partisans de la composante populaire du régime représentatif avaient pu justifier le pouvoir du peuple et le droit au self-government par le fait que l’intéressé est le meilleur juge de ses intérêts. Par exemple, le système décentralisé de la “gradation des pouvoirs” que recommandait Jefferson à tous les niveaux de l’État et de la société reposait en grande partie sur cette conviction. Mais comment les citoyens d’un “vaste monde invisible” (Lippmann) pourraient-ils participer au gouvernement alors que leurs moyens intellectuels ou leurs expériences ne leur permettent plus d’accéder à la connaissance des affaires communes, et que leur interdépendance est tellement compliquée qu’ils ne savent pas même où situer leur communauté d’intérêt ? Si Lippmann et Dewey conviennent que “l’omnicompétence du citoyen” est un présupposé devenu vide, ils diffèrent en revanche d’une manière considérable quant aux remèdes qu’ils envisagent. Pour Lippmann, le public est un “fantôme”, un mirage de la pensée libérale, un “mythe”. Pour Dewey, le public est “dispersé”,

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“chaotique” et “éclipsé”. Or il existe entre un “fantôme” et une “éclipse” toute la distance qui sépare l’illusion de la disparition. Les conclusions de Lippmann ont ici leur importance, car plusieurs passages du livre de Dewey sur le public y font référence, notamment les nombreux passages critiquant l’expertise et la thèse de l’incompétence des masses. En outre, ces conclusions s’insèrent dans le contexte plus général d’une suspicion grandissante et qui s’est avérée très durable à l’égard du principe de la participation politique des citoyens. Or, comme l’a montré Robert Westbrook, c’est précisément à l’encontre d’une telle suspicion que le “radicalisme” de Dewey est formulé, ce qui en fait un marginal et une “voix minoritaire”7. Par contraste, Lippmann établit d’abord l’ignorance du citoyen ordinaire et l’irrationalité irrépressible du jugement individuel, et ce en mobilisant ces célèbres “stéréotypes” qui rétrospectivement se sont imposés comme un concept important pour le développement de la psychologie sociale. Dans les textes de Lippmann, l’opinion publique cesse d’être avant tout envisagée dans ses relations avec les actions publiques, l’anticipation, ou la prise de décision et les risques que cette dernière comporte. Sous l’effet d’une psychologisation (qui frappe alors la majorité des spécialistes en sciences sociales), elle se voit entraînée dans le domaine épistémologique des conditions et des degrés de vérité dont il semble que les théories classiques du droit naturel l’avaient pourtant fait sortir. Une fois remises en chantier les procédures réalistes et psychologiques de sa définition, la fonction “légitime” du public d’une démocratie moderne se trouve bornée à cette fabrique de consensus parfois silencieux, parfois acclamatif et fabriqué (comme l’a analysé Habermas d’un point de vue critique), consensus dont la stabilité des institutions libérales dépendrait pourtant en dernier recours. Dans le meilleur des cas, le public accordera au gouvernement son consentement tacite et critiquera de manière intermittente l’exercice du pouvoir, tandis que le travail de conseil, d’expertise et d’administration sera confié à des spécialistes à la fois savants et politiquement neutres : “ce que fait le public, ce n'est pas exprimer ses opinions mais c'est s'aligner lui-même pour ou contre une proposition […] Nous devons abandonner l'idée que le peuple gouverne. Nous devons plutôt adopter la théorie selon laquelle, par leur mobilisation occasionnelle en tant que majorité, les gens apportent leur soutien ou s'opposent aux individus qui gouvernent en réalité.” (p. 61) Il résulte de tout ceci une version “faible” de la démocratie. 7 Robert B. Westbrook, John Dewey and American Democracy, Ithaca and London, Cornell University Press, 1991.

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Alors que Lippmann réduit l’opinion publique à la somme des opinions privées et préconise l’interposition d’un groupe d’experts entre le public et le gouvernement, Dewey, fidèle à la devise selon laquelle les maux dont souffre une démocratie ne peuvent être soulagés que par davantage de démocratie, s’attelle comme philosophe, comme pédagogue et comme militant politique à la reconstruction d’un public effectif qui se préoccuperait plus fondamentalement de définir ses intérêts et de les politiser que de contrôler les gouvernants. Car “s’il n’y pas d’État sans gouvernement, il n’y en a pas non plus sans public.” Ce projet contraint à subordonner l’énoncé de la théorie de l’État à une réflexion sur la participation du public à l’orchestration du changement social volontaire, ainsi qu’aux choix d’action politique que suppose la canalisation même du changement. Par contraste, quand Lippmann écrit que “le rôle de l'opinion publique est déterminé par le fait que ses relations à un problème sont extérieures” (p. 55), il témoigne de ce qu’il est réellement parvenu à désolidariser la notion d’opinion publique de toute dynamique de politisation, dynamique dans laquelle pourtant on peut voir la garantie la plus sûre du jeu démocratique8. Ainsi, le seul texte que Dewey ait véritablement consacré à la théorie politique est moins destiné aux gouvernants qu’à cette instance intermédiaire entre la société et le gouvernement qu’on appelle le public. Son but est de lui restituer le pouvoir et les compétences que la complexification croissante des relations interhumaines et la “mondialisation” des liens d’interdépendance lui ont fait perdre. Car, si difficile que soit la formation de l’opinion publique, les questions qu’elle pose ne peuvent être laissées de côté sans que la forme démocratique de l’association libérale ne soit menacée ou détruite. De fait, renoncer à l’opinion publique conduit tout bonnement à priver de sens et d’orientation aussi bien la liberté d’association que la liberté d’expression, aussi bien l’éducation que l’information.

Par conséquent, si Dewey rompt lui aussi avec l’idée que la compétence politique des citoyens est affaire de nature et de droit naturel, ce n’est pas afin de congédier toute compétence hors des zones habituelles de l’exercice de la

8 Les citations de Lippmann sont extraites de The Phantom Public. Par ailleurs, sur Lippmann et sur la plupart des autres points évoqués ici (notamment ceux qui touchent aux relations entre sciences sociales, publics et démocratie), je me permets de renvoyer à mon livre L'opinion publique et son double; Livre I : L'opinion sondée ; Livre II : John Dewey, philosophe du public, L'Harmattan, coll. “ La philosophie en commun ”, 1999 ; ainsi qu’à deux articles : “John Dewey on Political Action and Social Philosophy”, La Revue Internationale de Philosophie, Paris, PUF, n°1/1999, pp.21-36 ; “De quelle sorte d’accords l’union sociale dépend-elle? Le point de vue pragmatiste”, Cycnos, Nice, vol.17, n°1/2000, p.95-109.

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citoyenneté, mais afin de montrer que la compétence du sens commun est aussi une affaire d’égalité dans l’accès aux ressources intellectuelles, donc une affaire de méthode, d’école, de formation professionnelle et d’enquêtes. Sans une reconstruction permanente du public, et sans la formation toujours reprise de l’opinion publique en fonction des circonstances changeantes de l’association humaine, les instances d’identification des domaines d’intérêts communs cessent leur travail et la démocratie n’existe plus. Celle-ci doit être “forte”, à savoir participative9. Et cela suppose que l’expérimentation supplante l’absolutisme.

Que faut-il entendre par expérimentation ? Quelques remarques. La philosophie de Dewey exprime un projet d’unité similaire aux projets

mieux connus, par exemple celui de Platon ou de Descartes. La spécificité du pragmatisme est liée au fait que d’ontologique, l’unité recherchée devient historique et continuiste. C’est dans le cadre d’une pensée de l’expérience comme création et exploration du monde que son exercice est repérable : l’unité n’est pas trouvée (ou retrouvée) mais produite, au terme toujours provisoire d’un mouvement d’unification durant lequel divers éléments se spécifient les uns par les autres (comme un environnement et un organisme) et s’ajustent les uns aux autres (comme les diverses phases d’une conduite finalisée ou les différentes parties d’une personnalité). Les rapports avec la dialectique au sens hégélien sont donc bien lâches. Le résultat de ce mouvement d’unification peut s’avérer tout aussi bien la société comme union sociale, la conduite comme union de l’habitude et de l’impulsion, la personnalité comme union d’une multiplicité d’expériences, la vie comme union d’un organisme et d’un milieu naturel, etc. Dans tous ces exemples, il n’y a plus ni substrat ni accident, ni cause ni effet, ni holisme ni individualisme ; de même, la subsomption, la fusion, l’incorporation, la conformation ou, à l’inverse, l’agrégation, la juxtaposition et ainsi de suite, sont supprimées en tant que catégories ontologiques. L’unité provient d’un procès de transformation mutuelle entre entités interagissantes, par quoi chacune d’elles acquiert des traits qu’elle ne possédait pas auparavant, indépendamment de l’interaction.

Contrairement à une idée répandue, le pragmatisme ne doit donc pas grand-chose à ce qu’on appelle souvent “une attitude pragmatique”, pas plus qu’il ne relève d’une doctrine qui présenterait un ensemble de maximes pratiques et 9 Cette expression vient de Benjamin R. Barber, dans Strong Democracy: Participatory Politics for a New Age, Berkeley, University of California Press, 1984.

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utiles frappées au coin du bon sens. À l’inverse de ces interprétations qui supposent plus ou moins sciemment des relations souples, accommodantes et adaptatives entre un individu qui sait par nature ce qu’il veut et un milieu pleinement réalisé pourvu de qualités plutôt fixes, pour le pragmatiste le monde n’est pas donné, il est “en train de se faire” (in the making). Loin de désigner l’adaptation des moyens à des fins déjà-là, il établit au contraire que les fins doivent toujours être retravaillées en fonction des moyens réellement existants qui permettent de les éprouver. Ce trait d’inachèvement était pour Hegel le principe même de l’Amérique — à vrai dire un caractère à ses yeux défectueux. En revanche Bergson est enthousiaste, lui qui écrit à William James que ce même trait confère au pragmatisme la qualité d’être “la philosophie de l’avenir10”.

Il ne s’agit donc pas de sortir de la caverne. L’unité pragmatiste n’est pas relative à un monde harmonieux et complet qui formerait l’arrière-plan, le substrat ou le fondement de la vie et de la connaissance humaine, et qu’il s’agirait de retrouver sous l’épaisse couche que forment nos préjugés et nos illusions, voire nos péchés. L’unité devient relative à la “logique” d’après laquelle les réalités se changent et se produisent, à l’éventuelle continuité qui s’instaure entre des phases, des objets ou des expériences, au développement cohérent d’une tendance. On peut voir dans le pragmatisme une philosophie qui rompt avec le causalisme en substituant à la recherche de causes ultimes ou de principes a priori la mise en évidence de diverses fabriques de continuité dans un monde où les termes présents et anticipés ne sont jamais réductibles à ceux qui les précèdent. Car “le monde est précaire et périlleux11”. Jamais nécessaire, une unité est le résultat éventuel d’activités d’unification, que celles-ci désignent l’évolution des espèces, l’élaboration progressive d’une personnalité ou la transformation créatrice des matériaux d’une expérience. Par extrapolation, elle devient aussi relative à la méthode d’exploration et d’enquête qui caractérise la conduite humaine : à l’expérimentation.

La différence entre l’anglais experiment et experience est équivalente à celle qui existe entre expérimentation et expérience, à ceci près que les idées de test scientifique, d’artifice et de laboratoire sont plus prégnantes dans le terme français que dans le terme anglais. Dans la mesure où, de toute façon, Dewey remet en chantier la signification de ces termes, leurs usages orthodoxes et leur valeur traditionnelle n’importent que de manière relative. L’expérimentation est chez 10Lettre de Bergson à James du 27 Juin 1907, Mélanges, PUF, 1972, p.727. 11 JD, Experience and Nature (1925), LW, vol.1, p.44.

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Dewey la figure spécifiquement humaine de l’expérience. D’une manière générale, elle désigne l’identité entre expérience et enquête.

Quelques mots d’abord sur l’expérience : les vivants, leurs aptitudes et leurs conditions de vie sont des faits d’expérience, à savoir des faits provenant de l’interrelation entre diverses entités interagissantes sans cesse remodelées et modifiées les unes par les autres. Le monde de l’expérience est celui que Darwin a décrit sous la forme d’une corrélation complète entre les traits des divers milieux terrestres et les traits des espèces qui s’y développent12. De même, Dewey fausse la route au concept d’expérience que les traditions empiristes aussi bien que rationalistes ont produit, et définit l’expérience comme la liaison entre subir et agir, entre endurer l’impact du milieu et réorienter sa conduite en fonction du trouble (ou du doute) éventuel que fait naître cet impact : "Cette connexion étroite entre faire et souffrir ou endurer forme ce que nous appelons l'expérience. Une action déconnectée et une souffrance déconnectée ne sont ni l'une ni l'autre des expériences13."

L’interaction est essentielle pour comprendre l’expérience dans sa complétude et sa dynamique. Dans le cas de l’épreuve passive, seuls les traits du milieu extérieur qui entrent en relation avec les “pouvoirs” d’un être sont susceptibles de l’affecter. Dans le cas de la réponse à cette affection, seuls les “pouvoirs” de cet être qui sont capables d’interaction avec les conditions du milieu environnant peuvent aboutir à la réorientation de la conduite dont l’être en question dépend afin de poursuivre sa vie. L’expérience apparaît donc comme le point de rencontre autour duquel les caractères du milieu et les traits de l’être vivant peuvent être redistribués. Dewey a d’abord appelé “interaction” cette forme d’interférence transformatrice entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’organisme et l’environnement — entre l’individu et la société, dont le dualisme est tout à fait supprimé. Après quoi, afin d’insister sur le fait que l’interaction n’affecte pas seulement la nature de la relation entre deux entités mais également la nature des entités elles-mêmes, il a opté pour le terme “transaction”, mais bien plus tard et en regrettant de ne pas l’avoir fait plus tôt. Que tel pouvoir d’un être particulier ne

12 Sur ces quelques indications, on peut se reporter par exemple à JD, Contributions to Cyclopedia for Education (1911), MW, vol.6, article "Experience and the Empirical", p.448, ainsi qu’à JD, The Influence of Darwinism in Philosophy (1909), MW, vol.4. 13 JD, Reconstruction in Philosophy (1920), MW, vol.12, chapitre 4. Ce n'est que lorsque l'effet du milieu sur l'organisme est une conséquence d'une de ses activités antécédentes, ou lorsque le fait de subir est la conséquence du fait d'avoir agi, que les deux phases sont associées et que l'expérience se substitue alors à ce qui, dans l'absence de connexion, ne pourrait être qu'une suite de mouvements sans liens les uns avec les autres.

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soit ni une simple conformation au milieu, ni le fruit du développement de potentialités inhérentes, voila qui sera essentiel à considérer dans le cadre des discussions politiques ultérieures.

L’expérimentation est quant à elle la conscience du nœud entre l’extérieur et l’intérieur. C’est par cette conscience que la liaison transformatrice entre subir et agir, du fait que certaines des conditions qui la caractérisent sont identifiées, peut devenir le pivot d’une action et l’orienter dans une nouvelle direction. L’expérimentation désigne le cours que suit une activité à l’égard à la fois des expériences antérieures et de celles qui sont visées ou anticipées14. Les expériences consécutives deviennent objets les unes des autres : telle est la condition d’une enquête. L’objet de celle-ci ne peut être l’essence derrière l’accident, “le réel” ou les “choses-en-soi”. L’enquête a toujours affaire aux produits des opérations par lesquelles les expériences s’effectuent, donc au produit de transactions, au sens signalé plus haut. Lorsque l’expérience est accompagnée de la conscience de ce qu’elle “fait” et de ce qu’elle “transforme” (ou de ce qu’elle “crée” comme dans l’art), ce sont les nouvelles conditions ainsi produites qui deviennent un objet d’intérêt et qui, éventuellement, peuvent conduire à de nouvelles situations problématiques spécifiques, du fait même qu’elles font désormais partie des conditions du milieu en relation avec lequel l’enquêteur développe ses aptitudes, ses désirs, ses connaissances ou sa science. Loin de ne représenter que le cas particulier, discret et approximatif d’une théorie par ailleurs parfaite, l’expérience comme expérimentation est la condition même de la théorie : l’idée, la théorie, l’hypothèse ou le “plan d’action” qu’un complexe expérimental impose d’établir et qu’il met en même temps à l’épreuve sont des termes différents pour désigner une même manière de poser des fins en fonction de l’occurrence probable d’événements que les expérimentations antérieures permettent d’anticiper. Comme en politique, la dimension de choix et d’institution est ici centrale. Sélectionner des problèmes, des fins ou des hypothèses parmi des agencements possibles de réaction et de transformation entre des données organisées et repérées comme telles est une opération qui, dans les sciences comme dans le domaine des affaires sociales, supprime tout aussi bien le dualisme entre pratique et théorie que le dualisme entre éthique et politique. La “méthode expérimentale” que Dewey attribue à Bacon avant tout autre, qu’il retrouve chez Darwin, et dont il souhaite l’application dans les sciences sociales et la politique, peut être comprise comme 14 Sur l’expérience comme enquête, le livre le plus important est JD, Logic: The Theory of Inquiry (1938), LW, volume 12.

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cette posture intellectuelle qui subordonne les opérations épistémiques à des choix spécifiques de société.

L’expérimentation peut donc être comprise comme l’histoire continue d’un ensemble d’expériences formant entre elles une série. Celle-ci ne s’établit pas par le point inconscient que constituerait un déterminisme historique ou l’actualisation de facultés innées, mais par le point où naît et se renforce un intérêt pour un type particulier de transaction. De ce fait, une série n’est un progrès que relativement aux finalités que l’enquête elle-même a permis de poser ou même d’envisager. La conduite de “la science normale” (Thomas Kuhn) par des opérations d’erreurs corrigées et de tests systématiques (trial and error process) n’est pas une marche progressive vers la vérité ou la réalité, mais le développement contingent et toujours faillible du potentiel tout à la fois de confirmation, de chance et d’hypothèse que chaque moment d’une l’enquête fait naître.

Dans le cas où une continuité de ce type s’établit, les effets dont l’individu se ressent sont les effets de ses propres activités ou des activités du groupe auquel il est associé, et ses activités sont dirigées par l’anticipation de ce type de conséquence (seulement probable) que ses expériences antérieures lui ont permis de découvrir. La corrélation entre vivre une situation problématique, éprouver les conséquences de ses propres activités, et reconstruire le cadre de l’expérience en agissant sur ses conditions afin que puisse reprendre le continuum des expérimentations, est ce que Dewey appelle tout aussi bien “enquête” que “développement de l’individualité”15. “Devenir dans une certaine mesure différent de ce que nous étions16” et rétablir la continuité des expériences dans les cas où cette continuité est cassée sont deux expressions désignant le même processus. Il existera par conséquent autant de domaines d’expérience ou d’unification que de centres d’intérêt, autant de types humains que de types d’activités, autant d’individualités que d’occasions d’influer personnellement sur les conditions et les finalités des associations dont on est membre. La pluralité associative apparaîtra comme un mode de vie humain normal et souhaitable — celui-là même qu’une bonne organisation politique aurait pour tâche de préserver. Dans le cadre d’une présentation de la dimension éthique de la politique de Dewey, une seconde caractéristique de l’expérimentation importe : il s’agit des transformations concrètes, “existentielles”, que cette dernière fait subir aux objets 15 Dewey a consacré sa célèbre théorie de l’éducation au développement de ce point. Voir par exemple JD, Democracy and Education (1916),MW, vol.9. 16 Telle est la définition de la liberté humaine. Voir JD, "Philosophies of Freedom" (1928), LW, vol.3, p.108.

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étudiés aussi bien qu’au sujet étudiant. L’enquête relève plus d’une logique de création que d’une logique de découverte. Ses objets sont les changements qu’elle provoque. Ses opérations de test sont pratiques en ce sens qu’elles supposent que le milieu où l’enquête se déroule soit concrètement modifié : les conséquences d’une activité ne sont conformes à ce qui était anticipé que si les conditions soumises à une investigation sont existentiellement transformées de la manière prévue. Et réciproquement, seule la transformation effective des conditions permet d’induire le caractère approprié de l’hypothèse de départ et de la conduite qui en a découlé. En se bornant à quelques indications, on peut rappeler que toute expérimentation est destinée à établir le point qu’elle projette comme sa condition d’effectuation, et non, on l’a vu, comme l’atteinte d’une essence ou comme l’agencement de données des sens. Par quoi expérimental ne se confond pas avec empirique au sens où domine la passivité de l’agent, qu’il s’agisse d’une théorie des impressions ou des affections. Car situer l’expérience dans la liaison entre ressentir et agir implique que l’horizon même du dualisme entre entendement et sensibilité soit supprimé. William James avait inauguré la rupture avec l’empirisme et, surtout, avec la pente sceptique de ce dernier. L’expérimentation implique non seulement que les opérations rationnelles soient relatives au matériau expériencé, mais qu’en outre elles soient elles-mêmes remaniables en liaison avec ce qui, dans l’expérience, se dérobe indéfiniment à toute formalisation définitive. Ce que Dewey a appelé “logique” de l’enquête ne correspond pas à une méthode déconnectée des situations sociales où elle est mobilisée, ou des objets particuliers sur lesquelles elle porte. Elle est toujours reliée aux effets concrets de sa propre mise en œuvre. Les procédures d’enquête ne sont pas plus définitivement fixées ou instituées que ne le sont les réalités objectives. En adoptant le point de vue pragmatiste, on peut faire l’hypothèse que le “connu” est aussi le résultat d’une rencontre entre l’histoire de la logique, celle des sciences, et celles des pratiques par rapport auxquelles des centres d’intérêts en viennent à exister. Dans la perspective de Dewey tout du moins, toutes les logiques ne se valent pas. Comme on le mentionnera plus loin, l’opposition entre une logique expérimentale (ou interactionniste, donc ouverte) et une logique “absolutiste” est le critère principal pour distinguer la démocratie de tous les autres régimes politiques. Par ailleurs, la portée créatrice et “instrumentale” de l’expérimentalisme permet d’expliquer que le progrès scientifique et le progrès des affaires humaines puissent aller de pair sans que cela entraîne nécessairement des pratiques de manipulation ou d’ingénierie sociale, un quelconque béhaviorisme ou la mise en

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œuvre d’une relation technique qui instrumentaliserait l’humanité. Importer dans les sciences des rapports sociaux la “logique” des sciences physiques n’implique pas de réduire les êtres humains à des objets physiques. Cela implique de prendre en considération les conséquences d’un dispositif d’enquête donné sur la situation initiale (ce que fait toute enquête physique de type expérimental), mais d’une manière qui soit spécifique aux faits sociaux (ce à quoi invite fortement l’abandon même d’une démarche rationaliste et purement déductive). Car, par contraste avec l’enquête physique qui n’est sociale que par l’institution de son mode de communiquer, l’enquête sociale porte sur les relations sociales elles-mêmes ; en les modifiant, elle en fait partie. Comme on l’a vu, l’expérimentation ne consiste pas à appliquer un savoir et un faire à un objet qui serait donné et constitué d’avance, mais à concevoir et fabriquer un objet de sorte qu’une réponse à la question qui préside à sa construction puisse être apportée (ou qu’elle soit abandonnée). Or seul un objet permettant à un sujet de mettre à l’épreuve ses pouvoirs et de les développer est apte à jouer ce rôle. L’expérimentation implique donc la transformation corrélative de l’objet et du sujet, des matériaux d’une pensée et de la nature de cette pensée, des conditions d’action et des besoins, des désirs ou des intérêts — et finalement, des circonstances d’une vie et de la qualité d’individualité qui en provient. C’est dans l’aptitude de l’expérience conçue comme enquête, à diversifier et enrichir aussi bien le sujet que l’objet, que Dewey a situé la source unique de l’individuation — ou “la croissance de l’individualité”. La dimension transactionnelle de l’expérience fait que ce dont il est fait une expérience et la manière dont l’expérience est menée s’avèrent les deux aspects d’une même opération. L’objet et la méthode ne sont pas séparables17. La méthode expérimentale est identique à la “logique” de l’enquête en général18. L’enquête 17 De nombreux aspects de la théorie de l’éducation de Dewey sont dévolus à montrer ceci ; une méthode n’est pas l’une des opérations intellectuelles ou cérébrales possible parmi d’autres, mais une manière de produire des effets ou de diriger sa conduite. La méthode crée donc aussi pour sa part de l’environnement dont les conditions entrent ensuite dans toute situation d’enquête ultérieure. Les seules règles générales sont celles qui assurent la subordination des objets d’étude aux capacités d’expérience des individus. Réciproquement, il est prioritaire d’un point de vue éthique et politique que les objets considérés comme valables le soient sur la base d’une enquête, et non en vertu d’un a priori quelconque. Ceci impose que les objets ayant une signification éthique ou politique soient dans l’idéal constitués de sorte qu’ils se prêtent à une forme ou une autre de discussion, de confirmation ou d’examen, ce que par exemple aucun objet de type religieux ne peut autoriser. 18 Ce que Dewey entend par logique est similaire , dit-il, au sens que John Stuart Mill lui donne dans le Sixième Livre de son Traité, "La Logique des Sciences Morales". "Pour le but présent, 'logic' signifie un exposé intellectuel systématique des opérations d'enquête, test et formulation qui entrent dans la découverte des conclusions ayant une prétention valide à l'acceptation, à la

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ordinaire et l’enquête spécialisée sont de même nature, continues l’une à l’autre et mobilisant toute deux les activités transactionnelles qui sont inhérentes à la conduite de la vie. De ce fait, il est impossible d’interpréter dans des termes utilitaristes ou sous les espèces d’une domination, “l’expérimentation active” des choses où Dewey voit la forme la plus aboutie de la science moderne et en même temps, sa forme la plus élémentaire, comme en témoigne le jeu enfantin. Le rapport qui permet de juger la valeur de ce type d’activité se situe toujours entre la pensée, ses opérations et ses propres produits ; jamais il ne s’agit de formater les objets de sorte qu’ils “conviennent” à un sujet préformé et anhistorique, et il ne s’agit pas non plus d’imprimer à la nature et à autrui un mouvement qui ne dépendrait en rien de ce qu’ils sont eu égard à leur capacité de développement distinctive et à ce qu’ils pourraient être en relation avec une entreprise progressive de connaissance ou de coopération.

En réalité, du moins en ce qui concerne les affaires interhumaines, ces dernières remarques n’expriment aucune impossibilité factuelle. Leur utilité est surtout de diriger l’attention vers ce qui motive que l’on reprenne toujours la mesure de la politique à l’aune de ce qu’elle pourrait être dans l’idéal — de ce à quoi elle sert, de ce dont elle est censée libérer et des moyens pour y parvenir. De fait, confronter le réel à l’idéal défini comme “la tendance et le mouvement d'une chose existante menée jusqu'à sa limite finale, considérée comme accomplie, parfaite19” est la posture que Dewey a adoptée, quelles qu’aient été ses activités politiques : journalisme, militantisme, théorie. La toile de fond contre laquelle se détachent ces activités varie au cours de sa très longue vie. Cette toile dépeint sous diverses facettes un long cortège de menaces pour la liberté : d’abord, au cours des années vingt, l’organicisme issu de Hegel, le dogme du libéralisme conçu comme laissez-faire, la concentration capitaliste des inventions et des techniques, l’exclusion et l’exploitation, la crise économique de 1929, puis les grands déterminismes de type matérialiste, surtout la montée des régimes totalitaires, le stalinisme, le nazisme et le fascisme, dont la démocratie américaine est moins à l’écart qu’on ne le croit généralement, et qui doit aussi sa survie à tous ces “apôtres de la démocratie” qui se mettent alors à parler fort et beaucoup. Ce qui précède n’exprime donc pas l’impossibilité matérielle du contrôle et de la domination — ni conviction." (JD, "Philosophy"(1929), LW, vol.5, p.168.) C'est ce sens qui est le plus courant dans la philosophie de Dewey: clarifier les procédures de la pensée pour fixer les conditions des convictions légitimes. 19 C’est ainsi que Dewey définit la démocratie dans Le Public et ses problèmes, chap.5.

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celle de la capacité humaine à transformer des hommes en “non-hommes” (Primo Levi). Elles expriment seulement un interdit pour qui situe la valeur d’une expérience dans la signification nouvelle qu’elle apporte, pour qui cherche à accroître sa connaissance en matière de physique et de société, pour qui autrui est égal et libre en ce sens que son pouvoir d’expérimentation est débloqué, encouragé et enrichi ; bref, pour qui mène ou souhaite mener une vie démocratique.

Car transposée au plan politique et éthique, l’expérimentation comprise comme la dimension d’enquête que recèle toute expérience consciente n’est autre que le pouvoir des individus à influer concrètement sur les conditions qui les affectent, donc à les changer. La participation est le terme éthique et politique qui équivaut à l’expérimentation. Car si expérimenter suppose que l’individualité et le milieu soient des constructions corrélatives et dans l’idéal “unifiées”, la participation est l’action que les individualités exercent sur les traits du milieu qui les affectent. Prendre part, c’est avoir une voix. La loi et le droit démocratiques peuvent être considérés comme des moyens destinés à garantir cette influence tout en la canalisant de sorte que l’environnement soit plus libre, plus riche et moins opaque pour les opérations des individualités, et qu’il soit en même temps constitué de sorte que chacun puisse en être un membre singulier. La démocratie est ce régime destiné à sauvegarder la possibilité même de l’expérimentation afin que chacun agisse sur les circonstances factuelles des associations auxquelles il est lié, qu’il puisse repérer la marque ancienne de sa contribution et espérer prendre part à la direction future des groupes dont il est membre. C’est la condition à laquelle “one person one vote” (et “que chacun compte pour un”) n’est pas seulement un principe, mais devient une réalité.

La politique : où, quand, comment ?

En ce qui concerne plus particulièrement les questions politiques, l’unification qui a été mentionnée plus haut s’établit entre le mode d’engendrement des institutions politiques et le mode d’enquête sur lequel reposerait dans l’idéal toute réglementation gouvernementale. Cela suggère d’emblée que la limite séparant le public du privé ne puisse être fixée dans l’absolu ou de manière a priori. Le degré d’intervention de l’État dans les affaires humaines dépend non de la nature des activités ou des acteurs qui les accomplissent mais des conséquences factuelles des activités. Le repérage de ces conséquences nécessite une méthode et mobilise le

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public, qui se constitue par ce repérage lui-même. Solidariser le gouvernement et l’enquête portant sur les conditions associatives, au niveau même des principes d’une bonne politique et de la reconstruction des concepts dont elle tire ses traits essentiels, conduit de fait à situer l’utilité d’une pensée de la démocratie dans le cadre d’un mode de vie, non dans celui d’une théorie de la nature humaine (ou dans celui d’une théorie des interactions humaines indépendamment de la perspective très particulière que l’horizon d’une réglementation politique fait toujours naître20). Du coup, le mouvement de justification de l’autorité politique qui anime tout projet de philosophie politique se trouve profondément modifié.

Mais commençons par un bref résumé de l’argumentation de Dewey. Dans Le Public et ses problèmes, les formations politiques telles que le gouvernement, l’État ou le public sont conceptualisées d’après les fonctions qu’elles assument au sein d’un système pluriel d’associations. La démarche est réputée “générique” et “fonctionnelle” : elle ne vise pas à constituer des objets pourvus de propriétés ou de structures statiques mais cherche à établir une dynamique des activités humaines et les formes historiques de leur différentiation. Comme l’établissent les deux premiers chapitres avec beaucoup de force et d’originalité, l’apparition de l’État est liée au fait que certaines conséquences des activités sociales affectent si gravement et si durablement des personnes étrangères à ces activités qu’une intervention destinée soit à promouvoir, soit à prohiber tel ou tel type de conséquences, devient fortement nécessaire : “Nous prenons donc notre point de départ dans le fait objectif que les actes humains ont des conséquences sur d'autres hommes, que certaines de ces conséquences sont perçues, et que leur perception mène à un effort ultérieur pour contrôler l'action de sorte que certaines conséquences soient assurées et d'autres, évitées. Suivant cette indication, nous sommes conduits à remarquer que les conséquences sont de deux sortes ; celles qui affectent les personnes directement engagées dans une transaction, et celle qui en affectent d'autres au-delà de celles qui sont immédiatement concernées. Dans cette distinction, nous trouvons le germe de la distinction entre le privé et le public. Quand des conséquences indirectes sont reconnues et qu'il y a un effort pour les réglementer, quelque chose ayant les traits d'un État commence à exister. Quand 20 Certaines des théories sociologiques du public et de la publicité qui se focalisent aujourd’hui sur des jeux d’acteurs en situation de “ communication ” marginalisent la question de savoir si la qualité d’acte politique influe ou non sur ces situations, et comment elle le fait. Avec et depuis Habermas, on a glissé de la priorité du public à la description de modèles de communication dont le public politique ne serait qu’un aspect. C’est la raison pour laquelle il peut sembler à certains égards que les théories de la communication aient simplement pris la place des anciennes théories théologiques et innéistes de la nature humaine.

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les conséquences d’une action sont confinées (où crues confinées) principalement aux personnes directement engagées, la transaction est privée21.” La formation de l’État ne dépend donc ni d’un facteur unique (comme la volonté), ni d’un quelconque déterministe — psychologique, physiologique ou historique. Elle est relative exclusivement aux conséquences spécifiées comme “étendues et persistantes” des activités humaines et à leur soumission éventuelle à des règles.

Alors que chaque être humain, du fait qu’il est d’abord un nouveau-né, se trouve de facto lié à toutes sortes d’associations “primaires” (à commencer par celle que constitue habituellement la famille), un État est une forme d’association seconde et dérivée destinée spécifiquement à réglementer les relations entre les groupes afin que tous puissent bénéficier de biens utiles et de nouvelles opportunités, et que les dommages qu’ils se font subir les uns aux autres soient limités et compensés22. La question fondamentale est donc de savoir où commence l’État et où il finit : quelles sont les conséquences d’activités sociales nécessitant une réglementation et quelles sont celles qui sont “privées”, c’est-à-dire celles dont les conséquences sont limitées et qui peuvent rester aux soins des personnes directement concernées. C’est dire que les problèmes que pose l’État (sa définition, sa fonction et sa finalité) ne concernent nullement le rapport entre individu et société, mais qu’ils s’enracinent dans le fait évident de la pluralité des groupes humains, des associations et des intérêts en fonction desquels elles existent23.

S’il est classique en philosophie politique de questionner les limites de l’État et leur condition de légitimité, il l’est en revanche beaucoup moins d’affirmer que la séparation entre le public et le privé doive reposer, non sur un quelconque principe général, sur une “force causale” ou sur un principe a priori, mais sur le résultat d’enquêtes établissant les conditions associatives et celles de leurs conséquences factuelles qui s’avèrent problématiques, ainsi que sur leur libre publicité. Rappelons d’emblée que la condition de l’organisation politique du public est d’abord qu’il “prenne conscience de lui-même” et qu’il identifie les circonstances concrètes qui lui ont donné naissance — ce pour quoi les enquêtes sociales, la méthode “expérimentale”, l’éducation et la publicité seront sans cesse

21. JD, Le Public et ses problèmes, chap.1. 22 Sur la critique radicale d’une conception moniste (non pluraliste) de l’État, voir en particulier JD, Reconstruction in Philosophy (1920),MW, vol.13. 23 Fidèle au principe de l’expérimentation, Dewey privilégie l’analyse descriptive et éthique de la pluralité par rapport à la doctrine pluraliste de l’État. Cette dernière avait été introduite depuis l’Angleterre aux États-Unis par Harold Laski. Sur ce point, les premières formulations décisives se trouvent dans John Dewey: Lectures in China (1919-1920), éd. Robert W. Clopton and Tsuin-chen Ou, Honolulu, University Press of Hawaï, 1973.

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mobilisées. Dans leurs méthodes et leurs finalités, les sciences sociales seront définies par la fonction libérale de constitution des connaissances dont dépend la reconstruction permanente des publics modernes.

Le primat de l’expérimentation se trouve affirmé à deux niveaux, dont le rapport est de moyen à fin. Le premier est celui des outils intellectuels destinés à établir la nature et la portée des conséquences indirectes des activités humaines : seules les sciences sociales d’esprit “expérimental” contribuent à consolider la démocratie. Si Dewey préconise leur développement public et qu’il relie par exemple sa théorie de l’éducation à l’acquisition générale d’une “logique” de l’enquête expérimentale, c’est afin de favoriser une transformation de la culture de la connaissance scientifique et de ses finalités. En recourant à des mots en “isme” (ismisme), on peut dire qu’il s’agit de transformer le positivisme et le causalisme en expérimentalisme et transactionnalisme. Par quoi tout exposé de Dewey sur la méthode et ses modifications souhaitables mobilise aussi la perception commune, affective et esthétique des formes de production, d’enseignement et de publicité du connaître. Les questions de méthode d’enquête par lesquelles tous les textes politiques de Dewey sont conclus ne conduisent pas en dehors des activités politiques, par exemple dans le giron d’une neutralité bienveillante où des experts éloignés du pouvoir et des attraits qu’il exerce résideraient. Au contraire, la question de la méthode avec laquelle élaborer les matériaux du social se trouve au cœur de la politique ; l’art de former des intérêts, de délimiter des domaines juridiques communs et de gouverner en dépend. Quant au second niveau, il correspond à l’exigence du rétablissement du continuum d’expériences sans quoi le développement de l’individualité est interrompu et la vie devient “une forme de mort prématurée24”. Les pratiques scientifiques, les activités politiques qui s’en inspirent et la création de valeurs que suppose toute “croissance” de l’individualité dépendent chez Dewey d’une méthode identique. Le fait que Dewey voie dans la politique l’accompagnant des processus d’individuation dans une société donnée témoigne de ce que les termes “individualité” et “individu” appartiennent à des registres différents et se rapportent à des univers de valeur et de sens différents : l’individu est premier alors que l’individualité est forgée. Ou, plus exactement, “l’individu” est le sujet humain conçu de manière non interactionniste, soit comme un moi substantiel, soit comme le produit de lois historiques, sociales ou civilisationnelles déterminées.

24 Expression tirée de JD, "Foreword to The Art of Renoir" (1935), LW, vol.11, p.502.

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C’est cette proximité entre l’individu libéral compris comme un tout et l’individu “holiste” compris comme la partie qui s’est détachée d’un tout, qui explique que par exemple les communautariens américains aient accusé l’individu d’être une fiction et, en même temps, le libéralisme de produire un individualisme désintégrateur ou “désaffiliant”, et qu’ils aient en outre prétendu adopter une position surplombante au nom de laquelle valider une critique des effets atomisant de la fabrique d’individualisme que serait la théorie libérale classique25. Les discours anthropologiques qui sous-tendent ces deux versions sont unilatéraux. Le fait qu’ils se fondent davantage sur une théorie psychologique que sur une théorie de la culture empêche qu’ils puissent enregistrer la réciprocité entre la construction du moi et les transformations de l’environnement, physique et social. Le moi humain demeure pour ainsi dire hors du temps, puisque lorsqu’il est mobilisé, l’axe temporel de ses modifications se voit pourvu par anticipation d’une orientation spécifiée. Ses qualités et ses traits sont donc pensés comme dépendants de sa structure biologique ou psychologique, que cette dernière soit conçue comme pleine à la manière libérale, ou au contraire comme vide, à la manière environnementaliste. L’individu et l’individualité ne se confondent pas. Car si le premier est un rapport exclusif soit à lui-même, soit à ce sans quoi il ne serait rien, le second est cet être qui se développe historiquement en relation avec ce qui n’est pas lui, mais est constitué de sorte qu’il le fait devenir qui il devient. Comme le remarque John Rawls dans Political Liberalism, une théorie de la nature humaine suppose un universalisme et une fixité dont une théorie de la personne permet de faire l’économie. La différence entre individualisme et collectivisme (ou entre atomisme et holisme, libéralisme et communautarisme, etc.) est ici inopérante ; les convictions que promeuvent ces doctrines équivalent à des “absolutismes”, en théorie, et sans doute en pratique aussi. Car en termes de choix politiques et épistémologiques, les conceptions a-historiques et non transactionnelles que supposent aussi bien l’atomisme libéral que l’organicisme sont des obstacles à l’expérimentation, donc à l’individuation. Si l’individu et l’environnement sont dans l’idéal des réalités concomitantes dont la politique serait destinée à assurer au

25 Sur la question du communautarisme, on peut consulter en français André Berten, Pablo da Silveira, Hervé Pourtois (éd), Libéraux et Communautariens, Paris, PUF, 1997. Je me permets de mentionner aussi mon article “La communauté dans l'État libéral: John Dewey et les communautariens” (1997), Cités, PUF, à paraître. Charles Taylor est un auteur qui illustre bien la convergence entre hégélianisme, organicisme et communautarisme.

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mieux la convergence, alors la vieille question de savoir lequel, de la communauté ou de l’individu, est premier, n’a plus guère de pertinence. Par “absolutisme” ou “logique absolutiste”, Dewey entend précisément un raisonnement tronqué qui érige au rang de facteur unique ou cause suprême un seul des aspects d’une interaction complète. Cela consiste soit à ne prélever qu'un des deux termes de l'interaction — individu ou environnement — et à y voir la cause première des changements se produisant au cours de l'histoire, soit à réduire l'un des deux termes à un facteur exclusif de changement. Par exemple, la doctrine de la liberté naturelle et le marxisme dont Dewey entreprendra la critique systématique quelques années plus tard tombent dans les deux catégories à la fois : le libéralisme classique établit l’individu comme la mesure et la source du progrès social, tout en faisant reposer sur la seule faculté de libre arbitre la garantie de la moralité aussi bien personnelle que collective. La liberté “naturelle” est le versant anthropologique qui justifie le laissez-faire, ou le dogme de la non intervention de l’État dans les affaires réputées privées, à commencer par les affaires économiques. C’est en mobilisant le critère d’individuation et d’expérimentation que Dewey critique sans relâche l’individualisme libéral et les dispositifs théoriques et concrets qu’il justifie : non seulement le dualisme entre société et individu, mais aussi une conception privative de l’intelligence et du bien, ainsi que les profondes inégalités économiques et sociales qui en découlent. Dans le contexte d’une société complexe et industrielle, le libéralisme devient un conservatisme. Quelques années plus tard, Dewey opposera au libéralisme classique un “libéralisme radical”, entendant par cette expression que la liberté que tout “libéralisme” considère comme sa fin ne peut être assurée que par des moyens radicaux, comme pouvaient l’être à l’époque la socialisation des moyens de production industrielle, la politisation de la presse et l’organisation syndicale des salariés afin que ceux-ci se constituent progressivement en un public articulé26. La leçon de l’expérimentation est aussi que la liberté comme fin suppose la liberté comme moyen.

La critique de l’organicisme et de toutes les visions romantiques, hégéliennes et néo-hégéliennes de l’État, est ici moins développée que celle du libéralisme. De fait, la doctrine de la libre entreprise représente pour l’Amérique des années vingt le danger le plus important, d’autant que son annexion par les doctrines utilitaristes permet de hisser la logique des comportements économiques au rang de modèle d’explication de toutes les conduites sociales. Comme 26 Sur la critique du libéralisme classique, deux livres de Dewey sont particulièrement importants : Individualism Old and New (1930), LW, vol.5, et Liberalism and Social Action (1935), LW, Vol.11.

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Tocqueville l’avait remarqué, sans doute les démocraties libérales sont-elles historiquement et culturellement plus menacées par des tendances à l’érosion des liens sociaux, que par des mouvements qui subordonneraient le développement de l’individualité à la subsomption des particularités subjectives des personnes dans une totalité sociale. Cependant, comme l’a rappelé plus récemment Michael Walzer en décrivant un mouvement de balancier entre les défenses de la liberté individuelle et celles de la nation, l’histoire politique américaine n’est pas étrangère à un penchant de type communautarien27. On peut surtout mentionner le fait que les questions de théorie politique et son opposition précoce à la conception organiciste de l’État, sont décisives pour expliquer que Dewey ait rompu à l’égard de l’idéalisme hégélien et des néo-hégéliens de gauche avec lesquels il se trouve lié durant les dix premières années de ses activités philosophiques28. Car pour Dewey, la coïncidence entre le vouloir individuel et le vouloir du tout défini de manière moniste relève également d’un “absolutisme” et s’avère cette négation de la pluralité qui est propre à toute aspiration à la totalité. Quant au marxisme dont Freedom and Culture présentera en 1939 la critique la plus virulente et la plus complète, il correspond à ce “type de théorie sociale qui réduit le facteur humain aussi près que possible de zéro, puisqu'il explique les événements et formule des politiques exclusivement dans les termes des conditions qui sont fournies par l'environnement29”. En écartant le “facteur humain” au profit de lois d’évolution et d’un devenir matériellement déterminé, et en faisant dépendre les mouvements de transformation environnementale de la seule causalité économique, le marxisme est lui aussi doublement “absolutiste”.

Au total, le repérage critique de la “logique absolutiste” est tout autant destiné à établir le caractère pré-scientifique des théories sociales et politiques qui en relèvent, qu’à mettre en évidence les effets antidémocratiques et iniques des doctrines non expérimentales du social et du politique. Le libéralisme de type économique, le nationalisme ou le socialisme “scientifique” sont à la fois épistémologiquement arriérés, anthropologiquement infantiles et politiquement consternants.

27 Michael Walzer, "The Communitarian Critique of Liberalism", Political Theory, vol. 18, n° 1, Février 1990, pp. 6-23. 28 Sur le hégélianisme de Dewey, sur ce avec quoi il rompt et sur ce qu’il en reste, on peut consulter R. Westbrook, op. cit., chap.1. et Gérard Deledalle, L'idée d'expérience dans la philosophie de John Dewey, Paris, PUF, 1967. 29 JD, Freedom and Culture (1939), LW, vol.13, p.117.

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Puisque la logique “absolutiste” est le déni même de la dimension transactionnelle de la vie humaine, la distinction qui importe ici n’est donc pas celle qui pourrait être située entre deux visions de l’homme, l’une individualiste et l’autre collectiviste, mais celle qui sépare les expériences individuantes de celles qui ne le sont pas. En d’autres termes, l’important en démocratie est de discriminer entre les conditions sociales qui produisent de l’aliénation et celles qui forment ou pourraient former des libertés. Le propre d’une démocratie libérale serait donc précisément de tendre à réglementer le cours des affaires sociales de sorte que le libre jeu de la personnalité de tous soit encouragé, et que chacun puisse se constituer en un centre unitaire de conscience et de vie. À cet égard, le public peut apparaître comme l’organe d’une expérience politique destinée à rétablir l’expérimentation sans laquelle les moments d’une vie se trouvent indéfiniment dupliqués, ou si déconnectés les uns des autres que la dimension de sens et de projet en devient absente. Les actions politiques ne fondent pas la liberté, mais la restaurent. Le fait que l’individualité soit le fruit d’une organisation sociale spécifique (ou d’un procès particulier de civilisation, comme le pensait Norbert Elias) n’implique certainement pas qu’elle s’y réduise. On l’a vu, l’environnement n’est tel que par les connexions actives qu’un sujet y suscite. De même un sujet est un continuum relatif à la corrélation temporelle de ses contacts avec le monde extérieur, ou de ses expériences.

Cette dernière remarque peut servir de tremplin pour définir la finalité de l’État. Concernant cette dernière, Dewey ne varie guère : l’État est une association destinée à rétablir le développement de l’individualité lorsque ce développement est interrompu par l’impact indirect des activités sociales.

Avant d’en arriver au “public” qui forme une instance intermédiaire entre les pratiques de réglementation politique et les activités privées, signalons que cette approche permet d’apercevoir que jamais Dewey n’entreprend de défendre pour eux-mêmes soit “la communauté”, soit “l’individu”. Il subordonne l’emphase sur l’un ou l’autre à l’examen des circonstances associatives et aux situations concrètes qui s’avèrent problématiques. C’est pourquoi il ne semble pas que l’appel à “la Grande Communauté” et les passages par lesquels s’achève Le Public et ses problèmes signalent la priorité d’une forme de vie communale par rapport à l’épanouissement des facultés individuelles et des processus de différentiation, et ce contrairement à ce que de nombreux auteurs qui ont vu dans Dewey le

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précurseur d’une vision communautarienne du moi et du social ont pu affirmer30. En effet, les échanges intimes, les croyances partagées, les traditions héritées des ancêtres et les relations fraternelles entre voisins sont moins décisifs et moralement significatifs que les types d’organisation sociale qui proviennent d’une coproduction et d’une coopération entre associés égaux : une communauté parfaite serait une communauté “constituée par des éléments étrangers31”. Dewey a toujours été soucieux de mettre en évidence l’irréductibilité fondamentale du social comme de l’individuel, notamment dans ses textes de psychologie sociale, et il a défini la morale ou l’éthique comme la recherche d’un “équilibre” entre eux32.

Dans un petit texte intitulé I Believe (1939), il écrit ceci : “j'ai dit [dans le passé] que ‘les individus seront toujours le centre et le couronnement de l'expérience, mais ce que l'individu est réellement au cours de l'expérience de sa vie dépend de la nature et du mouvement de la vie en association.’ Ma foi dans l'expérience et ma conviction que l'individu est réellement son centre et son couronnement ne se sont pas modifiées. Mais il y a eu un changement d'accent. Je souhaiterais maintenant insister plus que dans le passé sur le fait que les individus sont en dernière analyse les facteurs décisifs de la nature et du mouvement de la vie sociale. […] En reprenant ce problème à la lumière de la montée des États totalitaires, je suis conduit à insister sur l'idée que seules l'initiative volontaire et la coopération volontaire des individus peuvent produire des institutions sociales qui protégeront les libertés nécessaires pour accomplir le développement d'une individualité véritable33.” Pour Dewey comme pour tout “apôtre” de la démocratie, l’individualité est donc la valeur la plus haute.

Comme le font les deux premiers chapitres de son livre sur le public à l’égard des théories organicistes, ce passage témoigne de tout ce qui sépare Dewey d’une apologie de la communauté et de toute forme de fusion des individualités ou de

30 Le premier à le faire est le sociologue C. Wright Mills (par ailleurs tout à fait deweyen) qui a accusé Dewey de consacrer toute sa philosophie à justifier sa mentalité rurale, son esprit jeffersonnien et sa nostalgie à l’égard de la ferme et de la petite commune (ward) autonome et soudée face à l’adversité. Voir Wright Mills, Sociology and Pragmatism. The Higher Learning in America, New York, Oxford University Press, 1966. Il est vrai que les dernières pages du Public et ses Problèmes semblent donner raison au sociologue. Cependant, Dewey a de fait abandonné le programme de “ reconstruction des communautés en face-à-face ” qu’il envisage ici, au profit d’une construction des “communautés fonctionnelles”, à quoi il a voué sa longue carrière de pédagogue et militant politique en faveur d’un libéralisme radical. 31 JD, Le Public et ses problèmes, chap.5. 32 Sur ces deux aspects, on peut considérer comme essentiel JD, Human Nature and Conduct: An Introduction to Social Psychology (1922), MW, vol.14. Voir en particulier l’avant-propos de 1930 à la réédition de ce livre, dans le même volume, p.228. 33. JD, "I Believe" (1939), LW, vol.14, p.91.

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leur absorption dans une quelconque collectivité. Il montre aussi que la critique de l’individualisme n’a aucun rapport ni avec une critique du “sujet” (qu’il est devenu très fréquent de vouloir supprimer sous prétexte d’échapper à tout risque de substantialisation), ni avec une critique de la politique libérale, des droits de l'homme ou des libertés fondamentales, et ce contrairement à ce qu’un long cortège de doctrines allant d’un nationalisme romantique à un communautarisme dur, a voulu faire penser. On peut certes considérer que les dispositions institutionnelles d’une démocratie libérale relèvent d’une sociologie et d’une psychologie douteuses. Mais assigner par exemple à la Déclaration des droits ou au suffrage universel le statut rôle de fonction opératoire au service de la liberté est une opération sans point de contact avec ce que suppose celle qui les assimilerait à des valeurs bourgeoises ou à la marque d’un occidentalisme conquérant et machiste. Les droits sont des moyens au service de la fin que représente la reprise permanente et légitime des faits d’association, et doivent être jugés en fonction de la manière dont ils servent cette fin. L’architecture humaine que le droit libéral a traditionnellement construite afin de se justifier n’a guère de valeur anthropologique. Sa valeur est là encore fonctionnelle. C’est pourquoi Dewey, et Sydney Hook dans ses pas en 1945, ont défendu l’idée que la foi en la démocratie doit être autonome à l’égard de présupposés religieux, psychologiques ou biologiques, et qu’elle ne dépend d’aucun autre principe que celui de l’expérience et de l’association volontaire, lesquelles sont toujours susceptibles de restaurer la continuité des corrélations entre le développement du moi et son environnement, et d’en assurer l’enrichissement. La foi dans la démocratie est une foi dans l’expérience34.

Assigner à la politique la tâche de restaurer le continuum d’expériences individuantes dans une société donnée impose de prendre acte du fait que l’individualité elle-même ne se développe que dans un milieu approprié. Le “libéralisme radical” est le nom que Dewey a donné à ce régime politique qui organise institutionnellement le milieu des interactions humaines afin que l’individualité de chacun puisse s’y développer : “quand le moi est perçu comme un procès actif, on peut voir aussi que les modifications sociales sont le seul moyen pour créer des personnalités différentes. Les institutions sont considérées en fonction de leur effet éducatif — en référence aux types d'individus qu'elles 34 Voir Sydney Hook, Philosophy and Public Policy, "The Autonomy of the Democratic Faith" (1945), Carbondale, Southern Illinois University Press, 1980, p.272-278. Cette autonomie de la démocratie est largement reprise par l’antifondationalisme de Richard Rorty. En revanche, Rorty n’accorde guère de crédit aux solutions “scientifiques” de Dewey pour l’action publique.

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engendrent. L'intérêt pour l'amélioration morale de l'individu et l'intérêt social pour une réforme objective des conditions politiques et économiques sont rendus identiques. Et l'enquête sur la signification des dispositions sociales acquiert une direction et un but précis. Nous sommes conduits à demander quel peut être le pouvoir spécifique de stimulation, d'encouragement et d'éducation de chaque disposition sociale spécifique. La vieille séparation entre la politique et l'éthique est abolie à la racine."35 Jamais la formation de l’individualité et son développement en une “histoire de vie” singulière ne peuvent être considérés comme nécessaires. Il s’agit d’un accomplissement qui dépend toujours des types d’interaction dominante, jamais des entités interagissantes indépendamment l’une de l’autre.

En outre, si l’individualité est forgée, alors tout handicap de fonctionnement individuel dans une société particulière doit être envisagé sous l’angle d’expériences sociales déficientes, non sous l’angle de déficits individuels (ou en tout cas pas exclusivement). Et si le type d’individu dominant, ainsi que les images de l’homme par rapport auxquelles tel ou tel type de conduite est jugé valable ou condamnable, sont toujours relatives à des habitudes sociales et des pratiques politiques, alors toute science de l’homme devrait se soucier de ses propres effets sociaux. Comme le signale d’entrée de jeu Dewey, les questions de fait ne sont pas isolables des questions de droit. Dans tous les cas, rapporter la délinquance à la méchanceté, la pauvreté ou l’ignorance à la paresse, la bêtise à la race ou à la classe, voila déjà le genre de raisonnement qu’une théorie politique et sociale résolument expérimentale (transactionnelle) interdirait à la base. Les critères d’après lesquels juger une nouvelle explication sociologique, une mesure politique ou un projet électoral devraient donc provenir exclusivement de l’évaluation des conséquences qu’ils produisent concrètement sur l’unification continue des expériences et sur la création des sujets humains.

Par contraste à l’égard de doctrines mobilisant la volonté individuelle au niveau de l’élaboration de la personnalité elle-même et indépendamment de ses expériences, Dewey a appelé the lost individual (“ L’individu perdu”) cette figure complètement égarée, si représentative de l’époque industrielle, dont la personnalité est “désintégrée”, dont l’ignorance du monde et de ses conditions de sens est à peu près complète, dont les possibilités d’influer sur le cours de sa propre vie sont quasiment nulles, les expériences, décousues et les valeurs, 35 JD, Reconstruction in Philosophy (1920), MW, vol.12, p.192. Quant à la notion de “libéralisme radical”, elle signifie avant tout une conception radicale de la liberté. On la trouve surtout entre 1931 et 1935 dans plusieurs essais et de nombreuses allocutions. Voir par exemple le volume 11 des écrits de la dernière période.

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inopérantes, car coupées des moyens nécessaires à leur réalisation. Pour plagier Heidegger et s’en démarquer à la fois, le fait d’être “jeté” dans le monde est bien moins une condition inhérente à l’humanité que l’effet d’institutions sociales spécifiques. Dewey consacrera de nombreux textes, allocutions et conférences à décrire ces dernières afin d’indiquer comment les corriger et en faire “les fidèles serviteurs” des hommes, plutôt que leurs maîtres. Soit dit en passant, ces hommes “jetés” dont l’individualité est plus ou moins dissoute sont ceux que les personnes ayant rompu avec le projet d’être des personnes (comme les fondamentalistes religieux) perçoivent aujourd’hui comme des “ombres”. Et peut-être la question de savoir s’il faut éliminer ces “ombres”, les oublier, les étoffer ou, mieux encore, cesser de les produire, est celle autour de quoi s’organiseront dans l’avenir les principaux agendas de la planète, et l’obligation qu’il y aura à choisir entre le religieux, le scepticisme et la politique.

On voit donc comment repérer le point d’articulation entre la critique de l’individualisme libéral qui rythme Le Public et ses problèmes comme une basse, et l’insistance sur le caractère fonctionnel de la définition de l’État : il consiste très précisément à rejeter l’identité entre l’intérêt public et tout trait anthropologique réputé originel et, sur cette base, à montrer que les visées politiques dépendent non seulement de mouvements continus et contextuels de politisation, mais aussi des activités des groupes qui, du fait même qu’ils éprouvent l’impact d’activités auxquelles ils ne participent pas, disposent d’un élément indispensable pour le définir. Outre qu’elle explique en quoi la démocratie se doit d’être “participative”, cette position implique que le principe de la raison d’État ou de la supériorité de l’intérêt national sur les intérêts privés apparaisse comme tout autant suspect que ne l’est la doctrine de la non-interférence étatique dans des affaires qui seraient réputées privées indépendamment de l’examen des conséquences factuelles qu’elles produisent : “Il n'y a pas plus de sainteté inhérente dans une église, un syndicat, une corporation d'affaires, une institution familiale, qu'il n'y en a dans un État. Leur valeur doit également être mesurée par leurs conséquences […] Il n'y a aucune proposition antécédente universelle qui puisse déterminer si les fonctions d'un État doivent être limitées ou étendues. Leur portée est quelque chose qui doit être déterminé de manière critique et expérimentale36.”

Cette détermination “critique et expérimentale” est la tâche que Dewey assigne au “public”. Car le public se constitue dans et par les activités qui sont

36 JD, Le Public et ses problèmes, chap.2.

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destinées à identifier un intérêt de réglementation politique. La philosophie classique harmonise l’intérêt public et la constitution du public pour ainsi dire dans le dos des citoyens — par exemple en supposant à la manière utilitariste une translation automatique des efforts individuels vers le bien de tous, ou en présupposant une homologie entre la “structure de l’espace public” (Habermas) et la structure de l’espace mental individuel. Si ambiguë que soit sa notion d’intérêt public37, Dewey considère ce dernier comme le fruit de multiples mouvements de convergence entre les personnes affectées : convergence à l’égard du statut de personne lésée, convergence par la publicité et la communication des conditions de spoliation ou de détresse, convergence par les activités politique de vote, de pression ou de représentation, etc. Et comme les fruits sont périssables, le travail d’autoconstitution du public par lui-même est toujours à reprendre. De même que le public, le commun est un résultat dont la validité dépend uniquement de la qualité individuante d’expérience qui provient de son institution.

Car l’action publique impose une action du public. Et cette dernière impose que le public sorte de l’ombre, qu’il “s’articule” et se connaisse lui-même. On a vu que le public est d’abord passif : il consiste en l’ensemble des personnes indirectement affectées, c’est-à-dire celles dont la liberté d’agir, la latitude d’association ou la paix sont entravées par l’impact des activités d’autrui. Dans des termes éthiques, il s’agit des personnes dont le continuum d’expérience est interrompu par les conséquences d’activités qui leur sont étrangères et qui voient ainsi leurs possibilités d’individuation supprimées ou diminuées. Le sens même de la politique est donc que le public au sens passif devienne actif, car telle est la condition à laquelle le procès d’individuation dans la société complète peut être restauré. La différence entre participation politique et participation sociale n’est pas une différence de nature, mais de fonction. Participer, c’est prendre part, et c’est à ce titre influer sur les conditions et les fins de l’association dont on est membre. Même exprimées dans un système juridique abstrait, on peut considérer que l’égalité et la liberté se rapportent de manière prioritaire au procès de restauration des possibilités d’action dans les cas où ces possibilités s’épuisent ou disparaissent. L’égalité est égalité des opportunités d’individuation (ce en quoi Dewey se dit souvent proche de Platon), et la liberté est liberté non de choix, mais d’action. Car si ce que veut une personne dépend des relations sociales où elle se

37 Nous passons sous silence le grand nombre de difficultés présentes dans Le Public et ses problèmes, car elles semblent ici moins intéressantes que les possibilités d’analyse et d’imagination que suscitent ce texte.

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trouve, le fait de vouloir est susceptible de transformer les relations données de sorte que les opérations des individualités soient encouragées et diversifiées38.

La frontière séparant privé et public est et doit donc être toujours fluctuante. Les “affaires publiques” sont les affaires qui naissent des besoins de régulation de l’interdépendance humaine dans une société singulière. Le “public” est la résultante d’une action commune destinée à transformer l’interdépendance en nouvelles opportunités d’action. Et comme la réglementation politique de l’interdépendance sociale produit elle-même des conséquences indirectes, le public inclut également les personnes affectées par les mesures et les lois qui émanent de l’État et du gouvernement. La surveillance et la critique qu’exerce le public à l’égard de la domination politique ne sont requises que dans les cas où le service public est mal assuré — ce qui est certes fréquent, du fait même que les personnes investies d’une fonction publique peuvent aisément développer des intérêts distincts de ceux du public qu’elles sont censées représenter. La démocratie au sens “seulement” politique est justement destinée à limiter ce risque. Mais contrairement à ce que postule Habermas en accord avec une assez longue tradition, cette fonction ne fonde pas l’existence du public. Au niveau de l’action du public, la différence entre les conséquences des activités sociales et celle des activités gouvernementales n’est pas fondamentale — déjà pour la raison qu’un gouvernement qui s’est affranchi du service public redevient un groupe social parmi d’autres. La tâche essentielle du public est d’assurer un mouvement de passage entre les situations sociales problématiques et les actes de réglementation politique. Elle est donc d’identifier son intérêt, non de surveiller le travail de ceux qui gouvernent. Et puisque l’opinion publique porte en priorité sur des opérations et des projets qui forment l’aval de la décision technique et spécialisée prise au niveau du gouvernement, alors, comme Dewey ne cesse de le rappeler, il est illusoire de croire que c’est en transformant la “machinerie politique” elle-même que des changements notables et des progrès significatifs seront atteints : “Nous ne pouvons espérer que les causes d’une maladie se combinent de façon à soigner la maladie qu’elles ont créée39.” Chez Dewey, il existe ainsi un éclairage réciproque entre ses diverses positions consistant à désubstantialiser la politique (et donc à la repérer ailleurs que dans l’exercice d’un pouvoir ou dans l’action du seul

38Cette vision de la finalité propre au libéralisme est aussi celle de Richard Rorty. Voir par exemple Contingency, Irony, and Solidarity, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, et Achieving Our Country: Leftist Thought in Twentieth-Century America, Cambrige & London, Harvard University Press, 1998. 39 JD, Le Public et ses problèmes, chap.4.

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gouvernement), à situer l’opinion publique avant tout au niveau de la formation d’intérêts communs, et à subordonner le progrès social aux formes de légitimité que permettent des mouvements permanents de politisation40.

En résumé, les activités spécifiques à un public sont toutes destinées à rétablir la liaison entre subir et agir, dont on a vu qu’elle est la condition de toute expérience véritable et valable — ou de toute expérimentation. C’est à cette priorité que se rattache le droit démocratique de participation politique individuelle. Lorsque les personnes indirectement affectées ont conscience du préjudice qu’elles subissent, elles peuvent développer des activités qui leur permettront à terme de transformer les affections sociales dont elles se ressentent en une action politique. Ces activités sont spécifiques, diversifiées et, il faut le préciser, fort compliquées : plus les sociétés sont complexes, plus ces opérations sont délicates et problématiques, plus leurs résultats sont provisoires, plus les sciences sociales doivent être développées et les données qu’elles permettent d’établir, largement communiquées. C’est pourquoi Dewey rappelle souvent que “la démocratie est le chemin le plus dur à suivre41”. Mais cela ne justifie en rien qu’il faille en prendre un autre.

Enfin, concernant les activités permettant à un public de parvenir à l’articulation politique de ses intérêts, on peut se borner à l’énumération suivante : il s’agit d’abord de toutes les activités destinées à repérer la nature et la portée des conséquences qui ont effectivement donné naissance au public. Cette première phase est à la fois cruciale et d’une grande complexité — et ce d’autant plus que les modalités d’interdépendance deviennent si intriquées qu’elles finissent par échapper complètement au contrôle de l’expérience quotidienne et commune42.

40 Sur ces points, on peut consulter par exemple JD, "Democracy and Educational Administration" (1937), LW, vol.11. 41 JD, Freedom and Culture (1939), LW, vol.13, p.154. 42 Quant aux conséquences des sciences physiques et à la prévision de leurs effets, elles n’importent au public que par le biais de leurs effets sociaux, par exemple en termes d’aliénation, d’opportunité, de pollution ou de richesse. C’est pourquoi Dewey a eu très tôt la conviction que la gestion publique des activités scientifiques devrait transiter par les sciences sociales. C’est d’une certaine façon ce vers quoi l’on s’achemine aujourd’hui en ce qui concerne par exemple la génétique, la cybernétique ou certains aspects de l’écologie. Bien qu’il ne soit pas possible ici de développer ce point, on peut remarquer que l’argumentation de Dewey court-circuite bien plus efficacement l’idée d’un fossé inéluctable entre sciences et publics (donc entre l’expert et le citoyen) que ne le fait le célèbre texte de Habermas intitulé La technique et la science comme "idéologie" [(Technik und Wissenschaft als Ideologie, 1968), traduit par Jean René Ladmiral, Bibliothèque Médiations, Denoël, 1973]. C’est que la conception expérimentale que Dewey privilégie de la science n’est en rien positiviste. En tout état de cause, rétablir la possibilité que les activités des citoyens influent raisonnablement sur la conduite de la science est redevenu aujourd’hui une priorité pour un nombre croissant de citoyens et, parmi eux, de spécialistes des sciences, naturelles ou sociales. C’est dire aussi que durant cette longue période où l’on a balancé entre d’un côté, l’idée (“wébérienne”)

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C’est en relation à cette phase que Dewey a préconisé le développement public des sciences sociales et de la philosophie sociale, et qu’il a fondé par exemple sa théorie de l’éducation sur l’incorporation de la méthode expérimentale à la fois dans les matières enseignées, dans l’administration de la communauté scolaire et dans les relations de l’école avec le monde extérieur. Comme on l’a déjà mentionné, les sciences sociales sont destinées à procurer au public les matériaux nécessaires à sa reconstruction. Cette reconstruction effective est d’ailleurs le test d’après lequel valider les hypothèses émises par les sciences sociales. Car, pour toutes les raisons qui ont été indiquées plus haut, le recourt étatique à des résultats scientifiques auxquels les membres des publics ne prendraient aucunement part serait le déni d’une fonction essentielle de l’État : à savoir la participation des citoyens à l’élaboration des conditions de leur vie. En outre, puisque la capacité publique des personnes affectées est destinée à ce que celles-ci retrouvent un pouvoir d’initiative et d’expérimentation continue dont l’état des relations sociales les a privées, alors le test conclusif des enquêtes sociales réside dans le degré d’articulation ou d’organisation politique du public qu’elles contribuent à atteindre. Le public au sens passif est l’objet du public au sens actif, donc du sujet politique. Après quoi peuvent être menées les activités consistant d’abord à définir un intérêt commun de régulation politique, puis à engager un procès de politisation de cet intérêt par exemple par la lutte, la pression ou la discussion. Sur cette base, les citoyens peuvent veiller à l’institution de tel ou tel organe public qui aura pour fonction selon les cas d’encourager ou de prohiber les activités dont ils éprouvent les conséquences.

Chacune de ces phases représente un exercice spécifique du self-government. Elles peuvent d’ailleurs se chevaucher dans le temps, puisqu’aucune n’est en soi cause ou effet. Dans l’idéal, les personnes investies de la fonction de réglementation en faveur du public sont les citoyens et leurs représentants : les mandataires du public. Le gouvernement ainsi formé et le public constituent ensemble l’État : “L'État est l'organisation du public effectuée par le biais de fonctionnaires pour la protection des intérêts partagés par ses membres. Mais ce qu’est le public, ce que sont les fonctionnaires, s’ils assurent convenablement leur

d’une étrangeté entre la logique de gouvernement et la logique de la découverte scientifique, et, de l’autre côté, l’idée (“foucaldienne”) toujours active que la science se révèle une extension idéologique du pouvoir, la position de Dewey tranche par son originalité, sa justesse et sa réelle valeur pour la démocratie.

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fonction, voilà des choses que nous ne pouvons découvrir qu’en allant dans l’histoire43.”

Il s’agit là d’une présentation schématique qui tait de nombreuses difficultés. Mais même incomplète, elle permet d’apercevoir que l’exigence éthique d’individuation impose que le système politique intègre en lui-même l’exigence d’une réformation continuelle de ses buts, de ses institutions et de ses représentants. Ces deux exigences sont évidemment liées : seule une politique incluant la possibilité d’une réformation continue de ses propres dispositifs est capable d’être attentive aux circonstances mobiles et variables de l’association et, plus fondamentalement, à la nouveauté que chaque personne apporte du fait même de sa naissance ; et seule cette attention permet d’enregistrer en permanence les changements qui affectent la limite séparant le privé du public, la nature des intérêts et les logiques présidant à leur définition, le rapport entre liberté et autorité. En démocratie, le système de l’amendement constitutionnel (dont Gordon Wood disait qu’il avait permis d’institutionnaliser et de pérenniser la révolution44), la rotation des magistratures, le respect des droits individuels et les élections libres peuvent apparaître comme les moyens d’assurer la vigilance nécessaire à la réforme permanente que réclame “une société continuellement nouvelle”. C’est pourquoi la démarche “générique”, “instrumentale” et “fonctionnelle” que Dewey adopte est surtout dévolue à assurer une relation pertinente entre l’examen toujours repris des conditions factuelles de l’association humaine et l’instauration d’une régulation étatique. Cette démarche correspond à la “logique expérimentale” : “Quand nous disons que la pensée et les croyances devraient être expérimentales, et non absolutistes, c’est une certaine logique de la méthode que nous avons à l’esprit, et non en priorité l’exécution d’une expérimentation45”.

Non seulement Dewey n’est jamais revenu sur ce primat de l’expérimentation, mais d’avoir réussi à l’introduire dans la philosophie politique et sociale est ce dont il s’est toujours déclaré le plus satisfait. Cette prise de position explique qu’il ait ensuite préféré à de plus amples recherches en théorie politique un véritable engagement personnel et l’analyse à la fois sociale, politique et journalistique des événements concrets de son temps. En outre, le fait que l’expérimentation impose 43 JD, Le Public et ses problèmes, chap.1. 44 Wood, Gordon S., The Creation of the American Republic, 1776-1787(1969), The Norton Library, 1972. En quoi l’opposition entre réforme et révolution serait beaucoup moins radicale qu’on ne le croit généralement. 45 JD, Le Public et ses problèmes, chap.6.

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de traiter les idées comme des hypothèses ou des “plans d’action” la situe aux antipodes d’un dogmatisme ou d’une quelconque orthodoxie en matière de réglementation sociale et politique. Ainsi, malgré la profondeur de son engagement en faveur d’un “libéralisme radical” et d’une démocratie participative, jamais Dewey n’a accepté d’appartenir à un parti politique constitué. En réponse au marxiste et syndicaliste Jim Cork, qui lui avait demandé de préciser sa position politique, Dewey répond d'abord : “sur la base de Liberalism and Social Action et, dans une certaine mesure, de Individualism Old and New, je peux être classé comme un socialiste démocrate.” Puis il hésite et précise : “Il est probable que mon expérimentalisme soit plus profond que n'importe quel autre ‘isme’46”. Probablement.

Ainsi, les effets d’interdépendance qui suscitent la formation d’une instance distincte de la société, l’action effective du public, les connaissances sur lesquelles reposent les choix politiques et la création d’institutions politiques sont chez Dewey les diverses facettes d’une même “expérimentation” du social. La politique est la dimension d’enquête du social. L’expérimentation a donc le statut d’un outil à la fois cognitif et éthique d’après lequel faire de la politique — être citoyen, gouverner, former des opinions, interagir avec autrui, etc. : cognitif en ce sens que l’émergence du politique est inséparable d’un état de l’opinion sur la nature et la finalité même de l’association. Et éthique au sens où la connaissance accumulée et constituée de sorte que l’interdépendance humaine puisse être transformée en nouvelles occasions de participation et d’expérience est une des conditions essentielles auxquelles l’individualité de chacun peut continuer à se développer. La supériorité de la démocratie sur les autres formes politiques ne provient donc pas de ce qu’elle serait plus parfaite ou plus naturelle, mais de ce que sa capacité d’auto correction, d’amendement et d’encouragement à l’égard du développement des activités humaines s’avère beaucoup plus grande que celle de tout autre régime.

Novembre 2001

46. Dewey cité par Jim Cork, "John Dewey and Karl Marx", dans Sidney Hook (ed), John Dewey: Philosopher of Science and Freedom, New York, Dial Press, 1950, p.348-349.