"Le Garshuni. Remarques sur son histoire et son évolution", in J. Den Heijer, A. Schmidt and T....

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PUBLICATIONS DE L'INSTITUT ORIENTALISTE DE LOUVAIN 62 UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN INSTITUT ORIENTALISTE LOUVAIN-LA-NEUVE PEETERS 2014 Johannes DEN HEIJER, Andrea SCHMIDT and Tamara PATARIDZE edited by Scripts Beyond Borders A Survey of Allographic Traditions in the Euro-Mediterranean World

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PUBLICATIONS DE L'INSTITUT ORIENTALISTE DE LOUVAIN

62

UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN

INSTITUT ORIENTALISTELOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS2014

Johannes DEN HEIJER, Andrea SCHMIDT and Tamara PATARIDZE

edited by

Scripts Beyond BordersA Survey of Allographic Traditions in the

Euro-Mediterranean World

CONTENTS

Preface of the Editors . . . . . . . . . . . . . VII

Bibliography . . . . . . . . . . . . . . . . XI

J. DEN HEIJER – A. SCHMIDT, Scripts Beyond Borders: Allographic Traditions and their Social, Cultural and Philological Aspects.

An Analytical Introduction . . . . . . . . . . . . 1

G.A. KIRAZ, Garshunography: Terminology and Some Formal Properties of Writing One Language in the Script of Another 65

E. RENHART, Armenische, syrische und lateinische Allographien in Handschriften des Ostens und des Westens . . . . . . 75

J. MOUKARZEL, Le Garshuni. Remarques sur son histoire et son évolution . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

G. ABOUSAMRA – M. MAKHOUL, Le Karsuni d’après un manuscrit maronite de 1517 . . . . . . . . . . . . . . . 139

P. GÉHIN, Écrire le grec en lettres syriaques: les hymnes du Sinaï syriaque 27 . . . . . . . . . . . . . . . . . 155

H. TAKAHASHI, Armenisch-Garschuni (Armenisch in syrischer Schrift) 187

A. HARRAK, Kurdish Garshuni in a 19th Century Syriac Manuscript 215

R. VOIGT, Syro-Uigurica . . . . . . . . . . . . . . 231

Ch. BARBATI, The emergence of the allographic phenomenon within the Christian Sogdian tradition . . . . . . . . . . 257

J.A. KONAT, Malayalam Karshon – An example of cultural exchange 279

M. DICKENS – P. ZIEME, Syro-Uigurica I: A Syriac Psalter in Uyghur Script from Turfan . . . . . . . . . . . . . . 291

H. TAKAHASHI, Transcription of Syriac in Chinese and Chinese in Syriac script in the Tang period . . . . . . . . . . 329

K. STOPKA, L’écriture arménienne dans les textes de langue kiptchak 351

VI CONTENTS

K. STOPKA – P. MNACAKANIAN, L’écriture arménienne dans les textes de langue polonaise . . . . . . . . . . . . . . 407

M. ABDELSAMIE, L’écriture aljamiado: une écriture orientale avec un esprit occidental . . . . . . . . . . . . . . 441

Z. GAZÁKOVÁ, Some remarks on Aljamiado literature and the usage of Arebica in Bosnia and Herzegovina . . . . . . . . 453

P. DÍAZ-MAS, Writing systems and cultural identities in Sephardic diaspora . . . . . . . . . . . . . . . . . 473

E.C.D. HUNTER, The Jewish cemetery at Jam: Judaeo-Persian com- munities of Ghurid Afghanistan . . . . . . . . . . 511

J.J.M.S. YESHAYA, In the Name of the God of Israel: Judeo-Arabic language and literature . . . . . . . . . . . . . 527

N. MAKHARADZE, Le manuscrit bilingue gréco-géorgien du Liban 539

J. GIPPERT, O en arsi anarxos logos – Greek verses in Georgian disguise . . . . . . . . . . . . . . . . . . 555

X. LUFFIN, Tatruli. Writing a Turkish language in Georgian alphabet 603

X. LUFFIN, Karamanlı Writings . . . . . . . . . . . . 609

Plates . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621

Index of Manuscripts . . . . . . . . . . . . . 639

Table of Plates . . . . . . . . . . . . . . . 651

Table of Illustrations . . . . . . . . . . . . . 653

List of Authors . . . . . . . . . . . . . . . 655

LE GARSHUNIREMARQUES SUR SON HISTOIRE

ET SON ÉVOLUTION

Joseph MOUKARZEL

Le débat sur le garshuni (ou karshuni), système de transcription de la langue arabe en caractères syriaques, n’est pas récent, et nombreuses sont les études qui y ont été consacrées au cours de ces dernières décennies notamment, où ce phénomène a suscité la curiosité scientifique des cher-cheurs. Cela dit, il nous semble qu’au sein de la myriade de « points de vue » qui tentent de cerner l’origine et l’évolution du garshuni, l’article écrit par Assfalg en 1982 et celui de Briquel-Chatonnet en 2005 demeurent deux classiques incontournables1.

Voulant alors traiter du garshuni arabo-syriaque, la présente tentative préfère exclure les autres « garshunis » ou langues transcrites en carac-tères syriaques2.

1 La dernière étude parue est la thèse de E. BRAIDA, Le annotazioni garsuni nei mano-scritti siriaci e cristiano-palestinesi, Tesi di Dottorato di Ricerca, Università di Pisa, 2011. À signaler également l’article de A. MENGOZZI, Garshuni, in S. BROCK – A. BUTTS – G. KIRAZ – L. VAN ROMPAY (ed.), Gorgias Encyclopedic Dictionary of the Syriac Heritage, Gorgias Press, 2011. En arabe, voir M. SALEM, Al-karsuniyah : riba† lugawi bayna l-‘arabiya wa l-suryaniya, Le Caire, 1988.

2 Le terme de garshuni est appliqué à plusieurs allographies transcrites en caractères syriaques et ayant rapport à l’arménien, au grec, au kurde, au turc, au persan, au mongol, au sogdien, au malayalam indien, etc. Voir à ce sujet J. ASSFALG, Arabische Handschriften in syrischer Schrift (Karsuni), in W. FISCHER (ed), Grundriss der arabischen Philologie. Band 1 : Sprachwissenschaft. Wiesbaden, 1982, p. 299-300 (= ASSFALG, Arabische Hand-schriften) ; voir également F. BRIQUEL CHATONNET, De l’intérêt de l’étude du garshouni et des manuscrits écrits selon ce système, in G. GOBILLOT – M.-Th. URVOY (dir.), L’Orient chrétien dans l’empire musulman. Hommage au professeur Gérard Troupeau, Paris, 2005, p. 473-474, et la bibliographie donnée par A. MENGOZZI, The History of Garshuni as a Writing System : Evidence from the Rabbula Codex, in F.M. FALES – G.F. GRASSI (ed.), CAMSEMUD 2007. Proceedings of the 13th Italian Meeting of Afro-Asiatic Linguis-tics, held in Udine, May 21st-24th, 2007, Padova, 2010, p. 297, n. 2. Le ms. BL Harl. 5512, qui contient l’Ordo Missæ latin en caractères syriaques, est un cas très rare ; il fut écrit par Moïse de Mardin, à Rome, en 1549. Voir W. WRIGHT, Catalogue of Syriac Manuscripts in the British Museum acquired since the year 1838, 3 vols., London, 1870-1872, ici vol. I, p. 214-216.

108 J. MOUKARZEL

Ajoutons-y que, plus au Liban que dans la tradition arabe proche-orientale, l’usage actuel attribue au terme de garshuni le sens d’« exo-tique, incompréhensible ». Voilà pourquoi, si la calligraphie de quelqu’un est difficile ou illisible, elle encourt le qualificatif sarcastique de « kar-shuni », prononcé avec une sourde [k]. Il en est de même pour un idiome non compris ou une langue étrangère. Dans ce cas, le fait de dire « parler garshuni » signifie « émettre des mots et des phrases incompréhen-sibles ». Sur internet de même, si un internaute génère des caractères indéchiffrables, on dit que c’est du « karshuni »3.

D’habitude, le garshuni, moins langue que convention de transcrip-tion, est écrit, non parlé. Briquel-Chatonnet précise de plus que c’est un système d’écriture qui consiste à « utiliser l’alphabet syriaque pour noter la langue arabe »4. Elle ajoute que « si la forme des lettres est syriaque, le système est donc bien arabe et pensé en arabe » 5.

S’appliquant néanmoins dans l’espace et le temps à l’arabe, il fait écho à l’importante évolution que subit cette langue à ses deux niveaux, littéraire et vernaculaire local : le garshuni écrit au Liban au XVe s., par exemple, est ainsi différent de celui du XIXe s. D’autre part, ce système de transcription fut pratiqué par toutes les communautés chrétiennes de tradition syriaque, sur l’étendue des pays du Proche-Orient.

Il y a lieu de faire observer, enfin, que l’évolution du garshuni diffère d’un pays à un autre, voire d’une communauté à une autre. Celui, à titre d’exemple, des Jacobites (appellation historique des Syriaques ortho-doxes) ne suit pas la même évolution que celui des Maronites.

Dans les pages qui suivent, nous essayerons de retracer l’histoire du garshuni à travers les différentes théories qui l’abordent et les dernières recherches effectuées sur les textes écrits selon ce système.

1. L’orthographe du terme « garshuni »

L’écriture du mot garshuni varie selon les époques, les lieux d’usage et les habitudes des copistes et des chercheurs. Il arrive parfois que des auteurs ne désignent pas le garshuni par son nom. Dans sa Grammatica Syriaca éditée en 1596, Georges Amira semble ne pas connaître le terme

3 Il suffit de taper le mot arabe karsuni sur Google, par exemple, pour avoir une idée claire de cette coutume répandue.

4 BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 464. 5 Ibid., p. 466.

LE GARSHUNI 109

spécifique et il désigne cette manière d’écrire comme étant « l’utilisation de caractères syriaques pour écrire la langue arabe »6. De son côté, Moïse (1542-1587), évêque jacobite d’al Sor en Turquie7, considère le garshuni comme « une langue arabe et une écriture chaldéenne »8. Parfois aussi, le garshuni est pris pour une langue autonome : « J’ai traduit du syriaque en karsuni »9. Enfin certains copistes considèrent même le garshuni comme « une langue arabe »10 tout simplement.

1.1. La tradition manuscrite

Dans la controverse sur l’origine du mot garshuni, Alphonse Mingana présume, en se fondant sur les manuscrits, que la forme utilisée par les Orientaux est celle, précisément, de « garshuni », et qu’à partir du XVIIe s. elle est passée en Europe pour se corrompre en « karshuni »11. Cependant, l’expression orientale attestée le plus fréquemment dans les manuscrits n’occulte point l’existence d’autres expressions antérieures au XVIIe s. En effet, c’est sous plusieurs formes, dont les anciennes mentions remontent au XVIe s., qu’on retrouve le mot.

a. Karshuni

Il est attesté dans le ms. BAV Vat Ar 902, copié à Rome en 1580, par Moïse, le susdit évêque jacobite d’al Sor. Le mot est écrit en arabe kar-suni (كرشوني)12.

6 « De usu litterarum Chaldaicarum in scribendum lingua Arabica ». G. AMIRA, Gram-matica Syriaca sive Chaldaica, Romæ, 1596.

7 Sur ce personnage et ses œuvres, voir G. LEVI DELLA VIDA, Ricerche sulla forma-zione del più antico fondo dei manoscritti orientali della biblioteca vaticana (Studi e Testi, 92), Città del Vaticano, 1939, p. 205-213.

8 Le ms. Escorial 1628, non daté. Voir J.P. MONFERRER-SALA, Un manuscrito karsuni de la Real Biblioteca de El Escorial, in Collectanea Christiana Orientalia, 2 (2005), p. 317-323.

9 Expression du copiste du ms. SMJ 38*, f. 750v. Voir A. BAUMSTARK, Die Hand-schriften des jakobitischen Markusklosters in Jerusalem, in Oriens Christianus, 1 (1911), p. 103-115 ; 286-314 ; 2 (1912), p. 120-136, 317-333 ; 3 (1913), p. 128-134, 311-327. Ici vol. 3, p. 311-327.

10 BnF Syr 179, f. 125v. H. ZOTENBERG, Catalogues des manuscrits syriaques et sabéens (mandaïtes) de la Bibliothèque nationale, Paris, 1874, p. 126.

11 A. MINGANA, Garshuni or Karshuni ?, in Journal of the Royal Asiatic Society, 4 (1928), p. 891.

12 F. 22v : مع تفسيره للسان العربي الكرشوني.

110 J. MOUKARZEL

b. Akarsuni

Wright signale cette graphie dans l’actuel ms. BL Egerton 70413. C’est une note marginale, non datée, ajoutée au folio 77r. Le mot est écrit akarsuni (��,0+��), par Sarkis al-Gbayli, copiste maronite illustre (fin XVIe s. - début XVIIe s.)14, méconnu cependant par Wright.

c. Qarsuni

Dans son article publié en 1991, Böbzin fut le premier à attirer l’atten-tion sur l’emploi de cette forme dans le ms. München Ar. 1058 (non daté, toutefois écrit avant 1557). Intitulé Quædam grammaticæ Arabicæ annotationes, ce manuscrit est un autographe de Johann Albrecht von Widmanstetter (†1557), éditeur du premier Nouveau Testament syriaque en Europe (Vienne 1555). En parlant des pratiques d’écriture en vigueur chez les chrétiens d’Orient, Widmanstetter fait observer l’emploi du gars-huni chez les Maronites. Le mot est transcrit en hébreu et débute par un [q], au lieu de [k] ou [g] : « aliam postremo Christianis quos Maronitas vocant, qui Chaldaico sermone in sacris utuntur, arabico vulgo passim, hunc ipsi vocant קרשוני [Qrsuni] illum Chaldaicum quem Syrum adpel-lant »15 (f. 20v).

d. Garsuni

Cette graphie semble être la plus usuelle dans les manuscrits. Mise en œuvre dans le ms. BL Or 8729, qui appartenait jadis au couvent des Syriens sis dans le Wadi al-Natroun en Égypte16, elle est la plus ancienne occurrence du mot attestée jusqu’à présent. En effet, sur le recto laissé blanc du premier folio, Grégoire, métropolite jacobite de Jérusalem, donne en notice une liste des manuscrits écrits ou copiés par les moines du couvent. Cette notice de Grégoire est syriaque, faite en serto et datée de 151617 ; elle nous permet de lire parmi ses documents : « Livre de Mar

13 WRIGHT, BL, I, p. 2. 14 Sur ce personnage, voir J. MOUKARZEL, Gabriel Ibn al-Qila‘i († ca 1516) : approche

biographique et étude du corpus, Kaslik, 2007, p. 484. 15 H. BOBZIN, Über eine bisher unbekannte europäische Bezeugung des Terminus ‘Kar-

suni’ im 16. Jahrhundert, in Journal of Semitic Studies, 36/2 (1991), p. 261. 16 Le manuscrit n’est pas encore catalogué. Il est copié en 1230, en estrangelo, par un

Jacobite de Mossoul (information de visu). 17 Éditée dans J. LEROY, Un témoignage inédit sur l’état du monastère des Syriens au

Wadi ’n Natrûn au début du XVIe siècle, in Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale, 65 (1967), p. 15-19.

LE GARSHUNI 111

Isaac de Ninive en garsuni qu’écrivit le bienheureux Thomas de Îasan Kefa dans ce même monastère… Livre (collection) en garsuni écrit par Moïse le Libanais en ce même monastère »18.

Outre cette attestation, plusieurs manuscrits du XVIe s. témoignent de la présence du mot garsuni : Oxford Marsh 175 (1554)19 ; SMJ 12* (ca. fin XVIe s.)20. Pour le ms. SMJ 19*, daté de 155321, il faut noter que le mot garsuni est consigné ultérieurement par un bibliothécaire sur le dos de la reliure22.

À partir de la fin du XVIIe s., les mentions du terme de garsuni se multiplient dans les manuscrits : BL Egerton 703 (1683)23 ; Oroomiah 172 (ca. XVIIIe s.)24 ; Oroomiah 178 (ca. XVIIIe s.)25 ; Oroomiah 207 (ca. XVIIIe s.)26 ; Berlin Sachau 17 (XVIIIe - XIXe s. ?)27 ; Berlin Or. Quart. 795 (1793)28 et BAV Vat Syr 63 (1701)29.

1.2. La tradition érudite

Les chercheurs transcrivent le mot garshuni de plusieurs manières. Écrit en caractères latins, celui-ci commence, selon l’usage, par [c], [k] ou [g].

18 Le mot utilisé est : ��,0+3 19 R. PAYNE SMITH, Catalogi codicum manuscriptorum Bibliothecæ Bodleianæ pars

sexta, Codices syriacos, carshunicos, mendæos, Oxonii, 1864, p. 401. Jacobite, exécuté à Chypre par un copiste alépin. On lit au f. 398r : للعربي السرياني من السعيدة النسخة هذه نقلت .ومن العربي على الغرشوني

20 BAUMSTARK, Markuskloster, 2, p. 133. 21 Ibid., 323. 22 La même remarque s’applique au ms. SMJ 1 (serto, ca. XVe siècle), où l’on trouve

l’expression : ��,0+3# ���!+. +���:�. BAUMSTARK, Markuskloster, 1, p. 104. À noter que l’écriture semble être postérieure au XVe siècle.

23 Chaldéen avec une écriture orientale et dont l’une des parties de l’œuvre est en garsuni. Le mot se trouve au f. 32v : ��,0+3. WRIGHT, BL, I, p. 238.

24 Nestorien. O. SARAU, Catalogue of Syriac Manuscripts in the Library of the Museum Association of Oroomiah College, Oroomiah, 1898, p. 29.

25 Nestorien. SARAU, Catalogue, p. 29. 26 Ibid., Catalogue, p. 33. 27 E. SACHAU, Die Handschriften-Verzeichnisse der Königlichen Bibliothek zu Berlin :

Verzeichniss der syrischen Handschriften, 2 Bde, Berlin, 1899, t. II, p. 786. 28 Jacobite, copié à Mossoul. SACHAU, Die Handschriften, II, p. 898. 29 Chaldéen avec une écriture orientale. Le mot se trouve au f. 29r. S.E. ASSEMANUS –

J.S. ASSEMANUS, Bibliothecæ Apostolicæ Vaticanæ Codicum Manuscriptorum Catalogus, 3 tomes, Romæ, I/1 : 1756, I/2 : 1758, II : 1759 ; ici vol II, p. 361.

112 J. MOUKARZEL

Avec un [c] : carschouni30, carshuni31, carshunica32, carschunice33, carsciune34, charsciuni35, carsciuni36, etc.

Avec un [k] : karschuni37, karshuni38, karsonnique39, karson40, kârsûnicam scripturam41, karschouni42, kerschouni43, karsuni44,

30 ZOTENBERG, Catalogues ; l’introduction de R. DUVAL dans M. BERTHELOT, La chimie au Moyen âge, t. II : l’alchimie syriaque, Paris, 1893, p. XLIV.

31 J. LEROY, Les manuscrits syriaques à peintures conservés dans les bibliothèques d’Europe et d’Orient, 2 tomes, Paris, 1964, p. 30.

32 F.A. ROSEN – J. FORSHALL, Catalogus codicum manuscriptorum orientalium qui in Museo Britannico asservantur. Pars prima, codices Syriacos et Carshunicos amplectens, London, 1838 ; R. PAYNE SMITH, Thesaurus Syriacus, t. 1 (1879), t. II (1901), Oxford ; ici vol. I, col. 1839.

33 J.G.C. ADLER, Novi Testamenti Versiones Syriacæ Simplex, Philoxeniana et Hiero-solymitana, Hafniæ, 1789, p. 60, note 25.

34 Le patriarche maronite Etienne Douaihy dans une lettre datée de 1673. R. HUNTING-TON, Admodum reverendi & doctissimi viri, D. Roberti Huntingtoni, Episcopi Rapotensis, Epistolæ : et veterum Mathematicorum, Græcorum, Latinorum, et Arabum, Synopsis : Col-lectore Viro Clarissimo et Doctissimo, D. Edwardo Bernardo…, Scriptore Thoma Smitho, Londini, 1704, p. 103.

35 F. NAIRONUS (ed.), Sacrosancta Jesu Christi Evangelia jussu sacræ congregationis de Propaganda fide ad usum Ecclesiæ nationis maronitarum edita, Romæ, 1703, préface latine, p. 2 et 10 [pas de pagination dans l’original] ; S. BORGIA, De Cruce Vaticana…, Romæ, 1779, p. XLV.

36 S.E. ASSEMANUS, Bibliothecæ Mediceæ Laurentianæ et Palatinæ Codicum mms. Orientalium Catalogus, Florentiæ, 1742, p. 51 ; ASSEMANI, BAV, II, p. 23.

37 SACHAU, Die Handschriften. 38 G. MARGOLIOUTH, Descriptive List of Syriac and Karshuni Mss. In the British

Museum acquired since 1873, London, 1899 ; M. BLACK, Rituale Melchitarum : A Chris-tian Palestinian Euchologion, Bonn, 1937 ; G. TROUPEAU, art. Karshuni, in EI2, vol. 4, Leyden, 1978, p. 699 ; J. BLAU, The Emergence and Linguistic Background of Judæo-Arabic : A Study of the Origins of Middle Arabic, Jerusalem, 1981 ; R. SMITSKAMP, Philolo-gia Orientalis. A Description of Books Illustrating the Study and Printing of Oriental Languages in 16th and 17th Century Europe, Leiden, 1992, p. 240 ; J.F. COAKLEY, The Typography of Syriac. A Historical Catalogue of Printing Types, 1537-1958, London, 2006, p. 14.

39 De l’arabe سطر كارشونّي, reproduit par R. DUVAL, Traité de grammaire syriaque, Paris, 1881, p. 11.

40 J.P.N. LAND, Anecdota Syriaca, t. 1, Lugduni Batavorum, 1862, p. 11. 41 LAND, Anecdota, p. 90, qui reprend l’expression arabe سطر الكارشوني. 42 E. RENAN, Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, Paris,

1863, p. 266 ; H. DERENBOURG, Les manuscrits arabes de l’Escurial, t. I, Paris, 1884,p. XLI.

43 J. LE LONG, Bibliotheca sacra seu syllabus omnium ferme sacræ scripturæ editionum ac versionum, Paris, 1709, p. 160.

44 G. GRAF, Geschichte der christlichen arabischen Literatur, vol. 1. (Studi e Testi, 118), Citta del Vaticano, 1944, p. 29 ; H.D.L. VERVLIET, Robert Granjon à Rome (1578-1589). Notes préliminaires à une histoire de la typographie romaine à la fin du XVIe siècle, in Bulletin de l’Institut historique belge à Rome, 38 (1967), p. 177-231 ; ASSFALG, Arabische Handschriften ; BOBZIN, Terminus ‘Karsuni’.

LE GARSHUNI 113

karsuni45, karshuni46, karchuni47, karsouni48, etc.Avec un [g] : garshuni49, gershuni50, garshuni51, garsciunici52, gars-

houni53, garsuni54, etc.En caractères arabes ou syriaques : le mot est écrit karsuni55, karsuni56

ou garsuni57.

45 LEROY, Un témoignage. 46 WRIGHT, BL ; W. WRIGHT, A Catalogue of the Syriac Manuscripts preserved in the

Library of the University of Cambridge, 2 vols, Cambridge, 1901 ; C. BROCKELMANN, art. Karshuni, in EI1, vol. II, Leyden, 1927, p. 775 ; F. DEL RÍO SÁNCHEZ, El árabe karshuni como preservación de la identidad siríaca, in P. BÁDENAS DE LA PEÑA et alii (ed.), Len-guas en Contacto : El testimonio escrito, Madrid, 2004, p. 185-194.

47 S. KURI, Monumenta Proximi-Orientis I : Palestine, Liban, Syrie, Mésopotamie 1523-1583, Roma, 1989.

48 E. TISSERANT, Inventaire sommaire des manuscrits arabes du fonds Borgia à la Bibliothèque Vaticane, Roma, 1924.

49 J.F. COAKLEY, art. Garshuni, in J.A. SAWYER (ed.), Concise Encyclopedia of Lan-guage and Religion, Amsterdam, 2001, p. 186-187 ; MENGOZZI, The History.

50 Reproduit par Hatch qui s’appuie sur la coutume des moines syriaques orthodoxes du monastère Saint-Marc à Jérusalem, ainsi que sur l’avis du Mgr Barsaum, archevêque de ÎomÒ. Il ajoute que le mot gershuni “might easily become Garshûnî, and the latter might in turn be corrupted into Karshûnî”. W. HATCH, An Album of Dated Syriac Manu-scripts, Boston, 1946, p. 42.

51 MINGANA, Garshuni et A. MINGANA, Catalogue of the Mingana Collection of Man-uscripts, vol. I : Syriac and Garshuni Manuscripts, Cambridge, 1933.

52 F.M. ERIZZO, Evangeliarum Hierosolymitanum, Tome 1, Verona, 1861. 53 BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt ; F. BRIQUEL-CHATONNET – A. DESREUMAUX –

A. BINGGELI, Un cas très ancien de garshouni ? Quelques réflexions sur le manuscrit BL Add. 14644, in P.G. BORBONE – A. MENGOZZI – M. TOSCO (ed.), Loquentes Linguis. Studi linguistci e orientali in onore di Fabriwio A. Pennacchietti, Wiesbaden, 2006, p. 141-148 ; J. MOUKARZEL, Remarques sur une note garshouni du Ms. BL. Add. 14664, in Mélanges offerts au Père Abbé Paul Naaman (Publications de l’Université Saint-Esprit de Kaslik. Institut d’Histoire, 14), Kaslik, 2008, p. 81-100.

54 A. VAN LANTSCHOOT, Inventaire des manuscrits syriaques des fonds Vatican (490-631) Barberini oriental et Neofiti (Studi e Testi, 243), Vatican, 1965 ; K. SAMIR, La tradi-tion arabe chrétienne. État de la question, problèmes et besoins, in K. SAMIR (éd.), Actes du premier congrès internationales d’études arabes chrétiennes (Goslar, septembre 1980), (OCA, 218), Roma, 1982, p. 42 ; G. KESSEL, The importance of the manuscript of the ‘Book of Grace’ for the study of Garsuni, in The VIIIth Conference of Christian Arabic Studies, Granada 25-27 September 2008, unpublished.

55 F. NAIRONUS, Sacrosancta, préface garshuni, p. 3, ��,0+� [pas de pagination dans l’original] ; Y. DIRYAN, AÒl lafÂat karsuni, in Machriq, 7 (1904), p. 785-790, 880 ; D. AL-JALABI, Al-a†ar al-’aramiya fi lugat al-MuÒil al-‘ammiya, Mossoul, 1935, p. 74 ; Y. HOBEIKA, Ad-dawa†ir as-suryaniya fi Lubnan wa Suriya, Beyrouth, 1939, p. 80.

56 RENAN, Histoire générale, p. 266, كارشوني ; LAND, Anecdota, p. 90 ; DUVAL, Traité, p. 11, سطر كارشوني.

57 I. DAWUD, Kitab al-lum‘a s-sahiya fi naÌw l-luga s-suryaniya ‘ala kila ma∂habay l-garbiyin wa s-sarqiyin. Titre français de couverture : Grammaire de la langue ara-méenne selon les deux dialectes syriaque et chaldaïque, 2e éd., Mossoul, 1896, p. 149 ; M.H. AL BAKRI, Wa†a’iq ‘arabiyat bi-abgadiya gayr ‘arabiya, in Bulletin of the Faculty of Arts - Cairo, 17 (1955), p. 30 ; F.Y. DOLABANY, Catalogue of Syriac Manuscripts in St.

114 J. MOUKARZEL

2. Les pistes étymologiques

Bien des chercheurs contemporains admettent que l’origine du mot garshuni reste inconnue58. Il n’en demeure pas moins que plusieurs hypo-thèses furent émises pour tenter d’en définir l’étymologie.

2.1. Un nom propre

C’est la plus ancienne hypothèse connue jusqu’à nos jours. Elle est formulée par Fauste Nairon (†1708) dans la préface du Nouveau Testa-ment publié à Rome en 170359. En effet, Nairon écrit60 :

En ce qui concerne le texte arabe-carsciuni, publié la première fois dans la présente édition, il faut noter que c’est un texte arabe, écrit toutefois en caractère syriaque. Comme les Syriaques désiraient apprendre et lire la langue arabe véhiculée en Syrie par les Sarrasins, jusqu’alors tenue pour vernaculaire, un certain Syriaque de Mésopotamie, comme le rapporte la tradition, du nom de Carsciun, entreprit d’écrire cette langue, afin qu’elle soit plus facilement comprise par ces peuples, avec le caractère traditionnel c’est-à-dire le caractère syriaque. De là vient le fait que tous les livres arabes ainsi écrits méritèrent d’être appelés carsciuni 61.

Mark’s Monastery (Dairo dmor Marqos), edited and published with introduction by G.Y. IBRAHIM (Syriac Patrimony, 8), Aleppo, 1994, p. 383.

58 Tels BROCKELMANN, Karshuni ; J. ASSFALG, art. Karsuni, in J. ASSFALG – P. KRÜGER, Petit dictionnaire de l’Orient chrétien, Turnhout, 1991, p. 280 ; L. COSTAZ, Grammaire syriaque, 3e éd., Beyrouth, 1992, p. 2, n. 1 ; P. HITTI, Al-lugat as-samiya al-maÌkiya fi Suriya wa Lubnan, Beyrouth, 1922, p. 30, n. 3 ; TROUPEAU, Karshuni ; BRIQUEL-CHATON-NET, De l’intérêt, p. 465.

59 NAIRONUS, Sacrosancta, préface latine, p. 10 [pas de pagination dans l’original]. Dans son catalogue des manuscrits de la Bibliothèque laurentienne à Florence, Etienne Assemani attribue la préface de ce livre à Gabriel Sionita (déjà mort en 1648) et à Fauste Nairon (ASSEMANUS, Bibliothecæ, p. 51). Cette erreur est reprise par les Assemani dans la préface du catalogue des manuscrits de la Vaticane (ASSEMANI, BAV, II, p. 23) et relayée ensuite par beaucoup d’auteurs postérieurs. Il arrive même qu’un auteur, tel que Mingana, attribue la préface à Sionita seul ! (MINGANA, Garshuni, p. 891).

60 « Quod autem pertinet ad Textum Arabico-Carsciunicum, qui primâ vice in præsenti Editione in lucem emittitur, notandum est hunc esse Textum Arabicum sed Syrorum car-acteribus conscriptum, Syri etenim cum ediscere, ac legere cuperent linguam Arabicam à Saracenis in Syriam invectam, quæ uti vernacula usque adhùc retinetur, Syrus quidem ex Mesopotamiâ, ut fert traditio, nomine Carsciun ut faciliùs ab illis Populis ea perciperetur Patriis cæpit caracteribus, hoc est Syriacis, illam conscribere ; ex quo factum est ut omnes libri Arabici sic conscripti, hoc nomine Carsciuni appellari, fortiti fuerint ».

61 Nous remercions Mireille Issa pour la traduction des textes latins. Parmi ceux qui signalent cette hypothèse citons, outre les Assemani, HATCH, An Album, p. 43 (Kârshûn ,) ; ADLER, Novi�PAYNE SMITH, Thesaurus, I, p. 790 (�,0+3) et 1839 (�,0+ ; (كارشونp. 60, note 25 (Carschun).

LE GARSHUNI 115

En altérant cette hypothèse, un chercheur arabe contemporain prétend que l’inventeur du système est un certain savant syriaque du nom de Karsun le Chypriote62.

2.2. La pratique d’une langue étrangère

Afin de justifier l’utilisation des lettres syriaques pour écrire une langue étrangère comme l’arabe, les Assemani considèrent que le gar-shuni pourrait avoir le sens d’« étranger », « exotique » : « Ou bien, comme cela nous paraît être plus vrai, du terme de Garscion, qui signifie ‘étranger, venu du dehors’ ; et ils [les étrangers] furent appelés commu-nément Garscionici ou Garsciunici, qui veut dire ‘exotiques’ et ‘étran-gers’ »63. Les Assemani ne fournissent cependant pas l’étymologie de cette appellation, et il faut attendre le XXe s. pour avoir des tentatives d’explication. C’est Bakhache qui rapporte, en 1936, sans toutefois adhé-rer à la définition, que, pour plusieurs, le mot garshuni trouve son origine dans le verbe syriaque gras (9;+3), doté du sémantisme de « tirer vers » ou « traîner vers »64. Le vocable garshuni est le verbe Pe‘al, au passé, conjugué à la troisième personne du masculin pluriel (,0+3) et suffixé par la (��) du pronom personnel, complément direct à la première per-sonne du singulier. Le sens voulu est qu’avec la conquête islamique, l’arabe est devenu pour l’homme de tradition syriaque une langue qu’il est obligé d’apprendre65. Al Bakri, qui opte pour cette hypothèse, ajoute que l’origine syriaque est mot gras (9;+3)66 et que c’est peut être dans cette acception que le verbe arabe karas, yakrusu (faire sortir, renvoyer) est utilisé ; d’où le mot karsuni en arabe, repris ensuite dans les langues étrangères67.

62 H. ZAZA, As-Samiyun wa lugatuhum : ta‘rif bil-qarabat l-lugawiya wal Ìa∂ariya ‘inda l-‘Arab, 2e éd., Damas, 1990, p. 101, qui ne donne aucune référence.

63 « Vel, quod nobis vero similius est, a voce �,0+3 Garscion, quæ adventitium sonat, Garscionici ; seu Garsciunici, i.e. Exotici, ac Peregrini, vulgo nuncupantur ». ASSEMANI, BAV, II, p. XXIII-XIV. Elle est reprise par le rédacteur de la revue Machriq (1904 : 688), mais réfutée ensuite par DIRYAN, AÒl, p. 786.

64 PAYNE SMITH, Thesaurus, I, p. 789.65 J. BAKHACHE, Ma l-murad bi-lafÂat karsuni aw garsuni, in al-Îubb wa-salam, 1

(1936), p. 272-273. 66 Pour les divers sens de ce mot, voir PAYNE SMITH, Thesaurus, I, p. 789-790. 67 AL BAKRI, Wa†a’iq, p. 32.

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2.3. Le ventre

La troisième hypothèse suggère que le mot doit son étymologie au terme syriaque karso () <.+;�) qui signifie « ventre »68, d’où le diminutif karsuno ()<�, =.+ ;�) « le petit ventre », devenu ensuite karsuno ()<�, =0+ ;�) par un effet de mutation, et maintenu en arabe karsuni (كرشوني). Elle tire sa justification de la mise « de points dans le ventre » de quelques lettres syriaques, en vue d’une double utilisation en arabe, comme par exemple la lettre syriaque dentale †et [†] qui, prenant point « dans le ventre », devient l’emphatique Âah [Â] arabe. Le premier qui, à notre connaissance, a exprimé cette hypothèse est Stephano Borgia, à la fin du XVIIIe s.69, lequel se fonde sur l’explication que propose Georges Amira dans sa Grammatica Syriaca. Borgia note en effet que certaines lettres peuvent se distinguer les unes des autres par des points placés « in corpore » ou « in medio » comme les lettres [g], [†] et [∂]70. Une autre explication s’attache à montrer que la métaphore du ventre71 insinuerait le sens du « caché »72 et que le garshuni est une manière de dérober ce qu’on écrit aux yeux des non initiés73.

2.4. Le sens d’« étranger »74 d’après Garsun75, le fils de Moïse

Dans le livre de l’Exode, nous lisons que Moïse nomme son premier fils Gershom car, dit-il, « je suis un immigré en terre étrangère » (Ex 2 : 22 et 18 : 3). Ainsi, puisque l’arabe est un parler étranger aux oreilles des Syriaques, ceux-ci lui appliquèrent l’adjectif de nationalité garsuni76. Duval explique que ce mot « est peut-être né d’une légende qui voulait

68 PAYNE SMITH, Thesaurus, I, p. 1834-1835. 69 Il faut attendre le début du XXe siècle pour retrouver cette hypothèse. Voir DIRYAN,

AÒl, p. 786, qui se contente de la rapporter sans l’admettre. Repris par HOBEIKA, Ad-Dawa†ir, p. 80-81. Borgia écrit : « Ceterum ratio scribendi Arabicam linguam per lit-teras Syriacas, dicitur Charsciuni, quia litteræ Syriacæ in ventre, vel ad latus habent puncta. Charso enim Syriace ventrem significat, unde diminutiva vox Charsuno. » BOR-GIA, De Cruce, p. XLV-XLVI.

70 AMIRA, Grammatica, p. 23. 71 HITTI, al-Lugat, p. 30, n. 3, propose le mot arabe kirs (ventre). Cependant, celui-ci

ne rend pas le sens du caché comme le fait son synonyme ba†n (بطن), dont la forme adjec-tivale de ba†ini (باطنّي) est susceptible de connoter le secret.

72 PAYNE SMITH, Thesaurus, II, p. 1839, attribue au mot syriaque karso (,0+�) le sens d’« envelopper quelqu’un dans une couverture ».

73 DIRYAN, AÒl, p. 787, qui refuse cette thèse. Repris par HOBEIKA, Ad-Dawa†ir, p. 81. 74 Voir PAYNE SMITH, Thesaurus, I, p. 790. 75 Il convient de noter ici que les auteurs confondent le nom de Gershum, fils de Moïse,

et celui de Gershôn, fils de Lévi et chef du clan des Gershonites (Nb 3 : 18 et 21). 76 BAKHACHE, Ma l-murad, p. 275, connu pour HATCH, An Album, p. 43.

LE GARSHUNI 117

en attribuer la paternité au fils aîné de Moïse, Gerson, comme on croyait Moïse l’inventeur de l’écriture »77.

2.5. L’écriture assyrienne

Ritter estime, dans sa géographie, que les Maronites du Mont-Liban utilisent dans leurs livres le karschûry qui est la langue arabe écrite en caractères syriaques78. Il précise que ce mot est une altération du mot kaschury ou aschury, qui signifie « écriture assyrienne », avant d’ajouter qu’il est appliqué à l’écriture des Juifs par les Samaritains, lesquels désignent leur propre écriture par l’adjectif « el Ebry » ou « hébraïque »79. Renan reprend cette hypothèse en affirmant que le mot karschouni n’est qu’une altération80.

2.6. La ville de Karschênâ

Derenbourg propose un commentaire toponymique du mot garshuni désignant une ville de la Cyrrhestique, dans la Syrie septentrionale, nom-mée en syriaque Karshénâ81, qui donne naissance au terme de garshuni. D’après l’auteur, les moines du célèbre couvent qu’elle abrite, et qui fut incendié en 1144, étaient « les intermédiaires naturels entre la civilisation arabe et le christianisme syrien, entre le khalifat de Damas et ces peuples vaincus, mais restés fidèles à leur confession et aux traditions de leur passé. C’est à ces moines que serait due la transaction qui conservait l’alphabet syriaque pour l’appliquer à l’arabe, et le karschounî serait l’écriture de Karschénâ »82.

77 DUVAL, Traité, p. 11, note 1. 78 C. RITTER, Die Erdkunde im Verhältniss zur Natur und zur Geschichte des Men-

schen…, 19 vols., Berlin. Nous recourons pour notre étude aux volumes XVI, 1 (1852) et XVII, 1 (1854), ici XVII, 1, p. 784.

79 RITTER, Erdkunde, XVI, 1, p. 649. Wilson, cité par Ritter, nie l’existence du mot karshuri chez les Samaritains, vraisemblablement reproduit pour la première fois par Robinson en 1838, et atteste qu’ils utilisent le terme d’Ashuri qui signifie assyrien. Voir E. ROBINSON, Biblical Researches in Palestine and in the Adjacent Regions. A Journal of Travels in the Year 1838, vol. II, Boston, 1856, p. 281 ; J. WILSON, The Lands of the Bible Visited and Described in an Extensive Journey Undertaken with Special Reference to the Promotion of Biblical Research and the Advancement of the Cause of Philanthropy, vol. II, Edinburgh, 1847, p. 77-78.

80 RENAN, Histoire générale, p. 266. 81 En syriaque karseno ()<� >0+ ;�). D’après l’histoire de Bar Hebræus, citée dans PAYNE

SMITH, Thesaurus, I, p. 1839. 82 DERENBOURG, Les manuscrits, p. XLI, qui reprend ce qu’il a publié dans Revue cri-

tique, 1881, II, p. 436.

118 J. MOUKARZEL

2.7. Le métier de Suni

Selon cette hypothèse, l’expression de garshuni serait composée de deux éléments : Kar, terme probablement d’origine turque ou persane, signifiant « profession, métier, spécialité » et ayant perdu avec le temps son aleph pour devenir « kar » ; et Suni, anthroponyme. Dans ces condi-tions, « kar-Suni » désignerait le métier d’un homme du nom de Suni, dont la fonction consistait à transcrire l’arabe en caractères syriaques83.

2.8. La forme ronde

C’est la théorie de Diryan84 qui soutient l’idée que le garshuni désigne une sorte d’écriture syriaque. L’étymon serait krÌ (?+�) d’où le subs-tantif karÌo ()< @�+ ;�) « rond »85, et le diminutif karÌuné ()>�,=�A ;�) « les petits ronds ». De là dérivent également les mots arabes karak (كرك) ou karakh (كرخ), désignant la tour à la forme ronde. Par opposition à l’écri-ture estrangelo, carrée et grande, les Syriaques occidentaux mettent en œuvre une forme ronde, plus petite, qu’ils appellent karÌuni du diminutif karÌuno ()<�,=�+�). Avec le temps, cette forme se modifie en karsuni86.

2.9. La langue de Qurays

Le parler de la tribu de Qurays (Quraych, Koraïch ou Qoraych) était tenu pour le meilleur parmi les dialectes arabes de son temps : aussi le Coran fut-il écrit dans cette langue. En raison de cette suprématie, les Syriaques, pour désigner la langue arabe, retirent le diminutif [y] du tri-littère arabe qrs (nous tenons compte des altérations dialectales grs ou grs à l’égyptienne) et ajoutent le diminutif syriaque [un] pour forger qrsun ou grsun. En y soudant le suffixe [i], on obtient, conformément à la morphologie arabe, un adjectif de relation. Ainsi le mot garshuni signi-fie qoraychite, c’est-à-dire relatif à la langue arabe de Quraych87.

À cette hypothèse, Behnam propose, quant à lui, une variante. Il considère, étant donné qu’au début du VIIe s. la langue arabe n’est pas encore assez diffusée, que les marchands qorayshites, lors de leurs com-merces avec le Bilad as-Sam, ont l’habitude d’enregistrer leurs comptes

83 DIRYAN, AÒl, p. 786, qui rapporte cette hypothèse sans toutefois l’accepter. 84 DIRYAN, AÒl, p. 788-789. 85 PAYNE SMITH, Thesaurus, I, p. 1827-1828. 86 Un exemple de cette altération du [Ì] en [s] nous est fourni dans le mot arabe

sar†uniya (شرطونية), qui dérive du syriaque Ìirituniya ()�B�# =*! B+� B�). DIRYAN, AÒl, p. 789. 87 AL-JALABI, Al-a†ar, p. 74 ; BAKHACHE, Ma l-murad, p. 273-274.

LE GARSHUNI 119

en langue arabe, en se servant toutefois de l’écriture araméenne. L’am-pleur de ce procédé lui valut, dans le Bilad as-Sam, le nom de karshuni, adjectif de relation syriaque, en rapport cette fois-ci, non avec la langue, mais avec l’individu qorayshite88.

2.10. L’écriture

L’auteur de cette hypothèse donne au mot syriaque qroyto (� <*! <+C) le sens d’« écriture »89. Il ajoute que cette appellation est attribuée d’abord à l’écriture syriaque estrangelo utilisée pour transcrire l’arabe. En arabe, le mot syriaque qroyto est devenu qurays. Ainsi le garshuni déviendrait de qraytunoyo ()��#*!+C)90, devenu ensuite qraysuni, puis karsuni91.

3. La fonction du garshuni

Le rôle du garshuni dans la vie quotidienne des chrétiens de tradition syriaque pourrait être résumé par la description des Maronites donnée en 1673 : le peuple adopte le syriaque pour les livres sacrés et utilise le garshuni pour transcrire la langue parlée qui est l’arabe92. Mais pourquoi ce besoin du garshuni ? L’une des plus anciennes explications de la fonc-tion du garshuni est émise par Georges Amira dans sa grammaire syriaque de 1596 :

En effet, comme les Chrétiens vivaient parmi les infidèles et que la langue arabe était commune aussi bien à eux qu’à ces derniers, il leur vint à l’idée, alors qu’ils écrivaient beaucoup d’œuvres sacrées dans ladite langue sur notre foi et sur les rites chrétiens, pour le peuple qui ne connaissait que

88 B. BEHNAM, al-‘Alaqat al-fanniya fi nusuˆ al-ˆabgadiya bayn l-lugatayn al-ˆaramiya wal ‘arabiya, article publié sur le site de la Direction générale de la culture et de l’art syriaques en la région du Kurdistan-Iraq, [s.d.], consulté le 7 mai 2011 : www.syriac-culture.com/ar/abhath_arami.html.

89 Ce mot pourrait signifier « lecture », mais non « écriture ». Voir PAYNE SMITH, The-saurus, II, p. 3715-3716.

90 Nous n’avons pas pu trouver ce mot dans les dictionnaires syriaques. 91 F. MUBARAKA, Baqaya al-ˆAramiya fi lugat ˆAhl ∑adad al-maÌkiya (Syriac Patri-

mony, 19), Aleppo, 1999, p. 449-450. 92 Dans une lettre adressée à Huntington (datée du 8 août 1673), le patriarche maronite

Etienne Douaihy explique : « In quanto alla lingua, ch’adopriamo ordinariamente nelle cose Sacre, è la lingua Siriaca, chiamata anticamente la Caldea, se bene si ritrova in ambi-doi qualche differenza accidentale nelle vocali ; ma nel discorso commune trà il volgo adopriamo la lingua Araba, se bene nello scrivere ordinariamente adopriamo li caratteri Siriaci, tanto che le voci Arabi, scritte in Siriaco, si dicono Carsciuni ; come si stà notato da Giorgio Amira nella sua Grammatica Sira-Latina ». HUNTINGTON, Admodum, p. 103.

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l’arabe, d’écrire ces œuvres et d’autres textes analogues avec le caractère syriaque, dont les infidèles sont ignorants. Il arriva que bien des livres furent rédigés dans cette même langue contre les mœurs abominables et la fausse religion des infidèles. Certes, si ces livres étaient écrits dans le carac-tère propre de la langue arabe, la foi chrétienne subirait un grand danger. Quoi qu’il en soit, il est très vrai que maintenant l’arabe est considéré pour le syriaque ce que l’italien est pour le latin. Et, de même que la langue italienne s’écrit avec le caractère latin, ainsi la langue arabe est écrite par les Chrétiens en général en caractère syriaque, même si elle possède, comme cela a été dit, son propre caractère. Il en résulte que, non seulement les deux Testaments et d’autres livres sacrés, mais aussi la grammaire, les diction-naires, la poésie et un très grand nombre d’ouvrages d’autres arts, composés dans cette même langue, furent trouvés cependant écrits en caractère syriaque. C’est pourquoi si quelque livre, parmi ceux qui contiennent une science illustre et honorable, nous est rapporté, il pourrait être lu et compris par nous93.

Le garshuni s’acquitte alors d’une fonction culturelle94. Pendant la conquête arabe, les chrétiens de tradition syriaque se trouvent noyés dans un contexte religieux hostile. Afin de préserver le contenu des livres religieux et de celer « les secrets de la foi »95 aux yeux des musulmans96 « non initiés »97 et « infidèles »98, notamment aux autorités civiles et mili-taires généralement intolérantes, ces chrétiens décident d’inventer un système d’écriture qui consiste à se servir des caractères syriaques pour écrire l’arabe. Dans cette perspective, le garshuni représente une sorte

93 AMIRA, Grammatica, p. 23. 94 Mengozzi fait valoir le rôle idéologique et non pratique du garshuni chez les Maro-

nites, expliquant que « a more relevant motivation may be found in the need to assert and strengthen the cultural identity of a community, whose traditional language and culture are challenged or even endangered by a dominant language ». Il appuie sa théorie en citant les diverses langues des Juifs qui utilisent les caractères hébreux (le judéo-arabe, le yiddish, le juif néo-araméen ainsi que, parfois, le judéo-espagnol et le ladino). MENGOZZI, The History, p. 299.

95 Michel Casiri (†1791), le savant maronite installé à Madrid, écrit dans un rapport sur les manuscrits morisques que l’aljamiado a la même utilisation que le garshuni chez les chrétiens d’Orient : « Lo mismo practican los cristianos en la Syria, los quales pro lo regular escriben en árabe con letras siriacas o carciunicas, afin de que los mahometanos non penetren sus secretos ». Document daté du 4 avril 1763. Il se trouve actuellement aux archives de la Biblioteca Nacional de Madrid (BNE-A, BN caja 1/4). Cette information m’a été généreusement transmise par Dr Fernando Rodriguez Mediano.

96 « Afin que les conquéreurs arabes ne comprennent pas le contenu des livres chré-tiens ». DAWUD, Kitab al-lum‘ah, p. 149.

97 Michel Breydy note que « l’écriture dite karshuni, adoptée par les Syro-chrétiens » a la « finalité première de n’être lue que par un initié ». M. BREYDY, Études sur Sa’id Ibn Ba†riq et ses sources (CSCO, 450 ; Subsidia, 69), Louvain, 1983, p. 31, suite de la note 6.

98 AMIRA, Grammatica, p. 23.

LE GARSHUNI 121

d’« identité nationale et religieuse »99 pour ces minorités chrétiennes, qui les distinguerait d’autrui et qui préservait leur propre patrimoine reli-gieux100. Lors de sa visite à Diarbekir en 1895, Oswald fit cette remarque :

The use of Syriac or Garshuni seemed best to meet the requirements of the printing press for two reasons : First, that the people consider any attempt to tamper with the national language as an attack on the nationality itself, and the ancient hymns and psalms, translated, would no longer fit the music of St. Efrem and his successors. An immense value is attached to these hymns, and the tunes serve, no less than the language in which they are written, as a great bond of the people101.

Cette accentuation du rôle idéologique pousse certains chercheurs à nier tout aspect pratique du garshuni. Ainsi, Del Rio Sanchez considère que ceux qui recourent à l’écriture garshunie sont déjà totalement arabisés102 ; Mengozzi ajoute que l’emploi même du garshuni requiert une maîtrise de la grammaire et du lexique arabes103. En revanche, s’il est vrai que les Syriaques qui utilisent le garshuni pratiquent volontiers l’arabe comme langue parlée, cela n’implique pas nécessairement la maîtrise ou même la connaissance de la langue arabe comme langue écrite. Au sein du garshuni, on distingue ainsi des variations de niveaux linguistiques : le scribequi transcrit un texte arabe pourrait bien manier la langue et fournir une « garshunisation »104 de bonne qualité, reflétant mieux la structure morpho-logique du texte original. En revanche, il arrive parfois qu’en transcrivant le texte littéraire, le scribe révèle certaines déficiences en langue arabe. Conséquence : une œuvre hérissée de fautes de lecture105.

99 « Una escritura propia, un elemento de identidad nacional y religiosa ». DEL RÍO SÁNCHEZ, El árabe karshuni, p. 187.

100 “It is evident that Arabic was the language of their everyday life ; else why should the rubrics be in Karshuni ? Religious communities, especially when they are in the midst of a people hostile to their faith, are apt to cling tenaciously to the use of the dead language of their fathers”. A.S. LEWIS – M.D. GIBSON, The Palestinian Syriac Lectionary of the Gospels : Re-Edited from two Sinai Mss. And from P. De Lagarde’s Edition of the “Evan-geliarum Hierosolymitanum”, London, 1899, p. xv.

101 O. PARRY, Six Months in a Syrian Monastery, London, 1895, p. 113-114. 102 DEL RÍO SÁNCHEZ, El árabe karshuni, p. 187. 103 Mengozzi dit que l’utilisation du garshuni “requires a high degree of literacy in

Arabic as well as a wide acquaintance with the grammar and lexicon of the language”. MENGOZZI, The History, p. 299.

104 Ce néologisme est forgé sur le modèle de « romanisation ». 105 Samir fait observer que « généralement, les manuscrits garsunis dénotent une moin-

dre connaissance de la langue arabe, de la part des copistes. Ainsi, le Vatican syriaque 133 fourmille-t-il d’erreurs de lecture, qu’un scribe moyen ne ferait pas ». SAMIR, La tradition arabe, p. 45. Un autre exemple est celui d’Ibrahim, le copiste du ms. BnF Syr 237 (daté de 1553), qui dit avoir transcrit de l’arabe en garshuni, sans toutefois connaître l’arabe. Voir ZOTENBERG, Catalogues, p. 190.

122 J. MOUKARZEL

Une autre situation est celle du garshuni qui reproduit le parler verna-culaire d’un chrétien arabophone de tradition syriaque. Le texte est, surtout pendant le Moyen âge, souvent défectueux d’un point de vue normatif, bafouant les règles de la syntaxe et de la morphologie propre à l’arabe classique.

Il ne convient pas d’oublier qu’il existe, à travers les âges, des chré-tiens de tradition syriaque qui ne savent pas lire l’arabe et pour lesquels le garshuni est le seul moyen de lire les textes arabes, religieux ou autres. L’histoire maronite fournit les quelques échantillons suivants :

– Jean Baptiste Eliano reçoit du pape la mission de visiter les Maro-nites. Sur le bateau, (entre avril et juin 1578), il se charge d’exercer l’évêque maronite Georges à lire l’arabe, non en garshuni, mais en cursive arabe106. Il note également qu’il n’a trouvé chez les Maro-nites qu’une seule copie de la Bible écrite en caractères arabes107.

– Dans la préface du bréviaire maronite (Sbiyeh) édité à Rome en 1782 à l’usage des religieux, le P. Sarufim avise qu’il s’est appliqué à imprimer ce livre en garshuni « pour le profit de ceux qui ignorent la lecture en écriture arabe »108.

– Jusqu’à récemment, s’est maintenue la pratique courante de lire les Épîtres et les Évangiles en garshuni dans les églises maronites. La raison en est que les lecteurs avaient appris à lire le garshuni, non l’arabe, dans les anciennes petites écoles religieuses de la montagne.

4. La chronologie du garshuni

Assfalg avance que la littérature arabe chrétienne commence à se répandre au Proche-Orient, au lendemain de la conquête musulmane, à partir du VIIIe s. chez les Melkites, au IXe s. chez les Syriaques orientaux et occidentaux et vers le Xe s. chez les Maronites et les Coptes109. Néan-moins, cela n’implique pas déjà la mise en œuvre du garshuni, dont la date de naissance continue d’être discutée. En effet, les avis des cher-cheurs sont bien disparates. L’époque la plus ancienne est donnée par Luxenberg, qui propose un proto-Coran écrit en garshuni110 ; on est alors

106 KURI, Monumenta, p. 78*. 107 Ibid., p. 122*. 108 Ibid., p. 78*, n. 15. 109 ASSFALG, Arabische Handschriften, p. 297. 110 C. LUXENBERG, The Syro-Aramaic Reading of the Koran : A Contribution to the

Decoding of the Language of the Koran, Berlin, 2007, p. 27, n. 18 et p. 326, n. 386. Il fut

LE GARSHUNI 123

vers la fin du VIe s. et le début du suivant. Pour Mgr David, ce sont les Syriaques qui inventèrent cette manière d’écrire vers le VIIe s., sous la conquête arabe, afin de cacher aux musulmans le contenu des livres chré-tiens111. Mingana opte pour le Xe s., date des premiers manuscrits gars-hunis datés112 ; il est relayé par Troupeau qui exclut les Melkites de cette pratique113.

Notons à ce niveau que plusieurs chercheurs attribuent aux Maronites l’invention de ce système114. Samir avance même que les Maronites uti-lisaient jadis l’arabe et que ce n’est qu’à partir du XVe s. qu’ils adoptèrent le garshuni115. Coakley considère que l’usage du garshuni débute au XIIIe s. et que les premiers manuscrits datés remontent au XIVe s.116. Cette approximation des XIVe-XVe s. est retenue par la plupart des chercheurs actuels, pour qui les plus vieux manuscrits datés, comportant des textes complets en garshuni, remontent à cette époque117.

Briquel-Chatonnet et ses collègues considèrent que l’écriture garshu-nie de la recette d’encre trouvée dans le ms. BL Add. 14644 (f. 94r) [cf. pl. 1] est la plus ancienne trace attestée de ce système d’écriture. Mais vu l’écart de quatre siècles entre cette écriture et le plus ancien manuscrit garshuni signalé par eux et daté en 1402, les auteurs concluent que deux hypothèses peuvent expliquer cette discontinuité : « Soit il s’agit d’une création isolée d’un scribe, qui n’a été réinventée que bien plus tard ; soit parmi les manuscrits en garshouni conservés, il existe

critiqué et controversé par Daniel King qui lui reprocha de ne fournir aucune preuve tan-gible sur la présence d’un Coran garshuni. Voir D. KING, A Christian Qur’an ? A study in the Syriac background to the language of the Qur’an as presented in the work of Christoph Luxenberg, in Journal for Late Antique Religion and Culture, 3 (2009), p. 44-71.

111 DAWUD, Kitab al-lum‘ah, p. 149. 112 MINGANA, Garshuni, p. 891, qui ne cite aucun manuscrit. 113 TROUPEAU, Karshuni, p. 699. 114 RENAN, Histoire générale, p. 266 ; BLAU, The Emergence, p. 42, n. 1 ; DEL RÍO

SÁNCHEZ, El árabe karshuni, p. 187 ; MENGOZZI, The History, p. 298. DIRYAN, AÒl, p. 880, interprète un paragraphe des Annales d’Étienne Douaihy pour dire que le serto est l’écriture ronde et qu’il fut introduit par les maronites au XIVe siècle.

115 Il donne l’exemple du Kitab al-Kamal qui fut écrit d’abord en arabe, puis en gar-shuni (XVe-XIXe siècle), enfin en arabe (XIXe siècle) pour en tirer l’explication : « l’écriture garsunie semble prendre naissance à l’époque de décadence de la culture arabe (‘aÒr al-inÌi†at), à partir du XVe siècle. Auparavant, c’est encore l’arabe qui est seul utilisé (ou qui prédomine). Au XIXe siècle, à l’époque de la renaissance arabe (la Nah∂a) lancée précisément par les Maronites, c’est de nouveau l’arabe qui seul apparaît chez eux ». SAMIR, La tradition arabe, p. 43.

116 COAKLEY, Garshuni, p. 187. 117 SAMIR, La tradition arabe, p. 43 ; MENGOZZI, The History, p. 303 ; BRIQUEL-

CHATONNET, De l’intérêt, p. 467, opte pour le XVe siècle et conclut : « un premier relevé rapide à travers les catalogues révèle l’existence de manuscrits en garshouni dès le début du 15e siècle ».

124 J. MOUKARZEL

d’autres manuscrits anciens, dont le colophon et la datation n’ont pas été conservés et ne sont pas identifiés comme tels dans les catalogues »118.

Pour Assfalg, l’histoire du garshuni passe par deux étapes : celle, d’abord, du groupe des manuscrits d’écriture christo-palestinienne des XIe-XIIe siècles ; et celle, ensuite, du groupe des manuscrits syriaques fré-quents à partir du XIIIe siècle. Ce dernier groupe se divise également en deux sous-groupes : une partie moins importante d’écriture syriaque orientale ou nestorienne, et une partie plus importante d’écriture serto, appartenant à la tradition des Syriaques occidentaux, notamment aux Jacobites et aux Maronites119.

Il reste à préciser l’identité des communautés syriaques qui ont utilisé le garshuni. Il est évident que le phénomène du garshuni « relève claire-ment de la tradition syriaque occidentale »120 et qu’il « est resté très marginal en Mésopotamie », surtout pour l’Église d’Orient et chez les Chaldéens121 . Dans le cas des Melkites, Assfalg considère que « l’usage était restreint aux rubriques, notes et colophons ; ils préféraient l’écriture arabe pour les textes »122.

En bref, l’Iraq, la Turquie, la Syrie, le Liban, la Palestine, l’Égypte et Chypre123, où s’activent Melkites124, Jacobites, Nestoriens125, Maronites, puis Chaldéens et Syriaques catholiques, ont connu l’usage du garshuni.

5. Les textes en garshuni

Le réexamen du dossier du garshuni permet d’apporter une précision à cette conclusion. En effet, il faut distinguer les notes de tous types et les textes intégraux. S’il est vrai que les textes complets en garshuni sont

118 BRIQUEL-CHATONNET – DESREUMAUX – BINGGELI, Un cas, p. 149. 119 ASSFALG, Arabische Handschriften, p. 300. 120 BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 468-469, qui affirme que ce phénomène se

trouve chez les Melkites, mais c’est surtout chez les Maronites qu’on en trouve le plus grand nombre.

121 BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 468-469, note « qu’aucun manuscrit de l’Église de l’Orient n’a jamais été écrit selon ce système », et que les quelques manuscrits chaldéens garshunis tardifs sont « marqués par l’influence romaine ». L’identification de quelques manuscrits nestoriens a pour effet de modérer cette affirmation.

122 ASSFALG, Arabische Handschriften, p. 299. 123 DEL RÍO SÁNCHEZ, El árabe karshuni, p. 186, évoque seulement le Liban, la Syrie

et la Mésopotamie. 124 Plusieurs auteurs excluent les Melkites de leurs inventaires ou estiment que le

phénomène garshuni fut bien rare dans la tradition melkite. DAWUD, Kitab al-lum‘ah, p. 150 ; TROUPEAU, Karshuni, p. 699 ; DEL RÍO SÁNCHEZ, El árabe karshuni, p. 186.

125 COAKLEY, Garshuni, p. 187, considère que « almost, all garshuni manuscripts are West Syriac ».

LE GARSHUNI 125

tardifs, datant en l’occurrence du XVe siècle, cela n’empêche pas qu’avant cette époque plusieurs manuscrits datés ou non datés comportent de courtes notices en garshuni, telles que colophons, rubriques, écritures marginales, ajouts postérieurs, notes de lecteurs, recettes d’encre, etc.

Quant aux genres de textes écrits en garshuni, ils se retrouvent presque tous dans la liste : biblique, hagiographique, théologique, ascétique, phi-losophique, historique, liturgique, traités de morale, apocryphes, homé-lies, chants, poèmes, lettres, livres de comptes126, calendriers, livres de grammaire, lexiques, textes astrologiques, alchimiques et scientifiques127, et traités de médecine128. Il arrive même parfois que des sourates du Coran soient transcrites en garshuni129.

5.1. Les notices courtes en garshuni avant le xve siècle

– IXe-Xe siècles : il est question d’une recette d’encre écrite en arabe en garshuni sur le dernier folio (f. 94r) du BL Add. 14644. Le manuscrit, dont le texte est probablement du VIe siècle, est acheté en 932 par Moïse de Nisibe, pour le couvent Notre-Dame des Syriens situé dans le désert de Scété en Égypte. Wright date la recette vers le IXe siècle130. Vööbus considère que ce texte est le plus ancien connu en garshuni131. Briquel-Chatonnet et ses collègues, après avoir étudié les deux textes arabe et garshuni fournis dans ce folio, estiment que la version gar-shunie est postérieure au texte arabe parallèle. Ils les situent, tous deux, autour du Xe siècle et précisent que le texte gar shuni est « le plus ancien exemple d’usage du système connu plus tard sous le nom de garshouni et le seul en écriture estrangela »132.

126 Birmingham, Mingana Syr 592 : un livret de 19 folios contenant les comptes d’un chrétien de Mossoul, propriétaire d’un magasin. Il est daté approximativement vers 1520. MINGANA, Catalogue, p. 1128.

127 Voir des exemples dans BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 471. 128 Glasgow, Hunter 40 (non daté, vers le XVe siècle) : le Taqwim al-‘abdan fi tadbir

al-‘insan (Dispositio corporum de constitutione hominis) d’Ibn Jazla (XIe siècle). Garshuni, serto pour le texte et estrangelo pour les rubriques, avec des illuminations.

129 Berlin, Sachau 98, ff. 7r-16v. Écriture jacobite des XVIIe-XVIIIe siècle ; les versets reproduits sont : 13, 21-43 ; 14,4-51 ; 15, 4-19 ; 16, 1-27 ; 11, 109-123 ; 12, 2-29 ; 13, 2-21. Voir SACHAU, Die Handschriften, II, p. 794.

130 WRIGHT, BL, III, p. 1086 : « Probably of the IXth c. ». 131 BLAU, The Emergence, p. 42, n. 1, qui cite une lettre de Vööbus datée du 1er avril

1961, dans laquelle ce dernier estime que « the earliest writing in Karshuni known to him is a colophon in the Syriac MS. British Museum Add. 14644, attributed to the ninth century ».

132 BRIQUEL-CHATONNET – DESREUMAUX – BINGGELI, Un cas, p. 149. MOUKARZEL, Remarques, a repris le dossier et a proposé pour le texte garshuni une date antérieure au texte arabe parallèle.

126 J. MOUKARZEL

– An. 1030 : le ms. BAV, Vat Syr 19 est un évangéliaire133 de tradi-tion melkite134, écrit dans le style appelé syriaque palestinien. Les rubriques introduisant les péricopes et quelques colophons sont en garshuni.

– An. 1104 et 1118 : ce sont les Codex appelés B (copié en 1104) et C (copié en 1118) du Mont Sinaï135. Ils ont les mêmes caractéris-tiques que celles du ms. BAV, Vat Syr 19.

– An. 1141 : une note écrite par le patriarche maronite Ya‘qub de Ramat dans le ms. BAV, Vat Syr 118 (f. 252r).

– An. 1154 : c’est la date de la plus ancienne note trouvée dans l’Evangéliaire de Rabboula, écrite par le patriarche maronite Bu†rus (f. 7v)136.

– An. 1187/1188 : les rubriques du Horologion melkite conservé dans le ms. Berlin, Or Oct 1019137.

– Ca. XIIe-XIIIe siècles : les rubriques du rituel melkite, non daté, conservé dans le ms. BL, Or 4951138.

5.2. Les textes complets

On comprend par textes complets les manuscrits qui sont écrits tota-lement ou partiellement en garshuni et dont les parties garshunies portent un sens en elles-mêmes (lettres, œuvres, chapitres). Toutefois, avant de donner l’exemple des plus anciens manuscrits garshunis portant une date, nous discutons de quelques cas de manuscrits non datés et considérés par certains chercheurs comme témoins ancestraux du garshuni.

133 Appelé Evangeliarum Hierosolymitanum, édité plusieurs fois et réédité par LEWIS – GIBSON, The Palestinian.

134 L’identité melkite de ce manuscrit et des deux autres qui suivent est prouvée dans B.M. METZGER, The Early Versions of the New Testament : Their Origin, Transmission and Limitations, Oxford, 1977, p. 79-80.

135 Édités dans LEWIS – GIBSON, The Palestinian. 136 Édité dans MENGOZZI, The History, p. 302, qui fournit également une liste des

autres notes de l’Évangéliaire datées avant le XVe siècle : 1199 (f. 292v), 1208 (f. 292v), 1238/9 (f. 8r), 1279 (f. 6v), 1361/2 (f. 283v-284r, 284v), 1398/9 (f. 14r). Voir également A. MENGOZZI, Le annotazioni in lingua araba sul codice di Rabbula, in M. BERNABÒ

(a cura di), Il Tetravangelo di Rabbula (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana plut. I.56). L’illustrazione del Nuovo Testamento nella Siria del VI secolo, Roma, 2008,p. 59-66.

137 M. BLACK, A Christian Palestinian Syriac Horologion (Berlin Ms. Or. Oct. 1019), Cambridge, 1954, p. 48.

138 MARGOLIOUTH, Descriptive, p. 48, propose à ce rituel cette date.

LE GARSHUNI 127

5.2.1. Les textes non datés

– Un traité d’alchimie des IXe-Xe siècles : dans sa « notice sur les manuscrits d’alchimie » éditée dans La chimie au Moyen âge, t. 2 : l’alchimie syriaque, Rubens Duval fait une analyse de deux manus-crits de la British Library à savoir le BL Egerton 709 (ca XVIe s.)139 et le BL Or 1593 (ca XVe s.)140, qui renferment des traités sur l’alchi-mie, et dont une partie est écrite en syriaque et une autre en gars-huni141. Son étude fait remonter l’original perdu de ces deux manus-crits vers l’époque des IXe-Xe siècles. Si l’original perdu est trouvé un jour en garshuni, on gagnera à être en possession de l’un des plus anciens textes garshunis. L’analyse de Duval est la suivante :

Ces deux manuscrits sont des copies relativement modernes d’un original peu ancien lui-même et dont la rédaction appartient à l’époque où la langue arabe était devenue familière aux Syriens. […] On peut rapprocher ce traité des compositions scientifiques ou didactiques qui signalèrent la renaissance des études syriaques sous les califes Abbassides à Bagdad, pendant les IXe et Xe siècles. Bien que le caractère nestorien de ces traités d’alchimie ne s’affirme pas franchement, les nombreux mots persans qui s’y rencontrent font supposer qu’ils ont été composés dans la Mésopotamie orientale. L’examen de la partie arabe conduit au même résultat ; elle appartient à ce genre de littérature des Syriens arabisants qui dénote un tour d’esprit si différent des Arabes musulmans142.

– BL, Add. 14493 (xe siècle)143 : Wright signale deux formes de salu-tations adressées à un émir et écrites en garshuni (f. 181v-182r)144. Une comparaison avec les figures de Hatch rattacherait bien la cal-ligraphie aux manuscrits du Xe s., comme, par exemple, la figuren° 114 datée du 927145. D’après l’analyse de Kessel, cette présence garshunie est originale et quoiqu’elle ne constitue pas d’œuvre com-plète, elle représenterait une des plus anciennes preuves de l’existence du garshuni dans un manuscrit :

My examination of the manuscript de visu proved that the text belongs to the original codex and thus is to be considered as, firstly, a second attesta-tion of the use of Estrangela Garsuni type of writing and, secondly, the

139 WRIGHT, BL, III, p. 1190. 140 Cette date approximative est donnée d’abord par Duval puis reprise dans le cata-

logue de MARGOLIOUTH, Descriptive, p. 3. 141 BERTHELOT, La chimie, p. XLIV-XLVIII. 142 BERTHELOT, La chimie, p. XLIV. 143 WRIGHT, BL, I, p. 219. 144 WRIGHT, BL, I, p. 223. 145 HATCH, An Album, p. 164.

128 J. MOUKARZEL

earliest known specimen of the original Garsuni text incorporated into the manuscript146.

– BL Add. 14772 (XIIIe siècle)147 : c’est une collection de prières, chants et poèmes en syriaque et en garshuni. Assfalg, qui retient le siècle donné par Wright, le considère comme un des premiers témoins du garshuni148. Briquel-Chatonnet atténue cette affirmation en considé-rant qu’« une telle datation est forcément approximative »149. Il convient de noter que le scribe semble ignorer les règles typogra-phiques arabes, car le texte garshuni abonde en erreurs d’écriture.

– BAV Vat Syr 460 (XIIIe siècle)150 : il contient un psautier et des cantiques en syriaque, selon la version de la Peshitta. Les premiers folios (1v-4r) contiennent des notes de lecteurs en garshuni. Notre observation directe du manuscrit nous permet d’assurer que la partie garshunie forme un ajout tardif par rapport au texte initial et qu’elle ne pourrait pas être datée du XIIIe siècle.

– BnF Syr 10 (XIIIe-XIVe siècles) : il contient des « leçons tirées de la Genèse et de l’Exode, accompagnées d’une chaîne perpétuelle », le tout en garshuni. La datation approximative est donnée par Zoten-berg151 ; elle sera contestée par Briquel-Chatonnet152.

– BL Or 1240 (XIIIe-XIVe siècles) : c’est un manuscrit composite dont le premier folio contient un péricope de l’Évangile selon Jean (1 : 31-45), écrit en plusieurs langues : éthiopien, syriaque, copte, garshuni et arménien. C’est Margoliouth qui propose la date approxi-mative du folio et qui note : “The single extant leaf is very much mutilated, and of the Ethiopic part only a few letters remain”153.

– BL Or 4403 (XIIIe-XIVe siècles) : il comporte deux parties, dont la première contient des homélies patristiques et des légendes hagio-graphiques. La deuxième partie comporte les canons de Dionysius bar Salibi (†1171). Pour ce manuscrit non daté, Margoliouth propose les XIIIe-XIVe siècles pour la première partie et le XVIIe siècle pour la seconde154.

146 KESSEL, Book of Grace, p. 3-4. 147 WRIGHT, BL, II, p. 1023-1024. 148 ASSFALG, Arabische Handschriften, p. 298. 149 BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 467. 150 VAN LANTSCHOOT, Inventaire, p. 1. 151 ZOTENBERG, Catalogues, p. 3. 152 BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 467, n° 12 : « Mais une telle datation n’est

pas du tout assurée ». 153 MARGOLIOUTH, Descriptive, p. 1. 154 MARGOLIOUTH, Descriptive, p. 33.

LE GARSHUNI 129

5.2.2. Les textes datés

Dans le cas des manuscrits datés les plus anciens, il est évident que les Maronites constituent la communauté qui a le plus utilisé le garshuni, durant tout le Moyen Âge, voire jusqu’au XXe siècle.155. Les manuscrits les plus anciens sont : BAV Borg Ar 135 (1308, 1384)156 ; BAV Vat Syr 133 (1402)157 ; BnF Syr 203 (1470) ; BAV Vat Syr 146 (1472)158 ; Oxford Bodleian Marsh. 440 (1 et 2, 1488)159, etc.

Les Jacobites viennent en deuxième rang dans la mise en œuvre du garshuni160, quant à la quantité et à la date des manuscrits : BnF Syr 103 (1470)161 ; BnF Syr 238 (1474)162 ; BnF Syr 178 (1474 et 1490)163 ; Cambridge Add 2881 (1484)164 ; BnF Syr 239 (1493)165, BAV Vat Syr 34 (av. 1502)166 ; BnF Syr 179 (1574/5)167 ; BAV Vat Ar 902 (1580)168, etc.

155 La collection de l’Ordre Libanais Maronite (OLM), conservée à l’Université Saint-Esprit de Kaslik, compte plusieurs manuscrits garshunis du XXe siècle. Le ms. OLM 3178 [cf. pl. 2] contient, par exemple, un abrégé des offices de la Semaine sainte écrit par le moine Francis Akiki en garshuni et daté de 1967.

156 C’est un manuscrit factice. En suivant le catalogue de Tisserant, les chercheurs considéraient la date de 1384 comme la plus ancienne d’un manuscrit garshuni daté. Récemment, l’étude de Bertaina a révélé que l’actuel VAT Borg Ar 135 formait jadis deux manuscrits différents l’un est daté de 1308 (f. 1r-99v) et l’autre de 1384 (f. 100r-275r). Voir TISSERANT, Inventaire, p. 17 ; D. BERTAINA, An Arabic Account of Theodore Abu Qurra in Debate at the Court of Caliph al-Ma’mun : A Study in Early Christian and Muslim Literary Dialogues, PhD Dissertation, The Catholic University of America, 2007, p. 371-374.

157 Il contient Kitab al-Huda (Livre de la Direction). 158 Il contient les Opuscules de Jean Maron. La datation de ce manuscrit est un cas

intéressant à signaler. À la suite des Assemani dans leur catalogue (BAV, III, p. 273), la majorité des chercheurs considèrent que ce manuscrit est daté de 1392. Mais Breydy signale, à juste titre (observation de visu), que cette date est le résultat d’une manipulation. La date originale est écrite en toutes lettres : 1783 des Grecs (1472 ap. J.-C.) Mais une main a gratté le mot quatre-vingt et transformé la date en 1703 (1392 ap. J.-C.) Voir M. BREYDY, Jean Maron : exposé de la foi et autres opuscules, vol. 2, (CSCO, 498), Louvain, 1988, p. 2.

159 PAYNE SMITH, Catalogi, p. 405-409. Une partie est en garshuni, copiée par Joseph. 160 KESSEL, Book of Grace, p. 5, signale un manuscrit jacobite de Mardin daté du

1294-5 ap. J.-C., et contenant des chapitres en garshuni ; son analyse est en cours. 161 ZOTENBERG, Catalogues, p. 63. Une partie est en garshuni. 162 Ibid., p. 129. 163 Ibid., p. 125. La deuxième partie du manuscrit (ff. 128-257) est écrite par Moïse du

Mont Liban dans le couvent des Syriens dans le désert de Scété en Égypte. 164 WRIGHT, Cambridge, II, p. 713. 165 ZOTENBERG, Catalogues, p. 192. 166 ASSEMANI, BAV, I, p. 237. Une des notes en garshuni est datée de 1502 (f. 9r). 167 ZOTENBERG, Catalogues, p. 126. Un manuscrit garshuni dont la première partie

(f. 1r-58r) est écrite par le métropolite Cyrille de Nebek (1575), et la seconde (f. 58v-131v) par le curé Nicolas de KfarÌawra, près de Tripoli (1574).

168 Un rituel jacobite du baptême (syriaque, garshuni et quelques notes en arabe).

130 J. MOUKARZEL

La tradition nestorienne est tardive : BL Rich. 7176 (1683)169 ; Berlin Sachau 15 (1705)170, etc.

Dans la tradition chaldéenne171, le garshuni est attesté depuis le XVIIe s. : BL Egerton 703 (1683)172 ; BAV Vat Syr 44 (1691)173, Cambridge Add 3286 (1704) 174, etc.

Pour les Syriaques catholiques en Iraq, Briquel-Chatonnet cite le ms. Cambridge Add. 1987 (1647) parmi les premiers écrits en garshuni de cette communauté175.

Du point de vue provenance géographique, Briquel-Chatonnet remarque que le Liban est l’endroit d’où provient le plus grand nombre de manuscrits garshuni176. Mais tous les pays des chrétiens syriaques ont fourni des textes en garshuni : la Turquie (les régions de Diarbekir, Mar-din et Tur Abdin), la Syrie, l’Iraq, la Palestine et l’Égypte (par l’œuvre particulière du couvent des Syriens), et même Chypre177.

6. Les inscriptions

D’après l’étude récente de Harrak sur les inscriptions en Iraq, nous constatons que la plus ancienne inscription en garshuni remonte à 1629. Sur les vingt-trois inscriptions en lettres syriaques du XVIIe siècle, dix sont en garshuni. Au XVIIIe siècle, on trouve vingt-sept garshunis sur un total de soixante-six inscriptions en lettres syriaques178. Quant à la recherche au Liban, visant à produire le catalogue des inscriptions syriaques et garshunies, elle est toujours en cours179. L’inscription garshunie considérée

169 ROSEN – FORSHALL, Catalogus, p. 54-55. Il contient les Évangiles en syriaque, avec écriture nestorienne. Mais le colophon est en garshuni.

170 SACHAU, Die Handschriften, I, p. 389. Cité par KESSEL, Book of Grace, p. 9. 171 BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 469, donne une liste de manuscrits chaldéens

écrits en garshuni. 172 WRIGHT, BL, I, p. 238. Une partie du manuscrit est en garshuni. 173 Copié à Amid, par Joseph, patriarche des Chaldéens. ASSEMANI, BAV, II, p. 301. 174 WRIGHT, Cambridge, II, p. 891. 175 Copié dans le couvent de Mar Behnam. BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 469. 176 BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 469, qui fournit quelques exemples de ces

manuscrits. 177 BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 470, qui en donne quelques exemples. 178 A. HARRAK, Recueil des inscriptions syriaques, tome 2, Iraq : Syriac and Garshuni

inscriptions, 1 (Text), 2 (Plates), Paris, 2010. Pour le XVIIe siècle, les dates sont : 1629, 1657, 1660, 1679, 1690, 1691 (4) et 1697. Pour le XVIIIe siècle, les dates sont : 1701, 1704, 1715, 1727, 1744 (10), 1745, 1747, 1750, 1757, 1769, 1771, 1772, 1774, 1776, 1792, 1795, 1797 et 1800.

179 Le projet est commun entre le CNRS français et l’Université Saint-Esprit de Kaslik au Liban. Un article est déjà publié en rapport avec le site de Îras (Liban) comptant, entre

LE GARSHUNI 131

la plus ancienne, jusqu’à nouvel ordre, est celle de Mar Salli†a (Miqbis, Ghosta – Kesrwan), datée de 1628.

7. Le garshuni imprimé

L’histoire du garshuni imprimé accompagne les premières impres-sions des livres en caractère syriaque. En effet, Theseus Ambrosius publie en 1539 le premier livre utilisant les caractères syriaques180. Au folio 25v181, l’auteur imprime en garshuni un passage de l’Évangile selon Luc (3 : 23-38).

Mais c’est en Italie que vit le jour le premier livre édité en garshuni, qui est en même temps le premier livre imprimé en caractère syriaque. En 1579, les autorités ecclésiastiques au Vatican chargent le français Robert Granjon, fameux tailleur de caractères, de graver des caractères syriaques, afin d’imprimer des livres destinés à la conversion et à l’édi-fication des chrétiens d’Orient182. Le travail est exécuté par Dominico Basa et le premier opuscule sorti de cette entreprise est un catéchisme en gar shuni183, daté probablement fin mai 1580184. La même année, on fait

autres, une inscription garshunie de 1644. Voir J. MOUKARZEL – J.-B. YON – Y. DERGHAM, Le site de Îras (Liban), in F. BRIQUEL–CHATONNET – M. DEBIÉ (ed.), Sur les pas des Araméens chrétiens. Mélanges offerts à Alain Descreumaux (Cahiers d’études syriaques, 1), Paris, 2010, p. 279-286.

180 Introductio in Chaldaicam linguam, Syriacam, atque Armenicam, et decem alias linguas. Characterum differentium Alphabeta, circiter quadraginta, et eorundem invicem conformatio. Mystica et Cabalistica quamplurima scitu digna. Et descriptio ac simula-chrum Phagoti Afranii. Theseo Ambrosio ex Comitibus Albonesii… authore. Pavia, excu-debat J.M. Simoneta, sumptibus et typis autoris libri, 1539. SMITSKAMP, Philologia, p. 238-241 (n° 240) ; COAKLEY, The Typography, p. 29-30. Les éditions antérieures utilisent les caractères hébreux pour transcrire le syriaque.

181 Quoique imprimé, ce livre est non paginé, mais folioté. 182 VERVLIET, Robert Granjon, p. 21-22. 183 Ce catéchisme est attribué dans sa forme finale à Fabio Bruno, co-légat avec Jean

Bapstiste Eliano, auprès des Maronites. Suit le texte une lettre adressée par le cardinal Antonio Carafa, protecteur des Maronites, au patriarche Michel Rizzi, dans laquelle le cardinal développe les avantages de l’union avec l’Église Romaine et ajoute que, pour conserver cette union, Grégoire XIII a fait imprimer ce catéchisme, recommandé au patri-arche et à son peuple. Le livret est présenté ensuite aux membres du Synode libanais tenu à Qannoubine en août 1580. Pour plus de détails sur le texte, voir C. KOROLEVSKIJ, La typographie médicéenne et les publications orientales à Rome à la fin du XVIe siècle, texte tapuscrit, consulté à la Bibliothèque apostolique du Vatican, [Riserva.III.97], p. 7 (= KOROLEVSKIJ, La typographie médicéenne), et KURI, Monumenta 1989, p. 119*, 399-447 (publication du texte arabe et traduction italienne).

184 Korolevskij note à propos de la date : « Quelle date convient-il d’assigner à la publication de cet opuscule ? Celle du 7 avril 1580, répétée partout, doit être celle de l’approbation du manuscrit. Le synode de Qanubin ayant été tenu du 15 au 17 août suivant,

132 J. MOUKARZEL

publier en garshuni une profession de foi faite par Jean Baptiste Eliano et éditée pour la première fois en arabe et en latin en 1566185.

Les caractères de Granjon servent ensuite à publier deux œuvres en garshuni : un calendrier grégorien en 1583186 et un livre de prières (Sbiyeh) maronite en 1584187. Ce n’est qu’avec la cinquième œuvre de Basa-Granjon que voit le jour le premier livre syriaque, à savoir l’Offi-cium defunctorum ad usum Maronitarum, publié en 1585188.

Cela dit, nous faisons observer que lors de l’établissement d’une imprimerie en vue d’édifier les chrétiens orientaux de tradition syriaque, le garshuni est la meilleure solution pratique pour communiquer la volonté romaine à ces communautés. Le syriaque est réservé uniquement pour les livres liturgiques.

8. Les règles typographiques

Quant aux règles ou usages servant à écrire le garshuni, ils sont résu-més dans la remarque, toujours en vigueur, de Brockelmann : « Whether there were different rules in different periods and localities can only be ascertained after an accurate examination of manuscripts but nothing of the kind has so far been attempted »189.

Répondre à une telle question requiert une connaissance approfondie des manuscrits garshunis, tant au niveau de l’évolution historique qu’au niveau des zones géographiques. Une telle entreprise n’est pas à notre portée ; nous nous contentons alors d’en présenter quelques indices, quand bien même non exhaustifs, toutefois révélateurs de l’évolution de l’écriture du garshuni et de ses coutumes190.

le voyage des deux envoyés pontificaux et les préparatifs ayants demandé un mois et demi au moins, on peut fixer la date d’Impression en avril mai 1580. » KOROLEVSKIJ, La typo-graphie médicéenne, p. 8.

185 Cette profession de foi en garshuni était destinée aux Maronites. KOROLEVSKIJ, La typographie médicéenne, p. 23. Elle fut envoyée probablement ensuite aux Jacobites lors de la mission de Leonardo Abel en 1583. VERVLIET, Robert Granjon, p. 24.

186 VERVLIET, Robert Granjon, p. 24. 187 Kitab as-sab‘a Òalawat al-layliya wan-nahariya li-kull yawm ‘ala rutbat al-mawa-

rina as-suryan. Voir la description détaillée dans KOROLEVSKIJ, La typographie médicéenne, p. 12-15. Il est considéré parfois, et à tort, comme étant le bréviaire ou l’Horologium. Par exemple VERVLIET, Robert Granjon, p. 24.

188 VERVLIET, Robert Granjon, p. 25. 189 BROCKELMANN, Karshuni, p. 775. 190 Nombreux sont les chercheurs qui ont entrepris une « analyse diachronique » (terme

de Kessel) du garshuni, tels AL BAKRI, Wa†a’iq, p. 25-30 ; ASSFALG, Arabische Hand-schriften, p. 301-302 ; BRIQUEL-CHATONNET, De l’intérêt, p. 465-467 et KESSEL, Book of Grace, p. 9-10.

LE GARSHUNI 133

L’alphabet syriaque comporte vingt-deux lettres, alors que l’alphabet arabe en compte vingt-neuf, dont vingt-huit sons consonantiques191. Pour combler ce manque, le garshuni192 fait appel au système de begadkephat qui offre, en syriaque, une double prononciation : la première dite explo-sive ou dure (le qusoyo) par la mise d’un point sur les lettres, et la seconde dite spirante ou douce (le rukoÌo) par la mise d’un point au-dessous des lettres. Ainsi, le garshuni, par la ponctuation spirante, récupère quatre lettres arabes ( ث، خ، ذ، غ), selon le tableau suivant :

explosive spirante arabe

7� ت

@� ث

D�� ك

D @� خ�� د

@� ذ

7� ou � ج

@� غ

Pratiquement cette représentation n’est pas respectée dans tous les manuscrits, car nombreux sont les manuscrits qui se contentent de représen-ter les spirantes, alors que dans d’autres aucune ponctuation n’est signalée.

La lettre arabe Âa’ emphatique [ظ] est représentée par le †et syriaque, avec un point dedans ou à côté (E ou 7F), et parfois sans ponctuation.Il arrive, quoique rarement, que cette lettre soit représentée par un Òodeh avec ou sans point193, et même par un simple dolath, comme dans les manuscrits anciens194.

La lettre arabe ∂ad emphatique [ض] semble avoir la représentation la plus fluctuante dans l’histoire du garshuni. Pour les manuscrits les plus

191 La lettre arabe lam-alif [لا] ne correspond pas à un son consonantique particulier et elle possède la même représentation morphologique en syriaque [) �].

192 Dans sa grammaire, Amira indique qu’il suffit de changer la calligraphie de trois lettres pour pouvoir lire l’arabe en caractères syriaques : [�/ �] pour le [ج] ; [ �G/ G] pour le [ض] ; [E/ F] pour le [ظ]. AMIRA, Grammatica, p. 23.

193 Par exemple Berlin Sachau 187 (1566, jacobite) ; BL Add 23596 (1720, jacobite) ; Cambridge Add 3278 (1722, jacobite).

194 BL Add 14493 (daté du Xe siècle par WRIGHT, BL, I, p. 219), f. 181b : (��1�H : ��) ,(حافظاH : حفظ).

134 J. MOUKARZEL

anciens, elle est rendue par un simple dolath syriaque [�], doté ou non d’un point diacritique195. Pour les manuscrits ultérieurs, la représentation est faite par le biais du †et syriaque, généralement avec un point « dans le ventre » [E]. Le troisième type de représentation, pratiquement tardif et plus fréquent à partir du XVIIIe siècle, est celui d’un Òodeh syriaque suscrit d’un point [ ��G]. Dans les manuscrits d’origine maronite ou libanaise, l’utilisation du Òodeh pour le ∂ad n’apparaît qu’à la fin du XVIIe siècle, avant de se propager au XIXe siècle196. Pour les manuscrits d’origine jaco-bite, l’utilisation du Òodeh devient courante à partir du XVIe siècle197. Chez les Nestoriens et les Chaldéens, la pratique est celle du Òodeh198. Alors que les premières éditions du garshuni faites par les autorités romaines suivent la tradition jacobite du Òodeh199, les premières éditions faites par les Maronites suivent leur propre tradition du †et200. Plusieurs manuscrits offrent le cas intermédiaire, où les deux lettres Òodeh et †et sont présentes201.

Pour la tradition des manuscrits palestiniens syriaques, Black donne le tableau suivant202 :

Arabe غ ذ خ ض ظ ث ر

Syr Pal I �� @� ou J� � DJ� JF JF 7� K

En outre, le garshuni possède d’autres caractéristiques pouvant être attes-tées dans les manuscrits, sans qu’elles soient obligatoires ou générales :

– L’emploi de deux points sur le [h] final pour représenter la ta’ marbu†ah [ة]203

195 BL Add 14493, f. 181b : (�+� : مرض), (-�' : رضي), etc. 196 Ainsi on le trouve dans la grammaire de DAWUD, Kitab al-lum‘ah, p. 151. 197 Citons, parmi les premiers, BL Add 21580 (1518) ; BAV, Vat Ar 902 (1580), etc. 198 Par exemple, BL Rich 7176 (1683, nestorien), Cambridge Add 3286 (1704, chal-

déen), BL Add 25874 (1740, chaldéen). Un exemple rare d’une utilisation mixte des Òodeh / ∂ad est le manuscrit Berlin, Sachau 109 (1730, chaldéen).

199 Le catéchisme et la profession de foi publiés en 1580. 200 Le livre des Sab‘at Òalawat publié en 1584. 201 BL Rich 7209 (1560, jacobite), Cambridge Dd 10.10 (1561) ; Berlin Sachau 187

(1566, jacobite) ; BAV, Vat Ar 902 (1580, jacobite) ; BL, Harl 5512 (1549, jacobite) ; Cambridge Add 2005 (1579, jacobite) ; Cambridge Add 3280 (1607, jacobite) ; BL Rich 7206 (1681, jacobite) ; Cambridge Add 2004 (1703, jacobite) ; BL Rich 7207 (1732, jacobite) ; Cambridge 3277 Add (1790, jacobite), etc. Un exemple maronite de grande importance pour ce cas intermédiaire se trouve dans l’édition du Nouveau Testament faite par Nairon en 1703. Dans l’introduction de l’éditeur, le texte garshuni utilise le Òodeh pour le ∂ad alors que dans le texte de l’Évangile, qui est d’origine manuscrite plus ancienne, le garshuni utilise le †et pour le ∂ad.

202 BLACK, Rituale, p. 26. 203 L’un des plus anciens exemples est le manuscrit Birmingham, Mingana 22 (1527).

LE GARSHUNI 135

– La substitution du yud syriaque à l’alif maqsurah final : ila/الى/��� ; ‘ala/�2/علىL.

– L’assimilation de lam at-ta‘rif, l’article al-, devant les lettres solaires, surtout dans les manuscrits les plus anciens : as-sams (M�0�) au lieu de al-sams (M�(��).

– L’emploi de la sadda arabe.– L’usage du tanwin.– L’usage des accents arabes : ∂amma, fatÌa, kasra.– L’omission de la deuxième lettre dans les lam doublés : alah (N��)

au lieu de allah (N2��) ; alahut (�#O� ��) au lieu de al-lahut (�#O� 2��).

– L’emploi du yud à la place de la hamza kursi l-ya’ : ‘ayilatuhum (�O�� 2!�L) au lieu de ‘a’ilatuhum (�O�� .(L(ء�

– La présence flottante de la hamza finale : al-masa’ (ء)&���) ou al-masa ()&���) ; hula’ (ء) �#O), hulay (-� �#O) ou hula () �#O).

9. Le garshuni inversé

Cette expression désigne l’écriture du syriaque en caractères arabes. L’un des plus anciens témoins de cette tradition est le BL, Add. 17220, daté de 1237. À travers les folios de ce manuscrit, un lecteur, d’une main postérieure, a inséré la transcription arabe de quelques mots syriaques204.

À l’heure actuelle, prévaut au Liban une tendance similaire, comblant certains besoins de pratique pastorale, comme dans le missel maronite, par exemple, où paroles et chants syriaques sont transcrits en lettres arabes.

Conclusion

La relecture de l’histoire du garshuni révèle que les recherches effec-tuées sur le garshuni n’ont pas encore dit leur dernier mot. En effet, le garshuni n’affiche ni uniformité de signification ni conformité d’usage. Il fut utilisé par tous les chrétiens d’Orient de tradition syriaque (Mel-kites, Nestoriens, Chaldéens, Jacobites, Maronites), bien qu’il fût surtout répandu chez les Maronites et les Jacobites.

204 WRIGHT, BL, I, p. 134, qui en donne quelques exemples.

136 J. MOUKARZEL

À travers les siècles, l’orthographe du mot n’avait pas les mêmes pratiques ni dans la tradition manuscrite ni dans l’imprimerie. Partant, le plus ancien témoin, attesté et daté de 1516, opte pour l’utilisation de l’orthographe « garshuni », alors que dans l’histoire érudite, la plus ancienne attestation du mot est trouvée dans une lettre du patriarche maronite Etienne Douaihy, datée de 1673 où le mot est écrit « cars-ciune », et dans l’édition du Nouveau Testament faite en syriaque et gar-shuni par Fauste Nairon en 1703, où le mot est écrit avec une sourde [k], en arabe et en latin.

Quant aux définitions étymologiques du mot, elles sont multiples et diverses et relèvent toutes du domaine de l’hypothèse, allant de l’origine patronymique jusqu’à la localisation topographique, en passant par les définitions en rapport avec la langue arabe elle-même ou avec l’obligation d’écrire en arabe.

La fonction du garshuni est essentiellement pratique, même si elle reflète parfois l’aspect culturel ou national de la communauté chrétienne minoritaire.

Pour la date de parution du garshuni, elle n’a rien de définitif, et les recherches attendent l’identification de nouveaux manuscrits garshunis. C’est là qu’il faut distinguer les notices courtes (colophons, recettes, écri-tures marginales) dont la plus ancienne non datée pourrait remonter au IXe siècle (BL Add 14644, f. 94r), et celle portant une date à l’an 1030 (BAV Vat Syr 19). Le plus ancien manuscrit garshuni est daté de 1308 (une partie du BAV Borg Ar 135), alors que les manuscrits non datés remonteraient aux le Xe siècle. Les inscriptions garshunies sont beaucoup plus tardives. Les recherches actuelles en ont révélé l’existence au Liban depuis 1628, et en Iraq un an après.

S’il est vrai que le garshuni est un système de transcription, il n’a pas généré pour autant une grammaire détaillée mais de simples règles géné-rales adoptées par les copistes à travers les âges. Ainsi, le garshuni demeure totalement dépendant de la culture personnelle du copiste et de la tradition de sa communauté religieuse ou de son appartenance géographique.

En définitive, nous ne prétendons pas apporter de réponse exhaustive à l’ensemble des questions. En fait, un inventaire des manuscrits est encore loin d’être établi, vu la dissémination de bon nombre de textes garshunis dans la mêlée des textes syriaques. Si le garshuni semble sus-citer de nouveau un intérêt certain, notre contribution espère susciter la réalisation d’études ultérieures. À l’instar de l’Album qu’avait établi Hatch des manuscrits syriaques, un projet analogue pour le garshuni s’avère indispensable pour l’avancement des recherches en cours.

LE GARSHUNI 137

Abstract

This article addresses the Arabic-Syriac Garshuni (or karshuni) tradition in terms of spelling history, etymological evolution, function, chronology in the manuscript tradition and printed materials, inscriptions and typographic rules. The date of emergence of Garshuni is not definitive yet, as the identification of hitherto unknown Garshuni manuscripts is still to be expected. In this context, we should distinguish between the short reports (colophons, recipes, marginal writings) among which the most ancient and undated goes back to the 9th century (BL Add 14644, f. 94r) and a report which bears the date of 1030 (BAV Vat Syr 19). In fact, the most ancient Garshuni manuscript dates back to 1308 (a partof BAV Borg Ar 135), whereas the undated manuscripts could go back to the 10th century. As for the Garshuni inscriptions, they appeared much later. Current research revealed their existence in Lebanon since 1628, and in Iraq one year later. The first printed Garshuni documents are proven to have existed since 1539, but the entire texts did not appear until 1580.

PLATES 623

Pl. 1BL Add. 14644, fol. 94r

L’une des plus anciennes notes en garshuni (ca. IXe s.)(Avec la permission de la British Library).

624 PLATES

Pl. 2Université St.-Esprit, OLM 3178, fol. 24v

L’un des plus récents manuscrits en garshuni (Liban 1967)(Avec la permission de la bibliothèque de l’Université Saint-Esprit de Kaslik).