Quelques remarques sur la critique platonicienne des Mégariques

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(Groupe de travail étudiant sur le Sophiste, 19 mars 2015, Paris-Sorbonne) F. MARION QUELQUES REMARQUES SUR LA CRITIQUE PLATONICIENNE DES MÉGARIQUES (LECTURE DE SOPHISTE, 245E-249D) La rareté des témoignages et des fragments concernant l’Ecole de Mégare incite à être prudent sur l’attribution d’une thèse ou de sa critique, on ne peut, à vrai dire, que conjecturer, en raison d’une certaine vraisemblance, que tel passage de Platon ou d’Aristote vise les Mégariques (à l’exception bien sûr de Métaphysique, Θ, 3, chapitre au début duquel Aristote attaque nommément les Mégariques 1 ). Un autre problème exégétique de taille tient à la proximité sur certaines thèses, notamment sur la prédication, entre certains Mégariques, notamment Stilpon, et Antisthène. Malgré ces difficultés qui incitent à la précaution, il est possible de déceler chez Platon plusieurs passages qui visent soit Antisthène et les Mégariques, soit les Mégariques seulement ; et ce, dans au moins cinq dialogues, le Protagoras 2 , l’Euthydème 3 , le Parménide 4 , le Théétète 5 et le Sophiste 6 (certains passages de la République 7 et du Philèbe 8 ont également parfois été rapprochés des Mégariques). Tout d’abord, ce ne sont pas tous les Mégariques connus qui sont attaqués par Platon, mais les Mégariques de la première génération (ceux que Sedley 9 , à l’exception de Stilpon, ne range pas parmi les Dialecticiens), c’est-à-dire que sont exclus les deux Mégariques sur lesquels nous avons le plus de témoignages, Diodore Chronos et Stilpon, contemporains d’Aristote. Comme Platon et Antisthène, Euclide, le fondateur de la mouvance mégarique, était auditeur de Socrate, et Diogène Laërce nous apprend qu’il connaissait le poème de Parménide 10 . Ses disciples immédiats, sur lesquels nous sommes très peu informés, se nomment Ichtyas, Dioclide, Clinomaque, Eubulide et Bryson ; nous 1 ARISTOTE, Métaphysique, Θ, 3, 1046b29-30 2 PLATON, Protagoras, 329d ; 349b 3 PLATON, Euthydème, 283a-d 4 PLATON, Parménide, 130a-134e 5 PLATON, Théétète, 155b-c ; 190c-d 6 PLATON, Sophiste, 246b-252c 7 PLATON, République, V, 454a ; VI, 505b ; VII, 537e-539d 8 PLATON, Philèbe, 15d-17d 9 D. SEDLEY, « Diodorus Cronus and Hellenistic philosophy », in Proceedings of the Cambridge Philological Society, XXIII, 1977, p. 74-120 10 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 106

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(Groupe de travail étudiant sur le Sophiste, 19 mars 2015, Paris-Sorbonne)

F. MARION

QUELQUES REMARQUES SUR LA CRITIQUE PLATONICIENNE DES MÉGARIQUES

(LECTURE DE SOPHISTE, 245E-249D) La rareté des témoignages et des fragments concernant l’Ecole de Mégare incite à être prudent sur l’attribution d’une thèse ou de sa critique, on ne peut, à vrai dire, que conjecturer, en raison d’une certaine vraisemblance, que tel passage de Platon ou d’Aristote vise les Mégariques (à l’exception bien sûr de Métaphysique, Θ, 3, chapitre au début duquel Aristote attaque nommément les Mégariques1). Un autre problème exégétique de taille tient à la proximité sur certaines thèses, notamment sur la prédication, entre certains Mégariques, notamment Stilpon, et Antisthène. Malgré ces difficultés qui incitent à la précaution, il est possible de déceler chez Platon plusieurs passages qui visent soit Antisthène et les Mégariques, soit les Mégariques seulement ; et ce, dans au moins cinq dialogues, le Protagoras2, l’Euthydème3, le Parménide4, le Théétète5 et le Sophiste6 (certains passages de la République7 et du Philèbe8 ont également parfois été rapprochés des Mégariques). Tout d’abord, ce ne sont pas tous les Mégariques connus qui sont attaqués par Platon, mais les Mégariques de la première génération (ceux que Sedley9, à l’exception de Stilpon, ne range pas parmi les Dialecticiens), c’est-à-dire que sont exclus les deux Mégariques sur lesquels nous avons le plus de témoignages, Diodore Chronos et Stilpon, contemporains d’Aristote. Comme Platon et Antisthène, Euclide, le fondateur de la mouvance mégarique, était auditeur de Socrate, et Diogène Laërce nous apprend qu’il connaissait le poème de Parménide10. Ses disciples immédiats, sur lesquels nous sommes très peu informés, se nomment Ichtyas, Dioclide, Clinomaque, Eubulide et Bryson ; nous

1 ARISTOTE, Métaphysique, Θ, 3, 1046b29-30 2 PLATON, Protagoras, 329d ; 349b 3 PLATON, Euthydème, 283a-d 4 PLATON, Parménide, 130a-134e 5 PLATON, Théétète, 155b-c ; 190c-d 6 PLATON, Sophiste, 246b-252c 7 PLATON, République, V, 454a ; VI, 505b ; VII, 537e-539d 8 PLATON, Philèbe, 15d-17d 9 D. SEDLEY, « Diodorus Cronus and Hellenistic philosophy », in Proceedings of the Cambridge Philological

Society, XXIII, 1977, p. 74-120 10 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 106

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connaissons ces deux derniers parce qu’Aristote résout plusieurs de leurs sophismes dans les Réfutations sophistiques1 (par exemple, Eubulide est l’auteur du célèbre Menteur). Les Mégariques visés par Platon ne peuvent donc qu’être ce petit cénacle entourant Euclide dont nous ne savons pas non plus grand-chose. Les disciples d’Euclide sont souvent présentés comme des dialecticiens2 et des éristiques, voire comme des sophistes3. A noter qu’Euclide n’est mentionné qu’à deux endroits dans le corpus platonicien : dans le prologue du Théétète lorsqu’il rencontre son ami Terpsion et l’invite à ouïr avec lui sa retranscription d’un entretien entre Socrate, Théodore et Théétète4 ; et dans le Phédon où on nous apprend qu’Euclide et Terpsion étaient venus exprès de Mégare pour assister au dernier entretien de Socrate5. Le même Euclide n’est mentionné chez Aristote qu’à une reprise, dans la Poétique6, encore qu’il y ait débat sur la dénotation exacte de cette mention. La tradition veut qu’après la mort de Socrate, ses disciples – parmi lesquels Platon – quittèrent Athènes pour se réfugier à Mégare, et qu’Euclide les hébergea7 ; mais en vérité, il est hautement improbable que les disciples de Socrate aient été menacés après sa mort, de sorte qu’il faille plutôt déceler dans ce voyage et sans exagération aucune le fait que Platon et Euclide entretenaient des liens d’amitié. Bien entendu, une telle relation personnelle induit à s’interroger sur les relations qu’entretiennent entre elles les doctrines mégarique et platonicienne, tâche rendue difficile par la faiblesse de nos sources (Cicéron dit toutefois des Mégariques qu’ils « tiennent beaucoup de Platon »8). La méthode la moins discutable est sans doute de chercher chez Platon une discussion des thèses soutenues par son ami Euclide, or – si l’on trouve ici et là quelques indices d’une influence mégarique et si je considère que l’Euthydème tout entier est dirigé, entre autres, contre les dialecticiens de Mégare9 (Diogène Laërce était déjà de cet avis1),

1 ARISTOTE, Réfutations sophistiques, 11, 171b3-22 ; 171b34-172a7 ; 24, 179a25-b33 ; 25, 180b2-7 2 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 98 ; 106 ; IV, 36 / Souda, s. v. «

Sôkratès » ; « Eucleidès » / STRABON, Géographie, XII, 4, 9 ; XIV, 2, 21 ; XVII, 3, 22 / PLUTARQUE, Vitae decem oratorum, VIII, 845c / APULÉE, Apologia, 15, 8-9 / ATHÉNÉE, Les Deipnosophistes, X, 437d-e ; XV, 696e-f, etc. 3 ANONYME, Commentaire sur le Théétète de Platon, coll. III, 50-IV, 3 / PLUTARQUE, De vitioso pudore,

18, 536a-b / NUMENIUS, in EUSÈBE, Praeparatio Evangelica, XIV, 5, 11-14 / ARISTOTE, Histoire des animaux, VI, 5, 563a7 ; IX, 11, 615a10 ; Réfutations sophistiques, 11, 171b3-22 / PSEUDO-ALEXANDRE

D’APHRODISE, Commentaire sur les Réfutations sophistiques d’Aeistote, 90, 10-21 / DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 76-77 / ALEXANDRE D’APHRODISE, Commentaires sur la Métaphysique d’Aristote, 84, 16-21 4 PLATON, Théétète, 142a-143b (Sur ce prologue : D. HENNE, L’école de Mégare, Paris, 1843, p. 47-52 /

T. AUFFRET, M. RASHED, « Observations sur le prologue du Théétète », Paris, 2015, en cours de parution) 5 PLATON, Phédon, 59b-c 6 ARISTOTE, Poétique, 22, 1458b5-11 7 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 106 ; III, 6 8 CICERON, Premiers Académiques, II, LXII, 129 9 Je ne m’étendrai pas sur l’importance de ce magnifique dialogue dont les interrogations préfigurent, à

mes yeux, les préoccupations du Théétète et du Sophiste, de sorte qu’il soit dans le Corpus comme un point nodal. Sur l’Euthydème et les Mégariques : R. S. W. HAWTREY, Commentary on Plato’s Euthydemus, American Philosophical Society, 1981, p. 28-30 ; 37 ; 114 ; 187 / L.-A. DORION, « Euthydème et

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Dionysodore et Euthydème2 étant pour ainsi dire des caricatures d’Euclide3, d’Antisthène et de leurs familiers (Socrate se moquait déjà de l’amour de la controverse qui animait Euclide4 ; Platon nous dit en outre que Dionysodore et Euthydème sont originaires de Chios et qu’ils ont ensuite, peut-être suite à la crise égéenne due à la révolte de Samos en 440-439, émigrés à Thurium, colonie panhéllenique récemment fondée5, avant d’en être expulsés et de vivre dans les environs d’Athènes6 c’est-à-dire, pourquoi pas, dans la cité voisine de Mégare ; or Diogène Laërce nous apprend que Clinomaque, disciple d’Euclide et maître de Bryson7, Clinomaque qui fut le premier à écrire sur la dialectique, était précisément originaire de Thurium8, c’est en sus à partir de Clinomaque qu’on se mit à appeler les Mégariques « Dialecticiens »9, je ne pense pas qu’il s’agisse là d’une coïncidence10, d’autant plus que Speusippe, successeur de Platon, écrivit un dialogue intitulé Clinomaque11 ; l’on peut toutefois objecter à pareil rapprochement le fait que dans les Nuées, représentée en 423, Aristophane fasse dire à Socrate : « c’est que tu ignores, par Zeus, que <les Nuées> repaissent un tas de sophistes,

Dionysodore sont-ils des Mégariques ? », in T. ROBINSON, L. BRISSON (éds.), Plato. Euthydemus, Lysis, Charmides. Proceedings of the V Symposium Platonicum, Sankt Augustin, 2000, p. 35-50 / M. GARDELLA, « Conflictos socráticos en el Eutidemo : la crítica platónica a la dialéctica megárica », in Argos. Revista de la Asociación Argentina de Estudios Clásicos, vol. 36, 1, 2014, p. 47-67 1 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 30 2 Bien qu’Euthydème apparaisse dans le Cratyle (386d) et que des sophismes lui soient attribués par

Aristote (Réfutations sophistiques, 20, 177b12-26 ; Rhétorique, II, 24, 1401a24-32), qu’Euthydème et Dionysodore soient mentionnés par Sextus Empiricus (Adversus Mathematicos, VII, 13) et que Dionysodore apparaisse chez Xénophon (Mémorables, I, 2, 29-30 ; III, 1, 1 ; IV, 2, 1), je persiste à voir en eux des constructions fictives, ne serait-ce que parce que l’on connaît d’autres Euthydème (Banquet, 222b) et d’autres Dionysodore, par exemple le mathématicien de Caunos contemporain d’Eudème. J’aurais envie d’avancer que Platon joue sur deux niveaux, la dramaturgie comique qui rapproche l’Euthydème des Nuées, pièce dans laquelle Aristophane attaque des sophistes « dialecticiens » en mettant en scène un Socrate qui n’a rien à voir avec l’historique ; et la critique des Socratiques « corrompus » que sont pour lui Antisthène et les Mégariques : Euthydème et Dionysodore, dans ce dialogue, seraient dès lors aussi véridiques que le Socrate des Nuées. 3 L.-A. DORION (éd.), Aristote. Réfutations sophistiques, Vrin, 1995, p. 36 4 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 30 (voir : II, 107) 5 V. EHRENBERG, « The Foundation of Thourioi », in American Journal of Philology, LXIX, 1948, p. 149-

170 6 PLATON, Euthydème, 271c (sur la question biographique, voir notamment : L. A. POST, « Plato’s

Euthydemus and Lysias », in The Classical Weekly, XIX, 1925, p. 29-31 et sa critique : R. S. W. HAWTREY, Commentary on Plato’s Euthydemus, American Philosophical Society, 1981, p. 196-198) 7 Souda, s. v. « Pyrrhon » 8 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 112 9 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, I, 19 (en II, 106, Diogène affirme

toutefois que cette appellation est due au magistère de Denys de Chalcédoine) / Souda, s. v. « Sôkrátês » 10 Par ailleurs, Sedley a jadis suggéré que l’Etranger d’Elée dont parle Platon n’est autre que ce

Clinomaque de Thurium : D. SEDLEY, « Diodorus Cronus and Hellenistic philosophy », in Proceedings of the Cambridge Philological Society, XXIII, 1977, p. 76, n. 18 11 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, IV, 4

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devins de Thurium, etc. »1, mais il est tout aussi spéculatif, malgré l’aspect indubitablement comique du dialogue et l’estime dans laquelle – selon le témoignage du Banquet – le philosophe tenait le poète, de considérer que Platon construise sa biographie des deux sophistes en se référant à Aristophane, et ce bien que pareille conjecture soit assurément séduisante ; en outre, les deux hypothèses ne s’excluent pas, il se pourrait très bien que Platon ait à l’esprit quand il rédige son dialogue et les adversaires socratiques que sont Antisthène et Euclide et la comédie d’Aristophane2) – c’est dans le Sophiste qu’il semble que l’on doive chercher la critique platonicienne du mégarisme. Les Amis des Idées : quelle école historique ? Cela appelle derechef de résoudre une difficulté exégétique : si l’on a identifié avec plus ou moins de bonheur les Nés de la Terre avec les Abdéritains3, Antisthène4 ou Aristippe5, la question de l’identité des « Amis des Idées » dont nous parle Platon est autrement brûlante. Plusieurs hypothèses ont été avancées : 1) certains ont défendu l’idée qu’il s’agirait de Pythagoriciens tardifs6, 2) d’autres d’Académiciens attardés défendant l’idéalisme platonicien de la première période7, 3) d’autres encore qu’il s’agissait de Platon lui-même qui corrigerait ses anciennes opinions8, 4) d’autres Speusippe et ses familiers9, 5) d’autres encore des Eléates, 6) enfin avec un bonheur variable certains ont défendu l’opinion selon laquelle il s’agirait des Mégariques10. Pour ma part, je suis convaincu que ces derniers ont raison (la longue et impeccable discussion de Henne m’a persuadé11), mais il est vrai que, comme tout esprit borné, j’ai une forte tendance à défendre vaille que vaille ma chapelle : parmi les scholarques, les partisans d’une identification mégarique notables portent, hormis Henne, les noms de Schleiermacher, Zeller12, Maier13, Robin14, Aubenque1 et

1 ARISTOPHANE, Nuées, 331-332 (voir : M. CANTO, L’intrigue philosophique. Essai sur l’Euthydème de

Platon, Les Belles Lettres, 1987, p. 58 ; 104-105) 2 Aristophane place en effet dans la bouche de Phidippide l’expression « Fils de la terre » pour qualifier

les disciples du Parloir : ARISTOPHANE, Nuées, 853 3 Campbell, Schleiermacher, Brandis, Hermann, Hirzel, Bonitz, Gomperz 4 Dümmler, Natorp, Zeller, Campbell 5 Schleiermacher, Brandis, Hermann, Hirzel, Bonitz 6 J. BURNET, Greek Philosophy, MacmIlan, 1914, I, p. 91 7 P. NATORP, Platos Ideelehre : Eine Einführung in den Idealismus, Leipzig, 1903,p. 284 / L. CAMPBELL

(éd.), The Sophistes and Politicus of Plato, Oxford Clarendon Press, 1867, p. 125, n. 4 8 T. GOMPERZ, Griechische Denker – Eine Geschichte der antiken Philosophie, II, 1902, p. 596 / W.

LUTOSLAWSKI, The Origins and Growth of Plato’s Logic, Longmans Green & Co, 1897, p. 424 / C. RITTER, Neue Untersuchungen über Plato, Stuttgart, 1888, p. 33 9 J. EBERZ, « Die Tendenzen der platonischen Dialoge Theätet, Sophistes, Politikos, », in Archiv für

Geschichte der Philosophie, XXII, 2, p. 252-263 10 A. DIÈS (éd.), Platon. Sophiste, Les Belles Lettres, 1925, p. 292, n. 1 11 D. HENNE, L’école de Mégare, Paris, 1843, p. 84-135 12 E. ZELLER, La philosophie des Grecs considérée dans son développement historique (1859), III, Paris, 1884, p.

252-255 13 H. MAIER, Die Syllogistik des Aristoteles, II, 2, Tübingen, 1900, p. 4, n. 3 14 L. ROBIN, La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique (1923), A. Michel, 1973, p. 193

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Muller2, ses adversaires de Schmid3, Gillespie4, Levi5, von Fritz6 et Ross7. Pour appuyer l’identification des Amis des Idées et des Mégariques, l’on peut avancer les arguments suivants : premièrement les thèses présentées par Platon dans le dialogue sont toutes aisément identifiables, nous n’avons aucune difficulté à reconnaître dans les « muses d’Ionie, puis de Sicile »8 l’empreinte d’Héraclite (que le Banquet cite alors qu’il est question de musique9) et d’Empédocle, en outre à plusieurs reprises Platon désigne nommément les Eléates et Xénophane10 ; deuxièmement il est quelque peu saugrenu de voir, comme le fait Ritter11, dans les Amis des Idées une secte qui nous serait totalement inconnue et qui livrerait « un combat de géant »12 et une « lutte interminable »13, certes nous avons peu de témoignages sur l’écrasante majorité des philosophes antiques, mais il est peu vraisemblable qu’une école de cette importance mentionnée dans un tel dialogue soit passée entièrement inaperçue ; troisièmement, Aristote nous dit que Socrate fut le premier à concevoir des analogues des Formes14, de sorte qu’il ne puisse s’agir ici d’une école ancienne, d’autant plus que le jeune Théétète avoue être familier de la polémique qui les oppose aux Nés de la Terre15, ce qui implique que ces Amis des Idées sont soit des Platoniciens retardataires, soit des Pythagoriciens, soit des Mégariques ; quatrièmement, puisque le Sophiste est dramatiquement la suite du Théétète et que ce dernier débute par une conversation entre Euclide et Terpsion, cela avantage sans doute l’hypothèse mégarique, de même que le ton conciliant et relativement amical que prend Platon quand il désigne les Amis des Idées, ton qui contraste avec les railleries dont il est coutumier et peut être justifié par l’amitié qu’il entretenait avec Euclide. En dehors de ces arguments historiques, l’on peut également défendre l’hypothèse mégarique en arguant de l’accord doctrinal évident entre les thèses des Amis des Idées et les renseignements que l’on tire des rares fragments qui nous sont parvenus sur l’école de Mégare : comme les Amis des Idées, les Mégariques, selon Aristoclès, se méfient de la

1 P. AUBENQUE, Le problème de l’être chez Aristote (1962), puf, 1972, p. 145, n. 2 2 R. MULLER, Introduction à la pensée des Mégariques, Vrin, 1988, p. 93-100 3 E. SCHMID, Die Megariker, Freiburg, 1915, p. 19-31 4 C. M. GILLESPIE, « On the Megarians », in Archiv für Geschichte der Philosophie, XXIV, 1911, p. 218-

241 5 A. LEVI, « Le dottrine filosofiche della scuola di Megara », in Rendiconti della Reale Accademia Nazionale

dei Lincei, série VI, vol. VIII, fasc. 5-6, 1932, p. 468, n. 1 6 K. VON FRITZ, art. « Megariker », in Paulys Realenzyklopädie, Suppl. V, col. 717-718 7 W. D. ROSS, Plato’s Theory of Ideas, Oxford Clarendon Press, 1951, p. 105-107 8 PLATON, Sophiste, 242d (voir : 252b) 9 PLATON, Banquet, 187a 10 PLATON, Sophiste, 242d 11 H. RITTER, « Bemerkung über die Philosophie der Megarischen », in Rheinisches Museum, 2ème

année, III, 1828, p. 295-335 12 PLATON, Sophiste, 246a 13 PLATON, Sophiste, 246c 14 ARISTOTE, Métaphysique, A, 6, 987b1-7 ; M, 4, 1078b9-25 15 PLATON, Sophiste, 246b

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sensation, nient l’altérité et le mouvement1 (comme le leur reproche Aristote2) ; ils défendent également l’incommunicabilité des étants, puisque d’une part, comme le rapporte Cicéron, « ils disaient que seul est bien ce qui est un, toujours semblable et toujours identique à soi »3 et d’autre part, comme le rapporte ironiquement Simplicius, « les philosophes qu’on appelle Mégariques, prenant pour un principe évident que les choses dont les définitions sont différentes sont différentes, et que les choses différentes sont séparées les unes des autres, semblaient démontrer que chaque chose est séparée d’elle-même »4. Par ailleurs, quand Platon dit des Amis des Idées qu’ils brisent et émiettent les corps des matérialistes (κατά σμικρά

διαθραύοντες ἐν τοίς λόγοις) et n’y voient qu’un mobile devenir (γένεσις ἀντ’

οὐσίας φερομένην)5, on peut y voir une allusion à une sorte d’atomisme qui n’est pas tout à fait étranger aux Mégariques : Diodore Chronos est en effet connu pour sa défense des indivisibles6, l’analyse rationnelle des choses perçues devant

pour lui aboutir aux άμερῆ, dont Denys d’Alexandrie nous dit qu’ils sont les « éléments indivisibles dont toutes choses sont constituées et en lesquels elles se

dissolvent (ἐξ ὦ ἀδιαιρέτων ὄντων συντίθεται τά πάντα καὶ είς ἅ διαλύεται) »7 ; rien n’atteste cependant que cet atomisme ait été professé avant Diodore dans l’entourage d’Euclide, sinon l’usage dialectique courant des arguments du type « Sorite » qui réduisent par le raisonnement jusqu’à l’indivisible8. A cette identification, on peut toutefois faire l’objection suivante. Diogène Laërce nous enseigne qu’« extrêmement habile dans l’art de la controverse, Stilpon

allait jusqu’à supprimer les idées (ἀνῄρει καὶ τὰ εἴδη) : il prétendait que celui qui dit homme ne dit aucun homme ; car il ne dit ni celui-ci ni celui-là ; pourquoi en effet serait-ce celui-ci plutôt que celui-là ? Ce n’est donc pas celui-ci. Et encore : le légume, ce n’est pas tel légume que vous me montrez ; car le légume était déjà dix mille ans auparavant ; ceci n’est donc pas le légume »9. Si Stilpon, disciple d’Euclide par l’intermédiaire de Trasymarque (disciple d’Ichtyas)10 et de Pasiclès

1 ARISTOCLÈS, in EUSÈBE, Préparation évangélique, XIV, 17, 1 2 ARISTOTE, Métaphysique, Θ, 3, 1047b12-14 3 CICERON, Premiers Académiques, II, LXII, 129 4 SIMPLICIUS, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 120, 12-17 5 PLATON, Sophiste, 246b-c 6 DENYS D’ALEXANDRIE, in EUSÈBE, Praeparatio Evangelica, XIV, 23, 4 / AETIUS, Placita

Philosophorum, I, 3, 27 ; 13, 3 / CHALCIDIUS, Commentaire sur le Timée de Platon, 203 ; 279 / PSEUDO-CLÉMENT, Recognitiones, in B. REHM, F. PASCHKE, Die Griechischen Christlichen Schrifsteller, vol. 51, Berlin, 1965, VIII, 15, p. 225, 18-19 / SEXTUS EMPIRICUS, Hypotyposes pyrrhoniennes, III, 32 ; Adversus Mathematicos, IX, 363 / PSEUDO-GALIEN, Historia philosophica, in H. DIELS (éd.), Doxographi graeci, Berlin, 1879, 18, p. 611, 1-2 / ALEXANDRE D’APHRODISE, Commentaire sur le De sensu d’Aristote, 122, 21-23 ; 172, 28-173, 1 / SIMPLICIUS, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 926, 19-21 7 DENYS D’ALEXANDRIE, in EUSÈBE, Praeparatio Evangelica, XIV, 23, 4 8 SEXTUS EMPIRICUS, Adversus Mathematicos, X, 112-117 / DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences

des philosophes illustres, II, 108 9 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 119 10 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 113

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(disciple de Dioclide)1, rejette les Formes, alors comment pourrait-on identifier les Amis des Idées et les Mégariques ? Mais, pourrait-on rétorquer, ce passage de Diogène Laërce n’implique pas nécessairement un rejet de l’universel, il peut

impliquer avec autant de succès le rejet de la participation et de l’εἶδος telle qu’elle est conçue à l’Académie alors dirigée par Xénocrate. Hegel note à raison que si Stilpon ne reconnaît pas l’universel et rejette les formes, alors on a bien du mal à s’expliquer pourquoi il recherche un légume éternel et pourquoi il dit « qui dit homme ne désigne personne » en lieu et place de « qui dit homme ne dit rien », objection nominaliste qui serait plus en accord avec un franc refus de l’idéalisme2. Ce refus de la participation, telle que celle-ci appert dans certains dialogues de Platon, est par ailleurs avérée chez d’autres Mégariques, Alexandre d’Aphrodise nous présente ainsi un « Troisième homme » dû à Polyxène3 ; et certains interprètes, comme Maier4 et Robin5, n’ont pas hésité à voir dans les objections du Parménide à l’encontre de la participation6 une reprise des arguments qu’Euclide opposait au premier idéalisme de Platon. Bref, il ne semble pas que le texte de Diogène Laërce puisse rendre incompatible les opinions que Platon attribue aux Amis des Idées et les thèses mégariques qui nous sont connues. Reste qu’il ne s’agit que d’indices allant dans le sens d’une identification mégarique, l’hypothèse antisthénienne possède elle-aussi certains attraits. D’une part, l’on trouve dans l’Euthydème des éléments qui se rattachent à Antisthène sans qu’on puisse prêter ces opinions aux Mégariques ; ainsi Diogène Laërce nous dit qu’Antisthène, à l’instar de Protagoras, niait que l’on puisse se contredire et dire faux7, le doxographe rapproche explicitement ces deux opinions de l’Euthydème8. Or pareille thèse ne paraît pas avoir été défendue par les Mégariques. D’autre part, l’Etranger s’écrie après avoir rappelé le fait de la prédication (c’est-à-dire : on peut désigner par une pluralité de noms une même chose) : « et ce fut, je crois, pour nous l’occasion de préparer un régal, aussi bien aux novices qu’à ceux des vieillards qui sont tard venus à l’étude ! »9 ; or Aristote nous dit, dans la Métaphysique, qu’Antisthène était peu éduqué10 et refusait la prédication non-analytique11 (Aristote nous dit également qu’il considérait la contradiction imprononçable), de sorte que le parallèle conduise à identifier ces « vieillards » avec les habitués du Cynosarge. En outre, dans l’Euthydème, Dionysodore et Euthydème avouent à Socrate s’être mis tardivement à enseigner leur art

1 Souda, s. v. « Στίλπων », σ 1114 2 G. W. F. HEGEL, Leçons sur l’histoire de la philosophie, I, I, 2, C, 1 (Vrin, II, 1971, p. 355-356) 3 ALEXANDRE D’APHRODISE, Commentaires sur la Métaphysique d’Aristote, 84, 16-21 4 H. MAIER, Die Syllogistik des Aristoteles, II, 2, Tübingen, 1900, p. 5 5 L. ROBIN, La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique (1923), A. Michel, 1973, p. 193 6 PLATON, Parménide, 130a-134e 7 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, III, 35 ; IX, 53 8 PLATON, Euthydème, 285d-286b et 283e-284c 9 PLATON, Sophiste, 251b-c 10 ARISTOTE, Métaphysique, H, 3, 1043b23-27 11 ARISTOTE, Métaphysique, Δ, 29, 1024b32-34 (voir : ALEXANDRE D’APHRODISE, Commentaire sur la

Métaphysique d’Aristote, 434, 25-435, 19)

Quelques remarques sur Sophiste, 245e-249d 8

dialectique1, de sorte qu’on pourrait à rebours penser que dans le Sophiste Platon fait une allusion à l’Euthydème dont les thématiques préfigurent aussi bien celles du Théétète que celles du Sophiste. En sus, la théorie antisthénienne de la définition peut conduire, dans une perspective socratique, à admettre une pluralité de formes incommunicables, même s’il est invraisemblable qu’Antisthène lui-même ait soutenu pareille théorie, puisqu’il rétorquait justement à Platon que s’il voyait bien le cheval il ne voyait pas la chevaléité2 ; bien qu’il soit également attesté qu’il fut l’un des premiers à définir, dans une perspective rhétorique (Antisthène était disciple de Gorgias et professeur de rhétorique avant d’être auditeur de Socrate3), le λόγος comme « ce qui exprime ce qu’était ou ce qu’est telle chose »4. Je ne veux pas dire que les Amis des Idées sont des intimes d’Antisthène, mais pareille suggestion ne peut sans doute être rejetée d’un revers de main ; de fait, outre les Mégariques, c’est là l’hypothèse la plus probable, quoiqu’elle ne soit, à ma connaissance, jamais avancée. On pourrait songer que ces familiers du Cynosarge sont des transfuges de l’Académie ou d’anciens auditeurs de Socrate séduits par la verve d’Antisthène, incapables néanmoins de choisir entre le proto-cynisme de ce dernier et les suggestions ontologiques de la recherche socratique de la définition, la gigantomachie qu’évoque l’Etranger et dont Théétète semble familier serait, dans cette éventualité, une lutte scolaire se jouant à l’extérieur de l’Académie, dans le gymnase des bâtards. La critique platonicienne des Mégariques (248a-249d), Introduction. Admettons que les Mégariques soient les Amis des Idées dont nous parle le Sophiste, voici les six thèses que l’on peut leur attribuer : 1) la séparation et l’étanchéité entre l’être et le devenir5 ; 2) affirmation que l’être est intelligible tandis que le sensible n’est que devenir6 ; 3) pluralité7 des étants intelligibles gardant entre eux les mêmes rapports8, c’est-à-dire immuabilité de l’être9 ; 4) L’être est connaissable au moyen de la partie rationnelle de l’âme, le devenir par le corps au moyen de la sensation10 ; 5) refus de définir l’être comme puissance11 et 6) incommunicabilité des genres, c’est-à-dire refus de la participation mutuelle des idées et refus de la participation entre l’être et le devenir12. Aucune de ces thèses n’entre en conflit, comme nous l’avons vu, avec ce que nous savons des fins dialecticiens de Mégare.

1 PLATON, Euthydème, 273d-274a 2 SIMPLICIUS, Commentaire sur les Catégories d’Aristote, 208, 28-32 / AMMONIUS, Commentaire sur

l’Isagoge de Porphyre, 40, 6 3 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, VI, 1 4 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, VI, 3 5 PLATON, Sophiste, 248a 6 PLATON, Sophiste, 246b-c 7 PLATON, Sophiste, 249c 8 PLATON, Sophiste, 248a ; 252a 9 PLATON, Sophiste, 248d-249d 10 PLATON, Sophiste, 248a 11 PLATON, Sophiste, 248c 12 PLATON, Sophiste, 251d (sur les modalités de la participation : 253d-e)

Quelques remarques sur Sophiste, 245e-249d 9

Platon, dans le Sophiste, réfute d’abord la thèse 3 en usant de 4, mais il a besoin pour cela de poser la négation de 5, ce qu’il fait en admettant que si 4 est vrai alors 5 doit être faux1. Le procédé n’est pas en lui-même complexe, mais on peut légitiment soupçonner une pétition de principe. Ensuite, il essaie de réfuter 4 au moyen de 1 et 22 ; il est intéressant de noter que Platon3 accepte la thèse 4 et doit dès lors soit rejeter 1 soit rejeter 2 ; c’est la thèse 1 qu’il abandonne, puisqu’il introduit la participation du devenir à l’être et les μάθηματα, intermédiaires entre les Idées et le sensible. Il réfute certes plus loin la thèse 64, mais son argumentation est peu satisfaisante si elle s’adresse à d’authentiques partisans du mégarisme (puisqu’il est peu probable qu’ils considèrent l’être comme étant une forme ou un genre ; en cela ils ne prêtent pas le flanc aux critiques d’Aristote à l’encontre de l’être-genre univoque platonicien), elle pointe toutefois une difficulté dont les Mégariques ne peuvent se dépêtrer, et ce bien qu’il semble que ce soit les familiers d’Antisthène qui soient visés5 (de fait, si Antisthène refuse la pluralité des noms pour un étant un6, Euclide admet qu’un étant – le Bien ou la vertu par exemple – puisse avoir plusieurs noms7) : leur usage du langage, fait de liaisons syntaxiques, est inadéquat pour dire l’être tel qu’ils le conçoivent8, tout comme il est inadéquat pour les Héraclitéens car le vocabulaire suppose de fixer dans le langage quelque chose de mouvant, raison pour laquelle Cratyle eut raison de faire vœu de silence afin d’être cohérent avec les thèses qu’il défendait9 – par nature, pourrait-on dire, tout langage, parce qu’il suppose une grammaire et une syntaxe, est condamné à ne pouvoir exprimer une ontologie qui se résume à un vocabulaire et qui ne tolère que des jugements analytiques10. Je m’attacherai donc à discuter brièvement la réfutation de l’immutabilité relationnelle des étants intelligibles, non à celle de l’incommunicabilité des genres. Premier Argument (248a-e). L’Etranger, après avoir présenté les opinions des Amis des Idées, commence sa réfutation en disant « mais quoi ? Le fait de connaître ou celui d’être connu, est-ce, à votre dire, action ? ou bien est-ce passion ? ou bien chacun est-il l’un et l’autre ensemble ? ou bien l’un est-il passion, tandis que c’est l’inverse pour l’autre ? ou bien ni l’un ni l’autre ne participe-t-il ni de l’une ni de l’autre ? »11 ; hormis la dernière alternative, toutes supposent que l’être soit une puissance d’agir ou de pâtir, autrement dit que ce qui est soit parce qu’il pâtit ou

1 PLATON, Sophiste, 248a-e 2 PLATON, Sophiste, 248e-249d 3 PLATON, Timée, 28a ; République, V, 475e-480a ; Phédon, 74a-75b 4 PLATON, Sophiste, 251e-252d 5 D. HENNE, L’école de Mégare, Paris, 1843, p. 124-127 6 ARISTOTE, Métaphysique, H, 3, 1043b23-27 7 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 106 ; VII, 161 8 PLATON, Sophiste, 252b-c (voir : 259e-260a) 9 ARISTOTE, Métaphysique, Γ, 5, 1010a7-15 10 PLUTARQUE, Adversus Colotem, 22, 1119c-d ; 23, 1120a-b 11 PLATON, Sophiste, 248d

Quelques remarques sur Sophiste, 245e-249d 10

parce qu’il agit. C’est-à-dire qu’elles supposent la négation de la thèse 5. Théétète, ayant le rôle de défendeur, rétorque donc à l’Etranger : « ni l’un ni l’autre, c’est clair, ni de l’une ni de l’autre »1, afin de ne pas contrevenir à la thèse 5, comme le signale l’Etranger, admettre que dans la connaissance de l’intelligible il y ait soit passion soit action contredirait les propriétés que les Amis des Idées lui accordent : « ils contrediraient en effet leur précédente affirmation »2. Mais, remarque alors l’Etranger, si connaître l’êtant intelligible ne suppose ni action ni passion, alors qu’est-ce que la connaissance ? Pour lui, en effet, il paraît évident que « s’il est vrai que connaître doive être agir de quelque manière, il en résulte d’autre part forcément qu’être connu, ce soit pâtir. Dès lors, la substance, étant connue par la connaissance, je vois que, pour autant qu’elle est connue, pour autant elle est en mouvement du fait qu’elle pâtit, alors que, disons-nous, pâtir ne peut avoir lieu à l’égard de ce qui est en repos »3, de sorte que si la thèse 4 est vraie, alors la thèse 5 est fausse, et la 3 l’est aussi : on ne peut avoir d’une part connaissance sans qu’il y ait puissance d’agir ou de pâtir, de sorte que la connaissance implique la passion du connu et l’action du connaissant ; dès lors les Idées, si elles sont connaissables, doivent être en mouvement et ne pas conserver toujours les mêmes rapports. Il est manifeste que le nœud de l’argument de Platon consiste dans la définition de la connaissance comme mouvement, ce que ne peuvent que refuser les Mégariques, et ce que refuse également Aristote pour lequel la connaissance est une relation qui n’affecte pas l’être du connu4. La question que Platon adresse aux Mégariques est donc d’une simplicité déconcertante : qu’est-ce que la connaissance ? Autrement dit, il demande aux partisans d’Euclide de résoudre les apories du Théétète, mais cela ne repose-t-il pas sur une pétition de principe : la conception de la connaissance comme mouvement ? De fait, cela montre une fois de plus, s’il en était besoin, l’unité entre le Théétète et le Sophiste. Les offuscations de l’Etranger qui suivent ce raisonnement (« Par Zeus ! Nous laisserions-nous si facilement convaincre que le mouvement, la vie, l’âme, la pensée, n’ont réellement point de place au sein de l’être universel, qu’il ne vit ni ne pense, et que, solennel et sacré, vide d’intellect, il reste là, planté, sans pouvoir bouger ? »)5 ne sont donc fondées en dernier ressort que sur une épistémologie que les Mégariques ne pouvaient que refuser. Or nous ne possédons aucun fragment nous renseignant sur une épistémologie mégarique, si ce n’est qu’on peut déceler dans leur usage volontiers ludique et éristique6 de la dialectique et leur souci de mettre au jour les contradictions à l’œuvre dans le devenir, une sorte de détermination par négation de l’être : la gnoséologie

1 PLATON, Sophiste, 248d 2 PLATON, Sophiste, 248d 3 PLATON, Sophiste, 248d-e 4 ARISTOTE, Catégories, 7, 6b28-36 ; 7b22-8a12 5 PLATON, Sophiste, 248e-249a 6 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 30 ; 106-109 / SEXTUS

EMPIRICUS, Adversus Mathematicos, IX, 104 ; 108 / Souda, s. v. « Eucleidès » ; « Sôkratès » / PSEUDO-GALIEN, Historia philosophica, in H. DIELS (éd.), Doxographi graeci, Berlin, 1879, 7, p. 604, 15-16

Quelques remarques sur Sophiste, 245e-249d 11

mégarique tient davantage de l’élenctique que de la maïeutique, cette dernière requérant d’une façon ou d’une autre une relation entre la multiplicité sensible et les unités isolées de l’intelligible. En ce sens Sénèque a vu juste quand il écrit qu’à l’instar des Pyrrhoniens et de la Moyenne-Académie, les Mégariques « introduisirent une science nouvelle : ne rien savoir »1. Revenons succinctement sur la définition de l’être comme puissance de pâtir et d’agir2. Cette définition et les atermoiements de l’Etranger assertant que cette définition est peut-être erronée mais suffit toutefois pour le présent examen3 ne sont-ils pas une référence aux Mégariques, en ce sens qu’ils nient le mouvement4 et, comme nous l’apprend Aristote, réduisent l’être en puissance à l’être en acte5 ? (et c’est là, selon Henne, la preuve manifeste que les Amis des Idées sont des Mégariques6) L’Etranger arrive à cette définition après examen de l’opinion des Nés de la Terre sur l’être ; de sorte qu’il s’agisse de la thèse qui est, pour ainsi dire, celle des adversaires farouches des Amis des Idées. L’argumentation de Platon visant à réfuter les Idéalistes repose sur cette définition de l’être en tant que puissance, or il est vraisemblable, avant même examen, que ces derniers n’entendent pas pareille définition et la déclarent absurde. C’est pourquoi l’Etranger ajoute, une fois la définition énoncée : « parfait ! car il se peut qu’ultérieurement, eux (les Nés de la Terre) comme nous, nous voyions la chose sous un autre jour ! Cela étant, que la chose à leur égard reste pour l’instant convenue avec nous »7, comme s’il attendait des Amis des Idées une meilleure définition de l’être. De fait, l’Etranger, reproduisant les discours des Amis des Idées, explique quelques lignes plus loin la raison de leur refus d’une telle définition : « c’est à la génération qu’il appartient de pâtir et d’agir ; mais à l’égard

de la substance (πρὸς δὲ οὐσίαν), la puissance ne convient, assurent-ils, ni de l’un ni de l’autre »8. La thèse 5 ne paraît donc pas négociable pour les Mégariques. Tout le poids de la démonstration ou de la réfutation repose bien, dès lors, sur la thèse 4, c’est-à-dire sur une théorie épistémologique : celle de Platon a été à raison critiquée par Aristote, parce qu’elle suppose un mouvement de l’âme, or celle-ci ne se meut que par accident9 parce qu’elle n’est pas un corps susceptible d’être altéré par soi, ni d’augmenter, ni de diminuer, ni de se déplacer localement. Si c’est l’âme qui connaît, la connaissance doit donc être autre chose qu’un mouvement, pour reprendre une distinction aristotélicienne, l’action de connaître doit être une

1 SÉNÈQUE, Epistulae, 88, 44 (voir sur le mégarisme et le non-savoir conséquent à certaines de leurs

doctrines : PLATON, Théétète, 201c-210a ; Sophiste, 248c-249c ; 252a-c) 2 PLATON, Sophiste, 247c-e ; 248b-c 3 PLATON, Sophiste, 247e-a 4 ARISTOCLÈS, in EUSÈBE, Préparation évangélique, XIV, 17, 1 (pour les arguments de Diodore à

l’encontre du mouvement : SEXTUS EMPIRICUS, Hypotyposes pyrrhoniennes, II, 242 ; III, 71-76 ; Adversus Mathematicos, I, 311 ; X, 85-120) 5 ARISTOTE, Métaphysique, Θ, 3, 1046b29-30 6 D. HENNE, L’école de Mégare, Paris, 1843, p. 133-135 7 PLATON, Sophiste, 247e-248a 8 PLATON, Sophiste, 248c 9 ARISTOTE, De l’âme, I, 3, 405b32-407b12 ; 4, 408a29-b18

Quelques remarques sur Sophiste, 245e-249d 12

sorte d’acte1. Si tel est le cas, l’argumentation de l’Etranger ne fonctionne plus, et on peut admettre qu’un acte non discursif, par exemple une sorte d’intuition eidétique, permet d’appréhender les intelligibles sans que cela fasse quelque tort à la cohérence des thèses défendues par les Mégariques. Second Argument (248e-249d). Je pense que Platon a parfaitement conscience de la faiblesse de son argument, c’est pourquoi, juste après, l’Etranger s’offusque des conséquences inacceptables qu’impliqueraient les thèses mégariques, Platon pour ainsi dire supplée à une réfutation en règles un expédient dramatique. Platon place dans la bouche de l’Etranger l’accusation à l’encontre des Amis des Idées suivante : s’il n’y a pas de mouvement, comme le défendent à la suite des Eléates les Amis des Idées, alors il n’y a pas de connaissance, pas de vie, pas d’âme et pas de pensées, de sorte que la pluralité des Formes qui constitue l’être demeure pareille à une statue immobile, sans vie et sans pensée2, conséquences que Théétète, à la suite de l’Etranger, trouve terrible. Dire que l’entièreté de l’être

(παντελῶς ὄν) serait sans vie et sans pensée semble, d’une certaine manière, renvoyer à l’alternative proposée par Parménide au jeune Socrate après que ce dernier ait insinué que les Idées pouvaient n’être que purs noèmes résidant dans l’esprit3 : « et la conséquence ? poursuivit Parménide : n’est-il pas nécessaire, quand tu déclares que certains participent aux Idées, d’admettre cette alternative ? ou bien c’est de pensées que chacun est fait, et tout pense ; ou bien ce sont des pensées qui cependant ne pensent pas ? »4. Dans le Sophiste, il ne s’agit bien entendu pas d’asserter que les Mégariques rendent impossible que tout soit pensée pensante, en revanche la seconde alternative proposée par Parménide paraît être, en un sens, celle qu’ont acceptés Euclide et ses disciples : ils n’ont certes pas conçus les Formes comme des noèmes non-pensants, car, à dire vrai, les Formes sont pour eux séparément de l’intellect qui les saisit ; mais il est assez vraisemblable qu’ils aient considéré, à l’instar de Platon, les Formes comme des pensables non-pensants (c’est-à-dire des intelligibles), or, en vertu des thèses 1 et 2 – c’est-à-dire la séparation et l’étanchéité entre le lieu intelligible de l’être et le lieu sensible du devenir – il n’y a rien qui soit en mesure de les penser en acte, puisque l’acte de connaissance semble être, si l’on en croit Platon, un mouvement, qui dès lors requiert une certaine communication, un certain mélange entre l’être et le devenir ; en somme : ce qui véritablement est est possiblement pensées tout en étant privé de la possibilité de penser, autrement dit – si l’on retire ici les modalités – l’entièreté de l’être est faite de pensées mais est privée du penser. C’est là ce que Platon considère comme l’aporie du mégarisme par excellence : selon lui, Euclide défend une position conduisant à la conjonction suivante qu’il considère comme inacceptable, à savoir que tout ce qui est peut être pensé et que rien de ce qui est n’est capable de penser. Je doute qu’il faille comprendre la suite

1 ARISTOTE, Métaphysique, Θ, 6, 1048b18-36 ; De l’âme, III, 7, 431a6-7 2 PLATON, Sophiste, 248e-249a 3 PLATON, Parménide, 132b-c 4 PLATON, Parménide, 132c

Quelques remarques sur Sophiste, 245e-249d 13

du texte comme une série de questions sur l’entièreté de l’être, c’est-à-dire de la totalité de l’étant, mais plutôt comme une série de requêtes demandant s’il y a parmi ce qui est, un intellect, de la vie, des âmes1, etc. Il ne faut ainsi pas entendre que l’être est intellect, vie et âme, au sens où ce serait là quatre mots désignant une même chose, mais plutôt comme des rapports d’inclusion, et ce malgré la lettre du Timée dans lequel il est explicitement dit que le monde est un tout intelligent2 : il y a dans ce qui est, des âmes, des intellects, des vivants ; de sorte que si tout cela est il serait injustifiable d’ajouter qu’il n’y a pas de mouvement et que rien de ce qui est ne se meut. Cette interprétation est, me semble-t-il, plus satisfaisante que l’autre opinion selon laquelle Platon entend ici que l’être en tant que lui-même est vivant et intelligent sans se mouvoir, parce que cela induirait, si l’on suit le raisonnement de Platon, que l’être est une âme3 – ce qui me paraît plutôt absurde. Concluant sa seconde argumentation, l’Etranger expose qu’« il s’ensuit en tout cas, Théétète, qu’à rien de ce qui est immobile l’intellect ne peut nulle part appartenir relativement à rien »4, puis, quelques lignes plus loin, « il est certain que toutes les armes du raisonnement doivent être employées à batailler contre celui qui, de quelque façon et sur quelque sujet que ce soit, mettrait toute son énergie à faire disparaître ce qui est connaissance, ou pensée, ou intellect »5. Le second argument, moins efficace encore que le premier, repose une nouvelle fois sur l’assimilation de la connaissance et de l’intellection à un mouvement. En somme, c’est à partir de ce postulat que Platon propose deux raisonnements qui montrent l’incompatibilité de celui-ci, puisqu’il est pour Platon impliqué par la thèse 4, avec les thèses mégariques, premièrement parce qu’il heurte les thèses 5 et 3, deuxièmement parce qu’il est incompatible avec les thèses 1 et 2. Le problème demeurant que ce postulat ne peut être accepté par un disciple d’Euclide, puisque celui-ci nie le mouvement et conçoit donc la connaissance autrement, bien qu’aucun fragment ne nous renseigne malheureusement sur leur épistémologie. La même question, dans une certaine mesure, se pose pour l’assimilation de la vie à un mouvement et de l’âme à quelque mobile. Remarque sur le refus de la prédication non-analytique (251b-c). Il est sur ce point remarquable que l’épicurien Colotès, ainsi que le rapporte Plutarque, ait attaqué Stilpon – qui fut si l’on en croit la Souda, scolarque de l’école de Mégare6, et qui eut, entre autres, pour élève le fondateur du Portique Zénon7 – précisément sur le fait que ses thèses anéantissent la vie8. Cela est d’autant plus intéressant que la raison pour laquelle Colotès accuse ainsi Stilpon, c’est parce que ce dernier refuse

1 PLATON, Sophiste, 249a-b 2 PLATON, Timée, 29b 3 PLATON, Sophiste, 249a 4 PLATON, Sophiste, 249b 5 PLATON, Sophiste, 249c 6 Souda, s. v. « Στίλπων », σ 1114 7 DIOGÈNE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, 114 ; II, 120 ; VII, 2 ; VII, 24 8 PLUTARQUE, Contre Colotès, 22, 1119c-d

Quelques remarques sur Sophiste, 245e-249d 14

toute prédication autre qu’analytique, thèse – on l’a vu – que Platon attaque également dans le Sophiste1, bien qu’il paraisse viser davantage Antisthène que les Mégariques. Plutarque écrit ainsi : « <parmi les raisonnements de Stilpon>, Colotès en a retenu une et, sans lui opposer aucune objection, sans en réfuter la vraisemblance, il déclame pompeusement contre Stilpon et lui reproche d’anéantir la vie en soutenant que rien ne peut être affirmé d’un autre, “comment en effet vivrons-nous, si nous ne pouvons dire : l’homme est bon, ni l’homme en général, mais seulement : l’homme est homme, et, séparément, le bon est bon, la général est général ? ni non plus : les cavaliers sont dix mille, la ville est bien fortifiée, mais : les cavaliers sont des cavaliers, les dix mille sont dix mille, et ainsi de suite ?” »2. Le parallèle avec la lettre platonicienne est assez flagrant, Platon écrit en effet : « ce fut pour nous l’occasion de préparer un régal, aussi bien aux novices qu’à ceux des vieillards qui sont tard venus à l’étude ! Car il est à la portée de n’importe qui d’objecter tout de suite qu’il est aussi impossible au multiple d’être un, qu’à l’un d’être multiple ; et ils se font sans nul doute une joie de ne point permettre qu’on dise : “l’homme est bon”, mais, d’une part, “le bon est bon” et, de l’autre, “l’homme est homme”. Maintes fois en effet, Théétète, il t’arrive, je pense, de rencontrer des gens qui prennent au sérieux de pareilles choses (et ce sont quelquefois des hommes plutôt âgés !) conduits en outre par leur indigence quant à la possession des biens de l’esprit à s’émerveiller devant de telles billevesées, et, comme de juste, à se figurer qu’ils ont trouvé là le dernier mot précisément du savoir »3. Le ton très dur et injurieux de Platon ne peut pas viser directement Euclide auquel Platon reproche néanmoins de professer une opinion similaire à celle d’Antisthène, quoique dans une perspective sans doute bien différente, puisque l’incommunicabilité des genres est une thèse non seulement sémantique mais ontologique4. Sans que l’on puisse attribuer à Euclide et à son cercle des opinions qui ne sont attestées que pour leur successeur Stilpon, Plutarque précise plus loin comment il faut entendre la thèse de Stilpon : « voici quelle est la pensée de Stilpon : si nous affirmons d’un cheval qu’il court, il soutient que l’attribut n’est pas identique à ce à quoi on l’attribue, mais qu’il est différent ; si on affirme d’un homme qu’il est bon, autre est la formule du ce-que-

c’est de “homme”, autre celle de “bon”(ἀλλ’ ἕτερον μὲν ἀνθρώπῳ τοῦ τί ἦν εἶναι

τὸν λόγον, ἕτερον δὲ τῷ ἀγαθῷ) […] car si on nous demande de dire ce qu’est chacun d’eux, nous ne répondrons pas de la même façon pour les deux ; d’où il

conclut que c’est une erreur d’imputer le divers au divers (τοὺς ἕτερον ἑτέρου

κατηγοροῦντας) […] <bref> Stilpon n’accorde pas que ce qui est dans un sujet et est affirmé de lui ait aucun lien avec le sujet, mais juge que si on ne peut le dire exactement identique à ce à quoi il s’est adjoint comme accident, alors cela ne doit

pas non plus être affirmé de lui comme accident (τῶν ἐν ὑποκειμένῳ καὶ καθ’

1 PLATON, Sophiste, 251b-c 2 PLUTARQUE, Contre Colotès, 22, 1119c-d 3 PLATON, Sophiste, 251b-c 4 PLATON, Sophiste, 252a-c

Quelques remarques sur Sophiste, 245e-249d 15

ὑποκειμένου λεγομένων μηδεμίαν ἀπολιπὼν συμπλοκὴν πρὸς τὸ ὑποκείμενον, ἀλλὰ

ἕκαστον αὐτῶν, εἰ μὴ κομιδῇ ταὐτὸν ᾧ συμβέβηκε λέγεται, μηδὲ ὡς συμβεβηκὸς

οἰόμενος δεῖν περὶ αὐτοῦ λέγεσθαι) »1. Autrement dit, pour Stilpon, c’est parce que la copule exprime une identité absolue que toute proposition autre qu’analytique est erronée, et cette identité n’est pas simplement une identité sémantique (comme cela appert, semble-t-il chez Antisthène), c’est une identité ontologique, de sorte que prédiquer le divers du divers revienne à identifier deux Formes ou deux ce-que-c’est qui ne communiquent pas entre eux. A dire vrai, il est vraisemblable que l’argumentation attribuée à Stilpon par Plutarque soit en vérité une position traditionnelle de l’école mégarique, d’autant plus que ce texte nous enseigne que Stilpon défend les thèses 3 et 6 que Platon attribue aux Amis des Idées. Il semble que le texte de Plutarque accrédite l’interprétation selon laquelle les Mégariques sont bien la cible principale du Sophiste quand celui-ci discute les opinions des Amis des Idées, il révèle aussi que les propos injurieux de Platon à l’égard d’Antisthène et de sa théorie de la définition ne sont pas fortuits mais constituent une mise-en-garde à l’encontre d’Euclide, coupable d’assentir malgré lui à une sémantique antisthénienne du fait de la radicalité de ses thèses ontologiques. Il y a fort à parier que le mépris dont fait preuve Platon à l’égard d’Antisthène2 et l’amitié qu’il entretient avec Euclide impliquent qu’en mentionnant le premier au cours d’un réquisitoire contre le second, Platon anticipe le célèbre mot d’Aristote : des deux biens chéris que sont l’amitié et la vérité, un devoir sacré nous oblige à honorer la vérité3. Les Mégariques et la théorie des Cinq Genres, quelques pistes. L’autre grande interrogation relative au Sophiste et à l’école d’Euclide concerne le nombre et la nature des cinq Grands Genres. Les cinq Grands Genres ne sont-ils pas, en effet, une réponse aux Mégariques, lesquels refusent aussi bien l’altérité que le mouvement4 ? Les considérer comme des Grands Genres n’est-ce pas une provocation à l’égard de l’école d’Euclide ? Ou n’est-ce pas là la réponse platonicienne aux apories de la pensée mégarique qui rencontrerait les difficultés susnommées parce qu’elle refuse de poser au sommet du lieu intelligible l’Autre et le Mouvement ? Auffret et Rashed5 ont récemment avancé, bien que ce soit très spéculatif, que le prologue du Théétète constituait, quand on le comparait à la fin du Timée, une série de reproches adressées à Euclide, coupable selon Platon d’avoir mésestimer la valeur philosophique de l’œuvre mathématique de Théétète (qui ne serait pas mort de façon infâme des suites de la dysenterie, comme le prétend

1 PLUTARQUE, Contre Colotès, 23, 1220a-b 2 Sur cette inimitié qui contaminerait le Phédon, voir : M. RASHED, « Platon, Sathon, Phédon », in

Elenchos, 27, f. 1, 2006, p. 117-122 3 ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, I, 4, 1096a12-17 4 ARISTOCLÈS, in EUSÈBE, Préparation évangélique, XIV, 17, 1 5 T. AUFFRET, M. RASHED, « Observations sur le prologue du Théétète », Paris, 2015 (en cours de

parution)

Quelques remarques sur Sophiste, 245e-249d 16

Euclide1, mais suite aux blessures reçues à la bataille de Corinthe en 3692 ; puisque, pour Platon, la dysenterie n’est pas mortelle3, Théétète ne serait pas davantage mort à cause de cette maladie qu’il n’aurait déserté de l’armée4, comme semble le suggérer Euclide5) et d’avoir rendu la liaison entre sensible et intelligible inconcevable par refus des intermédiaires mathématiques (Euclide modifie la forme du dialogue platonicien en passant d’un récit à un entretien afin de passer outre les formules intermédiaires6), conformément à la théorie platonicienne esquissée dans le Timée – lequel clôt la pentade7 constituée par le Théétète, le Sophiste, le Politique, le Philèbe et le Timée – et rapportée par Aristote8. Mais le Sophiste n’est-il pas déjà lui aussi une réplique à l’inconcevable participation de l’être et du devenir chère aux Mégariques, non parce qu’ils ne considèrent pas assez les mathématiques, mais parce qu’ils nient que le mouvement et l’altérité appartiennent au lieu intelligible et défendent une sémantique voisine de celle d’Antisthène ? (Retour sur la séance du 5 mars 2015. J’avais dit que Jean Wahl suggère que l’on peut trouver dans le Politique une réfutation de la méthode par division prêchée dans le Sophiste. Récemment, Stanley Rosen a soutenu une opinion assez semblable : la διαίρεσις n’est pas une méthode efficace pour l’examen du politique9, a fortiori elle ne devait donc pas l’être pour le sophiste, ce qui expliquerait pourquoi l’ontologie du Sophiste n’est qu’une étape dans le cheminement philosophique de Platon.)

1 PLATON, Théétète, 142b 2 E. SACHS, De Theaeteto Atheniensi mathematico, Berlin, 1914, p. 22-40 3 PLATON, Timée, 85e-86a (la dysenterie n’est pas mortelle, elle accompagne le rétablissement du corps

suite à un dérèglement biliaire) 4 PLATON, Timée, 85d (la bile est éliminée par voie corporelle, « tel un fuyard d’une cité en révolte ») 5 PLATON, Théétète, 143c 6 PLATON, Théétète, 143b-c (voir notamment la formule en 143c : αἱ μεταξὺ τῶν λόγων διηγήσεις ; et

l’opposition entre la διήγησις rigoureuse – voire mathématisante – et la μίμησις dont la fonction est d’illustrer, sous forme imagée voire mythique, telle qu’elle appert en République, VI, 506d-e et Phèdre, 246a) 7 Pour ma part, je doute que cette pentade soit précisément constituée de ces cinq dialogues, je

considère plutôt, mais sans examen scrupuleux, que cette pentade est constituée par les dialogues suivants : Euthydème, Parménide, Théétète, Sophiste, Politique., ce dernier dialogue faisant office de pivot avec une seconde pentade constituée par Politique, République, Lois, Timée et Critias. La première pentade serait plutôt dialectique, élenctique et aporétique, la seconde physique, maïeutique et dogmatique. 8 ARISTOTE, Métaphysique A, 6, 987b14-33 9 S. ROSEN, Le Politique de Platon. Tisser la cité, Vrin, 2004, p. 41-120