Le « business model » : un nouvel outil d'analyse stratégique

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LE « BUSINESS MODEL » : UN NOUVEL OUTIL D'ANALYSE STRATÉGIQUE ? Alain Desreumaux A.A.E.L.S.H.U.P | « Humanisme et Entreprise » 2014/1 n° 316 | pages 7 à 26 ISSN 0018-7372 DOI 10.3917/hume.316.0007 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-humanisme-et-entreprise-2014-1-page-7.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour A.A.E.L.S.H.U.P. © A.A.E.L.S.H.U.P. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © A.A.E.L.S.H.U.P | Téléchargé le 26/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84) © A.A.E.L.S.H.U.P | Téléchargé le 26/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

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LE « BUSINESS MODEL » : UN NOUVEL OUTIL D'ANALYSESTRATÉGIQUE ?

Alain Desreumaux

A.A.E.L.S.H.U.P | « Humanisme et Entreprise »

2014/1 n° 316 | pages 7 à 26 ISSN 0018-7372DOI 10.3917/hume.316.0007

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HUMANISME & ENTREPRISE - http://humanisme-et-entreprise.asso-web.com/N° 316 - Janvier/Février 2014 - Auteur : Alain DESREUMAUX [email protected]

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Le « business model » : un nouvel outil d’analyse stratégique ?

Alain DESREUMAUXProfesseur émérite, IAE (Institut d’Administration des Entreprises)

Lille Economie et Management (LEM – UMR CNRS 8179)IAE, Université de Lille 1

Résumé La notion de Business Model suscite un engouement indéniable de la part des praticiens et responsables d’entreprise, mais désormais également chez les chercheurs et enseignants de la discipline « management stratégique ». En témoignent les nombreuses publications et les dossiers spéciaux de revues académiques qui lui ont déjà été consacrés.La popularité dont bénéficie cette notion justifie que l’on s’intéresse à son contenu et à ses fondements, et que l’on s’interroge sur ce qui la distingue, ou au contraire la confond, avec un corpus d’outils et de cadres d’analyse que la discipline du management stratégique a de longue date contribué à construire.L’objectif de cet article est de contribuer à la réflexion sur cette notion de Business Model. Une analyse des définitions disponibles et du vocabulaire qui leur est associé permet de relever le caractère essentiellement pragmatique de cette notion et le lien central qu’elle entretient avec les objectifs de création et de captation de valeur par l’entreprise. Dans un deuxième temps, on propose des éléments de contextualisation du Business Model permettant de comprendre pourquoi et à quel moment cette notion fait son apparition et tend à s’imposer comme façon de concevoir et d’organiser des activités. Enfin, l’examen du rapport que la notion de Business Model entretient avec la littérature en stratégie conduit à relever les mérites mais aussi les limites de la notion, voire le risque qu’elle présente, si elle est exploitée de façon trop étroite, de faire l’impasse sur certaines des questions fondamentales que posent l’entreprise, sa représentation et sa stratégie.

Mots clés : Business model, stratégie, outils de la stratégie, approche critique, contextualisation

Abstract : The business model concept is increasingly popular among practitioners and business leaders, but now also among researchers and teachers of the strategic management discipline, as evidenced by the numerous publications and special forums academic journals have devoted to it.

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HUMANISME & ENTREPRISE - http://humanisme-et-entreprise.asso-web.com/N° 316 - Janvier/Février 2014 - Auteur : Alain DESREUMAUX [email protected]

Abstract : The business model concept is increasingly popular among practitioners and business leaders, but now also among researchers and teachers of the strategic management discipline, as evidenced by the numerous publications and special forums academic journals have devoted to it.The popularity enjoyed by this concept justifies an analysis of its content and its foundations, and that we wonder what distinguishes it, or on the contrary confuses it, with a corpus of tools and analytical frameworks that the strategic management discipline has long helped to build.The objective of this paper is to contribute to the reflection on the business model concept.An analysis of the available definitions and the vocabulary associated with them allows to emphasize the essentially pragmatic nature of this notion and the central link it maintains with the objective of value creation and value capture by the company. In a second time, we propose elements of contextualization of business model to understand why and when this concept comes out and tends to stand out as a way to design and organize economic activities. Finally, consideration of the relation that the concept of business model has with the strategic management literature leads to note the merits but also the limits of the notion, even the risk it presents if exploited too narrowly of ignoring some of the fundamental questions that the company and its strategy are coping with.

Keyword(s) Business model, strategy, strategy tools, critical approach, contextualisation

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IntroductionLa proposition d’outils et/ou de cadres d’analyse à destination des praticiens,

le plus souvent assimilés aux managers et dirigeants d’entreprise, constitue l’une des formes de production de connaissances de la discipline « management stratégique ».

Par rapport à cette histoire, le « business model » (désormais BM) fait figure de dernier né, ce qui suscite naturellement un ensemble de questions qui tournent autour de la nouveauté dont il serait porteur : en quoi cette notion enrichit-elle le corpus en stratégie, correspond-elle à un complément, une substitution, une refondation de ce dernier, a-t-on réellement besoin de cette notion, qu’est-ce qui explique l’engouement actuel dont elle bénéficie ?

Répondre à ces questions supposerait de reprendre en détail l’histoire des outils d’analyse stratégique, ce qu’il n’est guère possible de faire ici. Disons simplement que cet exercice, déjà proposé en leur temps par J. Allouche et G. Schmidt (1995), est propre à nourrir deux logiques explicatives du remplissage de la boîte à outils du stratège.

La première pose que la production de ces outils suit une logique d’adéquation aux problèmes vécus par les entreprises. Elle serait ajustée aux circonstances, aux contenus des stratégies, aux conditions d’environnement. Comme l’univers est dynamique, que les stratégies et les circonstances évoluent, le besoin de nouveaux outils se fait sentir plus ou moins régulièrement et le processus de production correspond, de façon récurrente, à la recherche de propositions toujours plus adaptées.

Une seconde version interprète l’accumulation des outils de la stratégie comme la quête toujours recommencée d’une sorte de théorie générale ou d’un outillage générique. La production d’outils serait l’expression d’un projet Moderniste1, toujours en chantier et toujours en échec, entrecoupé d’éphémères épisodes déraisonnables2, voire de dérives obscurantistes et magiques, comme l’observent J. Allouche et G. Schmidt (1995).

En un sens, expliquer l’évolution des outils selon une logique d’adéquation aux problèmes vécus par les entreprises revient à privilégier le rôle de forces exogènes au marché des connaissances et des outils en management (les données techno-économiques et institutionnelles), forces qui suscitent une demande à laquelle les « entrepreneurs en connaissances » s’emploient à répondre. Dire que cette évolution est l’expression d’un projet Moderniste fait au contraire la part belle à ces entrepreneurs qui, sous couvert de normes générales de rationalité et de progrès, remplissent de façon récurrente la boîte à outils.

Il est sans doute prématuré de statuer clairement sur l’interprétation à donner du développement de la littérature relative au BM par rapport à cette alternative en affirmant, par exemple, que le BM répond aujourd’hui au besoin de nouveaux cadres susceptibles de donner sens à la stratégie d’organisations aux frontières brouillées ou évanescentes, dépendantes de bases de connaissances dispersées, et confrontées à des parties prenantes multiples aux intérêts potentiellement divergents.

1 Cummings considère que le management est totalement un enfant de la Modernité (2002, p. 173).2 Ephémères mais qui ne sont pas sans laisser de traces : voir l’épisode de la recherche de l’excellence…

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Mais au moins, pour contribuer au débat, peut-on s’interroger sur le contenu de la notion et son positionnement dans l’ensemble des outils d’analyse déjà disponibles. Sur ces bases, il sera possible d’entrer dans une réflexion sur les apports de l’approche BM à la littérature en stratégie3.

1 – La notion de BM : contenu et fondementsLe BM peut être saisi sous un angle conceptuel et dans une perspective

instrumentale, c’est-à-dire en tant qu’outil d’analyse dérivé des composants de la notion et des questions qu’elle invite à se poser.

Aborder le BM sous l’angle conceptuel se heurte à une première difficulté : l’absence de définition clairement consensuelle de la notion4. Il faut aller au-delà des définitions formelles pour rechercher les thèmes dominants associés au BM.

L’expression BM est en effet un bon exemple d’expression ambiguë ou équivoque puisque l’on peut associer des contenus différents aux mots qui la composent.

Le mot « business » désigne a priori une activité, au sens de « business strategy », mais on l’emploie aussi pour désigner l’entreprise elle-même, voire l’essence de l’entreprise5. Il n’est pas rare d’entendre parler du BM (ou du modèle économique) de telle ou telle entreprise comme exemple de succès (ou d’échec). La distinction peut paraître artificielle si l’on a affaire à une entreprise mono-activité, comme c’est le cas le plus souvent quand on traite d’entrepreneuriat ou de création d’entreprise. Cependant, parler de modèle d’entreprise ne présente pas la même portée puisque cela engage la conception même de l’entreprise ou la représentation que l’on se donne de ce type d’organisation.

Le mot « modèle » possède lui aussi plusieurs sens. C. Baden-Fuller et M.S. Morgan (2010) en identifient trois : - description ou désignation d’une catégorie ou d’un type d’objets appartenant à une

taxonomie ou une typologie ;- technique ou objet modélisé pour l’investigation ou pour l’expérimentation

scientifique ;- ensemble de recettes : le comment faire l’objet que le modèle expose ou démontre.

Un examen plus attentif des nombreuses définitions disponibles ne permet pas de lever complètement ces ambiguïtés, mais conduit au moins à relever les mots et les thématiques centrales associés à la notion de BM.

3 Une version longue de cet article est publiée sous la forme d’une conversation scientifique dans l’ouvrage collectif : Saives, A-L., Desmarteau, R. Emin, S., Schieb-Bienfait, N. 2014, Le processus de construction du modèle d’affaires, propos échangés lors de la XXIIe conférence de l’AIMS tenue le 11 juin 2013 à Clermont-Ferrand, Montréal : JFD Éditions, 129 pages.4 Il existe une surenchère de définitions à laquelle les académiques se livrent joyeusement dès qu’une « nouveauté » semble se profiler, surenchère qui n’est pas exempte d’enjeux de réputation. Le BM en donne une illustration ; on en a un autre exemple avec le concept de capacités dynamiques. 5 « running a business », selon R. Coase.

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Dans sa thèse, E. Moyon (2011) analyse 43 définitions du BM, qu’il range en quatre catégories ou perspectives principales : descriptive, opérationnelle, planification, processus. Il relève deux bonnes douzaines de mots différents employés pour définir le BM, ce qui rend la synthèse difficile. De façon quelque peu subjective, ce que l’on en retient ce sont les termes d’image, de représentation, de description, ainsi que la référence systémique, c’est-à-dire d’ensemble d’éléments cohérents.

La diversité des mots utilisés dans les définitions du BM contraste fortement avec la convergence des thématiques qui lui sont associées, c’est-à-dire les finalités du BM ou les questions auxquelles il est censé répondre :- thèmes dominants : création et captation de valeur, faire de l’argent, dégager du

profit ;- thèmes associés, évoquant des pistes de réalisation des finalités dominantes :

idée d’éléments intégrés, de transversalité, de s’affranchir de la notion étroite de frontière d’entreprise (la définition juridique), notion de réseau.

Lorsque le BM est saisi en tant qu’outil, c’est le plus souvent dans une perspective d’enseignement de la stratégie ou dans le cadre d’une pratique d’accompagnement de créateurs d’entreprise. Dans ce second cas, le BM se présente comme un instrument de modélisation de différentes choses (un positionnement, une architecture de compétences, un projet ; cf. Saives et al., 2012), ou plus encore d’instrument de délibération stratégique dont les vertus tiennent a priori à la pertinence des questions qu’il conduit à se poser et les limites aux questions qu’il ne pose pas. On peut aussi le considérer comme un outil narratif à destination de différents publics, un outil à la fois plus riche et plus parlant qu’un simple « business plan ». Le BM sert alors à raconter des histoires, si possible édifiantes.

Comme instrument de modélisation et/ou de délibération stratégique, le BM se caractérise par une tonalité essentiellement pragmatique. Il est en effet frappant de constater que le mot clé des différentes définitions du BM, celui qui revient dans plus de la moitié des définitions répertoriées et analysées par E. Moyon (2011), est le mot « comment » ; le pourquoi étant, de façon consensuelle, ramené à l’objectif de création et de captation (parfois de partage) de valeur.

En privilégiant le comment, le BM contribue à réintroduire les questions de management qui ont fait les frais d’une attention académique quasi-exclusive à la stratégie comme objet d’analyse (Schendel, 2006), et offre un discours plus à même de séduire ou d’intéresser des praticiens, lesquels se sont d’ailleurs emparés du BM avant les académiques.

En tous les cas, le BM n’apparaît pas comme un outil précis que l’on pourrait ranger dans une catégorie préalablement définie. C’est plutôt un réceptacle potentiel des nombreux outils d’analyse stratégique déjà disponibles. Il ne se surajoute pas à la liste, mais autorise a priori la convocation de tel ou tel élément de la boîte à outils dans une logique de délibération stratégique.

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En un sens, il prédispose à une consommation des outils de la stratégie sur un mode « paragrammatique », comme ce serait le cas pour le contenu des théories des organisations (Gabriel, 2002)6, un usage qui relève du bricolage, ce sans connotation péjorative.

Caractérisé de cette façon, le BM entre en scène sous le masque de la neutralité théorique. Cela ne signifie pas que la littérature correspondante est vierge de tout référentiel, mais plutôt que, faisant feu de tout bois7, elle ne mobilise pas de cadre théorique clair ou unifié, que ce soit en matière de représentation de l’entreprise, de conception de l’action collective, ou de tout autre question comme celle des sources de l’avantage concurrentiel.

Réceptacle d’outils, le BM est donc tout autant réceptacle de cadres théoriques, mais un réceptacle potentiel dans la mesure où la mobilisation de ces cadres prend souvent une allure essentiellement rhétorique : après tout, il ne suffit pas de mobiliser les mots ressource, réseau ou convention, pour avoir tiré parti des cadres théoriques correspondants. Une des composantes du programme de recherche annoncé par X. Lecocq & al (2010) consiste précisément à ancrer davantage le concept de BM dans les théories existantes (théorie des coûts de transaction, resource-based-view, entrepreneurship…) et à établir les relations entre le concept de BM et les questions dont se saisit traditionnellement la recherche en stratégie (la performance, l’innovation, le changement, le management de portefeuille, les capacités et ressources, la concurrence, etc.)

Cette neutralité théorique apparente de l’approche BM mérite cependant d’être replacée dans une certaine atmosphère qui, si elle n’est pas vraiment intégrée dans une théorisation, pèse implicitement sur la littérature relative au BM.

2 – Essai de contextualisation de la littérature sur le BMQuand la notion de BM apparaît-elle et pourquoi ?

Il est toujours possible de trouver une ancienne référence attestant du fait que la notion de BM n’est pas neuve. R. Desmarteau & A.-L. Saives (2008) fixent la première apparition de l’expression BM à 1957, dans un article de R. Bellman & al. où il est question des jeux pour la formation des managers, le BM étant défini comme une représentation simplifiée de l’entreprise.

La réapparition de cette expression appelle évidemment un essai d’explication.

6 Y. Gabriel (2002) évoque les théories des organisations en mobilisant la métaphore des livres de recettes de cuisine. « Si l’on utilise la recette fidèlement, il est tenant de croire que le succès est inévitable. En fait, c’est loin d’être le cas : ‘plumez, désossez et nettoyez un couple de faisans, …’ est le type d’instruction qui, suivi à la lettre, laissera le cuisinier amateur au moins perplexe, sinon furieux et couvert de plumes. On peut penser à une théorie organisationnelle du même ordre : ‘identifiez les compétences clés de votre organisation et éliminez tout le reste, les plumes, les os et les entrailles’ ». On notera que l’exemple de théorie que retient Gabriel est d’évocation devenue courante en stratégie …7 Dans sa revue de littérature (1975-2000), E. Moyon observe que les articles sur le BM mobilisant un cadre théorique sont peu courants. En même temps, on trouve des traces de bien des choses : la théorie des coûts de transaction, la network analysis, la RBV, l’approche systèmes ouverts, les capacités dynamiques, la théorie de la contingence, la théorie des parties prenantes (mais est-ce une théorie ?), la théorie des jeux, la théorie néo-institutionnelle, jusqu’à la théorie de conventions (voir aussi A. Laifi, 2012).

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C’est un fait établi que la popularité du BM est liée au développement de ce que l’on a coutume d’appeler la « nouvelle économie », elle-même liée à ce que certains (Grant, 2002) considèrent comme la troisième révolution industrielle (développement des technologies numériques, transition vers une économie basée sur la connaissance).

Cette relation entre BM et développement d’une nouvelle économie peut s’interpréter en deux temps.

Le premier est celui de l’épisode euphorique des start-up de l’internet, jusqu’à l’éclatement de la bulle correspondante ; la littérature BM est alors focalisée sur cet objet. Le second démarre à partir du moment où par « nouvelle économie » on n’entend plus simplement les start-up du Net mais l’ensemble des activités économiques (Loilier & Tellier, 2001) et où se dissipent en même temps certaines illusions sur cette nouvelle économie (Grant, 2002). A partir de ce moment, la littérature BM entretient les mêmes types de thématiques entremêlées quant à la façon de concevoir les affaires, éventuellement de construire un avantage concurrentiel : - importance des innovations organisationnelles (vs innovations de produit ou de

technologie) et/ou des innovations en « concept de business », comme en parle G. Hamel ;

- reconfiguration (ou déconstruction) des chaînes de valeur, qui donne naissance à de nouveaux positionnements (l’orchestrateur, la spécialisation sur une tranche de valeur ajoutée, l’agent de navigation, etc, comme l’évoque le BCG) ;

- idée de stratégie de rupture, de changement des règles du jeu (Grant, d’Aveni) ;- importance des logiques réticulaires ou connexionnistes.

Le passage d’un temps à l’autre transforme la signification du concept de BM en le faisant passer du statut de concept focalisé, contingent, à celui de concept générique dont le champ d’application serait général.

Il existe certes des travaux qui mobilisent le BM pour restituer ou interpréter des réalisations spécifiques en termes de secteur d’activité (ex. : la biotechnologie, des activités sociales) ou de contextes nationaux non occidentaux, mais outre le fait qu’elles s’appuient sur une représentation standard du BM (évidemment variable d’un auteur à l’autre), ces restitutions en disent peu sur les données institutionnelles de ces réalisations.

De façon générale, la littérature relative au BM, focalisée qu’elle est sur des problématiques et des phénomènes micro-organisationnels, ne semble pas intégrer davantage d’éléments de contextualisation institutionnelle que ne le fait la littérature générale dominante en stratégie8. On peut se demander de ce fait si elle ne participe pas de cette tentation récurrente de produire un discours à portée universelle dont la pertinence est pourtant mise à mal par les faits.

8 Il serait pourtant utile d’élargir les points de vue et, pour ne prendre que ce seul cadre d’analyse, d’examiner par exemple les relations existant entre le BM de la nouvelle économie et les BS (business systems) ou les BR (business recipes) mis au jour par R. Whitley (1992) dans une logique qui récuse à la fois les analyses de structures organisationnelles et de pratiques managériales teintées de rationalisme économique universel et, à l’opposé, d’un strict relativisme culturel.

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Entrer dans ce type de réflexion dépasserait les objectifs immédiats de la présente contribution. En termes de contextualisation à caractère institutionnel (ou idéologique), on se limitera à relever ce qui semble aller de pair avec le BM, l’ambiance, le climat ou l’atmosphère dans laquelle baigne la littérature correspondante.

Au-delà de ce qui a déjà été évoqué à propos de la rhétorique de la création de valeur9, leitmotiv de la quasi-totalité des définitions du BM, plusieurs éléments plus ou moins entremêlés contribuent à caractériser cette atmosphère.

Tout d’abord l’idéologie ambiante de l’entrepreneuriat, paré de toutes les vertus sur les plans individuel et macro-économique, présente dans les discours de multiples acteurs privés et publics. Il ne manque pas de commentateurs pour chanter les louanges de l’entrepreneurship et pour saluer le tohu-bohu de la création (et de la destruction) d’entreprises dans le e-commerce et la high-tech (Grant, p. 513). Agir en entrepreneur devient une sorte d’injonction pour ceux qui sont déjà salariés et une voie de salut pour ceux qui n’accèdent pas à cet état.

Participe également de l’atmosphère ambiante, l’idéologie du marché, des formes de fonctionnement « market-like » qui deviennent le mode préféré d’organisation, supérieur à tout autre solution, au moins depuis l’effondrement de l’empire soviétique (March, 2007). Associées à ces théories orientées « marché » ou orientées « contrat », les idées et pratiques réticulaires tendent, selon W.H. Starbuck (2007) à ramener les organisations traditionnelles au rang d’épiphénomènes.

Le fait que de nombreuses définitions du BM mobilisent largement les notions de transactions, de réseaux, de contrats, est symptomatique du brouillage des repères considérés traditionnellement comme participant à la définition ou à la représentation de l’entreprise elle-même.

Un troisième trait de l’atmosphère dans laquelle baigne la littérature sur le BM semble bien être le règne de l’éphémère, du temporaire, dont les signes sont multiples.

Le relâchement du lien entre les individus et l’entreprise ou l’organisation en est un. W.H. Starbuck (2007) observe ainsi que si dans les années 1950 les individus voyaient les organisations comme des lieux où ils pouvaient poursuivre une carrière, désormais ces organisations sont devenues des bureaux pour des emplois à court terme. Non seulement les individus, dans ces bureaux, changent fréquemment, mais les organisations changent aussi fréquemment leurs produits et leurs services. Le temporaire tend ainsi à devenir une condition permanente.

9 Le discours BM parle de valeur pour le client, mais on peut se demander si ce n’est pas davantage la valeur pour l’actionnaire – ou le propriétaire – qui importe. En tous les cas, il n’est guère question de valeur pour les autres acteurs, notamment les personnels, rebaptisés au passage « collaborateurs ». De façon générale, la littérature BM ne semble pas plus que la littérature générale en stratégie donner autant d’importance à la question fondamentale de la répartition de la valeur qu’à celle de sa création, deux questions dont devrait pourtant se saisir la discipline management stratégique (Mahoney & McGahan, 2007). On peut d’ailleurs trouver d’éminents représentants de la RBV qui séparent clairement les deux questions de création et de répartition pour ne s’intéresser qu’à la première (Peteraf & Barney, 2003).

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Le développement des « Project-Based-Firms » (PBF), c’est-à-dire d’entreprises qui se consacrent à un projet spécifique et se dissolvent une fois le projet réalisé est un autre indice du règne de l’éphémère. Les PBF sont de formes variées (Whitley, 2006) et ne convergent sans doute pas vers une forme unique qui constituerait le remplacement paradigmatique de l’entreprise chandlérienne. Elles jouent cependant un rôle significatif dans le développement de nouvelles industries, en particulier celles qui produisent des biens et/ou des services fortement innovants, et semblent bien continuer à jouer ce rôle plutôt que d’être remplacées par des entreprises plus grandes et plus stables à mesure que ces technologies et ces marchés prospèrent.

Le relâchement des liens entre les individus et les organisations, le règne de l’éphémère, la montée souvent évoquée de l’individualisme, peuvent par ailleurs être reliés au discours ambiant de disqualification du modèle bureaucratique.

Tous ces éléments mériteraient évidemment une analyse plus approfondie, mais ils semblent bien constituer la toile de fond dans laquelle se développe la littérature sur le BM et le message qu’elle porte sur la façon de concevoir et de conduire les affaires.

3 – Rapports entre l’approche BM et la littérature en management stratégique

Le BM a pu faire figure « d’oublié » de la stratégie (Lecocq & al. 2004), qualificatif qu’il est possible d’interpréter de différentes façons.

L’oubli peut être pris au sens de perte de mémoire. Si l’on considère que ce qui a ainsi été oublié était important, il convient d’y revenir. Reparler de BM, ou de ce qui était désigné ainsi sous un autre vocable, signifierait alors revenir à la fois aux sources (« back to basis ») ou à l’essentiel, et nettoyer au passage le champ de tout ce qui s’est accumulé comme autant de couches successives10 et qui a fini par faire perdre de vue ce qui était vraiment le cœur du sujet.

L’oubli peut également être pris au sens de négligence, de manque de reconnaissance, de quelque chose que l’on connaît mais que l’on n’a pas pris en considération malgré son importance. En ce sens, parler de BM reviendrait à compléter le discours et la pratique en stratégie, voire à procéder à un repositionnement, une réorientation. Raisonner de la sorte suppose également de distinguer le BM d’autres construits reconnus de longue date.

Quelle que soit l’interprétation retenue, on peut se demander d’où vient l’oubli. Comme le terme BM est abondamment mobilisé par les praticiens et, plus généralement, par le monde des affaires (investisseurs, journalistes économiques11),

10 Le « mille-feuilles » dont parlent P. Joffre et T. Loilier (2008).11 Il est vrai que pour les journalistes, confrontés à des contraintes de temps et d’espaces rédactionnels, le terme BM a ceci de commode qu’il évite, par sa consonance synthétique, voire quasi-magique, de devoir entrer dans une certaine forme de complexité et permet de procéder en raccourci : si telle entreprise, tel secteur, tel pays connaît des difficultés, c’est que son « modèle économique » est mal conçu ou obsolète.

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l’oubli semble devoir être davantage imputé aux académiques. X. Lecocq & al désignent en quelque sorte le coupable comme étant le stratégiste, et avancent des raisons : rattachement trop peu clair de la notion de BM au champ de la stratégie, ancrage trop étroit du BM dans le secteur de l’e-business et dans le champ de l’entrepreneuriat.

Cela étant, la littérature académique qui s’intéresse au BM n’est pas vierge. Elle date des années 1990 et semble s’être développée en plusieurs étapes (Lecocq & al., 2010) : - une étape d’émergence, dans les années 1990, où le concept de BM est utilisé

essentiellement par les milieux d’affaires sans qu’il en soit donné une définition précise ;

- une étape de définition, qui débute également dans les années 1990, au cours de laquelle quelques auteurs, s’adressant essentiellement à une audience de praticiens, cherchent à donner une définition du BM et discutent du statut du BM en tant que concept ;

- une phase empirique débutant avec la décennie suivante et conduisant à catégoriser des BM sur la base d’études de cas ;

- une phase de modélisation où l’on cherche à identifier et à articuler les composantes d’un BM ;

- une phase de théorisation qui exprime le souci de relier le concept de BM à différentes théories existantes (coûts de transaction, RBV, etc.) et à un certain nombre de thèmes présents en stratégie (innovation, changement, capacités, concurrence, etc.) ;

Pour situer cette littérature dans le champ et mettre le BM en perspective par rapport aux outils de la stratégie et à leur histoire, il convient de revenir sur la caractérisation du BM et d’expliciter le positionnement revendiqué par la littérature correspondante. Sur ces bases, il sera possible de développer un commentaire critique.

3.1 – L’approche BM et le positionnement revendiqué

La question du positionnement de la littérature relative au BM par rapport à celle qui traite de stratégie est évidemment centrale. Elle détermine l’intérêt du sujet, son degré de nouveauté et, par conséquent, l’investissement en ressources, académiques et cognitives, qu’il serait judicieux de lui affecter.

En première analyse, le positionnement revendiqué s’affiche dans des termes forts. Pour X. Lecocq & al (2010), le BM n’est en effet pas seulement un concept, mais une vision renouvelée de la pensée ou de la réflexion stratégique. Cette posture n’a pas toujours été avancée puisque le BM a d’abord été interprété non comme un phénomène nouveau mais comme une réarticulation de concepts existants (Lecocq & al., 2006). Mais après tout, réarticuler des concepts peut conduire à penser différemment.

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Tout en se rattachant au management stratégique, le BM semble bien surgir comme un concept nouveau et valant pour une large variété d’organisations (y compris celles qui sont à but non lucratif). Il reste à multiplier les travaux empiriques pour que le courant s’installe véritablement dans la durée et dans la littérature académique, mais la tendance est déjà amorcée via des études de cas, en attendant qu’une opérationnalisation des concepts et qu’un programme explicite de recherche permettent une généralisation de travaux dans une logique cumulative.

Cette volonté de différenciation se manifeste sur plusieurs plans.

Sur le plan conceptuel tout d’abord, puisqu’il s’agit bien de se démarquer du concept (traditionnel) de stratégie. Cette posture prend des allures différentes selon les auteurs et ne va pas sans quelques contorsions. Certains annoncent clairement leur volonté de faire du BM et de la stratégie deux construits distincts (Zott & Amit, 2008). D’autres introduisent une logique hiérarchique en considérant, par exemple, que la stratégie est un choix d’ordre supérieur ; elle consisterait notamment à choisir un BM, ou plusieurs (Casadesus-Masansell & Ricart, 2010). D’autres encore, mus par une certaine prudence bien compréhensible, considèrent que BM et stratégie sont deux construits distincts et interdépendants (Moyon, 2011). Avouons que les différences de points de vue sont parfois assez minces.

La différenciation se cherche également sur le plan des questions mises à l’agenda. A cet égard, la synthèse de différentes sources (Moyon, Zott & Amit, etc.) conduit à un inventaire comparatif du type suivant :

Questions associées à la stratégie (d’activité)

Questions associées au BM

Quelles sont les sources de l’avantage concurrentiel ?

Quelle est la nature de la proposition de valeur ?

Quelles sont les armes concurrentielles pertinentes ?

Comment capter une part de cette valeur (ou comment générer des profits) ?

Comment se positionner vis-à-vis des rivaux ?

Quel réseau de relations et/ou de transactions avec quels partenaires ?

Que faut-il internaliser et que faut-il externaliser ?

Quelles ressources mobiliser et comment ?

Comment construire, acquérir, développer les ressources et les compétences ?

Comment contrôler les transactions et quelles incitations utiliser ?

La confrontation de ces agendas permet, pour l’essentiel, de relever deux traits saillants de différenciation :- quant à la nature de la question considérée comme centrale : création et captation

de valeur dans le cas du BM, obtention et préservation d’un avantage concurrentiel (soutenable) dans le cas de la stratégie. Evidemment, les deux questions peuvent se rejoindre si l’on considère que captation de valeur équivaut à génération de profit. Mais outre le fait que la notion d’avantage concurrentiel ne s’identifie pas

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nécessairement à cette idée de profit12, on peut admettre que la littérature relative au BM prend ses distances par rapport à une conception en quelque sorte élitiste d’un management stratégique se focalisant sur la seule problématique des sources de la performance supérieure durable (les seules entreprises dites « excellentes »)13 ;

- quant au mode d’approche ou d’instruction de la question principale : la littérature relative au BM invite à s’intéresser, plus que ne semble le faire l’approche traditionnelle en stratégie et sa focalisation sur le problème du positionnement vis-à-vis des rivaux, aux relations qu’il convient de construire avec un ensemble de partenaires ou de parties prenantes pour configurer l’entreprise (ou l’organisation) et pour mener l’action. C’est, du moins, la position clairement affichée par C. Zott & P. Amit (2008). D’autres formulations, sans minimiser l’importance de la logique réticulaire, paraissent plus équilibrées et voient dans le BM, au moins implicitement, un moyen de dépasser l’opposition stérile (ou artificielle) entre l’orientation interne de la RBV et l’orientation externe de l’approche portérienne (Lecocq & al. 2010).

Enfin, le BM semble se différencier de la stratégie sur deux derniers points :- son caractère davantage opérationnel que celui de la stratégie : on a déjà souligné

la place centrale du « comment » dans les multiples définitions du BM ;- son caractère transversal, au sens où le BM se préoccupe de l’articulation

d’éléments correspondants « à la réalité multifonctionnelle des praticiens (et qui rend compte de l’engouement actuel du terme) » (Lecocq & al. 2004).

3.2 – Apports et limites de l’approche BM

En première analyse, l’approche BM peut être créditée d’un certain nombre de vertus.

En font indéniablement partie la tonalité pragmatique du discours, l’accent mis sur le comment et les questions opérationnelles et, d’une certaine façon, la remise en perspective des bonnes vieilles questions de P.F. Drucker (Magretta, 2002) par rapport à ce que les technologies contemporaines de circulation et de traitement de l’information et des connaissances rendent désormais possible en matière de conception et d’organisation d’une activité créatrice de valeur.

Cette focalisation sur le comment conduit également à s’intéresser davantage que ne l’a fait la littérature en management stratégique, aux stratégies dites fonctionnelles ou de ressources et aux effets de synergie (Demil & Lecocq, 2012).

12 La notion d’avantage concurrentiel n’est pas forcément plus claire que celle de création de valeur (voir notamment Lepak & al, 2007, sur cette dernière notion). Par exemple, J. Barney et M. Peteraf en proposent des définitions différentes, renvoyant à des situations qui ne coïncident pas nécessairement13 Le fait de parler de création de valeur et de génération de revenus plutôt que d’avantage concurrentiel donnerait au BM un champ d’application plus large, s’étendant notamment aux organisations à but non lucratif (ex. : les ONG) pour lesquelles l’idée d’avantage concurrentiel n’aurait pas de sens (Lecocq & al., 2010). Cette affirmation mériterait sans doute d’être nuancée dans la mesure où ces organisations sont, quoiqu’on en dise, en concurrence pour l’accès aux ressources, notamment financières (voir par exemple la polémique entre les organisateurs du téléthon et ceux du sidaction).

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S’ajoutent à ces éléments les vertus didactiques ou pédagogiques, à destination de différentes catégories d’auditoires, propres à la forme narrative que peut revêtir l’exposé d’un BM, la « belle histoire » qu’il raconte (Desmarteau, in Saives et al., 2012).

Evidemment, l’énoncé de ces vertus, du moins de certaines d’entre elles, est de nature à susciter un certain agacement lorsqu’il s’accompagne d’une revendication d’originalité ou de nouveauté par rapport à la littérature en stratégie.

Dire que l’approche BM, par rapport à cette littérature, est plus transversale, prête davantage attention aux questions d’organisation et de ressources, s’inscrit judicieusement dans une vision réticulaire de l’entreprise qui doit construire son réseau de relations, ne vaut que par rapport à une conception étroite, réductrice, de la stratégie.

Sans doute n’est-ce plus de mise aujourd’hui si l’on en croit certaines logiques qui président à la sélection de publications, mais si l’on revient aux sources, aux textes fondateurs de la discipline14, on constate que certaines des « nouveautés » étaient parties intégrantes de la stratégie. Par exemple, le souci de l’intégration fonctionnelle présent chez C. Barnard et rappelé fort à propos par T. Hafsi (1997), le thème de la synergie cher à H.I. Ansoff, la centralité des questions d’organisation, de capacité organisationnelles, de contrôle, pour A.D. Chandler, ou encore, plus proche de nous, la notion de système d’offre exposée par G. Kœnig (2004 : 224 et s.), par rapport à laquelle certaines définitions du BM ne semblent pas réaliser une avancée significative.

De tels éléments ont peut-être été trop négligés, à moins qu’ils n’aient été ensevelis sous l’avalanche d’outils d’analyse et de concepts, mais cela justifie-t-il d’ajouter un nouvel item au lexique du management stratégique au prix de débats sans fin sur la bonne définition du concept ?

Evidemment, on peut admettre après tout que la redécouverte de questions clés et leur examen à nouveaux frais possède ses vertus dans un monde qui change15.

Là n’est donc sans doute pas l’essentiel, d’autant plus qu’il n’y a pas de véritable consensus sur la définition de la stratégie, pas plus que sur celle de BM.

Pour apprécier les apports et les limites de l’approche BM, c’est bien son rapport à la stratégie qu’il faut examiner plus à fond.

Ce rapport est relativement ambigu, les positions des uns et des autres étant variables. On peut admettre cependant que les promoteurs de l’approche BM se rejoignent sur l’idée que le BM est un concept distinct de celui de stratégie, tout en lui étant relié. Cette position mérite d’être examinée en termes de niveaux d’analyse et de questions associées aux deux concepts.

14 Voire aux idées qui prévalaient là où le mot même de stratégie a été inventé (la Grèce antique).15 De toute façon, il faut bien composer avec les phénomènes d’amnésie. Qui se souvient, par exemple, à part W.R. Scott (2001) et A.G. Bedeian (2004), que le concept d’enactment attribué à K.E. Weick a d’abord été introduit par W.G. Sumner (1906) ?

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A priori, comme on l’a vu, l’approche BM se place au niveau « activité », l’équivalent de la « business strategy » ou stratégie dite secondaire. C’est un niveau auquel bon nombre des outils d’analyse se situent. Différents arguments plaident en ce sens : le mot « business » lui-même qui est au cœur de l’approche, ou bien encore le fait que c’est par rapport à la stratégie d’activité (ou la « product/market strategy ») que certains s’efforcent de circonscrire la spécificité du concept de BM (Zott & Amit, 2008). C’est également ce que retiennent R. Casadesus-Masanell et J.E. Ricart (2010) en parlant de système d’activité.

Compte tenu de ce positionnement, il est tentant de considérer que l’approche BM ne met pas au cœur de sa problématique les questions de stratégie de l’entreprise diversifiée qui ont suscité leur lot d’outils d’analyse, parmi les plus populaires. Sauf à entretenir une interprétation discutable du mouvement dit de recentrage des grandes entreprises diversifiées, ces questions restent d’actualité.

L’approche BM laisse donc en suspens des questions telles que :- comment concevoir, gérer, contrôler un portefeuille de BM ?- peut-il exister une sorte de meta-BM unifiant, sur la base d’une logique ou d’une

autre, un ensemble de BM spécifiques de différentes activités ?

Gageons que s’ils s’emparent de la première question, les BM-istes (ou les stratégistes) ne tarderont pas à abonder la boîte à outils d’une nouvelle série de matrices d’évocation et de choix de portefeuille de BM. D’une certaine façon, V. Sabatier & al. (2010) ont déjà posé des jalons dans cette direction.

Quant à la seconde question, il sera difficile de s’y intéresser en faisant abstraction de ce que nombre d’auteurs ont déjà pu suggérer en matière d’analyse de la parenté d’un ensemble d’activités : la parenté stratégique (vs opérationnelle) qu’évoque R.M. Grant (1988), mais aussi les notions de métier, de logique dominante, voire de formule d’exploitation16.

Tout cela vaut a priori, mais en fait la question du niveau d’analyse n’est pas tranchée. B. Demil et X. Lecocq (2012) laissent d’ailleurs cette question ouverte en soulignant le caractère protéiforme du concept de BM.

Si l’on écarte les usages quelque peu outranciers ou excessivement simplificateurs17, il reste que le concept de BM est tout autant invoqué pour le niveau « entreprise » que pour le niveau « activité ». Il suffit de passer en revue les définitions disponibles pour relever autant d’occurrences des mots « firm », « organization », « company », que du mot « business ».

Bien entendu, on pourrait dire que BM (niveau activité) et BM de l’entreprise se confondent si cette dernière est précisément à activité unique ou mono-DAS. La consanguinité initiale de l’approche BM avec la thématique du développement des start-up de l’internet n’est sans doute pas étrangère à cette confusion des niveaux d’analyse.16 Notion introduite par R. Normann (1981) et avec laquelle certaines définitions du BM entretiennent une étrange ressemblance.17 Quel sens y a-t-il à parler du BM d’une grande nation, ce qu’une certaine presse économique n’hésite pas à faire ?

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Mais même dans ce cas de figure, l’ambiguïté subsiste pour ce qui est du rapport entre BM et stratégie.

R. Casadesus-Masanell et J.E. Ricart, pour ne prendre que cette référence, prennent soin de distinguer les deux concepts. Pour eux, il n’y a rien à gagner à introduire le concept de BM lorsque, pour la formulation de sa stratégie, l’entreprise n’est pas conduite à raisonner en termes conjecturels, c’est-à-dire à prendre en compte différentes contingences hors de son contrôle susceptibles de se réaliser sur un horizon considéré ; par exemple, l’entrée d’un nouveau concurrent sur le marché, ou un retournement de conjoncture. Gageons que ce type de situation a peu de chances de se produire, voire même qu’il s’agit d’une perspective antinomique à la notion de stratégie.

En dehors de ce cas, donc, BM et stratégie sont des concepts distincts mais reliés, la stratégie consistant précisément à concevoir et à aménager ou modifier le BM en fonction des contingences18. Considérée ainsi, la stratégie fait figure de concept d’ordre supérieur (« a high-order choice ») par rapport au BM.

On peut admettre cette conception, mais pas nécessairement au sens que R. Casadesus-Masanell et J.E. Ricart lui donnent en faisant de la stratégie le plan contingent de conception et de déploiement d’un BM. Instruire le problème stratégique de cette façon présente en effet le risque de laisser dans l’ombre certaines questions qui sont au cœur de sa définition initiale.

On pense évidemment au plaidoyer depuis longtemps argumenté par l’école de Harvard en faveur d’une définition large de la stratégie qui inclut « le type d’organisation économique et humaine que l’entreprise est ou veut être, et la nature de la contribution économique et non économique qu’elle cherche à apporter à ses actionnaires, ses employés, ses clients, la communauté » (Andrews, 1980 : 18).

Avec le temps, et sous l’égide d’une certaine conception académique de ce que doit être une recherche dite rigoureuse en stratégie, cette version large a cédé la place à des définitions plus étroites se prêtant davantage à l’exercice de la mesure conditionnant le test de modélisations théoriques, saisissant ainsi la stratégie au sens de recherche continue de rentes (Bowman, 1974). Cette orientation ne constitue pas à elle seule toute la recherche en stratégie, mais elle fait malgré tout figure de ce qu’il est convenu d’appeler le « mainstream ». Le risque existe qu’une focalisation de la réflexion sur la seule approche BM alimente cette orientation réductrice de la stratégie.

N’est-il pas symptomatique que tel essai d’inventaire systématique des composantes du BM à partir des nombreuses définitions qui en ont été proposées (Moyon, 2011 : 103 et s.) conduise à éliminer des éléments que l’on ne peut décemment pas écarter de la réflexion stratégique (notamment des éléments de contexte légal, institutionnel, voire technologique) ?

18 BM que ces auteurs définissent ainsi : « BM refers to the logic of the firm (c’est nous qui soulignons), the way it operates and how its creates value for its stakeholders » (2010 : 196).

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N’est-il pas également symptomatique que l’on peine à trouver dans la littérature BM des traces de questionnement éthique, relatif à la responsabilité sociale d’entreprise ou au développement durable ? On peut dire évidemment que ce silence, relatif, n’est pas propre à la littérature BM : il vaut pour les écrits en management stratégique en dépit du fait que certains des premiers contributeurs majeurs se souciaient de ce type de questions (Foss, 1997)19. On peut dire également qu’il existe des travaux mobilisant le BM qui s’intéressent, de différentes façons (pour des contextes ou des activités particuliers plus que pour l’entreprise en quelque sorte « standard »), à des problématiques de ce genre (Thompson & MacMillan, 2010 ; Yunus & al., 2010 ; Dahan & al., 2010), mais ils font pour l’instant plutôt figure de l’exception qui confirme la règle.

On peut voir là une façon de lever les ambiguïtés qui existeraient entre les concepts de BM et de stratégie en délimitant leurs champs respectifs : telles questions relèveraient du BM, telles autres de la stratégie au sens initial de politique générale. Le problème est qu’une partition de ce genre risque fort, compte tenu du caractère pragmatique du BM, de conduire à ne traiter les questions fondamentales de la stratégie que de façon supplétive, voire simplement rhétorique ou cérémonieuse, alors que les réponses à y apporter sont censées expliciter les rationalisations qui doivent inspirer la conduite concrète de l’action.

L’approche BM risquerait alors d’illustrer cette sorte de refuge dans un pragmatisme non questionné qu’évoque Martinet (2007 : 107), porteur d’une rationalité substantive unique et expurgée de toute représentation fondamentale de l’entreprise, voire une sorte de nouvelle illustration de la vieille loi de Gresham.

ConclusionQue conclure de cet essai introductif d’interprétation du BM au regard de

ce qu’a déjà produit la discipline management stratégique ?

Par rapport à ce corpus, l’interrogation, au moins implicite, portait sur le degré de nouveauté de l’approche BM et sur les raisons de la popularité dont le concept bénéficie alors que d’autres propositions conceptuelles antérieures n’ont pas eu la même destinée.

En d’autres termes, assiste-t-on, avec le BM, à une autre manifestation de cette tendance, dénoncée par E.H. Bowman & al (2002), à inventer de nouveaux termes pour désigner un construit déjà saisi avec d’autres mots ? Ce n’est pas exactement le cas.

Certes, l’approche BM trouve sa place dans le champ du management stratégique qui explore les problématiques de création et de maintien d’un avantage concurrentiel et de quête permanente de rentes, mais en replaçant ces problématiques

19 Il est vrai que N. Foss ne semble guère s’intéresser à la littérature francophone en stratégie qui n’est pas muette sur ces sujets.

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dans une atmosphère dont on a vu les particularités, et en reformulant les questions d’une façon très pragmatique de nature à séduire les praticiens par le sentiment d’utilité immédiate qu’elle induit (Lebas, in A.-L. Saives & al., 2012 : 18).

Par ailleurs, le BM ne se substitue pas à tel ou tel outil proposé antérieurement pour la simple raison qu’il n’est pas à proprement parler un outil mais fait plutôt figure de réceptacle potentiel des outils existants, qui peuvent être convoqués à différents moments de la construction d’un BM ou pour instruire telle ou telle question que pose le design de ses composantes. D’où cette sorte d’auberge espagnole théorique que caractérise l’approche ou, en termes moins provocants, de neutralité théorique, au moins pour le moment.

On peut y voir un avantage, si l’on considère que l’évocation d’un substrat théorique est propre à rebuter certains auditoires, ou au contraire une faiblesse dans la mesure où cette neutralité est en même temps un évitement de la question de la représentation de l’entreprise et, plus largement, des fondements de l’action collective.

Si le BM peut être qualifié d’outil, c’est au sens d’instrument de délibération, mais une délibération cantonnée aux questions dont on a vu l’incomplétude par rapport à une définition large de la stratégie, et surplombée par le renvoi à une rationalité substantive unique20 qui est une forme de négation de la complexité des situations stratégiques (Martinet, 1997).

Quoi qu’il en soit, puisque l’approche BM s’est installée dans le paysage académique, il est tentant de se livrer à un exercice de prospective en se demandant ce que peut devenir la littérature correspondante. Différents scénarios, non réciproquement exclusifs, sont envisageables.

Comme ce fut le cas pour la stratégie, le BM peut devenir un objet d’analyse et inspirer un programme de recherche dont il est facile d’imaginer les orientations. Il s’agira, par exemple, de multiplier les essais de classification ou de typologie de BM et d’enrichir ainsi le menu des propositions « idéales-typiques » que les stratégistes offrent aux praticiens en les invitant à y faire leur marché. L’exercice risque d’être sans fin, puisque tout inventaire de ce genre est régulièrement rendu obsolète par la créativité des entrepreneurs21.

Ou bien encore, le BM constituera une sorte d’aubaine pour les partisans du programme de recherche d’inspiration contingente et positiviste sur les déterminants de la performance. A condition, évidemment, de bien distinguer le BM de la stratégie produit/marché comme le font C. Zott et P. Amit (2008), on

20 Ce biais n’est pas fatal : il existe heureusement des façons de s’emparer du BM qui ne font pas l’économie de la réflexion sur des notions fondamentales, à commencer par la notion de valeur (voir par exemple N. Schieb-Bienfait, in A.-L. Saives et al, 2012).21 et notamment de ceux que l’on pourrait qualifier de « mal élevés » parce qu’ils ne connaissent pas les règles institutionnelles en vigueur ou qu’ils n’hésitent pas à s’en affranchir.

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peut lui donner le statut de nouvelle variable de contingence et s’adonner aux délices de la mesure statistique, des calculs de corrélation et de la modélisation économétrique.

Un autre scénario consistera à se saisir du BM comme pratique à comprendre et à orienter, que ce soit dans la perspective de l’enseignement de la stratégie, dans celle de l’accompagnement de l’entrepreneuriat, ou de la façon dont les entreprises se saisissent de cet « outil » dans leur processus de formulation de leur stratégie.

C’est en partie le sens des « tours de table » AIMS sur le sujet, qui permettent d’engager des débats (Saives et al., 2012, 2013, 2014).

A terme, il est possible que ce scénario conduise à redécouvrir un certain nombre de questions essentielles se rapportant à la construction et la conduite de l’action collective, ou de variables « soft » pour l’instant absentes dans l’inventaire des composants du BM. Et la roue de la connaissance aura fait un tour de plus.

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