La terreur et ses tremblements, le manque et ses abords

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1 Revue de Littérature Générale et Comparée -Trans Numéro 15 « Terrorismes » [En ligne], 15 | 2013, mis en ligne le 13 février 2013. URL : http://trans.revues.org/712 Résumés Les romans Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer et Man in the Dark de Paul Auster déroulent la progressive reconstruction de familles endeuillées. Bien que déterminante, la violence terroriste n’ y est en fait appréhendée que par le prisme de tiers médusés. C’est d’un retour à la lettre qu’il s’agit ici, d’un retour à cette étymologie qui désigne l’effet de tremblement produit par la peur (terror, -oris) et fait entendre immobilité et silence (terra). Mots-clés : terrorisme, littérature, topologie Jonathan Safran Foer’s Extremely Loud and Incredibly Close and Paul Auster’s Man in the Dark relate the slow reconstruction process of families in mourning. Although terrorist violence is a determining element in both books, it is nevertheless approached from the perspective of a dumbfounded witness. What this is really about is a return to the etymology of terrorism, which refers to a trembling produced by fear (terror, -oris) and evokes immobility and silence (terra). Key-words: terrorism, literature, topology

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Revue de Littérature Générale et Comparée -Trans

Numéro 15 « Terrorismes »

[En ligne], 15 | 2013, mis en ligne le 13 février 2013. URL : http://trans.revues.org/712

Résumés

Les romans Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer et Man in the

Dark de Paul Auster déroulent la progressive reconstruction de familles endeuillées. Bien que

déterminante, la violence terroriste n’y est en fait appréhendée que par le prisme de tiers

médusés. C’est d’un retour à la lettre qu’il s’agit ici, d’un retour à cette étymologie qui

désigne l’effet de tremblement produit par la peur (terror, -oris) et fait entendre immobilité et

silence (terra).

Mots-clés : terrorisme, littérature, topologie

Jonathan Safran Foer’s Extremely Loud and Incredibly Close and Paul Auster’s Man in the

Dark relate the slow reconstruction process of families in mourning. Although terrorist

violence is a determining element in both books, it is nevertheless approached from the

perspective of a dumbfounded witness. What this is really about is a return to the etymology

of terrorism, which refers to a trembling produced by fear (terror, -oris) and evokes

immobility and silence (terra).

Key-words: terrorism, literature, topology

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La terreur et ses tremblements, le manque et ses abords

Louiza Kadari

Kind of like a Möbius strip1

Respectivement publiés en 2005 et 2008, les romans Extremely Loud and Incredibly Close

de Jonathan Safran Foer et Man in the Dark de Paul Auster déroulent la progressive

reconstruction de familles endeuillées. Tandis que la mort du père se produit, dans le roman

de Jonathan Safran Foer, lors de l’attaque sur le World Trade Center, le roman de Paul Auster

fait de cet attentat la source d’une réaction en chaîne au cours de laquelle Titus Small, enrôlé

dans la guerre en Irak, est exécuté.

Déterminante pour l’un et l’autre de ces romans, la violence terroriste n’est en fait

appréhendée que par le prisme de tiers médusés : à l’image d’Oskar, incapable de saisir le

téléphone et de répondre à son père qui l’appelle depuis le World Trade Center, à l’image

également d’August Brill et de sa petite-fille Katya, immobiles face à la vidéo de l’exécution

de Titus Small. Nul récit quant au cheminement des terroristes, pas non plus d’élaboration à

l’endroit des modalités de cette violence : seuls comptent ses effets. C’est d’un retour à la

lettre qu’il s’agit ici, précisément, d’un retour strict à l’étymologie du terme terrorisme qui

désigne cet effet de tremblement produit par la peur (terror, -oris) et fait entendre immobilité

et silence (terra)2.

Outre un traitement narratif riveté aux effets de la violence, ces romans ont ceci de

spécifique qu’ils tardent tous deux à narrer les détails de cet épicentre terrifiant. Ce n’est qu’à

l’extrême fin du roman de Paul Auster que l’on découvre dans son entier l’épisode de la mort

de Titus Small, et la terreur qu’elle produit sur August Brill et Katya ; pareillement du roman

de Jonathan Safran Foer qui ne dévoile le contenu du dernier message de Thomas Schell, et

son effet médusant sur le jeune Oskar, qu’au sein de l’antépénultième chapitre. Nonobstant

cette attente, le caractère central de ces pertes ne cesse d’être affirmé.

C’est précisément au dispositif qui soutient l’affirmation de cet épicentre traumatisant,

inassimilable et refoulé3, que nous nous intéresserons. Nous nous attacherons, en premier lieu,

à observer les modalités par lesquelles les deux pôles qui définissent le terrorisme –

tremblement et silence – se révèlent être de structure. Plus que du dépassement de l’approche

thématique qu’autorise une telle structure, c’est à la manière dont elle participe de la possible

reconstruction des témoins que nous nous intéresserons ensuite. De l’apparent mouvement

centrifuge au retour efficient que dénote une dynamique centripète, les romans de

Jonathan Safran Foer et Paul Auster donnent à voir ces mouvements qui, progressivement,

enserrent un vide.

1-Les ondes d’un tremblement, les échos du silence

1 Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, New York, Houghton Mifflin Company, 2005,

p.240. 2Cf. Jacques Lacan, Séminaire V, Les formations de l’inconscient, (nov.1957), Paris, Seuil, 1998.

3 Cf. Roland Chemama, Bernard Vandermersch (Dir.) Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse « in extenso »,

Paris, 2009. Article Roland Chemama, « Traumatisme », p.593-595.

3

En dépit d’un épicentre4

dont l’élaboration discursive tarde à advenir – en l’espèce les

épisodes relatifs aux morts de Thomas Schell et Titus Small – les romans de

Jonathan Safran Foer et Paul Auster parviennent à signifier les ondes d’un tremblement qui ne

cesse de perdurer. Caractéristiques du tremblement, oscillations et secousses répétées5 se

démultiplient et rythment le cheminement narratif de ces fictions. Outre l’effet d’attente

qu’une telle construction produit, celle-ci est par ailleurs constitutive d’un ressassement

puisqu’à l’expulsion succède immanquablement le retour à la narration cadre.

Au sein du roman Man in the Dark, l’oscillation principale est celle d’une alternance entre

mondes possibles. Au détour d’un paragraphe, le monde 1 d’August Brill est éclipsé par l’un

des univers qu’il crée à mesure de ses insomnies. Au centre de ces mondes qu’il ne cesse

d’inventer se trouve l’histoire d’Owen Brick. Jeune homme d’une trentaine d’années

soudainement expulsé hors de son monde – qui est en tous points identique à celui

d’August Brill –, Owen Brick est propulsé dans une autre Amérique en proie à une autre

guerre. Contrefactuel, ce monde 26 où se réveille Owen Brick n’est pas en guerre contre

l’Irak, mais engagé dans une guerre de sécession. Espace au sein duquel August Brill

s’emploie à questionner la théorie des dominos, la guerre n’est plus le résultat d’une chute

séquentielle amorcée par les attentats du 11 Septembre (qui n’ont pas eu lieu au sein de ce

monde 2), mais est impulsée par les élections présidentielles américaines de 2000 et la

décision de la Cour suprême qui y fait suite. Si ce monde 2 postule la possibilité d’une

Amérique qui n’aurait pas connu les attaques du World Trade Center, il vient par ailleurs

instituer la guerre comme une donnée nécessaire en ce qu’elle demeure vraie dans le monde 1

d’August Brill – et donc dans le monde 1’ d’Owen Brick –, mais également dans le monde 2

où il est projeté.

Cette violence nécessaire – en ce que commune à tous les mondes racontés – est également

prégnante dans le roman de Jonathan Safran Foer. Ici, l’alternance ne s’institue pas à l’aune

de mondes possibles, mais aux détours d’évènements historiques. Outre les attentats du

11 Septembre, il s’agit principalement du bombardement de la ville de Dresde (1945) vécu

par les grands-parents d’Oskar7. Corrélativement à cette alternance temporelle, c’est en fait

une alternance narrative qui se déploie dans Extremely Loud and Incredibly Close. Trois

narrateurs homodiégétiques se succèdent selon un ordre régulier8 au centre duquel se trouve la

narration du jeune Oskar. C’est par ailleurs cette narration centrale de l’enfant qui enserre le

4 L’épicentre est un « point ou une zone de la surface terrestre qui constitue le foyer apparent des ébranlements

au cours d'un tremblement de terre (par opposition à l'hypocentre, foyer réel ou souterrain). ». Alain Rey (dir.),

Le Grand Robert de la langue française, (Dictionnaire), version numérique, 2ème

édition, « épicentre ». 5 “Oscillations, secousses répétées qui agitent une chose solide, jusque-là fixe, immobile ». Alain Rey (dir.), Le

Grand Robert de la langue française, op.cit., « tremblement ». 6 Nous désignerons le monde d’August Brill « monde 1 » ; le monde d’où est expulsé Owen le « monde 1’ » (car

s’il est similaire au monde d’August Brill, il en est néanmoins distinct – à tout le moins jusqu’à ce

qu’August Brill conçoive une articulation entre lui et le personnage qu’il invente) ; et enfin le monde où Owen

est projeté le « monde 2 ». 7 Il convient d’indiquer qu’aux attentats du 11 Septembre et au bombardement de la ville de Dresde s’adjoint le

bombardement d’Hiroshima dont traite longuement Oskar à l’occasion d’un devoir scolaire. 8 Eric Giraud souligne ce dispositif : « Le récit du jeune Oskar est principal. Il commence le livre et le clôt, puis

distribue les récits des deux grands-parents, suivi en alternance par le récit du grand-père puis par celui de la

grand-mère selon cet ordre : Oskar, grand-père, Oskar, grand-mère, Oskar, grand-père, Oskar, grand-mère, etc.,

jusqu’au dernier chapitre, le XVIIe ». E.Giraud précise plus loin que « les chapitres d’Oskar ont des titres

changeants, ceux du grand-père et de la grand-mère ont respectivement toujours le même titre, mais ce n’est

qu’après sept chapitres que l’on peut les repérer et les positionner d’un point de vue temporel et diégétique. » In

Eric Giraud, « Tension narrative ou infection opportuniste, une lecture d’Extrêmement fort et incroyablement

près de Jonathan Safran Foer », Fictions et images du 11 septembre 2001, Montréal, Figura n°24, 2010, p.104.

4

roman : Oskar ouvre et clôt ce dispositif polyphonique qui donne lieu, sur le mode d’un

déplacement de focalisation, à la répétition de certaines séquences. Ainsi des attentats du

11 Septembre et des images de la chute du World Trade Center, dont la focalisation alterne

entre le jeune Oskar9, la grand-mère

10 et le grand-père

11 ; ainsi également du bombardement

de la ville de Dresde, sur lequel reviennent fréquemment les grands-parents ; du deuil d’Anna

(la sœur de la grand-mère qui était en fait fiancée au grand-père duquel elle attendait un

enfant) ; ou encore de la rencontre des grands-parents après l’exil aux Etats-Unis, puis de leur

vie maritale organisée autour d’une profusion de « Nothing Place » – ces espaces où ils

pouvaient sereinement cesser d’exister : « We made safe places in the apartement where you

could go and not exist12

. »

Parallèlement à cela, ces deux romans développent ce que nous pourrions appeler une

« oscillation entre médias ». Celle-ci vient étendre les ondes du tremblement par delà les

limites de mondes ou temps distants. Exemplaire dans le roman de Jonathan Safran Foer –

tant est développé un « appareillage visuel » très dense13

– l’oscillation s’opère notamment

par l’alternance entre texte narratif et photographies. Celles-ci sont, pour la plupart, prises par

l’enfant avec l’appareil (du grand-père absent) que lui offre la grand-mère. L’appareil photo

permet à Oskar de compléter significativement son « journal14

», tout autant qu’il apporte un

complément au texte narratif lui-même – et ce comme le souligne Eric Giraud :

De nombreuses images (photos, captures d’écran) sont insérées dans le livre. Elles sont

des illustrations directes et immédiates du récit, insérées la plupart du temps juste avant

ou parfois après l’élément diégétique concerné. Il y a deux exceptions : les images

précédant la page de titre […]. Par ailleurs les images en série […]15

.

L’oscillation entre les médias produit donc une complémentarité féconde. Illustrant les

éléments narratifs, les insertions visuelles participent du sens et de l’émotion, et ce tout en

cristallisant, de fait, certains éléments de ces séquences diégétiques. Ces cristallisations

permettent par ailleurs de souligner la portée signifiante du non-dit.

Pensons notamment à cette séquence où Oskar rebranche l’appareil auditif de M. Black –

ce voisin qui, sonotones éteints, vit reclus dans son appartement. Cet extrait est ponctué par

l’insertion d’une double-page photographique – le vol d’oiseaux16

– qui, comme le souligne

9 Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, op.cit., p.68.

10 Ibid, p.225.

11 Ibid, p.272-273.

12 Ibid, p.176.

13 Le roman développe en fait un « appareillage visuel » très dense où s’agglomèrent de multiples effets

typographiques. On pense notamment à ces lignes qui se resserrent, jusqu’à devenir illisibles, et qui donnent

ainsi à voir la fin du cahier du grand-père (ELIC p.281-284) ; mais également à l’utilisation de la couleur rouge

qui, par delà l’effet visuel, introduit la focalisation d’un autre récepteur – en l’espèce celle du défunt

Thomas Schell. S’adjoignent les captures d’images, reproductions de cartes de visite, de lettres, d’extraits de la

pièce Hamlet, de photos, etc. Ces montages, qui ne sont pas sans évoquer les techniques picturales du collage,

font par là-même écho à la technique du cut-up, mais cela du strict point de vue d’une « mise en œuvre [d’]un

décloisonnement entre littérature et art pictural » (voir Clémentine Hougue, « Le cut-up : ut pictura poesis au

pied de la lettre », TRANS- [En ligne], 2 | 2006, mis en ligne le 22 juin 2006, consulté le 13 décembre 2012.

URL : http://trans.revues.org/159. 14

Il s’agit en fait d’images, de photos, de lettres, etc. compilées par l’enfant et regroupées dans ce qu’il baptise

« Les trucs qui me sont arrivés ». 15

Eric Giraud, « Tension narrative ou infection opportuniste, une lecture d’Extrêmement fort et incroyablement

près de Jonathan Safran Foer », op.cit., p.107. 16

Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, op.cit., p.166-167.

5

Eric Giraud, « produit une certaine euphorie chez le lecteur “imaginant” alors la réaction

émotive de M. Black17

». Ici, insertion visuelle et séquence narrative dénotent bien cette

complémentarité entre supports hétérogènes ; complémentarité qui, en l’espèce, signifient

conjointement le ralentissement et la retenue propres à cette séquence.

En effet, quand bien même le lecteur ne s’attarderait pas sur cette double-page, sa lecture

est néanmoins, l’espace de quelques secondes, empiriquement suspendue. Ce qui n’est certes

pas sans évoquer la réaction du vieil homme, suspendu au moindre bruit ; ou encore l’attitude

d’Oskar, en l’attente du moindre geste prouvant le retour de M. Black dans le « monde

audible ». Plus encore, ce ralentissement produit par l’oscillation entre narration et

photographie vient « matérialiser » le ralentissement qui advient dans la séquence narrative

après qu’Oskar propose à M. Black de rebrancher son appareil auditif. Il est en premier lieu

engendré par l’hésitation du vieil homme qui conduit l’enfant à répéter, lentement : « I asked

again, moving my lips slowly and carefully so I could be sure he understood me18

». Puis le

ralentissement est maintenu par la lenteur avec laquelle Oskar augmente le volume de

l’appareil : « [I] turned the dials extremely slowly, a few millimeters at a time19

». C’est enfin

l’attente d’une réaction « verbale » de M. Black qui maintient ce rythme alenti. C’est par

ailleurs le déplacement de l’orientation du regard qui participe de ce rythme inscrit dans la

retenue. En effet, la volée d’oiseaux (qui n’occupe que quatre lignes dans l’extrait) est

initialement imaginée par le truchement des personnages. En lisant qu’Oskar et M. Black se

font face (« We looked at each other ») lorsque passent soudainement des oiseaux, ce que le

lecteur imagine est fort probablement le mouvement de ces personnages qui, cessant de se

regarder l’un l’autre, regarderaient alors vers la fenêtre. En revanche, la double-page qui suit

impose quant à elle au lecteur de déplacer son regard : des personnages vers l’extérieur de

l’appartement. Or, quand bien même ce regard est-il détourné, une « certaine euphorie » peut

effectivement advenir ; et cela en un écho à l’émotion que signifiait M. Black, non pas par le

prisme d’une élaboration discursive (le vieil homme ne dit pas sa joie, son étonnement ou sa

stupeur), mais par le biais de ses larmes ininterrompues (« He started crying » ; « He cried

more tears », etc.), de ses gestes et ses silences.

Un même procédé est tout aussi prégnant au sein de Man in the Dark. Outre ces manuscrits

qui pullulent dans le foyer familial (celui d’August Brill, celui de sa fille Miriam dédié à

l’auteur Rose Hawthorne), c’est le cinéma qui est principalement convoqué. Tandis

qu’August Brill passe ses nuits à inventer des mondes, ses journées sont rythmées par ces

films qu’il visionne avec sa petite-fille Katya. A longueur de journée, l’un et l’autre font fi de

leurs responsabilités (le manuscrit en souffrance d’August Brill, les études de cinéma que

délaisse Katya) et enchaînent une pléthore de films, « from the wacky to the sublime20

». En

d’autres termes, quand bien même est-il de plein pied dans le monde 1 du récit cadre,

August Brill s’y dérobe néanmoins – et ce au profit de ces autres fictions. S’il encourage en

premier lieu ce rituel initié par Katya, croyant déceler chez l’étudiante « a sign of

progress21

», ses effets anesthésiant (« a homeopathic drug to anesthetize herself22

»)

l’interpellent :

17

Eric Giraud, « Tension narrative ou infection opportuniste, une lecture d’Extrêmement fort et incroyablement

près de Jonathan Safran Foer », op.cit., p.107. 18

Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, op.cit., p. 165. 19

Ibid. 20

Paul Auster, Man in the Dark, London, Faber and Faber, 2009, p.18 21

Ibid, p.14. 22

Ibid, p.15.

6

It has more to do with her posture, I think, the way she slumps back on the sofa with her

feet stretched out on the coffee table, unmoving for hours on end, refusing to stir herself

even to pick up the phone, showing little or no signs of life except when I’m touching or

holding her23

.

Nonobstant son inquiétude, August Brill ne s’oppose pas à cette frénésie. Outre cette

obsession partagée (« this obsessive movie watching24

»), c’est en fait le discours critique de

Katya qu’il convient de souligner. Puisqu’au métarécit largement développé dans le roman –

au sens genettien d’un « récit dans le récit25

» – fait alors place un métalangage26

qui a ceci

de spécifique de ne pas exclusivement référer au matériau hétérogène qu’est le film, mais

également à la diégèse elle-même. En effet, les séquences commentées par Katya ont ceci de

commun de mettre en scène des personnages dont les émotions ne sont pas signifiées par le

prisme d’un discours explicite, mais par le biais d’objets et de gestes savamment filmés. Ainsi

d’un drame national que signifient des étagères où s’amoncellent des ballots déposés en gage

dans le Voleur de bicyclette ; ainsi de la vaisselle sale qui cristallise, dans La Grande Illusion,

l’absence des hommes partis en guerre ; ou encore des rideaux et de l’épingle à cheveux qui,

dans Le Monde d’Apu, expriment l’amour qui unit à présent les jeunes époux. Si August Brill

est interpellé par le rôle des femmes dans les séquences commentées, Katya souligne quant à

elle que le silence est signifiant (« No words needed27

»). Elle insiste par ailleurs sur ces

objets et détails qui, placés au centre du cadrage, participent du sens et de l’émotion :

Inanimate objects as a means of expressing human emotions. That’s the language of

film. Only good directors understand how to do it, but Renoir, De Sica, and Ray are

three of the best, aren’t they?28

A ce stade du roman, le lecteur peut sans peine articuler certains éléments de cette analyse

cinématographique à la diégèse : le silence signifiant des scènes commentées fait écho à celui,

non moins signifiant, de Katya et August Brill. Plus qu’un plaisir « in a state of mindless

passivity29

», le film est ce qui leur permet de ne pas parler de la mort de Titus Small qui,

néanmoins, ne cesse pas de demeurer centrale. Comme en attestent ces quelques mots

échangés à la suite du deuxième film commenté par Katya :

You’re a brave girl, I said, suddenly thinking about Titus.

Stop it, Grandpa. I don’t want to talk about him. Some other time, maybe, but not now.

Okay?30

En revanche, à ce stade du récit le lecteur ne peut pas questionner plus avant les objets –

précisément les DVD compulsivement commandés sur Internet31

–, ou encore l’attitude

d’August Brill et de Katya « [s]ide by side on the living room sofa, staring at the television

set32

» (nous soulignons). Seul le récit de la mort de Titus Small permettra au lecteur de saisir,

dans son entier, la portée de ces scènes sur lesquelles nous reviendrons plus bas.

23

Ibid 24

Ibid. 25

Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p.239. 26

Cf. Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p.255. 27

Paul Auster, Man in the Dark, op.cit., p.21. 28

Ibid, p.16. 29

Ibid, p.15. 30

Ibid, p.18. 31

Ibid, p.14. 32

Ibid, p.13.

7

Par quelque modalité que ce soit, le tremblement ne cesse donc pas de réactualiser un

épicentre maintenu dans le non-dit. Cela ne revient certes pas à dire que cet évènement central

est totalement tu. Dès les pages liminaires de ces romans, le lecteur sait que les familles

Schell et Brill ont vécu des drames, perdu des proches. Mais l’annonce de ces évènements est

aussitôt suivie d’une « expulsion ». A peine découvre-t-on que Thomas Schell a appelé son

fils du World Trade Center que, déjà, le premier chapitre s’interrompt. A peine apprend-on

que Titus Small est mort, qu’aussitôt August Brill s’empresse de rejeter ce souvenir affreux.

Pour autant, et aussi succinctes soient-elles, ces indications font état de ce non-dit central.

Plus encore, elles dévoilent ce nouage entre l’alternance (qui se répète) et l’épicentre

silencieux (qui se maintient).

C’est en effet en vue de se soustraire à ce centre inénarrable qu’August Brill se projette

dans d’autres mondes, comme il l’explicite dès l’orée du roman :

I think about Titus’s death often, the horrifying story of that death, […], but I don’t

want to go there now, I can’t go there now, I have to push it as far away from me as

possible. […] I lie in bed and tell myself stories. They might not add up to much, but as

long as I’m inside them, they prevent me from thinking about the things I would prefer

to forget33

.

A le dire autrement, chacune des évasions d’August Brill dans un monde fictionnel réfère,

« en elle-même », à l’élément refoulé. Quels que soient les liens entre le personnage inventé

Owen Brick et le défunt Titus Small, le métarécit relatif au premier ne peut être désarticulé de

la mort du second. Et pareillement des films visionnés avec Katya qui, nécessairement,

renvoient à la perte de Titus Small. Partant, la mort du jeune homme a beau demeurer non-

dite, elle n’en est pas moins prégnante, affleurant au détour de chaque tremblement.

Dès les deux premiers chapitres d’Extremely Loud and Incredibly Close, un tel nouage est

également repérable. C’est en premier lieu la commune absence du père qui la dénote. En

effet, au récit d’Oskar – suspendu au moment du dernier appel de son père, à

« 10 h 22 mn 27 s34

» – fait suite le récit d’un père absent (« Why I’m not where you are ») à

son enfant à naître : « To my unborn child ». Outre l’absence, c’est bien sûr le parallèle entre

la voix d’un père déjà mort (l’enterrement de Thomas Schell a d’ores et déjà été mentionné)

et l’adresse à un enfant qui n’est pas encore qui interpelle le lecteur. L’apogée de cette

construction en chiasme étant atteint lorsque le lecteur découvre l’identité des interlocuteurs

en jeu : dans le premier chapitre, c’est un fils qui parle de son père nommé Thomas Schell,

dans le deuxième, un père nommé Thomas Schell qui s’adresse à son fils. Le père du premier

n’étant autre que le fils du second ; l’homonymie venant asseoir l’effet miroir qui s’institue

entre ces deux pères absents (Thomas Schell « premier », le grand-père ; et Thomas Schell

« fils », le père d’Oskar). En d’autres termes, là même où le deuxième chapitre propulse le

lecteur dans un temps où le père d’Oskar n’est pas encore né (le chapitre étant daté du

5/21/63), force est de constater que Thomas Schell demeure au centre de ces récits enchâssés.

33

Paul Auster, Man in the Dark, op.cit., p.2. 34

Il convient de noter que ce premier chapitre ne nomme pas explicitement les attentats du World Trade Center

mais convoque toutes les images et informations qui n’ont cessé d’être répétées et relayées par les médias. Tant

et si bien que le lecteur perçoit clairement, dans chaque allusion, le 11 Septembre. C’est ici l’heure de la chute de

la Tour Nord qui est mentionnée ; mais nous pouvons également souligner cette allusion d’Oskar : “So what

about skycrapers for dead people that were built down? They could be underneath the skyscrapers for living

people that are built up.” Ou encore la localisation géographique : “We were let out early [from school], because

of what happened. I wasn’t even a little bit panicky, because both Mom and Dad worked in midtown, and

Grandma didn’t work, obviously, so everyone I loved was safe”.

8

Ce que ces éléments diégétiques mettent en lumière, c’est en premier lieu ce traitement à la

lettre des effets du terrorisme : enclos dans le tremblement et le silence auxquels l’étymologie

du terme renvoie. En outre, et par delà l’apparente dynamique centrifuge qu’occasionne une

telle construction, il apparaît que ces deux lignes de force (oscillations répétées et maintien du

silence) concourent à la reconstruction des témoins médusés.

2- Quand le maintien de la lettre participe de son dépassement

Si une telle nodalité35

peut donner lieu à un retour efficient à l’épicentre de ces romans,

c’est en premier lieu parce que ne cesse pas de faire retour ce qui est tu. Nous l’avons dit,

quand bien même est-il promptement expulsé, ce qui peine à être narré est évoqué et riveté à

l’ensemble des métarécits qui rythment Extremely Loud and Incredibly Close et Man in the

Dark. Plus encore, cet inénarrable se révèle inscrit dans la topologie de l’espace (diégétique)

et du langage (narratif). Par là-même, ce qui achoppe n’est pas soustrait aux rets de

l’articulation fictionnelle.

Cristallisée par « [the] empty coffin » de Thomas Schell, ou encore « [the] deep hole in the

ground » où se réveille Owen Brick, la perte se révèle dotée d’un ancrage topographique. S’ils

permettent en premier lieu de signifier le manque et l’absence, ces trous cristallisent par

ailleurs l’épicentre et fixent la spatialité de la double dynamique – centrifuge et centripète –

qui est à l’œuvre. A l’exemple d’Oskar qui, face à une boîte vide qui le révolte (« “I don’t

understand why everyone pretends he’s there.” […] “It’s just an empty box.” […] Mom said,

“His spirit is there,” and that made me really angry36

. »), préfère s’arrimer à une clé trouvée

fortuitement dans le dressing de son père. Celle-ci donne lieu à une (en)quête à travers

New York en vue de découvrir qui est le « Black » mentionné sur l’enveloppe37

. Sorte de

« corrélatif objectif38

», la clé participe de la progressive reconstruction de l’enfant et rythme

un cheminement qui l’amène à sans cesse s’éloigner de la cellule familiale (au sens

géographique et symbolique). Mais le mouvement finit par s’inverser et la clé conduit alors

Oskar à revenir dans son immeuble, où il rencontre un autre Black avec qui il se lie d’amitié39

.

C’est par ailleurs ce voisin qui permettra la rencontre entre le grand-père (Thomas Schell

« premier ») et l’enfant. En d’autres termes, l’inversion du mouvement trouve bel et bien

place dans le cheminement topographique de l’enfant.

Il en est de même de ce « perfect circle40

» qu’August Brill expulse dans un autre monde.

Ici, l’abîme entre le monde 1 de la perte et le monde 2 de sa métaphorisation semble

indépassable. Et pourtant, à l’alternance de ces espaces irréductibles se superpose leur

progressif entrelacement. Celui-ci tient au rôle octroyé à Owen Brick. Outre les armées

engagées dans la guerre civile, August Brill imagine une fraction qui est consciente que cette 35

Terme dérivé de « nodal » (relatif aux nœuds) utilisé en géométrie, mais également en géographie ou, plus

largement, « dans la plupart des processus spatio-fonctionnels ». Cf Jean-Jacques Bavoux, « La nodalité : un

concept fondamental de l’organisation de l’espace. Introduction au dossier », les Cahiers Scientifiques du

Transport, n°48, 2005, p.5.

[En ligne], consulté le 10 juillet 2012. URL : http://afitl.ish-lyon.cnrs.fr//index.php/contenu-des-precedents-

numeros.html?id_CST=20#A96 36

Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, op.cit., p.169. 37

Ibid, p. 41 et p.46. 38

Il s’agit là de la traduction de Bernard Dupriez, à la suite de Bruce Morrissette, de l’expression anglaise

« objective correlative », utilisée dès 1850, et popularisée par T.S. Eliot. Voir Bernard Dupriez, Gradus : Les

procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Editions 10/18, 1984, p.437. 39

Il s’agit du personnage « M. Black » mentionné plus haut, relativement à l’insertion d’une double-page

figurant le vol d’oiseaux. 40

Paul Auster, Man in the Dark, op.cit., p.3.

9

guerre résulte de l’imagination d’un homme (August Brill lui-même) – homme qu’il revient à

Owen Brick d’exécuter41

. Conditionné par sa collaboration, le retour d’Owen Brick dans son

monde vient confirmer l’existence de cet August Brill domicilié dans le Vermont42

.

L’enchâssement a ceci d’intéressant qu’il n’est pas appréhendé par August Brill comme une

simple « feintise ludique43

», mais bel et bien comme la marque d’un franchissement, d’un

possible décloisonnement entre factuel et fictionnel :

It’s turning into a rather complicated jig, I suppose, but the fact is that the Brill character

wasn’t in my original plan. The mind that created the war was going to belong to

someone else, another invented character, as unreal as Brick, Flora and Tobak and all

the rest, but the longer I went on, the more I understood how badly I was fooling

myself. The story is about a man who must kill the person who created him, and why

pretend that I am not that person? By putting myself into the story, the story becomes

real. Or else I become unreal, yet one more figment of my own imagination44

.

Par-delà son statut, August Brill est en fait engagé dans ce monde par la pléthore

d’éléments personnels qu’il y dissémine. Ainsi de l’inexpérience de la guerre qu’il prête à

Owen Brick45

et qui se révèle être la sienne46

; ou encore du personnage Virginia Blaine qui

n’est pas tant le premier amour inventé du trentenaire47

mais bien plutôt celui d’August Brill

lui-même48

. A l’instar du cheminement d’Oskar, la présente convergence de ces mondes

irréductibles participe de la fixation topographique du mouvement centripète de l’œuvre.

Outre cette spatialité soulignée par la diégèse, c’est par l’inscription dans la chaîne du

langage que se soutient le fécond retour à l’épicentre. Car dans l’un et l’autre de ces romans,

ce qui n’est pas dit a place dans la chaîne narrative. C’est notamment dans le saut de ligne,

l’interstice de deux paragraphes, que s’inscrit l’achoppement d’August Brill, passant d’un

monde à l’autre. Ou encore au sein d’une incise, à la frontière d’une virgule (« […] I said,

suddenly thinking about Titus49

. », qu’est dévoilé ce qui fait trou. Dans le roman de

Jonathan Safran Foer, l’appareillage visuel autorise quant à lui le vaste déploiement de ce qui

n’est pas dit. Le manuscrit vierge de la grand-mère étant, de ce point de vue, exemplaire

puisqu’il s’étend sur trois pages blanches néanmoins foliotées50

. Nous pourrions ainsi

multiplier les exemples d’une écriture qui, bien qu’elle ne cesse pas (la grand-mère passe bien

des heures à écrire ce manuscrit : isolée, elle tape progressivement sur la barre d’espace de sa

machine), ne dit pas pour autant l’impériosité qui l’anime et la contraint. Ainsi des lettres

qu’Oskar se met soudainement à écrire à une pléthore de célébrités, et cela sans réellement

pouvoir s’en expliquer51

; ainsi également de la biographie relative à cette femme (Rose

41

Cf. Ibid, p. 9-10 puis p. 69-71. 42

Cf. Ibid, p.92-93 43

Cf. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Normandie, Seuil, « Poétique », 1999, p.11. 44

Paul Auster, Man in the Dark, op.cit., p.102. 45

Ibid, p.3. 46

Ibid, p.79. 47

Ibid, p.35. 48

Ibid, .132. 49

Ibid, p.18. 50

Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, op.cit., p.121-123. 51

Cf. Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, op.cit., p. 11 et p.106

10

Hawthorne) qui ne se distingue que par un seul et unique vers52

, et à laquelle, pourtant,

Miriam s’emploie à dédier chacun de ses temps libres53

.

Tour à tour, ces éléments soulignent la place, dans la chaîne discursive, de ce qui n’est pas

dit. Cette articulation au trou n’est certes pas sans rappeler la perspective psychanalytique de

la topologie54

, telle que soulignée par Jeanne Granon-Lafont :

Le sens est l’effet d’un franchissement de la barre saussurienne. Ces conditions sont

topologiques. Elles renvoient à la consistance de cette barre comme limite, de la nature

de la limite en jeu. La barre est la coupure moebienne. Il est nécessaire de prendre la

perspective de sa nouveauté dans l’entendement. Le franchissement s’oppose au

métalangage. Cette nouveauté qu’offre la bande de Moebius tient à une formalisation

sans métalangage. La formalisation procède toujours d’une généralisation, mais la

topologie propose une généralisation particulière qui pourrait se définir comme une

formalisation par le trou55

. (nous soulignons).

Cette perspective nous semble repérable dans le cadre de l’analyse qui nous anime ici.

Autour du trou, cela même qui semblait être un métalangage (à l’exemple du discours critique

de Katya), se révèle finalement « n’avoir qu’une face56

» – renvoyant par là-même à la bande

de Möbius. A l’exemple de cet extrait de Man in the Dark cité plus haut et sur lequel le

lecteur achoppe, faute de pouvoir saisir la portée signifiante de ces DVD compulsivement

commandés sur Internet57

, ou encore de ces personnages décrits comme « staring at the

television set58

» (nous soulignons). Seule la narration de l’événement traumatisant permet

d’interpréter ces objets et attitudes. Plus encore, il apparaît alors que ceux-ci ne concourent

pas uniquement à la démonstration de la jeune femme mais qu’ils sont en fait rivetés à cet

événement expulsé :

we switched on her laptop and looked at the second and last video shot by the

kidnappers, the one that could be seen only on the Internet. We already knew that Titus

was dead. BRK had made a substantial offer on his behalf, but as expected (why think

the unthinkable when profits are at stake?), they had refused to shut down their

operations in Irak. The slaughter was carried out as promised, precisely seventy-two

hours after Titus was torn from his truck and thrown into that room with the cinder-

block walls. I still don’t understand why the three of us felt driven to watch the tape—as

if it were an obligation, a sacred duty. We all knew it would go on haunting us for the

rest of our lives, and yet somehow we felt we had to be there with Titus, to keep our

52

Paul Auster, Man in the Dark, op.cit., p. 45 53

Ibid, p.14. 54

Introduite par la métaphore saussurienne des jeux d’échecs (Voir Cours de linguistique générale, Ferdinand de

Saussure), la perspective topologique est développée par Jacques Lacan notamment dans le Séminaire

L’identification (1962), où il s’intéresse à la topologie du tore, de la bande de Möbius et du cross-cap, ou encore

dans le texte L’étourdit (1972). Voir Roland Chemama, Bernard Vandermersch (Dir.) Dictionnaire de la

psychanalyse, op.cit. Article Marc Darom, « Topologie », p.574-579. 55

Jeanne Granon-Lafont, « La barre et la topologie lacanienne », Linx [En ligne], 7 | 1995, mis en ligne le 25

juillet 2012, consulté le 10 décembre 2012. URL : http://linx.revues.org/1245 ; DOI : 10.4000/linx.1245 56

Roland Chemama, Bernard Vandermersch (Dir.) Dictionnaire de la psychanalyse, op.cit. Article Roland

Chemama « Möbius », p.353-354. Il précise que « si “localement”, on peut avoir l’impression qu’il y a deux

faces, si on peut inscrire deux points l’un au recto, l’autre au verso –, l’ensemble de la bande, par continuité, n’a

qu’une face. » 57

Paul Auster, Man in the Dark, op.cit., p. 14. 58

Ibid, p.13.

11

eyes open to the horror for his sake, to breath him into us and hold him there […]59

.

(nous soulignons).

Ainsi, à ce silence dont le lecteur percevait la portée, s’adjoint à présent cet éclairage qui

révèle la portée signifiante des objets (tels les DVD achetés sur Internet) et des gestes (telle

l’attitude, comme « pétrifiée », de Katya). Apparaît de surcroît que, plus qu’un discours

critique sur un matériau hétérogène, l’analyse de Katya énonce bel et bien – sur le mode d’un

déplacement « local » – l’inénarrable.

Il en est de même du roman de Jonathan Safran Foer qui va, quant à lui, jusqu’à

explicitement convoquer cette figure topologique sous la plume d’un narrateur d’une dizaine

d’années : « She taped every case and then wiped away her own fingerprints, kind of like a

Möbius strip60

. » Indication explicite qui vient rappeler au lecteur qu’« avec la bande de

Moebius l'envers se retrouve à l'endroit61

», que la structure en boucle, inscrite dans la

topologie, est la seule voie par laquelle le sujet peut s’employer à articuler ce dans quoi il est

empêtré62

.

Cette double-boucle, que nous qualifions tantôt de centrifuge et centripète, est précisément

ce qui permet aux témoins médusés de faire face. Chaque tremblement, lié à ce silence

signifié et signifiant, participe de l’articulation d’un épicentre terrifiant. En imaginant des

guerres, en questionnant l’espace qu’un cinéaste concède au silence, August Brill et Katya

cheminent jusqu’à pouvoir enfin, dans cette chambre non éclairée, énoncer la mort de Titus.

Récuser la pertinence d’une tombe vide ou encore ne pas cesser d’écrire à un fils mort,

participent tout autant de cette élaboration. Celle-ci étant ultimement cristallisée par ces lettres

qui, finalement, permettent de donner un contenu au cercueil vide de Thomas Schell.

Cette nodalité, par laquelle il nous a semblé déceler la lettre du terrorisme (tremblement et

silence) ou encore la bande de Möbius, nous semble enfin être celle du rapport entre

l’impossible et le nécessaire. Catégories aristotéliciennes que notre propos a convoquées par

le prisme des formulations lacaniennes – la première étant désignée comme ce « qui ne cesse

pas de ne pas s’écrire », la seconde comme « ce qui ne cesse pas de s’écrire63

» – celles-ci

ont ceci de spécifique de former un nœud. Et là encore, comme le souligne Albert Nguyên,

c’est un vide que le nouage enserre :

Nécessaire et impossible font nœud. D’où on peut déduire deux choses. La première

c’est que ce qui fait nœud toujours enserre un vide, un trou. Et la seconde est qu’un

nœud a un certain nombre de propriétés dont l’une est de pouvoir être dénoué. Ce qui

59

Ibid, p.175. 60

Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, op.cit., p. 240 61

Marc Darmon, « Une topologie lacanienne et ses objets », A.L.I, En ligne [29/01/2008] http://www.freud-

lacan.com/Champs_specialises/Topologie/Une_topologie_lacanienne_et_ses_objets. Consulté le 05/06/2012. 62

Cf. Jacques Lacan, Le moment de conclure (10/01/1978), cité par Marc Darmon : « Lacan s'interroge de

nouveau sur cette question des deux tours […], il y parle de la fin de l'analyse : “c'est quand on a deux fois

tourné en rond, c'est-à-dire retrouvé ce dont on est prisonnier ; recommencer deux fois le tournage en rond,

c'est pas certain que ce soit nécessaire, il suffit qu'on voie ce dont on est captif, et l'inconscient c'est ça, c'est la

face du réel ... c'est la face de réel de ce dont on est empêtré. L'analyse ne consiste pas à ce qu'on soit libéré de

ses sinthomes, l'analyse consiste à ce qu'on sache pourquoi on est empêtré.” ». In « AA ? », A.L.I, En ligne

[19/10/1992], http://www.freud-lacan.com/Champs_specialises/Presentation/AA. Consulté le 10/06/2012. 63

Jacques Lacan, Séminaire XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.87.

12

peut défaire ce nœud c’est exactement ce qu’opère une autre modalité aristotélicienne, à

savoir la contingence64

.

Relativement à ces romans, la contingence par laquelle se révèlent ces nœuds successifs

tient à la chute séquentielle centrifuge qu’engendre l’épicentre traumatisant. En effet, dans

l’un et l’autre de ces romans, les morts de Thomas Schell et Titus Small vont jusqu’à révéler

ces autres impossibles des familles Schell et Brill (à l’exemple de la commune impuissance

des pères : de Thomas Schell « premier » et d’August Brill ; ou à l’image de l’impossibilité,

pour le premier, d’adresser ses lettres et, pour le second, d’écrire ses années de séparation,

etc.). A cet égard, la chute séquentielle centripète (qui s’amorce donc en sens inverse, de

l’autre côté de la chaîne en direction du centre) nous semble participer quant à elle du

dénouement. C’est après qu’August Brill accepte de raconter son histoire avec son épouse

Sonia65

, que Katya et lui parviennent à parler de la mort de Titus Small66

; c’est après que

Thomas Schell (« premier ») trouve place dans le domicile conjugal, et plus encore en tant

que grand-père, qu’il devient possible de mettre dans cette « empty box » quelque chose en

mesure de symboliser l’esprit du défunt.

Conclusion

Au terme de ce cheminement s’impose, en premier lieu, la spécificité d’un traitement

narratif qui s’attache à saisir la lettre de la terreur. Cette dernière n’est pas tant appréhendée

par le prisme de considérations sociopolitique ou contextuelle, mais plus singulièrement par

les effets qu’elle produit – précisément le tremblement et le silence. De la reconstruction des

tiers médusés qui détermine la diégèse, aux tremblements et silences qui déterminent la

structure, ce sont les effets de la violence inassimilable qui ne cessent pas de s’étendre à

travers ces romans.

Cette expansion, en un mouvement centrifuge, est rivetée à l’épicentre terrifiant dont elle

ne cesse pas, par là-même, d’affirmer la prégnance. Et ce comme en atteste l’omniprésence de

la violence qui, commune à tous les mondes et temps qui composent ces œuvres, s’inscrit

dans la catégorie du nécessaire. Mais, et nous l’avons souligné, le mouvement se révèle

également centripète. Cristallisé topographiquement, ce dernier est décelable dans cette chute

séquentielle qui s’amorce vers le centre et qui, partant, atteste de la progressive articulation

des témoins endeuillés. Ce mouvement inversé est, exemplairement, celui du « flip book

(folioscope) monté en sens inverse67

» qui clôt le roman de Jonathan Safran Foer.

Corrélative de ces dynamiques et mouvements qui rythment les romans de

Jonathan Safran Foer et Paul Auster, c’est enfin la topologie du langage qui nous a permis de

sceller les nouages observés. Lieu où s’affirme l’ensemble des contigüités, la topologie est

venue fixer une démarche qui ne semble pas tant s’efforcer d’affecter la réalité terroriste d’un

signifiant, mais bien plutôt d’enserrer le vide que cette réalité engendre et révèle. Cette

circonscription progressive de ce qui fait trou, articulée au processus de deuil des témoins, est

64

Albert Nguyên, La différence et l’ab-sens : Comment c’est, Bordeaux, Ecole de psychanalyse des Forums du

champ Lacanien, vol.7, F.C.L Pôle de Bordeaux-Région, 2011, p. 8. 65

Paul Auster, Man in the Dark, op.cit., p. 134-163. 66

Ibid, p. 163-168. 67

Eric Giraud, « Tension narrative ou infection opportuniste, une lecture d’Extrêmement fort et incroyablement

près de Jonathan Safran Foer », op.cit., p.108.

13

cela même qui permet finalement aux Brill de se soutenir de cette ultime assertion selon

laquelle, en effet, « [t]he weird world rolls on68

».

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68

Paul Auster, Man in the Dark, op.cit., p. 180.

14

NGUYEN, Albert, La différence et l’ab-sens : Comment c’est, Bordeaux, Ecole de

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