Après le sommet de Mar del Plata : les Amériques plus divisées que jamais

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CRII&ID_NUMPUBLIE=CRII_034&ID_ARTICLE=CRII_034_0149 Après le sommet de Mar del Plata : les Amériques plus divisées que jamais par Christian DEBLOCK et Sylvain F. TURCOTTE | De Boeck Université | Critiques internationales 2007/1 - n° 34 ISSN 1290-7839 | ISBN 978-2-7246-3092-3 | pages 149 à 160 Pour citer cet article : — Deblock C. et F. turcotte S., Après le sommet de Mar del Plata : les Amériques plus divisées que jamais, Critiques internationales 2007/1, n° 34, p. 149-160. Distribution électronique Cairn pour De Boeck Université. © De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Après le sommet de Mar del Plata : les Amériques plus divisées que jamais

par Christian DEBLOCK et Sylvain F. TURCOTTE

| De Boeck Université | Critiques internationales2007/1 - n° 34ISSN 1290-7839 | ISBN 978-2-7246-3092-3 | pages 149 à 160

Pour citer cet article : — Deblock C. et F. turcotte S., Après le sommet de Mar del Plata : les Amériques plus divisées que jamais, Critiques internationales 2007/1, n° 34, p. 149-160.

Distribution électronique Cairn pour De Boeck Université.© De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Contre-jour

Après le sommet de Mar del Plata : les Amériques plus divisées que jamais

par Christian Deblock et Sylvain F. Turcotte le quatrième sommet des Amériques,

qui s’est tenu à Mar del Plata en Argentinedu 4 au 5 novembre 2005, devait être

un sommet sans histoires. Ce fut le sommet des surprises et de la division.D’entrée de jeu, menant la charge autant contre le Venezuela que contrel’Argentine, Vincente Fox, président de la République fédérale du Mexique, estintervenu pour demander que les questions commerciales et l’avenir de la Zonede libre-échange des Amériques (ZLEA) soient replacés au centre des débats.En cela, il bousculait un ordre du jour que les organisateurs du sommet avaientpris soin de limiter aux enjeux relatifs à la création d’emplois et à la gouver-nance démocratique. De nombreux pays ont alors joint leurs voix à celle duMexique et réclamé à leur tour la reprise des négociations. Tant et si bien quec’est surtout de commerce dont les présidents et chefs de gouvernement ontparlé pendant deux jours. Et, pour la première fois dans l’histoire des sommets,ils se sont parlé « franchement ». Résultat de ces discussions pour le moins ten-dues : 29 des 34 pays participant au sommet se sont déclarés prêts à reprendreles négociations, selon une formule et un échéancier qui restaient cependant àdéfinir. Contrairement à ce qui avait été convenu lors de la conférence minis-térielle de Miami le 21 novembre 2003, lorsque les États-Unis et le Brésilavaient négocié une formule qui ouvrait la porte à des accords bilatéraux, iln’était plus question désormais d’une ZLEA à 2 vitesses 1. Les rédacteurs de ladéclaration finale n’ont même pas cherché à préserver une unité de façade.

1. Fruit de négociations secrètes entre le Brésil et les États-Unis, la conférence ministérielle de Miami avait abouti àun compromis. Certes, elle ne remettait en question ni les objectifs ni l’échéancier des négociations, mais introduisaitdeux changements majeurs dans la procédure : les pays pouvaient s’engager pour une intégration plus ou moinspoussée et ceux qui le souhaitaient pouvaient « convenir d’engagements et avantages supplémentaires ». VoirChristian Deblock, Sylvain F. Turcotte, « Estados Unidos, Brasil y las negociaciones hemisféricas : el ALCA enmodalidad bilateral » Foro Internacional, XLVI (3), 2005, p. 5-34.

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Complétée à grand-peine après le départ de la plupart des délégations, cettedéclaration a consacré la profonde division des Amériques en deux groupes :d’un côté, celui des États (Amérique centrale, Caraïbes (sauf Cuba), Chili,Colombie, Mexique, Pérou) qui « [maintenaient] leur engagement en faveurde la réalisation d’un accord (…) qui soit équilibré et intégré (…) et [don-naient] aux autorités responsables des négociations commerciales l’ordre dereprendre leurs réunions au cours de l’année 2006 » ; de l’autre, celui desÉtats (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay, Venezuela) qui « [soutenaient]que jusqu’à présent [avaient] été absentes les conditions nécessaires pour arri-ver à un accord de libre-échange qui soit équilibré et équitable, qui prévoieun accès effectif aux marchés, sans subventions et à l’abri de pratiques quifaussent les échanges commerciaux, et qui prenne en compte les besoins et lessensibilités de tous les partenaires, ainsi que les différences de niveau de déve-loppement et de taille des économies » 2.

Les États-Unis et le Brésil en position de spectateurs

Malgré les engagements pris à Miami, les négociations commercialesn’avaient pas repris et ni Washington ni Brasilia ne voulaient que la questionsoit abordée à Mar del Plata. Dans les deux capitales, le dossier des Amériquesavait été temporairement mis de côté car toutes les énergies étaient consacréesà la préparation de la conférence ministérielle de l’OMC qui devait se tenirun mois plus tard à Hong Kong. Ce qui s’est donc passé à Mar del Plata, c’estque les États-Unis se sont mis en retrait pour laisser à d’autres pays le soin deréclamer la reprise au plus vite des négociations. Or, même si elles sont peususceptibles de déboucher sur une intégration équilibrée, ces négociationsont rallié la majorité des pays dans la mesure où elles paraissaient préférablesà toute autre formule, bilatérale en particulier. C’est cette dynamique qui estapparue très clairement dans les discussions musclées du quatrième sommetdes Amériques.Le Brésil, de son côté, a préféré laisser à l’Argentine le soin d’articuler l’oppo-sition, non seulement parce que ce pays était l’hôte du quatrième sommet,mais aussi et surtout parce que la délégation brésilienne ne désirait pas êtreassociée aux stratégies et aux discours du Président Chavez, lequel compliquegrandement la mise en œuvre du projet sous-régional brésilien avec sonpropre projet d’Alternative bolivarienne pour les Amériques (ALBA) qu’ildestine aux pays sud-américains. Par ailleurs, l’annonce de l’ouverture de

2. Extraits de la section 19 de la déclaration finale du sommet de Mar del Plata. (http://www.state.gov/p/wha/rls/56901.htm)

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négociations visant l’incorporation du Venezuela comme membre à partentière du MERCOSUR dans les jours précédant le sommet avait beaucoupplus à voir avec les problèmes que connaissent les petits pays du MERCO-SUR, qui ont besoin d’alliés pour pouvoir gérer une situation de forte asymé-trie, qu’avec la stratégie régionale de Brasilia. Compte tenu des importantesdifficultés politiques que connaît le Marché commun du Sud, et ce malgrél’arrivée au pouvoir de trois présidents pro-MERCOSUR depuis 2003(Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil, Néstor Kirchner en Argentine etTabaré Vásquez en Uruguay), le Brésil ne bénéficiait pas d’une légitimitésuffisante pour mener l’opposition au projet de ZLEA lors de ce quatrièmesommet des Amériques.Certes, le projet en tant que tel ne suscite plus le même engouement qu’à sesdébuts, mais, comme l’ont montré les vives réactions de certains pays à Mardel Plata, certains constats s’imposent d’eux-mêmes. Tout d’abord, si lesÉtats-Unis sont maîtres du jeu, et aujourd’hui peut-être plus que jamais, lagrande majorité des pays souhaitent reprendre les négociations, ne serait-ceque pour tempérer, à défaut de pouvoir les contrer, les effets de réseau enétoile (hub and spokes) du bilatéralisme mis en place par les États-Unis.Ensuite, mondialisation et concurrence asiatique obligent, l’accès préféren-tiel, élargi et sécuritaire, au « supermarché » nord-américain est plus quejamais la grande priorité de la politique commerciale dans la majorité des capi-tales d’Amérique latine. Enfin, et même si les relations avec les États-Unis onttoujours été difficiles et que ceux-ci n’hésitent pas à exploiter leur position depuissance hégémonique, les États qui ont signé (ou négocient) avec eux unaccord de libre-échange l’ont fait (ou le font) en pleine connaissance de cause.L’effet d’attraction du marché nord-américain joue incontestablement enfaveur d’une intégration de jure avec les États-Unis, mais cela n’explique pastout : de l’Alaska à la Terre de Feu, les États ont fini par s’accommoder dulibre-échange « à la nord-américaine », et par y trouver même plus d’avantagesque d’inconvénients. Quant au projet de ZLEA, imparfait nous l’avons dit, ilreste encore, à défaut de mieux, la meilleure option et celle qui rallie le plusgrand nombre des États d’Amérique latine, ne serait-ce que pour se faireentendre des États-Unis. Dans quelle mesure les négociations hémisphériquescorrespondent-elles à un jeu à somme positive ? La question demeure ouverte,mais, dans l’immédiat, les accords bilatéraux prolifèrent. Reste le cas du Brésil,le seul pays à avoir une vision articulée d’une autre intégration que celle de laZLEA 3.

3. S. F. Turcotte « La politique commerciale brésilienne, le MERCOSUR et le libre-échange dans les Amériques »,Études internationales, 32 (4), 2001, p. 693-715.

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Pour Chavez et ses alliés andins, le projet des Amériques est mort ausommet de Mar del Plata ; pour ceux qui sont favorables au projet deZLEA, une « fenêtre d’opportunités » a été entrouverte ; pour leBrésil et les pays du Cône sud, le dénouement du sommet vient relan-cer le scénario souvent avancé de deux grands blocs dans les Améri-ques, l’un au Nord autour de l’ALENA, l’autre au Sud autour duMERCOSUR. Comme nous le verrons plus loin, le scénario le plusplausible dans le contexte actuel est sans doute celui d’une arbores-cence d’accords, similaires à ceux de l’ALENA et solidement arrimésaux États-Unis, ce qui laisse entrevoir une décomposition rapide de laplupart des accords sous-régionaux existants et un isolement croissantdu dernier carré d’opposants (l’Argentine, le Brésil, la Bolivie, leVenezuela) au régionalisme « à la nord-américaine ». Déjà, la Com-munauté andine des nations (CAN) est au bord de l’implosion, leMERCOSUR a de plus en plus de mal à préserver son unité, quant auPrésident Chavez, ses initiatives, telles que l’ALBA, loin de contribuerà faire avancer l’idée d’une opposition organisée au projet des États-Unis, ne font qu’alimenter la confusion qui règne actuellement enAmérique du Sud. Dès lors, est-il encore possible d’envisager l’inté-gration des Amériques selon d’autres modalités que celles proposéespar les États-Unis ?

Le régionalisme dans les Amériques : la vision des États-Unis

Au moment de sa création, le projet de ZLEA répondait pour les États-Unis à trois types de préoccupation. Il devait d’abord, commel’ALENA, leur permettre de faire pression sur les négociations com-merciales multilatérales 4; ensuite, servir de socle à un partenariat deprospérité partagée, sur la base duquel seraient redéfinis leurs rapportsde voisinage avec le reste du continent ; enfin, faire des Amériques unmodèle de régionalisme ouvert, et ce pour l’ensemble de la planète.Ce programme était le résultat d’un lent cheminement. Lorsqu’ils ontcommencé à s’engager dans le bilatéralisme, au tournant des années1980, les États-Unis percevaient cette pratique comme une stratégiesecondaire par rapport à ce qui devait demeurer (et demeure toujours)

4. Pour une analyse détaillée de l’approche des États-Unis, voir Irving Mac Destler, American Trade Politics,Washington, Institute for International Economics, 4e édition, 2005 ; C. Deblock, « La politique commerciale desÉtats-Unis et les nouvelles dynamiques régionales », dans C. Deblock, S. F. Turcotte, Suivre les États-Unis ou prendreune autre voie ? Bruxelles, Bruylant, 2003.

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la stratégie principale, le multilatéralisme 5. Le bilatéralisme ne pré-sentait alors d’intérêt que dans la mesure où il permettait de faireavancer plus rapidement les négociations commerciales multilatérales,d’ouvrir de nouveaux champs de négociation et, en créant des précé-dents, de relever toujours davantage le niveau des engagements. Com-plémentaire du multilatéralisme, le bilatéralisme en reprend lescaractéristiques : l’intégration n’est envisagée que dans une perspec-tive d’ouverture réciproque des marchés, fondée sur les principes denon-discrimination et d’égalité de traitement ; le cadre institutionnelest de type contractuel, ce qui implique que les droits, obligations etréserves de chacune des parties sont détaillés avec précision ; les diffé-rends sont soumis à une procédure d’arbitrage prévue à cet effet. Lebilatéralisme présente toutefois un avantage indéniable sur le multila-téralisme de l’OMC : il permet d’aller plus vite et plus loin, notam-ment lorsqu’il s’agit d’étendre l’égalité de traitement aux acteursprivés ou de définir des normes et des standards. L’ALENA – et avantlui l’Accord de libre-échange avec le Canada – s’inscrivait pleinementdans cette perspective nouvelle, pavant ainsi la voie à une nouvellegénération d’accords. Mais l’ALENA a eu d’autres conséquences,notamment celles de susciter de grandes attentes en termes d’amélio-ration des conditions socio-économiques des populations d’Amériquelatine 6 et de préparer le terrain à une démarche plus ambitieuseencore : l’intégration de l’ensemble du continent.Lorsque le Président Bush a lancé son projet des Amériques en 1991, denombreux pays de la région savaient qu’un partenariat économique de libre-échange avec les États-Unis allait leur offrir la possibilité de combiner unaccès préférentiel, élargi et sécurisé à l’immense marché nord-américain avecquelques mesures de soutien au développement. Les contraintes étaientnéanmoins très fortes, trop sans doute ; sur le plan économique tout d’abord,dans la mesure où le libre-échange impliquait la réciprocité commerciale etl’ouverture complète des marchés ; sur le plan politique ensuite, dans lamesure où l’aide était conditionnelle à la poursuite des réformes et au respectdes objectifs de la politique étrangère des États-Unis. Mal préparé, le projet

5. Le bilatéralisme et le régionalisme ne sont pas une option nouvelle pour les États-Unis. Ce qui change à partir decette date, c’est l’instrumentalisation et l’utilisation systématique qu’ils en font pour promouvoir leurs priorités etdéfendre leurs intérêts commerciaux sur la scène internationale. Voir à ce sujet Jeffrey J. Schott (ed.), Free TradeAgreements: U.S. Strategies and Priorities, Washington, Institute for International Economics, 2004.6. Voir à ce sujet Richard Feinberg « The Political Economy of Free Trade Arrangements », World Economy, 26 (7),2003, p. 1019-1040 ; Nicola Philips, « Hemispheric Integration and Subregionalism in the Americas », InternationalAffairs, 79 (2), 2003, p. 327-349.

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est finalement tombé à l’eau. Le Président Clinton a alors proposé un nou-veau projet collectif intitulé « Partenariat pour le développement et la démo-cratie ». Ne voyons pas dans cette initiative une rupture avec la démarcheprécédente. Certes, la forme change et l’approche se veut plus respectueusedes différences de développement, voire de culture, mais, dans les deux cas,on retrouve la même idée centrale d’une communauté des démocraties inté-grée par le commerce et les valeurs partagées. Trois principes structurentcette démarche : le développement doit passer par le libre-échange et la pour-suite des réformes économiques ; la prospérité économique doit être le garantde la stabilité politique et de la démocratie ; la réduction de la pauvreté et celledes inégalités qui en résultera doivent contribuer à la sécurité des États-Unis.C’est dire que, si les questions commerciales sont au cœur de cette nouvellevision des relations Nord-Sud, l’engagement des gouvernements du Sud vaau-delà de la seule ouverture des marchés puisqu’il s’agit de repenser égale-ment les cadres conceptuels du développement en mettant l’accent sur lesindividus et le marché et, sur la base de ce nouveau modèle, de créer un envi-ronnement favorable à la croissance, de consolider la démocratie et ainsid’éliminer les facteurs d’instabilité. Étendre et faire partager leur vision d’unrégionalisme qu’ils qualifièrent rapidement d’ouvert pour mieux l’opposeraux modèles protectionnistes antérieurs permettait de plus aux États-Unis, demultiplier les initiatives du même genre, une intégration réussie dans lesAmériques devant servir de modèle aux autres régions du monde.Or, depuis la conférence ministérielle de Miami, les priorités des États-Unisont changé et le projet des Amériques ne présente plus aujourd’hui le mêmeintérêt. Outre le fait que les événements du 11 septembre 2001 ont changéleur perspective sécuritaire, les États-Unis ont réorienté leurs priorités com-merciales, vers l’Asie en particulier où les ambitions chinoises mais égalementjaponaises sont devenues une source permanente de préoccupation. La stra-tégie commerciale a changé elle aussi. Sans être abandonnée, celle qui visait àemboîter les blocs régionaux les uns dans les autres a été mise en retrait parrapport à celle, dite de « libéralisation compétitive », dont la finalité est detisser autour des États-Unis un réseau d’accords de libre-échange, à l’imagedes alliances contre le communisme au temps de la guerre froide. Ce qui n’apas changé, en revanche, c’est, d’une part, que les Amériques restent pour lesÉtats-Unis le terrain d’expérimentation, sinon le laboratoire institutionnel,d’une intégration « en profondeur » de type contractuel et dont l’ALENAconstitue à la fois le modèle et la plus grande réussite, d’autre part, que, mêmesi le projet des Amériques a beaucoup perdu de son lustre, l’idée de verrouillerles réformes économiques et de faire des Amériques la vitrine d’un nouveaumodèle de développement, demeure toujours bien vivante.

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L’intégration sud-américaine : la vision du Brésil

La position du Brésil dans le dossier des Amériques est d’autant plus complexequ’elle a évolué au cours des négociations. Deux lignes directrices guidentnéanmoins sa stratégie : comme d’autres pays, le Brésil recherche l’accès pré-férentiel au marché nord-américain, mais pas à n’importe quelles conditionset surtout pas au point de démanteler son système économique national.Par ailleurs, sa politique étrangère reste profondément marquée par lesouci de préserver l’indépendance économique du pays et de contrôler lesconditions de son insertion dans l’économie mondiale. À ces deux dimen-sions historiques, il faut en ajouter une troisième, plus conjoncturelle : àdéfaut de pouvoir mettre en œuvre les réformes sociales promises, le gou-vernement Lula a fait, non sans brio d’ailleurs, de la politique étrangère saprincipale source de légitimité.Par sa superficie et le poids de son économie, la seconde en importance dansles Amériques derrière les États-Unis, le Brésil est un « poids lourd » du con-tinent ; sans sa participation, le projet de ZLEA perdrait tout son sens. Mais,plus important encore, le Brésil est le seul pays de la région à ne pas avoirchangé les grandes orientations de sa politique économique ni celles de sapolitique étrangère. Certes, la crise de la dette et les réformes libérales quiont été appliquées dans les années 1990 ont eu un impact tant sur l’économieque sur la politique économique, mais, contrairement à ce qui s’est passé par-tout ailleurs en Amérique latine, le retrait de l’État de l’économie et l’ouver-ture commerciale, l’un et l’autre au demeurant limités, ont peu affecté la baseindustrielle du pays. En fait, la substitution aux importations, qui était aupa-ravant soigneusement encadrée par les pouvoirs publics, se poursuit désor-mais dans le cadre d’une économie de marché protégée par des barrièrescommerciales que le statut de pays en développement du Brésil permet depréserver 7. Cette particularité a un effet double. D’une part, le gouverne-ment conserve la haute main sur les orientations de la politique industrielle,ce qui explique, entre autres, la fin de non-recevoir qu’opposent les autoritésbrésiliennes à toute négociation sur les marchés publics, l’investissement oules services, domaines où les risquent sont trop grands pour que le gouverne-ment accepte de céder aux pressions extérieures. D’autre part, même si

7. Les enquêtes annuelles de la FUNCEX (Fundação do Comércio Exterior) démontrent l’autonomie acquise par leprocessus de substitution aux importations qui se poursuit dans la plupart des secteurs productifs à l’exception desindustries pharmaceutiques et de l’équipement électronique. Voir Fernando Ribeiro, Henri Pourchet, « Participaçãodas exportações e importações na economia brasileira », Revista Brasileira de Comércio Exterior, 81, 2004, p. 76-85.

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l’industrie brésilienne est loin d’être à la hauteur de la concurrence interna-tionale, sauf dans certains secteurs d’exportation, le rapport étroit qui existeentre le développement économique du pays et la conduite des affaires étran-gères place les autorités dans la position délicate d’avoir à négocier l’ouver-ture des marchés pour les produits pour lesquels le pays a acquis un avantagecomparatif sans remettre en question l’intégrité du système de protection.En fait, on ne peut pas comprendre la stratégie de négociation du Brésil si onne la replace pas dans le cadre de sa politique étrangère, laquelle se caractérisenon seulement par une continuité et une stabilité exceptionnelles dans le con-texte latino-américain, mais aussi par de grandes ambitions, tant dans lesAmériques que sur la scène internationale. Son statut de pays continent, larichesse et la diversité de ses ressources naturelles ainsi que son poids écono-mique et politique, à commencer en Amérique du Sud, sont souvent utiliséspar les élites politiques du pays pour justifier cette idée de destinée manifesteà la brésilienne. De plus, le ministère des Affaires étrangères possède sapropre tradition, jouit d’un très grand prestige, dispose de beaucoup d’auto-nomie au sein de l’appareil gouvernemental et reste peu perméable aux jeuxpolitiques. Tout cela fait que les décisions et les choix stratégiques sont déter-minés en fonction de l’intérêt supérieur de la nation et qu’ils ne sont que trèsrarement affectés par les changements de gouvernement. Mais nous vou-drions insister sur un autre point : la politique étrangère est, elle aussi, etdepuis fort longtemps, considérée comme un instrument qui doit être mis auservice du développement national. Les priorités internationales doivent êtreen adéquation avec celles du développement du pays et les stratégies com-merciales doivent répondre à ses exigences. Dans ce contexte, réduire la vul-nérabilité vis-à-vis de l’extérieur tout en renforçant les bases économiques dupays devient la grande priorité. Et celle-ci prend d’autant plus de poids que leBrésil entend bien se donner les moyens de réaliser ses ambitions au niveauinternational.Même si l’on pouvait s’attendre à ce que les relations avec Washingtondeviennent plus difficiles après l’arrivée au pouvoir de Lula en janvier 2003,jamais Brasilia n’a cédé au radicalisme ni voulu prendre le risque de fairedérailler les négociations de la ZLEA. Les grandes orientations de la politiquecommerciale brésilienne n’ont pas été modifiées non plus. Ce qui a changé, enrevanche, c’est l’approche en matière de négociations 8. Dans les négociationshémisphériques tout d’abord. Placé dans une position de plus en plus incon-fortable à mesure qu’approchait l’échéance de janvier 2005 (date d’entrée en

8. Pour une analyse de la politique commerciale du gouvernent Lula, voir Pedro Da Motta Veiga, « A políticacomercial do governo Lula : continuidade e inflexão », Revista Brasileira de Comércio Exterior, 84, 2005, p. 2-9.

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fonctionnement de la ZLEA), le Brésil a choisi dès 2003 de remettre en ques-tion non seulement l’agenda des négociations mais aussi les conditions danslesquelles celles-ci étaient menées. À cet égard, les termes de la déclaration deMar del Plata reflètent bien la position du Brésil, qui a déclaré que les condi-tions pour arriver à un « accord équilibré et équitable » n’étaient tout simple-ment pas remplies. Certes, le Brésil se dit toujours prêt à négocier, mais lefossé entre ses positions et celles des États-Unis est désormais bien creusé.En ce qui concerne les négociations multilatérales, le Brésil veut non seule-ment que les négociations Nord-Sud soient plus équilibrées mais aussiqu’elles se fassent aux conditions du Sud. Pour faire avancer sa vision du com-merce et défendre ses propres intérêts, il continue de privilégier la voie mul-tilatérale et le jeu des alliances, comme le fait le G-20 par exemple, mais àl’OMC les négociations n’avancent pas davantage que dans les Amériques ouavec l’Union européenne 9, et ce pour les mêmes raisons. Le Brésil consacredonc désormais beaucoup d’énergie à la création de coalitions et à la signa-ture d’ententes commerciales Sud-Sud. Ainsi s’est-il rapproché de la Chine,tout comme de l’Inde et de l’Afrique du Sud avec lesquelles il a créé le G-3 en juin2003. Et n’oublions pas les nombreuses initiatives diplomatiques en Amériquedu Sud qui ont récemment mené à l’élargissement du MERCOSUR.

Deux blocs régionaux dans les Amériques ?

Cette stratégie a entre autres contribué à redorer le blason d’un gouverne-ment dont le crédit a été entamé par les scandales politiques. Le Brésil s’estimposé comme l’une des grandes voix du Sud, et, fruit de ses efforts de diver-sification, ses échanges extérieurs enregistrent de bons résultats. Dans lesAmériques également, les négociations MERCOSUR/CAN ont permis dejeter les bases d’un éventuel marché commun sud-américain, projet que leBrésil caresse depuis longtemps. Les changements politiques, au Chilinotamment, poussent également au rapprochement, ce qui donne encore unpeu plus de corps au projet. Mais celui-ci est-il réaliste pour autant ?Il est indéniable que l’annonce à Mar del Plata de l’adhésion du Venezuelacomme membre à part entière du MERCOSUR et les contacts positifs établisavec Evo Morales, alors vainqueur pressenti à l’élection présidentielle de laBolivie, ont pu être perçus comme un succès diplomatique pour le président

9. Les pays du MERCOSUR négocient également un accord commercial avec l’Union européenne qui cherche àrenforcer ses positions en Amérique du Sud. Voir Valeria Marina Valle, « O peso das relações inter-regionais coma Uniao Européia em relação a outras alternativas de política externa do Mercosul », Revista Brasileira de PoliticaInternacional, 48 (1), 2005, p. 99-128.

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Lula et sa stratégie d’élargissement du MERCOSUR. La signature récented’un accord commercial entre le MERCOSUR et la CAN va dans le mêmesens. Ces succès diplomatiques n’ont pas pour autant éliminé les tensions quiminent les relations entre le Brésil et ses voisins, ni créé les conditions favo-rables à la réussite de sa stratégie régionale.De nombreux problèmes subsistent en effet au sein du MERCOSUR. Il y ad’abord les conséquences de la crise profonde provoquée par la dévaluationdu real en janvier 1999, à laquelle s’est ajoutée la crise due à l’effondrementdu peso argentin : même si la situation économique de l’Argentine s’est réta-blie, la population a du mal à oublier la responsabilité du Brésil, notammentcelle des industriels brésiliens auxquels les milieux d’affaires argentins repro-chent d’avoir profité de la tourmente qui a frappé leur pays pour étendre leurdomination sur son économie. Il y a ensuite le problème des institutions : leParaguay et l’Uruguay veulent se faire entendre et réclament l’introductionde mécanismes qui permettraient de rééquilibrer les rapports économiques etpolitiques au sein du MERCOSUR. Enfin, il y a le problème des complé-mentarités économiques, et dans ce domaine le MERCOSUR est loin derépondre aux attentes. Ce problème touche tous les groupes sous-régio-naux en Amérique latine, mais tous n’ont pas les mêmes ambitions que lesmembres du MERCOSUR qui désirent prendre leur distance vis-à-vis desÉtats-Unis, et cherchent pour cela à diversifier leur commerce extérieurafin d’accroître leur autonomie.En ce qui concerne les relations que le Brésil entretient avec la CAN, les pro-blèmes sont tout aussi nombreux. Certes, l’entente conclue avec les paysandins confirme la volonté du Brésil de promouvoir son projet de créer ungrand marché sud-américain, projet qui avait été mis en avant à la fin desannées 1990 par le gouvernement Cardoso 10. Mais que faire d’une entente –dont la portée est avant tout politique 11 –, avec un groupe régional plus mori-bond que jamais depuis que le Président Chavez a annoncé son départ de laCAN ? En fait, Brasilia voit très bien la menace nord-américaine dans larégion andine. Les États-Unis ont déjà passé un accord de partenariat com-mercial (drogue contre commerce) et deux accords de libre-échange, dits de« promotion commerciale » : le premier, avec le Pérou, en décembre 2005, lesecond, avec la Colombie, en février 2006. Si les États-Unis parviennent àleurs fins, cela signifiera pour le Brésil une érosion des préférences commerciales

10. Andrés Serbin, « Vers un espace sud-américain ? Le long et difficile chemin de l’Amérique du Sud vers l’intégra-tion », Cahiers du GELA-IS, 3-4, 2004, p. 219-255.11. Cette entente ne fait que redonner vie, en les réactualisant, aux anciens accords bilatéraux négociés dans le cadrede l’ALADI, lesquels étaient devenus caducs avec la création d’un tarif extérieur commun dans le cadre du Protocoled’Ouro Preto.

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obtenues dans le cadre de l’ALADI (Association latino-américaine d’intégra-tion) et une perte d’influence sur le plan politique. Aussi n’est-il pas surpre-nant que Brasilia ait proposé aux pays andins de leur accorder un traitementspécial et différencié et certaines préférences commerciales.Ces gestes de bonne volonté vont dans le sens d’une ouverture, et il sembleque le Brésil ait enfin compris que la création d’un grand marché sud-améri-cain ne peut faire l’économie d’un meilleur équilibre dans les relations tantpolitiques qu’économiques. Mais ses efforts seront-ils suffisants face aux ten-tations du libre-échange avec les États-Unis ? On peut en douter fortement.En fait, le Brésil n’a pas beaucoup à offrir aux pays de la région et, d’une façongénérale, son économie est beaucoup moins attrayante que celle des États-Unis. Ceux-ci ont déjà des accords de libre-échange avec le Canada et le Mexique(ALENA), le Chili et les cinq pays d’Amérique centrale et la Républiquedominicaine (ALEAC-RD) ; trois autres accords ont été signés avec, respec-tivement, le Pérou, la Colombie et le Panama, même s’ils n’ont pas encoreété présentés au Congrès pour approbation, et la CARICOM (CaribbeanCommunity) semble à son tour se résoudre à entamer les négociations aveceux. Ils ont également passé des accords préférentiels avec trois pays andins(Colombie, Équateur et Pérou) et les Caraïbes et pas moins de onze traitésbilatéraux sur l’investissement, le dernier en date étant celui avec l’Uruguay,lequel vient également de signer un accord cadre de coopération sur le com-merce et l’investissement (TIFA). C’est dire que le sommet de Mar del Platane changera pas grand-chose à leur agenda commercial. Washington semblede plus en plus enclin à se contenter de ces acquis, quitte à regrouper éven-tuellement tous les accords dans un seul et même cadre juridique. Mais un telaccord cadre ne serait qu’une sorte d’ALENA élargie, ce qui n’aurait plusgrand-chose à voir avec le projet initial de la ZLEA.

Les suites du sommet de Mar del Plata laissent présager un scénario différentde celui qui avait été envisagé lors de la création du projet des Amériques : ungrand bloc au Nord autour de l’ALENA et une mini-ZLEA comme le pro-pose le Mexique en attendant l’arrivée des récalcitrants. Nous sommes plutôten présence d’une arborescence d’accords solidement arrimés aux États-Uniset construits sur le même modèle que l’ALENA. Cette configuration laissepeu de marge de manœuvre au Brésil, mais, surtout, elle soulève deux ques-tions de fond maintenant que le temps de la Gran Familia des Amériquessemble bel et bien révolu : les accords sous-régionaux, du moins tels qu’ils ontété conçus à l’origine, ont-ils encore un avenir ? Et le nouveau Partenariatpour la sécurité et la prospérité mis en place, dans le cadre de l’ALENA, par

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160 — Critique internationale no 34 - janvier-mars 2007

le Canada, les États-Unis et le Mexique, en mars 2005, ne va-t-il pas orienterdéfinitivement l’avenir des relations que les États-Unis veulent entreteniravec le reste du continent ? �

Christian Deblock est professeur titulaire au département de science politique de l’Univer-sité du Québec à Montréal et directeur du Centre Études internationales et mondia-lisation (CEIM). Spécialiste des questions d’intégration régionale, il a notammenttravaillé sur le nouveau régionalisme et les processus d’intégration dans les Améri-ques, sur le bilatéralisme dans la politique commerciale des États-Unis et sur les nou-veaux partenariats économiques Nord-Sud. Il a publié entre autres Nord-Sud. Lareconnexion périphérique. (en codirection avec Henri Regnault, Montréal, Athéna,2006) ; L’ALÉNA. Le libre-échange en défaut (en codirection avec Dorval Brunelle,Montréal, Fides, 2004) ; Suivre les États-Unis ou prendre une autre voie ? Diplomatiecommerciale et dynamiques régionales au temps de la mondialisation, (en codirec-tion avec Sylvain F. Turcotte, Bruxelles, Bruylant, 2003). Adresse électronique :[email protected]

Sylvain F. Turcotte est chargé de cours au département de science politique de l’Universitédu Québec à Montréal et chercheur au Centre Études internationales et mondialisa-tion (CEIM). Ses recherches portent sur la politique étrangère brésilienne, le régiona-lisme sud-américain et la politique commerciale des économies émergentes. Il apublié notamment « Le Brésil de Lula et l’Amérique du Sud : l’impossible construc-tion d’un statut de puissance régionale » Europa y America Latina (2, 2007, p. 186-208) ; « L’Afrique du Sud, le Brésil et l’Inde dans l’espace commercial global : le G3est-il viable ? », dans Christian Deblock, Henri Regnault (dir.), Nord-Sud. La recon-nexion périphérique (Montréal, Athéna, 2006, p. 99-120) ; « Estados Unidos, Brasil ylas negociaciones hemisféricas : el Alca en modalidad bilateral » (avec C. Deblock),Foro Internacional (179 (1), 2005, p. 5-34). Adresse électronique : [email protected]

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