“Ennui, divertissement, travail. Leibniz et le projet de dictionnaire de Bayle,” in C. Leduc, P....

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Franz Steiner Verlag, Stuttgart 2015 Leibniz et Bayle : Confrontation et dialogue Édité par Christian Leduc, Paul Rateau et Jean-Luc Solère Studia Leibnitiana – Sonderhefte Band 43 Franz Steiner Verlag Sonderdruck aus:

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Franz Steiner Verlag, Stuttgart 2015

Leibniz et Bayle : Confrontation et dialogue

Édité par Christian Leduc, Paul Rateau

et Jean-Luc Solère

Studia Leibnitiana – Sonderhefte Band 43

Franz Steiner Verlag Sonderdruck aus:

SOMMAIRE

Abréviations ...................................................................................................... 8

Christian Leduc, Paul Rateau et Jean-Luc Solère Présentation ................................................................................................ 9

I. METHODES, HYPOTHESES ET VERITE Michel Fichant

Les réponses de Leibniz au Dictionnaire Historique et Critique de Bayle et l’invention du système .......................................................... 25

Christian Leduc Bayle et Leibniz sur la constitution de l’hypothèse métaphysique .......... 49

Michael W. Hickson Belief and Invincible Objections: Bayle, Le Clerc, Leibniz .................... 69

Enrico Pasini Les vertus du scepticisme selon Bayle et Leibniz .................................... 87

Evelyn Vargas Leibniz and Bayle: Two Versions of Pyrrhonism .................................. 109

Anne-Lise Rey « Les bêtes et les hommes en tant qu’empiriques » : réflexions épistémologiques sur la différence entre l’âme humaine et l’âme des bêtes .................................................................................... 125

Mogens Lærke Ennui, divertissement, travail. Leibniz et le projet de dictionnaire de Bayle .................................................................................................. 145

6 Sommaire

II. L’HARMONIE PREETABLIE ET LES NATURES PLASTIQUES

Arnaud Pelletier

Une dissection du chien de Bayle : la dernière lettre de Leibniz à Bayle, ou l’origine de l’exposé monadologique ..................................... 165

Donald Rutherford

Bayle’s Dog and the Dynamics of the Soul ............................................ 197

Stefano Di Bella La nature en question : Leibniz, Bayle et la querelle des natures plastiques .............................................................................. 219

François Duchesneau Bayle et Leibniz critiques des natures plastiques ................................... 247

III. FOI ET RAISON Vincent Delecroix

Comment ne pas faire taire la raison après l’avoir fait trop parler : prémisses de la philosophie de la religion .............................................. 269

Kristen Irwin Reason in Bayle and Leibniz .................................................................. 287

Paul Rateau Leibniz, Bayle et la figure de l’athée vertueux ...................................... 301

Hartmut Rudolph Views of the World to Come: Some Remarks on Leibniz’s Metaphysics and Bayle’s Fideism .......................................................... 331

Thomas M. Lennon Leibniz, Bayle and the Quietist Controversy ......................................... 343

IV. MAL ET THEODICEE Gianni Paganini

Job, Bayle et la théodicée ....................................................................... 363

Sommaire 7

Joseph M. Anderson

Leibniz and Bayle on Divine Permission ............................................... 381

Jean-Luc Solère Création continuelle, concours divin et théodicée dans le débat Bayle-Jacquelot-Leibniz ......................................................................... 395

Stefano Brogi Le dualisme caché et l’ars disputandi : Leibniz, Bayle et les manichéens ..................................................................................... 425

Lorenzo Bianchi « L’histoire n’est qu’un recueil des crimes et des infortunes du genre humain » : histoire et question du mal .................................... 439

   

 

ENNUI, DIVERTISSEMENT, TRAVAIL. LEIBNIZ ET LE PROJET DE DICTIONNAIRE DE BAYLE

par Mogens Lærke

(Lyon)

1. INTRODUCTION

En 1692, Bayle publie le Projet et fragments d’un Dictionnaire critique, un livre rédigé à titre de pré-projet destiné à sonder l’intérêt de la République des Lettres pour son Dictionnaire et à recueillir des critiques et des conseils pour la rédaction de l’ouvrage en préparation1. Dans la longue préface, présentée sous forme d’une dédicace à Jacques Du Rondel, Bayle explique le plan, les motiva-tions et le but de son projet2. Dans cette Dissertation contenant le projet, titre du texte figurant dans les annexes au Dictionnaire publié, Bayle envisage no-tamment un livre qui servirait à redresser toutes les erreurs factuelles qui se trouvent dans d’autres ouvrages de ce type, voulant fournir ainsi « un diction-naire critique auquel on pût avoir recours pour être assuré si ce qu’on trouve dans les autres dictionnaires, et dans toute sorte d’autres livres, est véritable »3. Un tel livre, estime Bayle, serait « très utile et très commode à toutes sortes de lecteurs » puisqu’il servirait de « pierre de touche des autres livres », ce qui en

   1 Voir Bayle à Naudis, 22 mai 1692, in Œuvres Diverses, La Haye [Trévoux], 1737, vol. I

(b), p. 161 : « Le dessein est vaste et demande beaucoup de temps, les avis et les lumières des habiles gens, ainsi je ne voulus pas m’embarquer fort avant sans avoir communiqué mon projet au public et quelques morceaux de l’ouvrage. Je fis donc imprimer peu après le premier article de l’Avant-coureur, que je voulus avant toutes choses communiquer au public ». Voir également L. Bianchi, « Bayle, i dizionari e la storia », in Pierre Bayle, Progetti di un Dictionario critico, éd. et trad. L. Bianchi, Napoli, 1987, p. 40. De façon générale, nous modernisons l’orthographe des citations françaises.

2 « Projet d’un Dictionnaire critique, à Mr. du Rondel, Professeur aux Belles Lettes à Maes-tricht », 38 pages non paginées imprimées comme introduction dans Projet et fragments d’un Dictionnaire critique, Rotterdam, 1692. Réimprimé en annexe au Dictionnaire comme « Dissertation qui fut imprimée au devant de quelques essais ou fragments de cet ouvrage, l’an MDCXCII, sous le titre de etc. », appelé également « Dissertation contenant le Projet », in DHC, Paris, 1820, t. XV, p. 223–245. Nous citons cette dernière édition. Sur Bayle et Jacques Du Rondel, voir E. James, « Aspects distinctifs de la correspondance de Jacques Du Rondel avec Pierre Bayle », Studies on Voltaire and the Eighteenth Centu-ry 6 (2010), p. 141–150.

3 « Dissertation », p. 230.

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ferait « la chambre des assurances de la république des lettres »4. Dans la deu-xième partie de l’ouvrage, plus volumineuse, Bayle propose de nombreux « fragments », c’est-à-dire des échantillons d’entrées du dictionnaire prévu.

Dans le volume VI des Philosophische Schriften de Leibniz, Gerhardt pu-blie sous forme de Beilage, et sans indiquer ni la provenance ni la date du texte, un court commentaire de Leibniz sur le Projet et fragments, et notam-ment sur la Dissertation5. Le texte ne porte pas de titre (nous y faisons désor-mais référence en parlant simplement du Commentaire). Il en existe deux ma-nuscrits dont aucun ne nous permet de dater le texte formellement. Toutefois, grâce aux correspondances de Leibniz avec Henri Basnage de Beauval et avec Gerhard Meier, nous pouvons le dater très probablement et assez précisément de la fin septembre 16926. Le premier commentateur à en apprécier l’importance est William H. Barber qui, dans son Leibniz in France de 1955, lui consacre une brève analyse dans le chapitre qu’il consacre aux rapports

   4 Ibid. Pour un travail récent sur ce thème, voir K. Vermeir, « The Dustbin of the Republic

of Letters. Pierre Bayle’s “Dictionnaire” as an Encyclopedic Palimpsest of Errors », Journal of Early Modern Studies 1 (2012), p. 1-38, en particulier p. 1–8.

5 GP VI, 16-20. 6 Le 27 juillet 1692, Basnage de Beauval écrit à Leibniz : « Je ne sais si le Projet du Dic-

tionnaire critique de M. Bayle est parvenu jusqu’à vous. Ce fragment qu’il a donné pour sonder les jugements du Public est de 400 pages in 8°. Il y a une infinité de remarques cu-rieuses, et il mérite bien votre curiosité. Il travaille présentement à digérer et à ranger ses matériaux pour en composer un in-folio » (GP III, 82–83). Leibniz répond le 12 (22) septembre : « On m’avait promis le projet du Dictionnaire de Mons. Bayle, mais je ne l’ai pas encore vu ; un esprit aussi délié que le sien, ne peut donner que des choses excellentes » (GP III, 85). Donc, mi-septembre, Leibniz n’a pas encore reçu le livre. Mais, le 2 octobre, Basnage de Beauval écrit à Leibniz : « [Bayle] s’occupe tout entier à son Dictionnaire critique. Il en retranchera tout le détail de faits qui a paru ennuyeux à bien des gens dans le fragment que vous en avez vu » (GP III, 87), ce qui laisse supposer que Leibniz s’est procuré le livre entre-temps, c’est-à-dire fin septembre. Une lettre de Leibniz à Gerhard Meier du 16 (26) septembre 1692 fait clairement référence au contenu du Projet et Fragment, ce qui appuie davantage l’hypothèse que Leibniz l’ait lu fin sep-tembre : « Baylius nuper Novellis rei literariae notus, nunc edidit specimen Dictionarii quod vocat Critici, quia in eo exercet Criticen in dictionarios priores Morerium impri-mis » (A I, 8, 441). On peut penser que le Commentaire publié par Gerhardt a été écrit pendant qu’il lisait l’ouvrage. Pour une courte analyse qui s’applique à écarter certains malentendus bibliographiques (surtout celui, plutôt grossier, selon lequel il s’agirait d’un commentaire du Dictionnaire publié, et non du Projet et fragments), mais qui ne se pro-nonce pas de façon précise ni sur la provenance ni sur la date de rédaction du texte, voir L. Bianchi, « Leibniz et le Dictionnaire de Bayle », in I. Marchlewitz et A. Heinekamp (dir.), Leibniz’s Auseinandersetzung mit Vorgängern und Zeitgenossen, Stuttgart, 1990, p. 316 (notamment n. 11). Je suis reconnaissant à Arnaud Pelletier d’avoir bien voulu re-chercher dans les manuscrits à Hanovre des preuves matérielles permettant de dater for-mellement le texte et, puisqu’il n’y en a pas, de m’avoir apporté une aide précieuse dans l’établissement d’une datation conjecturale.

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entre Leibniz et Bayle7. Leif Nedergaard y revient dans un article sur la genèse du Dictionnaire de 1958. Bayle n’eut vraisemblablement jamais l’occasion de voir le Commentaire8. Toutefois, Nedergaard considère le texte comme repré-sentatif des premières réactions de la République des Lettres au projet de Bayle, réactions qui sont par ailleurs peu documentées9. Il peut donc servir à expliquer certains remaniements du futur Dictionnaire auxquels Bayle procéda après la publication du Projet. Helena H. M. Van Lieshout y consacre égale-ment quelques pages dans The Making of Bayle’s Dictionnaire historique et critique, en estimant avec Nedergaard que le texte de Leibniz « peut servir de modèle pour la manière dont le Projet et fragments fut reçu par le monde sa-vant »10. Enfin, le Commentaire est connu par les travaux de Lorenzo Bianchi, qui a consacré trois études au Projet et fragments et à la réception leibnizienne du Dictionnaire11.

Le Commentaire contient une réflexion approfondie sur les principes du projet du Dictionnaire développés dans la dédicace à Du Rondel, c’est-à-dire la Dissertation. Leibniz discute le but général de l’entreprise de Bayle ; il en évalue le plan ; il dispense également de nombreux conseils à Bayle, notam-ment sur la présentation formelle des articles et sur les principes d’organisation de l’ouvrage. Dans ces réflexions et conseils divers, on retrouve des thèmes qui font également partie des réflexions de Leibniz autour de son propre projet d’encyclopédie, conçu dès la fin des années 1660, inspiré notamment par l’Encyclopedia de Johann Heinrich Alsted et les autres encyclopédistes de Herborn12, mais aussi par la grande entreprise d’un Novum organon des sciences envisagée par Francis Bacon13. Ces deux documents – le Projet et

   7 Voir W. H. Barber, Leibniz in France. From Arnauld to Voltaire, Oxford, 1955, p. 60–61. 8 Voir H. H. M. Van Lieshout, The Making of Bayle’s Dictionnaire historique et critique,

Amsterdam, 2001, p. 17 ; Barber, Leibniz in France, p. 60. 9 L. Nedergaard, « La genèse du ‘Dictionnaire historique et critique’ de Pierre Bayle », in

Orbis Litterarum 13/3-4 (1958), p. 210-227, notamment p. 215–16. 10 Voir Lieshout, The Making, p. 17-20, ici p. 17 (nous traduisons). 11 Voir Bianchi, « Bayle, i dizionari e la storia », p. 11–156 (sur Leibniz et Bayle, voir no-

tamment p. 52–59) ; Id., « La critique leibnizienne du Projet de Dictionnaire de Pierre Bayle », in I. Marchlewitz et E. Albrecht (dir.), Leibniz: Tradition und Aktualität, Ha-novre, 1988, p. 73–81 ; et id., « Leibniz et le Dictionnaire de Bayle », p. 313–324.

12 Déjà en 1671, Leibniz envisage de corriger et de compléter l’encyclopédie d’Alsted (voir L. Couturat, La logique de Leibniz, Paris, 1901, p. 125–126 et p. 570–571). Sur Leibniz et Alsted, voir M. R. Antognazza, Leibniz. An Intellectual Biography, Cambridge, 2009, p. 37–46 ; M. R. Antognazza et H. Hotson (dir.), Alsted and Leibniz on God, the Magis-trate and the Millennium, Wiesbaden, 1999 ; L. E. Loemker, « Leibniz and the Herborn Encyclopedists », Journal of the History of Ideas 22/3 (1961), p. 323–338 ; L. E. Loemker, The Struggle for Synthesis. The Seventeenth Century Background of Leibniz’s Synthesis of Order and Freedom, Cambridge, 1972, p. 32–36.

13 Leibniz compte Bacon (avec Galilée, Kepler, Gassendi et Descartes) parmi « les fonda-teurs de la philosophie moderne » (De la philosophie cartésienne, 1683-1684/85 (?), A

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fragments de Bayle et le Commentaire de Leibniz – constituent une base tex-tuelle permettant de justifier historiquement une analyse comparative visant à confronter les projets du dictionnaire de Bayle et de l’encyclopédie de Leibniz. Dans ce qui suit, nous allons donc recourir à ces deux textes pour mieux com-prendre les enjeux de la confrontation de ces approches distinctes de l’ensemble des connaissances humaines, du point de vue de leurs motivations aussi bien que de leurs buts respectifs.

2. LEIBNIZ ADMIRATEUR DE BAYLE

La première impression qui se dégage du commentaire de Leibniz sur le Projet et fragments est celle d’une admiration sincère :

« J’ai toujours été persuadé du grand savoir de Mons. Bayle, mais je ne m’étais jamais imaginé, qu’il était entré si avant dans le détail de ce qu’on appelle la belle littérature, et des faits historiques, comme je le reconnais par l’essai du Dictionnaire […]. L’entreprise est des plus belles et des plus utiles, mais aussi des plus grandes : opus Herculeum. Il y a peu de gens qui en soient aussi capables que lui, tant à l’égard de la lecture que de la pénétration »14.

Cette admiration ne s’atténuera jamais : après la publication du Dictionnaire, Bayle reste pour Leibniz « l’auteur du plus beau des Dictionnaires »15 et « un des plus habiles hommes de notre temps, dont l’éloquence était aussi grande que la pénétration, et qui a donné de grandes preuves d’une érudition très vaste »16 ; il se délecte « des passages croustilleux des ouvrages de M. Bayle qui contiennent mille choses curieuses et agréables »17.

Ce qui motive ces louanges de Leibniz, ce n’est pas seulement l’érudition dont Bayle fait preuve. Dans le Commentaire, Leibniz identifie en effet de nombreux aspects du Dictionnaire qui s’accordent avec les buts de son propre

   

VI, 4B, 1480). En ce qui concerne l’admiration de Leibniz pour Bacon, voir par exemple De arte characteristica inventoriaque analytica combinatoriave in mathesi universali, 1679–1681 (?), A VI, 4A, 319 ; De republica literaria, mai 1681, A VI, 4A, 430.

14 GP VI, 16. 15 Nouveaux Essais, « Préface », A VI, 6, 55. 16 Essais de théodicée, Préface, GP VI, 38. Voir à ce propos également Leibniz pour

Alexander Cunnningham [Promemoria], début novembre 1692, A I, 8, 503 : « […] j’honore fort le mérite des Messieurs Cuperus, Graevius, le Clerc ; Bayle, Basnage de Beauval, Baudry, Oudin » ; Leibniz à Basnage de Beauval, (3 [13] février 1697), GP III, 134 : « J’attends avec impatience le Dictionnaire de M. Bayle, il ne saurait être trop grand, puisqu’il est de lui » ; et le texte de 1707 publié in Grua, 495 : « Nous venons d’être privés d’un des plus savants et des plus ingénieux auteurs de notre temps [c’est M. Bayle mort à Rotterdam] ».

17 Leibniz à Greiffencrantz (postérieur au 2 mai 1715). Nous citons à partir des transcrip-tions de la correspondance de 1715, disponibles en ligne http://www.nlb-hannover.de/Leibniz/Leibnizarchiv-/Veroeffentlichungen/1715ReiheI. pdf., p. 177.

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projet d’encyclopédie : la volonté de fournir un instrument intellectuel permet-tant de sortir du désordre des disputes ; la défense de l’érudition et des An-ciens ; l’effort pour jeter les bases d’une communauté intellectuelle plus sou-dée ; l’adhésion à une forme d’objectivité scientifique qui prend la forme d’une prise en considération des doctrines et des philosophies autres que la sienne18. Tout cela représente pour Leibniz des valeurs intellectuelles fondamentales – ce sont celles qui, selon lui, font l’unité de la République des Lettres. Ce sont des aspects de la conduite et de l’esprit savants qui relient profondément les deux intellectuels et qui font de Bayle un interlocuteur privilégié pour Leibniz. Il n’y a aucun doute que Bayle fait partie de ces « personnes éclairées et de bonne intention » auxquelles Leibniz adresse tout un mémoire en 1692 afin de les inciter à moins se disperser dans leur travail et à mieux communiquer les unes avec les autres19.

Il existe donc des convergences réelles entre eux, qui instaurent une solida-rité certaine au niveau de leur approche pratique de la philosophie, leur éthique intellectuelle si l’on peut dire, et qui gouvernent leur comportement l’un envers l’autre dans l’ensemble de leurs échanges. Ces convergences expliquent tout à fait l’admiration que Leibniz exprime pour la personne et le travail de Bayle, malgré les désaccords théoriques réels qui surgissent par la suite sur des ques-tions de physique, de philosophie modale, de théologie naturelle, etc. Il est un point de départ à ne jamais oublier : c’est toujours sur la base de cette solidari-té fondamentale, bâtie sur les rudiments d’une éthique intellectuelle partagée à maints égards, que les divergences vont se dégager.

3. DE L’ENNUI AU DIVERSTISSEMENT

Au départ, Bayle envisage un dictionnaire critique dans un sens assez concret : il veut s’engager dans une immense chasse aux erreurs, bévues, faussetés, omissions et imprécisions de tous ordres. Bayle présente l’entreprise comme suit dans la Dissertation :

« Je me suis mis en tête de compiler le plus gros recueil qu’il me sera possible des fautes qui se rencontrent dans les Dictionnaires, et de ne me pas renfermer dans ces espaces, quelques vastes qu’ils soient, mais de faire aussi des courses sur toutes sortes d’Auteurs […]. Vous voyez là en gros l’idée de mon projet. J’ai dessein de composer un

   18 Sur l’éthique communicative et la collaboration savante dans le projet de Bayle, voir A.

McKenna, « Les réseaux au service de l’érudition et l’érudition au service de la vérité de fait : le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle », La Lettre Clandestine 20 (2012), p. 201–211.

19 Mémoire pour des personnes éclairées et de bonne intention, 1692 (?), A VI, 4, 612–621, ici 613 : « Ce Mémoire est fait pour remédier à ces deux défauts de l’application, et de la communication […] ».

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Dictionnaire, qui outre les omissions considérables des autres, contiendra un recueil des faussetés qui concerne chaque article »20.

Leibniz n’éprouve pas une grande sympathie pour cet aspect du projet : un nouveau dictionnaire ne devrait pas s’arrêter sur les défauts des prédécesseurs, mais plutôt aller tout droit à l’instruction solide et « donner de la substance »21. Ce n’est pas là une réaction surprenante venant d’un lecteur assidu qui fait profession de lire les livres « non pas pour les censurer mais pour en profi-ter »22. Mais Leibniz craint surtout que le lecteur ne se lasse :

« Le but est sans doute d’instruire le public ; or ce but se peut obtenir, en redressant les fautes des autres, sans les marquer toujours. La plupart des lecteurs ne se soucient pas de savoir combien souvent Moréri a failli, ils ne s’intéressent que rarement dans les disputes entre les savants, mais ils seront ravis de savoir qu’on ne leur donne jamais que des choses bien sûres, ou munies du moins de bons garants. Quelques-uns mêmes se rebuteront de la lecture des contestations dont ils n’ont que faire, et qui les détournent en quelque façon de l’intelligence claire et nette du fait »23.

Voilà une réaction instructive qui nous permet d’écarter un premier malenten-du possible concernant la première réception du Dictionnaire de Bayle. On considère parfois le projet d’origine comme novateur et radical. Selon Richard Yeo, par exemple, « le plan original de Bayle pour son Dictionnaire était trop radical pour la plupart de ses contemporains. Il était censé être un dictionnaire d’erreurs, relevant et corrigeant les erreurs d’autres ouvrages, comme celui de Moréri »24. Ce jugement nous paraît faux. Tout d’abord, projeter un diction-naire pour « redresser Moréri » n’a rien de vraiment radical, ni même d’original : d’autres projets de l’époque, tel le dictionnaire inachevé de Samuel Chappuzeau, d’ailleurs bien connu de Leibniz25, poursuivaient un but sem-blable, à savoir de corriger les erreurs qui se trouvaient notamment dans le Grand dictionnaire historique de Louis Moréri26. Ensuite, à en croire la réac-

   20 « Dissertation », p. 223–230. 21 GP VI, 17. 22 Grua, 103. 23 GP VI, 16. 24 Voir R. Yeo, Encyclopaedic Visions. Scientific Dictionaries and Enlightenment Culture,

Cambridge, 2001, p. 42–45 (p. 43, nous traduisons). 25 Voir notamment Leibniz à Chappuzeau (12 [22] septembre 1692), A I, 8, 426–430. Voir

aussi Leibniz à Meier, fin septembre 1692, A I, 8, 441. 26 Au départ, Chappuzeau avait, semble-t-il, l’ambition plutôt modeste de produire une tra-

duction française du dictionnaire de Hofmann (voir Bayle à Vincent Minutoli, 1er janvier 1680 : Correspondance de Pierre Bayle, t. III, Oxford, 2004, p. 205). Bien des années plus tard, Chappuzeau lui-même finit par qualifier le projet d’un « Anti-Moréri » (voir Samuel Chappuzeau à Leibniz, 25 janvier (4 février) 1694, A I, 10, 241–243). L’ouvrage ne fut jamais achevé, mais, en 1694, Chappuzeau publie un pré-projet intitulé Dessein d’un nouveau dictionnaire historique, géographique, chronologique et philologique (Celle 1694). Sur Chappuzeau et son projet en général, voir Bianchi, « Bayle, i dizionari e la storia », op. cit., p. 137–39, note 256 ; C. Read, « Un projet de Dictionnaire historique

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tion de Leibniz, le danger que court Bayle en proposant une telle recension d’erreurs est bien moins de scandaliser ses contemporains que de ne pas parve-nir à retenir leur intérêt, de ne pas assez les divertir, enfin de les ennuyer. Ce n’est pas là pour Leibniz un problème négligeable, puisque le taedium studio-rum fait partie de ces effets du désordre général des sciences qui menace de nous ramener à la barbarie27. Or, nous le verrons, pour Bayle non plus, la cri-tique n’est pas anodine, loin de là, puisqu’il écrit justement son dictionnaire surtout pour divertir28.

Il est possible que la prise en considération de ce problème, à savoir le risque d’ennuyer, se trouve à la racine des remaniements du projet auxquels Bayle procède entre le Projet et fragments et la publication du Dictionnaire, à la suite des commentaires qu’il reçoit de ses amis29. C’est ce que suggère une lettre que Basnage de Beauval écrit à Leibniz en octobre 1692 : « [Bayle] s’occupe tout entier à son Dictionnaire critique. Il en retranchera tout le détail de faits qui a paru ennuyeux à bien des gens dans le fragment que vous en avez vu »30. Le plan original est ainsi abandonné et le « dictionnaire critique » est remplacé par un « dictionnaire historique et critique »31. Dans la première édi-    

par S. Chappuzeau », in Bulletin historique et littéraire de la Société du protestantisme français 24 (1875), p. 513–518 ; et N. Jennings et M. Jones, A Biography of Samuel Chappuzeau, a Seventeenth-Century French Huguenot Playwright, Scholar, Traveller, and Preacher: An Encyclopedic Life, New York, 2012. Leibniz correspond avec Chappu-zeau à partir d’août 1692.

27 Consilium de encyclopaedia de nova conscribenda methodo inventoria, 15 (25) juin 1679, A VI, 4A, 339 : « […] sine fine disputamus, sine fine congerimus, raro aliquid demons-trando terminamus, aut in repertorium referimus ; vix unquam utimur studiis nostris. Et verendum est si sic pergimus, ne aliquando immeddicabile reddatur malum, et studiorum taedio barbaris reducatur ».

28 Nous prenons ici le terme « divertissement » dans le sens où l’utilise Bayle, c’est-à-dire dans le sens premier d’une activité qui permet aux hommes d’occuper leur temps libre de façon à la fois agréable et studieuse. Il faut soigneusement éviter toute connotation pasca-lienne.

29 Voir Bayle à Minutoli (28 août), Correspondance, t. VIII, Oxford, 2010, p. 611 ; Bayle à Pierre Silvestre (19 septembre 1692), ibid., p. 630–631.

30 Basnage de Beauval à Leibniz (2 octobre 1692), GP III, 87. Sur cette lettre, voir aussi Lieshout, The Making, p. 19. Notons dans ce contexte que Bayle, dans sa préface à Fure-tière, insiste justement sur le fait que l’ouvrage qu’il réédite n’est pas ennuyeux : « […] la sécheresse qui accompagne ordinairement les Dictionnaires n’est pas à craindre dans ce-lui-ci […] on a soin de donner du relief aux définitions par des exemples, par des applica-tions, par des traits d’Histoire […] » (Préface de M. Bayle. Pour la première Edition du Dictionnaire de M. l’Abbé Furetière, en 1691, in OD IV, p. 189).

31 Selon Helena H. M. Van Lieshout, la restructuration du Dictionnaire à laquelle Bayle se livre à partir d’octobre 1692 représente surtout une « concession » au goût public que Bayle ne fait qu’avec beaucoup de réticence parce qu’il le méprise (voir The Making, p. 146, et p. 257). Or, nous avons du mal à croire que Bayle se soit engagé dans un rema-niement de cette envergure uniquement pour se plier à une demande externe, et sans rai-sons théoriques internes. Il est bien possible que Bayle méprise le goût public, bien pos-

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tion du Dictionnaire, Bayle déclare ainsi que « cet ouvrage n’est point celui que j’avais promis dans le projet que je publiai d’un Dictionnaire l’an 1692 »32. Bayle dénonce même « un vice réel » dans son projet initial : un tel dictionnaire d’erreurs ne pouvait « rien contribuer au bien public », parce que « la découverte des erreurs n’est importante ou utile ni à la prospérité de l’Etat, ni à celle de particuliers »33. Dans le Dictionnaire publié, des récits divertis-sants agrémentés de remarques approfondissant et discutant le sujet prennent ainsi le pas sur la recension systématique des fautes des autres. Le dessein de « composer un Dictionnaire de fautes » cède la place à une nouvelle structure, celle que nous connaissons, et qui consiste en une « composition en deux par-ties » que Bayle présente comme suit :

« L’une est purement historique, un narré succinct des faits : l’autre est un grand commentaire, un mélange de preuves et de discussions, où je fais entrer la censure de plusieurs fautes, et quelquefois même une tirade de réflexions philosophiques ; en un mot, assez de variété pour pouvoir croire que par un endroit ou par un autre chaque espèce de lecteur trouvera ce qui l’accommode »34.

Dans cet effort pour « accommoder chaque espèce de lecteur », on ressent bien une volonté de divertir. Et par ailleurs, en proposant son nouveau plan, Bayle explique lui-même dans la préface de 1697 qu’il a surtout voulu « attraper mieux le goût du public »35. Bayle s’est en effet rendu compte que le livre pré-vu risquait d’avoir peu d’attrait pour celui qui ne s’intéressait pas aux minutiae de l’érudition.

4. DU DIVERTISSEMENT AU TRAVAIL

Entre le Projet et fragments et le Dictionnaire publié, Bayle semble donc bien répondre aux conseils, comme celui de Leibniz, qui recommandent moins de critique « rebutante » et plus d’« intelligence claire et nette du fait ». Seule-

   

sible aussi qu’il éprouve des difficultés à faire ce qu’il faut pour ne pas ennuyer les gens ; mais, comme nous le montrerons dans ce qui suit, il est également vrai qu’il s’est engagé lui-même à accommoder ce goût du public, puisque, selon Bayle, le divertissement est ce à quoi sert la recherche scientifique en fin de compte. Une science ennuyeuse est donc parfaitement inutile.

32 DHC, « Préface », t. XVI, p. 1. Voir aussi la note sur la « Dissertation » in ibid., t. XV, p. 245 : « Notez que dans la composition de ce dictionnaire je n’ai pas suivi partout les idées de ce Projet. La déférence que j’ai eue pour les avis de quelques lecteurs intelligents m’a fait suivre une autre route sur certains chefs ». Pour des commentaires, voir H. Bost, Pierre Bayle, Paris, 2006, p. 392, et Bianchi, « Leibniz et le Dictionnaire de Bayle », p. 320.

33 DHC, « Préface », t. XVI, p. 2. 34 Ibid., p. 2. 35 Ibid., p. 1. Voir aussi Lieshout, The Making, p. 70-79; et Vermeir, « The Dustbin of the

Republic of Letters », p. 8.

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ment, il se produit dans le Commentaire de Leibniz un curieux renversement de perspective : lorsque Leibniz reproche à Bayle d’envisager un ouvrage en-nuyeux, et donc de ne pas assez divertir, il lui reproche également, et inverse-ment, de vouloir écrire un ouvrage dont le but soit uniquement de divertir et qui ne s’attache pas assez à l’utilité concrète. Le plan de Bayle, écrit-il, semble mieux convenir à « quelque petit ouvrage galant, fait plutôt pour plaire que pour profiter »36. Au lieu de se perdre dans des détails et des rectifications sans fin, Bayle devrait « commencer par le plus utile » et « donner la préférence au plus important »37.

C’est un désaccord qui se dégage sur le fond de ce qui avait paru être un accord. Dans le Projet et fragments, Bayle explique que l’ouvrage qu’il envi-sage sera « très utile et très commode à toutes sortes de lecteurs »38. Leibniz en prend note dans le Commentaire : « Le but est sans doute d’instruire le pu-blic »39. Notre philosophe commentateur discerne donc d’abord un objectif pédagogique commun avec son propre projet encyclopédique : Bayle, comme lui-même, veut « instruire ». Mais à quoi sert une telle instruction ? Pour Leib-niz, qui sur ce point s’inscrit directement dans la lignée de Francis Bacon, ce qui compte dans ce contexte c’est l’instruction utile : la mise en œuvre pratique des connaissances humaines est en effet d’une importance capitale, car l’utilité du savoir constitue sa raison d’être :

« Car on peut dire hardiment que les connaissances solides et utiles sont le plus grand trésor du genre humain et le véritable héritage que nos ancêtres nous ont laissé que nous devons faire profiter et augmenter, non seulement pour le transmettre à nos successeurs en meilleur état que nous ne l’avons reçu, mais bien plus pour en jouir nous-mêmes autant qu’il est possible pour la perfection de l’esprit, pour la santé du corps, et pour les commodités de la vie »40.

Conformément à cet idéal, l’encyclopédie doit être construite de manière à servir à augmenter notre pouvoir et notre maîtrise de la nature, ou, comme Leibniz l’explique dans le Consilium de encyclopaedia nova conscribenda methodo inventoria de 1679 :

   36 GP VI, 18. 37 GP IV, 17–18. Voir sur ce point également Bianchi, « Leibniz et le Dictionnaire »,

p. 217–218. 38 DHC, « Dissertation », t. XV, p. 230. Voir aussi Bayle, Avertissement de M. Bayle, Sur la

seconde Edition des Remarques Critiques sur la Nouvelle Edition du Dictionnaire Histo-rique de Moréri, donnée en 1704, in OD IV, p. 193 : « Il y a peu de livres d’une utilité aussi générale qu’un Dictionnaire Historique ».

39 GP VI, 16. 40 Discours touchant la méthode de la certitude et l’art d’inventer, 1688-1690 ( ?), A VI, 4,

952.

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« L’essence du projet consiste en l’organisation, d’une manière qui soit propice pour l’invention, des connaissances humaines disponibles les plus importantes et les plus utiles pour la vie »41.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Leibniz insiste pour que les diction-naires incluent tous les termes techniques des métiers divers, « car ces termes nous apprennent bien des réalités, au lieu que les dictionnaires ordinaires ne servent qu’à parler »42. Quand Bayle insiste sur l’« utilité » et la « commodité » du Dictionnaire envisagé, on pourrait donc s’attendre à ce que Leibniz ap-prouve sans réserve.

Or, comme l’indiquent les passages du Commentaire cités plus haut, Leib-niz trouve le dictionnaire de Bayle conçu « pour plaire plutôt que pour profi-ter ». En quoi il n’a pas tort. Pour Bayle, les connaissances rassemblées, com-plétées et rectifiées dans le Dictionnaire n’ont pas une fonction comparable à celle, utilitaire, que leur accorde Leibniz. Déjà en 1684, Bayle écrivait dans les Nouvelles de la République des Lettres que « la plupart des sciences » ne sont « à proprement parler qu’un honnête amusement »43. De même, selon le Projet et fragments, en s’occupant des sciences et des arts, « les Européens […] ont senti un plaisir fort doux ; ils ont bien diverti leurs lecteurs et ils se sont attiré de grands éloges, quoiqu’au reste ces éclaircissements ne fussent d’aucun usage pour diminuer la cherté des vivres »44. Pour Bayle, les connaissances humaines servent surtout à divertir. Pour cette raison, la valeur d’un diction-naire relève d’une économie différente de celle de l’utilité publique, concrète :

« Il faut donc malgré qu’on en ait que l’on m’accorde, qu’il y a une infinité de productions de l’esprit humain qui sont estimées, non pas à cause de leur nécessité, mais à cause qu’elles nous divertissent […]. N’est-il pas certain qu’un cordonnier, qu’un meunier, qu’un jardinier, sont infiniment plus nécessaires à un état que les plus habiles peintres ou sculpteurs, qu’un Michel-Ange, ou qu’un cavalier Bernin ? N’est-il pas vrai que le chétif maçon est plus nécessaire dans une ville, que le plus excellent chronologue, ou astronome, qu’un Joseph Scaliger, ou qu’un Copernic ? On fait néanmoins infiniment plus de cas du travail de ces grands hommes, dont on se pourrait fort bien passer, que du travail absolument nécessaire de ces artisans. Tant il est vrai qu’il y a des choses dont on ne règle le prix, que par rapport à un honnête divertissement, ou à un simple ornement de l’âme. […]. En cet endroit, Monsieur, vous ne manquerez pas de prévoir, que les ennemis des belles lettres inventeront cent exceptions. Ne pouvant nier que leurs maximes ne tendent à ressusciter la barbarie à tous égards, ils étaleront les utilités qui naissent de certaines sciences […] »45.

   41 Consilium, A VI, 4A, 340 : « Summa Consilii est Notitiarum humanarum potissimarum

dudum cognitarum vitae utilium ordinatio ad inveniendum apta ». 42 Leibniz à Nicaise, non daté (1696), GP II, 557–558. 43 NRL, septembre 1684, art. 4, in OD I, p. 125. Voir sur ce point aussi É. Labrousse, Pierre

Bayle. Hétérodoxie et rigorisme, Paris, 1996, 2e éd., p. 7-8. 44 DHC, « Dissertation », t. XV, p. 237. 45 Ibid., p. 239.

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Le Dictionnaire vise à préserver le plaisir de l’otium face à une instrumen-talisation de la raison qui, selon Bayle, s’oppose au divertissement, qui tend même à l’éliminer brutalement et à nous ramener vers la barbarie46. Certes, Leibniz aussi considère son encyclopédie comme une sorte de forteresse contre la « barbarie », une sorte d’effondrement de civilisation dont il estime le retour imminent à cause des disputes et du désordre qui règnent de façon générale dans la République des Lettres47. Mais le barbare ne prend pas les mêmes traits dans les deux cas.

Chez Leibniz, la figure du barbare qui menace le monde savant est double : la première figure, et la plus dangereuse, est celle du libertin qui, par un discours méprisant mais brillant, détourne la jeunesse de l’étude scienti-fique et de l’érudition en recourant à des arguments de sédition, qui incite à la négligence et à la paresse intellectuelle avec des arguments sceptiques écla-tants mais superficiels, qui remplace l’inventivité scientifique par des jeux de l’esprit qui ne sont bons qu’à éblouir et à mettre en valeur la personne48. La deuxième figure, moins dangereuse, c’est celle du savant brouillon dont le sa-voir s’étend en tous sens, mais sans utilité et selon un ordre qui est constam-ment refait, comme ce père de famille « dévoué mais peu judicieux » décrit dans la Praefatio operis ad instaurationem scientiarum qui, faute d’orga-nisation, se trouve dans l’obligation d’inventorier et de réorganiser chaque soir son ménage49. Or, en réalité, la deuxième figure peut se transformer en la pre-

   46 La référence implicite à la dialectique de la raison instrumentale analysée par Adorno et

Horkheimer dans la Dialektik der Aufklärung est ici tout à fait appropriée : sans faire preuve d’un pessimisme comparable, la réflexion de Bayle sur ce point nous semble tout à fait parallèle à la leur.

47 Pour Leibniz, voir la Recommandation pour instituer la science générale, 1686, A VI, 4A, 698 : « Je crains même qu’après avoir inutilement épuisé la curiosité sans tirer de nos recherches aucun profit considérable pour notre félicité, on ne se dégoûte des sciences, et que par un désespoir fatal, les hommes ne retombent dans la barbarie ». Voir aussi : Con-silium, A VI, 4A, 339 ; Aufzeichnung für die Audienz dei Kaiser Leopold I, août-septembre 1688, A IV, 4, 21–22, y compris le Kurzfassung, A IV, 4, 43.

48 Voir par exemple la Contemplatio de historia literaria statuque praesenti eruditionis, début 1682 (?), A VI, 4A, 462 ; De la philosophie cartésienne, 1683-1684/85, A VI, 4B, 1482 ; ou encore la Recommandation pour instituer la science générale, avril-octobre 1686, A VI, iv, 694–95 et 698. Sur la nature des « invasions barbares » selon Leibniz, voir aussi notre « Leibniz’s Enlightenment », in W. Li, H. Poser, et H. Rudolph (dir.), Leibniz und die Ökumene, Stuttgart (Studia Leibnitiana, Sonderheft 41) 2013, p. 235–240, et nos divers travaux sur Leibniz et les libertins : « Leibniz, la censure et la libre pensée », Archives de Philosophie 70/1 (2007), p. 373–388 ; « Les sept foyers du libertinage selon G. W. Leibniz », La Lettre Clandestine 15 (2007), p. 269-297 ; « G. W. Leibniz : Mode-ration and Censorship », in M. Lærke (dir.), The Use of Censorship in the Enlightenment, Leiden, 2009, p. 155–178 ; « Leibniz et le libertinage : quatre fonctions théoriques », in P.-F. Moreau et A. McKenna (dir.). Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, vol. 11, Saint-Étienne, 2009, p. 267–285.

49 Leibniz, Praefatio operis ad instaurationem scientiarum, début 1682 (?), A VI, 4A, 440.

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mière : le constat de désordre se transforme rapidement en un « désespoir de réussir » qui amène finalement, à l’instar des libertins sceptiques, à se « mo-quer de tout » et à « laisser aller les choses »50.

Chez Bayle, au contraire, le barbare à combattre est celui qui, en instru-mentalisant la raison, sacrifie la douceur du divertissement pour n’admettre que la valeur des connaissances brutes, immédiatement applicables pour la maîtrise de la nature. Bayle estime qu’un argument comme celui de Francis Bacon, ou comme celui de Leibniz justement, ne sert pas à justifier la sauve-garde des connaissances, mais plutôt à mettre à l’écart la plupart d’entre elles, puisqu’en réalité elles n’ont pas d’utilité évidente. Chez Bayle, nous trouvons donc une certaine résistance à l’instrumentalisation de la raison, et une cons-cience aiguë de la menace pour la diversité de la pensée que celle-ci repré-sente.

Leibniz et Bayle diffèrent donc profondément par rapport au sens de l’utilité dont ils se réclament pour leurs projets respectifs. Pour Leibniz, l’accumulation des connaissances scientifiques doit servir à mener à bien un travail auquel on doit s’appliquer diligemment, conformément à l’idéal de la-bora diligenter dont il fait profession dans une lettre de 1685 au Landgrave51. Pour Bayle, au contraire, il s’agit plutôt de fournir un instrument de loisir que l’on lit par curiosité et pour le doux plaisir qu’il procure. Quand Leibniz fait remarquer que l’ouvrage de Bayle semble être fait pour « plaire » plutôt que pour « profiter », il a donc parfaitement raison. Ce qu’il pointe chez Bayle par cette phrase correspond en effet à un trait important de l’esprit du philosophe de Rotterdam ; elle porte témoignage de l’attitude intellectuelle qui, de façon globale, anime l’entreprise du Dictionnaire : celui-ci est fait pour divertir et pour faire barrage à une conception excessivement instrumentale des sciences. C’est une sorte de nostalgie pour l’érudition un peu élitiste, liée au loisir, et qui

   50 Leibniz, Mémoire pour des personnes éclairées et de bonne intention, vers 1692, A IV,

4B, 614 : « Je trouve que la principale cause de cette négligence, outre la légèreté natu-relle et l’inconstance de l’esprit humain, est le désespoir de réussir, dans lequel le scepti-cisme est compris. Car comme ces soins de remédier à nos maux et de contribuer au bien commun ne peuvent guère tomber que dans les esprits au-dessus du vulgaire, il se trouve par malheur que la plupart de ces esprits, à force de penser aux difficultés et à la vanité des choses humaines, commencent à désespérer de la découverte de la vérité et de l’acquisition d’un bonheur solide. Ainsi se contentant de mener un train de vie aisé ils moquent de tout, et laissent aller les choses. Ce qui vient de ce qu’ils ont assez d’esprit et de pénétration pour s’apercevoir des défauts et des difficultés, mais non pas assez d’application à trouver les moyens de les surmonter ».

51 Leibniz au Landgrave Ernst (4/14 mars 1685), A I, 4, 353 : « C’est pourquoi ma méthode est d’approuver et de louer tous les bons desseins, car comme on a coutume de dire, ca-lumniare audacter, semper aliquid haeret, tout de même on peut dire, labora diligenter, semper aliquid haeret. Et St. Paul dit, qu’il faut en ces matières travailler opportune et importune. Il faut que chacun tâche de faire quelque chose suivant ses forces, et en laisser la réussite à Dieu ».

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reste toujours étrangère à l’esprit leibnizien pour lequel l’ensemble des con-naissances n’est que le résultat d’un labeur immense auquel le genre humain doit s’obliger afin de ne rien négliger, pour l’utilité publique et la gloire de Dieu.

5. COMMENT ECRIRE UN DICTIONNAIRE ?

Pour Bayle, le savoir sert à se divertir ; pour Leibniz, à mieux travailler. Cette différence profonde a d’importantes conséquences sur la manière dont Leibniz évalue la structure et l’organisation du Dictionnaire.

Nous l’avons déjà constaté : entre le Projet et fragments et le Dictionnaire historique et critique, Bayle revoit de fond en comble le plan de son ouvrage et adopte une stratégie d’écriture et une forme de présentation plus variées et plus divertissantes que la simple recension d’erreurs envisagée au départ. L’une des techniques qu’il met en œuvre pour mener à bien ce projet de remaniement consiste en la constitution d’un réseau de renvois extrêmement complexe qui sert à relier les différents articles du Dictionnaire les uns aux autres : chaque article contient ainsi des renvois aux autres articles, invitant le lecteur à se lais-ser entraîner et à se promener librement dans l’ouvrage. Ce qui se dégage d’une telle lecture est l’impression d’une sorte de foisonnement du savoir, ou pour reprendre la description de Bayle lui-même, une « mer orageuse sans fond ni rive » qui, globalement, ne semble avoir rien de logique ni d’ordonné52. L’effet produit est plutôt celui d’un vertige du savoir qui se répand librement en tous sens au hasard des rencontres53. Cet ordre foisonnant correspond d’ailleurs assez bien à l’image que Bayle se fait de la structure et du fonction-nement de la République des Lettres comme un « État extrêmement libre » où « chaque membre de la République conserve son indépendance » en faisant « la guerre innocemment à qui que ce soit »54. Le Dictionnaire publié présente une structure d’exposition érudite complexe destinée, à la fois, à instruire, à rectifier et à titiller la curiosité du lecteur. En construisant son ouvrage de cette manière, Bayle imagine un lecteur qui, pour ainsi dire, s’installe aisément dans le texte. Bayle s’efforce même activement d’accommoder la « paresse » du lecteur, en lui procurant toutes sortes d’informations, même les plus margi-nales, afin de lui épargner des allers-retours à la bibliothèque pour faire des

   52 Pour cette caractérisation du Dictionnaire, voir Bayle à Vincent Minutoli (28 août 1692),

Correspondance, t. VIII, p. 611 : « Certain Dictionnaire Critique, à quoi je me suis enga-gé, et qui est une mer orageuse et sans fond, m’ôte toute sorte de loisir. J’en ai fait impri-mer le Projet et quelques fragments, et vous en ai adressé des exemplaires ».

53 Pour un commentaire, voir Bost, Pierre Bayle, p. 403–405, notamment p. 405. Voir aussi D. Selcer, « The Uninterrupted Ocean: Leibniz and the Encyclopedic Imagination », Re-presentations 98/1 (2007), p. 25–50 (p. 35–36).

54 DHC, « Catius », D, t. IV, p. 584.

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vérifications ou pour chercher des renseignements supplémentaires. Il explique dans le Projet et fragments :

« Je loue la simplicité d’un plan ; j’admire que l’exécution en soit simple et dégagée : je fais consister en cela l’idée de la perfection : mais si je veux passer de cette théorie à la pratique, j’avoue que j’ai de la peine à me régler sur cette idée de perfection. Le mélange de plusieurs formes, un peu de bigarrure, pas tant d’uniformité sont assez mon fait. Je pense que ce faux goût est un effet de ma paresse : je voudrais que le même livre satisfît ma curiosité sur toutes les choses auxquelles il me fait penser, et je n’aime point à être obligé de passer de livre en livre pour la satisfaire. Comme il est assez naturel de juger les autres par soi-même, il me semble qu’on fait beaucoup de plaisir à un lecteur, lorsqu’on lui épargne la peine de sortir de sa place, et de chercher dans un autre livre certains éclaircissements qu’il peut souhaiter »55.

Comment Leibniz évalue-t-il cet aspect de l’écriture baylienne qui prend des dimensions telles dans le Dictionnaire publié que même le grand ami de Bayle, Henri Basnage de Beauval, le trouve un peu exagéré pour son goût56 ? Leibniz ne se prononce jamais explicitement sur l’organisation et la structure du Dic-tionnaire publié. Mais on peut extraire du Commentaire des éléments d’un jugement :

« Peut-être ne serait-il pas mauvais aussi de garder un certain ordre constant dans chaque titre, car ces discours libres et vagabonds, où les connexions naissent par hasard, comme dans une conversation, sont bons dans quelque petit ouvrage galant, fait plutôt pour plaire que pour profiter, mais ils ne sont pas bons à éclaircir les choses, dont le bon arrangement tient souvent lieu de commentaire et sert à épargner les paroles »57.

Leibniz s’inquiète de ce qu’il conçoit comme le risque d’une « trop grande prolixité »58. En réalité, au lieu de les multiplier, il faut « épargner les pa-roles », donc faire tout le contraire de ce que Bayle prévoit. Leibniz donne son conseil :

« De plus comme il sera impossible d’expliquer toujours les choses à fond, on pourrait, après avoir dit le plus nécessaire, renvoyer le lecteur qui en demanderait davantage, à ceux qui le pourraient contenter le plus, comme sont ceux qui ont fait des traités ou des chapitres exprès sur le sujet dont il s’agit, surtout lorsqu’ils vont à la source »59.

Il ne faut pas multiplier les paroles, mais les abréger, de la même façon qu’il envisage pour sa propre encyclopédie de réduire les discours en paraphrases et

   55 DHC, « Dissertation », t. XV, p. 231. On trouve le même raisonnement, quoique sans

mention de la « paresse », dans la préface à la première édition (voir DHC t. XVI, p. 8). Voir sur ce point également Bianchi, « Bayle, i dizionari e la storia », p. 99.

56 Basnage de Beauval à Lebniz (31 juillet 1697), A II, 3, 8121 : « Je souhaiterais que M. Bayle parmi une si agréable érudition, n’eût point mêlé mille bagatelles, qui sont au-dessous d’un aussi beau génie, et que sur certaines matières il n’eût point donné de prise à ses ennemis ».

57 GP VI, 18. 58 GP VI, 17. 59 GP VI, 17.

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en abrégés. Car, comme Leibniz l’écrit dans le Concilium de encyclopaedia nova conscribenda methodo inventorio, « les choses sont les plus claires et elles apparaissent comme dans une table quand elles sont présentées nues et simples [nude et simpliciter], et avec tout le superflu enlevé »60. Il faut propo-ser au lecteur une exposition du savoir plus ordonnée, économe, permettant à celui-ci de chercher et trouver immédiatement une information dont il a besoin pour telle ou telle fin utile61. Certes, accorde Leibniz, libre à Bayle de se « ser-vir de cette occasion pour apprendre au public ce qu’il sait mieux qu’un autre », car « ce qu’il donnera de son fonds, ou qu’il tirera des endroits peu observés par d’autres sera utile, lors même qu’on s’en pourrait passer d’ailleurs »62. Toutefois, « lorsque M. Bayle aura besoin également de peine et de temps pour éplucher quelque point, je ne doute point qu’il ne soit disposé lui-même de donner la préférence au plus important »63. Leibniz exhorte Bayle à mieux présenter l’ensemble des informations disponibles, d’une manière telle qu’elles soient à portée de main quand il le faut : est « le plus important » ce qui est « le plus utile » et dont on peut « profiter »64. Autrement dit, l’ensemble d’un dictionnaire, selon Leibniz, doit former un instrument de travail dont on peut se servir pour inventer et faire avancer les sciences. Le contraste par rap-port à l’effort pour accommoder la paresse du lecteur chez Bayle est plutôt frappant.

L’écriture foisonnante de Bayle est un effet direct de sa volonté de divertir. Or, pour Leibniz, cet aspect de la construction générale du Dictionnaire ne le    60 A VI, 4, 340 (nous traduisons). Leibniz prône souvent les avantages de ce qu’il appelle

« la vérité toute nue » face à l’opacité produite par un discours trop chargé, et cela parfois en opposition explicite à Bayle : « On reconnaît que Monsieur Bayle (car il est aisé de voir que c’est de lui qu’on parle) a de son côté tous les avantages, hormis celui du fonds de la chose, mais on espère que la vérité […] l’emportera toute nue sur tous les orne-ments de l’éloquence et de l’érudition, pourvu qu’on la développe comme il faut […] » (Leibniz, Essais de théodicée, « Préface », GP VI, 38). La « vérité toute nue » correspond ici assez exactement à ce que le Commentaire désigne comme « l’intelligence claire et nette du fait » (GP VI, 16). Pour cette notion de « vérité toute nue », voir aussi Discours touchant la méthode de la certitude et l’art d’inventer, 1688-1690 (?), A VI, 4, 948–49 ; Essai sur un nouveau plan d’une science certaine, 1688-1690 (?) A VI, 4, 948 ; et le Es-sais de théodicée, 1710, « Discours préliminaire », § 30, GP VI, 68.

61 Voir Nouvelles ouvertures, 1686, A IV, 4A, 691 : « Cet inventaire dont je parle serait bien éloigné des systèmes, et des dictionnaires, et ne serait composé que de quantité de listes, dénombrements, tables, ou progressions, qui serviraient à avoir toujours en vue dans quelque méditation ou délibération que ce soit le catalogue des faits et des circonstances et des plus importantes suppositions et maximes qui doivent servir de base au raisonne-ment ».

62 GP VI, 19. 63 Ibid. 64 GP VI, 18. Voir aussi Nouveaux Essais, IV, XVI, § 11, GP V, 453 : « […] il est étonnant,

que tant de choses utiles restant à faire, les hommes s’amusent presque toujours à ce qui est déjà fait, ou à des inutilités pures, ou du moins à ce qui est le moins important ».

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rend pas seulement inutilisable en tant qu’instrument de travail – un point que Bayle concèderait volontiers puisqu’il le destine justement à une utilisation tout autre –, mais il recèle également un danger plus important. La réflexion sur l’enregistrement, le stockage et l’exposition économiques des connais-sances humaines dont témoignent les conseils que donne Leibniz à Bayle an-nonce déjà ses réflexions sur « l’horizon de la doctrine humaine » dans un en-semble de textes que Leibniz rédige moins d’un an après sa lecture du Projet et fragments, en 169365. Il y développe un thème qui ne cessera de le hanter : combien de livres et de discours l’invention humaine peut-elle produire, com-ment les recenser et surtout, comment les contrôler ? Il s’imagine avec effroi une prolifération et une multiplication des discours et des livres qui rendraient la recension des connaissances humaines impossible et qui produiraient une confusion d’informations incontrôlable : « les livres allant toujours croître, on s’ennuiera de leur confusion »66 et « le trop grand nombre des choses et des livres annule tout espoir d’en jouir, et recouvre ce qui est solide et utile par une masse de choses creuses »67. Situation insupportable et catastrophique car, comme Leibniz l’écrit en 1686 dans la Recommandation pour instituer la science générale :

« Je crains même qu’après avoir inutilement épuisé la curiosité sans tirer de nos recherches aucun profit considérable pour notre félicité, on ne se dégoûte des sciences, et que par un désespoir fatal, les hommes ne retombent dans la barbarie. A quoi cette horrible masse de livres, qui va toujours augmentant, pourrait contribuer beaucoup. Car enfin le désordre se rendra presque insurmontable, la multitude des auteurs qui deviendra infinie en peu de temps, les exposera tous ensemble au danger d’un oubli général »68.

Pour éviter cette situation, les connaissances humaines doivent être rassem-blées, organisées et condensées dans une encyclopédie maîtrisable69, contrai-

   65 Textes édités et commentés par M. Fichant dans G. W. Leibniz, De l’horizon de la doc-

trine humaine, éd. M. Fichant, Paris, 1991. Sur ces textes, voir également D. Selcer, « The Uninterrupted Ocean », p. 25–50, notamment p. 37–44 ; D. Selcer, « The Number of Possible Books. Repetition and System in Leibniz », in H. Poser et al. (dir.), Nihil sine Ratione, Hanovre, 2001, p. 1191–1198. Voir finalement le travail plus ancien de G. Mar-tin, « Thesaurus omnis humanae scientiae. Une requête de Leibniz », Archives de Philo-sophie 30/3 (1967), p. 388–397.

66 GP VII, 162. 67 Consilium, A VI, 4A, 338 : « […] rerum librorumque multitudo omnem delectus spem

adimet, et solida ac profutura mole inanium obruentur ». 68 A VI, 4A, 698. 69 Comme l’explique Michel Fichant (« Postface : Plus Ultra », in De l’horizon de la doc-

trine humaine, p. 165–166), l’encyclopédie doit éliminer de la présentation de chaque dis-cours nouveau, ou pas encore recensé, non seulement le faux, mais également ce qui n’ajoute rien aux connaissances déjà acquises, donc faire un tri dans les informations et en faire des abrégés. Voir à ce propos également le texte traduit par Michel Fichant dans « Postface », p. 165 : « Il faudrait se féliciter aujourd’hui si on extrayait de chaque livre par des jugements d’experts tout juste ce par quoi l’auteur a accru le trésor de la doctrine

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Ennui, divertissement, travail 161

 

 

rement à « ces discours libres et vagabonds, où les connexions naissent par hasard » que Leibniz voit se mettre en place dans le projet de dictionnaire de Bayle.

6. CONCLUSION

Il est hors de doute que Leibniz éprouve une admiration sincère pour le philo-sophe de Rotterdam qu’il considère toujours comme un allié plutôt que comme un adversaire dans les « guerres innocentes » de la République des Lettres. Bayle est un homme éclairé et de bonne intention. Leibniz considère à juste titre le Dictionnaire historique et critique comme un exploit sans comparaison aucune avec les autres dictionnaires confectionnés à une époque qui fut, comme on le sait, « un temps où les dictionnaires se multiplient beaucoup », comme le souligne Henri Basnage de Beauval dans une lettre qu’il lui adres-sait70. Toutefois, quand on entre dans le détail et qu’on se demande plus préci-sément comment les deux savants voient l’utilité de l’effort encyclopédique comme tel, des différences importantes et systématiques commencent à se des-siner. Leibniz souscrit à une conception utilitaire de l’accumulation du savoir et de l’avancée des sciences : il se situe dans une conception plutôt instrumen-tale de la raison qui traverse tout l’âge classique et qui le situe exactement à mi-chemin entre Francis Bacon et les encyclopédistes français. Bayle, de son côté, s’inscrit dans une tradition tout aussi importante en se joignant à ceux qui se méfient profondément d’une instrumentalisation excessive de la pensée scientifique et qui estiment qu’un programme comme celui de Francis Bacon ne fait qu’écraser l’esprit. Il insiste sur la valeur intrinsèque du divertissement savant.

Ces divergences entre Leibniz et Bayle se soldent par des différences im-portantes par rapport à l’usage auquel ils destinent leurs projets respectifs. Le Dictionnaire est conçu comme un livre de loisir. Il est consciemment organisé afin d’accommoder la paresse d’un lecteur qui cherche à se divertir sans tra-vailler. Dans chaque article, Bayle inclut pêle-mêle toutes sortesd’informa-tions et de détails. Concrètement, c’est pour épargner au lecteur des allers-retours incessants à sa bibliothèque pour chercher des précisions ou pour ap-

   

humaine pour ajouter quelque chose à l’héritage des prédécesseurs. Par ce seul moyen se-rait réduit à un étroit passage l’immense océan, où autrement la curiosité du genre humain sera finalement engloutie. Car autrement, si l’on continue ainsi dans une telle félicité à imprimer des livres, un jour ni les maisons ni les rues ne suffiront aux bibliothèques, mais à peine des villes entières ». Voir aussi Otium hanoveranum, éd. J. F. Feller, Leipzig, Jo-ann. Christiani Martini, 1718, p. 420 : « Si mundus adhuc mille annos durabit, & tot libri, ut hodie, conscribentur, vereor, ne e Bibliothecis integrae civitates fiant ; Sed injurai tem-porum & casus varii multa perdent ».

70 GP III, 139.

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162 Mogens Lærke

 

 

profondir le sujet : tout est déjà là, dans l’article, et le lecteur peut conforta-blement, à sa guise et sans jamais se lever de son fauteuil, voir le spectacle varié et divertissant des sciences humaines se développer sous ses yeux : la référence au Theatrum vitae humanae de Théodore Zwinger dans la Disserta-tion est à cet égard assez parlante71. L’encyclopédie de Leibniz, en revanche, est conçue comme un instrument de travail. Si l’on veut écrire un dictionnaire historique et critique ou établir une encyclopédie bien organisée, il ne faut pas accommoder la paresse du lecteur ; bien au contraire, il faut tout mettre en œuvre pour lui permettre d’avancer dans son travail scientifique, pour le bien public et la gloire de Dieu. Du point de vue de Leibniz, le plan de dictionnaire qu’envisage Bayle n’est finalement bon que pour « quelque ouvrage galant » qui « ne [sert] qu’à parler »72.

   71 Voir DHC, « Dissertation », t. XV, p. 225 : « Ce serait quelque chose de curieux s’il arri-

vât à cet ouvrage ce qui est arrivé à celui d’un docte Suisse intitulé le Théâtre de la Vie humaine, et qu’on a tant de fois augmenté, qu’enfin il comprend huit gros volumes in-folio. Ne doutez pas que les fautes des auteurs ne puissent former un entassement aussi massif que celui-la ; et à votre avis, monsieur, un théâtre de ces fautes, en autant de gros volumes, serait-il moins divertissant et moins instructif que celui de la vie humaine ? ». L’ouvrage de Zwinger fut publié en 1565 et ensuite plusieurs fois réédité. Nous avons évoqué la référence à Zwinger pour distinguer la position de Bayle de celle de Leibniz. Or, il faut le noter, Zwinger constitue aussi une référence pour Leibniz qui le cite souvent en association avec Alsted et Keckerman (voir A VI, 4A, 81, 427, 430, 683 ; pour les an-notations de Leibniz sur l’ouvrage de Zwinger, voir Aus und zu Theodor Zingers Thea-trum Humanae Vitae, 1677-1679 [ ?], A VI, 4B, 1013–1020). Toutefois, l’ouvrage de Zwinger est justement pour Leibniz une référence en matière d’encyclopédies ou d’histoires universelles écrites sans égard pour l’utilité : « […] quelquefois on lira un grand livre d’histoire, savant, bien écrit, propre même au but de l’auteur, et excellent en son genre, mais qui ne contiendra guère d’enseignements utiles, par lesquels je n’entends pas ici de simples moralités, dont le Theatrum vitae humanae et tels autres florilèges sont remplis, mais des adresses et connaissances dont tout le monde ne s’aviserait pas au be-soin » (Nouveaux Essais, IV, XVI, § 11, A IV, 6, 471).

72 Leibniz à Nicaise, non daté (1696), GP II, 558.

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