La voie de l'art après la théorie de l'information

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UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL LA VOIE DE L'ART APRÈS LA THÉORIE DE L'INFORMATION ALEXANDRE GIRARDEAU TRAVAIL PRÉSENTÉ À A-M.BOUCHARD DANS LE CADRE DU COURS HAR1900 THÉORIES DE L'ART AVRIL 2013

Transcript of La voie de l'art après la théorie de l'information

UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

LA VOIE DE L'ART APRÈS

LA THÉORIE DE L'INFORMATION

ALEXANDRE GIRARDEAU

TRAVAIL PRÉSENTÉ À A-M.BOUCHARD

DANS LE CADRE DU COURS HAR1900

THÉORIES DE L'ART

AVRIL 2013

2

______________________________________________________

Résumé

_______________________________________________________

"Le chercheur organise le monde pour le disperser dans le

domaine de l' idée en le divisant de l' intérieur dans le concept." 1

Qu'est-ce que l'art a à voir avec la cybernétique? Peut-on intepréter l'œuvre

d'art comme une situation de communication? Si oui, quel vocabulaire

employer? Pour dire quoi? Ce travail de recherche est une introduction à la

cybernétique par le biais de l'art contemporain. De Marcel Duchamp à Joseph

Kosuth, il semble en effet que le concept d'information soit devenu essentiel à

toute proposition de discours sur la nature de l'art.

En 1966, tandis qu'une photographie de la NASA dévoile pour la première

fois le visage de la terre, les artistes conceptuels parlent de tautologies et les

cybernéticiens d'autopoièse.

_______________________________________________________________

Mots-Clés: art conceptuel, linguistique, cybernétique, autopoièse, information,

constructivisme, tautologie

1WalterBenjamincitédansSchlatter,2000,p4.

3

En 1968, S.Brand (affilié au groupe USCO) rédige et publie le Whole Earth Catalog. Inspiré par la science cybernétique, mêlant art et technologie, ce catalogue (du type guides How To?), réédité plusieurs fois, est considéré comme la bible de la contre-culture.

4

TABLE

0- Introduction

1- Les mots du cybernéticien dans la bouche des artistes

-La théorie de l' information, Claude Shannon Vs John Cage

-Le feedback, Norbert Wiener Vs David Nash

-L'entropie, Claude Shannon Vs Robert Smithson

-La théorie du médium, Marshall McLuhan Vs Stelarc

-La double contrainte, Gregory Bateson Vs Joseph Kosuth

-Le constructivisme radical, Heinz Von Foerster Vs Arakawa & Gins

2- Réflexion personnelle

3- Bibliographie

4- Annexes et notes additionnelles

5

À la fin des années 1960, sur fond de formalisme et de cyberculture, l'œuvre d'art

glisse définitivement du terrain de la représentation à la réfléxivité. Selon Bruce Nauman,

le travail de l'artiste consiste désormais à questionner la nature même de l'art. Dans cette

perspective, des groupes d'artistes tels que USCO, EAT et Art & Language ouvrent leur

pratique à d'autres disciplines, dont la cybernétique. Née à la fin des années 1940, la

cybernétique est la science du contrôle de la communication chez l'animal et la machine.

D'abord utilisée à des fins militaires (réduire le bruit dans le téléphone, créer un missile

capable de prévoir le déplacement d'un avion,...), l'ensemble de l'idéologie cybernétique

sera intégrée aux disciplines des sciences humaines dès les années 1950, en particulier

dans les domaines de la linguistique, de la psychologie et bien sûr de la politique.

Ce travail est une introduction aux concepts cybernétiques par le biais de l'art

contemporain. A chaque concept est associé une œuvre d'art, cette dernière lui faisant

référence ou l'illustrant. Une réflexion personnelle reviendra sur l'ensemble du travail en

se penchant particulièrement sur les tendances tautologiques des deux disciplines.

6

1- Les mots du cybernéticien dans la bouche des artistes

-La théorie de l'information, C.Shannon Vs J.Cage: La théorie mathématique de

l'information de C.Shannon est la pierre angulaire de la cybernétique. Dans "How We

became Posthuman?"(1999), K.Hayles parle du contexte de réification de l'information

(1948-1960) comme d'une première vague cybernétique. Cet engouement pour le concept

d'information est dû au modèle que propose C.Shannon du processus communicationnel

(voir ci-dessous) qui engendre le concept de bruit sémantique (friture dans le téléphone,

état de fatigue,...). Mais ce bruit n'est-il pas de l'information lui aussi? Pour C.Shannon,

"l'information n'est pas tellement liée à ce que l'on dit, mais à ce que l'on pourrait dire."2

Pour G.Bateson, c'est une différence qui fait la différence.3

Théorie mathématique de l'information, C.Shannon, 1948.

En 1966, John Cage rejoint le groupe E.A.T (Experiment, Arts & Technology).

La spécificité de ce groupe est d'œuvrer pour que scientifiques et artistes se rencontrent et

s'inspirent mutuellement, de préférence dans les locaux des laboratoires Bell (à l'origine

de la théorie de l'information). De ces rencontres émerge un nouveau regard sur la nature

2Shannon&Weaver,1948.3"Adifferencethatmakesadifference",Hayles,1999.p51.

7

de l'art, fortement inspiré par les nouvelles technologies de l'information et de la

communication. Après avoir visité plusieurs fois la salle des computer brains4, les

notions de canal de transmission, d'émetteur, de récepteur, de bruit et d'information

deviennent vocabulaire courant chez les artistes autant que chez les cybernéticiens. En

2010, E.Ilfeld écrit dans son article intitulé Cybernetics and Contemporary Art: "4’33 can

be viewed as a rebuke of Shannon and Weiner’s signal based information, (...) after all, it

is precisely the noise (whispers, coughs and ambient sound) that became the actualized

message/signal.”5 La même année, J.Brockman revient6 sur l'intérêt de J.Cage envers la

cybernétique:

"Cage was aware of research conducted in the late 1930s and 1940s by Wiener, Shannon, Vannevar Bush, Warren McCulloch, and John von Neumann, who were all present at the creation of cybernetic theory. And he had picked up on McLuhan's idea that by inventing electric technology we had externalized our central nervous systems (our minds) and that we now had to presume that "There's only one mind, the one we all share."

-Le feedback, Norbert Wiener Vs David Nash: En cybernétique, le feedback est un

concept développé par Norbert Weiner en 1943 lorsqu'il travaille sur le projet militaire

AA Predictor. Il a pour mission de dôter un canon d'un élément de contrôle de rétroaction

(ou feedback) de manière à ce que la machine puisse calculer où sera l'avion ennemi

selon sa vitesse et sa direction et l'abattre. Il s'agit dans le fond de permettre à la machine

de s'ajuster à son environnement, comme le fait le végétal. La pièce Ash Dome (1977) de

David Nash est une bonne illustration du concept de feedback en milieu naturel. L'artiste

4Lespremiersordinateursétaientappeléeslesgiantbrainsenraisondeleurtailledémesurée.5Ilfeld,2010.p58.6Repéréle28.03.2013,http://www.huffingtonpost.com/john‐brockman/the‐collective‐conscious_b_418453.html

8

sculpte le paysage en fonction de la capacité auto-régulatrice de ce dernier. En perturbant

la croissance des arbres (organisés en cercle), l'artiste met en valeur la qualité rétroactive

du monde végétal.

Ash Dome, David Nash, 1977.

Norbert Wiener intègre plus tard le concept de feedback à la théorie de l'information de

C.Shannon. Cette modification a pour effet de changer tout système (homme, animal,

machine) en un circuit fermé qui communique avec son environnement via un système de

boucles de réciprocité. En d'autres mots, selon les cybernéticiens il n'y a pas de différence

fondamentale entre la machine et l'homme dans la mesure où tous deux sont des systèmes

fermés qui ne font que s'ajuster continuellement à leur environnement.

9

Théorie de l'information avec le concept de feedback ajouté qui clôt le système.

-L'entropie, Claude Shannon Vs Robert Smithson: En deux mots, un système est

entropique lorsqu'il n'intègre plus la notion de feedback (comme une friche industrielle

par exemple). Mais bien sûr c'est plus compliqué qu'il n'y parait. L'entropie c'est aussi la

deuxième loi de la thermodynamique à laquelle le monde entier obéit: l'ordre diminue, le

désordre augmente.7 En fait, John Von Neumann (auteur de la bombe H et de

l'ordinateur) l'avoue lui-même à C.Shannon: "(...) personne ne sait vraiment ce qu'est

l'entropie donc dans un débat tu auras toujours l'avantage." Pourtant il y a bien un artiste

qui a sû s'approprier le concept, c'est Robert Smithson. S'il s'intéresse tellement à

l'entropie, c'est parce qu'il constate que l'esprit humain et la Terre sont constamment en

voie d'érosion.8 Pour élaborer son art, il s'appuie sur les travaux de Lévi-Strauss qui

n'hésite pas à parler d'entropologie: "D'après lui (Lévi-Strauss), plus l'organisation

culturelle d'une société est complexe, plus la qualité d'entropie produite est importante.

7Wiener,1954.8Lingwood,1994.p29

10

Plus une structure donnée est élaborée, plus elle sera marquée par la désintégration."9

Selon cette vision, la société des États-Unis en 1960 (chaude), à l'opposé des sociétés

primitives (froide), est un super générateur d'entropie. D'où les préoccupations de

Smithson pour la désintégration, l'émergence, l'abandon ainsi que sa fascination pour les

sites post-industriels (carrières, friches, mers mortes, ...) Dans le fond, le concept

d'entropie a autant à voir avec la théorie du chaos qu'avec la théorie de l'information dans

le sens où elle peut être interprétée comme la mesure de la quantité d'ordre contenue dans

le désordre même (contradiction avec la vision mécaniste du monde).

"Sous le regard de Smithson, ces anti-monuments (canalisations, une vierge kitsch devant une église, un parking recouvert de voitures, une carrière abandonnée, un mur tâché de graffiti) deviennent la trace d'avenirs jetés aux orties. (...) Cette fascination pour l'entropie était le moteur de son travail."10

Asphalt Rundown, Robert Smithson, 1969.

-La théorie du médium, Marshall McLuhan Vs Stelarc: En 1964 est publié

Understanding Media de McLuhan. Dans ce livre, l'auteur (théoriste des médias)

explique pourquoi l'information délivrée par un média (ou canal de transmission) a moins

d'importance que le média lui-même. Selon lui ce sont les nouveaux médias qui changent

9Lingwood,1994.p29.10idem.

11

la société et non l'information qu'ils véhiculent: "L'effet d'un film n'a rien à voir avec son

contenu. (...) l'imprimé a créé l'individualisme et le nationalisme au cours du 16ième

siècle."11 Par exemple, plutôt que de s'intéresser aux effets des programmes diffusés à la

télévision, les chercheurs et sociologues s'intéressent aux effets de la télévision elle-

même en tant que médium. Une telle conception de la théorie des médias entraîne une

mécanisation de la pensée qui entraîne à son tour une conception de la technologie

comme une extension de l'homme. Comme une prothèse. Cette perspective est

radicalement inspirée par la cybernétique: le sujet humain est pensé comme un système

fermé qui s'adapte à son environnement via un système de feedbacks et qui utilise la

technologie comme une extension de lui-même pour construire des connaissances.

Médium, extension et obsolescence du corps sont des concepts que de nombreux artistes

se sont appropriés, en particulier Stelarc:

"Stelarc's Internet-driven Ping Body makes an abstract point about the everyday experience of being technologically extended: for example, communicating by keyboard through the Internet or by cell phone while driving a car. (...) Stelarc's body, a plugged-in body self, is the network - a self-network."12

On the left: Ping Body, Stelarc, 1996. On the right: Fractal Flesh, Stelarc, 1995.

11McLuhan,1964,p34.12Jones,1994.dansSmith,1994.p112.

12

"Project: extend intelligence beyond the earth Medium: the body Correction: the body is obsolete"13

Stelarc pense le corps comme une machine (les yeux sont des lasers, le cerveau est une

puce éléctronique). Il pense aussi que pour survivre l'humanité a besoin de muter14 et c'est

dans cette perspective qu'il élabore son travail: le corps est une prothèse de la sensation, il

est un médium qu'il faut pousser à l'extrême pour qu'un nouveau comportement surgisse.

"Stelarc futures our body. (...) For Stelarc, the body has always been prosthetic: a site of radical experimentation that in his art has been objectified, penetrated, virtualized, roboticized, emptied out, alienated and suspended with such ferocity that the purely prosthetic quality of the body has been force to surface."15

Handswriting 'Evolution', Stelarc, 1982.

13Massumi,1994.dansSmith,1994.p125.14"Stelarcandothershavethisideathattosurvivehumanityhastomutate,butmutatevoluntarilybyitsownmeans."Virilio,2005.15Kroker,1994.dansSmith,1994.p73.

13

-La double-contrainte, Gregory Bateson Vs Joseph Kosuth: Dans les années 1950,

après avoir assisté aux premières conférences sur la cybernétique (les conférences Macy

ont lieu de 1946 à 1953), G.Bateson fonde en Californie l'école Palo Alto. De

l'anthropologie, son domaine d'étude, il se tourne soudainement vers la psychologie et

plus particulièrement vers les troubles de la communication chez le schizophrène. Cette

étude inspirée par la théorie des systèmes lui permet d'établir assez vite son postulat: tout

problème est un problème de communication. Peu de temps après, en compagnie de son

collègue P.Watzlawick, il crée le concept de double-contrainte qui renvoie à la dimension

paradoxale de la communication (ou métacommunication) et aux problèmes qu'elle

soulève. Les injonctions paradoxales du type 'Ignorez ce panneau' ou 'Soyez spontané'

sont de bonnes illustrations du concept de double-contrainte. Dans de telles situations, le

processus communicationnel semble absurde et ne renvoyer qu'à lui même, il est sa

matérialisation même (la communication dans la communication) et rend compte de son

architecture en spirale de type tautologique.

One and Three Chairs, J.Kosuth, 1965.

14

"One and three chairs de Joseph Kosuth est un bon exemple de (...) tautologie, une chaise est une chaise qui est une chaise, de la même manière que l'art est de l'art qui est de l'art."16

Selon l'artiste J.Kosuth, en art conceptuel l'œuvre d'art devient une proposition

linguistique ou analytique (ou situation de communication). De fait, à partir du moment

où l'artiste (tel un magicien) nomme un quelque chose œuvre d'art, ce quelque chose est

changé en art. Ce concept, comme un écho au "The meaning is the use"17 qu'écrit

Wittgenstein dans le "Tractacus Logico" (1922), fait de la proposition de l'œuvre l'aspect

le plus important du travail: "L'idée devient une machine qui fait l'art."18 Du point de vue

du spectateur, l'expérience invite à l'introspection. L'œuvre ne commence ni ne finit plus

mais s'engendre elle-même: "L’œuvre elle-même semble subvertir ce que l'on peut en

dire, car elle crée sa propre philosophie."19 Comme la proposition paradoxale (double-

contrainte), l'œuvre d'art conceptuelle (proposition analytique) est prise dans une

réflexion de type tautologique (l'art c'est la vie, la vie c'est l'art, l'art pour l'art, et autres

statements holistiques) puisqu'elle est l'objet même de sa propre réflexion.20

"(...) l'art conceptuel de Kosuth pense l'oeuvre comme 'proposition' en jouant sur le rapport entre fabrication et nomination pour que l'art analyse sa propre activité, et se définisse comme l'exposition de cette auto-analyse (...)"21

"Kosuth maintains that as long as art is discussed in terms of art ideas, the results will be an exchange of tautologies. Only by revealing the structural relationships between ideas can we transcend art on the ideological level (...)"22

16Godfrey,2003.p10.17citédansKosuth,1991.18SolLeWitt,1967.19LeWitt,1966.dansOsborne,2006.p25.20 "(...) autant l'art que la philosophie moderne [se sont constitués] en devenant les objets de leurpropreréflexion."Loubier,2008.p283.21Genin,1998.p120.22Burnham,1973.p154.

15

A Painting that is its own Documentation, J.Baldessari, 2010 (1968).

"(...) le caractère tautologique peut impliquer soit que l'œuvre est auto poïétique, soit

qu'elle n'ait pour contenu que les principes de son engendrement."23

23Loubier,2008.p78.

16

-Le constructivisme radical, Heinz Von Foerster Vs Arakawa&Gins: H.Von Foerster

est un des rares cybernéticiens à se rendre jusqu'à la troisième vague cybernétique (1970-

1985). Il a une bonne raison: la cybernétique n'a toujours pas résolu le problème de

l'origine des processus cognitifs (problème du solipsisme). Selon H.Von Foerster, tout

système fonctionne selon la mécanique de l'enchevêtrement, il ne sert donc à rien de

chercher un début ou une fin aux processus cognitifs. Selon lui, le cerveau n'est pas un

ordinateur, il ne lit pas la réalité mais la construit, de pair avec le corps organique

(domaine des perceptions), dans l'expérience. Ce qu'il veut dire, c'est que chacun

construit sa propre réalité selon ses expériences vécues: "La seule façon de connaitre une

chose, c'est de l'avoir faite; ce qui signifie que nous ne connaissons que ce que nous

construisons nous-mêmes."24 Ce point de vue, H.Von Foerster lui donne un nom: le

constructivisme radical. En bien des égards ce concept rappelle le concept d'empirisme

radical hérité du pragmatisme de W.James: tous deux ne s'intéressent qu'à une seule

chose, construire une méthode de la connaissance via le concept d'expérience (dans la

lignée des travaux de Bergson). Pour en arriver là, il a fallu que la cybernétique s'inspire

de la biologie et plus particulièrement du concept d'autopoièse:

"La nouvelle perspective biologique est en train de remplacer le rôle de l'art comme Représentation tout comme elle est en train de remplacer le modèle de l'esprit comme miroir du monde. Il n'y a pas de petit écran dans le cerveau sur lequel un homoncule intérieur lit le reflet du monde. Nous avons plutôt la notion féconde, due à Francisco Varela, de couplage structurel (autopoièse) de l'organisme humain avec son environnement, organisme autonome qui se crée lui-même, qui construit son monde et sa réalité."25

24H.VonFoerstercitédansMutelesi,1998.25Ascott,1995.dansPoissant,1995.p380.

17

Le concept d'expérience a été rendu populaire en art grace à de nombreux groupes tels

que Fluxus, Usco, EAT, etc. Les artistes parlent d'interventions, de happenings, de

performances, d'events, mais dans le fond tous parlent de la même chose: l'expérience. Le

couple d'artistes-architectes S.Arakawa & M.Gins ont créé plusieurs concepts dont celui

de corps qui personne. Selon eux, un sujet se constitue (devient une personne) à travers

les intéractions corps-environnement que précipite l'expérience: "la personne (...) n'est

pas un donné ou un créé, c'est le résultat d'un processus et c'est le processus lui-même."26

En fait le concept de corps qui personne est comparable à celui d'autopoièse qui conçoit

lui aussi le sujet comme entité inséparable de son environnement. À l'instar des vrais

performers tels qu'Allan Kaprow, Marina Abramovic, Adrian Piper, etc, Arakawa & Gins

ne font que peu d'interventions. Ils développent plutôt une théorie de l'expérience à partir

de laquelle ils créent de nouveaux modèles architecturaux (voir ci-dessous) voués à

inciter les corps à personner (à performer): "Le rôle de l'artiste n'est plus de créer une

œuvre, mais de créer la création."27

Bioscleave House, Arakawa & Gins, late 1990.

26Lecercle,2005.dansArakawa&Gins,2005.p11.27Schoffer,1969.

18

2- Réflexion personnelle

En 1973, lorsque Lucy Lippard parle de l'art conceptuel comme d'un art de

l'information28, il est clair que le paradigme cybernétique est déjà bien installé dans le

monde social. Pour preuve les expositions s'enchaînent: The Machine: As seen at the end

of the Mechanical Age (MOMA, New York, 1968), Cybernetic Serendipity (Institute of

Contemporary Art, 1968), Expo70 (Suita, Osaka, 1970), Art and Technology (County

Museum, Los Angeles, 1971), etc. À ce stade, une rupture semble s'être produite, un

changement de paradigme. En sciences, ce glissement se traduit par la volonté de savoir

comment et non plus savoir quoi.29 En arts, la représentation (peinture, photographie)

cède sa place à la réfléxivité (performance, installations). Ce court texte est une réflexion

qui articule l'art et la cybernétique en lien avec trois concepts contemporains: le

dispositif, la tautologie et le virtuel. Ces trois concepts sont issus des sciences de la

communication et pourtant c'est dans le champ de l'art qu'ils se font le plus remarquer.

L'émergence viendrait-elle de l'art? Peut-on lui trouver une origine?

Le dispositif

"Les œuvres ont été remplacées dans la production artistique par des dispositifs et des procédures qui fonctionnent comme des œuvres et produisent la pure expérience de l'art (...)."30

La notion de dispositif prend vraiment son essor en même temps que la technologie.

Selon G.Agamben, il est tout simplement désormais impossible de lui échapper.

28Lippard,1973.29Mutelesi,1998.30Michaud,2003.p10.

19

Contrairement à la notion de système31, le dispositif décrit "la séparation ou la

répartition des différents éléments, chacuns dans une sorte de stratégie."32 Selon ce point

de vue, chaque individu n'agit pas librement mais plutôt sous l'influence (le contrôle) de

la configuration de l'environnement (du dispositif) dans lequel il se trouve. En gros, sous

l'effet du dispositif le citoyen devient usager: "J'appelle dispositif tout ce qui a la

capacité (...), de modeler les conduites et les gestes, les opinions et les discours des êtres

vivants."33 En art contemporain, c'est sous l'effet du dispositif que l'installation devient

œuvre. C'est le dispositif lui-même qui permet l'accès à l'œuvre, à sa dimension méta (par

exemple le dispositif préféré de J.Kosuth, c'est la proposition linguistique). Aussi, la

notion de dispositif est essentielle aux détournements. En effet, détourner c'est créer un

décalage en jouant sur l'introduction d'un élément dans un dispositif qui n'est pas le sien.

L.O.V.E, Maurizio Cattelan, 2010. 31"(lanotiondesystème)décritunensembledansunseulcorps"Foucault,1994.32Foucault,1994.33Agamben,2007.

20

La tautologie

"[Piaget] cherchait l'origine des processus cognitifs (...). Il ne trouva que l'auto-régulation comme base de départ (...)."34

La tautologie en art, le solipsisme en philosophie, l'autopoièse en biologie, la double-

contrainte en psychologie, le paradoxe en mathématiques et en linguistique, etc.

Il semblerait que la société des années 1960-1970 ait été sevrée à la tautologie ... jusqu'à

tard! En 1974, R.Barthes écrit "Tout texte est un intertexte" (un texte dans un texte). En

1985, G.Anders poursuit: "Les déclencheurs déclenchent le déclenchement des

déclencheurs." Pour ces deux auteurs, l'idée-même d'interpénétration ou

d'enchevêtrement est omniprésente. Ils ne parlent plus d'origines, ils ne recherchent plus

l'idée ultime, tout est déjà là, tout est déjà dit en même temps qu'être à dire. C'est-à-dire

qu'il faut bien en sortir de la tautologie, c'est dans cette optique que les théoristes et

critiques parlent de virtuel. Le virtuel peut être associé à la zone de flou que produit une

proposition tautologique. C'est un espace ou une durée mouvante en évolution constante,

c'est ce qui existe en puissance: la graine c'est l'arbre en virtuel.35 C'est un implicite qui

n'est pas actuel mais qui existe, accessible seulement par l'expérience (pure).

De gauche à droite: le solipsisme illustré par G.Pask à la demande de Von Foerster; La figure mythique de l'ouroboros (l'éternel recommencement); Des protéines à l'Adn: l'autopoièse. (toutes sources inconnues).

34Mutelesi,1998.35Lévy,1995.

21

Vers de nouveaux espaces

Dans son texte sur Stelarc The Evolutionary Alchemy of Reason, B.Massumi pointe un

paradoxe (une limite?) qui s'installe dans la performance elle-même: "Now there's a body

artist who wants to operate on intelligence. Wouldn't that make him a conceptual

artist?"36 Derrière son air absurde et filou, l'art conceptuel cache en fait une profonde

dynamique qui est à la base des concepts contemporains tels que le virtuel, l'immersion,

l'esthétique, etc. Ces concepts prennent vie dans un nuage gazeux, dans un modèle

intellectuel vague et indéfini, qui ne se matérialise que pendant l'expérience même de

l'installation. Il n'est plus question d'inputs ni d'outputs mais plutôt d'une situation de

communication qui s'engendre elle-même et qui est sa propre auto-critique. Aujourd'hui,

ce nouvel espace, c'est l'art de l'immersion37 qui le représente le mieux. Le spectateur

évolue dans un entre-deux où il construit l'œuvre à partir d'éléments à priori absents

(virtuels). En communiquant avec l'œuvre, le spectateur construit son esthétique

(architecture relationnelle) et cherche à construire du sens à partir de ce matériau même.

"L'art ancien était fait pour être vu de l'extérieur. Le nouveau est fait pour être construit de l'intérieur. Ou bien vous êtes à l'intérieur du réseau, ou bien vous n'êtes nulle part. Et si vous êtes à l'intérieur du réseau, vous êtes partout..."38

Axis of Power, David Spriggs, 2009.

36Massumi,2005.dansSmith,2005.p125.37cfRose,F.2011.TheArtofImmersion,Norton,NewYork.38Ascott,1995.p363.

22

Conclusion

S'il y a bien quelque chose à retenir de ce travail de recherche, c'est que trouver une

origine aux processus cognitifs, c'est trouver une réponse à une question mal posée: le

paradigme de la causalité doit être remis en question. D'ailleurs il n'est pas question ici de

penser la cybernétique comme l'origine de l'art conceptuel. Par contre, il est évident que

les deux disciplines sont enchevêtrées, qu'elles s'influencent l'une à l'autre en permanence

(à l'image du système autopoiétique).

Il est facile et tentant d'appliquer le modèle cybernétique à d'autres domaines. Bien que

cet acte puisse sembler fort pratique, il est important de se souvenir que la cybernétique a

ses propres limites théoriques alors qu'en art tout est possible. Le monde actuel obéit aux

lois de la thermodynamique39 et donc au principe de causalité et à l'entropie. Une telle

conception empêche toute alternative de happy end pour l'humanité: "Nous sommes des

naufragés sur une planète vouée à la mort."40. C'est le rôle des philosophes et des artistes

que de proposer des alternatives aux modèles intellectuels établis. Si les outils nécessaires

à l'avènement d'un nouveau monde n'existent pas encore, alors ils doivent être créés. Où

iront-ils chercher ces outils? Dans un monde qui existe sans être actuel: dans le monde du

virtuel.

"L'œuvre d'art n'est pas une illustration théorétique. (...) La philosophie d'une œuvre d'art est inhérente à l'œuvre, elle n'est en rien une illustration d'un système philosophique."41

39Lévi‐Strausscomparelasociétéaméricaineàunmoteuràexplosionetlessociétésditesprimitivesàunmouvementdependule.Gilchrist,1994.40Weiner,1954.41Schlatter,2000.p15.

23

3- Bibliographie:

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