La fête chez Boulgakov, Priestley, Rimbaud et Notke

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Séminaire de Master 2 – M Marty « La fête » Université Paul-Valéry Montpellier 3 Année universitaire 2013 – 2014 LA « FETE » DANS LA LITTERATURE ET LA PEINTURE : EXEMPLES DE BOULGAKOV, RIMBAUD, PRIESTLEY ET NOTKE La fête, en tant que thématique littéraire, est vaste, infinie, riche et diverse en matière et exemples, comme l'indique Suzette Field (2012 : XV). Toute tentative de l'encadrer semble inutile, et même, est-ce vraiment nécessaire ? La fête n'émerge pas forcément comme une thématique facile à comprendre ou à étiqueter puisqu'il y en a en de toutes mesures et formes. A côté de la fête religieuse, il y a aussi la fête satanique, fantaisiste, onirique, orgiaque ; il y a la fête romaine ou grecque, fête intérieure ou fête de la communauté ; il y a la fête rousseauiste, hölderlinienne ; on peut la trouver dans la poésie, le théâtre, la prose, la peinture, la musique, l'architecture, le film, etc. Et puis ne peut-on pas aussi considérer certaines formes (bâtardes ?), comme les parades, bals, carnavals, festivals, comme des représentations « égalitaires » de fêtes ? Il en résulte que la fête couvre un terrain infini et excitant à étudier. Dans cet essai, ayant comme objectif d'étudier la fête dans la littérature et la peinture à travers des exemples choisis, nous allons voir, dans un premier temps, la fête chez Mikhaïl Boulgakov, c.-à-d., le bal satanique dans Le Maître et Marguerite, celle-ci se manifeste surtout comme moyen de sortir du chronos

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Séminaire de Master 2 – M Marty« La fête »

Université Paul-Valéry Montpellier 3Année universitaire 2013 – 2014

LA « FETE » DANS LA LITTERATURE ET LA PEINTURE : EXEMPLES DE

BOULGAKOV, RIMBAUD, PRIESTLEY ET NOTKE

La fête, en tant que thématique littéraire, est vaste, infinie,

riche et diverse en matière et exemples, comme l'indique

Suzette Field (2012 : XV). Toute tentative de l'encadrer semble

inutile, et même, est-ce vraiment nécessaire ? La fête n'émerge

pas forcément comme une thématique facile à comprendre ou à

étiqueter puisqu'il y en a en de toutes mesures et formes. A

côté de la fête religieuse, il y a aussi la fête satanique,

fantaisiste, onirique, orgiaque ; il y a la fête romaine ou

grecque, fête intérieure ou fête de la communauté ; il y a la

fête rousseauiste, hölderlinienne ; on peut la trouver dans la

poésie, le théâtre, la prose, la peinture, la musique,

l'architecture, le film, etc. Et puis ne peut-on pas aussi

considérer certaines formes (bâtardes ?), comme les parades,

bals, carnavals, festivals, comme des représentations

« égalitaires » de fêtes ? Il en résulte que la fête couvre un

terrain infini et excitant à étudier.

Dans cet essai, ayant comme objectif d'étudier la fête dans la

littérature et la peinture à travers des exemples choisis, nous

allons voir, dans un premier temps, la fête chez Mikhaïl

Boulgakov, c.-à-d., le bal satanique dans Le Maître et Marguerite, où

celle-ci se manifeste surtout comme moyen de sortir du chronos

pour entrer dans un autre temps (satanique). Chez Boulgakov,

marguerite (désignée comme la reine de la fête) est loin de

s'amuser, la fête devient pour elle un test à passer afin de

rejoindre le Maître. Une description similaire (temps comme

kairos au sens de Giorgio Agamben1), et en même temps

différente, se trouve dans la pièce de John Boynton Priestley,

Le temps et la famille Conway, où la fête devient l'occasion pour une

famille de régler les comptes, de dévoiler ce qui reste

normalement caché. Il s'agit véritablement d'une célébration

consistant à savoir saisir le bon moment, et qui aura des

conséquences irrémédiables. La fête comme punition ou châtiment

cruel (mais aussi comme élément unifiant) passe à travers la

danse dans la toile du peintre médiéval Bernt Notke, La Danse

macabre. Enfin, nous allons étudier l'exemple du poème « Bal

des pendus » de Rimbaud, où la fête se rapproche de cette

« danse macabre » et de celle décrite dans Le Maître et Marguerite.

1 Kairos and Chronos are usually opposed to each other, as though they were qualitatively heterogeneous, which is more or less the case. But what is most important in our case is not so much – or not only – the oppositionbetween the two, as much as the relation between them. What do we have whenwe have kairos ? the most beautiful definitions of kairos I know of occurs in the Corpus Hippocratium, which characetrizes it in relation to chronos. It reads : chronos esti en ho kairos esti en ho ou pollos chronos, « chronos is that in which there is kairos, and kairos is that in which there is little chronos. » Look atthe extraordinary interlacing of these two concepts, they are literally placed within each other. Kairos (which would be translated banally as « occasion ») does not have another time at its disposal; in other words, what we take hold of when we seize kairos is not another time, but a contracted and abridged chronos. ( Agamben 2005: 68-69)

FÊTE SATANIQUE OU BAL SINISTRE ET SUSPENSION DU TEMPS

La description du bal décrit dans le chapitre intitulé « Un

grand bal chez Satan » du Maître et Marguerite par Mikhaïl

Boulgakov, est à la fois grotesque, diabolique, fantaisiste,

hallucinante et sinistre. La « reine » de la fête, Marguerite,

est obligée de recevoir aimablement un grand nombre d'invités

(dans une position inconfortable et tortueuse), de faire

attention à leurs besoins, circuler ici et là, assister au

meurtre d'un invité (sacrifice diabolique et symbolique) et

éventuellement de boire son sang d'une coupe. Tout cela est

orchestré et ordonné par Woland (incarnation du Diable ou

Méphistophélès) et ses compagnons Koroviev et Béhémoth. En tant

que Reine du bal, elle doit subir patiemment tout ce que ces

derniers lui disent de dire ou faire.

« Si quelqu'un ne vous plait pas… je comprends bien, naturellement que

vous n'irez pas le montrer par l'expression de votre visage, non, non

– il ne faut même pas y penser ! il le remarquerait, il le

remarquerait a l'instant même ! Il faut l'aimer, reine, il faut

l'aimer ! la reine du bal en sera récompensée au centuple. Encore une

chose : ne négliger personne ! un simple sourire, si vous n'avez pas

le temps de dire un mot, ou ne serait-ce que le petit signe de tête !

Tout ce que vous voudrez, mais surtout, pas d'inattention – cela les

ferait tomber immédiatement en décrépitude… » (1968 : 357)

Donc, dès le début, il est clair pour Marguerite que ce qui

l'attend est une épreuve physique et morale, non une fête

heureuse et divertissante. Effectivement, les consignes et

indices données par Woland démontrent que même si Marguerite

est la reine du bal, c'est en fait elle qui devient soumise et

prisonnière de cette fête de grande pompe – sauf au moment où

elle se révolte un peu en manifestant (contre les vœux de

Woland) une grande amitié envers Frieda. De plus, le but n'est

pas non plus de s'intéresser vraiment aux invités, mais plutôt

de les traiter tous équitablement : là, chacun vaut (ou devra

valoir) l'autre.

Cependant, Marguerite doit être obligatoirement présente car il

faut toujours une reine à ce bal : pas de fête sans elle (elle

devient alors plutôt un symbole, un masque de la fête). Loin de

« s'amuser » donc, Marguerite souffre, s'oublie elle-même et ne

pense qu'à jouer le rôle d'une maîtresse ravie de voir toutes

ces gens qu'elle ne connaît point. Elle devient une automate.

Marguerite sentait l'attouchement des lèvres sur son genou, à chaque

seconde elle offrait sa main à baiser, et son visage s'était pétrifié

en un masque immuable de bienvenue. [ibid,. 365]

Bien visiblement, cette fête devient un cauchemar fantaisiste

goethéen pour Marguerite, qui, souffre à tout moment

physiquement, pareillement au Christ pendant sa Passion (dont

on trouve plusieurs références, similarités et indices dans le

texte2). Plusieurs fois sont suscitées dans le chapitre des

comparaisons entre le bal et une mascarade3 (diabolique) ou des

masques. Cela montre que tout se cache derrière la vraie 2 Par ex Marguerite doit se faire baiser le genou, elle doit boire de la coupe, survivre les tortures semblables à la passion du Christ. 3 Concernant la mascarade dans la culture russe, Iouri Lotman remarquedans son œuvre qu'il s'agissait là d'un évènement plutôt diabolique (selon l'Eglise orthodoxe) et, pour cette raison, était longtemps considéré une fête mal vue. Le caractère maléfique provient également du fait que ce typede fête était considéré plutôt secret et bien fermé dans le cercle aristocrate. De plus, selon Lotman, tout genre de changement de vêtements fait penser surtout à deux coups d'états conçus par les futures impératrices Catherine I et après Elizabeth (Catherine II), qui lors de leur arrivée au pouvoir se déguisaient en vêtements de l'empereur, donc en homme. (2003 : 148 – 150).

nature, que l'on ne voit qu'exprès le faux et l'artificiel, que

l'on se cache. Marguerite n'attend qu'une chose, la fin du

défilé : « À la fin de la troisième heure, Marguerite, qui

avait jeté en bas un regard complètement désespéré, tressaillit

de joie : le flot d'invités se tarissait. » (ibid., 366)

Cette fête prend dès le départ des caractéristiques diaboliques

car tout ordre normal est renversé : les invités apparaissent

comme des cadavres pourris ([---] une sorte de craquement se fit

entendre dans l'énorme cheminée, et on vit jaillir de sa gueule un gibet où pendant

les restes d'un cadavre à demi tombé en poussière. La chose se détacha de la corde

et s'écrasa à terre, et aussitôt un homme en surgit [---].). De plus, toutes

les compagnes des invités sont complètement nues (référence

subtile à un rassemblement des sorcières). Tout le monde doit

également observer un certain ordre des choses, en commençant

par le défilé. Les invités et leurs compagnes baisent à leur

arrivée cérémonieusement le genou droit de Marguerite (symbole

du renversement de l'office liturgique d'après Irina

Belobrovtseva), qui l'a, de plus, posé sur « un coussin sur

lequel était bordé en fil d'or un caniche » (le caniche étant

le symbole de Méphistophélès quand il est apparu pour la

première fois à Faust dans Faust de Goethe). Bien clairement, ce

bal n'a absolument rien à voir avec une simple fête : ici rien

n'est laissé au hasard ; au contraire, tout est minutieusement

orchestré par Woland et ses compagnons, qui s'y connaissent

bien. De plus, c'est comme s'ils jouaient leurs rôles dans

cette pièce de théâtre apprise par cœur il y a longtemps, à

travers la répétition éternelle de cette fête qui se rejoue

encore et encore. On n'assiste pas non plus dans cette fête à

quelque chose d'ouvert à tout le monde : à l'inverse, les

invités sont tous connus de Woland et de ses compagnons. Ce qui

les unit, c'est leur passé délinquant (chacun ayant commis un

crime). Le lieu de la fête est complètement clos : il s'agit

d'une salle close qui donne l'impression que les invités

assistent tous à une assemblée secrète et sinistre. Également

le fait que les invités arrivent par la cheminée (non pas par

une porte, comme normalement) suscite une impression de magie

et de sorcellerie.

Après le grand défilé, Marguerite est invitée à passer par les

salles où, dans un chaos, les invités s'amusent dans une sorte

de « folle gaieté, libre de toute contrainte » (1968 : 368).

Elle est toujours dirigée par ses « compagnons » Béhémoth et

Koroviev et semble perdre elle-même tout sens de l'orientation.

Elle se place, sur ordre de Woland, sur un piédestal au centre

de la grande salle et entend « résonner quelque part les douze

coups de minuit – heure depuis longtemps passée, d'après ses

calculs ». La fête se clôt avec l'ordre de Woland invitant la

reine à boire d'une coupe plein de sang. Elle le fait et « les

hommes femmes tombaient en poussière » et du coup, « il n'y eut

plus que ce qui avait été : le modeste salon de la

bijouterie. » (ibid., 372) Cette fin renvoie à l'idée de Furio

Jesi selon laquelle la fête devient la sortie du temps, ou bien

la suspension du temps, une sorte de mirage vécu ou rêvé.

Les fêtes modernes ne sont rien d'autre, en revanche, que pauses,

périodes dans lesquelles la connaissance se désagrège temporairement

en oubli de soi, prête à se recomposer et à assumer un instant plus

tard, quand la fête est terminée, cette situation latente de

privilège. D'où d'ailleurs, l'insistance des études sur les fêtes

d' « hier » (des antiques, des « primitifs » comme suspensions du

temps, pauses du temps historique, épiphanie du temps des origines

revenants éternellement. (2008 : 100)

Furio Jesi souligne le caractère répétitif de la fête qui est

tout à fait présent dans le texte de Boulgakov. Il ne s'agit

pas d'une fête, mais justement, de la fête, la seule et unique

fête qui renvoie à une origine ambiguë, secrète et oubliée. De

toute façon, il n'y a fête que quand Woland le dit.

L'importance de l'idée de « fête répétitive » est soulignée

dans le texte plusieurs fois par Woland qui remarque « l'ordre

à suivre », et aussi quand Koroviev, son aide, remarque que

« L'arrivée des invités a un bal obéit toujours aux mêmes lois,

reine, [---]. » Effectivement, la fête donne une occasion de

célébrer quelque chose de déjà vu : sa tradition propre

s'inscrit dans un « cercle vicieux » de l'éternel

recommencement, comme la roche de Sisyphe ou un jeu de rôle

figurant la passion de Christ.

L'idée de suspension du temps est accentuée dans le cas de

Marguerite par la dernière phrase du chapitre, dévoilant

l'affranchissement de la reine par le passage d'une porte ou

d'un seuil4. Similairement, on peut tenter de décrire cette

expérience de fête-fantaisiste comme un moment de kairos : le

Chronos est clairement rejeté au dehors, on assiste à une

pétrification du temps réel, surtout pour Marguerite. Il faut,

effectivement, qu'elle sache saisir le bon moment (évidemment

4 « Il n'y eut plus que ce qui avait été: le modeste salon de la bijouterie, où une porte entrouverte laissait passer un rai de lumière. Marguerite franchit cette porte. » (ibid. 372)

Woland la teste), non seulement pour jouer une « bonne » reine

mais également pour donner la grâce (à Frieda). Ainsi

l'expérience de la fête devient une épreuve pour elle, et la

scène où elle prend pitié de Frieda (la femme qui avait tué son

enfant alors que son patron l'avait séduit et ne prenait aucune

responsabilité pour son acte) prouve sa clémence et sa pitié.

Ce qui est curieux dans cette fête, c'est le mélange d'une part

du côté apollinien (plan fixé de la fête, règles à suivre,

ordres de Woland) et de l'autre, du côté dionysiaque (les

invités buvant du champagne, l'exaltation générale, la mise en

compétition de musique différente (jazz versus musique

classique, etc). Concernant Marguerite, il s'agit plutôt d'une

fete de devenir (non de l´être) pour elle, car l’événement

était un test, et il y en aura des conséquences après

(libération de Frieda).

FÊTE COMME THEATRE

La même thématique de mascarade (théâtre) est développée au fur

et à mesure dans la pièce de J. B. Priestley « Time And The

Conways » (Le temps et la famille Conway). Le personnage principal

issu d'une famille bourgeoise, Kay, fête son 21e anniversaire.

L'action se déroule après la Première guerre mondiale, en

Angleterre, à Newlingham. Toute la famille est là pour célébrer

l'occasion avec pompe et les sœurs de Kay, la petite Carol, la

belle Hazel et l'intelligente Madge, le frère timide, Alan, et

le favori de la mère Conway, Robin, ainsi que quelques autres

jeunes connaissances, s'engagent dans une comédie afin de

s'amuser. La célébration est close car désignée uniquement pour

les invités choisis, et de plus, la pièce principale où

l'action se déroule reste la même, immuable, close, comme une

scène de théâtre. L'affaire se passe sous la direction de Kay,

l'auteur de la pièce qui est simultanément jouée et improvisée.

Dans un curieux dialogue5 entre Kay et sa mère, on voit la mère

de la famille avouer qu'elle ne comprend pas ceux qui ne

prennent pas véritablement part à une fête, évoquant l'exemple

du défunt père de famille. Kay rétorque que probablement (selon

5 Mrs. C : What a pity Robin isn't here. [---] Robin loves parties. He's like me. Your father never cared for them much. Suddenly, right in themiddle, just when everything was getting going, he'd want to be quiet – andtake me into a corner and ask me how much longer people were staying – justwhen they were beginning to enjoy themselves. I never could understand that. Kay: I can. I've often felt like that. Mrs C: But why, dear, why? It isn't sensible. If you're having a party, you're having a party.

Kay: Yes, it isn't that. And it isn't that you suddenly dislike the people. But you feel – at least I do, and I suppose that's what father felttoo – you feel, quite suddenly, that it isn't real enough – and you want something to be real. Do you see, mother?

Mrs C: No, I don't, my dear. It sounds a little morbid to me.[---] (1941: 19-20)

sa propre expérience) son père cherchait quelque chose de plus

réel dans une fête, que la célébration devant les invités

devenait en soi du théâtre, une façade, et qu'il trouvait cela

insupportable, pas à cause des gens, mais à cause de manque de

réel. Ainsi, Priestley se pose une question fondamentale sur la

fête : s'agit-il peut-être d'un théâtre en soi (une célébration

avec des invités, de la nourriture, des félicitations, etc) ou,

en revanche, de quelque chose de réel, appartenant à la vie

propre. Pendant la fête, les sentiments, désirs, aspirations

des jeunes gens surgissent au fur et à mesure à la surface.

Ainsi, la fête, et aussi la comédie jouée, révèlent ou

dévoilent souvent ce qui est caché.

L'autre personnage dans la famille Conway qui se défie de

l'expression « obligatoire » de la joie pendant la fête

d'anniversaire de Kay, est la petite Carol qui lance :

I don't know. But don't you often feel like that? Just when everything

is very jolly and exciting, I suddenly think of something awfully

serious, sometimes horrible – like dad drowning – or that little mad

boy with the huge head – or that old man who walks in the park with

that great lump growing out of his face –

Hazel: No, I'm not listening. I'm not listening.

Carol: They pop up right in the middle of the jolly stuff, you know,

Hazel. It happens to Kay, too. So it must be in the family – a bit.

(ibid. 16)

Carol soutient que dans la famille, seule Kay pense de la même

manière qu'elle. Elle évoque une idée qui ne va pas du tout,

selon les autres, avec l'ambiance générale de la fête. A la

fête, on est, coûte que coûte, heureux et joyeux. Selon Mme

Conway si ce n'est pas le cas, il ne peut pas y avoir de fête :

l'équité est indispensable – mais cette idée n'est pas du tout

celle de Kay ou de Carol. Leur mère semble dire qu'il faut

absolument faire du théâtre, jouer la joie. Elle veut que tout

le monde fasse un pacte (au sens de Rousseau) afin d'être

joyeux alors que Kay et Carol refusent et se rapprochent plutôt

de la fête dans le sens hölderlinien6. Cependant, selon elles,

le fait de vivre l'expérience de la fête ne fait pas perdre de

vue les choses tristes et horribles de la vie.

L'idée de théâtralisation pendant la fête se répète dans le

troisième acte7, où Madge réfléchit sur le fait que, même au

sein d'une famille, on ne se connaîtra jamais véritablement.

Elle fait penser que pendant toute la vie, on joue des rôles,

au lieu de s'engager dans la vie crue et nue elle-même.

Également, pendant le troisième acte se déroule le jeu de

cache-cache, qui accentue encore davantage l'effet de théâtre

lors de la fête. De plus, pendant tout le premier acte de la

pièce se déroule un déguisement et dé-déguisement infini afin

de donner une comédie aux invités. A la fin du premier acte,

Kay dit à sa sœur la plus aimée qu'elle veut écrire cette fois-

ci un roman « vraiment réel », décrivant ses propres sentiments

capturés sur le vif. Le livre commencera avec une fille qui va

à une fête, et suivra une description de toutes les choses

subtiles qu'elle sentira là… On voit dans cette proposition

6 Il faut une personne pour qu'il y ait de la fête. Les invités ne se substituent pas. C'est une fête de devenir pour Kay, tandis que la même chose est une fête d'être pour sa mère. 7 Madge: that's just where you're [Kay] wrong. You know hardly anything about me, any of you. The life you don't see – call it the Collingfield common room if that amuses you – is my real life. (ibid., 43)

l'idée que la fête est une occasion qui échappe et qu'il faut

saisir, pour être vraiment dedans, ne pas perdre une seule

seconde afin de pouvoir exprimer les sentiments évoqués.

Priestley regarde la fête à travers les moments à saisir ratés

qui émergent pendant celle-ci, cette fameuse ouverture

épiphanique et joycienne qui, dans le sens que Kay lui donne,

permet de toucher au vrai. C'est son frère silencieux et

énigmatique, Alan, qui lui dit que le temps est un rêve, que le

vrai nous, ce n'est pas nous à un certain moment précis, mais

tout au long de la vie. Car what we really are is the whole stretch of

ourselves, all our time, and when we come to the end of this life, all those selves, all

our time, will be us – the real you, the real me (ibid., 65-66). Pour Priestley,

(comme pour Claude Simon par exemple) la vie n'est pas

chronologique, on ne peut pas la décomposer en « périodes »

parce que nos vies elles-mêmes sont faites du passé, présent et

du futur ; on les porte en nous tout au long de nos vies. La

fête, selon Priestley, donne l'occasion de remémorer le

précédent, en ratant ou réussissant à saisir ces moments de

réel, mais plutôt (peut-être ?), en ratant, comme l'indique

l'exemple de Madge :

Madge: I was remembering tonight – when I was looking at him. It came

back to me quite quickly. One evening – just one evening – and

something you [mère de famille] did that evening – ruined it all. I'd

almost forgotten – but seeing us all here again tonight reminded me –

I believe it was at a sort of party for you, Kay. [---]

Yes, you remember. It was quite deliberate on your part. Just to keep

a useful young man unattached or jealousy of a girl's possible

happiness, or just out of sheer nasty female mischief. … And something

went forever … (ibid,. 62)

Similairement à Marguerite chez Boulgakov qui doit saisir le

bon moment, Madge se remémore avec douleur ce moment où la joie

promise avec Gerald s'ouvrait à elle dans son entière

possibilité, mais où sa mère, en une petite phrase, soit

délibérément, soit non, avait détruit cette chance. Pour ce qui

concerne Kay, ce n'est pas un hasard si Priestley lui fait voir

pendant une fête, d'une sorte de façon clairvoyante, l'avenir

qui l'attend elle-même et tous les membres de la famille, et

les futures alliances et relations entre ceux-ci. La fête qui

se déroule à travers le jeu de comédie8, comme dans un double

cadre, accentue dès le début le regard de Kay sur la vie, bien

différent de celui des autres, plus somnolent, plus perdu,

tombant dans des moments chimériques, où elle est ailleurs9.

C'est justement dans ces moments de clairvoyance que l'on

assiste à une sorte de fas, signe divin, et la fête gagne une

toute autre signification pour Kay.

Elle se révèle pendant la fête comme la seule (à côté d'Alan) à

être « honorée » de pouvoir voir ce qui viendra dans vingt ans.

Elle devient ainsi doublement « reine » de la fête,

premièrement, car on fête son anniversaire, et deuxièmement,

elle est l'unique personne à prévoir ce qui va arriver,

l'écrivaine oracle, Cassandre. Décidément, cela crée également

8 Remarque curieuse: après vingt années de vie conjugale avec Hazel, Ernest crie finalement que la seule personne qui valait quelque chose dans la famille des Conway, était la petite Carol, morte très jeune, et qui, voulant devenir une future actrice, était sans comparasion la plus gentille, la plus naturelle, la plus vraie de tous. (ibid., 54) Les autres jouaient mal leurs roles. Elle seule jouait et vivait simultanément. 9 Mrs C: [---] Come on, Kay. What's the matter? Carol: Sh! it's a Mood.

une sorte de distance entre elle (et la petite Carol) et tous

les autres frères et sœurs et invités.

Il y a encore des traits similaires entre une mise-en-scène et

ce qui se passe avec les Conway.10. D'abord, la fête chez les

Conway ne peut que commencer quand il y a tous les membres de

la famille présents. Ainsi, similairement à la situation dans

le deuxième acte, 20 ans après la fête d'anniversaire de Kay,

la conférence familiale ne peut commencer qu'à la condition que

Robin soit là. Tous attendent jusqu'à ce qu'il arrive, tout

comme une troupe de théâtre ne peut pas aller sur la scène tant

qu'il manque un acteur. Ensuite, nous avons le narrateur et le

personnage principal unis dans la même personne (nous oserons

même l'appeler Cassandre de Troyes ou la grande Sibylle) ou

interprète, reine, victime – tous ses rôles sont joués par la

seule et même personne – Kay elle-même. C'est comme si c'était

elle qui dirigeait non seulement au premier mais aussi au

deuxième et troisième acte, toute action, tout en restant

incapable de changer le futur (que le public verra au deuxième

acte).

A côté de cette angoisse de Kay, on remarque également dans

cette pièce le fait de revenir toujours à d'autres fêtes

d'antan, et de telle façon, on assiste effectivement à une

sorte de kairos (le temps chronologique perd sa fonction) : on

touche le passé, présent et futur simultanément. A travers

cette fête on a accès à toutes les autres fêtes. Il y a, de la

part de tous, une quête nostalgique de passé, de la première 10 (Acte II, p 51) Gerald: You're not proposing to turn this into a charade, are you, Hazel? Kay: What a pity it isn't one!

Alan: Perhaps it is.

fête d'anniversaire de Kay, avant les changements et décisions

que chacun avait pris, il y a une quête de rejouer cette fête,

recommencer la vie, revivre. Et décidément, cette première fête

restera pour toujours pour tous ces acteurs la fête des

possibilités, où rien n'était fixé, où le bonheur futur

semblait certain.

LA «   DANSE MACABRE   » – FÊTE DE VIE ET DE MORT

Au Moyen Âge, un des sujets le plus inquiétant et le plus

excitant à la fois se présentait à travers des textes et

toiles représentant la « danse macabre ». Cette notion

englobe une sorte de performance moralisante à l'attention

des spectateurs, mettant en scène toute une série de

personnages invités (plutôt enjoints !) à danser la

« dernière danse » avec la mort avant de quitter la vie

éphémère. Le message chrétien y est bien clair : ne pas

gaspiller du temps à accumuler des biens matériels d'un côté,

et de l'autre, l'accent mis sur le fait que devant la mort,

toutes les gens sont égaux. Notre but est d'essayer de

considérer la danse macabre sous l'angle d'une vraie fête de

la mort et en tant que salut de la vie.

Bernt Notke (1435-1509), grand et célèbre ébéniste et peintre

de Lübeck exerçant en Europe du nord au 15e siècle, a créé

l'une des plus précieuses toiles médiévales existantes,

intitulée « Danse macabre », dont une partie reste toujours

dans le musée (autrefois église) de Saint-Nicolas, à Tallinn.

Il s'agit là d'une rareté traitant cette thématique très

populaire à l'époque.

Memento mori. Habituellement, « la danse macabre »

représentait quelques vingt-quatre figures (ou plus)

différentes, chacune appartenant à son propre statut social.

De la « Danse macabre » de Notke, il nous en parvient les

treize premières, où entre les êtres humains dansent

également les représentations de la mort – les squelettes.

Toutes les figures ont des visages bien expressifs. Les

mouvements et la danse sont minutieusement captés, nous

rappelant que la vie continue, même quand nous l'aurons déjà

quittée. En étudiant la toile de plus près, nous pouvons voir

également que c'est la Mort elle-même qui tient chacun lié

dans ce cercle enchaîné, évoquant de plus une répétition

éternelle, aussi bien qu'une image qui représente l'égalité

totale vis-à-vis la mort. Les couleurs de base : brun, rouge

et blanc font de l'image totale une scène bien festive (s'y

ajoutent également les vêtements extrêmement riches en motif,

couleur et tissu).

La « danse macabre » aidait les pauvres à accepter les

difficultés de la vie : pour eux la mort est rassurante,

tandis que pour les riches, il s'agit plutôt d'un

avertissement. A tout prix, on assiste ici à une sorte de

nivellement de l’ordre social, puisque tous les acteurs

deviennent égaux devant la mort : on assiste, de plus, à

l'expression d'une certaine liberté qui est peut-être la

liberté par excellence. C'est notamment à l'aide de la danse

que disparaissent les frontières entre les différents statuts

sociaux. Comme l'indique Jean Duvignaud par rapport à la

fête :

La fête, elle, détruit toute règle plus qu'elle ne les transgresse.

Car la transgression ne suppose pas le « dérèglement » ni la

« débauche » à quoi l'on tente généralement de réduire la fête. Cette

dernière détruit les codes et les règles non parce qu'elle les viole

en les reconnaissant, mais parce qu'elle affronte l'homme a un univers

déculturé, un univers sans norme, le « tremendum » qui engendre une

espèce de terreur. (1973 : 39)

Cette danse représente, peut-être, un non-temps et un non-lieu,

le temps où la mort appelle. C'est, effectivement, aussi un

temps de changement parce que les figures humaines commencent à

se métamorphoser petit à petit comme leurs partenaire de danse

– les squelettes –, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien.

Les fêtes collectives [---] s'insinuent dans les fissures des

civilisations au moment où les civilisations sont affectés par le

changement. Changement qui peut être provoqué par le contact avec un

autre groupe humain, une guerre, une épidémie, changement qui peut

résulter d'une transformation interne, destructeur de la culture

établie. (ibid., 40)

A l'époque où les guerres, famines, épidémies faisaient partie

du quotidien des gens, une réflexion profonde sur la mort

allait de soi. Ce qui nous intéresse dans l'exemple en question

est la possibilité de considérer cette danse de mort comme

fête. Mas la question se pose : s'agit-il d'une célébration de

la vie ou de la mort ? Cette danse « unifiante » évoque un

caractère éternel de la symbiose et relation qui existe entre

la vie et la mort. Faisant parallèlement hommage à la mort et

la vie, elle lie les deux, en faisant allusion à l'éternel

retour de la vie. Pour cela, assez souvent, ce genre de Danse

macabre se terminait par la représentation d'un petit enfant ou

bébé.

Au fond de la toile, on remarque une nature bien riche. Il

s'agit d'un fond qui dépeint l'automne (pas le printemps !) et

la chasse, ce qui qui suggère plutôt une référence à la mort

qu'à la vie, une référence au désir d'échapper à la mort,

implacable et soudaine. Cette fête-danse de la mort prend place

en pleine journée et, hormis les squelettes, il n'y a pas

d'indications de créatures fantastiques ou diaboliques sur la

toile. On peut trouver dans cette fête de la mort, par contre,

une référence au sacré, comme une sorte de salut. Cet aspect

sacré provient déjà du fait que la toile en question commence

avec le prêtre dans la chaire, comme narrateur, mais encadré

par la présence de l'église. En regardant cette toile de la

perspective du public, on se sent comme spectateur mais

également presque à l'intérieur d'un probable cercle que les

représentations répétitives de la mort et les gens constituent.

On lit sur leur visage horreur, détresse, angoisse, peur,

tandis que les squelettes saltimbanques exhibent des sourires

sinistres. Il est facile de discerner qui s'amuse et qui non.

Les êtres humains deviennent des prisonniers que les squelettes

saisissent fermement par leurs vêtements, leurs mains ou leurs

bras et obligent à les suivre dans la danse. Il faut noter

cependant que les humains ne sont pas aptes à reconnaître la

mort : ils cherchent à lui échapper, à lui résister. Le

contraste des mouvements – les squelettes qui sautent, dans une

quasi transe, et les êtres humains presque « statufiés » – est

tout à fait remarquable. Selon Elina Gertsman, la danse macabre

a un caractère ambivalent pouvant simultanément faire référence

à la danse des anges au paradis11 ou celle des démons à

l'Enfer12. Dans son ouvrage intéressant, The Dance of Death in the

Middle Ages : Image, Text, Performance, elle cite plusieurs cas (et

textes) du Moyen Age où en fait la danse était considérée comme

satanique (souvent les gens possédés par le Diable devaient

danser jusqu'à leur propre mort).

Contrairement à la fête fantastique décrite chez Boulgakov, on

voit qu'à l'arrière-plan se dresse la ville de Lübeck, et que

le paysage, loin de paraître magique ou terrorisant, est

simplement paisible. Sortie de la ville, ce paysage forestier

au fond et la muraille de Lübeck, fait penser qu'il faut de la

liberté pour cette fête de mort, un pré peut-être, mais alors

quelque part à l'extérieur de la ville, loin de (la

« protection ») (de) la ville. Cela se rapproche de la fête

rousseauiste puisque le philosophe des Lumières prêche

11 Voir par ex le tableau (détail) de Fra Angelico (ca. 143)1 le « jugement dernier », au couvent San Marco de Florence ou « Nativité mystique » d'Alessandro Botticelli (1500), à la Galerie nationale de Londres.12 Voir les « Diables dansant à l'enfer pour célébrer la naissance d'Antéchrist », dans le « Jour du jugement », 14e s, Besançon, Bibliothèque municipale 579, fol. 7r.

justement une égalité (ni maîtres ni servants) parmi les

invités en tant qu'idéal d'une fête champêtre. Pour lui, c'est

au village (pas dans la ville !) que l'on peut célébrer une

vraie fête. Par contre, la joie qu'exprime Rousseau de

participer à ce type d’événement manque entièrement ici. L'

autre idée de Rousseau – célébrer la vie comme fête

quotidiennement – , celle-là, on peut l'appliquer à la « danse

macabre », vu que la peur devant la mort renvoie

automatiquement à la vie, la première pouvant nous appeler à

chaque instant. Ainsi, on peut considérer cette fête comme

célébration par excellence de la vie, de chaque instant, sur le

mode du carpe diem. Mais l'angoisse visible sur les visages des

danseurs nous ferait plutôt mettre de côté cette hypothèse.

La nature lie l'homme au macrocosme : tout pourrit, fane et

revient à la nature, y compris l'homme. Ce que représente la

« danse macabre » est simultanément une fête de désespoir et de

punition. Non seulement parce que les humains ne peuvent

refuser l'invitation à danser mais aussi parce que cette

invitation vient tout à fait soudainement (les visages plein de

surprise et étonnement) : pas de temps pour se préparer, c'est

une apparition. Du coup, ils sont obligés de fêter leur propre

fin.

Duvignaud évoque la notion de l’échange entre hommes comme base

d'une collectivité :

L'échange entre les hommes anime l'existence collective et suscite la

puissance ou la gloire, présente ou dans l'au-delà. L'échange avec la

puissance maîtresse du cosmos force l'univers à répondre, mais en même

temps cet acte sauve les sociétés de l'immobilité, de l'équilibre

endormant, pour accomplir les désirs infinis des vivants. (107)

Dans une collectivité idéalisée, tous les acteurs de niveaux

sociaux différents se rassemblent en chaîne ou en cercle. Ils

ne se parlent pas, mais il y a une conversation qui se déroule

sur cette toile entre la mort et les figures. On voit qu'en bas

les vers en bas allemand manifestent un dialogue entre chaque

individu sur la toile et la mort. Leur conversation est

répétitive puisque chaque fois que la mort ordonne à l'humain

de le suivre, ce dernier refuse dans un premier temps et finit

par accepter (et se repentir) vu qu'il n'y a pas d'autre choix.

Ces dialogues en vers mettent en jeu presque une mise en scène

théâtrale, une lutte verbale entre la mort et les êtres

humains, alors que ces derniers sont condamnés à perdre

d'avance. C'est une fête d'escatos.

Selon Duvignaud, la fête est la mort sont fortement liées l'une

à l'autre. C'est la danse, le mouvement énergique qui devient

simultanément le passage vers la mort et la représentation de

l'exaltation et de la vie. La fête est là à travers la danse.

Les participants doivent y assister en dansant, on ne peut pas

en être exclu, une fois que la fête a été choisie. Après la

fête, il n'en reste que leurs propres squelettes, se mêlant à

la Mort générale, s'évaporant parmi les autres squelettes

anonymes.

L'hallucination symbolique que provoquent ces grandes fêtes où l'homme

manie les symboles et transgresse des règles qu'il ne cesse de

cependant reconnaitre résulte de la découverte passionnément éloignée

par le masque, l'exaltation de la danse ou du délire : la fête cache

la mort et, dans le même temps, découvre sa dissolvante et terrifiante

action. (ibid., 73)

Cette danse macabre, lutte pour la vie et contre la mort, est

complètement dirigée par la Mort (prince de la fête), qui en se

dédoublant démontre physiquement son pouvoir, son étendue, sa

joie à conquérir les gens. C'est la mort hypnotisante, toute

puissante, ironique, effectivement, qui fait que ces danseurs

humains ne peuvent qu'accepter tout ce qu'elle dit ou veut.

C'est la mort qui donne la permission de faire la fête, et

c'est elle qui choisit qui elle va prendre prochainement.

La fête au sens de danse macabre est, on pourrait dire, la fête

suprême, la dernière fête, adieu à la vie et bonjour à la mort,

pont de métamorphose, célébration du temps qui reste. Elle est,

du côté vestimentaire, si l'on regarde les personnages, un jour

ou un temps festif car chacun porte et exhibe (avec une pose

bien narcissique) ses meilleurs vêtements. Cette fête conduit

également les acteurs au repentir final, à la reconnaissance de

la brièveté de la vie et de la toute-puissance de la mort.

RIMBAUD et le «   Bal des pendus   »

Rimbaud, le « voyant » du 19e siècle, décrit et invite le

lecteur dans son poème intitulé « Bal des pendus » à assister

à sa vision d'une « danse macabre » des pendus. À travers

« Le bal des pendus » (1999 : 50-51) l'enfant terrible fait

simultanément hommage à plusieurs auteurs ayant déjà traité

cette thématique (par exemple la célèbre « Ballade des

pendus » de Villon).

Le poème compte au total onze couplets, dont deux

(identiques) fonctionnent comme des refrains au début et à la

fin du poème. Le quatrain répété est le suivant : Au gibet noir,

manchot aimable, / Dansent, dansent les paladins, / Les maigres paladins du

diable, / Les squelettes de Saladins. Ainsi, le premier couplet fait

déjà partie d'un autre poème (original) auquel Rimbaud fait

référence (comme Hölderlin dans Andenken). Donc, sa fête

renvoie également déjà à une autre fête, notamment celle

décrite dans ce quatrain-là, la renforçant, la répétant, s'y

ajoutant. Les adjectifs employés13 au long du poème

démontrent la plupart du temps, de la part de l'auteur, des

émotions plutôt sinistres (et ironiques) que joyeuses.

Chez Rimbaud, la fête ou le bal se rapproche de la bataille

ou d'une guerre (Hop, qu'on ne sache plus si c'est bataille ou danse ! /

Belzebuth enragé racle ses violons ! ), les exclamations sont

nombreuses : Hurrah ! Holà ! Hop ! et font croire qu'il s'agit

plutôt de quelque chose de gai (les gais danseurs). En fait,

cette danse n'est pas du tout joyeuse, mais se rapproche

13 Grimaçant, hideux, enragé etc.

plutôt d'une frénésie bien sinistre. Le prince de la fête est

Belzebuth (Messire Belzebuth tire par la cravate / Ses petits pantins noirs

grimaçant sur le ciel,), c'est lui qui envoie la fête, qui

orchestre (comme Woland) (les fait danser, danser aux sons d'un vieux

Noël !) et dirige l’événement à son goût, et c'est aussi lui

qui y prend un plaisir malsain. Dans le texte surgit une

richesse d'allusions au mouvement de va-et-vient. Ce dernier

introduit dès le début un certain rythme, une danse à cette

fête hallucinante (accentué par la double référence à la

danse, évoquant la bise qui siffle, le gibet, l'élan, le

verbe « rebondir » etc). De plus s'y ajoutent plusieurs

remarques sur la musicalité et les sons (claquement, son d'un

vieux Noël, orgues, violons, bise qui siffle, cris,

ricanements, chant des ossements). Ce qui fait de cette

intervention une fête est le fait que normalement les morts

restent immobiles, tandis qu'ici, leurs mouvements et danse,

soutenus par la musicalité, donnent une image grotesque d'une

grande célébration (comme dans la « danse macabre »).

La danse, grâce à sa musicalité, devient le symbole de la

fête puisque l'action de danser est répétée doublement deux

fois (Dansent, dansent les paladins) et (les fait danser, danser aux sons

d'un vieux Noël !). Cette même double répétition évoque une sorte

de cercle vicieux (et rythme) infini de cette fête et danse,

sans soulagement ni pitié. Donc, il s'agit d'une fête

éternellement recommencée, où l'apparition de nouveaux

squelettes est sinistre (Bondit dans le ciel rouge un grand squelette

fou / emporté par l'élan, comme un cheval se cabre) et magique. De plus,

ces squelettes sont emportés par une force magique, ils ne

viennent pas de leur propre volonté.

D'ailleurs, ce n'est pas uniquement le prince de la fête mais

aussi le vent (le souffle), une touche divine de toute façon,

inhumaine, qui fait également bouger les squelettes dans

l'air, comme des poupées. Cette fête grotesque arrive à son

paroxysme vers l'avant-avant-dernier et l'avant-dernier

quatrains14 du poème, quand un autre squelette vient d'être

pendu et on (ou le prince de la fête) semble « célébrer » le

craquement de son cou (les cris s'approchant à des

ricanements).

Le diabolique s'introduit à l'aide de plusieurs indices et

surtout symboles comme la musique de l'orgue, le ciel « rouge

d'enfer », le corbeau, les squelettes. Le lieu de la fête

s'ouvre dans un espace suscitant une image de l'enfer,

quoiqu'il n'y ait pas beaucoup de précisions (ses petits pantins

noirs grimaçant sur le ciel ; à l'horizon, le ciel est d'un rouge d'enfer). En

fait, l'image que le poète nous offre est celle des

squelettes suspendus au gibet en hiver (Sur les cranes, la neige

applique un blanc chapeau), plus précisément, pendant Noël15.

Cependant, ils ne touchent pas terre, mais sont justement en

suspension, entre terre et ciel, dans l'air, donc,

n'appartenant à nulle part. Les invités (squelettes) restent

dans une sorte de défilé ou cortège ([…] ces capitans funèbres / qui

défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés), tous (plus au moins) en 14 Oh! voilà qu'au milieu de la danse macabre / Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou / Emporté par l'élan, comme un cheval se cabre : / Et, se sentant encor la corde raide au cou, / Crispe ces petits doigts su son fémur qui craque / Avec des cris pareils à des ricanements, /. (1999 : 51)15 Au début on mentionne les « sons d'un vieux Noël ».

« vêtements de fête » parce que (Messire Belzebuth tire par la

cravate / [---] / presque tous ont quitté la chemise de peau) et donc,

égaux (sauf la mention du « grand squelette fou » qui vient

de mourir). Ce dernier, évidemment, luttait contre sa mort,

essayant de résister (Emporté par l'élan, comme un cheval se cabre : / Et,

se sentant encor la corde raide au cou, / Crispe ses petits doigts sur son fémur qui

craque /), mais, bien sûr, en vain. Les corps sont tous à des

étapes diverses de leur décomposition mais sinon, ils sont

égaux, ayant tous subi la même mort.

Cette fête diabolique est pour Rimbaud une tentative de

critiquer la société bourgeoise basée sur des règles fixes et

immuables, d'où son hommage à un autre enfant terrible –

François Villon. Cette fête unit d´une manière, le divin (ou

bien ici le diabolique, surhumain) et l´humain, comme

l'indique Jean Duvignaud :

[---] [la fête] détruit ou abolit, pour tout le temps qu'elle dure,

les représentations, les codes, les règles par lesquelles les sociétés

se défendent contre l'agression naturelle. Elle contemple avec stupeur

et joie l'accouplement du dieu et de l'homme, du « ça » et du « sur-

moi » dans une exaltation ou tous les signes admis sont falsifiés,

bouleversés, détruits. (1973 : 41)

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siècle)

Vidéos :

Directrice artistique de Dundee Rep's, Jemima Levick, introduit

le concept du temps de la pièce de Priestley: Le temps et les

Conway. Dundee Rep Ensemble & The Royal Lyceum, Edinburgh. (le

13 janvier 2013) http://www.youtube.com/watch?v=873SmaOtb6U