Une conception de l'action stratégique en milieu complexe : la stratégie tâtonnante

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- Chapitre 1- 1 ..."un ajustement continuel de la perception, de l'intuition, de l'affect, du raisonnement, du jugement." J. Miermont, L'Homme Autonome, 1995, p. 329. Chapitre 1 1 : Une conception de l'action stratégique en milieu complexe : la stratégie tâtonnante 2 Marie-José Avenier 3M prend la décision de ne pas "laisser tomber" une nouvelle colle, a priori "ratée" parce que se décollant très facilement, et d'essayer de la valoriser en inventant un produit de type complètement nouveau, le Post it. Plus qu'un succès commercial, ce produit suscite une véritable évolution culturelle au niveau mondial : qui désormais prétendrait pouvoir se passer des Post it ? C'est sous l'impulsion d'une filiale de ventes à l'étranger et non à l'initiative des planificateurs au Japon, qu'est née chez Canon – avant Xerox – l'idée de créer un secteur "copieur personnel". Il a certainement fallu aux dirigeants de Canon une certaine disposition à adapter leur vision stratégique, pour rebondir sur cette idée extrêmement audacieuse : un copieur personnel ne devait pas coûter plus de 1 000 dollars, alors que le moins cher des copieurs de Canon lui revenait à l'époque plusieurs milliers de dollars (Hamel & Prahalad, 1990). En 1993, dans le cadre de la politique de lutte contre l'exclusion engagée par EDF, une unité EDF GDF Services lance, à titre expérimental, un nouveau service – "le service maintien de l'énergie" – reposant sur une innovation technique réalisée dans cette unité, le mini- disjoncteur. Cette prestation consiste à ne plus couper l'électricité à un abonné qui se retrouve dans l'incapacité de payer sa facture, mais à réduire, grâce à l'installation du mini- disjoncteur, la puissance fournie à 1 kwh en attendant l'intervention des services sociaux. La Direction générale d'EDF percevant l'intérêt stratégique global de cette initiative locale (voir encadré ci-après), l'élargit à d'autres mesures de solidarité et la met en place dans toutes ses unités de distribution dès fin 1994, sous l'appellation "les engagements solidarité d'EDF GDF". Ces exemples ont en commun d'évoquer des actions qui ont été menées dans des milieux complexes i , et qui, bien qu'elles n'aient pas été initialement conçues au sein de Directions générales d'entreprise, peuvent être considérées comme stratégiques : elles ont été élaborées en référence à une certaine politique ou vision stratégique et représentent des ruptures pour l'entreprise qui les a mises en oeuvre. Nous argumenterons dans le §1.2.3 que ces actions que nous qualifierons de stratégiques locales, jouent un rôle essentiel en milieu complexe. Ces exemples ont également en commun d'avoir été puisés dans le monde des entreprises, c'est-à-dire dans des organisations où il existe une hiérarchie explicite et des acteurs, les dirigeants, qui disposent d'un mandat social leur donnant tout pouvoir ii pour faire fonctionner 1 Publié dans Avenier, M.-J. (1997). Une conception de l'action stratégique en milieu complexe : la stratégie tâtonnante, in M.J. Avenier (coord.), La Stratégie chemin faisant, Economica, Paris, 7-36. 2 L'expression “stratégie tâtonnante” est utilisée de manière équivalente à ce qui a ensuite été appelée une “Stratégie chemin faisant” (cf. notamment Avenier, M.-J., 1999, “La Complexité appelle une Stratégie Chemin Faisant”. Gestion 2000 5(99): 13-44).

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- Chapitre 1- 1

..."un ajustement continuel de la perception, de l'intuition, de l'affect, du raisonnement, du jugement."

J. Miermont, L'Homme Autonome, 1995, p. 329.

Chapitre 11 :

Une conception de l'action stratégique en milieu complexe : la stratégie tâtonnante2

Marie-José Avenier

3M prend la décision de ne pas "laisser tomber" une nouvelle colle, a priori "ratée" parce que se décollant très facilement, et d'essayer de la valoriser en inventant un produit de type complètement nouveau, le Post it. Plus qu'un succès commercial, ce produit suscite une véritable évolution culturelle au niveau mondial : qui désormais prétendrait pouvoir se passer des Post it ? C'est sous l'impulsion d'une filiale de ventes à l'étranger et non à l'initiative des planificateurs au Japon, qu'est née chez Canon – avant Xerox – l'idée de créer un secteur "copieur personnel". Il a certainement fallu aux dirigeants de Canon une certaine disposition à adapter leur vision stratégique, pour rebondir sur cette idée extrêmement audacieuse : un copieur personnel ne devait pas coûter plus de 1 000 dollars, alors que le moins cher des copieurs de Canon lui revenait à l'époque plusieurs milliers de dollars (Hamel & Prahalad, 1990). En 1993, dans le cadre de la politique de lutte contre l'exclusion engagée par EDF, une unité EDF GDF Services lance, à titre expérimental, un nouveau service – "le service maintien de l'énergie" – reposant sur une innovation technique réalisée dans cette unité, le mini-disjoncteur. Cette prestation consiste à ne plus couper l'électricité à un abonné qui se retrouve dans l'incapacité de payer sa facture, mais à réduire, grâce à l'installation du mini-disjoncteur, la puissance fournie à 1 kwh en attendant l'intervention des services sociaux. La Direction générale d'EDF percevant l'intérêt stratégique global de cette initiative locale (voir encadré ci-après), l'élargit à d'autres mesures de solidarité et la met en place dans toutes ses unités de distribution dès fin 1994, sous l'appellation "les engagements solidarité d'EDF GDF". Ces exemples ont en commun d'évoquer des actions qui ont été menées dans des milieux complexesi, et qui, bien qu'elles n'aient pas été initialement conçues au sein de Directions générales d'entreprise, peuvent être considérées comme stratégiques : elles ont été élaborées en référence à une certaine politique ou vision stratégique et représentent des ruptures pour l'entreprise qui les a mises en œuvre. Nous argumenterons dans le §1.2.3 que ces actions que nous qualifierons de stratégiques locales, jouent un rôle essentiel en milieu complexe. Ces exemples ont également en commun d'avoir été puisés dans le monde des entreprises, c'est-à-dire dans des organisations où il existe une hiérarchie explicite et des acteurs, les dirigeants, qui disposent d'un mandat social leur donnant tout pouvoirii pour faire fonctionner

1 Publié dans Avenier, M.-J. (1997). Une conception de l'action stratégique en milieu complexe : la stratégie tâtonnante, in M.J. Avenier (coord.), La Stratégie chemin faisant, Economica, Paris, 7-36. 2 L'expression “stratégie tâtonnante” est utilisée de manière équivalente à ce qui a ensuite été appelée une “Stratégie

chemin faisant” (cf. notamment Avenier, M.-J., 1999, “La Complexité appelle une Stratégie Chemin Faisant”. Gestion 2000 5(99): 13-44).

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leur entreprise. La multiplicité des formes d'organisations socio-économiques qui se développent aujourd'hui (associations, hôpitaux, clubs, coopératives, réseaux, partenariats inter-institutionnels, etc.), nous incite à ne pas limiter notre propos aux organisations de type entreprise. Dans cet ouvrage, nous nous intéressons a priori aux organisations socio-économiques en général. Dans ce vaste ensemble, il sera parfois opportun d'identifier explicitement un autre type d'organisations que les entreprises, que nous qualifierons, pour faire bref, d'inter-institutionnel. Celles-ci présentent la caractéristique de consister en des regroupements d'acteurs appartenant à des institutions différentes, juridiquement indépendantes, entretenant ou non des relations de type contractuel, sans hiérarchie explicite, tels qu'un groupement de vignerons, un réseau de sous-traitants de l'industrie automobile (Trassaert, 1996), une opération de construction (chap. 10), ou une opération de gestion d'un espace rural (chap. 11). Dans une organisation de type inter-institutionnel, l'action stratégique des unités des diverses institutions concernées peut être considérée comme locale par rapport à l'organisation inter-institutionnelle globale. Cette action stratégique locale pré-existe en quelque sorte à l'action stratégique globale inter-institutionnelle, et joue donc aussi un rôle essentiel dans celle-ci. Ainsi, dans les deux cas de figure spécifiques identifiés, l'action stratégique locale est à prendre en considération. L'objectif de ce chapitre est double : présenter le conceptiii de "stratégie tâtonnante", qui met précisément l'accent sur l'action stratégique locale, alors que celle-ci est généralement ignorée dans la littérature stratégique ; examiner diverses conditions susceptibles de favoriser la mise en oeuvre d'une stratégie tâtonnante dans une organisation. 1. Qu'est-ce qu'une stratégie tâtonnante ? Après quelques précisions terminologiques préliminaires (§1.1), nous nous interrogerons sur la problématique de l'action stratégique en milieu complexe (§1.2). Nous présenterons ensuite le concept de stratégie tâtonnante et examinerons dans quelle mesure celui-ci permet de fournir une réponse adaptée à cette problématique (§1.3). 1.1 Précisions terminologiques préliminaires 1.1.1 Visions et actions stratégiques globales ou locales... Pour simplifier l'exposé, nous raisonnerons sur deux niveauxiv organisationnels : • le niveau global de l'organisation considérée, tel que par exemple : un hôpital

(A.M. Nicot, chap. 8), une chaîne logistique (N. Fabbe-Costes chap. 9), un programme de logements sociaux (chap. 10), une opération de gestion d'un espace rural (N. Couix, chap. 11), le niveau global d'une entreprise (le groupe POL et ses filiales (N. Fabbe-Costes, chap. 3) ou EDF (L. Nourry et C. Nahon, chap. 12)).

• le niveau local de cette organisation, tel que par exemple : un service de l'hôpital, la fonction logistique au sein d'une entreprise, un lot de travaux dans le programme immobilier, le débroussaillage et l'entretien de parcelles forestières par le pâturage d'un troupeau, une filiale dans sa relation avec le groupe, une usine d'une filiale dans sa relation avec la filiale, les unités opérationnelles d'EDF réparties sur le territoire.

Dans le cas des entreprises, nous emploierons aussi les expressions "niveau central" et "niveau périphérique" (ou encore "centre" et "périphérie"), plus couramment utiliséesv pour désigner respectivement le niveau global et le niveau local. La vision stratégique d'un certain niveau désigne la vision de l'avenir que l'on veut construire à ce niveau. Elle exprime un vouloir fairevi réfléchi, plutôt que s'imposant comme une révélation. Elle est généralement explicitée sous la forme de grandes orientations. Par exemple, au niveau global, pour l'ensemble des vignerons d'un territoire, obtenir le label Appellation d'Origine Contrôlée pour leurs vins, ou pour un groupe industriel "s'adresser au plus grand nombre de consommateurs", et "fabriquer et vendre des produits de qualité avec

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forte création de valeur ajoutée" (N. Fabbe-Costes, chap. 3, §1.1). La vision stratégique locale d'une unitévii précise les orientations stratégiques de l'unité. Ainsi par exemple, la vision stratégique de l'un des vignerons évoqués ci-dessus peut être de renforcer la qualité de sa production pour fidéliser une clientèle de restaurateurs, alors que pour un autre, elle sera d'accroître la productivité globale de l'exploitation pour s'implanter dans la grande distribution. Au sein d'une entreprise, ce peut être, pour une unité, améliorer le service à la clientèle, et pour une autre, réduire les délais de fabrication. Une action stratégique d'un certain niveau, est une action de changement délibéré, conçue en référence à une certaine vision stratégique, et qui introduit une ruptureviii dans la trajectoire d'évolution de l'unité considérée. Une action stratégique globale est donc une action stratégique qui concerne l'ensemble de l'organisation considérée. Par exemple, dans un groupe industriel (chap. 3, §2.1.2) racheter une société, vendre une filiale, ou restructurer le groupe en créant une division "activités internationales" qui centralise commercialement et administrativement toute l'exportation du groupe. L'implantation d'une citerne destinée à la lutte contre les incendies et qui peut aussi servir de réserve d'eau pour le bétail (chap. 11), l'acquisition d'une machine ultra-perfectionnée au sein d'une usine, l'ouverture d'un bureau de La Poste à la clientèle le dimanche, sont autant d'exemples d'actions stratégiques locales possibles. Une alliance stratégique avec un concurrent, selon la nature de l'alliance et la position des acteurs qui concluent cette alliance, peut apparaître comme une action stratégique centrale ou comme une action stratégique périphérique. 1.1.2 ... en milieu complexe Dans le langage courant, "complexité" est souvent employé comme une coquetterie de langage, pour désigner la complication. Dans les travaux scientifiques, "complexité" a un sens précis, distinct de celui de complication, que nous retiendrons dans cet ouvrage. Etre compliqué ou complexe est une propriété qu'un individuix attribue à un phénomène, en fonction de l'expérience qu'il a de sa relation active à ce phénomène. Une situation compliquée est une situation perçue comme comportant de multiples paramètres imbriqués, qu'il est néanmoins possible de démêler, de comprendre, avec du temps et de l'expertise. Par exemple, une panne dans un objet aussi sophistiqué qu'un missile, qu'un réseau de télécommunications, qu'une centrale nucléaire. Un phénomène complexe est un phénomène dont les représentationsx sont perçues "irréductibles à un modèle fini, aussi compliqué, stochastique, sophistiqué que soit ce modèle, quelle que soit sa taille, le nombre de ses composants, l'intensité de leurs interactions ..." (Le Moigne 1990, p. 3). Pour le comprendre, le temps, l'expertise n'y font rien. Aucune représentation ne semble épuiser le phénomène : on a toujours le sentiment que des aspects potentiellement importants pour l'interaction envisagée nous échappent. Les exemples ne manquent pas : chômage, violence, drogue sont certainement les premiers qui viennent à l'esprit. Mais il en est beaucoup d'autres, heureusement moins dramatiques, mais tout aussi problématiques pour les individus directement concernés : la conception/mise en actexi d'un projet d'aménagement d'un espace rural sur lequel interviennent de multiples acteurs (N. Couix, chap. 11), la mise en mouvement d'une organisation par le biais d'une intervention de consultants (A.M. Nicot, chap. 8), ou tout simplement la conception/mise en acte d'un changement organisationnel tel que la réduction du délai de réponse aux commandes, de J+15 à J+2 (N. Fabbe-Costes, chap. 9).

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Exemples d'actions stratégiques de niveau local et de niveau global :

"Le service maintien de l'énergie " et "Les engagements solidarité d'EDF GDF"

En quoi "le service maintien de l'énergie" peut-il être considéré comme une action stratégique locale de l'unité EDF GDF Services de Toulon qui l'a conçue ? Ce service a été créé en 1993 en référence à la politique d'EDF et de GDF de lutte contre l'exclusion, et il introduit diverses ruptures dans la trajectoire d'évolution de l'unité. Par exemple, une rupture technique dans la conception des disjoncteurs ; une rupture dans le comportement des agents d'intervention : d'une attitude d'imposition de la coupure sans discussion, à une attitude d'explication des finalités et du mode d'emploi du mini-disjoncteur, accompagnée de conseils en matière de maîtrise de l'énergie ; une rupture dans la politique commerciale de l'unité : ne plus couper l'électricité à un client qui ne paie pas sa facture, mais lui fournir une puissance à la fois suffisamment forte pour que puissent être assurées un certain nombre de fonctions élémentaires (l'utilisation de quelques lampes, d'un réfrigérateur et d'un téléviseur), et suffisamment faible pour ne pas inciter les abonnés qui ne sont pas en grandes difficultés, à ne plus acquitter leur facture. Quant à la prestation nationale "Les 4 engagements solidarité d'EDF GDF" mise en place fin 1994, elle se réfère à une vision stratégique d'EDF dans ses contextes sociaux, politiques, économiques, et concurrentiels non seulement nationaux mais aussi européens, et introduit les ruptures évoquées ci-dessus. Cette prestation s'inscrit à l'évidence dans la politique de lutte contre l'exclusion d'EDF. Elle a un effet d'image de service public, bienvenue au moment de l'ouverture de la distribution d'électricité à la concurrence européenne. Elle s'avère essentielle pour la mise en œuvre de la Charte "solidarité énergie" établie entre l'Etat, EDF et GDF, le 6 novembre 1996, dans le cadre de la loi de cohésion sociale. Cette charte stipule que "les Centres EDF GDF Services, en cas de non-paiement des factures et de relance infructueuse maintiennent telle quelle l'alimentation en gaz et proposent le service 'maintien d'énergie électricité' pour la durée nécessaire à l'intervention des organismes sociaux". Sans l'existence de ces mini-disjoncteurs, la mise en œuvre de cette charte aurait pu coûter très cher à EDF : comment en effet, une entreprise industrielle comme EDF peut-elle discriminer entre mauvais payeurs et clients très démunis ? Enfin, dernière précision terminologique, pourquoi employer le terme "milieu" cher au biologiste Claude Bernard, plutôt que celui plus habituel d'environnement ? Il s'agit de souligner qu'un phénomène socio-économique, tout comme un phénomène biologique, n'est généralement pas séparable du milieu dans lequel il baigne, ce que le terme environnement, dans son sens commun, ne communique pas : a priori l'environnement d'un objet est vu comme extérieur à celui-ci, séparable de luixii. Ainsi que le note Y. Giordano dans le chapitre 5 (§1.2.2), le terme "contexte" est également utilisé dans ce sens dans les conceptions interactionnistes de la communication, où il indique qu'il y a co-production du phénomène et de son contexte, s'actualisant dans leurs interactions, à partir d'éléments en partie déjà là. Dans cet ouvrage, environnementxiii, milieu et contexte seront donc utilisés de façon interchangeable. Et à l'instar d'autres auteurs, nous aurons recours aux expressions environnement interne et environnement externe lorsque cette précision nous apparaîtra utile.

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1.2 La problématique stratégique dans un contexte complexe 1.2.1 Complexité va de pair avec imprévisibilité "La notion de complexité implique celle d'imprévisible possible, d'émergence plausible du nouveau et du sens au sein du phénomène que l'on tient pour complexe" argumente J.L. Le Moigne (1990, p. 3). De fait, les représentations qu'un individu se forge d'un phénomène qu'il perçoit complexe étant toujours susceptibles de laisser de côté des aspects potentiellement importants, le phénomène peut exhiber des comportements imprévusxiv, c'est-à-dire des comportements que cet individu n'aura pas anticipés mais qui lui seront néanmoins intelligibles a posteriori. Inversement, si un phénomène présente de façon récurrente des comportements imprévus, cela signifie que les représentations que l'on s'en construit ignorent des aspects importants. Complexité va donc de pair avec imprévisibilité. Pourquoi le milieu au sein duquel les organisations interviennent est-il de plus en plus souvent perçu complexe ? Diverses raisons peuvent être avancéesxv. Une première, essentielle, tient à l'autonomie des individus, à leur "liberté d'entreprendre" (Raux, 1995, p. 9), qui rend leur comportement non totalement prévisible. D'autres sont liées à l'accroissement de la variété et de l'imbricationxvi des phénomènes en jeu, et à l'accélération des interactions résultant notamment de l'interconnexion des acteurs via des réseaux informatiques : il y a de plus en plus de connaissances, de technologies, d'objets matériels et d'objets immatériels construits par l'homme, reliés entre eux et participant à des systèmes de régulation enchevêtrés. La mondialisation des activités, par exemple, exige d'un nombre croissant d'organisations qu'elles prennent en compte simultanément divers niveaux d'intégration : local, régional, national, européen, mondial. 1.2.2 Au cœur de la complexité : la récursivité Un processus récursif est un processus dont le résultat à un instant donné est un ingrédient majeur du fonctionnement de ce processus : la poule qui pond l'œuf sans lequel il ne pourrait pas y avoir de poule, ou ainsi que l'argumente D. Génelot (1992), la culture d'entreprise qui imprègne les membres de l'entreprise, lesquels collectivement produisent cette culture. En fait, cet ouvrage fourmille de processus récursifs, parce que ceux-ci sont un des ressorts profonds de la complexité : • "L'organisation organisée et donc organisante" (Le Moigne 1990, p. 76) : la forme organisée qui résulte à un instant donné d'un processus d'organisation, est elle-même productrice d'organisationxvii

. • La complexité qui engendre la complexité. Les actions imaginées par les acteurs pour répondre à des situations perçues complexes sont elles-mêmes souvent complexifiantes : accords de coopération inter-entreprises (notamment entre concurrents), dispositions destinées à accroître la flexibilité ou la transversalité au sein d'une organisationxviii, efforts d'innovation sans relâche qui génèrent encore plus d'imprévisibilité. Incidemment, comme les innovations des uns (en matière de produits, de procédés de fabrication, d'organisation, et même de règles du jeu concurrentielxix), incitent les autres à innover à leur tour pour ne pas se retrouver disqualifiés, il s'agit là encore d'un processus récursif. Ces multiples processus récursifs hautement enchevêtrés ont une conséquence majeure pour la problématique stratégique : susciter des changements continuels dans le contexte des organisations, que l'on ne sait pas toujours anticiper. 1.2.3 La complexité appelle rapidité, adaptabilité, subsidiarité, tâtonnements Est-il encore pertinent pour une organisation qui se perçoit intervenir dans un milieu complexe de se préoccuper de stratégie ? N'est-il pas plus judicieux pour elle de piloter à

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vue, de décider au coup par coup, sans trop se soucier des conséquences possibles à terme puisque, de toute façon, tant de "choses" peuvent se produire qu'elle n'aura pas su ou pas pu anticiper ? Non, répond E. Morin (1990, p. 178), au contraire, "la complexité appelle la stratégie. Il n'y a que la stratégie pour avancer dans l'incertain et l'aléatoire. (...). La stratégie est l'art d'utiliser les informations qui surviennent dans l'action, de les intégrer, de formuler soudain des schémas d'action (...)." Le fait que cette conception de la stratégie en milieu complexe ne ressemble guère à celles qui apparaissent dans les manuels de stratégie, conduit à s'interroger sur l'influence de la complexité sur la problématique stratégique. Nous nous focaliserons sur deux aspects évidemment liés : la forme de la stratégie, et son processus de formation (participation des acteurs et méthodes utilisables). La complexité étant source de changements continuels et potentiellement imprévus, plus le temps qui s'écoule entre une idée (par exemple, lancer un nouveau modèle de véhicule) et sa mise en acte (la première Twingo fabriquée, par exemple), est long, plus un contexte complexe est susceptible d'évolutions importantes et imprévues. Par conséquent, en milieu complexe, il importe d'être capable de s'adapter rapidement à des situations qui n'auront pas été prévues, et de réduire les durées des divers processusxx qui font passer "de l'idée à l'action"xxi. La prise de conscience de la complexité, en attirant l'attention sur les limites des capacités cognitives individuelles (chap. 2, §1.2.3), conduit à réaliser qu'"il est difficile de produire des stratégies créatives lorsque la formulation de la stratégie est du ressort de la seule élite" (Hamel & Prahalad 1990, p. 19), qui ne représente qu'une faible part des connaissances, des compétences et des points de vue existant dans l'organisation. Elle conduit par ailleurs à percevoir l'intérêt d'une prise en charge des problèmes par les acteurs directement concernés (principe de subsidiarité), qui permet de tirer parti de leurs capacités de compréhension, d'intelligence, d'inventivité, d'ingéniosité, et de leurs savoirs locauxxxii. Ainsi par exemple, cette prise de conscience a conduit chez T.L.Technix (nom d'emprunt) à l'évolution suivante : "Dans la culture technicienne du passé, faite de certitude et de rationalité, la Direction générale et ses services savaient ce qu'il fallait faire. Les injonctions et les directives venaient du sommet. Il suffisait de les suivre et de bien les appliquer. Dans le nouveau contexte, fait d'incertitude et de complexité, le dirigeant ne sait pas tout et il le reconnaîtxxiii en institutionnalisant ses lacunes dans la nouvelle structure. Il s'agit donc d'une véritable remise en cause du 'mythe' de la hiérarchie du savoir" (Koenig & Thiétart, 1995, p. 67). A partir du moment où l'on a conscience de ne pas disposer d'un modèle exhaustif d'un phénomène, les méthodes d'optimisation (au sens de la maximisation d'une fonction objectif) ne présentent aucun intérêt pour concevoir son intervention au sein de ce phénomène en référence à certaines finalités. L'optimum calculé sur un modèle qui ne prend pas en compte certains aspects potentiellement importants, n'a aucune raison d'être proche de l'optimum effectif (qui reste inconnu). Comme le dit A.C. Martinet (1993a, p. 66) : "optimisation et algorithmie sont inopérantes (...). Sont appelés en revanche des efforts de computation lato sensu (Morin), de décadrage-recadrage (Palo Alto), d'accommodation/ équilibration (Piaget), d'heuristique...", d'essais-erreurs, d'expérimentations, bref, de ce que nous appelons dans cet ouvrage des "tâtonnements". En résumé, une stratégie en milieu complexe suppose des capacités d'adaptation rapide à des situations mouvantes et potentiellement imprévues, et gagnera en général à être élaborée de façon tâtonnante par l'ensemble des acteurs qu'elle concerne, plutôt que déterminée une fois pour toutes au moyen d'un calcul d'optimisation.

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1.3. La stratégie tâtonnante

1.3.1 Entre délibérée et émergente Dans la littérature traitant de la stratégie d'entreprise, deux courants de pensée s'opposent généralement : • Les tenants de l'école de la "stratégie délibérée" se placent en général dans une

perspective normative, et définissent une stratégie comme "un plan, une sorte de schéma d'actions conçu intentionnellement (...) à l'avance des situations auxquelles il s'applique" (Mintzberg, 1988, p. 14). Cette conception est souvent qualifiée de balistique parce qu'elle définit une stratégie comme une trajectoire pour atteindre une certaine cible, que l'on s'efforcera ensuite de suivre en s'employant à réduire au fur et à mesure les écarts qui peuvent apparaître entre situation réalisée et situation voulue.

• Les tenants de l'école de la "stratégie émergente" se placent en général d'un point de vue descriptif, et définissent une stratégie comme une forme saillante émergeant des actions menées dans l'entreprise, que l'on identifie a posteriori. Comme l'indique H. Mintzberg (1990, p. 152), "stratégie émergente signifie littéralement ordre non intentionnel".

Lorsque le milieu au sein duquel une organisation intervient est perçu complexe et donc susceptible d'évolutions imprévues, les conceptions balistiques ne sont pas appropriées : la trajectoire fixée et même la cible peuvent très rapidement se révéler inadaptées. Dans la conception "émergence spontanée", on perd le caractère intentionnel, volontariste de la stratégie, qui est au coeur même du concept de stratégie. En outre, dans un environnement complexe, si l'on ne réfère pas son action à des projets délibérés, ne risque-t-on pas de se retrouver ballotté par les événements et très vite disqualifié ? Depuis la fin des années 80, en réponse à la complexité et l'incertitude accrues des contextes décisionnels, un troisième courant se développe "entre" les deux autres, au sens où dans ce courant, l'élaboration/mise en acte d'une stratégie repose sur la mise en oeuvre tâtonnante d'actions délibérées au sein de situations émergentes. Nous l'avons qualifié de "stratégie tâtonnante" (Avenier, 1995) parce que les différents travauxxxiv que nous rattachons à ce courant, mettent tous l'accent sur l'importance des "mises en relation", des "oscillations", des "va-et-vient", des "interactions", des "aller-retours", des "relations récursives entre projet et action" (Martinet, 1993, p. 64-68), du "rapprochement entre délibéré et émergent" (Koenig & Thiétart 1995, p. 77). Au-delà de "la remise en cause du clivage entre décideurs et exécutants, (...) et entre réflexion et action", R. Calori & T. Atamer (1989, p. 21) croient en un "processus dans lequel action et réflexion sont intimement mêlées et dans lequel chacun est à la fois auteur et acteur à des degrés divers". Sans toutefois s'inscrire dans une vision balistique, une stratégie tâtonnante reste fondée sur le principe d'intervention intentionnelle, celle-ci étant sans cesse reconsidérée à la lueur des situations qui émergent : "si la stratégie se forme de manière délibérée, par l'exercice d'une volonté des dirigeants, la conduite de manoeuvres et l'application de plans, elle surgit également de manière émergente, par le jeu des événements inattendus et des opportunités auquel s'ajoutent les gauchissements et les distorsions que les acteurs imposent volontairement ou non, aux intentions initiales" (Laroche & Nioche, 1994, p. 72). Hormis certaines prises de positions extrêmes sur la stratégie émergentexxv, la plupart des travaux d'H. Mintzberg peuvent être rattachés à ce courant, comme l'argumente A.C. Martinet (1990, p. 233) : "Le couple stratégie délibérée (voulue)/stratégie émergente (inférée de l'action) est au coeur des propos de Mintzberg. (...). Il s'agit toujours de conjuguer la réalisation des intentions et l'assimilation d'actions imprévues qui font découvrir des chemins nouveaux", et H. Mintzberg (1990, p. 152) d'ajouter : "un apprentissage véritable se produit sûrement à l'interface de la pensée et de l'action, lorsque les acteurs réfléchissent à ce qu'ils ont fait. En d'autres termes, l'apprentissage stratégique

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doit combiner intention et réalisation". Position proche de celle d'A. Hatchuel (1994, p. 117) pour qui "Le savoir combiner, c'est le savoir du stratège et de l'entrepreneur (...). Les savoir combiner s'inscrivent dans la construction d'un futur souhaitable. Ils réordonnent sans arrêt les fins et les moyens à la recherche d'une logique de projet (...). Ils mêlent de la façon la plus imbriquée possible le raisonnement de l'action et la connaissance utilisable." En outre, ces conceptions de la stratégie, s'inscrivent toutes plus ou moins explicitement dans le paradigme de la rationalité procéduralexxvi (au sens de H. Simon, 1982), et donc sur une dialectique permanente fins-moyens : "les acteurs sont humains, intéressés et déploient des stratégies partielles. Leur rationalité est procédurale et contextuelle" (Martinet, 1993b, p.9)†; "l'importance que revêt l'idée de rationalité procédurale dans le cadre d'une vision rénovée de la planification nous conduit à qualifier notre modélisation alternative de 'stratégie procédurale'" (Lacroux, 1995, p. 104) ; "Autant la rationalité substantielle ignore l'histoire, puisque chaque situation appelle sa solution optimale sur ses propres mérites instantanés, autant la rationalité procédurale appelle l'histoire, car la procédure de résolution repose sur l'expérience antérieure, un effort d'amélioration continu, les essais-erreurs, les réminiscences, donc l'apprentissage..." (Lorino, 1995, p. 117). Finalement, nous résumerons de la manière suivante les deux idées-forces qui se dégagent de ces différents travaux : • une stratégie tâtonnantexxvii apparaît comme combinant émergence et délibéré, le délibéré

étant entendu au sens de la rationalité procédurale (chap. 2, §2.1), et s'exprimant plus particulièrement sous la forme d'une dialectique continuelle fins/moyens rapportés à leurs contextes (cf. fig. 1).

• la conception/mise en acte d'une stratégie tâtonnante repose sur des interactions récursives entre réflexion et action stratégiques aux différents niveaux d'organisation et entre ces niveaux, ces interactions étant conçues de façon à favoriser "l'émergence de délibéré", c'est-à-dire l'émergence de projetsxxviii délibérés.

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Fig. 1 : La dialectique fins/moyens rapportés à leurs contextes

Contexte entre t et t3

re-finalisationFins à l'instant t

Fins à l'instant t3

conceptionidées de

re-finalisation conception

Moyens à l'instant t4

idées d'autres Moyens

à l'instant t2

Moyens à l'instant t1

mise en oeuvreContexte

entre t et t1

Contexte entre t1 et t2 Légende :

Influences entre un processus et le contexte

Processus

t, t1, t2, t3, t4 instants successifs

Cette représentation vise à souligner que :

• l'action stratégique, c'est-à-dire la conception/mise en oeuvre des moyens à un instant donné, t1 par exemple, est conçue en référence :

- aux fins (à la vision stratégique) en vigueur à ce moment (les fins exprimées à l'instant t sur la figure), - et aux contextes dans lesquels ces fins s'appliquent et ces moyens se mettent en oeuvre.

• l'action stratégique, de par ses conséquences non intentionnelles (Boudon, 1977) ou parce qu'elle aura conduit les acteurs à imaginer d'autres moyens pour mettre en oeuvre les fins et que ces autres moyens auront suggéré à leur tour d'autres fins, peut conduire à faire évoluer la vision stratégique.

• la formulation de la vision stratégique (les fins) à un instant donné, t3 par exemple, s'effectue en référence notamment, à la fois :

- aux fins en vigueur jusque là (sur la figure, celles exprimées à l'instant t) - à l'évolution des contextes de l'organisation depuis la dernière explicitation de fins (t, sur la figure) - aux moyens alternatifs qu'a pu suggérer la mise en oeuvre dans les contextes du moment (entre t1 et t2 sur la

figure), des moyens imaginés pour atteindre les fins exprimées à l'instant t (compte tenu de leurs éventuelles conséquences non intentionnelles). La symbolisation par t, t1, t2, t3, t4 , etc., d'instants croissants (plutôt que par t, t+1, t+2, etc.) a pour but de souligner que les processus se déroulent de façon non nécessairement synchrone ni linéaire (l'intervalle t-t1 n'a pas forcément la même durée que t1-t2, ni que t2-t3, ni même que t3-t4), avec un rythme spécifique à chaque unité, dans un temps considéré comme une variable continue (chap. 2). Cette dialectique fins/moyens fonctionne aussi bien au niveau global qu'au niveau local. Soulignons que "stratégie tâtonnante" n'est pas synonyme de "stratégie incrémentale"xxix. Si une stratégie incrémentale est par définition tâtonnante, l'inverse ne tient pas : une stratégie

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tâtonnante peut consister en la mise en acte de changements radicaux (tels que la réorganisation d'une entreprise), et donc ne pas se limiter à des changements proches du statu quo ; elle repose par ailleurs, sur une hypothèse d'irréversibilité temporelle (chap. 2) qui ne joue pas dans une stratégie incrémentale. Ainsi dans l'exemple de la réorganisation de la logistique de l'entreprise X de distribution de masse (N. Fabbe-Costes, chap. 9), les acteurs concernés sont conscients de mettre en œuvre un changement radical sans possibilité de revenir en arrière. La différence essentielle entre stratégie tâtonnante et pilotage à vue (ou comportement au coup par coup) provient de ce que, dans une stratégie tâtonnante, il y a comportement intentionnel en référence à une certaine vision stratégique qui, même si elle se modifie au fil du temps, donne des fils conducteurs à l'action. Cette vision rend l'action décodable par les autres acteurs, qui sont alors fondés à faire l'hypothèse que cette action n'est pas décousue, comme dans un comportement au coup par coup. Finalement, il importe de souligner que pour l'ensemble des acteurs concernés, les remises en cause fréquentes des visions et même des engagements antérieurs, inhérentes à une stratégie tâtonnante ne sont pas toujours faciles à vivre au quotidien, comme cela est évoqué dans le cas LIF (N. Fabbe-Costes, chap. 3, §3.1). 1.3.2 De multiples interactions récursives potentielles Ainsi que nous venons de le voir, une stratégie tâtonnante est caractérisée par la possibilité de va-et-vient multiples, entre vision stratégique et action stratégique aux différents niveaux de l'organisation et même entre les niveaux. Comme ces interactions concernent deux registres, celui de la visionxxx et celui de l'action, (que Paul Valéry qualifiait respectivement d'Univers ψ et ϕ), et prennent place, dans notre représentation simplifiée, entre deux niveaux (global et local), nous pouvons les représenter schématiquement sur une matrice à deux lignes et deux colonnes (cf. fig. 2). Le schéma met en évidence que l'on peut a priori entrer dans le processus par n'importe quelle case. La signification individuelle des flèches étant explicitée dans l'encadré, nous mettrons ici le projecteur sur la récursivité potentielle des processus à l'oeuvre. Il peut y avoir une certaine récursivité entre visions stratégiques à différents niveaux. La vision globale peut être construite à partir de visions locales initiales (que la vision globale contribuera peut-être à faire évoluer), comme c'est fréquemment le cas dans les organisations inter-institutionnelles, ou même dans les organisations de type entreprisexxxi, notamment lors d'un premier exercice d'explicitation d'une vision stratégique globale (de façon à faire remonter de l'information du niveau local). Dans certains casxxxii, il peut même y avoir simultanément co-construction d'une vision stratégique globale partagée par l'ensemble des acteurs, et explicitation d'une vision stratégique locale pour certains d'entre eux. Dans les organisations de type entreprise, un cas fréquent consiste, à partir d'une vision stratégique globalexxxiii, à formuler des visions stratégiques locales, qui à leur tour constitueront un des ingrédients à partir desquels sera progressivement reconstruite une nouvelle vision globale.

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Fig. 2 : Relations potentielles entre visions et actions stratégiques locales et globales

1

2

3

1'

2'3'

5

4'

4

niveau

vision

action

processus

6global

(central)

local(périphérique)

• Dans cette figure, les flèches décrivent des relations potentielles. Celles-ci ne s'exercent donc pas de façon systématique et encore moins mécanique.

• Les flèches 1 et 1' que l'on pourrait intituler respectivement "penser pour agir", et "agir pour penser", expriment la récursivité possible entre vision et action stratégiques au niveau global, potentiellement génératrice d'apprentissages.

• Les flèches 2 et 2', illustrées par les "conversations stratégiques" du groupe POL avec ses filiales (N. Fabbe-Costes, chap. 3), correspondent respectivement aux approches top down et bottom up de l'élaboration d'un plan stratégique.

• La flèche 3, qui peut être intitulée "penser globalement, agir localement" – une devise du management d'ABB (cf. Quatre PAGES, 1996) –, symbolise des décisions stratégiques concernant les unités, prises par le niveau global pour être appliquées en l'état par celles-ci (par exemple, la mise en oeuvre partout en France de la prestation nationale "les 4 engagements solidarité d'EDF GDF"). La flèche 3', "penser globalement à partir de l'action locale", traduit une propriété essentielle de la stratégie tâtonnante : la capacité d'élaboration ou d'évolution de la vision globale en référence à des actions stratégiques locales. Elle peut être illustrée par la création de la prestation nationale "les 4 engagements solidarité d'EDF GDF" à partir de l'initiative locale de "service de maintien de l'énergie" née dans l'unité EDF GDF Services de Toulon.

• Les flèches 4 et 4', "penser pour agir" et "agir pour penser" locales, expriment la récursivité possible entre vision et action stratégiques au niveau local, potentiellement génératrice d'apprentissages. Par exemple, l'ouverture de ses guichets le dimanche matin alors que les banques sont fermées, a conduit un Bureau de La Poste à mettre l'accent, dans sa vision stratégique locale, sur sa vocation d'organisme financier.

• La flèche 5, "l'action globale, cadre de l'action locale" exprime que l'action stratégique globale peut influencer certaines actions stratégiques locales. Par exemple, à la MAIF, la création de sa filiale nationale FILIA MAIF conduit toutes les délégations départementales de cette mutuelle à mener un certain nombre d'actions commerciales.

• La flèche 6, "influence de l'action globale sur la pensée locale", indique que l'action stratégique globale peut avoir une incidence sur la vision stratégique locale. Par exemple, il est probable que la création de la division "activités internationales" chez POL (N. Fabbe-Costes, chap. 3), centralisant commercialement et administrativement toute l'activité du groupe, a suscité une évolution des visions stratégiques locales d'un certain nombre de filiales de POL très actives à l'international.

• Il n'apparaît pas de flèche 5' ni 6', car il ne semble pas concevable qu'une action ou qu'une vision stratégique locale suscite directement une action stratégique globale sans passer par une réflexion stratégique globale.

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En même temps, il peut y avoir une certaine récursivité entre visions et actions stratégiques au sein d'un même niveau (flèches d'apprentissage 1-1' et 4-4'), mais aussi entre niveaux. A cet égard, la flèche 3', qui est spécifique de la stratégie tâtonnante, est particulièrement intéressante. Elle exprime que des actions stratégiques locales peuvent enrichir la vision stratégique globale en cours, ou même être un des moteurs de son élaboration, comme en témoigne l'exemple du réaménagement du périmètre incendié dans les Cévennes décrit par N. Couix (chap. 11, §3.2) : la vision globale s'est construite à partir des actions concrètes des divers acteurs locaux. Divers exemples évoqués dans l'introduction illustrent la mise en acte de cette flèche 3' : Le Post it de 3M, la création de la prestation nationale "les 4 engagements solidarité d'EDF GDF". En fait, pour l'instant, au sein des entreprises, les exemples où cette flèche n'a pas fonctionné sont certainement beaucoup plus fréquents que ceux où elle a effectivement fonctionné : par manque d'attention, d'écoute, ou de vision prospective, nombre d'initiatives locales dont l'intérêt potentiel global n'a pas été perçu par la hiérarchie, ont été "perdues" ou développées en dehors de l'entreprise où elles sont nées. Les flèches 1', 3' et 4' expriment que les représentations qui naissent de l'action sont susceptibles d'enrichir les visions préalables. Et les flèches d'apprentissage 1-1', 3-3', 4-4' représentent des va-et-vient entre le rôle activant (au sens de stimulant de l'action) de la finalisation, et le rôle finalisant de l'action souvent négligé, avec fréquemment en arrière-plan de ces multiples va-et-vient entre réflexion et action, la volonté à la fois de comprendre pour agir et d'agir pour comprendre. La récursivité potentielle entre visions et actions stratégiques incite à attacher au moins autant d'importance aux processus d'élaboration de ces visions et de ces actions, qu'à leur expression instantanée (les résultats de ces processus). Au sein d'une organisation, le partage d'une certaine vision stratégique globale joue un rôle intégrateur (assurer la compatibilité du sens des initiatives locales), alors que les initiatives stratégiques locales, parce qu'elles sont susceptibles d'engager les unités sur des voies assez différentes, sont génératrices de différenciation entre unités. Dans la conception habituelle du management stratégique qui articule des approches top down et bottom upxxxiv, les interactions entre niveaux restent cantonnées à l'Univers Ψ : elles concernent exclusivement l'élaboration de plans d'actions. Dans une stratégie tâtonnante, les interactions entre niveaux peuvent s'effectuer en référence à des actions concrètes telles que le "service maintien de l'énergie" à EDF. C'est pourquoi l'exemple de la société T.L.TechniX (Koenig & Thiétart, 1995, p. 81) peut être considéré comme illustratif d'une stratégie tâtonnante : "les plans des différentes unités opérationnelles sont élaborés à partir d'une vision stratégique qui se modifie en fonction des tentatives, des succès et des échecs expérimentés à la périphérie. Ce processus itératif permet une réactualisation en 'temps réel' de la vision d'ensemble. Les hypothèses stratégiques globales, se forment et se transforment en s'enrichissant des expériences de la basexxxv." Les interactions récursives peuvent en effet être asynchrones et se dérouler chacune selon un rythme qui lui est propre, la seule contrainte étant que les interactions des unités locales avec le niveau global soient suffisamment fréquentes. G. Koenig & R.A. Thiétart (1995) présentent la dialectique vision globale-initiatives locales en soulignant qu'il y a alternance de deux attitudes : conduire et suivre, ce qui rappelle étrangement la métaphore du co-pilotage proposée par E. Morin (1980, p. 96-97) : "L'idée praxique complexe est :

suivre

guider

la natureil faut

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L'idée de suivre/guider la nature est une proposition complexe récursive qui nous dit de suivre la nature qui nous guide, guider la nature que nous suivons, suivre en étant suivi, guider en étant guidé (...). L'homme doit cesser de se concevoir comme maître et même berger de la nature. Sait-il où il va ? Va-t-il où il veut ? Il ne peut être le seul pilote, il doit devenir le co-pilote de la nature qui elle-même doit devenir son co-pilote". Incidemment, c'est cette idée qui fonde la modalité de démarche projet présentée et illustrée dans les chapitres 10-12. 2. Conditions susceptibles de favoriser la mise en acte d'une stratégie tâtonnante Cette seconde partie a pour objet de discuter diverses conditions favorisant la mise en acte d'une stratégie tâtonnante, en étudiant leurs finalités, leurs avantages, mais aussi leurs inconvénients, leurs limites, leurs présupposés, etc. Le but est de fournir un certain nombre de points de repères à des acteurs (un groupe de partenaires sur une opération conjointe, des dirigeants d'entreprises, etc.) désireux de mettre en oeuvre une stratégie tâtonnante dans leur organisation. Soulignons immédiatement que ces repères ne s'exprimeront pas comme des conditions nécessaires ou suffisantes : même satisfaites, ces conditions n'auront pas forcément les effets attendus, et inversement, une stratégie tâtonnante pourra être à l'œuvre sans que toutes ces conditions ne soient satisfaites. Comme le disent si bien M. Crozier et E. Friedberg (1977, p. 41) : "Toutes les analyses un peu poussées de la vie réelle d'une organisation ont révélé à quel point les comportements humains pouvaient y demeurer complexes et combien ils échappaient au modèle simpliste d'une coordination mécanique ou d'un déterminisme simple". 2.1 Stratégie tâtonnante et autonomie 2.1.1 Les trois niveaux d'autonomie possibles d'une unité L'autonomie est un concept complexe (au sens du § 1.1.2), qui n'est pas synonyme d'indépendance : l'autonomie implique une certaine solidarité avec le contexte par rapport auquel on s'autonomise. P. Vendryèsxxxvi (1981) en donne la définition suivante : "Est autonome un système capable de se gérer selon ses propres lois ; (...) l'autonomie est acquise à partir de, et par rapport au milieu dans lequel il intervient". E. Morin (1977, p. 204) argumente que "c'est dans la dépendance que se tisse et se constitue l'autonomie des êtres. De tels êtres ne peuvent construire et maintenir leur existence, leur autonomie, leur individualité, leur originalité que dans la relation écologique, c'est-à-dire dans et par la dépendance à l'égard de leur environnement". En outre, souligne N. Couix (1993, p. 63) en référence à F. Varela (1989), un système autonome se transforme en cherchant toujours à maintenir son identité. L'autonomie a été étudiée dans diverses sciences, notamment, la biologie, la cybernétique, la physique, par le biais des théories de l'auto-organisation (Dumouchel & Dupuy, 1983). Dans le domaine de la gestion des organisations sociales, autonomie renvoie souvent à "espace de liberté" (Koenig & Thiétart, 1995, p. 79), à "marges de manoeuvre concrètes" (Mottis et al., 1995). J. Mélèse (1979, p. 109) définit l'autonomie dont dispose une unité (individu, groupe d'individus, etc.) pour accomplir des actions de différents niveauxxxxvii, comme "la capacité (qu'a cette unité) de mettre en oeuvre par elle-même et pour elle-même des actions de ces divers niveaux" d'une manière qui soit "admissible par les autres systèmes concernés" (Mélèse, ib., p. 56), c'est-à-dire acceptable par les autres unités de l'organisation. L'autonomie d'une unité au sein d'une organisation dépend de celle-ci, mais l'unité dispose toujours d'une certaine marge de liberté dans l'application des règles qui lui sont imposées (Crozier & Friedberg, 1977). Trois niveaux d'autonomie peuvent être distingués (Avenier 1992, p. 21) : • l'autonomie de représentationxxxviii, qui est la capacité à se forger une représentation de son

propre fonctionnement dans son contexte. Comme le souligne J. Mélèse (p. 56), cette

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autonomie de représentation est un préalable indispensable aux autres niveaux d'autonomie.

• l'autonomie organisationnelle, qui est la capacité à élaborer et à décider de son organisation interne et de l'utilisation de ses ressources, compte tenu du contexte dans lequel on intervient (par exemple, compte tenu de ses relations avec d'autres unités).

• l'autonomie de projet, qui est la capacité à élaborer ses propres projets (en particulier ses propres visions et actions stratégiques locales), compte tenu du contexte dans lequel on intervient, en particulier l'organisation globale.

2.1.2 Autonomie, indépendance et problématique de la stratégie tâtonnante En généralxxxix, la problématique de la stratégie tâtonnante s'exprime initialement dans des termes quasiment symétriques selon que l'organisation considérée est de type entreprise ou de type inter-institutionnel. Dans le premier cas, les décisions en matière de vision stratégique globale sont clairement une prérogative de la Direction générale, que celle-ci choisisse de l'établir de manière autoritaire ou concertée. Dans le second, alors que les différentes unités peuvent légitimement avoir chacune sa propre vision stratégique (donc locale relativement à l'organisation inter-institutionnelle globale), il n'y a pas toujours d'instance qui ait la légitimitéxl d'imposer une vision stratégique globale servant de référent obligé aux différentes unités. Chacune des unités étant indépendante juridiquement et donc autonome de fait, l'enjeu est ici d'élaborer une vision stratégique globale partagée par les différentes unités sachant qu'elles ont – ou qu'elles peuvent légitimement avoir – chacune sa propre vision stratégique locale (elle-même susceptible d'évolution dans le processus de construction de la vision globale). Dans le cas des organisations de type entreprise, les unités ont traditionnellement peu d'autonomie, et l'enjeu est en quelque sorte symétrique : il s'agit en général d'élaborer des visions stratégiques locales congruentesxli à une vision stratégique globale pré-définie (que ces visions locales pourront ensuite contribuer à faire évoluer). Pour les unités locales, disposer d'autonomie aux trois niveaux définis ci-dessus favorise l'adaptation rapide aux situations. Ceci apparaît donc être une condition essentielle à la mise en acte d'une stratégie tâtonnante dans une organisation intervenant en milieu complexe. C'est même, selon A.C. Martinet (1993a), une condition sine qua non de la capacité stratégique des unités. Cette autonomie apparaît par ailleurs favoriser l'innovationxlii qui est actuellement un défi majeur des organisations économiques : "L'innovation est une des manifestations de l'autonomie active" indique en effet J. Mélèse (1979, p. 56) ; un "avantage de l'organisation fondée sur le principe d'autonomie, c'est sa capacité plus grande d'entreprise et d'innovation" renchérit M. Crozier (1989, p. 59). De fait, seule une unité autonome peut se poser des défis. Et relever un défi fort est générateur de passion et d'enthousiasme, qui sont des moteurs puissants de l'innovation, comme en témoigne l'exemple de Canon, qui a réussi à "devancer Xerox sur le copieur personnel". Mais dans le monde des entreprises, la position adoptée par les dirigeants sur cette question reste souvent assez frileuse, parce qu'autonomisation signifie à la fois moindre maîtrise des processus qui se déroulent dans les unités, et contrôle plus difficile à réaliser : celui-ci ne peut en effet plus être effectué par la mesure d'indicateurs bien définis, mais doit se fonder sur des interprétations (Lorino, 1995) ou des évaluations en référence à un sens développé conjointement par l'ensemble des acteurs concernés (N. Couix, chap. 6). 2.2. Ressources favorisant l'exercice des capacités cognitives Nous mettrons le projecteur sur deux types de ressources favorisant l'exercice des capacités cognitives individuelles et collectives des acteurs : les ressources informationnelles et les ressources temporelles.

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2.2.1 Ressources informationnelles L'accès de tous les acteurs de l'organisation à des informations de toutes sortes sur son fonctionnement et ses multiples contextes (économique, politique, social, technologique, concurrentiel, législatif, etc.), joue un rôle essentiel dans la mise en oeuvre d'une stratégie tâtonnante. Aussi, argumenterons-nous dans le § 2.4.2 ci-après, l'importance de concevoir le système d'information de l'organisation comme un système de mémorisation collective. Lorsque le degré d'autonomie des unités est élevé, pour assurer une certaine congruence, voire une coordination de leurs actions, il importe que les acteurs concernés disposent de connaissances non seulement individuelles mais aussi collectives ("common knowledge") sur l'organisation, sur les rôles des différentes unités dans leurs contextes respectifs, sur leurs inter-relations, sur les règles en vigueur, sur la vision stratégique globale, etc. Ces connaissances peuvent être développées par le biais de la discussion, de la confrontation de représentations, du travail en commun, et éventuellement, de la construction collective d'un modèle des relations entre les variables d'action des différentes unités. Les échanges de vue, les confrontations de représentations (R. Teulier, chap. 4), auxquelles cette constructionxliii contribue, sont susceptibles d'enrichir la vision de chacun, et participent à la construction de connaissances communes et de compréhensions partagées de leurs activités, qui leur permettent d'ajuster convenablement leurs comportements lorsque la situation effective diffère de celle prévue. 2.2.2 Ressources temporelles Les capacités cognitives humaines étant limitées (chap. 2, §1.2.3), il y a une relation croissante entre le temps-duréexliv dont un individu dispose pour mettre en oeuvre ses capacités cognitives, et l'étendue potentielle des capacités qui pourront être mises en oeuvre. Par conséquent, dans une stratégie tâtonnante, il importe que les acteurs disposent de temps ou s'en ménagent, pour s'informer et réfléchir sur leur action en la resituant dans ses différents contextes (en particulier par rapport à la vision locale de l'unité et à la vision globale de l'organisation), et qu'en même temps ils soient incités à la faire. Mais là encore, les comportements humains étant complexes, la relation n'est pas mécanique : ce n'est pas parce qu'il en a le temps qu'un acteur réfléchit effectivement sur son action, surtout s'il n'est pas incité à le faire ; inversement, un acteur fortement motivé peut parvenir à dégager le temps dont il a besoin pour accomplir une action qui le tient à cœur, en réduisant d'autres activités (par exemple en déléguant plus de tâches à ses collaborateurs). En témoigne l'observation de N. Mottis et al. (1995, p. 108) : "si la participation au groupe paraît intéressante à un technicien, alors il est capable de dégager le temps nécessaire (en réorganisant son activité, en sacrifiant d'autres tâches de son propre chef, en travaillant plus, etc.)". Incidemment, il en va certainement de même pour les ressources matérielles nécessaires pour expérimenter ou pour effectuer les va-et-vient entre réflexion et action, qui sont au coeur de la stratégie tâtonnante : des individus très motivés peuvent réussir à trouver les ressources dont ils ont besoin pour leurs expérimentations, quitte à "rogner" sur autre chose. 2.3 Attitude du niveau global à l'égard des niveaux locaux et vice versa Depuis une vingtaine d'années divers auteursxlv soulignent l'intérêt et l'efficacité d'une prise en charge de la résolution des problèmes aux niveaux auxquels ces problèmes se posent (principe de subsidiarité), en mettant à profit l'intelligence, l'inventivité, les savoirs locaux, etc., disponibles dans l'organisation. Les difficultés du contexte économique, la réussite éblouissante d'entreprises japonaisesxlvi dans les années 1980, l'accroissement de la complexité perçue des phénomènes dans la société planétaire de l'information dans laquelle nous sommes entrés, ont probablement stimulé l'émergence de cette prise de conscience dans un certain nombre d'organisations. Une étude de l'évolution des modes de fonctionnement

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des entreprises françaises au cours des années 1980 fait effectivement apparaître "un mouvement général vers une décentralisation accrue de la prise de décision, tout au moins dans les volontés, si ce n'est pas toujours pleinement dans les faits" (Marmonier & Thiétart, 1993, p. 24). Les raisons pour lesquelles un tel changement d'attitude prend du temps sont aisément compréhensibles. Comme l'explique R. Teulier dans le chapitre 4 (§4.3), pour un individu, la remise en cause de son propre système de représentation est une opération difficile. Dans le cas précis, la difficulté est certainement encore accrue par le fait que cette remise en cause passe par une prise de conscience des limites de ses propres capacités de compréhension, d'invention, de savoir, etc., et par une reconnaissance quasi publique (puisque s'institutionnalisant dans une structure, cf. § 1.3.2 ci-dessus la citation de (Koenig & Thiétart, 1995, p. 81)), à la fois de ces limites et des capacités d'autres personnes habituellement jugées globalement moins compétentes que soi. Bien entendu, une telle prise de conscience ne suffit pas pour que la récursivité opère effectivement, particulièrement pour la flèche 3' de la figure 2. Encore faut-il que le niveau global prête effectivement attention aux actions locales. L'écoute que semblent accorder de façon croissante les Directions générales au "terrain", va précisément dans ce sens. "Ce mouvement vers la suppression des niveaux intermédiaires reflète la volonté des dirigeants d'être plus proches de la réalité du terrain (...)", soulignent L. Marmonier & R.A. Thiétart (op. cit., p. 22). Ce constat fait écho aux observations rapportées par M. Crozier dans son ouvrage au titre évocateur, L'entreprise à l'écoute, publié en 1989. Ne relevait-il pas en effet (p. 182), parlant de la société GSI : "Les dirigeants croient au management participatif et prêchent d'exemple. Jacques Raiman pratique l'écoute (...). L'équipe de direction a appris de la même manière à se mettre à l'écoute de ses patrons de filiale, qu'elle incite à se mettre eux aussi à l'écoute de leurs cadres et de leurs professionnels". L'écoute est également présentée par A. David (1994) comme un élément essentiel de la "méthode" utilisée en 1989 par Christian Blanc pour susciter la métamorphose qu'a opéré la RATP entre 1989 et 1992. Ceci va également dans le sens de la démarche récente de la Direction générale d'EDF, qui, sous le prétexte d'élaborer d'une Charte de l'action localexlvii, a fait une tournée des 21 régions de France pour dialoguer avec les responsables de toutes les unités opérationnelles de l'entreprise. Les capacités cognitives humaines (y compris celles des dirigeants), en particulier les capacités d'attention, étant limitées (chap. 2, §1.2.3), la question d'identifier les actions stratégiques locales auxquelles être attentif, pose néanmoins question dans les grandes organisations. Des dispositions organisationnelles discutées dans le § 2.4.1 permettent de lui apporter une réponse partielle. Dans le cas des organisations de type entreprise, la récursivité ne sera délibérée que si le centre admet qu'il peut être opportun de faire évoluer la vision stratégique globale en référence à des initiatives nées au niveau local. Ceci impose une seconde remise en cause des systèmes de représentation des Directions générales : la première, évoquée ci-dessus, consiste à reconnaître les limites de son propre savoir, et les capacités de savoir d'autrui ; la seconde, consiste à accepter que la vision stratégique globale, dont l'élaboration est généralement considérée comme une de ses prérogatives, puisse tirer bénéfice de la connaissance d'actions locales. Dans les organisations inter-institutionnelles, la condition de récursivité s'exprime de manière symétrique : il s'agit que les unités admettent de faire évoluer leurs visions stratégiques individuelles pour et dans la co-construction d'une vision globale partagée. Peut-on supposer que de telles attitudes des niveaux locaux et globaux soient possibles aujourd'hui ? Le développement de l'écoute au sein des entreprises qui vient d'être évoqué, et la multiplication d'opérations de partenariats inter-institutionnels, vont dans ce sens.

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Soulignons en outre, qu'au sein d'une organisation, pour se faire entendre, il y a toujours possibilité de ruser en recourant à des moyens détournés tels que la prise de parole dans le journal interne de l'organisation, ou la publication d'articles dans la presse spécialisée, éventuellement sous la signature d'une personnalité reconnue (c'est-à-dire en faisant le détour par l'extérieur pour qu'on en parle à l'intérieurxlviii !). 2.4 Exemples de dispositions organisationnelles possibles 2.4.1 Création de lieux de débat intra-unité, inter-unités, et inter-niveaux L'activation des interactions récursives d'une stratégie tâtonnante passe par de la communication ("au sens fort", Y. Giordano, chap. 5, §2.2) dans toute l'organisation, et donc par la création de lieux d'échanges et de débats au sein des unités, entre unités de même niveau, et entre unités de niveaux différents. Diverses possibilités peuvent être envisagées, que nous évoquerons à travers quelques exemples, en nous attardant ensuite sur le cas des processus de planification stratégique. Les groupes de travail tels que les "unités entreprenantes" et les "cercles entreprenants" de LIF (N. Fabbe-Costes, chap. 3, §1.4), les "groupes de techniciens" et les "sous-groupes thématiques" de l'exemple évoqué par N. Couix (chap. 11, §3.1), les "réunions de CICOR" (L. Nourry et C. Nahon, chap. 12, §3), sont typiquement des lieux de débats et de confrontations de représentations. L'organisation de séminaires d'échange d'expériences entre unités locales de même type situées dans des secteurs géographiques différents, ou de types différents au sein d'un même secteur géographique, présente l'avantage non seulement d'instaurer une communication entre des personnes qui n'ont guère d'autres occasions de se rencontrer, mais aussi d'obliger chacun à un travail de réflexion sur ses propres pratiques souvent extrêmement bénéfique. Dans les organisations de type entreprise, la mise en place de processus d'élaboration de plans stratégiques au sein des unités, permet d'instaurer des lieux de débat intra-unité et inter-niveaux tout en suscitant l'exercice des capacités stratégiques d'un grand nombre d'acteurs de l'entreprise. Elle peut permettre de pratiquer une évaluation chemin faisant au sens de N. Couix (chap. 6), conduite, pour chaque unité, conjointement par la Direction générale et les responsables de l'unité. La première réunion peut avoir pour objet de discuter la vision stratégique locale de l'unité, les initiatives stratégiques et le plan d'actions proposés au regard de la vision stratégique globale. Les réunions ultérieures viseront à évaluer les résultats des actions qui ont été menées par l'unité, et à réexaminer la pertinence de la vision locale et du plan d'actions à la lueur de l'évolution des contextes internes (en particulier de la vision stratégique globale) et externes de l'unité, dans une dialectique fins-moyens rapportés à leurs contextes (cf. §1.3.1 ci-dessus et fig. 1). La fréquence de ces réunions variera en fonction du degré d'incertitude des projets de l'unité, de la turbulence de son environnement, etc., une réunion étant organisée dès que se produit un événement majeur appelant à ré-interroger la pertinence ce qui avait été prévu. Un processus de planification ainsi conduit favorise la communication (au sens fort) entre centre et périphérie. Elle permet à la Direction générale et aux responsables de chaque unité d'échanger à la fois sur la vision stratégique globale et sur la vision stratégique locale de l'unité. Ce dialogue permet à la Direction générale d'être alertée sur les initiatives locales d'intérêt global potentiel et éventuellement de faire évoluer la vision stratégique globale. La répartition de ces réunions sur toute l'année crée de l'asynchronie dans l'élaboration des plans, et favorise un recadrage progressif et continuel de la vision stratégique globale (Koenig & Thiétart, 1995), et la diffusion permanente dans l'entreprise d'une vision globale actualisée, via les responsables opérationnels qui participent à ces réunions. Elle donne la possibilité à la Direction générale d'expliquer les raisons de ses prises de position sur les initiatives stratégiques proposées (approuver, encourager, rejeter, etc.). L'explicitation de ces

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arguments, qui peuvent être d'ordres étrangers aux systèmes de représentation des responsables opérationnels (R. Teulier, chap. 4, §3.1), leur permet de les comprendre et éventuellement d'élargir leur champ de vision et d'enrichir leur système de représentation. En outre, elle rend possible un apprentissage mutuel des manières de penser des opérationnels et de la Direction générale, avec potentiellement l'émergence de nouvelles manières de fonctionner pour les deux parties. Un tel processus peut néanmoins présenter deux points d'achoppement : • sa possible routinisation ou transformation en un exercice formel, le but devenant de

rester dans la norme, les unités se cantonnant alors à proposer des visions et des plans d'action locaux dans le droit fil de la vision globale et du plan stratégique global, plutôt que de prendre le risque de se voir refuser des initiatives innovantes ;

• les limites de disponibilité des dirigeants pour cet exercicexlix, qui est extrêmement consommateur en temps. La création d'un niveau intermédiaire entre la Direction générale et les unités qui déchargerait la Direction générale d'une partie de ces réunions, est une solution envisageable. Celle-ci présente néanmoins l'inconvénient de réduire les marges d'interprétation de la vision stratégique globale, de chaque unité, le niveau intermédiaire agissant comme une sorte filtre.

La création de lieux de débats peut aussi se faire par le biais d'une procédure, que nous avons appelée Co-Pilotage de Projets Co-conçus (chap. 10), qui permet notamment de faire émerger des lieux d'échanges finalisés entre divers membres de l'organisation en référence à un projet commun monté à leur propre initiative. Cette procédure qui peut être combinée à un processus de planification stratégique, permet de créer le "souci stratégique" (Blanchery-Messmer & Chabert, 1995) dans toute l'organisation. En plaçant l'identification d'enjeux stratégiques dans l'agenda cognitif de tout un chacun, elle favorise une démultiplication des capacités stratégiques (notamment d'attention) dans toute l'organisation, en tirant parti des possibilités d'interprétation et des savoirs locaux, et en les mettant en valeur. 2.4.2 Harmonisation des procédures existantes Des procédures peuvent être spécialement instaurées pour accompagner la création d'une organisation inter-institutionnelle, ou des changements d'orientations stratégiques au sein d'une entreprise, comme le programme PARADISl mis en place à la RATP pour aider le personnel à se former au fonctionnement décentralisé en cours d'instauration (David, 1994). Dans tous les cas, à un instant donné, une myriade de procédures héritées du passé ou liées au fonctionnement interne des diverses institutions concernées, co-existent avec des procédures nouvellement créées. Leur non congruence mutuelle est génératrice de dysfonctionnements. Ainsi par exemple, si au sein d'une entreprise les critères d'évaluation des acteurs, d'allocation des ressources ou d'attribution des primes, ne sont pas représentatifs des orientations stratégiques du moment, il y a peu de chances pour que le comportement des acteurs reflète ces orientations, même si ceux-ci donnent l'impression de se les être appropriées intellectuellement (c'est-à-dire même si la vision locale qu'ils mettent en avant correspond bien à ces orientations). De même, si la Direction générale ne prévoit aucun moyen particulier pour la mise en oeuvre d'actions correspondant à des orientations stratégiques nouvelles, il y a fort à parier que ces dernières susciteront peu d'initiatives... Cette exigence d'harmonie vaut non seulement pour les procédures, mais aussi pour les comportements : harmonisation des comportementsli dans l'Univers Ψ (celui du discours) et dans l'Univers ϕ (celui des actes), en particulier congruence entre la vision stratégique globale annoncée et les actions effectivement menées au niveau global. Ainsi dans une entreprise, une Direction générale qui prône l'initiative stratégique, tout en sanctionnant les unités qui émettent des propositions véritablement innovantes (par un rejet de ces initiatives et une injonction à refaire leur "copie"), et en récompensant celles qui produisent des plans stratégiques "conformes", crée des conditions pour que l'élaboration de plans stratégiques

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d'unités devienne un exercice purement formel, aux antipodes du but recherché. 2.4.3 Mise en place d'un système d'information organisationnellii Un système d'information organisationnel est défini (Le Moigne, 1986) comme un processus de mémorisation collective à la fois des informations fatalement générées par le fonctionnement de l'organisation, des informations-modèles qui nourrissent les représentations habituellement utilisées par les acteurs pour prendre leurs décisions, et des informations qualifiées d'aléatoires parce que collectées en référence à un événement particulier. Leur mémorisation collective signifie que toutes les informations mémorisées (qu'elles soient fatales, modèles, ou aléatoires), sont placées dans une mémoire accessible à tout instant par les acteurs de l'organisation, ce qui leur permet d'être co-informés de l'activité de l'organisation. Comme le dit J.L. Le Moigne (op. cit.), il ne s'agit donc pas de faire circuler l'information systématiquement, mais de la rendre accessible à la demande, sans contraindre les acteurs de l'entreprise à la consommer malgré eux. Une telle approche est rendue praticable par le développement des nouvelles technologies de l'informationliii : augmentation de la rapidité d'accès et d'enregistrement, s'accompagnant d'une réduction importante du coût des mémoires ; développement des réseaux locaux, des capacités de transmission sur de longues distances à très grande vitesse ; développement de moyens conviviaux de navigation dans des mémoires potentiellement gigantesques, etc. Une part importante de la communication "au sens faible" (Y. Giordano, chap. 5, §1.2.1) indispensable au fonctionnement d'une stratégie tâtonnante, peut donc s'effectuer sous la forme d'un libre accès quasi instantané et à la convenance de chacun, à une mémoire collective tenue à jour en permanence. Ceci permet d'éviter aux acteurs d'être en permanence submergés par une masse considérable d'informations sans intérêt immédiat pour eux. Evidemment, il n'est pas question de substituer cette mémoire collective aux communications directes, formelles ou informelles, entre acteurs, au cours de réunions, par téléphone, ou lors de rencontres informelles. Celles-ci sont irremplaçables lorsqu'il s'agit d'obtenir des précisions, d'alerter un partenaire de l'occurrence d'un événement imprévu qui l'affecte directement, de débattre, de négocier, de trouver un arrangement, et plus généralement d'établir la communication "au sens fort" (Y. Giordano, chap. 5, §2.2) sur laquelle repose une stratégie tâtonnante.

* * *

La stratégie tâtonnante, parce qu'elle est fondée sur de multiples dialectiques et de multiples interactions récursives entre niveau global et niveau local, apparaît comme un référentiel utile en milieu complexe, qu'il s'agisse de co-construire une vision stratégique globale partagée compatible avec des stratégies locales, ou inversement de concevoir des visions stratégiques locales congruentes à une vision stratégique globale partagée. La stratégie tâtonnante s'accorde mal avec la focalisation sur le contrôle que l'on observe dans le paradigme hiérarchique (Josserand, 1994). Une stratégie tâtonnante peut pourtant être mise en oeuvre dans une organisation hiérarchique : en reconnaissant l'autonomie des unités, en mettant en place un système d'information organisationnel, en créant de multiples lieux de débat et d'échange entre les membres de l'organisation, en instaurant éventuellement un processus d'élaboration de plans stratégiques accompagné d'une évaluation "chemin faisant" menée conjointement par des responsables du niveau global et des responsables des niveaux locaux, et d'une incitation à l'égard de chacun à reconsidérer à chaque nouveau pas prévu dans le plan qui le concerne, la pertinence de ce pas, etc.

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Le rôle essentiel des nouvelles technologies de l'information dans la faisabilité pratique d'une stratégie tâtonnante est à signaler, à condition de souligner aussi que l'existence d'une mémoire collective informatisée ne suffit pas à assurer la communication entendue au sens fort (de partage d'informations par l'échange, la discussion, le débat) sur laquelle repose la stratégie tâtonnante. En fait, l'enjeu majeur de la mise en acte d'une stratégie tâtonnante est probablement plus culturel que technique : apprendre à écouter, dialoguer, débattre, travailler ensemble, coopérer, bref "communiquer au sens fort" comme le développe Y. Giordano dans le chapitre 5.

i Ainsi, sur l'exemple d'EDF les facteurs de complexité du contexte sont multiples (cf. L. Nourry & C. Nahon, chap. 12, §1.1 & §1.2) : le double rattachement institutionnel des unités EDF GDF Services à EDF et à GDF, deux entreprises concurrentes dont il convient de maintenir l'équilibre des intérêts ; la diversité de leurs clients, du RMiste à l'industriel très gros consommateur d'électricité (qui, s'il consomme plus de 40 GWh sera éligible dès 1998, pour s'approvisionner chez d'autres distributeurs d'électricité qu'EDF), en passant par le berger Cévenol, l'hôpital, et l'entreprise de haute technologie, qui ont chacun ses exigences propres ; les contraintes de service public, qui obligent à penser l'action locale en la replaçant dans son contexte régional, national et même européen. ii Dans les limites du cadre légal et réglementaire général, et des statuts particuliers éventuels de leur entreprise.

iii Il s'agit plutôt d'un "conceptacle" selon l'expression de d'A.C. Martinet (1993b, 1996), c'est-à-dire d'un instrument

intellectuel, d'une forme invariante pour un temps, qui accueille des modulations concrètes en tolérant l'ambiguïté. iv Dans une organisation qui comporte plus de deux niveaux, il est souvent approprié de considérer en première

approximation que ces niveaux s'emboîtent comme des poupées russes, le niveau supérieur de deux niveaux consécutifs pouvant être considéré comme global par rapport au niveau inférieur, alors entendu comme local. Dans le chap. 12, L. Nourry et C. Nahon mettent en évidence une situation plus complexe, et proposent une articulation possible des diverses interactions entre les visions et actions stratégiques des trois niveaux en jeu (§2.2, §2.3.3). v par exemple, Koenig & Thiétart, 1994 ; Josserand, 1995 ; Martinet, 1993a ; Calori & Atamer, 1989.

vi L'expression consacrée est plutôt vouloir être. Nous lui préférons vouloir faire qui exprime mieux l'idée d'activité

intentionnelle sous-jacente à la vision stratégique. vii

par unité nous entendons un individu isolé ou un groupe d'individus ayant une appartenance commune à un même "quelque chose" (entreprise, service ou département d'une entreprise, réseau, métier, profession, syndicat, projet, etc.), qui donne à ce groupe une certaine unité au sens de l'unitas multiplex d'E. Morin (1977). viii

Au lieu de "rupture dans la trajectoire d'évolution", H. Laroche et J.P. Nioche (1994) parlent plutôt de changement de paradigme, en référence aux travaux de G. Johnson (1987). ix Dans cet ouvrage, le terme "individu" désigne l'être humain en général.

x Pour le concept de représentation voir chap. 2, §1, et chap. 4. Dans notre "vision du monde" (chap. 2), nous supposons

qu'un individu raisonne sur des représentations, et que celles-ci ne sont pas construites dans l'absolu, mais en référence (explicite ou implicite) à des possibilités d'interactions avec le phénomène qu'elles représentent (cf. chap. 2, §1.2.1 : la représentation du phénomène exprime l'expérience qu'a l'individu de sa relation active au phénomène). xi L'expression "mise en acte" sous-entend que la définition des actes est produite par des acteurs-auteurs qui les prennent

en charge (Y. Giordano, chap. 5, §2.2.1), alors qu'habituellement les termes "conduire" ou "mettre en œuvre" désignent l'exécution d'un plan d'actions préétabli. Dans cet ouvrage, nous utiliserons les expressions "mise en acte" et "mise en œuvre" de façon interchangeable : il n'est donc pas exclu qu'il puisse y avoir encore une part de conception lors de la mise en œuvre d'un projet. xii

Par exemple, les Pouvoirs Publics, les réglementations, les technologies, le climat social, le marché, les concurrents, etc. xiii

cf. le § 2.2.2 du chap. 2 pour une plus ample discussion de ce concept. xiv

tels que les conséquences non intentionnelles d'actions intentionnelles largement développées par R. Boudon (1977). xv

Voir par exemple (Avenier, 1992) et (Génelot, 1992) ; ou L. Nourry et C. Nahon (chap. 12, §1.1). pour le cas spécifique d'EDF. xvi

On assiste à une interpénétration accrue du social, du politique, de l'économique, de l'administratif, etc. avec, en outre, l'irruption de nouveaux acteurs complexes, tels que les "Rmistes", les "jeunes des banlieues", etc. xvii

nous reviendrons sur cette question importante dans le chap. 2. xviii

telles que les "unités entreprenantes" et les "cercles entreprenants" dans la société LIF (N. Fabbe-Costes, chap. 3, §1.4), ou la modalité "CPPC" qui peut être combinée à une organisation hiérarchique (chaps. 10-12). xix

Canon nous fournit un bel exemple d'innovation en matière de règles du jeu concurrentiel dans le secteur des copieurs, qui lui permit de réussir là où Kodak et IBM avaient échoué quelques années plus tôt : distribution à travers les concessionnaires de produits de bureau plutôt que par le biais d'une force de vente dédiée ; SAV assuré par les revendeurs de copieurs plutôt que par un réseau spécialisé ; démarchage direct des secrétaires et des chefs de service plutôt que des services achats des entreprises ; vente plutôt que mise en location des copieurs , etc. xx

Notamment, réflexion, négociation, conception, réalisation, production, fabrication, distribution...

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xxi

En reprenant le titre de la plaquette d'ALGOE Management, 1985. xxii

Ce qui est un des principes de management d'ABB (Quatre PAGES, 1996) xxiii

caractères gras ajoutés par nous. xxiv

En particulier, Calori & Atamer, 1989 ; Martinet, 1990 et 1993a ; Thiétart & Forgues, 1993 ; Koenig & Thiétart, 1994 ; Lacroux, 1994 ; Lorino, 1995. xxv

Cf. par exemple, la citation d'H Mintzberg, (1990, p. 152) rappelée au début de ce §1.3.1: "stratégie émergente signifie littéralement ordre non intentionnel". xxvi

Par opposition à celui de rationalité substantielle. Schématiquement (cf. chap. 2, §2.1), la rationalité procédurale est celle de la psychologie cognitive (un comportement est rationnel lorsqu'il est raisonné, organisant l'agencement itératif de choix de moyens et de choix de fins intermédiaires), alors que la rationalité substantielle est celle de la science économique (un comportement est rationnel lorsqu'il résulte d'un calcul des moyens visant à atteindre au mieux un but donné). xxvii

Par abus de langage, dans cet ouvrage l'expression "stratégie tâtonnante" est utilisée pour désigner à la fois le concept général et une stratégie particulière mise en œuvre dans une organisation selon ce concept. xxviii

d'où l'intérêt porté dans cet ouvrage à la démarche projet et à une de ses modalités spécifique, le Co-Pilotage de Projets Co-conçus, présentée dans le chapitre 10, qui est particulièrement bien adaptée à la mise en acte de stratégies tâtonnantes (chaps. 10-12). xxix

Les idées-forces d'une stratégie "incrémentale" au sens de Ch. Lindblöm (1959) et J. B. Quinn (1978), sont les suivantes : les objectifs ne sont pas fixés à l'avance mais définis conjointement aux moyens qui sont mis en oeuvre et au fur et à mesure que de nouvelles informations apparaissent, dans une dialectique fins-moyens ; adoption d'une politique de "petits pas" proches du statu quo et d'essais-erreurs pour définir progressivement la stratégie en s'appuyant sur les effets des premières actions engagées à petite échelle. xxx

Par convention, nous rattachons ce qui relève du "dire" (sur des actions ou sur des représentations) à l'Univers ψ, et ce qui relève du "faire" à l'Univers ϕ, en étant consciente que parfois "dire c'est faire". xxxi

cf. les "visions initiales" proposées par les filiales de POL (N. Fabbe-Costes, chap. 3, §2.1.1). xxxii

par exemple, dans des projets de gestion de l'espace rural (N. Couix, chap. 11). xxxiii

Exprimée à EDF par exemple, dans le plan stratégique d'entreprise (L. Nourry & C. Nahon, chap. 12, §1.3). xxxiv

Cf. par exemple, Lorange (1980, p. 61) ou Thiétart (1984, pp. 16-18). xxxv

Caractères gras ajoutés par nous. xxxvi

Cité par J.L. Le Moigne (1990, p. 80). xxxvii

Niveau est pris ici au sens particulier que lui donne J. Mélèse (op. cit.) qui distingue quatre niveaux d'action possibles : régulation à court terme, adaptation aux variations de l'environnement, évolution par changements de nature du contexte interne ou externe, sauvegarde destinée à se parer de dangers qui menacent la survie de l'organisation. xxxviii

Aussi surprenant que cela puisse paraître, dans une grande entreprise possédant de multiples établissements sur le territoire français, ceux-ci jusqu'au milieu des années 1980, ne disposaient pas d'autonomie de représentation : une représentation unique de l'entreprise et de ses établissements, la même pour tous indépendamment de leur localisation géographique et de leur contexte spécifique, conçue par le centre, leur était imposée comme étant LA (bonne, vraie, unique) représentation de l'entreprise et de l'établissement. La dissonance entre cette représentation et celles que les divers établissements se construisaient spontanément pour fonctionner, était source de malaises, d'incompréhensions, et de conflits. Désormais, ces établissements disposent d'une autonomie de représentation à l'intérieur d'un cadre commun (spécifiant les missions de l'établissement, ses relations avec les autres établissements de l'entreprise, le contexte économique général, etc.), qui leur permet d'interpréter leurs rôles et leurs missions, compte tenu des particularités du contexte local. xxxix

Ce n'est pas toujours le cas. En témoigne l'exemple décrit par L. Nourry & C. Nahon (chap. 12) : il s'agit de co-construire une vision stratégique globale d'EDF, au niveau d'une Région, partagée par les diverses unités EDF de cette Région, à partir des visions stratégiques locales pré-existantes de ces unités (et de la vision stratégique globale d'EDF, au niveau national). xl Dans le §1.3 du chap. 11, N. Couix décrit une situation où il existe une vision stratégique globale à un méta-niveau

(régional, national ou international) par rapport à celui de l'organisation inter-institutionnelle considérée. Cette vision globale qui s'exprime à travers des politiques et des procédures de financement d'opérations, contraint les organisations désireuses d'obtenir des financements de ce méta-niveau, dans l'élaboration de leur vision stratégique globale. xli

au sens de non contradictoires à la vision stratégique globale (cf. Y. Giordano, chap. 5, note du §1.2.2). xlii

qui, rappelons-le, est un défi majeur des entreprises contemporaines (§ 1.2.2 ci-dessus). xliii

C'est une des raisons essentielles du principe de modélisation posé par F. Lacroux (1995) comme l'un des principes fondateurs de la "stratégie procédurale". xliv

Cf. Martinet (1991) pour une discussion édifiante de la pluralité du temps. xlv

tels que J. Mélèse, Vers l'entreprise à complexité humaine, 1979, ou H. Sérieyx, Mobiliser l'intelligence de l'entreprise, 1982, pour n'en citer que deux. xlvi

Rappelons que c'est seulement en 1989 que H. Sérieyx a reconnu être l'auteur en 1982 de la fameuse déclaration de Konosuke Matsushita, largement diffusée en France au début des années 80, dans le but d'attirer l'attention des industriels

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français sur certains atouts des pratiques japonaises : "Nous allons gagner et l'Occident industriel va perdre : vous n'y pouvez plus grand chose parce que c'est en vous-même que vous portez votre défaite. Vos organisations sont Tayloriennes, mais le pire, c'est que vos têtes le sont aussi. Vous êtes totalement persuadés de faire bien fonctionner vos entreprises en distinguant d'un côté les chefs, de l'autre les exécutants, d'un côté ceux qui pensent, de l'autre ceux qui vissent...". xlvii

En fait, cette charte ne verra certainement jamais le jour. Mais pour la Direction générale d'EDF le processus qui lui a permis de s'informer sur la situation dans les Régions, était probablement plus important que l'objectif lui-même d'élaboration d'une charte. xlviii

A l'image de la ruse remarquablement pédagogique et efficace d'H. Sérieyx (1982), évoquée dans l'avant-dernière note de bas de page : pour se faire entendre par le patronat français, H. Sérieyx a attribué son propre discours à un prétendu "grand patron" japonais. xlix

Ainsi, par exemple, dans le groupe BSN (cf. Avenier, 1988), au début des années 1980, pour chaque unité, l'exercice se déroulait sur une journée, au cours de laquelle à l'appui des discussions, on prenait le temps de goûter yaourts, biscuits ou ... Champagne, ou de visionner des cassettes sur le comportement des consommateurs dans les supermarchés. Avec la croissance du nombre des unités du groupe, sa durée a dû être réduite à une demi-journée. l Pédagogie d'Accompagnement de la Réforme, Apprentissage de la Décentralisation et de l'Intégration Stratégique. li Ce qu'Y. Giordano appelle dans le chap. 5 (§2.2), "la congruence entre le dire et le faire".

lii Pour une discussion approfondie des multiples rôles du système d'information dans une stratégie tâtonnante, voir N.

Fabbe-Costes, chap. 7. liii

cf. par exemple; N. Fabbe-Costes, chap. 7, ou M.J. Avenier, 1995 & 1996.