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Le dispositif architectural comme médiation dupassé

Dominique Trouche

Communication & langages / Volume 2012 / Issue 173 / October 2012, pp 67 - 81DOI: 10.4074/S0336150012013051, Published online: 29 October 2012

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Médiations des lieux de médiations

DOMINIQUE TROUCHE

Le dispositifarchitectural comme

médiation du passé

Le Centre de documentation deGünther Domenig à Nuremberg

Induire un regard réflexif surl’architecture du national-socialisme enproposant un dispositif architectural devisite en rupture totale avec le proposinitial, tel est le projet de GüntherDomenig. La passerelle de verre etd’acier qu’il a conçue pour une ailede l’ancien Palais des congrès deNuremberg propose au visiteur unequasi-immersion dans le bâtiment,tout en le maintenant à distance eten contraignant son déplacement.L’article montre comment ce dispositifarchitectural, qui repose sur latransparence et sur la métaphore dela traversée, joue sur des dimensionsopposées pour tenter de contrer etd’abolir l’intention d’éternité et lagrandiloquence de l’architecturenazie. La proposition architecturale setransforme alors en processus et la visitedevient passage.

Mots-clés : Architecture, dispositif,médiation du passé, transparence,traversée

Le Centre de documentation de Nuremberg, réalisationde l’architecte autrichien Günther Domenig, est situédans l’ancien Palais des congrès du Parti national-socialiste. Ce centre est composé notamment d’uneexposition permanente et d’une passerelle en verre etacier, que l’architecte a conçu comme un symbole del’opposition à l’architecture massive caractéristique dunational-socialisme.

Ce dispositif architectural donne un sens singulier àla visite de l’ancien Palais des congrès. En effet, GüntherDomenig a utilisé la transparence et la métaphore de latraversée pour matérialiser la réflexion que lui a inspiréece lieu d’histoire et l’héritage, y compris architectural,du national-socialisme. Sa proposition, qui prend laforme d’une flèche-passerelle, instaure une pratiquede visite qui questionne fortement l’articulation entrehéritage et transmission. Cette réalisation, comme denombreuses autres réhabilitations architecturales est,ainsi que Peter Reichel l’a montré, exemplaire deshésitations et des contradictions qui travaillent un paysqui tente d’assumer son passé et de transmettre sonhistoire1.

C’est à partir de la problématique de l’héritage et desmodalités de sa transmission que nous nous proposonsd’étudier le rôle et la fonction de la flèche-passerelleimaginée par Günther Domenig. L’objectif est dequestionner la tension provoquée par la présence et la

1. Peter Reichel, L’Allemagne et sa mémoire, Paris, Éditions Odile Jacob,1998, p. 56.

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mise en lien, via la passerelle, de deux architectures, l’une construite pour appuyerl’idéologie d’un régime totalitaire, l’autre pour inviter à regarder et à interroger lapremière. Ceci nous conduira à envisager la dimension médiatrice de l’architectureà travers ce dispositif et à nous interroger sur son importance dans la transmissionhistorique de ce patrimoine. Nous nous demanderons notamment s’il permet,comme l’écrit Georges Didi-Hubermann, « de regarder dans les images ce dontelles sont les survivantes. Pour que l’histoire, libérée du pur passé (cet absolu, cetteabstraction), nous aide à ouvrir le présent du temps. »2

Pour ce faire, nous proposons d’analyser le rapport architecture – médiationà partir du dispositif de la flèche-passerelle. Comment, par ce dispositif,l’architecture participe-t-elle, en parallèle de l’exposition permanente, au processusde transmission ? Notre réflexion pose d’une part la question du dispositifarchitectural en tant que dispositif de médiation et d’autre part celle des pratiquesd’investissement et de visite du lieu, induites par le dispositif. Enfin, nousnous interrogerons sur le rapport qu’il instaure avec l’architecture du régimenational-socialiste.

DE LA VILLE IMPÉRIALE AU CENTRE DE DOCUMENTATION SUR LENATIONAL-SOCIALISME

Afin d’analyser le dispositif architectural conçu par Günther Domenig, il convientde revenir sur l’emprise géographique et idéologique du national-socialisme àNuremberg. Autrement dit, qu’est-ce qui, dans l’histoire de la ville, a pu conduirele régime nazi à un tel investissement architectural ? Que s’est-il passé ensuite àNuremberg entre la Seconde Guerre mondiale et la construction du Centre dedocumentation par G. Domenig ? Comment l’architecte a-t-il finalement investicet édifice qui fait partie, selon l’expression de Sam Merill et Léo Schmidt, d’un« héritage embarrassant et d’un tourisme sinistre »3 ?

Le choix de NurembergEn 1219, un édit de l’empereur Frédéric II lie de manière irrévocable Nurembergaux rois et aux empereurs romains4. Du Moyen-Âge jusqu’à l’époque moderne,la ville jouit d’une place singulière : indépendante grâce aux privilèges quilui sont accordés, elle accueille cependant fréquemment les empereurs5. Saprospérité culmine entre les XIVe et XVe siècles. La ville conjugue excellenceartistique, scientifique, essor économique et centre politique6. Mais, dès le début

2. C’est l’auteur qui souligne. Georges Didi-Huberman, Images malgré-tout, Les éditions de Minuit,coll. « Paradoxe », 2003, p. 226.

3. Notre traduction. Sam Merill, Léo Schmidt (dir.), A reader in uncomfortable heritage anddark tourism, Rapport de recherche du département de la conservation architecturale de laBrandenburgische Technische Univesität Cottbus, octobre 2008-mars 2009. http://www.urbain-trop-urbain.fr/wp-content/uploads/2011/04/UHDT_Reader-allege.pdf (consulté le 29 décembre 2011).

4. Stephen Brockmann, Nuremberg: the imaginary capital, Rochester (N-Y), Camden House, 2006,p. 13.

5. Carl Mainberger, Une Semaine à Nuremberg. Description précise de la ville de Nuremberg et de sesenvirons, Nuremberg, Riegel et Wiessner, 1838.

6. Comme le souligne Pierre Monnet, les villes allemandes ont évolué différemment des villesfrançaises et anglaises au Moyen-Âge. En l’absence de capitale royale forte, se développent « des

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du XVIe siècle, elle entame son déclin, accéléré par la guerre de Trente Ans7, et neretrouvera son dynamisme qu’au XVIIIe siècle avec l’arrivée du chemin de fer, quifacilitera son industrialisation.

En l’associant au Saint Empire romain germanique, le national-socialisme ainvesti Nuremberg comme « capitale idéologique » du Troisième Reich. Commele soulignent Freddy Raphaël et Geneviève Herberich-Marx, le régime nazi « adélibérément exalté le souvenir de la grande cité artisanale et commerçantedu Moyen-Âge, et oblitéré l’existence de la métropole industrielle qui s’estdéveloppée hors les murs »8. Plus précisément, le nazisme a construit « le mythed’un passé magnifié ». Par exemple, le 10 septembre 1935, le bourgmestre deNuremberg remet à Hitler une copie de l’épée de Charlemagne avant que celui-ciassiste à la parade militaire dans le stade9. Plus globalement, Hitler revendique,selon Éric Michaud, l’héritage « de l’historia magistra vitae des Grecs et desRomains »10. En 1927 et 1929, le régime nazi organise ses deux premiers congrèsà Nuremberg. De 1933 à 1938, les congrès s’annualisent et se déroulent sur unesemaine. Moments singuliers et grandiloquents, ils servaient à manifester par unepropagande esthétisante et glorifiante11 le pouvoir du régime nazi au monde entier.Le 15 septembre 1935, les lois de Nuremberg y seront promulguées.

Albert Speer, architecte d’Hitler, dessine pour la ville un plan12 comprenant desbâtiments ainsi qu’un théâtre, des édifices aux proportions et formes imposantes13.Les travaux débutent en 1934 et s’arrêtent, inachevés, à la fin de l’année 1942.Débuté en 1935, d’après les plans des architectes Ludwig et Franz Ruff, le Palaisdes congrès, en forme de fer à cheval, est basé sur le modèle du colisée à Rome.Il était conçu pour recevoir entre 40 000 et 50 000 personnes lors du discours

� centres divers se répartissant les fonctions économiques, politiques, religieuses et symboliques augré des principautés et des régions », desquels Nuremberg fait partie. Pierre Monnet, « L’histoire desvilles médiévales en Allemagne : un état de la recherche », Histoire urbaine, 11, 2004-3, p. 133.

7. Stephen Brockmann, Nuremberg: the imaginary capital, op. cit., p. 33.

8. Raphaël Freddy, Geneviève Herberich-Marx, « Une ville et les stigmates du passé », Revue des sciencessociales, 16, 1988-1989, p. 103.

9. http://www.ina.fr/fresques/jalons/fiche-media/InaEdu02028/le-parti-nazi-tient-son-7eme-congres-annuel-a-nuremberg.html (consulté le 29 décembre 2011).

10. Éric Michaud, « Le nazisme, un régime de la citation », Images Re-vues [En ligne], hors-série 1,2008, mis en ligne le 21 avril 2011. URL : http://imagesrevues.revues.org/885

11. Pour une analyse de l’architecture du national-socialisme et une étude concise sur l’investissementarchitectural du régime nazi à Nuremberg, voir Helmut Weihsmann, Bauen unterm Hakenkreuz.Architektur des Untergangs, Wien, Promedia, 1998.

12. Il était prévu sur ce site de 11 km2, comprenant un lac et un zoo, six éléments principaux : l’arènede Luitpold, le terrain ou stade Zeppelin, le Champ de Mars, le stade Allemand, la Grande Rue et lePalais des congrès. Comme le souligne Éric Michaud, Albert Speer s’est inspiré du Stade Panathenikond’Athènes pour le Grand Stade de Nuremberg et l’autel de Pergame pour la tribune Zeppelin. Voir ÉricMichaud, « Le nazisme, un régime de la citation », art. cit.

13. Cité par Miguel Abensour, Albert Speer écrira en 1971 : « On y préparait le premier congrèsdu parti, désormais parti gouvernemental. Par leur architecture, les décors devaient exprimer unenouvelle puissance du parti victorieux. [. . .] Pour la première fois, je venais d’avoir la révélation dupouvoir magique, du mot architecture dans le régime hitlérien. » Souligné par Miguel Abensour, « Lemal élémental », Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Emmanuel Levinas [1934], Paris,Rivages poche/Petite Bibliothèque, 1997, p. 26.

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annuel d’Hitler. Bien que les travaux aient été interrompus en 1939, le Palais estun bâtiment monumental de 275 mètres sur 265 et d’une hauteur de 57 mètres.

Friederike Hansell souligne que, par l’architecture, le national-socialisme acherché à « créer une renaissance culturelle et spirituelle de l’Allemagne ». À cetitre, elle est considérée comme une forme de propagande érigeant des bâtimentsbasés sur le style de l’architecture néoclassique de l’époque wilhelminienne.L’architecture nazie repose sur deux mythes à la base du Troisième Reich : « lemythe du Führer, envoyé par la providence comme le sauveur national, et le mythed’une Volksgemeinschaft, une communauté des nations fondée sur des expérienceset des sentiments collectifs euphorisants »14. Pour reprendre Miguel Abensour,l’architecture est constitutive du national-socialisme ; il écrit : « L’architectureapparaît donc comme un moment et comme un dispositif fondamental del’organisation des masses par l’institution d’un espace sacré, magique, structuréd’une manière spécifique et donc comme une pièce constitutive de cette formede régime »15. Sans vouloir réduire l’importance du lien entre architectureet régime national-socialiste, F. Raphaël et G. Herberich-Marx soulignentl’importance du « décor qui a joué un rôle essentiel dans l’esthétisation de lapolitique »16.

De la chute du régime à l’investissement mémoriel du siteÀ la fin de la Seconde Guerre mondiale, le centre-ville médiéval est en ruineaprès les bombardements de 1945. Seuls le palais de justice – où se déroule leprocès des principaux dirigeants du régime nazi – la prison, l’hôtel de ville et leGrand Hôtel sont utilisables. Comme le souligne Friederike Hansell, citant Hosch,en 1945 une résolution des alliés prévoyait la destruction de tous les bâtiments,emblèmes et signes du national-socialisme17. Le manque de moyens en a empêchéla mise en œuvre ; ainsi, à Nuremberg, seules les croix gammées ont été retiréesdu stade Zeppelin. Par la suite, le site des congrès du parti a été utilisé commecamp pour les déplacés et réfugiés d’Europe Orientale jusqu’en 1960 et commecamp d’entraînement par l’armée américaine. Le lieu est aussi utilisé pour degrands rassemblements (marchés aux puces, rallyes de mai, concerts de rock,rassemblements religieux, courses de voiture) jusqu’en 1992.

Après la Seconde Guerre mondiale, le bâtiment du Palais des congrès a servid’entrepôt (ce qui est toujours le cas pour une partie). D’importantes discussionsont eu lieu pour réfléchir à l’utilisation qui pouvait en être faite compte tenu desa signification historique. À partir de 1985, l’exposition provisoire « Fascinationet violence – Nuremberg et le national-socialisme » est installée dans la salle située

14. Notre traduction. Friederike Hansell, “The integration of nazi perpetrator sites into the GermanMemorial landscapes”, in Sam Merill, Leo Schmidt (dir.), A reader in uncomfortable heritage and darktourism, op. cit., p. 251.

15. Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 36.

16. Freddy Raphaël, Geneviève Herberich-Marx, « Nuremberg pour mémoire », Communications, 49,1989, p. 204.

17. Hosch (2005) cité par Friederike Hansell, “The integration of nazi perpetrator sites into the GermanMemorial landscapes”, art. cit., p. 251.

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sous la tribune Zeppelin. La ville lance officiellement une réflexion sur l’héritagearchitectural du nazisme. Par la suite, en 1988, un colloque intitulé « Le patrimoine– composer avec l’architecture nazie » est organisé par la ville. La CSU puis leSPD préconisent une extension de l’exposition en cours et la construction d’unmusée de l’histoire contemporaine18. À l’automne 1991, le Groupe du Palais descongrès recommande l’installation d’un Centre d’information du site des Congrèsdu Parti nazi en complément de l’exposition permanente. C’est en 1994 qu’estlancée l’idée de la création, dans l’aile nord du Palais, du Centre de documentation.En 1998, l’architecte autrichien Günther Domenig gagne le concours. Le Centre dedocumentation19 est inauguré le 4 novembre 2001.

L’entrée du Centre de documentation est située à l’une des extrémités duPalais des congrès20, en face d’une voie de circulation, et ne rend pas compte dugigantisme du bâtiment intégré dans le site des Congrès du Parti nazi. Le lieua pour objectif d’informer « sur l’histoire des congrès du NSDAP (Parti nazi),sur les rituels d’endoctrinement et sur la propagande nazie »21. Il comprendune exposition permanente sur 1 300 m2 intitulée « Fascination et terreur »,portant sur les causes, le contexte et les conséquences du régime national-socialiste,un espace destiné aux expositions temporaires, un forum éducatif, proposé auxscolaires et aux adultes, et une librairie. À ce titre, le Centre de documentationcohabite donc avec un bâtiment érigé pour manifester « le pouvoir de séductionde l’idéologie nazie »22. Friederike Hansell rappelle de cette façon que, s’il existede nombreux lieux représentant la monstruosité du régime nazi comme les campsde concentration et les mémoriaux, en revanche, rares sont les lieux de vie de cepouvoir qui ont fait l’objet d’un investissement mémoriel. Dans le cadre d’uneréflexion sur ce qu’il nomme les « lieux du mal », Hansell propose deux anglesde perception des sites emblématiques du national-socialisme. Ils sont en premierlieu les signes d’une volonté d’inscription et de stabilisation du régime nazi. Maisils sont aussi le reflet « des peurs et des faiblesses de la société d’aujourd’huià faire face à son passé ». La question posée par Hansell et plus généralementpar le travail de Sam Merill et Leo Schmidt est celle de l’investissement socialde ces lieux et de la possibilité de les transformer en patrimoine historique ettouristique.

Le musée construit par Günther Domenig coexiste avec le lourd passé dusite des Congrès du Parti nazi. Son architecture revendique une forte dimensionmédiatrice. Questionner cette réalisation nous permettra de saisir le sentiment

18. http://www.museums.nuremberg.de/download/download_dokuzentrum/03_HistoryDocCent_2009.pdf (pages consultées le 30 décembre 2011).

19. Pour une réflexion sur le nom Centre de documentation, voir Sharon Macdonald, “UndesirableHeritage: Fascist Material Culture and Historical Consciousness in Nuremberg”, International Journalof Heritage Studies, 12(1), 2006, p. 21.

20. Le Palais des congrès étant en forme de fer à cheval, l’entrée est située sur ce que l’on appelle l’épongeen maréchalerie.

21. Plaquette du Centre de documentation, juin 2006, obtenue en juin 2008 sur le site.

22. Notre traduction. Friederike Hansell, “The integration of nazi perpetrator sites into the GermanMemorial landscapes”, art. cit., p. 261.

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Figure 1: Vue sur la façade du Centre de documentation (Photographie : DT)

d’expérimentation et de voyage dans le temps au cœur de la période nazi que lavisite du Centre de documentation a provoqué chez Stephen Brockmann23.

23. Stephen Brockmann, Nuremberg: the imaginary capital, op. cit., p. 298.

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LE DISPOSITIF ARCHITECTURAL COMME MÉDIATION

L’architecture du national-socialisme est marquée par la pierre, matériau associéà des dimensions colossales et écrasantes. Si Hitler la considérait comme« l’expression dans la pierre de la puissance et de la grandeur allemande »24,Stephen Brockmann rapporte la vision opposée, portée dans la seconde moitiédu XXe siècle ; en 1963, Alexander Kluge a utilisé le qualificatif de « testamentsdans la pierre », soulignant ainsi sa présence implacable et aliénante. Le travailde Günther Domenig, inscrit dans le postmodernisme, renverse et s’oppose àl’architecture du national-socialisme incarnée par le Palais des congrès. Deuxarchitectures coexistent donc en ce lieu et la seconde est là pour questionner lapremière.

L’originalité du travail de l’architecte repose sur l’appropriation et laréutilisation de l’architecture du Palais des congrès. Le Centre de documentationest totalement intégré spatialement au Palais des congrès (si bien que parfoisl’architecture de Domenig semble presque absente, notamment par exempledans l’exposition permanente), mais il est aussi en totale contradiction avecson architecture, et s’en trouve donc formellement disjoint. Cet antagonismeest rendu particulièrement visible à l’intérieur du Centre de documentationpar les matériaux employés par l’architecte (le béton, le fer et le verre) et lesdispositifs architecturaux de visite. Un des éléments forts de la construction deG. Domenig est une « flèche-passerelle » décrite de la façon suivante : « La structuremoderne du Centre de documentation traverse le cœur du Palais des congrès, côténord, comme une flèche de verre et d’acier. C’est ainsi que symboliquement etmatériellement elle brise l’architecture nazie. »25 Si extérieurement l’on perçoit uneflèche traversant le bâtiment (cf. figure 1), en revanche c’est sous la forme d’untunnel de verre et d’acier que le visiteur la pratique (cf. figure 2). L’architecturede Domenig ne trouble pas le bâtiment construit à l’origine et ne met pas enscène la visite, elle l’accompagne. La passerelle semble comme en suspension danscette salle de brique. Cette imbrication place le visiteur à distance, tout en luidonnant une visibilité totale sur l’ensemble du bâtiment. Il va donc découvrirl’architecture national-socialiste tout en n’étant ni tout à fait dedans ni tout à fait endehors.

Pour résumer le projet, Sharon Macdonald y voit deux métaphores : celle de latransparence et celle de la profanation. L’objectif de l’architecte était de casser lamonumentalité du bâti et la dureté de sa géométrie. En changeant radicalementle point de vue du visiteur par l’ajout d’une flèche qui transperce le bâtiment,l’architecte participe activement à sa contestation26. C’est en considérant ce projetarchitectural comme élément de médiation que nous aimerions questionner lesmodalités de cette contestation.

24. Notre traduction. Stephen Brockmann, ibid.

25. Plaquette du Centre de documentation, juin 2006, obtenue en juin 2008 sur le site.

26. Sharon Macdonald, “Undesirable Heritage: Fascist Material Culture and Historical Consciousnessin Nuremberg”, art. cit., p. 20.

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Figure 2: Vue de l’accueil du Centre de documentation sur la structure en forme de flèche-passerellequi traverse une des ailes du Palais des congrès (Photographie : DT)

La flèche-passerelle comme dispositif architectural de médiationEnvisager la flèche-passerelle comme dispositif architectural de médiation selonla perspective pragmatique développée par Jean Davallon27 « permet de prendreen compte les objets, les comportements, les interactions, bref de s’intéresser àla matérialité des médiations »28. En ce sens, l’architecture de Domenig donneà voir et à pratiquer un lieu d’histoire et souligne, de fait, l’importance de saprise en compte au même titre que la muséographie et la scénographie dansla transmission de l’histoire. L’enjeu est alors de justifier cette affirmation enanalysant les implications communicationnelles d’une telle prise de positionarchitecturale.

Le travail de Domenig s’inscrit dans des principes architecturaux identiques àceux employés par Peter Eisenmann pour le Mémorial juif de Berlin, par DanielLibeskind pour le Musée juif à Berlin ou encore pour les mémoriaux de JochenGerz. Notre visée n’est cependant pas ici d’analyser la représentation du « dictum

27. Jean Davallon, L’Exposition à l’œuvre. Stratégies de communication et médiation symbolique, Paris,L’Harmattan, 1999, p. 24.

28. Nous soulignons. Marie-Christine Bordeaux, La Médiation culturelle dans les arts de la scène,Doctorat en Sciences de l’information et de la communication, Jean Davallon (dir.), tome 1, 2003,p. 148.

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adornien »29, traduit par une esthétique négative que Catherine Coquio évoque parl’expression « l’anéantissement par le vide »30. Si le musée est, par essence, un lieude médiation, l’hypothèse de l’architecture comme médiation invite à interrogerles dispositifs élaborés dans une perspective communicationnelle. Autrement dit,sans nier que l’architecture de Domenig s’inscrive dans cette ligne, nous nousintéresserons plutôt à la signification que peut prendre son travail en tant queproposition d’investissement et de visite du lieu.

Miguel Abensour souligne l’intérêt de l’hypothèse d’Elias Canetti selonlaquelle « l’organisation des masses, leur animation est la médiation réelle entrearchitecture et domination totalitaire »31. Plus précisément, selon M. Abensour,« Canetti renforce cette hypothèse de la médiation par l’affirmation d’unerelation entre le type d’animation et le type d’édifice, comme si tel type d’édificeétait destiné à susciter telle forme d’animation »32. La réflexion à mener estalors d’interroger la flèche-passerelle de Domenig comme double médiationimbriquée : médiation « muséale » par un format de visite imposé au visiteur(qui correspondrait à un type d’animation) et médiation architecturale de laconstruction de Ludwig et Franz Ruff.

Ce dispositif de médiation interroge le sens de l’espace de l’architecture dunational-socialisme. Lorsqu’E. Canetti envisage la masse défilant et assistant auxfêtes du régime comme la médiation entre architecture et régime totalitaire,M. Abensour va plus loin dans son analyse et montre comment les articles d’AlbertSpeer, à propos des fêtes du régime, réduisent le peuple à une fonction de support,voire de matériau33. De ce point de vue, le dispositif architectural de G. Domenigs’oppose radicalement au projet initial d’Albert Speer et de Ludwig et Franz Ruff.La pratique de visite proposée n’opère pas par compacité, pour reprendre le sensde la thèse de M. Abensour sur l’architecture des régimes totalitaires, mais àl’inverse par individualisation. Ainsi, le regard sur l’espace produit par le dispositifarchitectural de Domenig questionne l’architecture du Palais des congrès parceque l’individualisation, associée à la transparence et à la traversée, en contredisentle sens. D’une part, le dispositif de la flèche-passerelle s’inscrit dans le courantarchitectural postmoderne qui vise, pour reprendre Caroline Guibet Lafaye, àproduire « un espace complexe, fragmenté et ambigu, où l’on joue avec l’illusion,les effets de contre-jour, de perforation, de prolongement illusoire »34. D’autrepart, il immerge chaque visiteur individuellement en le sollicitant corporellement.

29. Catherine Coquio, « “Envoyer les fantômes au musée ?”. Critique du “kitsch concentrationnaire”par deux rescapés : Ruth Klüger, Imre Kertész », Gradhiva, 5, 2007, mis en ligne le 15 mai 2010. URL :http://gradhiva.revues.org/735.

30. Catherine Coquio précise « La référence à Adorno, en pleine inflation des représentations, aaccouché d’un autre poncif : dire l’indicible supposait de trouver une forme désignant l’irreprésentablepar le vide ». Voir Catherine Coquio, ibid.

31. C’est l’auteur qui souligne, Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 39.

32. Ibid., p. 42.

33. Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 53.

34. Caroline Guibet Lafaye, « Esthétiques de la postmodernité », Étude réalisée dans le cadre d’unecoopération entre l’université Masaryk de Brno (République tchèque) et l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, http://nosophi.univ-paris1.fr/docs/cgl_art.pdf, p. 8 (pages consultées le 2 février 2012).

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Dynamique du dispositifRudolf Arnheim parle de « la dynamique de la perception visuelle » d’unbâtiment35. Cette dynamique renforce la perception des formes constitutives decet espace. La flèche-passerelle traverse l’aile nord du Palais des congrès. Cedispositif architectural, marqué par la traversée et l’horizontalité, se confronte avecl’architecture de la pièce traversée, conçue au départ pour donner le sentiment d’unespace statique, massif, d’une grande hauteur et de ce fait quasi immuable. Commel’écrit M. Abensour « [. . .] il s’agit bien [. . .] par une architecture totalitaire,instituant des espaces totalitaires, de fixer dans la rigidité, dans la massivité dela pierre, la fulguration vertigineuse, hypnotique du leader charismatique pourfigurer, sous le signe de l’enthousiasme, l’alliance fusionnelle du Führer et du“peuple racial” »36. Les colonnes associées au volume de la pièce participentactivement au sens produit par cette architecture totalitaire. Les longues colonnesexercent une double pression : vers le haut et vers le bas, et donnent ainsi« une impression de liberté exaltante, de victoire sur l’oppresseur »37. Cettedescription d’une dynamique des formes architecturales ne se base pas sur untype d’architecture en particulier. Pour saisir le sens produit par l’associationentre colonne longue et linéaire et grandeur de l’espace dans le cadre du régimenational-socialiste, Elias Canetti, comme le souligne Miguel Abensour, relève le« caractère “égyptien” »38 de l’architecture totalitaire, par la volonté d’Albert Speerde construire des édifices « qui devaient en reprendre la grandeur et la durée »39. Àl’opposé, la flèche-passerelle domine la salle du Palais des congrès ; elle est située surun plan horizontal, en hauteur et casse a priori le symbolisme des plans de Ludwiget Franz Ruff. Circuler en surplomb invite à prendre du recul. In fine, la réflexivitéapparaît comme le mode de pratique proposé au visiteur. Elle se traduit de deuxfaçons : par la prise de distance et par le déplacement transversal du visiteur.

Ce dispositif interroge donc l’architecture du national-socialisme à traversdeux dynamiques : le sens de l’espace, nous venons de le voir, et le rapport ducorps à l’architecture. Comment G. Domenig interroge-t-il, par cette architecture,l’« expérience singulière de l’espace » instituée par le national-socialisme et relevéepar M. Abensour40 ? La réponse se situe dans le renversement du rapport au corpsinstitué par le dispositif architectural de médiation. Saisissant l’expression « l’êtrerivé »41 d’Emmanuel Levinas, M. Abensour interroge le mode d’être en commun

35. Rudolf Arnheim, Dynamique de la forme architecturale [1977], Bruxelles, Mardaga, 1995, p. 56.

36. Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 47.

37. Rudolf Arnheim, Dynamique de la forme architecturale, op. cit., p. 57.

38. Miguel Abensour, « Le mal élémental », art. cit., p. 46.

39. Elias Canetti cité par Miguel Abensour, idem., p. 47. M. Abensour précise : « L’hypothèse serait doncque l’architecture dans la forme de domination aurait pour tâche d’apporter une “solution”, une réponseà l’aporie de la routinisation du charisma. Comme si l’architecture, par son choix de la grandeur, dumonumental, du gigantesque avait pour visée d’immobiliser, de fixer (au sens d’un plan fixe, mais aussiau sens d’une inscription) le charisme du Führer, de retenir cette “qualité insaisissable”, c’est-à-diredéfiant la saisie, dans le temps et toujours in statu nascendi. » C’est l’auteur qui souligne.

40. Ibid., p. 50.

41. Définition de l’être rivé à partir d’Emmanuel Levinas selon Miguel Abensour : « L’être rivé c’estdonc une nouvelle expérience de l’être ou l’être apparaît au Dasein comme un emprisonnement dont –

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de l’hitlérisme, soit « comme être rivé, comme emprisonnement, dont il ne s’agitpas de sortir, enchaînement auquel il s’agit de s’enchaîner, au nom d’une identitémassive, brutale, sans faille ni amorce de dualité. Un peuple, presque en son entier,cloué au sol, attaché, retenu par les liens du sang [. . .]. »42 Dans cette perspective,qui prolonge la thèse d’E. Canetti, le dispositif architectural de médiation de G.Domenig semble renverser complètement le rapport de l’être à l’espace et, cefaisant, au politique. Il vise à opposer l’expérience individuelle du visiteur à lamasse faisant corps dans les fêtes du régime.

La flèche-passerelle comme expérience de visiteLa flèche-passerelle, en tant que dispositif architectural de médiation, est basée surdeux métaphores : la transparence et la traversée. Ces deux propositions visent àinterpeler les visiteurs en jouant sur la dimension à la fois spatiale et corporelle dela visite. La proposition de Domenig marque son rapport étroit à la transparence,notion prégnante en sciences de l’information et de la communication, qui prendici une dimension propre. Par ce matériau, la pièce du Palais des congrès est donnéeà voir ; elle est également donnée à pratiquer selon un mouvement horizontal etdirectif. Le visiteur la traverse de part en part.

La transparence pour ouvrir le regardPar le principe de transparence, le visiteur est immergé dans une salle conçuepour et par le régime national-socialiste. Au contraire du principe d’immersionétudié habituellement en muséologie43, le visiteur se trouve hors de l’exposition.On pourrait penser qu’il n’évolue pas dans un monde scénographiquementélaboré44. Cependant, il s’agit bien d’une expérience de visite et c’est justementla transparence qui organise la confrontation au bâti nazi.

Le verre laisse voir ce qui se trouve sous la passerelle, une salle du Palaisdes congrès. L’espace est vide, hormis une maquette posée au sol représentant lebâtiment. Quelques projecteurs dirigés vers les éléments architecturaux les plusmarquants éclairent le lieu et donnent au visiteur une idée de l’ampleur de laconstruction. Quand la transparence offre la promesse de tout montrer et de toutdire, la fermeture de cette pièce à la lumière extérieure la contrebalance. Commele souligne Yves Jeanneret, la métaphore de la transparence « appelle évidemment

� précision essentielle – il s’agit de sortir. Si l’on accorde crédit à notre hypothèse de lecture, l’hitlérisme,de par le primat qu’il attribue au sentiment du corps comme adhérence du moi à soi-même, serait,quant à l’être en commun, et jusqu’à un certain point, l’analogue de cette nouvelle expérience de l’êtrecomme être rivé. », ibid., p. 75.

42. Ibid., p. 88.

43. Au sens de muséographie ou de scénographie d’immersion comme Raymond Montpetit ouFlorence Belaën ont pu les étudier. Voir Raymond Montpetit, « De l’exposition d’objets à l’expositionexpérience : la muséographie multimédia », Les muséographies multimédias : métamorphose du musée,Actes du 62e Congrès de l’ACFAS, 17 mai 1994, université du Québec (Montréal), Québec : Muséede la Civilisation, 1995, pp. 7-14. Voir Florence Belaën, L’Expérience de visite dans les expositionsscientifiques et techniques à scénographies d’immersion, Doctorat en Sciences de l’information et de lacommunication, Daniel Raichvarg et Joëlle Le Marec (dir.), université de Bourgogne, 2002.

44. Ibid., p. 16.

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ses contraires : le secret y prend la forme de l’obstacle, de l’opacité »45. L’opacitése traduit de deux façons. D’une part, la pièce traversée par la flèche-passerelleest fermée, en tant qu’espace clos sans fenêtre. D’autre part, la flèche-passerelle estsituée après l’exposition permanente. Elle ramène le visiteur vers l’entrée du Centrede documentation. Ce dispositif de visite est donc, en principe, le dernier temps deconfrontation du visiteur avec le Palais des congrès. Or, aucun document n’informele visiteur sur le rôle initial de la pièce, dans le cadre du Palais, ou ne présente lesprincipes sur lesquels reposait l’architecture du national-socialisme. En ce sens, ily a opacité sur ce qui est perceptible et se transmet au présent de la confrontation.L’opacité opère alors par manque de médiation.

Ivo Kranzfelder interroge la parenté entre Les tyrannies de l’intimité de RichardSennett46 et les peintures d’Edward Hopper. Il souligne la traduction de la penséede Sennett dans la peinture d’Hopper, Sennett ne s’y référant pourtant pas47. Leconstat de R. Sennett, d’un double mouvement de repli dans la sphère privéeet d’ouverture par destruction de la sphère publique, se visualise dans le travailpictural d’Edward Hopper par le sens donné à la notion de proximité. De la mêmefaçon, la flèche-passerelle (voir figure 2) questionne cette dimension éclairée par lesliens établis par Ivo Kranzfelder entre les peintures d’Edward Hopper et l’ouvragede R. Sennett : « le verre s’impose comme l’élément dominant de Oiseaux de nuit.Malgré sa transparence, il sépare, relie par l’optique et isole en même temps ; ilse prête parfaitement à la transposition en peinture du postulat de Hopper selonlequel il est très difficile de peindre en même temps un intérieur et un extérieur. »48

Le verre, marqué par le principe de transparence, ouvre l’espace à la vue, tout en lequestionnant. Comme dans Oiseaux de nuit, il n’y a pas d’intrigue, seulement « unesituation, un instantané »49. La pièce et l’architecture de Domenig n’ont pas ététraitées scénographiquement, Olivier Aïm souligne justement que « l’écriture de latransparence est une écriture du “tel quel” »50. Le dispositif architectural donne unaccès immédiat et sans truchement à la salle du Palais des congrès. Le dispositifarchitectural dénonce donc sans fard l’idéologie du régime national-socialiste,producteur et consommateur de cette architecture.

Le verre comme matériau : contraindre le déplacementPourtant, le verre, comme matériau, structure l’espace de visite et contraint ledéplacement du visiteur dans la flèche-passerelle. Seul le regard est en mesure dedépasser cette contrainte physique pour éprouver l’architecture du bâtiment. Levisiteur est ainsi relié par contact visuel au Palais des congrès mais isolé par lastructure en verre et acier. Le cadre fixé et les bornes imposées par les parois de

45. Yves Jeanneret, « Transparence », La société de l’information : glossaire critique, Paris, LaDocumentation française, 2005, p. 137.

46. Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979.

47. Ivo Kranzfelder, Eward Hopper : 1882-1987. Vision de la réalité, Paris, Taschen, 2006, p. 141.

48. Ibid., p. 147.

49. Ibid., p. 150.

50. Olivier Aïm, « La transparence rendue visible. Médiations informatiques de l’écriture »,Communication & langages, 147, 2006. p. 34.

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verre, contraignent la visite et se présentent comme un second « principe » duverre, « l’obstacle » évoqué par Yves Jeanneret51. Elles imposent un mode d’êtreau visiteur qui peut regarder sans toucher. Une relation particulière s’établit via ledispositif : être tout à la fois proche et loin. Dualité de rapport au lieu imposéepar le dispositif qui questionne l’être-là. D’une part la flèche-passerelle est situéeen hauteur ; de cette façon le visiteur est mis dans une position réflexive, comme siprendre de la hauteur physiquement engendrait une prise de hauteur symbolique.D’autre part, la transparence offre une impression de proximité immédiatementannulée par l’enclosure en verre du dispositif. Le dispositif de médiation joueavec la trace. Il donne l’impression de la livrer au visiteur tout en bloquantsimultanément son accès. Réfléchissant sur la confrontation entre le huis clos de laville et le rapport à l’espace du nomadisme, Jean Duvignaud souligne combien la« dialectique du rempart [. . .] borne, éloigne, efface et concentre. L’enclosure n’estpas un bornage. Elle fixe une autre expérience de la vie, et la densité sociale façonneun monde que ne connaît pas le monde nomade. »52 Le rempart modifie le rapportde l’homme à l’espace. L’enclosure de la flèche-passerelle interroge alors le rapportinduit à l’architecture du Palais des congrès. L’impossibilité de pratiquer les « lieuxde l’espace », comme le dirait J. Duvignaud conduit à « muséifier » l’architecturedu Palais par la mise à distance. Parallèlement, la mise à distance conduit aussi à laprise de recul, à la réflexion.

L’usage du verre, nous l’avons vu, induit un double rapport à la pièce duPalais des congrès : une implication directe par une visibilité « totale » surla pièce et une mise à distance par le verre comme matériau. En l’associantà une vue surplombante, G. Domenig introduit dans son dispositif un autrequestionnement sur la distance du visiteur à cette architecture. Si la visibilitépourrait laisser conclure à l’instauration d’une proximité, le verre, opérant commebarrière, enferme le visiteur dans la pratique de la seule flèche-passerelle. Unedynamique opposée agit sans cesse dans ce dispositif qui, tout à la fois, ouvreet ferme l’espace de pratique53. L’ouverture par la transparence est accessible auregard, à la contemplation, la fermeture agit sur le corps du visiteur contraintd’évoluer en se déplaçant dans la passerelle sans détour possible.

La traversée comme processusLa contrainte de déplacement du visiteur produit une traversée. Elle convoquece que Martin de la Soudière appelle « le paradigme du passage »54, dimensionépistémologique d’un rapport à. Elle fait ici écho à la traversée comme pratiqued’expérience contemporaine. Cette dimension, liée à la transparence, est une

51. Yves Jeanneret, « Transparence », art. cit., p. 137.

52. Jean Duvignaud, Lieux et non lieux, Paris, Galilée, coll. « L’espace critique », 1977, p. 33.

53. Les distances seraient également à penser comme « médiateurs culturels et opérateurs desocialisation », pour reprendre une partie du titre du mémoire de Master 2 de Caroline Buffoni.Voir Caroline Buffoni, Les dispositifs proxémiques d’exposition muséale comme médiateurs culturelset opérateurs de socialisation, Master 2 Culture et communication, Jean Davallon (dir.), universitéd’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2007-2008.

54. Martin de la Soudière, « Le paradigme du passage », Communications, 70, 2000, pp. 5-31.

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autre manière de pratiquer l’espace et de provoquer un regard contemporain surl’architecture du régime national-socialiste. Martin de la Soudière écrit justement :« Tiré de “pas”, passus en latin, “passage” désigne le déplacement, l’acte de sedéplacer. Une marche vers ailleurs (à côté, là-bas, plus loin, plus haut. . .), uneenjambée, un cheminement, un processus de transformation en train de s’opérer,et non déjà effectué ; en même temps que le lieu où s’effectue ce processus, sa traceou son support, que ce soit au sens morphologique, spatial, géographique ou bienmétaphorique. »55

La pratique de la traversée demande également le déplacement du regard. L’idéeest de faire bouger les points de vue habituels, de provoquer les comportementsattendus. Si le visiteur se trouve au cœur d’une pièce conçue pour le régime nazi,il ne l’appréhende pas comme il aurait pu s’y attendre et doit se départir descodes de visite de patrimoine usités jusqu’alors. Associer hauteur, transparence,enclosure et traversée provoque des mouvements contraires : voir tout mais de loin,en hauteur et selon une progression linéaire. Le jeu semble finalement se déroulerà partir des dichotomies proche/loin, dedans/dehors. La forme du dispositif induitune position claire du visiteur : il voit facilement, tout, de loin et en hauteur.En revanche, le verre, par la transparence, et la traversée, qu’induit la passerelle,bougent les lignes sur un plan cognitif. C’est finalement par le « tout voir » enhauteur qu’est induite la réflexion sur l’architecture du national-socialisme ou,pour poursuivre avec la seconde acception du passage relevée par M. de la Soudière,« c’est là où s’inscrit, et s’écrit, le changement, ce qui le donne à voir et à penser56 ».

De fait, le dispositif architectural de médiation est, en tant que passage, un« processus »57, il « contient l’idée de mue, de mutation, de métamorphose »58. Ceprocessus conduit à une transformation et donc potentiellement il « inclut l’idéede renouvellement de soi et d’ouverture à l’autre, de disponibilités »59. Le dispositifarchitectural de médiation de G. Domenig incline le visiteur à ouvrir son esprit, àévoluer dans ses conceptions. Pour autant, le passage n’est pas aisé, puisque commele souligne Louis Marin : « Les passages sont des lieux dangereux peut-être parceque ce ne sont pas des lieux mais des espaces de déplacement, des traversées. Ilsne sont repérables qu’à partir de ce qu’ils ne peuvent être, le point de départ et lepoint d’arrivée. »60

Pour conclure, l’intention de ce travail était, à partir du dispositif architecturalde la flèche-passerelle, construit dans l’ancien Palais des congrès du Parti nazi, d’enétudier le potentiel de médiation. Assez clairement, les modalités du dispositif,la transparence, la traversée, la prise de hauteur et l’enclosure s’amalgamentet se contredisent par les dichotomies suscitées par la pratique de visite. Cettetraversée est une trouée du Palais des congrès : transpercé de part en part par la

55. Ibid., p. 5.

56. Ibid.

57. Ibid., p. 8.

58. Ibid., p. 9.

59. Ibid.

60. Ibid., p. 11.

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flèche-passerelle, le bâtiment de Ludwig et Franz Ruff apparaît comme faillible,destructible. Ce dispositif architectural de médiation parvient à contrer et abolirl’intention d’éternité portée par l’architecture du régime national-socialiste.

Pourtant en tant que dispositif matériel, il est de ceux, selon Martin de laSoudière, « qui favorisent, président ou aident au passage »61. Il remplit un rôle demédiation en association avec l’exposition permanente et les programmes éducatifsproposés au Centre de documentation. Toutefois, la médiation, sans parole etsans écrit, aboutit-elle toujours à ses objectifs ? Même si les visiteurs du Centrede documentation sont probablement déjà, avant la visite, dans une démarcheréflexive sur les dangers des régimes totalitaires, jusqu’à quel point sont-il préparésà la pratique de la flèche-passerelle ? Et de ce fait, peuvent-ils en saisir la portée etla complémentarité avec l’exposition permanente ?

DOMINIQUE TROUCHE

61. Ibid.,p. 23.

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