La causalité de Platon à Aristote : Ses multiples fonds et ses apories
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Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :
Ses multiples fonds et ses apories
Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :
Ses multiples fonds et ses apories
1
La causalité de Platon à Aristote :
Ses multiples fonds et ses apories
La causalité au commencement
L’idée de cause est, historiquement, l’une des découvertes des
Grecs, certain la qualifie d’ailleurs de miracle grec1. La causalité
est le résultat de longs tâtonnements historiques de la pensée
grecque dont Platon est l’un des premiers révélateurs, et à laquelle
Aristote a apporté la dernière main. Elle trouve son plein essor dans
les œuvres de ce dernier, surtout dans la Physique2 et dans la Méta-
physique3. Ce principe s’est vu appliqué dès le début aussi bien à
Dieu4, à la nature qu’aux hommes. Les Grecs ont fait de ce prin-
cipe, en termes platoniciens, le premier instrument de toute com-
préhension et de toute connaissance et de toute génération et cor-
ruption, en termes aristotéliciens. Grâce à ce principe une certaine
connaissance de Dieu reste toujours possible. Nous pouvons le re-
connaître, non en tant que corruption et génération, car ces deux at-
tributs ne peuvent être divins, mais en tant que source de cette gé-
nération et de cette corruption. Dans ce cas précis, Dieu n’est pas
resté, pour Platon, une Idée essentiellement Intelligible, mais il est
conçu comme une Idée organisatrice, voire régulatrice de
l’Univers. Dieu est alors Démiurge.
1 Robert Lenoble, Histoire de l’idée de nature, Paris, Albin Michel, 1969.
2 Aristote, Physique, livre II, 3, §194,195 et suite.
3 Aristote, Métaphysique, livre D, 1, § 15 et suite.
4 Rappelons la distinction platonicienne entre les causes nécessaires et les causes
divines, ces dernières sont recherchées pour «acquérir une vie bienheureuse »,
(Timée, 68 e). Telle est en fait la cause finale qui a pour mission la contempla-
tion du Bien, la spéculation sur les fins de la conduite humaine, Cf. Timée, 47a.
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C’est dans le Timée que Platon définit Dieu comme « le fabri-
quant et père de tout » l’univers5. Ce père est en fait celui qui a
conçu le monde et l’a fabriqué, non d’une manière directe, mais par
l’intermédiaire des Dieux auxiliaires. A la question de savoir pour-
quoi le Démiurge ne façonne-t-il pas lui-même les vivants à naître,
Platon répondra, parce que rien d’imparfait ne peut sortir de ses
mains. Car «dans le domaine cosmologique, l’action du démiurge
est très limitée. Elle doit prendre modèle sur les formes intelli-
gibles, et s’accommoder au milieu spatial »6. Le Démiurge agit par
délégation.
Cette image de Dieu est formée à partir du développement de la
conception artisanale qui régnait dans la mentalité grecque. Faut-il
rappeler ici, l’intérêt de Platon aux arts avant sa rencontre avec So-
crate qui l’amène à s’adonner à la philosophie. D’après cet esprit,
rien ne peut être engendré tout seul ou gratuitement. Tout doit avoir
une cause et une fin. Cette conviction prend racine dans la simple
constatation de la vie de tous les jours, et se développe dans les
domaines du savoir de l’époque pour devenir finalement un prin-
cipe. Lequel rassemble en fait les penseurs grecs malgré leurs con-
tradictions et leurs divers horizons ! La causalité est l’un de leur di-
viseur commun. Même Platon qui a nié lors de sa jeunesse
l’importance du sensible et l’a considéré comme simulacre de
l’idée, s’est vu lors de sa vieillesse réhabiliter ce monde.
D'où nous pouvons dire que la vieillesse pour lui est le signe
d'une maturité absolue et d'une vision définitive des problématiques
débattues dans toute son œuvre. Autrement dit, Platon a apporté de
sa propre main des modifications voire des changements aux idées
contenues dans ses précédents écrits. C’est ce qui met d’ailleurs en
5 Timée, 28 c.
6 Luc Brisson, les mots et les mythes, Paris, F. Maspéro, 1982, p. 52.
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doute le fait de parler d’une doctrine platonicienne c’est-à-dire d’un
corpus de ses idées closes et définitives, surtout avant les quatre
derniers dialogues7 de sa vieillesse. Une simple et rapide comparai-
son entre ce qu’il dit dans les œuvres de jeunesse et celles de sa
vieillesse donne au lecteur attentif les preuves d’une ouverture et
d'une refonte parfois basale des thèmes de sa philosophie. L’une de
ces bases est la place du sensible dans le savoir. Platon a réhabilité
le verbe voir8 d’une manière remarquable, il l’a considéré comme
le premier fondement de l’acte de connaître et même de philoso-
pher. De cette façon le savoir n’est plus l’œuvre de l’âme transcen-
dante, mais il est le fruit d’une coopération entre elle et le corps.
Ainsi quand «l’intelligence… fait office de pilote, de médecin, de
général, en vue de cette chose unique vers laquelle doit tendre le
regard »9, elle cherchera à améliorer l’état existant des êtres et non
leur être théorique et absolu. Car le regard, dans cette phrase, se
comprend aussi bien dans le sens abstrait, penser, que dans le sens
concret, regarder par les yeux de la tête. C’est à partir du Timée,
qu’il parle de la causalité au niveau physique. Modification
qu’Aristote n’a apparemment pas connu ou reconnu et c’est pour-
quoi il se croit innovateur sur la question de la causalité et du sen-
sible.
La causalité unificatrice et vécue.
Ce qui est remarquable dans la causalité platonicienne c’est
qu’elle permet de joindre des domaines aussi différents
qu’opposés : lier le physique au théologique, le réel à l’imaginaire,
7 Nous voulons dire : Le Timée, le Critias, le Philèbe et les Lois.
8 Timée, à partir de 45 d.
9 Lois, 963 a-b.
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elle est vraiment un miracle. Grâce à ce principe, notre connais-
sance de l’Intelligible se réfère au sensible et inversement. Le sens
entre Dieu et le sensible n’est plus un sens unique, mais il est dou-
blement et simultanément orienté, un double sens. L’un est la
preuve de l’autre. Si l’un est Intelligible, par définition loin des
yeux, l’autre est toujours présent devant nous. Ses aspects sont
multiples. Nous sommes confrontés, par exemple, tous les jours au
fait qu’il y a des êtres qui naissent et d’autres qui meurent. La géné-
ration et la corruption ne sont pas de simples idées, mais elles ont
leurs référents dans le réel, le sensible. A l’encontre de ces êtres
mortels, Platon, tout d’ailleurs comme le plus simple des croyants,
conçoit un Etre qui ne meurt pas, et qui ne peut être que celui qui a
crée cet univers, c’est-à-dire le Démiurge. Certains commentateurs
sont allés jusqu’à supposer, à côté de ce Dieu, un autre de qui ils
faisaient une Ame Universelle, croyant que Dieu ne pouvait être
conçu comme un être qui change, disons mieux, qui passe d’un état
de repos à un état de création qui est par définition d’action. Cette
supposition est sans fondement10
au moins pour deux raisons : c’est
qu’à ce moment on ne peut parler de changement du fait très simple
que le temps n’est pas encore apparu. La seconde raison est que
Dieu, pour créer, n’a pas à toucher la matière.
C’est dans le domaine cosmologique que Platon nous parle de
l’action du Démiurge. Dieu n’opère pas directement : il fournit à
ses collaborateurs le modèle selon lequel la nature doit être créée.
Ces collaborateurs ayant été crées par lui-même. La création n’est
en fait que l’une des faces de Dieu ; face que nous reconnaîtrons
par une simple contemplation du cosmos. Car ce cosmos n’est en
dernière analyse qu’une expression de la capacité divine de créer.
10
G. C. Field, The philosophy of Plato, 1949, Oxford University, Press London,
p. 130.
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Cette action divine est limitée parce qu’elle s’exerce sur le sensible
à travers l’Intelligible. Elle est aussi limitée dans le temps, voire ne
se répétera plus. Ce qui nous permet de considérer cette action
comme historique, c’est-à-dire dépassée. C’est ce qui fait que «le
Démiurge n’est pas Dieu, mais un point de vue historique sur Dieu,
la face de Dieu tournée vers nous »11
.
Ainsi Dieu est à la limite de l’Idée et de l’objet, ses traces sont
son expression, ils l’expriment même. Nous remontons, selon le cé-
lèbre mot d’Averroès, de l’artisanat à l’artisan ; du fabriqué (objet)
au fabriquant, du cosmos à Dieu. Notons au passage que le concept
de création ex-nihilo est équivoque dans la théologie platonicienne.
L’idée ou le principe de causalité est présent, aussi bien dans le
Timée12
à maintes reprises que dans le Philèbe13
et les Lois14
. En
général ce modèle est éternellement identique à soi-même et ne
change aucunement, toutefois c’est à partir de lui que le monde est
conçu et qu’il est pour cette raison aussi bon qu’il est possible. Ce
modèle est appelé par Platon «le Vivant achevé » qui allait donner
naissance, suite à l’intervention des Dieux seconds, au vivant sen-
sible, c’est-à-dire au monde d’ici-bas. Autrement, «le monde sen-
sible n’étant qu’une image du monde intelligible et tout le pro-
blème de Platon dans le Timée est de rendre compte des rapports de
ressemblance et différence qu’entretient l’image avec son mo-
dèle »15
. Cette conformité entre les deux mondes est soumise à
l’action, en premier lieu, du Démiurge et en second à celle des
11
René Schaerer : Dieu, l’homme et la vie d’après Platon, Ed. La Baconnière
Neuchâtel, 1944, p. 20 12
Timée, 29d, 46e, 57c, 68e, 87c etc. 13
Philèbe, 28b. 14
Lois, 891e. 15
L. Brisson, article(s) in Encyclopédie philosophique universelle, les œuvres
philosophiques, dictionnaire, volume dirigé par Jean-François Mattéi, Paris,
PUF. 1992, p. 270.
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dieux subordonnés : le premier a conçu le modèle, les seconds vont
donner naissance à l’image.
Ainsi comprise la physis ne suggère pas seulement l’idée de
production, mais aussi celle d’une autorégulation de la produc-
tion16
. Un certain dynamisme est senti dans la nature et il est diffé-
remment affirmé par les penseurs grecs. Lequel dynamisme est in-
hérent à chaque chose comme à l’ensemble de l’univers organisé,
le cosmos. Cette croyance est liée certainement à l’idée de causalité
qui commence à naître en Grèce, idée qui sera décisive dans
l’explication des phénomènes de tout genre. Elle représente un
grand saut dans la compréhension de l’univers par l’homme. Cette
idée, qui tend à devenir principe, n’est pas en réalité l’exclusivité
des philosophes, mais elle est aussi présente dans la notion popu-
laire grecque de moira qui désigne la part, le sort qui est certes im-
parti à chaque chose par une puissance supérieure, mais qui devient
dès lors la loi interne de son existence ou, comme on dit, sa desti-
née.
La croyance populaire héritée et le nouvel esprit positiviste nais-
sant se rencontrent pratiquement autour d’un même principe avec
certes des conceptions et des significations différentes. Ce grand
principe que les intellectuels appellent, au début, causalité, et plus
tard, déterminisme, les communs tiennent à l’appeler destin et
voient en lui un vouloir transcendant. A l’ère grecque, la raison n’a
pas encore coupé les ponts entre le réfléchi et l’imaginaire. Logos
16
Aristote, plus tard, parle de cet aspect sous les notions de dynamique et de sta-
tique. Pour lui « la physis comme genèse est un acheminement vers la physis »,
Métaphysique, D, 4, 1014 b : « l’homme engendre l’homme », ce qui veut dire
que l’être naturel est à la fois le producteur (en l’occurrence, le père ou, plus
précisément, la semence) et la structure ou la fin de la production. Dans la na-
ture, il n’y a, à vrai dire, que des reproductions, mais pas de monstruosité. L’un
des leitmotivs d’Aristote est «la nature ne fait rien en vain ».
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et mythos cohabitent aussi bien chez les communs que chez les
penseurs grecs les plus avertis.
Ces deux types d’explication croient, malgré leur différence
fondamentale voire leur opposition, surtout à l’âge moderne, cha-
cune à sa manière, à une certaine causalité. L’une est d’un caractère
rationaliste, l’autre est d’un caractère plutôt métaphysique, au sens
qu’Auguste Comte attribue à ce terme. Notons toutefois que la re-
présentation du monde qui se dessine dans les derniers dialogues
«pourrait être qualifiée, néanmoins, d’optimiste »17
, du moment
que Platon l’avait conçue comme un être bien ordonné ; un cosmos.
Remarquons cependant que si la croyance à une série de causes
qui régissent aussi bien l’univers, la nature que les hommes, est
l’un des diviseurs communs entre toutes les civilisations et tous les
hommes à toutes les ères ; la différence ou, même les contradic-
tions, se situent dés lors au niveau de la détermination de ces
causes : métaphysiques, théologiques ou positives, selon la datation
comtienne. Mais y a-t-il vraiment un dépassement absolu de qui-
conque des étapes ou états ?
Notons aussi que la démarcation entre les explications vulgaires
et les explications savantes a toujours existé, mais que ce qui a été
explication savante, à une certaine étape, est devenue, avec les
coupures épistémologiques renouvelées, explication pré-
scientifique et parfois même anté-scientifique.
Cette immuabilité et cette unanimité sont liées d’une manière ou
d’une autre aux efforts qu’Aristote a fournis, dans plus d’un écrit,
pour exposer les détails et défendre la causalité. Toutefois ces ef-
forts, certes louables, ont rencontré des apories qu’ils n’ont pu es-
17
Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce Antique, (préface de J. P. Vernant)
Paris, Flammarion, 1982, p. 15.
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quiver et sur lesquelles les commentateurs divergent. Et là, à notre
sens, le premier signe de la richesse d’une philosophie.
Aristote : des causes et des principes et des apories
L’on sait que dans la Métaphysique, Aristote, définit la philoso-
phie comme la recherche de l’être en tant qu’être, des premières
causes et des premiers principes. Aristote explique parfois que
cause et principe sont corrélatifs comme l’être et l’un mais qu’ils
relèvent de deux notions différentes. On sait aussi que dans les
Analytiques postérieures et particulièrement dans la deuxième par-
tie, Aristote affirme que toute science se base sur des principes qui
lui sont propres et qu’on ne doit pas mélanger les principes, utiliser
un principe physique dans une démonstration poétique.
Dans le livre B de la Métaphysique, voulant démontrer la néces-
sité de la connaissance de la théorie des causes, Aristote compare
celui qui ignore cette théorie à quelqu’un qui «marchait sans savoir
où l’on va, c’est s’exposer même à ne pas pouvoir reconnaître si, à
un moment donné, on a trouvé ou non, ce qu’on cherchait »18
De
cette analogie, nous pouvons dire, que pour Aristote la connais-
sance du parcours à faire et de l’objet recherché sont des nécessités
de première urgence. Mais la question qu’on peut poser à ce ni-
veau est double parce qu’elle se rapporte aussi bien au chemin à
parcourir qu’à l’objet recherché. Même si le plus court chemin
c’est la ligne droite, ce chemin qu’Aristote cherche à tracer est-il le
plus paisible des chemins, ne peut-il pas se recouper peu ou prout
avec d’autres chemins qui mènent autre part ? En second lieu, ce
qu’on cherche ne peut-il pas se confondre, par coïncidence ou par
18
Aristote, Métaphysique, B, 1, 995, 30-35, (traduction Tricot).
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toute autre raison, avec son vraisemblable ? Autrement dit, le tracé
de la science et celui de la philosophie sont-ils si distincts que per-
sonne ne peut commencer sur l’un pour finir dans l’autre ? Ne peut-
on pas finalement confondre apodictique et causalité, surtout du fait
que l’apodictique, c’est-à-dire la théorie de la démonstration telle
qu’elle est développée dans les Analytiques, et qui est requise pour
la connaissance philosophique et surtout pour le fonctionnement du
raisonnement discursif, démonstratif, se recoupe avec la causalité
qui reste la théorie de toute connaissance : « Connaître c’est con-
naître par la cause » ? Deux domaines qui se recoupent et qui font
usage de deux concepts assez proches qui sont causes et principes.
Même si Aristote définit d’une manière nette chacun des deux con-
cepts, l’interférence, pour ne pas dire confusion, entre les deux no-
tions reste possible.
Rappelons premièrement que pour Aristote tous les principes ne
sont pas des causes alors que toutes les causes sont des principes.
Et deuxièmement qu’il faut distinguer les principes immanents des
principes extérieurs. Le caractère commun de tous les principes
c’est d’être la source d’où l’être (ou la génération ou la connais-
sance) dérive. Dans les Analytiques Seconds, Aristote donne une
caractérisation détaillée des principes servants à bâtir la science. De
tels principes sont « vrais, premiers, immédiats et, par rapport à la
conclusion, mieux connus, antérieurs et jouant le rôle des
causes »19
.
Nombreuses sont les questions problématiques dans le corpus
aristotélicien, mais cette fois nous allons nous arrêter rapidement
sur deux de ces questions : celle de la distinction entre science et
19
Aristote, Analytiques Seconds, 71b
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philosophie d’une part et celle de la comptabilité ou du nombre de
philosophies et leurs frontières d’autre part. Aristote parle, certes,
de ces problématiques mais ses propos et textes ne concordent pas
ou du moins n’ont pas tracé les frontières d’un trait net. Ces ques-
tions sont fondamentales parce qu’elles nous donnent les spécifici-
tés de chaque domaines et ainsi le niveau d’application des lois de
la causalité. Car si l’application résolue de la causalité, de nos jours
et même sous d’autres appellations, est nette et bien configurée,
elle ne l’est pas de même dans le système d’Aristote. Ce flou est en
rapport avec les tracées de la science. Ces sciences restent dépen-
dantes d’un « instrument » qui n’a rien de science. Ainsi la base de
la démonstration est indémontrable et la base de la science n’est
pas science. Dans le premier cas c’est le « principe premier » et
dans le second cas c’est la logique. Tout le monde sait que la lo-
gique est un produit aristotélicien, et tout croit qu’il s’agit d’une
science voire de la science, mais Aristote ne fait pas de ce produit
une science.
La logique aristotélicienne est un outil adapté à toutes les
sciences et qui n’est propre à aucune d’elles. En ce sens elle serait
véritablement formelle, sa forme ou son mécanisme étant parfaite-
ment séparables du contenu et applicables à toutes sortes d’objets
ou de conceptions indifféremment. « Ainsi le syllogisme a paru
l’instrument universel de toute science possible, que ce soit la
science morale, naturelle ou mathématique. Si donc la logique
d’Aristote étudie, en effet les formes de la pensée indépendamment
de leur contenu, elle s’adapte néanmoins étroitement à ce contenu
tel que le conçoit Aristote. Elle ne peut se bien comprendre que par
le système, tandis que le système pourrait se comprendre sans elle.
Elle est faite pour lui, et non lui pour elle. Ses principes présuppo-
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sent le système et ne s’adaptent exactement qu’à lui et à ceux qui
s’inspirent plus ou moins directement de lui. C’est pourquoi l’on
croit devoir la présenter comme le couronnement de la doctrine et
non comme son introduction ; car la porte royale en est bien plutôt
la métaphysique et la physique20
»
Nous savons tous qu’Aristote fait de l’étonnement la mère qui a
enfanté la philosophie, nous pouvons dire que cette mère a enfanté
aussi la science. Car pour Aristote, la sensation est le début de toute
connaissance humaine. C’est elle qui fournit ordinairement à l'intel-
ligence les occasions d’appliquer son analyse intuitive dans la na-
ture. Aristote n’a cessé de répéter que le désir de savoir, comme il
l’appelle dans la Poétique ou ce qu’il appelle l’étonnement dans la
Métaphysique, est le commencement de la science. Le résultat de
cette approche sensible ne peut se hausser au niveau de la certitude
qui naît de la démonstration. D’où la connaissance des rapports né-
cessaires n’est possible que par la causalité. Sachant que ce qui est
nécessaire appartient à l’essence de la chose considérée. Mais à cô-
té de ce nécessaire, Aristote reconnaît les accidents, dans ses
termes : ce qui est ou ce qui peut ne pas être. Ces caractéristiques
échappent à toute science. Ainsi la causalité pour Aristote, vise la
connaissance de l’essence d’une chose. Ce genre de connaissance
suppose « l’induction » c’est-à-dire « le passage du particulier au
général » Cette induction n’est ni sensible ni démonstrative mais
elle est intuitive. Ainsi la science part du sensible c’est-à-dire du
particulier pour atteindre l’abstrait c’est-à-dire la généralisation et
ce par la multiplication des observations. Ce caractère est inhérent
au savoir et à la connaissance qui dépassent, ce que Platon appelle,
20
Pierre Aubenque, Encyclopédie Universalis.
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l’opinion, pour atteindre ce qu’il appelle, l’idée. Dans son fond
l’induction n’est pas une argumentation : c’est une intuition, c’est-
à-dire un contact sans intermédiaires entre l’esprit et son objet.
D’où nous devons entendre par physique pour Aristote un monde
de substances et d’essences et non un monde de sensible. Car le
sensible, aussi bien pour Platon que pour Aristote qui est resté pla-
tonicien sur cette question, ne peut être objet de connaissance vraie
et essentielle, c’est-à-dire qui se rapporte à l’essence, sans quoi la
chose ne peut être. Ainsi nous constatons un recoupement entre le
lexique de la science et celui de la philosophie. Aristote fait de la
physique non une science mais une philosophie seconde ou une
philosophie physique. Celle-ci traite non seulement des qualités,
mais des substances. Dans le livre E de la Métaphysique, Aristote
déterminant le statut de la physique écrit : «la physique est, en fait,
comme les autres sciences, la science d’un genre d’être déterminé,
c’est-à-dire de cette sorte de substance qui possède en elle le prin-
cipe de son mouvement et de son repos, elle n’est évidemment ni
une science pratique, ni une science poétique » (1025b 15-25)
Ce texte de la Métaphysique est essentiel par ce qu’il définit les
propriétés de la physique, et décrit en même temps les propriétés de
son objet. Si Aristote définit, comme on le savait, la philosophie
comme «science de l’être en tant qu’être », il réserve à la physique
une partie de cet être. C’est ce qui permet de dire que celle-ci
s’occupe aussi de la substance d’un certain point de vue ou côté. Ce
qu’Aristote mentionne par «un genre d’être déterminé » et non
l’être en tant qu’être. Ce qui signifie qu’entre philosophie et phy-
sique il y a interaction, même si l’une reste première et l’autre se-
conde point de vue antériorité et même portée. La physique se ré-
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serve l’étude de ce qui est composé et en mouvement. Aristote dit
aussi dans la Métaphysique que « la physique est certes une sagesse
mais non la première » (1005b 1), car même si les physiciens pen-
saient rendre compte de la nature et de l’être dans son ensemble, en
réalité il s’agissait d’un savoir partiel, puisqu’il existe « quelqu’un
qui est au-dessus du physicien (en effet, la nature est un certain
genre de l’être) » (1005a33-34), le philosophe, ou celui qui exa-
mine du point de vue global de la substance première, pourra, en
revanche, rendre compte de toute sorte de substance (1005b 5-6). Il
y a une certaine proximité entre la physique et la philosophie, fon-
dée sur l’objet qu’elles examinent : la substance. Cette proximité
n’est cependant pas une identité mais donne lieu à une hiérarchie
qui se dit dans la nomination de philosophie seconde pour la phy-
sique et de philosophie première pour la philosophie. « Seconde »
et « première » ces sciences le seront en proportion des caractéris-
tiques des substances sur lesquelles elles portent, et qui constituent
deux genres distincts de l’être. Ces substances se distinguent
comme le « camus » se distingue du « concave » : « le camus est lié
à la matière(le camus est le nez concave) tandis que le concave est
sans matière sensible » (1025b 31-34) tous les êtres physiques sont,
comme le camus, liés à la matière. Les différences entre le « ca-
mus » et le « concave » se rapportent aux modes d’être des deux
sortes de substances, dont l’une est composée de forme et de ma-
tière, tandis que l’autre, sans matière, est décrite comme substance
première.
Ainsi la physique, d’ailleurs comme toute science aristotéli-
cienne, a pour objet le réel. L’objet propre de la science, qui est en
même temps l’essence de toutes choses, c’est l’espèce : un juste
milieu entre les généralités trop vides de contenu et les particulari-
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tés trop accidentelles qui, imprégnées de matière, échappent aux
lois nécessaires et à l’intelligibilité. D’où la physique est mitoyenne
entre une connaissance purement sensible et une autre purement
abstraite. Le physicien est à mis chemin entre le commun des
hommes et le philosophe ou plus exactement le métaphysicien. En
fait chacun de ces deux extrêmes ne connaît pas la réalité des ob-
jets. L’un parle de l’apparent sans connaissance du fond, l’autre
parle de l’indéterminée sans aucune référence sensible. Alors que le
mitoyen s’intéresse à un genre qui est plus riche que l’espèce.
Jusqu’ici, nous n’avons pas fait les distinctions qu’Aristote lui-
même fait entre les domaines des sciences. Ses dires à propos des
sciences diffèrent relativement de ceux sur la connaissance. Car
parfois il parle de connaissance et d’autres fois de science. Pour lui
la science est un type de connaissance. Il distingue généralement
cinq types de connaissances : l’art, la science, la prudence, la sa-
gesse et l’intelligence.
En comparaison avec les connaissances, les sciences sont plus
nombreuses. Elles se divisent en trois grands domaines : les théoré-
tiques, les pratiques et les poétiques. Chaque domaine se divise à
son tour en d’autres domaines. Pour ne pas dégraisser hors de notre
propos, nous évitons de parler ces sciences et leur usage.
La science, pour Aristote, tout comme la philosophie, a pour but
la découverte de la vérité, mais elle reste au niveau de l’existant,
c’est-à-dire de l’objet mixte, ce qui ne lui permet pas la connais-
sance des principes, d’où l’utilité de la philosophie et de la logique
pour elle. Toutefois cette incapacité à découvrir les principes n’et
pas en soi un handicap pour la science, car son objet est autre chose
que les principes ou les idées, ce sont les relations causales qui
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l’intéressent, et sur cette question elle est pleinement capable. Si
nous prenons comme exemple de science la physique, nous allons
constater que la scientificité de cette science n’est pas de l’ordre de
la physique mais elle est de l’ordre du domaine de la philosophie
première.
Mais si on creuse bien la question avec Aristote, on finira par
s’apercevoir que finalement tous les principes ont à leur origine un
seul qu’il appelle principe premier. Celui-ci est indémontrable mais
il est la base de toute démonstration. « J’entends par principe dans
chaque genre ces vérités dont l’existence est impossible à démon-
trer21
». Il n’est pas objet de démonstration ou de preuve mais il est
objet d’intuition intellectuelle. « Si nous ne possédons en dehors de
la science aucun autre genre de connaissance, il reste que c’est
l’intuition qui sera le commencement de la science22
». Et là Aris-
tote n’est pas très loin de Platon. Car l’idée d’une connaissance
immédiate vraie mais indémontrable se recoupe vraisemblablement
avec la réminiscence platonicienne. Tous deux croient à un principe
(ou à une idée) supérieur à la science puisqu’il fond la scientificité.
« Il est clair que les principes propres de chaque chose ne sont pas
susceptibles de démonstration, car ces principes sont les principes
de toute chose et la science de ces principes sera la plus haute de
toutes les sciences… une telle science serait science à un plus haut
degré ou même au plus hauts des degrés23
». Et c’est peut-être la
raison qui a poussé Aristote à concevoir la philosophie proprement
dite comme philosophie première. Celle-ci permet l’établissement
des principes communs à toutes les sciences. En fait «la science de
21
Seconds Analytiques, 76a 22
Ar. Anamil. Post, 10b 23
Seconds Analytiques, 76a
Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :
Ses multiples fonds et ses apories
Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :
Ses multiples fonds et ses apories
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l’être en tant qu’être » préside à chaque science qui étudie un genre
déterminé de l’être. Cette philosophie est aussi première parce que
toutes les sciences en régressant s’arrêtent devant elle. Au-delà
d’elle s’avère l’impossibilité d’une régression à l’infini. La solution
aristotélicienne est pertinente certes mais elle débouche sur des
apories. Nous y reviendrons plus tard.
Aristote évoque sa théorie des principes et des causes dans plus
d’un de ses écrits. Si dans les dialogues de Platon, nous trouvons en
plus de la recherche d’une résolution d’une question initiale, un dé-
bat sur nombre de questions préalables. Certains commentateurs
ont expliqué tel style par la forme dialoguée des écrits platoniciens.
La même pratique, ou presque, est présente dans l’écriture aristoté-
licienne qu’on explique par le caractère oral des œuvres d’Aristote.
Celui-ci n’arrête pas de faire des digressions voire des répétitions
des mêmes questions d’une œuvre à l’autre. Ainsi la question des
causes est présente dans presque tous les écrits aristotéliciens. Elle
est très saillante dans trois œuvres principales : la Physique, la Mé-
taphysique, les Analytiques seconds. Elle est présentée et expliquée
presque de la même manière dans les deux premières. Alors que
c’est la question des principes qui est plus intense dans les Analy-
tiques Seconds. La causalité dans les seconds Analytiques a une
portée logique (moyen terme) qu’ontologique. Dans la Métaphy-
sique, elle a une portée ontologique (cause première).
Dans la Physique et la Métaphysique les causes sont présentées
de plusieurs manières et sous différents aspects :
Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :
Ses multiples fonds et ses apories
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Ses multiples fonds et ses apories
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Une première fois c’est le nombre de causes qui est mentionné
presque de la même manière aussi bien dans la Physique que dans
la Métaphysique. Les causes sont au nombre de quatre :
1) la forme ou la quiddité
2) la matière ou le substrat
3) le principe du mouvement
Et 4) son opposé la fin et le bien
Cette énumération ne doit pas cacher la différence et l’absence
d’unité entre ces quatre causes. Les causes ainsi que les principes
diffèrent selon les différents êtres. « On ne peut parler d’unité des
principes que par analogie. L’analogie signifie, comme le veut le
grec analogon, « rapport ». Cela veut dire que les éléments diffé-
rents et propres à chaque être peuvent cependant se regrouper sous
des rapports identiques » Ainsi, les éléments du jour et de la nuit
(air, lumière, obscurité) ne sont pas ceux de la couleur (surface,
blanc et noir), mais l’air est à la lumière ce que la surface est au
blanc (la matière à l’égard de la forme) ; l’obscurité et le noir cons-
tituent la privation (1070b20-21). Matière, forme, privation peuvent
être dite, par analogie, principes communs de tous les êtres.
Cette différence n’exclue pas l’interaction voire la complémen-
tarité de toutes les causes pour une bonne compréhension de l’être.
Si par exemple, le corps est la matière, la forme sera la santé dont
la privation est la maladie, et le moteur sera la médecine (1070b27-
28) Ce qui signifie que la médecine produit la santé dans le corps,
par l’intermédiaire bien sûr du médecin, qui produit la santé par la
friction et autres intermédiaires. Si donc l’on ajoute le moteur aux
trois autres, on a quatre causes ; et l’on peut également pour la dif-
férence entre « principes » et « élément » (1070b22-23) puisque le
moteur (le médecin ou la médecine) n’est évidemment pas un ca-
Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :
Ses multiples fonds et ses apories
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Ses multiples fonds et ses apories
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ractère interne au corps comme la santé. Cette distinction
entre «élément » et «principe » vaut contre toute réduction des
principes et des causes aux seuls éléments constituants de chaque
chose.
Une deuxième fois les causes sont présentées selon les carac-
tères que leur confèrent antériorité ou postériorité. Une troisième
fois le rapport des causes selon la séparation ou la non-séparation.
Ensuite c’est le rapport de l’acte et de la puissance qui est vu, pour
finir par le statut universel ou individuel de chaque cause. Après
tous ces rapports Aristote s’est penché sur l’importance des causes
d’où il conçoit des causes premières et des causes subordonnées.
On ne peut parler des causes chez Aristote sans évoquer la ques-
tion du hasard et de la fortune, ce que les anciens appellent com-
munément l’accident. En réalité, l’accident ne peut être objet de
connaissance abstraite : « aucune connaissance théorique ne traite
de l’accident »24
. Et G.G.Granger ajoute à cette phrase
d’Aristote : « pas plus, du reste qu’aucune science pratique ou poé-
tique ». Ainsi l’accident, pris au sens étroit, ne délimite-t-il pas le
domaine de la science ? Car l’accident s’il appartient véritablement
à une chose, ne lui appartient pas nécessairement et continuelle-
ment. Ce premier caractère de l’accident lui procure un second,
c’est-à-dire que l’accident est infini, et les deux caractères font que
l’accident ne peut pas être objet de science du moment qu’il n’est
pas nécessaire et fini, surtout qu’on sait que la science chez Aris-
tote n’opère que sur le nécessaire et le fini, et c’est d’ailleurs l’un
des traits de différences de caractère entre le sophiste, qui parle tou-
jours de l’accident et le savant qui parle toujours du nécessaire. Le
24
Aristote, Métaphysique, E, 1026 b3.
Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :
Ses multiples fonds et ses apories
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premier ne connaît que des mots, le second connaît des êtres, des
choses. Le premier cherche à savoir plus, le second croit qu’on ne
peut trouver une nouvelle cause autre que les quatre citées. Aristote
est totalement confiant dans l’énumération des quatre causes, la-
quelle énumération est close25
. Mais le hasard ne peut jamais être
cause du ciel et de tous les mondes comme prétendent certains.
Nous trouvons une réfutation à cette prétendue cause dans la Phy-
sique26
, où Aristote est allé même à dire que cette théorie est con-
traire à la raison, et qu’elle est complètement fausse quand nous
contemplons le monde, car expérimentalement rien n’arrive par ha-
sard. Mais finalement Aristote reconnaît l’existence du hasard et de
la fortune, non en tant que causes nécessaires mais en tant que
« cause par accident, pour des choses susceptibles de ne pas se pro-
duire ni absolument ni fréquemment, et en outre susceptibles d’être
produites en vue d’une certaine fin ».27
Pour nous convaincre de l’existence de ces causes par accident,
Aristote distingue dans l’être ce qui est par soi et ce qui est par ac-
cident. Cette même distinction s’applique à la cause ; la cause par
soi est déterminée, la cause accidentelle est indéfinie. Pour démar-
quer la fortune du hasard Aristote nous donne l’exemple de celui
qui en se rendant à l’un de ses créanciers (par hasard) a été payé,
malgré qu’il n’ait pas rendu visite pour recouvrer son argent. Aris-
tote28
conclue que la fortune s’attribue généralement à l’activité
pratique (le bonheur pour lui est une activité pratique) d’où nous ne
pouvons pas parler de fortune pour les êtres qui ne peuvent pas agir
pratiquement (inanimé/bête), et pour les êtres qui ne peuvent pas
25
Ibid, A, 3, 983b. 26
Aristote, Physique, livre II, 196 a.b. 27
Ibid. 197a. 28
Ibid. 197b
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Ses multiples fonds et ses apories
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20
délibérer ; l’enfant pour Aristote n’a pas la faculté de choisir. Pour
ces êtres nous pouvons parler de hasard « une pierre dans un
temple, un cheval arrivé par hasard… ».
Ainsi on peut dire que le hasard ne défie pas les cause mais il est
une cause autre et non pas une autre cause. Si tel est le cas pour le
hasard qu’en serait-il pour l’aporie ?
Ce vocable, c’est-à-dire aporie, appartenant à la philosophie
grecque de l’Antiquité. Il est la transcription littérale d’aporia, dont
le sens propre est «impasse», «sans issue», «embarras». Dans ses
écrits, Platon cherche une issue aux impasses des discussions. Face
à ce genre de difficulté, il change de registre dans la discussion ou
le dialogue. Il arrive toujours à résoudre les apories. Ces issues sont
vraisemblables parce qu’elles emploient éventuellement des
mythes, des allégories ou autres, que Platon emprunte à la tradition
ou qu’il crée lui-même de toutes pièces29
. Cet effort n’est pas ap-
précié de la même manière par les commentateurs : certains ont y
trouvé du génie, d’autres des illusions. Qu’importe, pour le moment
ce qu’ils disent. C’est Aristote qui nous intéresse. Aristote recon-
naît les apories et ne cherche pas à les résoudre soit parce qu’elles
sont « irrésolubles », soit pour qu’elles ne perdent pas leur carac-
tère aporétique. Il parle de deux genres d’apories, plus exactement
et à sa manière, il y a deux niveaux dans les apories : celle conçue
comme faible. Celle-ci s’annonce quand on est « en présence de
deux opinions contraires et également raisonnées en réponse à une
même question». Et là chacun peut maintenir son point de vue du
moment que l’un ne peut réfuter l’autre : l’égalité des arguments.
L’aporie qu’Aristote qualifie de forte, dont le niveau dérange ou du
29
Telle l’allégorie (plutôt l’image) de la caverne dans la République
Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :
Ses multiples fonds et ses apories
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21
moins laisse perplexe le sage, c’est quand on est en face d’un pro-
blème insoluble et d’obstacles insurmontables. « Etre dans l’aporie,
c’est pour la pensée, se trouver dans un état semblable à celui d’un
homme enchaîné ; pas plus que lui, elle ne peut aller de l’avant 30
».
Quelques apories
* La question qu’est-ce que l’être est une de ces questions qui
demeurent éternellement aporétiques
** Aucune démonstration n’est possible si elle ne présuppose la
vérité de ses principes. Les prémisses du premier syllogisme sont
« premières et indémontrables »
*** Les difficultés inhérentes au projet d’une science de l’être
en tant qu’être se résument dans une aporie fondamentale. Cette
aporie pourrait se formuler dans ces trois propositions qu’Aristote
soutient tour à tour et qui sont pourtant telles qu’on ne peut accep-
ter deux d’entre elles sans refuser la troisième :
1) Il y a une science de l’être en tant qu’être
2) Toute science porte sur un genre déterminé
3) L’être n’est pas un genre
****les apories de la distinction de l’acte et de la puissance
peuvent se ranger sous deux rubriques :
1) Comment l’être peut-il provenir du non-être ?
2) Comment le même peut-il devenir autre ?
Conclusion
30
Métaphysique B, 1, 995a31
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Ses multiples fonds et ses apories
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22
Descartes est le premier philosophe qui a réagi violemment à la
scolastique et s’est insurgé en critique acerbe de l’aristotélisme. A
propos des principes d’Aristote, il prétend dans la préface aux
Principes, « lettre à l’éditeur », sans autres explications, que ses
principes sont absolument vrais alors que ceux d’Aristote sont faux
et inutiles. La logique d’Aristote est taxée d’analytique voire de
stérile parce qu’elle n’ajoute aucun savoir à ce que nous connais-
sons. Ce point de vue de Descartes sur l’analyse est contrarié par
Kant. A ce procédé scientifique, c’est-à-dire l’analyse, Kant a attri-
bué les plus grands progrès de la science moderne, qui dispose avec
la physique mathématique d’une méthode d’analyse incomparable.
Cette méthode cherche à synthétiser, à généraliser, à ramener le
particulier au général et à mettre toute action (naturelle ou hu-
maine) sous une certaine forme de causalité, laquelle forme appel-
lera les autres, qui sont non dites verbalement mais existent effecti-
vement. Ainsi, et comme le dit G.G.Granger31
« la science
d’Aristote est une connaissance démonstrative », et comme elle
n’est pas possible par la sensation ni même par l’opinion, même
correcte, du moment que ces deux dernières (sensation, opinion)
portent sur des propositions immédiates et ne sont pas introduites
par d’autres propositions, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas démon-
trées et nécessaires, alors que le premier caractère de l’objet de la
science, comme il est dit par Aristote32
lui-même : « nécessaire et
éternel » La science diffère aussi de la connaissance accidentelle
professée par les sophistes et de laquelle ils se contentent. Alors la
science, à la différence de toutes les autres connaissances, com-
porte la conscience que la cause que nous attribuons à un fait en est
31
G. G. Granger, La théorie aristotélicienne de la science, p. 24. 32
Aristote, Ethique à Nicomaque, 11, 3a-b.
Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :
Ses multiples fonds et ses apories
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Ses multiples fonds et ses apories
23
bien la cause, et qu’elle l’engendra nécessairement. D’où parler
science c’est mettre en évidence les causes. Ces causes sont les
principes de toute chose, du moment quelles sont le point de départ
de la connaissance de cette chose33
. Pour Aristote, la causalité est
tirée de l’analyse qui est enrichissante du savoir et non appauvris-
sante comme l’a vu Descartes. Kant a raison de trouver en elle un
procédé scientifique de grande envergure. Depuis les Grecs, la cau-
salité s’est vue prendre plusieurs formes et plusieurs connotation,
mais le principe est resté le même : connaître c’est connaître par les
causes aussi bien dans les sciences que dans le reste du savoir.
Même si certains prétendent que la causalité n’a rien d’historique
est qu’elle est complètement spéculative, Hegel leur répond que
« L’injustice la plus courante que l’on commet à l’égard de la pen-
sée spéculative consiste à la rendre unilatérale, c’est-à-dire à ne re-
lever qu’une des propositions dont elle se compose »34
.
33
Aristote, Métaphysique, livre D, 1, § 15. 34
Hegel, science de la logique, trad. S. Jankélévitch, t.1, p.83.