La « dépolitisation » comme concept stratégique. Formuler une critique émancipatrice de la...

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1 La « dépolitisation » comme concept stratégique. Pour une critique émancipatrice de la lutte contre le sida en Afrique sub-saharienne Moritz Hunsmann ([email protected]) Version provisoire d’un chapitre à paraître dans l’ouvrage collectif: Desage, F., R. Parizet, C. Robert & M. Schotté (dir.) La « dépolitisation » : registres, processus et interprétations, Coll. Espaces politiques, Montréal : Éditions du Septentrion. Merci de demander avant de le citer. Le VIH/sida est sans doute une des épidémies les plus controversées et les plus médiatisées de l’histoire de la santé publique. À première vue, prétendre décrire, et par moment dénoncer, sa politisation semble donc paradoxal. Toutefois, à partir de l’étude du cas tanzanien, cette contribution montre que la politisation manifeste de l’épidémie au niveau mondial (qui s’est traduite par une mobilisation de ressources sans précédent) s’accompagne d’un processus de formulation et de mise en œuvre des stratégies de lutte contre le sida au niveau national au cours duquel le caractère politique – car profondément conflictuel – des arbitrages effectués n’apparait pas toujours comme tel. En effet, alors que la formulation de ces stratégies en Afrique subsaharienne implique des compromis politiques fondamentaux qui affectent la survie d’une part importante de la population nationale, le contexte de leur élaboration et mise en œuvre est souvent marqué par la prédominance des bailleurs occidentaux. Telle est la situation en Tanzanie, où la prévalence du VIH dans la population adulte est d’environ 4,7% 1 , et où la lutte contre le sida est financée à 97% par l’aide internationale (TACAIDS 2012). Culminant à plus de 500 millions de dollars par an en 2008/09, cet afflux d’aide a fait émerger ce que les acteurs eux-mêmes appellent une « industrie du sida ». Durant cette période, cette « industrie » représente près d’un tiers de toute l’aide internationale à la Tanzanie et plus de 10% du budget de l’État tanzanien (Foster et al. 2008). Cet espace de politiques publiques spécifique à une seule épidémie est caractérisé par la multitude d’acteurs – nationaux et internationaux, publics et privés – impliqués dans la mise en œuvre des politiques. Le travail programmatique, en revanche, a principalement lieu lors de réunions entre quelques représentants de l’administration tanzanienne et de bailleurs bi- et multilatéraux 2 . Parmi ces derniers, les États-Unis occupent une position dominante : leur President’s Emergency Plan for AIDS Relief (PEPFAR) fournit environ deux-tiers du budget de la lutte contre le sida en Tanzanie. Si l’on y ajoute les financements 1 Voir : http://www.unaids.org/en/regionscountries/countries/unitedrepublicoftanzania 2 Les agences bilatérales les plus actives pendant cette période étaient celles des États-Unis, de la Grande Bretagne, de l’Allemagne, de l’Irlande, du Japon, du Canada, des Pays-Bas, du Danemark, de la Suède, et de la Norvège. Les agences multilatérales les plus impliquées étaient Onusida, Unicef, le Pnud, l’UNFPA, et la Banque mondiale. Depuis, plusieurs bailleurs bilatéraux, ainsi que la Banque mondiale, se sont retirées de la lutte contre le sida en Tanzanie.

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La«dépolitisation»commeconceptstratégique.PourunecritiqueémancipatricedelaluttecontrelesidaenAfriquesub-saharienne

MoritzHunsmann([email protected])

Versionprovisoired’unchapitreàparaîtredansl’ouvragecollectif:Desage,F.,R.Parizet,C.Robert&M.Schotté(dir.)

La«dépolitisation»:registres,processusetinterprétations,Coll.Espacespolitiques,Montréal:ÉditionsduSeptentrion.Mercidedemanderavantdeleciter.

LeVIH/sidaest sansdouteunedesépidémies lesplus controverséeset lesplusmédiatiséesde

l’histoirede la santépublique.Àpremière vue,prétendredécrire, etparmomentdénoncer, sa

dépolitisation semble donc paradoxal. Toutefois, à partir de l’étude du cas tanzanien, cette

contribution montre que la politisation manifeste de l’épidémie au niveau mondial (qui s’est

traduite par une mobilisation de ressources sans précédent) s’accompagne d’un processus de

formulationetdemiseenœuvredesstratégiesdeluttecontrelesidaauniveaunationalaucoursduquellecaractèrepolitique–carprofondémentconflictuel–desarbitrageseffectuésn’apparait

pas toujours comme tel. En effet, alors que la formulation de ces stratégies en Afrique

subsaharienneimpliquedescompromispolitiquesfondamentauxquiaffectentlasurvied’unepart

importante de la population nationale, le contexte de leur élaboration et mise en œuvre est

souventmarquéparlaprédominancedesbailleursoccidentaux.TelleestlasituationenTanzanie,oùlaprévalenceduVIHdanslapopulationadulteestd’environ4,7%1,etoùlaluttecontrelesida

estfinancéeà97%parl’aideinternationale(TACAIDS2012).

Culminantàplusde500millionsdedollarsparanen2008/09,cetaffluxd’aideafaitémergerce

que les acteurs eux-mêmes appellent une «industrie du sida». Durant cette période, cette

«industrie»représenteprèsd’untiersdetoutel’aideinternationaleàlaTanzanieetplusde10%

dubudgetdel’Étattanzanien(Fosteretal.2008).Cetespacedepolitiquespubliquesspécifiqueà

une seule épidémie est caractérisé par la multitude d’acteurs – nationaux et internationaux,

publicsetprivés–impliquésdanslamiseenœuvredespolitiques.Letravailprogrammatique,en

revanche,aprincipalementlieulorsderéunionsentrequelquesreprésentantsdel’administration

tanzanienneetdebailleursbi-etmultilatéraux2.Parmicesderniers, lesÉtats-Unisoccupentune

position dominante: leur President’s Emergency Plan for AIDS Relief (PEPFAR) fournit environdeux-tiers du budget de la lutte contre le sida en Tanzanie. Si l’on y ajoute les financements

1Voir:http://www.unaids.org/en/regionscountries/countries/unitedrepublicoftanzania2LesagencesbilatéraleslesplusactivespendantcettepériodeétaientcellesdesÉtats-Unis,delaGrandeBretagne,del’Allemagne,del’Irlande,duJapon,duCanada,desPays-Bas,duDanemark,delaSuède,etdelaNorvège.LesagencesmultilatéraleslesplusimpliquéesétaientOnusida,Unicef,lePnud,l’UNFPA,etlaBanquemondiale.Depuis,plusieursbailleursbilatéraux,ainsiquelaBanquemondiale,sesontretiréesdelaluttecontrelesidaenTanzanie.

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accordéspar leFondsmondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme3, ces deux

acteursinternationauxàeuxseulsmettentàdisposition90%dutotaldesressourcesdisponibles.

CechapitresefondesuruneétudeapprofondiedespolitiquesdeluttecontrelesidaenTanzanie

etde l’économiepolitiquede l’aidesanitairedanscecontextededépendanceaiguë(Hunsmann2013).4 À partir d’une analyse de l’élaboration des stratégies nationales de prévention et detraitementduVIH,ilposeunregardtransversalsurdifférentsaspectsdecetteluttequiontpour

caractéristiquecommuned’avoirdeseffets«dépolitisants»,ausensoùilsinduisentunenégation

desconflitsd’intérêtsetdevaleursirréductiblesquisous-tendentlaformulationd’uneréponseà

l’épidémie.

Les trois premières sections circonscrivent progressivement la notion de dépolitisation en

exploranttroisfacettesdecequel’onpourraitdécrirecommeunedépolitisationprotéiformede

l’épidémie. Si ces trois processus sont à bien des égards entremêlés, les dépolitisations qu’ils

alimentent ne sont pas exactement de même nature et s’appuient en partie sur des ressortsdifférents. La première section montre ainsi comment la construction de récits explicatifs

exagérant le rôle des comportements sexuels dans la propagation du VIH abouti à unedépolitisation causalede l’épidémieduVIH/sidaenAfrique sub-Saharienne. S’appuyant surune

mobilisation sélective, voire une présentation erronée, des connaissances épidémiologiques

existantes, ce cadrage des épidémies comme étant principalement dues à des comportementsindividuels conduit à faire abstraction des conditions sanitaires collectives qui constituent le

«terreau fertile» (Stillwaggon 2002) sur lequel s’est développé le VIH sur le continent. Lacomportementalisation de l’épidémie masque les origines politiques et économiques de la

vulnérabilité particulière des populations africaines face au virus et transfère la responsabilité

d’agirdespouvoirspublicsverslesindividus.Ladépolitisationfaiticiréférenceàundéplacementdu problème – et donc des solutions – du domaine public au domaine privé et de l’intime.

Suggérantquelestatuquosocio-économiqueetlesinégalitésquilecaractérisentneconstituent

pasunobstacleà lapréventionduVIH,ce récitcausalnonancréedans les rapportsdepouvoir

protège les groupes dominants en évitant que les hiérarchies et structures de (re)distribution

actuellesnesoientmisesenquestion.

3LeFondsmondialestlui-mêmedominéparsesquatreplusgrandscontributeurs:lesgouvernementsdesÉtats-Unis,duRoyaume-Uni,delaFranceetdel’Allemagne.

4 Il s’agit d’une recherche doctorale dont l’enquête de terrain a été réalisée principalement entre 2007 et 2009. Le matériauempirique englobe 92 entretiens semi-directifs et approfondis avec des acteurs clés de la politique de prévention et dutraitement du VIH en Tanzanie (responsables administratifs tanzaniens, bailleurs bi- et multilatéraux, représentants d‘ONGlocales et internationales, consultants et chercheurs). Les données issues des entretiens ont été complétées et mises enperspectiveparl’observationderéunionsprogrammatiquesentremembresdel’administrationtanzanienneetreprésentantsdesbailleursinternationaux.

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Lesdeuxformesdedépolitisationabordéesensuiteconcernentnonpaslesinégalitésenamont–

etàcertainségardsàl’origine–del’épidémie,maiscellesquirésultentdesmesuresdecontrôle.

Ainsi, la deuxième section décrit comment, dans un contexte d’insuffisance des ressources, lesdécideurs (bailleurs et responsables tanzaniens confondus) contournement le processus

délibératifenrefusantd’opérerdeschoixexplicitesderationnementdansuncadreinstitutionnelformel.CerefussereflètedansdesstratégiesnationalesdepréventionetdetraitementduVIHquasi-exhaustives dont le caractère manifestement irréaliste conduit à transférer le lieu de

décisiondelaformulationde«stratégies»réelles,avecunehiérarchisationexplicitedespriorités,

àleurmiseenœuvreinévitablementsélective,selondescritèresnontransparents.L’absencede

priseenchargepolitiquedechoixcruciauxquienrésulteconstitueunedépolitisationpar«non-

décision»,ouplusprécisémentparchoiximplicite.

Analysantunedynamiquededépolitisationétroitementliéeàlaprécédente,latroisièmesection

montre comment la prédominance des bailleurs internationaux conduit à un confinement du

débatnationaletduprocessusdécisionnelconcernantleVIH/sidaàdesespacespolitiquesclosetdépourvusde légitimitédémocratique.En résulteunesituationoù lapopulation tanzanienneet

ses représentantsélus sontdépossédésde choixqui concernent la vieet la surviedeplusd’unmilliondeTanzaniensvivantavecleVIH,maisaussipluslargementl’hiérarchisationdedifférents

problèmes de santé – et donc l’attribution d’une valeur différentielle à la vie des patients

concernés.Commedanslecasdeladépolitisationparlecontournementduprocessusdélibératifàtraversdeschoiximplicites,ladépolitisationfaiticiréférenceàune«dé-démocratisation»–à

traverslalimitationétroitedelaparticipationauxdécisions.

Enfin, parce qu’elle renvoie aux conceptions du politique, l’analyse en termes de dépolitisation

nécessitel’explicitationdu«politiquederéférence»parrapportauqueltelleoutelleréalitéseraitdépolitisée.Cettedémarcheestd’autantplusimpérieusedanslescasoù,commeici,leconceptde

dépolitisation est employé dans une visée de critique émancipatrice et non de manière

principalement descriptive (comme cela peut, par exemple, être le cas lorsque l’on étudie les

différences dans l’intérêt que portent certaines personnes ou groupes de personnes à la chose

publiqueet/ouaufonctionnementdesinstitutionspolitiques).Danscetteoptique,etsurlabase

des processus de dépolitisation décrits auparavant, la dernière section tente d’expliciter les

conditions d’utilisation du concept de dépolitisation enmontrant que l’emploi de cette notion

dansuneoptiquecritiquesupposeuneconceptionsubstantielledupolitique.Cetteconceptionest

empruntéeiciàChantalMouffe(2005),qui,avecCarlSchmitt(1932),considèrecommepolitiquetoute décision impliquant une hiérarchisation discrétionnaire d’intérêts incompatibles et de

valeursincommensurables.Commelemontrentlessectionssuccessives,c’estunecaractéristique

quepartagentdenombreusesdécisionsdanslaluttecontrelesida.

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L’explication individualiste des épidémies africaines et la dépolitisation comme rejet de laresponsabilitépublique

Les gens doivent être mis dans une situation où ils sont en mesure decomprendrelerisqued’uneinfectionVIHetdelesoupeserparrapportauplaisirsexuel.[…]Lesgensonttendanceàêtreirresponsables…ilsnesaventpas!Nousdevons vraiment expliquer aux gens de quoi il en retourne; leur fairecomprendre,pourqu’ilsnesacrifierontpasleurviejustepourleplaisir!Pourlaprévention,nousdevonsleurdire:«Vousêtesresponsables!»

L’anciendirecteurexécutifdelaTanzaniaCommissionforAIDS(TACAIDS)5

Unaspect fondamental de la gestionpolitiquedesépidémiesdu sidaenAfrique subsaharienne

concerne lesdiscours sur les causesde la fortepropagationduVIHdans cette région. Eneffet,aucuneautre régiondumonden’a connudesépidémiesdu sidad’uneampleur comparable,et

dansbiendespaysafricainslaprévalenceduVIHestdesdizaines–voiredescentaines–defois

supérieure à celle de la plupart des pays européens. Aussi bien du côté des bailleursinternationauxquedel’administrationtanzanienne,l’explicationcausaledominantedel’ampleurexceptionnelledel’épidémieenAfriquesubsahariennemetl’accentsurlaspécificitésupposéedes

comportements sexuels des populations africaines. Ainsi, ces acteurs institutionnels pointentsystématiquement du doigt les pratiques, présumées courantes, du sexe «transactionnel» ou

«intergénérationnel», lecaractèreparticulièrementrisquédecertainespratiques«culturelles»(commeledrysexoulewidowcleansing6),ouunestructurationspécifiquedesrelationssexuellesenréseaux(les«relationsconcomitantes»)7.

Or, une analyse détaillée de l’état des savoirs épidémiologiques montre clairement quel’explication culturalo-comportementale des épidémies africaines du VIH ne tient pas. Non

seulementiln’yapasde«sexualitéafricaine»,mais,enmoyenne,lesAfricainsn’ontpasplusderapportssexuelsque lespersonnesvivantdansd’autresrégionsdumondeet leurspratiquesne

sontpasplus«risquées»qu’ailleurs(Buvéetal.2001;Stillwaggon2006).Enfin,l’affirmationtrès

répandueselon laquelle la forte«concomitance»des relationssexuellesenAfrique joueraitunrôleimportantestempiriquementfausseetthéoriquementerronée.Nonseulementcelle-cin’est

pas particulièrement élevée en Afrique, mais les modélisations épidémiologiques réalistes

montrentque soneffetpotentiel sur lapropagationduVIHestnégligeable (Lurie,Rosenthal etWilliams2009;Sawers2013;Sawers,IsaacetStillwaggon2011;Sawers&Stillwaggon2010a8).En

5Entretien,DaresSalaam,sept.2008.Lesextraitsd’entretienscitésdanscechapitreétaientàl’origineenanglais(et,dansuncas,enallemand)etontététraduitsenfrançaisparl’auteur.

6Le«drysex»estunetechniquequiconsisteàartificiellementréduirelalubrificationvaginaleavantlapénétration;le«widowcleansing»consisteenladissolutionritualiséedulienqu’avaitunefemmeavecsonmaridéfuntàtraverslasoumissiondecelle-ciàunrapportsexuelavecl’undesmembresvivantsdelafamilledudéfunt.

7 Pour un exemple condensé de ce récit causal, voir le site de la Tanzania Commission for AIDS(TACAIDS):http://www.tacaids.go.tz/hiv-and-aids-information/drivers-of-the-epidemic.html

8Pourunaperçudecettequestionenfrançais,voir(Hunsmann2010).

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somme,silecomportementsexuelinflueévidemmentsurlerisqueindividueldecontracteroude

transmettreleVIH,ilestenrevanchestrictementimpossibled’expliquerl’ampleurdesépidémies

duVIHenAfriquesubsahariennepardesdifférencesdecomportementssexuelsentrel’Afriqueetlerestedumonde(Hunsmann2013:chap.1).

Sil’explicationparlescomportementsnerésistepasàunexamenépidémiologiquerigoureux,lesconnaissances biologiques et épidémiologiques sur les facteurs «non-comportementaux» de la

transmission du VIH en Afrique se sont accumulées au cours des vingt dernières années. Ces

facteurspeuventêtrerépartisendeuxgroupes:lesdéterminantsbiologiquesdel’efficiencedela

transmissionsexuelleduvirusetlesrisquesd’infectioniatrogèneliésauxpratiquesmédicalesnon

sécurisées.

Contrairementàune idéereçue, leVIHestunedesmaladiessexuellement transmissibles (MST)

qui se transmettent le moins facilement. Le risque moyen de transmission du virus dans un

rapportpéno-vaginalnonprotégéentredeuxpersonnesenbonnesanté (miseàpart l’infectionVIH de l’une) est d’environ 1/1000 pour la transmission homme-à-femme et d’environ 1/2000

pourlatransmissionfemme-à-homme(Boilyetal.2009)9.Toutefois,cerisquevariefortementenfonction de l’état de santé général, ainsi que de l’état des muqueuses génitales des deux

partenaires10.Plus lesdéfenses immunitaires sontaffaiblies,plus la chargeviraledespersonnes

infectéesavecleVIHestforte(lesrendantplusinfectieux),etpluslasusceptibilitéàl’infectiondespersonnesexposéesauvirusestgrande.LadynamiquedetransmissionsexuelleduVIHdansune

population dépend donc fortement de son état général de santé. Plus spécifiquement, unensembledecofacteursfacilitentlatransmissionduVIH.Ainsi,lerisquedetransmissionsexuelle

du VIH est considérablement accru si l’un des deux (ou les deux) partenaires souffre(nt) de

malaria,detuberculose,deschistosomiasegénitale,deversintestinaux,decertainesdéficiencesnutritionnelles,defilariose lymphatique,oud’autresMSTque leVIH11.Parcequecesconditions

sontparticulièrement répanduesenAfrique subsaharienne, la chargeviraledespersonnesnon-

traitéesvivantavec leVIHyest,enmoyenne, troisàcinq foisplusélevéequ‘enEuropeouaux

États-Unis – multipliant le risque de transmission par rapport sexuel non protégé. Plus

généralement, lapriseen comptede ces cofacteurs rend la très inégalepropagationduVIHau

niveaumondialbienmoinsénigmatique(Cuadrosetal.2011;Sawers&Stillwaggon2010b).

9 Il s’agit là demoyennes. Dans certains cas, comme par exemple lors de la défloration, le risque de transmission du VIH estextrêmement élevé puisque le déchirement de l’hymen provoque une plaie ouverte.Demême, le risque de transmission estconsidérablementplusélevédanslecasd’unrapportsexuelanal.

10 Pour une synthèse de l’état des savoirs dans ce domaine, voir (Hunsmann 2013, chap. 1 ; Sawers & Stillwaggon 2010b;Stillwaggon2006,2009&2012).

11 Il est important de noter que la prévalence, souvent forte, des MST en Afrique est principalement due au faible accès autraitementdespersonnesinfectées,nonàunefréquenceparticulièrementélevéederapportssexuelsnonprotégés.

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Le second facteur de transmission du VIH en Afrique subsaharienne qui n’est pas lié au

comportement sexuel concerne les infections dues à un manque de précaution lors

d’interventions médicales, telles que la transfusion sanguine, les injections (réutilisation deseringues et/ou d’aiguilles), les opérations ou certains examens médicaux. Alors que les

administrations africaines et les organisations internationales comme l’OMS ou l’ONUSIDApublientdesestimationsquiseveulentrassurantesquantàlasécuritédessoins,denombreusesétudes mettent en évidence des pratiques médicales non stériles et sources d’un risque

considérabledetransmissionduVIH(Breweretal.2003;Gisselquist2008;Gisselquistetal.2003

;Reid,2009;Vachonetal.2003)12.Aussi,plusieursenquêtesenAfriquesubsahariennefontétat

d’une proportion parfois significative de cas d’infections inexpliquées. Certaines indiquent des

taux d’infection importants parmi les personnes déclarant n’avoir jamais eu de rapport sexuel

(Breweretal.2007 ;Tengia-Kessyetal.1998),d’autresdescasd’enfantsséropositifsayantdes

mèresséronégatives.Ainsi,selonlesEnquêtesdémographiquesetsanitairesenUgandaen2004-

05(MinistryofHealthUganda2006,p.116)13,auSwazilanden2006-07(Okinyietal.2009),etau

Mozambique en 2009 (INS 2010, in: Class 2012) respectivement 13%, 22% et 31% des enfantsséropositifsdemoinsdecinqansavaientunemèreséronégative.

Alorsquecelaindiquel’existencepossibledetransmissionsiatrogènesàuneéchelleimportante,

aucunetentativepourtracerl’origine,manifestementnon-sexuelle,decesinfectionsn’aétéfaite

en Afrique subsaharienne. Or, si l’on cherche on trouve: dans les rares pays (hors Afriquesubsaharienne) où ce retraçage a été réalisé suite a l’apparition d’infections inexpliquées, le

séquençage des virus a permis demettre en évidence des centaines (comme, par exemple, enLibye),voiredemilliersdecasd’infectionsVIHd’origineiatrogène(enRoumanieenviron10000

enfants ont été infectés ainsi). Enfin, et c’est là un point essentiel, la transmission iatrogène

n’obéitpasauxmêmeslogiquesquelatransmissionsexuelle,quipeutseretrouver«bloquée»ausein d’un couple sexuellement fidèle, par exemple. Par conséquent, la transmission iatrogène

pourrait bien jouer un rôle de «pont» entre différentes populations qui n’ont pas de contact

sexuel–maisqui,parexemple,sontpatientsdanslemêmecentredesanté,lemêmejour.Même

si elle ne devait représenter qu’une proportion relativement faible des nouvelles infections, la

transmissioniatrogènepourraitdonccontribueràaccélérerladynamiquedel’épidémiedansson

ensemble en raison d’un effet multiplicateur sur la transmission sexuelle (Gisselquist 2008 ;

Vachonetal.1985).

Cesfacteursnon-comportementauxsontsystématiquementsous-estimés,ignorés,voireniéslors

de la formulation des récits causaux de la propagation du VIH en Afrique par les principales

institutions impliquées dans la lutte contre le sida sur le continent. Une analyse critique des

12Làencore,pourunaperçuplusdétaillédestravauxdansledomaine,voir(Hunsmann2013,chap.1).13Pourunediscussiondecesdonnées,voir:http://dontgetstuck.wordpress.com/uganda-cases-and-investigations.

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explicationsbiologiquesetépidémiologiquesmontredoncque,loind’êtrepolitiquementneutre,

l’explication comportementale dominante des épidémies africaines du VIH est porteuse d’une

théorie politique implicite d’inspiration individualiste14. Cette explication est une «histoirecausale» (Stone 1989) parmi d’autres, qui a été activement construite et qui continue à être

défendue.L’unedesraisonsdecetteattention inégalequ’accordent lesacteursduVIH/sidaauxdifférents récits causaux réside dans le fait que les explications comportementales de lapropagation du VIH sont politiquement confortables pour ceux qui sont au pouvoir: elles

dédouanent les pouvoirs publics en assignant la responsabilité de l’épidémie aux personnes

infectées.EnvéhiculantunevisionindividualistedelapropagationduVIH,ellesfontl’impassesur

les inégalités (économiques, d’accès aux soins, etc.) et les rapports de pouvoir politiques qui

conditionnent la susceptibilité particulière des populations africaines à l’infection par le virus

(Hunsmann 2009 & 2013, chap. 2). D’autres explications de la sélectivité du recours aux

connaissances épidémiologiques tiennent davantage à des facteurs pratiques ou institutionnels.

Ainsi,lafocalisationétroitedesprogrammesverticauxsurleseulVIH/sida(voirSection3),lerôle

longtemps prédominant des acteurs spécialisés sur les interventions comportementales dans lechamp de la prévention du VIH, ou encore l’idée (souvent infondée) que les interventions plus

structurellesnécessiteraientbeaucoupdetempsavantdedonnerdesrésultatsvisiblesfonttousobstacle à la prise en compte des facteurs non-comportementaux dans les politiques de

prévention(Hunsmann2012a).

Cette individualisation et culturalisation concomitante des causes de la transmission du VIH

constituentunedépolitisationde l’épidémiedans le sensoùellesaboutissentà lanégationdesresponsabilités politiques dans la propagation du virus15 tout en suggérant des politiques de

prévention essentiellement centrées sur le changement de comportements sexuels présumés.

Contrairement aux mesures qui s’imposeraient en cas d’acceptation des explications non-comportementales de la transmission du VIH, la prévention d’une épidémie essentiellement

comportementale n’implique pas une réallocation significative de ressources – par exemple à

traverslamise-en-placed’unsystèmedesantégarantissantunaccèseffectifàdessoinsdequalité

(Hunsmann2013:pp.52-53,85-104,304-307).

Leschoiximplicitescommecontournementdupolitique

EnTanzanie,malgrél’arrivéemassivedefinancementsinternationaux,lesressourcesdisponibles

pourlapréventionetletraitementduVIHrestentencorelargementinsuffisantespourmettreenœuvre l’intégralitédes interventionsprévuesdans ledocumentcadre, leNationalMulti-sectoral

StrategicFramework (NMSF).Cette insuffisancedes ressources imposedeschoixconcernant les14Pouruneanalysedesthéoriespolitiquesimplicitesdanslespolitiquesdepréventionsanitaires,voir(Tesh1988).15 Un aspect important à cet égard est le rôle des programmes d’ajustement structurel des années 1980 et 1990 dansl’appauvrissementdespopulationsafricainesetdansladégradationdel’accèsauxsoinsdesanté.

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populations bénéficiaires ainsi que les types d’intervention et leur étendue géographique. En

décidant qui aura accès à des services de prévention ou de traitement, ces arbitrages dans

l’allocationdes ressources conduisentnécessairement àune formede triage, c’est-à-dire àunedistinction directe (dans le cas du traitement) ou indirecte (dans le cas de la prévention) entre

ceux qui vivront et ceux quimourront. Les décisions quotidiennes qui sous-tendent lamise-en-œuvredelaréponsenationaleauVIH/sidasontdoncaucœurdupolitiqueenTanzanie.L’exercicede pouvoir permanent qu’elles impliquent constitue une composante centrale de la

souverainetébiopolitique (Agamben1998 ; Foucault 2004 ;Nguyen2010 ;Hunsmann2013 : p.

234-36).

Cesdécisionsconcernent,parexemple,desarbitragesentrel’efficacité-coûtdesinterventionset

leurseffetsen termesd’équité (enparticulierentrezonesurbaineset rurales),entre lenombre

despersonnesayantaccèsàdesserviceset laqualitédeceux-ci,ouencoreentrelerespectdes

droits de la personne et des mesures de santé publique potentiellement liberticides. Dans les

programmes de traitement, les décisions consistent notamment dans l’identification despopulations prioritaires pour l’accès à la thérapie antirétrovirale (comme les habitants de

certainesrégions,lespersonnelsdesanté,lessoldats,ouleshautsfonctionnaires)–etdoncdespopulationsnon-prioritaires.16Àtitred’exemple,aucoursdesespremièresannéesd’existence,le

programme tanzanien de traitement antirétroviral a implicitement privilégié les populations

urbaines au détriment des populations rurales – la préexistence d’infrastructures rendant letraitement de citadins moins cher. Or, ce choix privilégiant l’efficacité a accentué encore les

inégalités sanitaires déjà considérables dans ce pays où deux tiers de la population vivent enmilieu rural. Concernant la question du traitement pédiatrique, l’ancienne directrice du bureau

national d’uneorganisation internationale17 témoignede la conscience aiguëqu’ont les acteurs

directementimpliquésdanscesarbitragesdesdilemmescornéliensauxquelsilsfontface:

Onavaitdécidé:«Puisquenosressourcessontlimitées,utilisonsl’argentpourlesadultes».Nouspensions qu’il était important de maintenir en vie les parents et, à l’époque, les traitementspédiatriquescoûtaientenvirondixfoispluschersetétaientbeaucouppluscompliqués.Mais,toutd’uncoup,l’UNICEFestarrivéendisant:«Vousdevezmettrelesenfantsoustraitement!».[...]L’UNICEF, la Clinton Foundation et Elizabeth Glaser [Pediatric AIDS Foundation] ont mis lapressionencesens...c’étaitcomplètementinjustifié!

D’autresacteursarguent,aucontraire,qu’ilyavaituneobligationmoralede‘sauver’lesenfantset

que seule ladécision volontaristed’enmettreunnombre important sous traitementpouvait, à

terme, provoquer une baisse significative du prix des antirétroviraux pédiatriques. Si des

considérationstechniquesetéthiquespeuventéclairercetyped’arbitrages,quiinfineconduisentàaccorderunevaleurdifférenteauxvieshumaines,ellesnepermettentenaucuncasd’identifier16L’OMS(2006)apubliéuneanalyseinhabituellementexplicite,pouruneorganisationinternationale,decesarbitragesenTanzanie.

17Entretien,DaresSalaam,oct.2009.

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une solution optimale, ni même un consensus rationnel. En ce sens, la définition et la

hiérarchisationdescritèresdechoixquenécessitelamiseenœuvredepolitiquesdepréventionet

detraitementduVIHimpliquentdesdécisionsdenatureirréductiblementpolitiques.

Unegestiondémocratiquedecesdilemmessupposequecesdécisionssoientprisesdemanièreexplicite. Or, l’analyse de la façon dont les responsables administratifs tanzaniens et lesreprésentants des bailleurs internationaux gèrent l’impératif de rationnement montre que

l’obligation (démocratique) de choisir explicitement entre en contradiction avec leurs logiques

d’action.Parconséquent,leprocessusd’élaborationdespolitiquesdepréventionetdetraitement

secaractériseparunrefusdesacteursdeprendredesdécisionsexplicitesdanslecadreofficiel–

et public – des stratégies nationales. Ainsi, loin d’être exprimés et discutés explicitement, les

arbitragessous-jacentsauxpolitiquesdepréventionetdetraitementduVIHrestentgénéralement

implicites.

Dansledomainedelaprévention,etmalgréleconstatlargementpartagéqu’ilestindispensabled’établirdesprioritésentermesdetypesd’interventionsetdepopulations, legroupedetravail

mixte18ayantpourmissionlaformulationd’uneStratégienationaledepréventionn’apasréussiàintroduireundegrédepriorisationallantau-delàdudocumentcadre, leNMSF.Aucontraire, la

Stratégie finale dresse un catalogue quasi-exhaustif et non priorisé de toutes les mesures

préventivescontenuesdanscedocument.Cetteimpossibilitédes’accordersurunensemblelimitédeprioritéss’expliqueenpartieparlastructured’incitationdesmultiplesacteursimpliquésdans

laformulationetlamise-en-œuvredespolitiquesdepréventionduVIH.Eneffet,lesreprésentantsdesbailleursetlesresponsablestanzaniensontuneconvergenceobjectived’intérêts:augmenter

lesfondsallouésàlaluttecontreleVIH/sida.Cesdépensesétantlaprincipalesourcedelégitimité

institutionnelledesbailleurs,ceux-cifontensortequelesinterventionsvariéesqu’ilsmettentdéjàenœuvre (et pour lesquelles existent des financements), ainsi que leurs régions d’intervention

prioritaires, figurentparmi les«priorités» identifiéesdans laStratégie.Enparallèle, lemaintien

desfluxd’aideconstitueunobjectifmanifestedel’administrationtanzanienne.Celle-cin’estdonc

pas incitée à procéder à une définition claire des priorités, qui risquerait d’offusquer certains

bailleursen identifiant leursactivitésactuellescomme«nonprioritaires». Ledirecteurnational

d’une organisation internationale19 commente le positionnement de l’agence nationale de

coordinationdelaluttecontrelesida(laTanzaniaCommissionforAIDS,TACAIDS)ainsi:

TACAIDSneveutfermerlaporteàpersonne,doncilsgardentlaStratégieaussilargequepossible.[…]C’estdifficiledetravailleravecTACAIDS.Quandnous[lesbailleurs]disons: ‘Ilseraitbiendefaire ceci ou cela’, ils répondent: ‘Oui, d’accord, allez-y!’. Jusqu’à un certain point, c’est

18Cegroupeestcomposéderesponsablesadministratifstanzaniens,dereprésentantsdesdifférentsbailleursbi-etmultilatéraux(legroupeleplusnombreux),etd’unoudedeuxmembresd’associationsnon-gouvernementalestanzaniennes–nomméesparlegouvernement.

19Entretien,DaresSalaam,oct.2009.

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compréhensible: legouvernementne leurdonnepresquerien,donc ils sontvraiment ‘accrosàl’aide’.

Une analyse approfondiemontre que la «non-décision» – ou la décision collective de ne pas

choisirdanslecadredelaStratégienationaledeprévention–résulteicidufaitquecettedernière

remplitunefonctiondelégitimationréciproquedel’actiondel’administrationtanzanienneetdesbailleurs internationaux.L’adéquation formelleentre l’activitédecesdernierset laStratégieest

indispensableafinquelesdeuxpartiespuissentaffirmerquel’actiondesbailleurss’inscritdansle

cadre des priorités définies par le gouvernement tanzanien. Loin de constituer un documentstratégiqueàproprementparler,laStratégienationaledepréventionsertdoncenpremierlieuà

légitimerunepolitiquepubliquefondamentalementhétéronome(Hunsmann2013,chap.4).EllepermetaugouvernementTanzaniendes’affichercommeétant«maîtreàbord»20toutenlaissantaux bailleurs une latitude d’action maximale. Elle permet surtout à ces derniers de respecter

formellement un engagement central de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au

développement: l’alignement de l’aide sur les priorités nationales. Le fait que les bailleurs «seconforment»àundocumentquiaétéécritàleurpropreinitiative,etenbonnepartiesousleurs

plumes,n’estvisiblementpasconsidérécommepréjudiciableàcettefonctionlégitimatrice.Ledécalageentrebesoinsetressourcesdisponiblesimposedesarbitragessansdouteencoreplus

difficilesdans ledomainedu traitementduVIH.Sur lesenviron1,4milliondepersonnesvivant

aveclevirusenTanzanie,approximativement66000021sontconsidéréescommeayantunbesoin

immédiat d’accéder à la thérapie antirétrovirale. Toutefois, jusqu’en 2013, cet accès n’étaiteffectifquepouruneminoritédecespersonnes.22Lesautres740000personnesinfectées,dontle

systèmeimmunitaireestencorerelativementintact,aurontellesaussibesoindetraitementdans

lesannéesàvenir. Leprogrammede traitement tanzanienétant intégralement financéparuneaide internationalequiacommencéàstagner,voireàdécroître,aucoursdesdernièresannées,

les décisions de rationnement sont considérées comme inévitables par la quasi-totalité des

acteurs.Or,enadoptantunanimementl’«accèsuniverselautraitement»commemotd’ordre,la

forte mobilisation internationale autour de l’épidémie (relayée par l’ONUSIDA) a contribué à

tabouiser toute forme de rationnement de la thérapie antirétrovirale dans l’arène politique

nationale.

Il en résulteune situation contradictoireoùunprogrammede traitementqui estde facto non-généralisé s’accompagne de la réitération quasi-rituelle de l’objectif de l’«accès universel» au

20L’expressionfréquemmentutiliséeparlesacteursestcellede«inthedriver’sseat».21En2013,l’OMSadenouveauélargitlesconditionsd’éligibilitépourletraitementantirétroviral.Ceschiffresconcernentencorel’anciennenorme,envigueur jusqu’en juin2013.Lanouvellenormerapprochesansdoutedumillion lenombredetanzaniensconsidéréscommeayantbesoindetraitementantirétroviral.

22 En 2016, l’ONUSIDA (2016: p. 241) annonce que 688 600 adultes sont désormais sous traitement en Tanzanie – un chiffreprobablementsurestimé.

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traitement dans les discours publics et documents programmatiques. L’accès au traitement

antirétroviralétant considéré commeundroithumain inaliénable,plusieursacteurs témoignent

qu’ilestextrêmementdifficiled’admettre (etdedéfendrepubliquement) ladécision–pourtantinévitable – de privilégier certaines vies au détriment d’autres. Une haut-responsable d’une

agencebilatérale23souligne,parexemple:

Laplupartdespaysvontdevoirréviser leurengagementpolitiqueenfaveurdel’accèsuniverselauxantirétroviraux.Etl’ONUdevrafairedemême...EnTanzanie,l’accèsuniverselauxsoinsetautraitementnécessiteraitàluiseulenviron1,2milliardsdedollarsparan.Etilesttrèspeuprobablequecettesommesoitdisponibleun jour! Jen’aiaucune idéedecomment ilsvonts’yprendre,mais ce débat va devoir avoir lieu. Politiquement, ce débat n’est pas encore possible, mais laquestionvaseposertrèsbientôt...”

La construction politique de l’inacceptabilité du choix rend toute décision explicite derationnement politiquement risquée et induit une préférence des acteurs pour des décisions

implicites. Loin de faire disparaître la nécessité de procéder à des arbitrages, cette aversion au

choixexplicitecontribueàexcluredudébatpubliclesdécisionsdetriagequiaffectentlavieetlasurviedecentainesdemilliersdepersonnes(Hunsmann2013,chap.5).

Ensomme, l’analysemetaujouruncontextepolitiquedanslequel lesacteursrefusentd’opérer

deschoixcornéliens,soitdans lebutdemaximiser l’affluxd’aide internationale(dans lecasdespolitiques de prévention), soit par souci de ne pas être tenus responsables de mesures de

rationnementpolitiquementimpopulaires(danslecasdespolitiquesdetraitement).L’absencedeprogrammation réellement stratégique entraîne un transfert du lieu de décision: les prioritéseffectivesne sontpasétabliesexante à traversunprocessusexplicited’hiérarchisationdans le

cadredelaformulationdestratégiesnationales,maisàtraversdesdécisionsimpliciteslorsdela

mise-en-œuvre – inévitablement incomplète – de ces stratégies, selon les priorités budgétaires

des bailleurs et les intuitions ou convictions de leurs techniciens. Se souvenant du caractère

informelduprocessusdécisionnelconcernant ladéfinitiondespopulationsprioritairesaudébut

duprogrammedetraitementantirétroviral,l’anciennedirectriced’uneorganisationinternationale

enTanzanie24témoigne:

Toutes les décisions étaient prises par des techniciens et les bailleurs. [...] Il n’y avait aucunprocessusdedécisionclairpourabordercetypedeproblèmeéthique.Laplupartdutemps, lesdécisions étaient simplement prises par des techniciens, sur la base de données et deraisonnementstrèsfragiles.

Cetteconfigurationdécisionnelleengendreunedoubledépolitisation,ausensoùelleaboutitàun

contournement du processus délibératif (ce qui rend impossible tout débat public au sujet desarbitragesvitauxqu’impliquentlespolitiquesdepréventionetdetraitement),etellecontribueà

23Entretien,DaresSalaam,oct.2008.24Entretien,DaresSalaam,oct.2009.

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rendre invisibles les inégalités qui résultent de ces choix de rationnement implicites. Comme le

montrelaprochainesection,cesarbitragescruciauxsefontnonseulementdemanièreimplicite,

mais dans des espaces politiques à huis clos, qui échappent de fait au Parlement et augouvernementtanzaniens.

Formuler des politiques publiques en espace confiné: la technocratie humanitaire commelégitimationdel’hétéronomie

Audébut des années 2000, aumoment de l’affluxmassif de fonds internationauxpour la luttecontre le sida, les principaux bailleurs – États-Unis en tête – ont fait le choix d’adopter une

approche dite «verticale». Celle-ci consiste en des programmes exclusivement centrés sur le

VIH/sida (plutôt qu’intégrés dans le système de santé), gérés par des institutions spécialiséessouventspécifiquementcréesàceteffet(PEPFAR,ONUSIDA,TACAIDS,etc.),etmisenœuvreen

grandepartiepardes structuresde santénouvellesetautonomespar rapportà l’infrastructure

sanitaire existante. Si les bailleurs invoquaient l’urgence due à l’extraordinaire gravité del’épidémie pour justifier ce contournement du système de santé tanzanien (qui, selon eux,

permettraitdesrésultatsplusrapides),denombreuxacteursontmisencausel’efficacitéréellede

cetteapprocheetsoulignésesconséquencesnéfastessurlacohérencedespolitiquesdesantéenTanzanie(Hunsmann2013,chap.6et7).Quoiqu’ilensoit,cechoixd’uneapprocheverticaleafait

émerger une configuration particulière de l’espace de formulation des politiques concernant le

VIHenTanzanie,espacequisecaractériseparunegrandeautonomienonseulementparrapport

auresteduchamppolitiquemaisaussi,paradoxalement,parrapportauprocessusdeformulation

despolitiquesdesanté–dontlaluttecontrelesidafait,enprincipe,partie.

Concrètement,cetteautonomiedudomaineduVIH/sidasetraduitparunprocessusd’élaborationdespolitiquesassezconfiné,oùlesdiscussionsetdécisionsimportantesontlieulorsderéunions

entrereprésentantsdesbailleursetresponsablesadministratifstanzaniens.Commementionné,la

réponse«nationale»àl’épidémieestfinancéeà97%parlesbailleursinternationaux.85%decesfinancements,dontlagrandemajoritéprovientdePEPFAR,sontdépenséshorsbudget(TACAIDS

2012), c'est-à-dire directement par les bailleurs (surtout les États-Unis) et leurs organisations

partenaireschargéesde lamiseenœuvre.Lesprincipalesdécisionsd’allocationsconcernantcesfondssontprisesparladirectiondePEPFARàWashington,puisajustéesaucontextenationallors

depourparlersentrePEPFARetquelqueshauts-responsablesadministratifstanzaniens.Mêmeles

décisions concernant les dépenses qui figurent au budget national (essentiellement celles en

provenanceduFondsmondial)nesontpasdiscutéesauParlement,maissontdéfiniesauseinduTanzaniaNationalCoordinatingMechanism(TNCM)–unforumadhoc,créeàl’initiativeduFonds

mondialetcomposéprincipalementdebailleursinternationauxetderesponsablesadministratifs

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tanzaniens25.Cesréunionss’inscriventdansunsystèmedécisionnel largementparallèleaureste

duprocessusinstitutionneletsetiennentgénéralementàhuisclos.Ainsi,etcommelesouligneun

responsabledeprogrammedansuneONGinternationale26,laréponseinternationaleauVIH/sidaenTanzaniecontournequasi-intégralementlesstructuresreprésentativesnationales:

Le Parlement est quasiment hors jeu, et, dans le domaine du VIH, tellement de choses sontdéléguéesauxdifférentesadministrations.[…]Lesreprésentantsélusnejouentaucunrôle…

La critiquede ceprocessus trouvedeséchosy comprisparmi lesbailleurseux-mêmes.Ainsi, le

directeur-santéd’uneagencebilatérale27marginaliséeparPEPFARetleFondsmondials’exclame:

Il est hautement problématique que tous ces accords et arrangements contournentcomplètementleprocessusdémocratiquedupays.Enréalité,leTNCMestuneviolationflagrantedesprincipesdebonnegouvernance!

Malgré ses effets bénéfiques indéniables, l’afflux d’aide a mis en cause la capacité du

gouvernement tanzanien à formuler une stratégie endogène de lutte contre sida et, plus

généralement, à assurer une répartition équilibrée des ressources entre le VIH/sida et d’autres

problèmesdesanté.Alorsque lesidareprésenteunpeuplusde20%de lachargedemorbiditéglobaleenTanzanie, lesdépensespour la luttecontrecetteépidémieontdépassé,pendantune

brèvepériodeautourdel’année2007,lemontanttotaldubudgetdesantérégulierdupays,aideinternationalecomprise.Cetteasymétriedanslastructurededépenses,quiafaitl’objetdevivesdiscussions entre acteurs de la santé publique en Tanzanie, illustre comment l’inégal succès de

différentescausessanitairesdanslacollectedefondsauniveauinternationalpeutengendrerunedépossessiondesgouvernements«bénéficiaires»danslaformulationdesprioritésenmatièrede

santé.Deuxtypesderaisonnement,souvententremêlés,reviennentrégulièrementdanslesdiscoursdesacteurs pour justifier la mise à l’écart de ces décisions du débat public: l’un technocratique,

l’autre humanitaire. Ainsi, aussi bien les institutions internationales que les représentants debailleursetresponsablesadministratifsauniveaunationalseréfèrentquasi-systématiquementàlanécessitédeformulerune«réponsefondéesurdespreuves».Cetterhétoriquehégémonique,

dontleslimitesetleseffetsdépolitisantssontdésormaislargementétudiés(Holmesetal.2006;Wesselink et al. 2014;Hunsmann2012a, 2016), fait abstractionde l’inexistencede«preuves»

univoques sur lesquelles l’onpourrait simplement«fonder» lespolitiquesdepréventionoude

traitementduVIH.Cettevisionaboutitàconsidérerleschoixquisous-tendentlaformulationdepolitiquesdepréventionetdetraitementduVIHcommerelevantsimplementde l’identification

desmoyens les plus efficaces et non comme impliquant des arbitrages entre différentes fins

souhaitables – arbitrages qui nécessitent une hiérarchisation de valeurs incommensurables et

25PourunedescriptionplusdétailléedurôleduTNCM,voir(Hellevik2012).26Entretien,DaresSalaam,oct.2008.27Entretien,DaresSalaam,oct.2009.

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d’intérêtsincompatibles.Présentéescommeétantdenatureessentiellementtechnique,ceschoix

sontconsidéréscommeétant l’affaired’experts.Ce raisonnement favorise laprédominancedes

«acteurstechnico-administratifs»(Gruénaisetal.1999)dansl’arènenationaledeluttecontrelesida et dissimule la nature irréductiblement conflictuelle des choix qu’implique l’élaboration de

toute réponse à l’épidémie (Hunsmann 2012a ; Parkhurst 2012). En ce sens, le fait que lesdécisions principales concernant cette réponse soient prises dans les quartiers généraux desagences des bailleurs internationaux et, au niveau national, au sein du cercle restreint des

représentants des bailleurs et des responsables administratifs tanzaniens, constitue une

dépossession, ou une confiscation (cf. Desage & Guéranger 2011), de choix intrinsèquement

politiques.

Lasecondecomposantedudiscoursdejustificationduconfinementduprocessusdedécisionest

la référence à la raison humanitaire. En effet, aussi bien la structure verticale de la réponse

internationaleauVIHquel’importance,parfoisdisproportionnée,decetteréponseparrapportà

d’autres problèmes de santé sont généralement justifiées en référence à un impératif d’actionface à la catastrophe humanitaire provoquée par les épidémies africaines du VIH. Ce discours

humanitairecentrésurl’urgenceetl’obligationmoralede«sauverdesvies»immédiatementendanger rend l’intervention internationale imperméable à toute critique (Hunsmann 2012b). En

réduisant le politique à la seule préservation de la vie nue (Agamben 2005), il rejette toute

propositionalternativedansledomainedelanon-assistanceàpersonnesendangeretmasquelefaitqu’ils’agittoujoursdelapréservationdecertainesvies,plutôtqued’autres(cf.Fassin2010).

Ces deux raisonnements constituent les deux piliers de la légitimation d’un mode de

gouvernement que l’on pourrait qualifier de technocratie humanitaire. La justification de

l’exclusion de certains choix du champ de la décision démocratique est fondée sur une doublenégation du fait que les politiques de prévention et de traitement du VIHsont, par essence,

conflictuelles: l’affirmationdelapossibilitédedéfinirdespolitiquesoptimalesselondescritères

techniques fait perdre sa légitimité à toute revendication de participation de non-experts au

processusdécisionnel;l’invocationd’unimpératifhumanitairesuspendtoutdébatsurleschoixde

rationnement à l’œuvre. Cette rhétorique transfère la décision du domaine politique aux

domainestechnique(régiparlarecherchedel’efficacitéparrapportàdesfinsprédéterminées)et

moral(régiparl’impératifde«sauverdesvies»).Cefaisant,elledépeinttouterevendicationde

débatetdeprocessusdécisionnelouvertscommeétantdesappelsaurègnedel’incompétenceou

de l’indifférence face à la souffrance d’autrui. Elle légitime la dépossession de la population

tanzaniennede choix sanitaires cruciauxet contribueà rendre invisibles lesnouvelles inégalités

qu’engendrent–enpartieinévitablement–lespolitiquesdeluttecontrelesida.

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Uneconceptionsubstantielledupolitique,conditionpréalableàunecritiqueémancipatrice

“Bienloindenousdésintéresserduconcept,apprenonsàleconsidérerpourcequ’ilest:uneentitéstratégique."(Latour2001,p.31)

L’analysedecesaspectsde lagestionde l’épidémieenTanzaniemontrequ’àdifférentesétapes

del’élaborationdesréponsesauVIH/sida,lanaturepolitiquedescompromisquisous-tendentcesstratégiesestpasséesoussilenceetlapopulationtanzanienneesttenueàl’écartdedécisionsqui

concernent directement la vie et la survie d’une part importante de ses membres. S’il est

impossible de rendre justice à toutes les nuances des processus variés décrits ci-dessus en les

examinant à travers le seul prisme de la «dépolitisation», ce concept semble néanmoins

heuristique parce qu’il donne une cohérence analytique à un ensemble de phénomènes

hétérogènesdontlespointscommunsetleseffetsconvergentsnesontpasaprioriévidents.Unecaractéristiquecommunedesformesdedépolitisationdonttraitecettecontributionestqu’elles

sefondentsurl’omissiondelanatureirréductiblementconflictuelledeschoixenjeux.

Cettedéconflictualisationprenddesformesdiverses,maiselles’appuietoujourssurl’éclipsedes

inégalitéssanitaires–qu’ils’agissedecellesquifaçonnentlapropagationduvirusoudecellesquirésultentdesstratégies,nécessairementsélectives,depréventionetdetraitementduVIH.Ainsi,

ladépolitisationcausaleparl’explicationcomportementaledelapropagationduvirusalimentelemythed’unecompatibilitédesintérêtsensuggérantquelesinégalitésexistantesn’interfèrentpasavec le contrôle de l’épidémie et que la formulation de politiques de prévention efficaces

n’impose pas de choix redistributifs importants (notamment sous la forme de politiquessanitaires).Ladépolitisationpar«non-décision»sefonde,elle,surunenégationdelararetélors

des processus décisionnels formels. L’abondance suggérée par l’adoption de stratégies de

prévention et de traitement quasi-exhaustives, et donc irréalistes, fait abstraction du conflit

irréductiblepourlarépartitionderessourceslimitéesetrendinvisibleslesinégalitésd’accèsàlapréventionetautraitementquirésultentdeschoixderationnementimplicites.Ladépolitisation

par dépossession se fonde, elle aussi, sur un mécanisme comparable. Le confinement du

processusdedécisionàdesespacespolitiquesclosetdépourvusdelégitimitédémocratiqueestlàencore légitimé par une vision artificiellement consensuelle niant l’existence de choix

discrétionnairesentreobjectifsincompatibles,visionfondéesurundoublerégimedejustification

–technocratiqueetmoral.

Toutecritiquethéoriquementfondéedeladépolitisationdecertainesquestionssefondesurune

comparaison entre une observation empirique des frontières du politique (à travers ce que les

acteursconsidèrentcommeenrelevant)etunedéfinitionnormativedecelui-ci.Unetellecritique

présupposedoncquecertainschoixsontdenature intrinsèquementpolitique.Ainsi,onpourrait

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qualifier la conception du politique sous-jacent à cette analyse comme étant à la fois

constructivisteetsubstantielle.Elleestconstructivisteparcequ’elleadmetquelesproblèmesde

santé sont pour partie socialement construits et que leur perception collective comme étant«politiques»ou«nonpolitiques»résulted’uneluttepolitiqueperpétuelle(Rosenberg&Golden

1992 ;Gilbert&Henry2009).CommelesprocessusdepolitisationdécritsparLagroye(2003,p.360),lesprocessusdedépolitisationconsistentdonceux-aussienune“requalificationdesactivitéssociales”.Cette luttederequalificationcontinueestco-constitutivedupolitiqueet laperception

dominanted’unequestioncommeétantpolitique(ounon)dépenddusuccèsrelatifdeseffortsde

différents acteurs à l’inclure ou l’exclure du champ des préoccupations politiques légitimes.

ArnaudetGuionnet(2005,p.24)soulignentainsiàjustetitreque

lestentativesdedéplacementdesfrontièresdupolitiqueapparaissentfréquemmentcommedesfaçons de participer plus ou moins directement à la vie politique, en cherchant dans unerequalification (par politisation ou dépolitisation) […] des ressources légitimantes destinéesnotammentàmieuxs’imposer.

Il y a undemi siècle déjà, la consciencede la dépolitisation commemodalité d’actionpolitique

avaitpousséBachrachetBaratz(1962)àappeler leurscollèguesàprêterdavantaged’attention,dansleursanalysesdel’exercicedupouvoir,àcettecapacitédesacteursà«limiterlechampdes

prisesdedécisionàdesquestionsrelativement ‘sûres’» (p.948)poureux,etdoncàexcluredu

processuspolitiquelesquestionspotentiellementplusdélicates.

Or, aucune critique fondée d’un processus de dépolitisation n’est possible si l’on accepte laconstruction dominante d’un problème comme un état de fait, c'est-à-dire si l’on s’en tient àconsidérercomme«politiques»lesquestionsquiontétépolitiséesavecsuccès,etcomme«non

politiques» les questions qui ont été dépolitisées avec succès. Ainsi, et commementionnée enintroduction, la conception du politiquemobilisée ici est substantielle au sens où elle définit –dans le prolongement de Schmitt (1932) et, surtout, de Mouffe (1993, 2005) – comme

intrinsèquementpolitiquetoutequestionquiimpliquelaformulationdecompromisentreintérêts

incompatibles et valeurs incommensurables. Autrement dit, la caractéristique distinctive du

politiquerésideicidansl’arbitragediscrétionnaireentreintérêtset/ouvaleursinconciliables.Dans

sonacceptiondémocratique,cetteconceptiondupolitique implique lanécessitéd’unprocessus

ouvertetcontradictoirededébatetdedécisioncollective28.CommelesouligneMouffe(2005,p.

2–329),

la croyance en la possibilité d’un consensus rationnel universel a conduit la pensée de ladémocratiesurunefausseroute.Plutôtqued’essayerdeconcevoirdesinstitutionsqui,àtravers

28 Cette exigence ne se retrouve évidemment pas dans l’interprétation autoritariste de cette conception du politique chez CarlSchmitt.

29Version,légèrementmodifiée,delatraductionfrançaisedel’ouvrageOnthePolitical,sousletitre«L’Illusionduconsensus»(AlbinMichel,2016).

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de procédures prétendument «impartiales», résoudraient tous les conflits d’intérêt et devaleurs, les théoriciens de la démocratie et les responsables politiques devraient travailler à lacréation d’un vibrant espace public «agonistique» de contestation, où différents projetspolitiqueshégémoniquespourraients’affronter.Telleest,àmonsens, laconditionsinequanond’unepratiqueeffectivedeladémocratie.

Danscetteoptique, laraisond’êtredupolitiqueestdegéreraumieuxcequeMouffeappelle la

«diversitéradicale»,cetteconflictualitésocialeindépassable30.Lamissionduprocessuspolitique

consistedoncàtransformerl’hétérogénéitésocialeinitialeenunehomogénéitépolitique,c'est-à-

dire endes règles qui s’appliquent à tous lesmembresde lapolis. L’élaborationde compromistemporairementacceptables(etnonpasdesolutionsdéfinitives)àtraversceprocessussuppose

deprendreacteducaractèreirréductibledelaconflictualitéinitiale.Ainsi,même«dépolitisées»,c'est-à-dire construites comme mettant en jeu des intérêts harmonieux et des valeurs

compatibles, certainesquestions restent intrinsèquementpolitiques.Autrementdit, le politique

nepeutdisparaître;ilpeutsimplementêtredissimuléàtraversdesrapportsdepouvoir(Schmitt1932,p.72et76)31.

Les formes de déconflictualisation décrites dans cette contribution aboutissent donc à une dé-démocratisation desdécisions, etnonunequelconquea-politisation effectivedesenjeux. En cesens, la repolitisation analytique – à travers la réintroduction de la conflictualité grâce à

l’explicitation des arbitrages à l’œuvre – constitue une condition préalable à une critiqueémancipatrice. Au-delà de ses vertus heuristiques, le concept de dépolitisation est donc bien

uneentité stratégique, comme dirait Latour. C’est un outil qui permet d’analyser des formesd’exercicedepouvoirqu’ilseraitdifficiledemettreenlumièreautrement,etparfoisdedénoncerles inégalités qui en résultent. Or, l’absence d’une définition substantielle du politique, ou une

timidité à énoncer celle-ci explicitement, privent le concept de dépolitisation d’un fondementthéoriquesolideetdoncdesonprécieuxpotentielcritique.

30OutrechezSchmittetMouffe,l’idéequelanatureirréductiblementantagonistedumondesocialestunedimensionconstitutivedu politique se retrouve également chez des auteurs comme Julien Freund ou Georg Simmel. De même, la notion de«polythéismedesvaleurs»(oude«luttedesDieux»)chezMaxWebersoulignel’idéequelesconflitsdevaleursneconnaissentpasdedépassementrationnel–oudeAufhebunghégélienne(uneidéequedéfend,parexemple,JürgenHabermas).

31 À la difference de Schmitt, une auteure comme Arendt (1993) considère, par exemple, que le politique peut effectivementdisparaître,aumoinsdansl’acception–exigeante–qu’elleenpropose.

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