La causalité de Platon à Aristote : Ses multiples fonds et ses apories

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Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote : Ses multiples fonds et ses apories Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote : Ses multiples fonds et ses apories 1 La causalité de Platon à Aristote : Ses multiples fonds et ses apories La causalité au commencement L’idée de cause est, historiquement, l’une des découvertes des Grecs, certain la qualifie d’ailleurs de miracle grec 1 . La causalité est le résultat de longs tâtonnements historiques de la pensée grecque dont Platon est l’un des premiers révélateurs, et à laquelle Aristote a apporté la dernière main. Elle trouve son plein essor dans les œuvres de ce dernier, surtout dans la Physique 2 et dans la Méta- physique 3 . Ce principe s’est vu appliqué dès le début aussi bien à Dieu 4 , à la nature qu’aux hommes. Les Grecs ont fait de ce prin- cipe, en termes platoniciens, le premier instrument de toute com- préhension et de toute connaissance et de toute génération et cor- ruption, en termes aristotéliciens. Grâce à ce principe une certaine connaissance de Dieu reste toujours possible. Nous pouvons le re- connaître, non en tant que corruption et génération, car ces deux at- tributs ne peuvent être divins, mais en tant que source de cette gé- nération et de cette corruption. Dans ce cas précis, Dieu n’est pas resté, pour Platon, une Idée essentiellement Intelligible, mais il est conçu comme une Idée organisatrice, voire régulatrice de l’Univers. Dieu est alors Démiurge. 1 Robert Lenoble, Histoire de l’idée de nature, Paris, Albin Michel, 1969. 2 Aristote, Physique, livre II, 3, §194,195 et suite. 3 Aristote, Métaphysique, livre D, 1, § 15 et suite. 4 Rappelons la distinction platonicienne entre les causes nécessaires et les causes divines, ces dernières sont recherchées pour «acquérir une vie bienheureuse », (Timée, 68 e). Telle est en fait la cause finale qui a pour mission la contempla- tion du Bien, la spéculation sur les fins de la conduite humaine, Cf. Timée, 47a.

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La causalité de Platon à Aristote :

Ses multiples fonds et ses apories

La causalité au commencement

L’idée de cause est, historiquement, l’une des découvertes des

Grecs, certain la qualifie d’ailleurs de miracle grec1. La causalité

est le résultat de longs tâtonnements historiques de la pensée

grecque dont Platon est l’un des premiers révélateurs, et à laquelle

Aristote a apporté la dernière main. Elle trouve son plein essor dans

les œuvres de ce dernier, surtout dans la Physique2 et dans la Méta-

physique3. Ce principe s’est vu appliqué dès le début aussi bien à

Dieu4, à la nature qu’aux hommes. Les Grecs ont fait de ce prin-

cipe, en termes platoniciens, le premier instrument de toute com-

préhension et de toute connaissance et de toute génération et cor-

ruption, en termes aristotéliciens. Grâce à ce principe une certaine

connaissance de Dieu reste toujours possible. Nous pouvons le re-

connaître, non en tant que corruption et génération, car ces deux at-

tributs ne peuvent être divins, mais en tant que source de cette gé-

nération et de cette corruption. Dans ce cas précis, Dieu n’est pas

resté, pour Platon, une Idée essentiellement Intelligible, mais il est

conçu comme une Idée organisatrice, voire régulatrice de

l’Univers. Dieu est alors Démiurge.

1 Robert Lenoble, Histoire de l’idée de nature, Paris, Albin Michel, 1969.

2 Aristote, Physique, livre II, 3, §194,195 et suite.

3 Aristote, Métaphysique, livre D, 1, § 15 et suite.

4 Rappelons la distinction platonicienne entre les causes nécessaires et les causes

divines, ces dernières sont recherchées pour «acquérir une vie bienheureuse »,

(Timée, 68 e). Telle est en fait la cause finale qui a pour mission la contempla-

tion du Bien, la spéculation sur les fins de la conduite humaine, Cf. Timée, 47a.

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C’est dans le Timée que Platon définit Dieu comme « le fabri-

quant et père de tout » l’univers5. Ce père est en fait celui qui a

conçu le monde et l’a fabriqué, non d’une manière directe, mais par

l’intermédiaire des Dieux auxiliaires. A la question de savoir pour-

quoi le Démiurge ne façonne-t-il pas lui-même les vivants à naître,

Platon répondra, parce que rien d’imparfait ne peut sortir de ses

mains. Car «dans le domaine cosmologique, l’action du démiurge

est très limitée. Elle doit prendre modèle sur les formes intelli-

gibles, et s’accommoder au milieu spatial »6. Le Démiurge agit par

délégation.

Cette image de Dieu est formée à partir du développement de la

conception artisanale qui régnait dans la mentalité grecque. Faut-il

rappeler ici, l’intérêt de Platon aux arts avant sa rencontre avec So-

crate qui l’amène à s’adonner à la philosophie. D’après cet esprit,

rien ne peut être engendré tout seul ou gratuitement. Tout doit avoir

une cause et une fin. Cette conviction prend racine dans la simple

constatation de la vie de tous les jours, et se développe dans les

domaines du savoir de l’époque pour devenir finalement un prin-

cipe. Lequel rassemble en fait les penseurs grecs malgré leurs con-

tradictions et leurs divers horizons ! La causalité est l’un de leur di-

viseur commun. Même Platon qui a nié lors de sa jeunesse

l’importance du sensible et l’a considéré comme simulacre de

l’idée, s’est vu lors de sa vieillesse réhabiliter ce monde.

D'où nous pouvons dire que la vieillesse pour lui est le signe

d'une maturité absolue et d'une vision définitive des problématiques

débattues dans toute son œuvre. Autrement dit, Platon a apporté de

sa propre main des modifications voire des changements aux idées

contenues dans ses précédents écrits. C’est ce qui met d’ailleurs en

5 Timée, 28 c.

6 Luc Brisson, les mots et les mythes, Paris, F. Maspéro, 1982, p. 52.

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doute le fait de parler d’une doctrine platonicienne c’est-à-dire d’un

corpus de ses idées closes et définitives, surtout avant les quatre

derniers dialogues7 de sa vieillesse. Une simple et rapide comparai-

son entre ce qu’il dit dans les œuvres de jeunesse et celles de sa

vieillesse donne au lecteur attentif les preuves d’une ouverture et

d'une refonte parfois basale des thèmes de sa philosophie. L’une de

ces bases est la place du sensible dans le savoir. Platon a réhabilité

le verbe voir8 d’une manière remarquable, il l’a considéré comme

le premier fondement de l’acte de connaître et même de philoso-

pher. De cette façon le savoir n’est plus l’œuvre de l’âme transcen-

dante, mais il est le fruit d’une coopération entre elle et le corps.

Ainsi quand «l’intelligence… fait office de pilote, de médecin, de

général, en vue de cette chose unique vers laquelle doit tendre le

regard »9, elle cherchera à améliorer l’état existant des êtres et non

leur être théorique et absolu. Car le regard, dans cette phrase, se

comprend aussi bien dans le sens abstrait, penser, que dans le sens

concret, regarder par les yeux de la tête. C’est à partir du Timée,

qu’il parle de la causalité au niveau physique. Modification

qu’Aristote n’a apparemment pas connu ou reconnu et c’est pour-

quoi il se croit innovateur sur la question de la causalité et du sen-

sible.

La causalité unificatrice et vécue.

Ce qui est remarquable dans la causalité platonicienne c’est

qu’elle permet de joindre des domaines aussi différents

qu’opposés : lier le physique au théologique, le réel à l’imaginaire,

7 Nous voulons dire : Le Timée, le Critias, le Philèbe et les Lois.

8 Timée, à partir de 45 d.

9 Lois, 963 a-b.

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elle est vraiment un miracle. Grâce à ce principe, notre connais-

sance de l’Intelligible se réfère au sensible et inversement. Le sens

entre Dieu et le sensible n’est plus un sens unique, mais il est dou-

blement et simultanément orienté, un double sens. L’un est la

preuve de l’autre. Si l’un est Intelligible, par définition loin des

yeux, l’autre est toujours présent devant nous. Ses aspects sont

multiples. Nous sommes confrontés, par exemple, tous les jours au

fait qu’il y a des êtres qui naissent et d’autres qui meurent. La géné-

ration et la corruption ne sont pas de simples idées, mais elles ont

leurs référents dans le réel, le sensible. A l’encontre de ces êtres

mortels, Platon, tout d’ailleurs comme le plus simple des croyants,

conçoit un Etre qui ne meurt pas, et qui ne peut être que celui qui a

crée cet univers, c’est-à-dire le Démiurge. Certains commentateurs

sont allés jusqu’à supposer, à côté de ce Dieu, un autre de qui ils

faisaient une Ame Universelle, croyant que Dieu ne pouvait être

conçu comme un être qui change, disons mieux, qui passe d’un état

de repos à un état de création qui est par définition d’action. Cette

supposition est sans fondement10

au moins pour deux raisons : c’est

qu’à ce moment on ne peut parler de changement du fait très simple

que le temps n’est pas encore apparu. La seconde raison est que

Dieu, pour créer, n’a pas à toucher la matière.

C’est dans le domaine cosmologique que Platon nous parle de

l’action du Démiurge. Dieu n’opère pas directement : il fournit à

ses collaborateurs le modèle selon lequel la nature doit être créée.

Ces collaborateurs ayant été crées par lui-même. La création n’est

en fait que l’une des faces de Dieu ; face que nous reconnaîtrons

par une simple contemplation du cosmos. Car ce cosmos n’est en

dernière analyse qu’une expression de la capacité divine de créer.

10

G. C. Field, The philosophy of Plato, 1949, Oxford University, Press London,

p. 130.

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Cette action divine est limitée parce qu’elle s’exerce sur le sensible

à travers l’Intelligible. Elle est aussi limitée dans le temps, voire ne

se répétera plus. Ce qui nous permet de considérer cette action

comme historique, c’est-à-dire dépassée. C’est ce qui fait que «le

Démiurge n’est pas Dieu, mais un point de vue historique sur Dieu,

la face de Dieu tournée vers nous »11

.

Ainsi Dieu est à la limite de l’Idée et de l’objet, ses traces sont

son expression, ils l’expriment même. Nous remontons, selon le cé-

lèbre mot d’Averroès, de l’artisanat à l’artisan ; du fabriqué (objet)

au fabriquant, du cosmos à Dieu. Notons au passage que le concept

de création ex-nihilo est équivoque dans la théologie platonicienne.

L’idée ou le principe de causalité est présent, aussi bien dans le

Timée12

à maintes reprises que dans le Philèbe13

et les Lois14

. En

général ce modèle est éternellement identique à soi-même et ne

change aucunement, toutefois c’est à partir de lui que le monde est

conçu et qu’il est pour cette raison aussi bon qu’il est possible. Ce

modèle est appelé par Platon «le Vivant achevé » qui allait donner

naissance, suite à l’intervention des Dieux seconds, au vivant sen-

sible, c’est-à-dire au monde d’ici-bas. Autrement, «le monde sen-

sible n’étant qu’une image du monde intelligible et tout le pro-

blème de Platon dans le Timée est de rendre compte des rapports de

ressemblance et différence qu’entretient l’image avec son mo-

dèle »15

. Cette conformité entre les deux mondes est soumise à

l’action, en premier lieu, du Démiurge et en second à celle des

11

René Schaerer : Dieu, l’homme et la vie d’après Platon, Ed. La Baconnière

Neuchâtel, 1944, p. 20 12

Timée, 29d, 46e, 57c, 68e, 87c etc. 13

Philèbe, 28b. 14

Lois, 891e. 15

L. Brisson, article(s) in Encyclopédie philosophique universelle, les œuvres

philosophiques, dictionnaire, volume dirigé par Jean-François Mattéi, Paris,

PUF. 1992, p. 270.

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dieux subordonnés : le premier a conçu le modèle, les seconds vont

donner naissance à l’image.

Ainsi comprise la physis ne suggère pas seulement l’idée de

production, mais aussi celle d’une autorégulation de la produc-

tion16

. Un certain dynamisme est senti dans la nature et il est diffé-

remment affirmé par les penseurs grecs. Lequel dynamisme est in-

hérent à chaque chose comme à l’ensemble de l’univers organisé,

le cosmos. Cette croyance est liée certainement à l’idée de causalité

qui commence à naître en Grèce, idée qui sera décisive dans

l’explication des phénomènes de tout genre. Elle représente un

grand saut dans la compréhension de l’univers par l’homme. Cette

idée, qui tend à devenir principe, n’est pas en réalité l’exclusivité

des philosophes, mais elle est aussi présente dans la notion popu-

laire grecque de moira qui désigne la part, le sort qui est certes im-

parti à chaque chose par une puissance supérieure, mais qui devient

dès lors la loi interne de son existence ou, comme on dit, sa desti-

née.

La croyance populaire héritée et le nouvel esprit positiviste nais-

sant se rencontrent pratiquement autour d’un même principe avec

certes des conceptions et des significations différentes. Ce grand

principe que les intellectuels appellent, au début, causalité, et plus

tard, déterminisme, les communs tiennent à l’appeler destin et

voient en lui un vouloir transcendant. A l’ère grecque, la raison n’a

pas encore coupé les ponts entre le réfléchi et l’imaginaire. Logos

16

Aristote, plus tard, parle de cet aspect sous les notions de dynamique et de sta-

tique. Pour lui « la physis comme genèse est un acheminement vers la physis »,

Métaphysique, D, 4, 1014 b : « l’homme engendre l’homme », ce qui veut dire

que l’être naturel est à la fois le producteur (en l’occurrence, le père ou, plus

précisément, la semence) et la structure ou la fin de la production. Dans la na-

ture, il n’y a, à vrai dire, que des reproductions, mais pas de monstruosité. L’un

des leitmotivs d’Aristote est «la nature ne fait rien en vain ».

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et mythos cohabitent aussi bien chez les communs que chez les

penseurs grecs les plus avertis.

Ces deux types d’explication croient, malgré leur différence

fondamentale voire leur opposition, surtout à l’âge moderne, cha-

cune à sa manière, à une certaine causalité. L’une est d’un caractère

rationaliste, l’autre est d’un caractère plutôt métaphysique, au sens

qu’Auguste Comte attribue à ce terme. Notons toutefois que la re-

présentation du monde qui se dessine dans les derniers dialogues

«pourrait être qualifiée, néanmoins, d’optimiste »17

, du moment

que Platon l’avait conçue comme un être bien ordonné ; un cosmos.

Remarquons cependant que si la croyance à une série de causes

qui régissent aussi bien l’univers, la nature que les hommes, est

l’un des diviseurs communs entre toutes les civilisations et tous les

hommes à toutes les ères ; la différence ou, même les contradic-

tions, se situent dés lors au niveau de la détermination de ces

causes : métaphysiques, théologiques ou positives, selon la datation

comtienne. Mais y a-t-il vraiment un dépassement absolu de qui-

conque des étapes ou états ?

Notons aussi que la démarcation entre les explications vulgaires

et les explications savantes a toujours existé, mais que ce qui a été

explication savante, à une certaine étape, est devenue, avec les

coupures épistémologiques renouvelées, explication pré-

scientifique et parfois même anté-scientifique.

Cette immuabilité et cette unanimité sont liées d’une manière ou

d’une autre aux efforts qu’Aristote a fournis, dans plus d’un écrit,

pour exposer les détails et défendre la causalité. Toutefois ces ef-

forts, certes louables, ont rencontré des apories qu’ils n’ont pu es-

17

Louis Gernet, Anthropologie de la Grèce Antique, (préface de J. P. Vernant)

Paris, Flammarion, 1982, p. 15.

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quiver et sur lesquelles les commentateurs divergent. Et là, à notre

sens, le premier signe de la richesse d’une philosophie.

Aristote : des causes et des principes et des apories

L’on sait que dans la Métaphysique, Aristote, définit la philoso-

phie comme la recherche de l’être en tant qu’être, des premières

causes et des premiers principes. Aristote explique parfois que

cause et principe sont corrélatifs comme l’être et l’un mais qu’ils

relèvent de deux notions différentes. On sait aussi que dans les

Analytiques postérieures et particulièrement dans la deuxième par-

tie, Aristote affirme que toute science se base sur des principes qui

lui sont propres et qu’on ne doit pas mélanger les principes, utiliser

un principe physique dans une démonstration poétique.

Dans le livre B de la Métaphysique, voulant démontrer la néces-

sité de la connaissance de la théorie des causes, Aristote compare

celui qui ignore cette théorie à quelqu’un qui «marchait sans savoir

où l’on va, c’est s’exposer même à ne pas pouvoir reconnaître si, à

un moment donné, on a trouvé ou non, ce qu’on cherchait »18

De

cette analogie, nous pouvons dire, que pour Aristote la connais-

sance du parcours à faire et de l’objet recherché sont des nécessités

de première urgence. Mais la question qu’on peut poser à ce ni-

veau est double parce qu’elle se rapporte aussi bien au chemin à

parcourir qu’à l’objet recherché. Même si le plus court chemin

c’est la ligne droite, ce chemin qu’Aristote cherche à tracer est-il le

plus paisible des chemins, ne peut-il pas se recouper peu ou prout

avec d’autres chemins qui mènent autre part ? En second lieu, ce

qu’on cherche ne peut-il pas se confondre, par coïncidence ou par

18

Aristote, Métaphysique, B, 1, 995, 30-35, (traduction Tricot).

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toute autre raison, avec son vraisemblable ? Autrement dit, le tracé

de la science et celui de la philosophie sont-ils si distincts que per-

sonne ne peut commencer sur l’un pour finir dans l’autre ? Ne peut-

on pas finalement confondre apodictique et causalité, surtout du fait

que l’apodictique, c’est-à-dire la théorie de la démonstration telle

qu’elle est développée dans les Analytiques, et qui est requise pour

la connaissance philosophique et surtout pour le fonctionnement du

raisonnement discursif, démonstratif, se recoupe avec la causalité

qui reste la théorie de toute connaissance : « Connaître c’est con-

naître par la cause » ? Deux domaines qui se recoupent et qui font

usage de deux concepts assez proches qui sont causes et principes.

Même si Aristote définit d’une manière nette chacun des deux con-

cepts, l’interférence, pour ne pas dire confusion, entre les deux no-

tions reste possible.

Rappelons premièrement que pour Aristote tous les principes ne

sont pas des causes alors que toutes les causes sont des principes.

Et deuxièmement qu’il faut distinguer les principes immanents des

principes extérieurs. Le caractère commun de tous les principes

c’est d’être la source d’où l’être (ou la génération ou la connais-

sance) dérive. Dans les Analytiques Seconds, Aristote donne une

caractérisation détaillée des principes servants à bâtir la science. De

tels principes sont « vrais, premiers, immédiats et, par rapport à la

conclusion, mieux connus, antérieurs et jouant le rôle des

causes »19

.

Nombreuses sont les questions problématiques dans le corpus

aristotélicien, mais cette fois nous allons nous arrêter rapidement

sur deux de ces questions : celle de la distinction entre science et

19

Aristote, Analytiques Seconds, 71b

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philosophie d’une part et celle de la comptabilité ou du nombre de

philosophies et leurs frontières d’autre part. Aristote parle, certes,

de ces problématiques mais ses propos et textes ne concordent pas

ou du moins n’ont pas tracé les frontières d’un trait net. Ces ques-

tions sont fondamentales parce qu’elles nous donnent les spécifici-

tés de chaque domaines et ainsi le niveau d’application des lois de

la causalité. Car si l’application résolue de la causalité, de nos jours

et même sous d’autres appellations, est nette et bien configurée,

elle ne l’est pas de même dans le système d’Aristote. Ce flou est en

rapport avec les tracées de la science. Ces sciences restent dépen-

dantes d’un « instrument » qui n’a rien de science. Ainsi la base de

la démonstration est indémontrable et la base de la science n’est

pas science. Dans le premier cas c’est le « principe premier » et

dans le second cas c’est la logique. Tout le monde sait que la lo-

gique est un produit aristotélicien, et tout croit qu’il s’agit d’une

science voire de la science, mais Aristote ne fait pas de ce produit

une science.

La logique aristotélicienne est un outil adapté à toutes les

sciences et qui n’est propre à aucune d’elles. En ce sens elle serait

véritablement formelle, sa forme ou son mécanisme étant parfaite-

ment séparables du contenu et applicables à toutes sortes d’objets

ou de conceptions indifféremment. « Ainsi le syllogisme a paru

l’instrument universel de toute science possible, que ce soit la

science morale, naturelle ou mathématique. Si donc la logique

d’Aristote étudie, en effet les formes de la pensée indépendamment

de leur contenu, elle s’adapte néanmoins étroitement à ce contenu

tel que le conçoit Aristote. Elle ne peut se bien comprendre que par

le système, tandis que le système pourrait se comprendre sans elle.

Elle est faite pour lui, et non lui pour elle. Ses principes présuppo-

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11

sent le système et ne s’adaptent exactement qu’à lui et à ceux qui

s’inspirent plus ou moins directement de lui. C’est pourquoi l’on

croit devoir la présenter comme le couronnement de la doctrine et

non comme son introduction ; car la porte royale en est bien plutôt

la métaphysique et la physique20

»

Nous savons tous qu’Aristote fait de l’étonnement la mère qui a

enfanté la philosophie, nous pouvons dire que cette mère a enfanté

aussi la science. Car pour Aristote, la sensation est le début de toute

connaissance humaine. C’est elle qui fournit ordinairement à l'intel-

ligence les occasions d’appliquer son analyse intuitive dans la na-

ture. Aristote n’a cessé de répéter que le désir de savoir, comme il

l’appelle dans la Poétique ou ce qu’il appelle l’étonnement dans la

Métaphysique, est le commencement de la science. Le résultat de

cette approche sensible ne peut se hausser au niveau de la certitude

qui naît de la démonstration. D’où la connaissance des rapports né-

cessaires n’est possible que par la causalité. Sachant que ce qui est

nécessaire appartient à l’essence de la chose considérée. Mais à cô-

té de ce nécessaire, Aristote reconnaît les accidents, dans ses

termes : ce qui est ou ce qui peut ne pas être. Ces caractéristiques

échappent à toute science. Ainsi la causalité pour Aristote, vise la

connaissance de l’essence d’une chose. Ce genre de connaissance

suppose « l’induction » c’est-à-dire « le passage du particulier au

général » Cette induction n’est ni sensible ni démonstrative mais

elle est intuitive. Ainsi la science part du sensible c’est-à-dire du

particulier pour atteindre l’abstrait c’est-à-dire la généralisation et

ce par la multiplication des observations. Ce caractère est inhérent

au savoir et à la connaissance qui dépassent, ce que Platon appelle,

20

Pierre Aubenque, Encyclopédie Universalis.

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l’opinion, pour atteindre ce qu’il appelle, l’idée. Dans son fond

l’induction n’est pas une argumentation : c’est une intuition, c’est-

à-dire un contact sans intermédiaires entre l’esprit et son objet.

D’où nous devons entendre par physique pour Aristote un monde

de substances et d’essences et non un monde de sensible. Car le

sensible, aussi bien pour Platon que pour Aristote qui est resté pla-

tonicien sur cette question, ne peut être objet de connaissance vraie

et essentielle, c’est-à-dire qui se rapporte à l’essence, sans quoi la

chose ne peut être. Ainsi nous constatons un recoupement entre le

lexique de la science et celui de la philosophie. Aristote fait de la

physique non une science mais une philosophie seconde ou une

philosophie physique. Celle-ci traite non seulement des qualités,

mais des substances. Dans le livre E de la Métaphysique, Aristote

déterminant le statut de la physique écrit : «la physique est, en fait,

comme les autres sciences, la science d’un genre d’être déterminé,

c’est-à-dire de cette sorte de substance qui possède en elle le prin-

cipe de son mouvement et de son repos, elle n’est évidemment ni

une science pratique, ni une science poétique » (1025b 15-25)

Ce texte de la Métaphysique est essentiel par ce qu’il définit les

propriétés de la physique, et décrit en même temps les propriétés de

son objet. Si Aristote définit, comme on le savait, la philosophie

comme «science de l’être en tant qu’être », il réserve à la physique

une partie de cet être. C’est ce qui permet de dire que celle-ci

s’occupe aussi de la substance d’un certain point de vue ou côté. Ce

qu’Aristote mentionne par «un genre d’être déterminé » et non

l’être en tant qu’être. Ce qui signifie qu’entre philosophie et phy-

sique il y a interaction, même si l’une reste première et l’autre se-

conde point de vue antériorité et même portée. La physique se ré-

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serve l’étude de ce qui est composé et en mouvement. Aristote dit

aussi dans la Métaphysique que « la physique est certes une sagesse

mais non la première » (1005b 1), car même si les physiciens pen-

saient rendre compte de la nature et de l’être dans son ensemble, en

réalité il s’agissait d’un savoir partiel, puisqu’il existe « quelqu’un

qui est au-dessus du physicien (en effet, la nature est un certain

genre de l’être) » (1005a33-34), le philosophe, ou celui qui exa-

mine du point de vue global de la substance première, pourra, en

revanche, rendre compte de toute sorte de substance (1005b 5-6). Il

y a une certaine proximité entre la physique et la philosophie, fon-

dée sur l’objet qu’elles examinent : la substance. Cette proximité

n’est cependant pas une identité mais donne lieu à une hiérarchie

qui se dit dans la nomination de philosophie seconde pour la phy-

sique et de philosophie première pour la philosophie. « Seconde »

et « première » ces sciences le seront en proportion des caractéris-

tiques des substances sur lesquelles elles portent, et qui constituent

deux genres distincts de l’être. Ces substances se distinguent

comme le « camus » se distingue du « concave » : « le camus est lié

à la matière(le camus est le nez concave) tandis que le concave est

sans matière sensible » (1025b 31-34) tous les êtres physiques sont,

comme le camus, liés à la matière. Les différences entre le « ca-

mus » et le « concave » se rapportent aux modes d’être des deux

sortes de substances, dont l’une est composée de forme et de ma-

tière, tandis que l’autre, sans matière, est décrite comme substance

première.

Ainsi la physique, d’ailleurs comme toute science aristotéli-

cienne, a pour objet le réel. L’objet propre de la science, qui est en

même temps l’essence de toutes choses, c’est l’espèce : un juste

milieu entre les généralités trop vides de contenu et les particulari-

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tés trop accidentelles qui, imprégnées de matière, échappent aux

lois nécessaires et à l’intelligibilité. D’où la physique est mitoyenne

entre une connaissance purement sensible et une autre purement

abstraite. Le physicien est à mis chemin entre le commun des

hommes et le philosophe ou plus exactement le métaphysicien. En

fait chacun de ces deux extrêmes ne connaît pas la réalité des ob-

jets. L’un parle de l’apparent sans connaissance du fond, l’autre

parle de l’indéterminée sans aucune référence sensible. Alors que le

mitoyen s’intéresse à un genre qui est plus riche que l’espèce.

Jusqu’ici, nous n’avons pas fait les distinctions qu’Aristote lui-

même fait entre les domaines des sciences. Ses dires à propos des

sciences diffèrent relativement de ceux sur la connaissance. Car

parfois il parle de connaissance et d’autres fois de science. Pour lui

la science est un type de connaissance. Il distingue généralement

cinq types de connaissances : l’art, la science, la prudence, la sa-

gesse et l’intelligence.

En comparaison avec les connaissances, les sciences sont plus

nombreuses. Elles se divisent en trois grands domaines : les théoré-

tiques, les pratiques et les poétiques. Chaque domaine se divise à

son tour en d’autres domaines. Pour ne pas dégraisser hors de notre

propos, nous évitons de parler ces sciences et leur usage.

La science, pour Aristote, tout comme la philosophie, a pour but

la découverte de la vérité, mais elle reste au niveau de l’existant,

c’est-à-dire de l’objet mixte, ce qui ne lui permet pas la connais-

sance des principes, d’où l’utilité de la philosophie et de la logique

pour elle. Toutefois cette incapacité à découvrir les principes n’et

pas en soi un handicap pour la science, car son objet est autre chose

que les principes ou les idées, ce sont les relations causales qui

Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :

Ses multiples fonds et ses apories

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l’intéressent, et sur cette question elle est pleinement capable. Si

nous prenons comme exemple de science la physique, nous allons

constater que la scientificité de cette science n’est pas de l’ordre de

la physique mais elle est de l’ordre du domaine de la philosophie

première.

Mais si on creuse bien la question avec Aristote, on finira par

s’apercevoir que finalement tous les principes ont à leur origine un

seul qu’il appelle principe premier. Celui-ci est indémontrable mais

il est la base de toute démonstration. « J’entends par principe dans

chaque genre ces vérités dont l’existence est impossible à démon-

trer21

». Il n’est pas objet de démonstration ou de preuve mais il est

objet d’intuition intellectuelle. « Si nous ne possédons en dehors de

la science aucun autre genre de connaissance, il reste que c’est

l’intuition qui sera le commencement de la science22

». Et là Aris-

tote n’est pas très loin de Platon. Car l’idée d’une connaissance

immédiate vraie mais indémontrable se recoupe vraisemblablement

avec la réminiscence platonicienne. Tous deux croient à un principe

(ou à une idée) supérieur à la science puisqu’il fond la scientificité.

« Il est clair que les principes propres de chaque chose ne sont pas

susceptibles de démonstration, car ces principes sont les principes

de toute chose et la science de ces principes sera la plus haute de

toutes les sciences… une telle science serait science à un plus haut

degré ou même au plus hauts des degrés23

». Et c’est peut-être la

raison qui a poussé Aristote à concevoir la philosophie proprement

dite comme philosophie première. Celle-ci permet l’établissement

des principes communs à toutes les sciences. En fait «la science de

21

Seconds Analytiques, 76a 22

Ar. Anamil. Post, 10b 23

Seconds Analytiques, 76a

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Ses multiples fonds et ses apories

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l’être en tant qu’être » préside à chaque science qui étudie un genre

déterminé de l’être. Cette philosophie est aussi première parce que

toutes les sciences en régressant s’arrêtent devant elle. Au-delà

d’elle s’avère l’impossibilité d’une régression à l’infini. La solution

aristotélicienne est pertinente certes mais elle débouche sur des

apories. Nous y reviendrons plus tard.

Aristote évoque sa théorie des principes et des causes dans plus

d’un de ses écrits. Si dans les dialogues de Platon, nous trouvons en

plus de la recherche d’une résolution d’une question initiale, un dé-

bat sur nombre de questions préalables. Certains commentateurs

ont expliqué tel style par la forme dialoguée des écrits platoniciens.

La même pratique, ou presque, est présente dans l’écriture aristoté-

licienne qu’on explique par le caractère oral des œuvres d’Aristote.

Celui-ci n’arrête pas de faire des digressions voire des répétitions

des mêmes questions d’une œuvre à l’autre. Ainsi la question des

causes est présente dans presque tous les écrits aristotéliciens. Elle

est très saillante dans trois œuvres principales : la Physique, la Mé-

taphysique, les Analytiques seconds. Elle est présentée et expliquée

presque de la même manière dans les deux premières. Alors que

c’est la question des principes qui est plus intense dans les Analy-

tiques Seconds. La causalité dans les seconds Analytiques a une

portée logique (moyen terme) qu’ontologique. Dans la Métaphy-

sique, elle a une portée ontologique (cause première).

Dans la Physique et la Métaphysique les causes sont présentées

de plusieurs manières et sous différents aspects :

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Ses multiples fonds et ses apories

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17

Une première fois c’est le nombre de causes qui est mentionné

presque de la même manière aussi bien dans la Physique que dans

la Métaphysique. Les causes sont au nombre de quatre :

1) la forme ou la quiddité

2) la matière ou le substrat

3) le principe du mouvement

Et 4) son opposé la fin et le bien

Cette énumération ne doit pas cacher la différence et l’absence

d’unité entre ces quatre causes. Les causes ainsi que les principes

diffèrent selon les différents êtres. « On ne peut parler d’unité des

principes que par analogie. L’analogie signifie, comme le veut le

grec analogon, « rapport ». Cela veut dire que les éléments diffé-

rents et propres à chaque être peuvent cependant se regrouper sous

des rapports identiques » Ainsi, les éléments du jour et de la nuit

(air, lumière, obscurité) ne sont pas ceux de la couleur (surface,

blanc et noir), mais l’air est à la lumière ce que la surface est au

blanc (la matière à l’égard de la forme) ; l’obscurité et le noir cons-

tituent la privation (1070b20-21). Matière, forme, privation peuvent

être dite, par analogie, principes communs de tous les êtres.

Cette différence n’exclue pas l’interaction voire la complémen-

tarité de toutes les causes pour une bonne compréhension de l’être.

Si par exemple, le corps est la matière, la forme sera la santé dont

la privation est la maladie, et le moteur sera la médecine (1070b27-

28) Ce qui signifie que la médecine produit la santé dans le corps,

par l’intermédiaire bien sûr du médecin, qui produit la santé par la

friction et autres intermédiaires. Si donc l’on ajoute le moteur aux

trois autres, on a quatre causes ; et l’on peut également pour la dif-

férence entre « principes » et « élément » (1070b22-23) puisque le

moteur (le médecin ou la médecine) n’est évidemment pas un ca-

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Ses multiples fonds et ses apories

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18

ractère interne au corps comme la santé. Cette distinction

entre «élément » et «principe » vaut contre toute réduction des

principes et des causes aux seuls éléments constituants de chaque

chose.

Une deuxième fois les causes sont présentées selon les carac-

tères que leur confèrent antériorité ou postériorité. Une troisième

fois le rapport des causes selon la séparation ou la non-séparation.

Ensuite c’est le rapport de l’acte et de la puissance qui est vu, pour

finir par le statut universel ou individuel de chaque cause. Après

tous ces rapports Aristote s’est penché sur l’importance des causes

d’où il conçoit des causes premières et des causes subordonnées.

On ne peut parler des causes chez Aristote sans évoquer la ques-

tion du hasard et de la fortune, ce que les anciens appellent com-

munément l’accident. En réalité, l’accident ne peut être objet de

connaissance abstraite : « aucune connaissance théorique ne traite

de l’accident »24

. Et G.G.Granger ajoute à cette phrase

d’Aristote : « pas plus, du reste qu’aucune science pratique ou poé-

tique ». Ainsi l’accident, pris au sens étroit, ne délimite-t-il pas le

domaine de la science ? Car l’accident s’il appartient véritablement

à une chose, ne lui appartient pas nécessairement et continuelle-

ment. Ce premier caractère de l’accident lui procure un second,

c’est-à-dire que l’accident est infini, et les deux caractères font que

l’accident ne peut pas être objet de science du moment qu’il n’est

pas nécessaire et fini, surtout qu’on sait que la science chez Aris-

tote n’opère que sur le nécessaire et le fini, et c’est d’ailleurs l’un

des traits de différences de caractère entre le sophiste, qui parle tou-

jours de l’accident et le savant qui parle toujours du nécessaire. Le

24

Aristote, Métaphysique, E, 1026 b3.

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Ses multiples fonds et ses apories

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premier ne connaît que des mots, le second connaît des êtres, des

choses. Le premier cherche à savoir plus, le second croit qu’on ne

peut trouver une nouvelle cause autre que les quatre citées. Aristote

est totalement confiant dans l’énumération des quatre causes, la-

quelle énumération est close25

. Mais le hasard ne peut jamais être

cause du ciel et de tous les mondes comme prétendent certains.

Nous trouvons une réfutation à cette prétendue cause dans la Phy-

sique26

, où Aristote est allé même à dire que cette théorie est con-

traire à la raison, et qu’elle est complètement fausse quand nous

contemplons le monde, car expérimentalement rien n’arrive par ha-

sard. Mais finalement Aristote reconnaît l’existence du hasard et de

la fortune, non en tant que causes nécessaires mais en tant que

« cause par accident, pour des choses susceptibles de ne pas se pro-

duire ni absolument ni fréquemment, et en outre susceptibles d’être

produites en vue d’une certaine fin ».27

Pour nous convaincre de l’existence de ces causes par accident,

Aristote distingue dans l’être ce qui est par soi et ce qui est par ac-

cident. Cette même distinction s’applique à la cause ; la cause par

soi est déterminée, la cause accidentelle est indéfinie. Pour démar-

quer la fortune du hasard Aristote nous donne l’exemple de celui

qui en se rendant à l’un de ses créanciers (par hasard) a été payé,

malgré qu’il n’ait pas rendu visite pour recouvrer son argent. Aris-

tote28

conclue que la fortune s’attribue généralement à l’activité

pratique (le bonheur pour lui est une activité pratique) d’où nous ne

pouvons pas parler de fortune pour les êtres qui ne peuvent pas agir

pratiquement (inanimé/bête), et pour les êtres qui ne peuvent pas

25

Ibid, A, 3, 983b. 26

Aristote, Physique, livre II, 196 a.b. 27

Ibid. 197a. 28

Ibid. 197b

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20

délibérer ; l’enfant pour Aristote n’a pas la faculté de choisir. Pour

ces êtres nous pouvons parler de hasard « une pierre dans un

temple, un cheval arrivé par hasard… ».

Ainsi on peut dire que le hasard ne défie pas les cause mais il est

une cause autre et non pas une autre cause. Si tel est le cas pour le

hasard qu’en serait-il pour l’aporie ?

Ce vocable, c’est-à-dire aporie, appartenant à la philosophie

grecque de l’Antiquité. Il est la transcription littérale d’aporia, dont

le sens propre est «impasse», «sans issue», «embarras». Dans ses

écrits, Platon cherche une issue aux impasses des discussions. Face

à ce genre de difficulté, il change de registre dans la discussion ou

le dialogue. Il arrive toujours à résoudre les apories. Ces issues sont

vraisemblables parce qu’elles emploient éventuellement des

mythes, des allégories ou autres, que Platon emprunte à la tradition

ou qu’il crée lui-même de toutes pièces29

. Cet effort n’est pas ap-

précié de la même manière par les commentateurs : certains ont y

trouvé du génie, d’autres des illusions. Qu’importe, pour le moment

ce qu’ils disent. C’est Aristote qui nous intéresse. Aristote recon-

naît les apories et ne cherche pas à les résoudre soit parce qu’elles

sont « irrésolubles », soit pour qu’elles ne perdent pas leur carac-

tère aporétique. Il parle de deux genres d’apories, plus exactement

et à sa manière, il y a deux niveaux dans les apories : celle conçue

comme faible. Celle-ci s’annonce quand on est « en présence de

deux opinions contraires et également raisonnées en réponse à une

même question». Et là chacun peut maintenir son point de vue du

moment que l’un ne peut réfuter l’autre : l’égalité des arguments.

L’aporie qu’Aristote qualifie de forte, dont le niveau dérange ou du

29

Telle l’allégorie (plutôt l’image) de la caverne dans la République

Ahmed MAROUANI La causalité de Platon à Aristote :

Ses multiples fonds et ses apories

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21

moins laisse perplexe le sage, c’est quand on est en face d’un pro-

blème insoluble et d’obstacles insurmontables. « Etre dans l’aporie,

c’est pour la pensée, se trouver dans un état semblable à celui d’un

homme enchaîné ; pas plus que lui, elle ne peut aller de l’avant 30

».

Quelques apories

* La question qu’est-ce que l’être est une de ces questions qui

demeurent éternellement aporétiques

** Aucune démonstration n’est possible si elle ne présuppose la

vérité de ses principes. Les prémisses du premier syllogisme sont

« premières et indémontrables »

*** Les difficultés inhérentes au projet d’une science de l’être

en tant qu’être se résument dans une aporie fondamentale. Cette

aporie pourrait se formuler dans ces trois propositions qu’Aristote

soutient tour à tour et qui sont pourtant telles qu’on ne peut accep-

ter deux d’entre elles sans refuser la troisième :

1) Il y a une science de l’être en tant qu’être

2) Toute science porte sur un genre déterminé

3) L’être n’est pas un genre

****les apories de la distinction de l’acte et de la puissance

peuvent se ranger sous deux rubriques :

1) Comment l’être peut-il provenir du non-être ?

2) Comment le même peut-il devenir autre ?

Conclusion

30

Métaphysique B, 1, 995a31

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Ses multiples fonds et ses apories

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22

Descartes est le premier philosophe qui a réagi violemment à la

scolastique et s’est insurgé en critique acerbe de l’aristotélisme. A

propos des principes d’Aristote, il prétend dans la préface aux

Principes, « lettre à l’éditeur », sans autres explications, que ses

principes sont absolument vrais alors que ceux d’Aristote sont faux

et inutiles. La logique d’Aristote est taxée d’analytique voire de

stérile parce qu’elle n’ajoute aucun savoir à ce que nous connais-

sons. Ce point de vue de Descartes sur l’analyse est contrarié par

Kant. A ce procédé scientifique, c’est-à-dire l’analyse, Kant a attri-

bué les plus grands progrès de la science moderne, qui dispose avec

la physique mathématique d’une méthode d’analyse incomparable.

Cette méthode cherche à synthétiser, à généraliser, à ramener le

particulier au général et à mettre toute action (naturelle ou hu-

maine) sous une certaine forme de causalité, laquelle forme appel-

lera les autres, qui sont non dites verbalement mais existent effecti-

vement. Ainsi, et comme le dit G.G.Granger31

« la science

d’Aristote est une connaissance démonstrative », et comme elle

n’est pas possible par la sensation ni même par l’opinion, même

correcte, du moment que ces deux dernières (sensation, opinion)

portent sur des propositions immédiates et ne sont pas introduites

par d’autres propositions, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas démon-

trées et nécessaires, alors que le premier caractère de l’objet de la

science, comme il est dit par Aristote32

lui-même : « nécessaire et

éternel » La science diffère aussi de la connaissance accidentelle

professée par les sophistes et de laquelle ils se contentent. Alors la

science, à la différence de toutes les autres connaissances, com-

porte la conscience que la cause que nous attribuons à un fait en est

31

G. G. Granger, La théorie aristotélicienne de la science, p. 24. 32

Aristote, Ethique à Nicomaque, 11, 3a-b.

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Ses multiples fonds et ses apories

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23

bien la cause, et qu’elle l’engendra nécessairement. D’où parler

science c’est mettre en évidence les causes. Ces causes sont les

principes de toute chose, du moment quelles sont le point de départ

de la connaissance de cette chose33

. Pour Aristote, la causalité est

tirée de l’analyse qui est enrichissante du savoir et non appauvris-

sante comme l’a vu Descartes. Kant a raison de trouver en elle un

procédé scientifique de grande envergure. Depuis les Grecs, la cau-

salité s’est vue prendre plusieurs formes et plusieurs connotation,

mais le principe est resté le même : connaître c’est connaître par les

causes aussi bien dans les sciences que dans le reste du savoir.

Même si certains prétendent que la causalité n’a rien d’historique

est qu’elle est complètement spéculative, Hegel leur répond que

« L’injustice la plus courante que l’on commet à l’égard de la pen-

sée spéculative consiste à la rendre unilatérale, c’est-à-dire à ne re-

lever qu’une des propositions dont elle se compose »34

.

33

Aristote, Métaphysique, livre D, 1, § 15. 34

Hegel, science de la logique, trad. S. Jankélévitch, t.1, p.83.