État et violence. Une archéologie de la mise en place de l’État néo-hellénique et de ses...

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67 État et violence Une archéologie de la mise en place de l’État néo-hellénique et de ses rapports aux forces productives 42 Panagiotis Christias, U. de Chypre Il y a deux Histoires : l’Histoire officielle, menteuse qu’on enseigne, l’Histoire ad usum Delphini ; puis l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une histoire honteuse. Laissez-moi vous raconter, en trois mots, une autre historiette que vous ne connaissez pas. Honoré de Balzac, Illusions perdues. Il est désormais incontestable que la Grèce de la crise économique connaît un regain de violence sociale 43 qui ne fait 42 Cet article a été rédigé en automne 2011. 43 En décembre 2012, il est évident que la montée des néo-nazis de l’Aurore Dorée (Chryssi Aygi) se fond dans le climat général de ce regain de violence de la part des groupes ou d’individus qui pensent pouvoir se passer de l’ordre politique et se soustraire à la loi commune, au nom des circonstances « exceptionnelles ». Toutefois, ce qui anime l’imaginaire des membres de l’Aurore Dorée (Chryssi Aygi) n’est pas l’imaginaire révolutionnaire de la résistance que je décrirai, mais un autre imaginaire, celui du tyran doublé des tendances mégalomaniaques de l’annonciateur d’un avenir doré. De façon succincte, il faudrait opposer l’imaginaire de résistance révolutionnaire, et le type de violence sociale qu’il engendre, de l’imaginaire et de la violence des groupuscules néonazis : le premier correspond à un mécanisme défensive de la société, du peuple qui, comme le disait déjà Machiavel, ne veut pas être dominé ; le deuxième correspond à une violence agressive des personnes qui pensent être au-dessus de la société, c’est une violence de domination.

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État et violence Une archéolog ie de la mise en place de l ’État néo-he l l énique e t de ses

rapports aux forces product ives 42

Panagiotis Christias, U. de Chypre

Il y a deux Histoires : l’Histoire officielle, menteuse qu’on enseigne, l’Histoire ad usum Delphini ; puis l’Histoire secrète, où sont les véritables causes des événements, une histoire honteuse. Laissez-moi vous raconter, en trois mots, une autre historiette que vous ne connaissez pas.

Honoré de Balzac, Illusions perdues.

Il est désormais incontestable que la Grèce de la crise

économique connaît un regain de violence sociale43 qui ne fait

42 Cet article a été rédigé en automne 2011.

43 En décembre 2012, il est évident que la montée des néo-nazis de l’Aurore Dorée (Chryssi Aygi) se fond dans le climat général de ce regain de violence de la part des groupes ou d’individus qui pensent pouvoir se passer de l’ordre politique et se soustraire à la loi commune, au nom des circonstances « exceptionnelles ». Toutefois, ce qui anime l’imaginaire des membres de l’Aurore Dorée (Chryssi Aygi) n’est pas l’imaginaire révolutionnaire de la résistance que je décrirai, mais un autre imaginaire, celui du tyran doublé des tendances mégalomaniaques de l’annonciateur d’un avenir doré. De façon succincte, il faudrait opposer l’imaginaire de résistance révolutionnaire, et le type de violence sociale qu’il engendre, de l’imaginaire et de la violence des groupuscules néonazis : le premier correspond à un mécanisme défensive de la société, du peuple qui, comme le disait déjà Machiavel, ne veut pas être dominé ; le deuxième correspond à une violence agressive des personnes qui pensent être au-dessus de la société, c’est une violence de domination.

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qu’exprimer le mécontentement citoyen et l’esprit de désobéissance civile en Grèce aujourd’hui. Le contexte insurrectionnel anarchiste et le climat favorable à la genèse d’une nouvelle génération de cellules terroristes qui sont de plus en plus en contact avec le milieu des criminels du code pénal sont des exemples probants, même s’il s’agit là des cas limites. On aurait toutefois tort de les ignorer. Les groupuscules armés, qualifiés de « terroristes », qui revendiquent le qualificatif de « lutte armée » puisent leur tradition dans les années septante et quatre-vingt, à la suite alors de la Rotte Armee en Allemagne et des Brigate Rosse en Italie. Il s’agirait selon certains des cas isolés, des résidus d’anciennes époques qui trouvent une nouvelle justification dans le contexte de la crise économique et sociale. Ce que nous tenterons de démontrer dans cet article, c’est que la violence sociale est un processus social-historique global qui implique l’ensemble des forces productives d’une région géostratégique. Par ailleurs, ce qui est notre deuxième postulat, la violence sociale engendrée par un contexte de crise des institutions et de méfiance des citoyens vis-à-vis de l’État, loin d’être un acte contre-productif, sans apparent lien avec le processus productif, est en effet au centre de ce processus puisqu’il intervient dans le rapport essentiel de la lutte entre les forces productives et l’oligarchie qui a le contrôle et la « propriété » des moyens de production. Elle joue un rôle central dans les luttes sociales : elle fonctionne comme un avertissement aux pouvoirs mis en place, un garde-fou de la tranquillité de la majorité silencieuse.

Pour comprendre alors la violence sociale dans le contexte de la crise contre l’État grec ainsi que les arguments qui pourraient fonctionner comme légitimation des actes de violences par la base sociale, il faut commencer par l’étude de la géopolitique grecque, liée aussi bien à la famille des peuples balkaniques qu’à la tradition marxiste révolutionnaire des grands pays de l’Europe Occidentale. Pour reprendre le mot de Panajotis Kondylis, il faut comprendre la « communication politique » propre à la Grèce et, pour suivre aussi sa propre intuition épistémologique, le rôle central des phénomènes extrêmes et marginaux dans la mise en place d’une nouvelle vision du monde. Kondylis avait démontré, par exemple, le rôle cardinal des auteurs et des idées radicalement matérialistes et sensualistes de Sade et de La Mettrie dans la mise en place des Lumières. Ces idées radicales furent combattues par la majorité des philosophes des Lumières. Étant à la suite logique des théories rationalistes plus modérées, les mouvements matérialistes durs risquaient d’éloigner les masses de l’idéologie des Lumières en son ensemble. Au contraire, les penseurs de l’opposition, et notamment les contre-révolutionnaires, avaient tendance à identifier ces idées radicales à

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position centrale des Lumières. Or ces idées étaient aussi nécessaires que dangereuses pour les philosophes des Lumières, car leurs propres systèmes de pensée, même radicalement nouveau et athées, n’étaient pas assez radicaux comme les systèmes de La Mettrie. Du coup, l’existence du mouvement matérialiste radical, rejeté de tous les côtés, a offert aux écrivains des Lumières la liberté de pousser plus loin les limites de ce qui était considéré comme « modéré », surtout aux yeux de leurs ennemis idéologiques. Ainsi que nous allons le démontrer, le rôle des groupes armés en Europe des années 1970 et de la violence sociale en Grèce aujourd’hui remplissent la même fonction : ils permettent aux partis de gauche et, en général, aux partis de l’opposition au capitalisme financier néolibéral de pousser plus loin les formes de luttes considérées « modérées ». L’imaginaire révo lut ionnaire de la Grèce moderne

Un cœur d’insurrection, une tradition de révolte, révolutions, luttes armées, dictatures et résistances, un état généralisé de clandestinité : voilà ce qu’observe le lecteur des bientôt deux siècles d’histoire de la Grèce moderne. Tout type d’idéologie révolutionnaire a trouvé le terreau grec assez fertile pour porter ses fleurs : Lumières, nationalisme, fascisme, socialismes de toute obédience, du plus révolutionnaire au plus parlementaire, ont, au moins pour un petit moment, triomphé dans la mentalité néohellénique. Aux origines de la création de l’État nation grecque, le mythe de la renaissance (Παλιγγενεσία) d’un peuple maître des destins spirituels du monde et maître de sa propre existence politique, lié à un autre mythe, celui du peuple élu du Christ, se traduisait concrètement par un acte majeur de négation du statu quo de l’Europe de Metternich et de la Sainte Alliance. À peine six ans après la fin de Napoléon et du rêve révolutionnaire en Europe, au moment où les forces « réactionnaires » des grandes monarchies européennes pensaient avoir mis fin aux idées dangereuses de la Révolution française, les Grecs, poussés par une élite révolutionnaire nourrie des idées des Lumières, entreprennent la lutte de libération contre un ennemi d’autant plus puissant qu’il était en paix avec ses ennemis de toujours, les Russes, et en alliance avec les forces de l’Europe centrale pour le maintien de la paix monarchiste. Sous le joug de la Sainte Alliance, nombreux furent les clubs révolutionnaires, francs maçons et carbonari, qui continuèrent la propagation des idées des Lumières, et surtout l’idée force de l’époque, la forme politique de l’État nation, autrement dit, une République nationale. Telle fut aussi la nature

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de la Φιλικὴ Ἑταιρεία (Société des Amis), organisation secrète clandestine44 qui organisa la lutte armée contre les Turcs et l’Empire ottoman. Mais qui a effectivement pris les armes contre les Ottomans ? L’« Histoire officielle » parle de corps patriotiques de combattants, les κλέφτες et les ἀρµατωλοί. L’« Histoire secrète »45, quant à elle, parle des κλέφτες comme des bandes organisés de voleurs et de tueurs, qui harcelaient les riches propriétaires terriens qui avaient fini par pactiser avec les Turcs afin de s’en débarrasser. Elle décrit les ἀρµατωλοί comme des seigneurs de guerre locaux ayant leur propre armée au service du plus offrant, le Pacha de Jannina, les Turcs ou la Révolution, qui n’avaient aucun scrupule de mettre à sac les villes grecques du Péloponnèse libre en pleine lutte contre la Porte.

Nous constatons donc que les idées de négation de l’ordre établi, de clandestinité et de lutte armée sont à l’origine de l’idée même de « liberté » et de « nation libre et souveraine ». C’est que l’origine de la Grèce moderne n’est pas une mutation ou une suite de transformations d’une forme politique plus ou moins stable depuis des siècles comme en France. La Grèce est le fruit même de la clandestinité et de la lutte armée, ce qui constitue un élément définitionnel de l’imaginaire radical, pour reprendre Castoriadis, de la « normalité » politique chez les Grecs. C’est le même imaginaire qui était actif pendant l’occupation nazie et, par la suite, pendant la guerre civile grecque de 1946-1949. C’est le même esprit qui guidait la gauche communiste grecque pendant les périodes les plus dures de l’existence clandestine, de la persécution – emprisonnements, déplacements forcés et exile, exécutions sommaires des membres ou des sympathisants du parti communiste clandestin. C’est le même esprit qui guida les actions armées d’Alekos Panagoulis et de Sakis Karagiorgas contre la Dictature des colonels de 1967 à 1974. C’est enfin, le même esprit, le même imaginaire radical de négation de l’ordre établi qui anime les milieux anarchistes du quartier d’Exarcheia du centre d’Athènes depuis les années quatre-vingt et jusqu’à aujourd’hui.

À cet imaginaire bien balkanique, il faudrait ajouter l’imaginaire marxiste-léniniste, formé en Europe Occidentale et émigré en suite vers tous les coins du globe : Amérique latine, Afrique, Sud-Est asiatique, Chine, Proche et Moyen Orient. À la manière de Castoriadis, il faudrait nous figurer la confluence de ces deux imaginaires comme deux rivières

44 Cf. Κωστής Παπαγιώργης, Ἐµµανουήλ Ξάνθος, Καστανιώτης, Αθήνα, 2005.

45 Cf. Κωστής Παπαγιώργης, Τὰ καπάκια, Καστανιώτης, Αθήνα, 2003.

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de lave, sorties droit des entrailles de la terre, qui se rencontrent causant des explosions monstrueuses et produisant de nouveaux types de formations rocheuses. De cette manière les noms de Meinhoff, Raspe, Baader et Ennslin ont rejoint ceux de Kolokotronis, de Bouboulina, de Papaflessas et de Karaiskakis. Les légendes de la Commune de Paris et de Louise Michel ont intégré le panthéon de la liberté à côté de ceux de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg. Leurs cadavres dans le Landwehrkanal ont, suivant les règles de la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty46, solidifié la représentation du « partisan », du combattant mort pour la liberté, s’ajoutant aux représentations des cadavres de la Commune de 1870 et à celui du Che, exhibé par ses assassins comme une trophée de chasse.

Pour bien comprendre la fonction de cet imaginaire radical des héros marginaux (kleftes, communards, partisans, anarchistes ou terroristes), condamnés à mort politiquement et moralement par l’ordre établi et qui, par leur sacrifice physique et morale, offrent la liberté à la grande masse silencieuse, il faut penser à la fonction du « schème » chez Jean Piaget. Il s’agit d’un court-circuit entre notre système de perception et notre système d’évaluation de la denrée sensorielle par lequel une image, une représentation ou un acte équivaut à une satisfaction d’ordre morale. Un acte radical, comme ceux perpétrés par la « guérilla urbaine », comme ils se désignent eux-mêmes, procure aux acteurs eux-mêmes et à la minorité active sympathisante (mouvement étudiant, milieux anarchistes, gauche(s) non parlementaires) une énorme satisfaction morale et un soulagement qui se rapproche du sentiment de libération d’un lourd fardeau. La chose est que cette satisfaction est de suite ressentie aussi, par procuration, par la majorité silencieuse, et cela surtout dans le cas où cette dernière souffre de façon non consciente d’un malaise dans le contexte social généré par l’ordre établi. En d’autres termes, quand le citoyen n’a plus confiance en l’État, tout acte violent contre l’État, ses « protégés » ou ses « parrains », ne peut que répondre aux attentes du sentiment commun, assoiffé de justice.

46 Maurice Merleau-Ponty arguait que le « rouge » est en effet un amalgame mental de tous les « rouges » que le sujet avait empiriquement identifié comme tels durant son existence biologique. Cf. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard,

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Une tradi t ion de méf iance envers l ’État

Juste avant la Révolution grecque, Adimanthe Coray, membre du club des Idéologues, ami de Cabanis, de D’Estutt de Tracy et révolutionnaire de 89, soutenait que les Grecs n’étaient pas assez éduqués pour mériter un État libre, raison pour laquelle il disait que la Révolution était prématurée. Bien entendu, l’Histoire n’attend pas : ce qui est arrivé en 1821 portait en lui les fruits du temps. Toutefois, la chose est que les Grecs n’étaient en effet pas prêts pour construire un État capable de gérer les affaires de la Grèce. Les mentalités ottomanes sultaniques ont perduré. Rappelons que, selon la classification wébérienne, le type de domination appelé « traditionnelle »47 prend trois formes, la gérontocratie, le patriarcalisme et le patrimonialisme. Voici comment Weber définit le sultanisme :

Avec l’apparition d’une direction administrative (et

militaire) purement personnelle de détenteur du pouvoir toute domination traditionnelle incline au patrimonialisme et, à l’apogée du pouvoir du seigneur, au sultanisme.

Les « associés » se transforment d’abord en « sujets », le droit du seigneur, interprété jusqu’alors comme droit prééminent des associés, en un droit personnel, approprié (en principe) de la même façon que n’importe quel objet susceptible de possession, en principe réalisable (vénal, hypothécable, partageable par voie de succession) comme n’importe quelle chance économique. Extérieurement, la puissance patrimoniale du seigneur s’appuie sur des esclaves (souvent marqués au fer), ou sur des colons, ou sur des sujets opprimés, ou, – pour rendre la communauté d’intérêts vis-à-vis de ces derniers le plus indissoluble possible – sur des gardes du corps et une armée mercenaire (armée patrimoniale). Au moyen de cette puissance, le seigneur élargit l’étendue de l’arbitraire extratraditionnel, du favoritisme, de la grâce aux dépens de

47 « Nous qualifions une domination de traditionnelle lorsque sa légitimité s’appuie, et qu’elle est ainsi admise, sur le caractère sacré des dispositions [Ordnungen] transmises par le temps (« existant depuis toujours ») et des pouvoir du chef. Le détenteur du pouvoir (ou divers détenteurs du pouvoir) est déterminé en vertu d’une règle transmise. On lui obéit en vertu de la dignité personnelle qui lui est conférée par la tradition. » Economie et société /1, Paris, Plon, 1971, 1995, p.301-302.

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l’assujettissement patriarcal et gérontocratique à la tradition. On appellera domination patrimoniale toute domination orienté principalement dans le sens de la tradition, mais exercé en vertu d’un droit personnel absolu ; sultanique, une domination patrimoniale qui, dans la manière dont elle est administrée, se meut principalement dans l’arbitraire non lié à la tradition. La distinction est très fluide. Ces deux types de domination se séparent l’un de l’autre, et de la même façon le sultanisme du patriarcalisme primaire, de par l’existence de la direction administrative personnelle.

La forme sultanique du patrimonialisme est parfois en apparence – en réalité, jamais de manière effective – totalement indépendante de la tradition. Elle n’est pas rationalisée de manière objective ; au contraire, seule la sphère de l’arbitraire et de la grâce s’y est développé à l’extrême. Elle se différentie par là de toutes les formes de domination rationnelle.48

Selon ce modèle, les unités territoriales, politiques et

administratives n’étaient pas de territoires et des institutions d’injonction juridico-légale commune, mais plutôt des unités d’action, de scènes de théâtre distinctes : le sultanisme est le modèle pour tout exercice de pouvoir effectif. Ce que le Sultan est à l’Empire, le maire l’est dans sa commune, le ministre dans son ministère, le fonctionnaire public dans son bureau. Au lendemain de la Révolution, cette mentalité a conditionné le destin politique de la Grèce moderne. Donnons deux exemples49.

D’un côté, l’État grec était un État pauvre, puisqu’il ne possédait pas de terres. La propriété terrienne, même après la mise en place d’un État viable, vers 1827, était toujours régie par les firmans ottomans. C’est toujours le cas aujourd’hui : les cours de justice grecs reconnaissent toujours la légitimité des firmans des pachas ottomans et de l’État

48 Idem, p.308-309.

49 Voir, Νικηφόρος Διαµαντούρος, Οι απαρχές της συγκρότησης σύγχρονου κράτους στην Ελλάδα. 1821-1828, Μορφωτικό Ίδρυµα Εθνικής Τραπέζης, Αθήνα, 2002.

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ottoman. En d’autres termes, ils reconnaissent, encore aujourd’hui, de facto et de jure, que l’État néo-hellénique est la continuité de l’État ottoman ! Et cela malgré la Révolution nationale ! Ce qui signifie que l’État néohellénique est un État faible qui, à cause de la domination idéologique de l’Église orthodoxe, n’a pas pu s’imposer aux grands propriétaires terriens (tsiflikades), qui ont en effet maintenu l’État dans un état de somnolence afin de l’utiliser à leurs propres intérêts. De l’autre côté, les chefs des groupes armés et les guerriers, les kleftes et les armatoloi, autrement dit, les troupes de la Révolution, n’ont consenti à se soumettre à l’autorité de l’État qu’après avoir reçu l’assurance d’être à la paye de l’État et d’avoir les postes clés dans l’administration. En effet, la plus grande partie des prêts dits de la Révolution ont servi à ce but : l’État a dû « acheter » la pacification de son territoire. L’argument pour persuader les bandes armées et les seigneurs de guerre de déposer les armes était le suivant : au lieu de piller les villages et les campagnes, qui n’ont aucune richesse, joignez l’armée et l’administration grecques qui, soutenues par les prêts de l’État, peuvent vous assurer une subsistance durable. En d’autres termes, on leur disait : au lieu de piller la société civile, pillez librement l’État qui contactera des prêts à des intérêts exorbitants pour être à la hauteur de vos exigences.

À ces deux groupes, noblesse terrienne et seigneurs d’armes, s’est ajouté, à partir de 1830, un troisième, la noblesse bourgeoise, les riches commerçants et les professionnels libéraux de tout ordre, qui ont accompagné le changement de régime de 1830 avec la venue et l’installation en Grèce du roi Otton de Bavière, comme souverain du nouvel État grec. Les deux premiers groupes ont étés absorbés par l’État. D’un côté, la création d’une armée nationale et d’une police de campagne, accompagnée, dans les années 1850, d’une forte idéologie nationale, ont totalement pacifié le territoire hellénique. De l’autre, la montée de la bourgeoisie libérale et de la manufacture a établi la primauté de la richesse commerciale capitaliste sur la richesse terrienne agricole. La prédominance de ce troisième groupe n’a pas pu être maîtrisée, par l’État. Au contraire, ayant dominé les autres, elle a asservi l’État par des moyens administratifs bureaucratiques. De quelle façon s’opère la domination de la classe bourgeoise en Grèce ?

Afin de comprendre la nature de l’asservissement de l’État aux intérêts privés des corporations professionnelles (Stände), il faut expliquer que l’économie grecque a toujours été parasitaire. Un des articles les plus pertinents sur l’analyse économie néo-hellénique fut publiée dans la revue trotskiste Spartakos, très influente dans les années trente en Grèce. Les grands industriels et propriétaires de manufactures industrialisées de la diaspora sont arrivés en Grèce pendant la seconde moitié du dix-

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neuvième siècle. Ce fut le moment de l’installation des grandes familles bourgeoises à Athènes, qui sont restées dans l’histoire comme évergètes. Au lieu de se lancer à l’aventure industrielle et industrialiser le pays, mobilisant le savoir faire qu’ils possédaient, ces riches familles ne sont venues en Grèce que pour faire du commerce, exploitant, en fait, la pauvreté et la naïveté du peuple grec. Leur ambition était de revendre des produits achetés en Europe, et non fabriqués en Grèce, dans un espace de consommation encore vierge. Pour ces riches bourgeois à la retraite, il n’a jamais été question de se constituer en classe capitaliste ayant une activité industrielle pour faire des exportations et créer une économie forte et indépendante.

Au contraire, à leur arrivée en Grèce, ils ont commencé à harceler l’État pour leur accorder de privilèges comme des prêts à des taux scandaleusement bas, pour qu’ils puissent faire des profits exorbitants au détriment de la banque nationale, une fiscalité presque inexistante pour les profits et les grandes fortunes, offres de contrats publics etc. Suite à cette première période de dérèglement de l’économie nationale, arriva une grande période d’anarchie, de chaos et d’oppression politico-militaire d’une alliance idéologique entre les nationalistes et les pseudo-capitalistes. Au chaos initial de la Catastrophe de Smyrne en 1922, la destruction de l’hellénisme de l’Asie mineure et l’arrivée de plus de deux millions d’expatriés en Grèce continentale, a succédé le régime social de la « loi spéciale pour la protection du statu quo » (Ἰδιώνυµον, Loi 4229/1929), votée par le gouvernement de Venizélos : à partir de 1929 la corruption était justifiée au nom de la défense contre le communisme et la subversion. La nouvelle réserve de mains d’œuvre bon marché venue d’Asie Mineure ne devrait bénéficier d’aucune protection syndicale ou politique.

À partir de 1929, l’histoire politique de la Grèce sera une suite de juntes militaires nationalistes, jusqu’à l’imposition du fascisme. Le 4 août 1936, le régime fasciste de Metaxas accède au pouvoir par un coup d’État militaire. Quelques mois plutôt ce qui restait du parlement grec lui avait confié une Grèce en banqueroute depuis 1932 en lui octroyant des droits exceptionnels. Comme le dira Georges Seféris, la corruption devenue vertu sous ce régime, déterminera la mentalité des fonctionnaires d’État, au pouvoir jusqu’en 1974, voire jusqu’à aujourd’hui. Après la fin de la deuxième guerre mondiale, au lieu de procéder à une démocratisation/normalisation de la société politique et à une restructuration de l’économie nationale, fondée sur la montée de la classe moyenne, comme ce fut le cas en France, les forces fascistes toujours au pouvoir, avec l’aide des Anglais et puis des Américains, ont poussé la

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Grèce à la guerre civile (1946-1949) par l’expansion/généralisation de la loi spéciale et la loi obligatoire (Ἀναγκαστικός Νόµος 509/1947). Les « trente glorieuses » pour l’Europe et le monde Occidental se sont traduits en « trente honteuses » pour la Grèce des régimes pseudo-parlementaires et de la junte des Colonels (1967-1974) : la corruption des partis bourgeois était proportionnelle à l’impunité des membres des organisations clandestines, libres à sévir sur le corps de la Grèce. Durant ces années-là, une chose est à observer : le service public n’était plus un « service » pour les citoyens, mais un « privilège », entre les mains des partis au pouvoir, autrement dit, la propriété privée du fonctionnaire public véreux, qui exploitait sa position pour soutirer des profits. Le plus grand mal qu’a pu faire la dictature de Metaxas, écrira Seféris, est d’imposer un état de corruption généralisée. La corruption des régimes fascistes se surajoutait à celles qui avaient accompagné la fondation de la structure étatique en Grèce et l’importation de la classe bourgeoise. Il faudrait donc conclure, que ce n’est pas seulement les communistes qui appartiennent à la longue tradition de méfiance envers un état véreux, sectaire et oppresseur, mais l’écrasante majorité du peuple grec. Après l’arrivée de l’épopée socialiste, en 1981, une nouvelle classe politique dominante, le PASOK, promettra la fin de l’oppression, mais ne fera que la prolonger avec des moyens d’autant plus insidieuses, qu’ils avaient un profil populiste.

À partir de 1981 l’état profond a passé entre les mains des nouvelles forces politiques : la « gauche socialiste » et « progressiste » d’Andreas Papandreou remplaça la « droite nationaliste » et « réactionnaire ». La nouvelle classe dominante apporta une nouvelle ancienne attitude des fonctionnaires « verts50 » du nouvel État, qui ont exercé contre les « conservateurs » de la Droite une véritable terreur blanche. Cette classe fut créée par la volonté politique des nouveaux vainqueurs de la lutte sociale et consolidée par l’argent des aides aux pays du Sud de la CEE (Communauté Économique Européenne) et des emprunts faramineux, contractés pour la « modernisation » de la Grèce. En fait

50 Ils étaient en effet traités de « gardiens verts » (πρασινοφρουροί) et de « laquais verts » (πρασινορουφιάνοι) par ceux qui n’avaient pas accès aux antichambres du pouvoir, à cause du climat de persécution instauré dans la fonction publique. Le vert est la couleur du drapeau du Mouvement Panhellénique Socialiste (PASOK), fondé par Andreas Papandreou le 3 septembre 1974, qui accéda au pouvoir après les élections d’octobre 1981. Il perdit les élections de 1989, mais revint au pouvoir de 1993 jusqu’en 2004. Il est de nouveau au pouvoir à partir d’octobre 2009, avec Giorgos Papandreou (fils d’Andreas Papandreou) à sa tête.

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avant de quitter le pouvoir, le premier janvier 1981, Constantin Karamanlis avait fait entrer la Grèce dans la CEE, et cela contre la volonté des socialistes de Papandreou qui l’accusaient, à l’époque, de trahison. Cela, bien entendu, ne les a pas empêché d’empocher l’argent européen, tout en continuant le discours idéologique officiel antieuropéen et tiers-mondiste. La nouvelle mafiocratie, non plus militaire et réactionnaire, mais idéologique et « socialiste », se constitua alors des membres du parti tout puissant, car sans contre-pouvoir, des ministres d’un gouvernement avec des libertés dictatoriales car non contrôlé, des barons de la presse qui se rinçaient les contrats de construction, ou de « reconstruction », du pays, étant en même temps les propriétaires de grandes compagnies de construction, et des syndicalistes, nouveaux chefs de guerre et maîtres absolus du monde du travail. Il est inutile de continuer ici cette discussion : vingt-cinq ans de scandales, mises en accusation des ministres et d’Andreas Papandreou, acquittement de ce dernier par l’Aréopage de 5 voix contre 4. Les rumeurs succédaient les unes aux autres, éclatèrent de centaines de scandales, de pots de vin et de corruption de ministres, de fonctionnaires publics, des services fiscaux, de policiers et de juges, de syndicalistes et de journalistes : des milliers de cas instruits par la justice grecque, mais jamais un seul centime de l’argent volé, pillé, coulé dans les canaux de la mafiocratie socialiste n’a été retourné dans les caisses de l’État. Au bout de ce parcours vint la fin de la société civile grecque avec l’escroquerie boursière de 200051, orchestrée et mise en exécution par le premier ministre « socialiste » de l’époque, Kostas Simitis, le « modernisateur » socialiste néolibéral – sans oublier que le numéro deux du gouvernement de l’époque était Giorgos Papandreou, le Premier ministre actuel. Des milliards d’euro furent perdus dans la spéculation boursière orchestrée par l’État et les ménages furent réduits à la misère, à l’insécurité et à la délinquance usurière des banques. Car en fait, Simitis a mis en place un système très simple pour que les Grecs n’exigent pas le retour de leur argent : les banques emprunteront, sous garantie de l’État, pour prêter aux ménages grecs l’argent qu’on leur avait volé. Ce sont les fameux prêts éclair, sans procédure de vérification de la capacité de remboursement des ménages à des taux usuriers allant de 14% à 25% et parfois même plus, pour relancer la consommation.

51 Cf. Kostas Vergopoulos, Η αρπαγή του πλούτου. Χρήµα – Εξουσία – Διαπλοκή στην Ελλάδα [Le pillage de la richesse. Argent – Pouvoir – Mafiocratie en Grèce], Athènes, Livanis, 2005, pp.58-64.

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L’argent volé de l’arnaque boursière fut le gros lot de départ des socialistes après un quart de siècle de règne absolu. En quittant le pouvoir, ils avaient laissé une Grèce en état de banqueroute. Les deux gouvernements de « droite » qui leur ont succédé ont dû payer le bilan lourd des orgies de contrats « olympiques »52 et des emprunts bancaires, traduisant alors la dette privée en dette publique. Populiste, la « Nouvelle Démocratie » de Kostas Karamanlis (neveu de Constantin Karamanlis), n’était qu’un gouvernement d’ombres, faible et sans vrai pouvoir, réduit à regarder un pays dans les flammes s’enfoncer dans les abîmes du surendettement.

Quelle est donc la réalité politique grecque ? Reprenant les termes de Schmitt, nous pouvons parler de « parlementarisme ». Le Parlement n’est pas un corps délibératif législatif, qui consulte la volonté générale dans le silence des passions, selon la formule de Jean-Jacques, mais une arène où chaque groupe défend ses propres intérêts. Membres des partis et ministres, syndicalistes et groupes de pression de la fonction publique, marionnettes entre les mains des médias, des boites de construction et de la ploutocratie grecque : voilà ce que sont les députés grecs ! Bien entendu, les passions privées se déchaînent aux dépens de l’État et de la Nation. Les gouvernements grecs empruntent de l’argent au nom du Peuple grec pour le verser dans les poches de la mafiocratie. Le Parlement n’est un apparat entre les mains de la mafiocratie qui offre une apparence démocratique aux coulisses obscures de la machine à extirper du profit. Du sent iment de l ’oppress ion à l ’ espr i t de l ’ insurrec t ion e t , au-de là, aux groupuscules de « lut te armée »

Platon fut le premier à formuler l’argument logique dit du « consentement universel » : ce que tout le monde dit être vrai, est vrai. L’opinion commune, non pas l’« opinion » baptisée publique par les barons des médias, mais celle qui, comme le suggère Benjamin Constant, ne se trompe pas sur l’actuel, a déjà prononcé le verdict : « COUPABLES » ! Peu importe si les choses sont pires ou meilleures que l’image que nous en avons donnée : la chose est entendue et jugée, l’opinion a parlé et elle ne se trompe pas. Ce verdict de culpabilité contre tout ce qui se rapproche, de près ou de loin, de l’État crée une soif de réparation, de 52 Avant et durant les JO d’Athènes de 2004, la Grèce s’est en effet endettée pour que la mafiocratie de la construction puisse s’en mettre plein dans les poches. Le bilan fut faramineux et, bien entendu, signa le début de la fin de l’économie nationale grecque.

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punition des coupables, quand elle ne dégénère tout simplement pas en esprit de colère et de vengeance aveugle. Toute la gamme des sentiments négatifs est désormais libérée pour hanter les nuits et les jours des malfaiteurs. Si on suit de près l’actualité grecque, on se rend compte que la stratification des forces sociales de l’« épuration », de la protestation citoyenne à la « lutte armée », suit la gradation psychologique des sentiments liés à la frustration du juste : mécontentement, agacement, colère, rage, manie. Ce que nous constatons dans l’éventail des formes que prend la lutte sociale aujourd’hui en Grèce, de la plus « morale » à la plus « immorale », c’est qu’elles sont le passage à l’acte des personnes tourmentées par le sentiment intenable d’injustice et d’humiliation. Les actes de violence sociale sont l’expression de la frustration des citoyens face au crime de l’impunité des coupables. Tant que l’argent volé n’est pas retourné dans les caisses de l’État et tant que les coupables ne sont pas mis en prison, personne ne peut retenir le déchaînement de la violence sociale : l’impunité des coupables crée les Érinyes populaires modernes. La mise en place des formes (Simmel) de la lutte sociale est la prise en charge collective des sentiments individuels, la mise en forme des degrés divers des passions collectives de rétribution et de vengeance (δίκη et τίσις, disaient les Anciens).

Les conditions actuelles dans lesquelles le FMI, la Commission Européenne et la BCE (la Troïka) ont pris le pouvoir en Grèce ont provoqué une harmonisation des forces sociales en offrant un ennemi commun à tout le potentiel d’opposition de la société grecque. De cette façon, chaque niveau de violence agit de l’intérieur d’un champ de force unique : la radicalisation de la violence apparaît de l’intérieur d’un spectre continue de résistance du peuple grec à l’agresseur extérieur53. Nous pouvons dès lors discerner au moins cinq degrés de violence54, qui impliquent leur propre type d’organisation collective, mais qui ont instauré, à travers la logique de l’opposition à l’ennemi commun, un

53 Pour montrer à quel point le peuple grec se différencie de son État aujourd’hui, il faut juste mentionner que les Grecs appellent Georges Papandreou de son nom de naissance américain : « Jeffrey ».

54 Aujourd’hui, en décembre 2012, nous pouvons aussi ajouter un autre type de violence qui se distingue nettement des ceux mentionnés dans cet article, car il ne s’agit pas d’une violence contre l’État mais d’une violence montante contre la société elle-même. Pour pouvoir exercer cette violence contre la société, l’Aurore Dorée (Chryssi Augi) se pense déjà État qui doit façonner la société à son image. Cette essentielle différence entre violence sociale contre l’État et violence néonazie contre la société est analysée dans mon prochain livre sur Walter Benjamin et l’esprit de la modernité.

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climat de compréhension et d’acceptation mutuelles, pour ne pas dire des formes d’interconnectivité, de coopération et d’échange de potentiel humain. Il s’agit d’un spectre dynamique unique, fluctuant et changeant, qui ouvre de plus en plus vers les formes de lutte les plus radicales.

Tout d’abord, la majorité silencieuse : par le sentiment de frustration dégagée dans la vie quotidienne, dans les discussions portant sur l’injustice subie de la part des « possédants », elle transforme radicalement le champ lisse de la paix sociale démocratique. Portée habituellement vers la paix et la tranquillité, la majorité silencieuse bascule vers la violence par procuration. C’est comme un spectateur de film qui observe le héros principal subir l’injustice et l’humiliation : toute vengeance, que ça vienne du héros lui-même ou d’un obscur justicier en noir, toute violence, quoique extrême puisse-t-elle être, est accueillie avec soulagement et satisfaction. La majorité silencieuse est ce spectateur anonyme qui prend plaisir à la violence contre les oppresseurs : tout acte de violence radicale restaure son orgueil et son estime de soi du peuple. Elle devient ainsi instance ultime de légitimation de tout type d’excès violent. Elle est d’autant plus portée vers les formes de combat extra-démocratiques que les formes constitutionnelles de lutte, comme le syndicalisme, sont suspectes de collaborer avec l’oppresseur55. Pour ne citer qu’un exemple, un syndicaliste « socialiste » note dans son journal56

55 Voir l’article de Seraphim Konstantinidis dans le journal athénien I Kathimerini, 2 juin 2011.

56 « Είµαστε άτυχη γενιά. Οι προηγούµενοι ήταν τυχεροί. Οι περισσότεροι αξιοποίησαν την… ηλικία τους! Ηταν -άλλοι δίκαια, άλλοι ψεύτικα- η «γενιά του Πολυτεχνείου». Αναδείχθηκαν στον συνδικαλισµό, έκαναν καριέρα σε θέσεις διοίκησης ως στελέχη, ορισµένοι πήραν «µετάταξη», όχι ως φύλακες µουσείων, αλλά ακριβοπληρωµένα στελέχη σε ιδιωτικές εταιρείες προµηθευτών. Οι άλλοι, που δεν ήθελαν θέσεις στον ιδιωτικό τοµέα, απόλαυσαν τις απολαβές τους ως µέλη διοικητικών συµβουλίων οργανισµών και αφού έκαναν όσα ρουσφέτια µπορούσαν, έγιναν βουλευτές. Ακόµα κι αν δεν έγιναν υπουργοί, έκαναν πολιτική, δηλαδή αυτό που ήξεραν καλύτερα… Εµείς δεν προλάβαµε, όχι επειδή κάναµε λάθος, αλλά γιατί ήµασταν άτυχοι. Κι εµείς συµµετείχαµε ατελείωτες ώρες σε συζητήσεις και διαδικασίες, µέσα σε καπνούς από τσιγάρα, στο κόµµα και στα σωµατεία. Κι εµείς, µετά τον φοιτητικό συνδικαλισµό, δώσαµε τις µάχες µας στο µαζικό κίνηµα, στα σωµατεία, στην οµοσπονδία της επιχείρησης, ακόµα και στο δηµοτικό συµβούλιο του δήµου. Πάνω από όλα όµως, ποντάραµε στην πολιτική. Οταν ήµασταν αντιπολίτευση, δώσαµε µάχες να µην ξεπουληθεί η ΕΥΑΘ, ο ΟΤΕ, τα λιµάνια του Πειραιά και της Θεσσαλονίκης, τα ΕΛΤΑ. Τραβήξαµε χοντρό κουπί για να τους φέρουµε στην κυβέρνηση. Βάλαµε πλάτη στον πρόεδρο ακόµα και στις εσωκοµµατικές εκλογές για να νικήσουµε. Και τώρα που νικήσαµε, βλέπουµε ότι δεν άξιζαν τη στήριξή µας. Τώρα που ήρθε η ώρα επιτέλους να πάρουµε τις θέσεις που δικαιούµαστε στα διοικητικά συµβούλια, καταργούν τις αµοιβές ή

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sa « déception » par le tournant des choses en Grèce. Le lecteur insoupçonné serait surpris de découvrir que la déception du syndicaliste ne concerne pas l’état déplorable de son pays. Elle concerne la perte de ses opportunités de piller l’État et la fonction publique comme l’avaient fait ses prédécesseurs de la génération de l’École polytechnique57. Selon ses propres mots, il aimerait lui aussi recevoir des pots de vin, de postes dans la fonction publique et dans la bureaucratie du parti et, pourquoi pas, devenir député ! Maintenant il veut créer le « Parti de la fonction publique » pour gagner les prochaines élections !

La grande question de la résistance de la société grecque demeure celle du rôle des syndicats à l’heure du socialisme. Certes, les syndicats ont le pouvoir de mobiliser le monde du travail, mais cela n’est qu’une arme entre les mains des gens qui entretiennent des relations louches avec le pouvoir. Sinon, pourquoi n’est-on toujours pas passé à la grève générale de durée indéterminée, jusqu’à ce que le gouvernement retire le Mémorandum ? Pourquoi les jours de grève sont-ils toujours juste ce qu’il faut pour rassurer les citoyens inquiets de leur avenir et ne durent pas le jour de plus qu’il faudrait pour retourner la situation ? Plus que cela, la direction des syndicats est ouvertement dénoncée par la majorité des travailleurs, qui voient bien l’escroquerie mais qui, impuissants, regardent avec tristesse leurs collaborateurs les trahir. Car c’est de la trahison ! Sinon, que penser du fait que les chefs syndicalistes se trouvent systématiquement sur les listes des députés après les longs et loyaux services rendus aux divers gouvernements ? Que penser du fait que les

δεν λαµβάνονται αποφάσεις για έργα, προµήθειες και εκσυγχρονισµό του δηµόσιου τοµέα. Τώρα που ήρθε η δική µας σειρά να εφαρµόσουµε αυτά για τα οποία είχαµε προετοιµαστεί, σκέπτονται ακόµα και την ιδιωτικοποίηση. Αν ήταν να δώσουµε µάχες για να καταλήξουµε στην ιδιωτικοποίηση των οργανισµών κοινής ωφελείας, δεν θα αναλώναµε τόσα χρόνια στα κόµµατα και στις διαδικασίες. Αλλά δεν πιστεύω ότι χάθηκαν όλα. Θα συνεχίσουµε να δίνουµε αγώνες για να µαταιωθούν τα σχέδια αυτά και γνωρίζω ότι δεν είµαστε µόνοι. Τόσες συναυλίες, τόσες συγκεντρώσεις, τόσα happenings δεν πήγαν χαµένα. Είµαστε πολλοί, περισσότεροι απ' ό,τι νοµίζουν. Και δεν είµαστε µόνον πολλοί, είµαστε παντού, σε όλα τα χρεοκοπηµένα κόµµατα. Εµείς είµαστε το πλειοψηφικό ρεύµα. Πρέπει να ξεπεράσουµε τα σχήµατα του παρελθόντος και να ιδρύσουµε το κόµµα Ευρύτερου Δηµόσιου Τοµέα (ΕΔΗΤ). Θα κερδίζαµε και τις επόµενες εκλογές όπως στις δεκαετίες που πέρασαν. »

57 C’est l’équivalent de Mai 68 en Grèce. Enfermés dans l’École polytechnique d’Athènes, en novembre 1973, les étudiants avaient exigé le départ de la junte des Colonels. Quelques quarante ans plus tard, on lit dans les banderoles des indignés, qui assiègent le parlement grec place de la Constitution (Syntagma) : « La génération de l’École polytechnique s’est enfermée dans le Parlement ».

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syndicats ne bougent que pour défendre leurs propres intérêts contre le bien commun ? Que penser des privilèges sectaires dont les syndicalistes profitent les premiers et cela contre l’intérêt général ? Tous ces types d’interrogations délégitiment le mouvement syndicaliste (d’ailleurs, presque uniquement de secteur public), elles le rendent vulnérable à l’opinion qui se méfie désormais des « sauveurs » et des « pères-des-ouvriers ». À leur place, les cris s’organisent en mettant en place d’organisations sociales de base et des mouvements citoyens radicaux, comme le mouvement, devenu symbolique, « Je-ne-paye-pas » : nombreux sont ceux qui considèrent qu’il ne faut pas payer les tickets de métro, de bus et principalement les péages des grandes autoroutes nationales et de l’Attiki Odos, route centrale empruntée par des milliers d’Athéniens quotidiennement, liant le centre ville aux banlieues et à l’aéroport.

Cette lutte anonyme prend peu à peu l’image d’une insurrection de masse, dans le mouvement des « citoyens indignés ». Les « indignés » se rassemblent tous les soirs Place de la Constitution devant le Parlement et ne se limitent pas à la simple présence. Leur hostilité grandissante envers les parlementaires s’est déjà consolidée par la séquestration des députés, qui ont fui le bâtiment du Parlement à l’aide des policiers. D’ailleurs, la colère et le mécontentement du peuple, traduite dans la perte de légitimation des institutions politiques, sont tels que les hommes politiques, ministres et députés, actuels et anciens, n’osent plus sortir de chez eux sans la protection policière de peur des représailles de la part des citoyens ordinaires. Si on monte un niveau dans cette géologie de la violence sociale, on trouvera, juste avant les partisans de la lutte anarchiste, les mouvements estudiantins de gauche. Le mouvement étudiant, glorifié par les luttes d’antan contre la Dictature des Colonels et la nuit légendaire du 17 novembre 1973, a toujours occupé une place prépondérante dans l’échiquier de la lutte anti-étatique. Organisé très souvent par la gauche non parlementaire, très minoritaire et très active dans les universités du pays, les membres de ces organisations basculent très souvent du côté de la place Exarcheia, lieu mythique des anarchistes athéniens. Occupations des universités, nuits violentes pour la célébration du 17 novembre, mis à feu du centre historique d’Athènes, le milieu anarchiste a toujours tenu allumée la flamme de la révolution. En décembre 2008, après la mort d’Alexis Grigoropoulos, 15 ans, anarchiste, d’une balle policière à la tête, Athènes et la Grèce entière brûlent. La police n’intervient pas de peur de ranimer davantage la colère et causer plus de dégâts. Les « cagoulés » se lâchent déversant toute leur haine

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contre la bourgeoisie établie, ils mettent même à feu le sapin de Noël. Ce mois-là de décembre 2008, une nouvelle génération de terroristes est née. On raconte que le passage à l’acte est abrupt et peut arriver d’un instant à l’autre. Mais, dans le cas d’un jeune inquiet et intelligent qui se transforme en terroriste dans la Grèce actuelle, la Grèce humiliée et pillée, le passage à l’acte arrive lentement, étape par étape, suivant une initiation quasi rituelle. La lutte violente, pour qui prend le chemin de la contestation, dans la situation actuelle, s’impose comme la fin logique et irrésistible de toute bonne intention de contestation révolutionnaire. Mettre le feu pendant les nuits d’insurrection urbaine n’est que l’étape initiatique pour mettre une bombe artisanale dans une banque ou dans un ministère ; prendre un café avec les « amis » à Exarcheia, une propédeutique à l’organisation d’un groupuscule terroriste ; lancer la pierre contre le député, l’avant goût de l’arme qui tire. Telle est la raison pour laquelle, ces groupuscules ne cessent de naître et de se différencier, comme une épidémie qui part de plusieurs sources de contamination. Et cela ne fait que commencer : la misère nourrit la colère et la haine. La fosse sociale brûle le souffre du ressentiment et de la vengeance. Si les temps changent, les hommes ne changent pas. Voici ce qu’écrivait un grand connaisseur des hommes et de la révolution du dix-neuvième siècle :

Les silhouettes farouches qui rôdent dans cette fosse, presque bêtes, presque fantômes […], ont deux mères, […] l’ignorance et la misère. Elles ont un guide, le besoin; et, pour toutes les formes de la satisfaction, l’appétit. Elles sont brutalement voraces, c’est-à-dire féroces, non à la façon du tyran, mais à la façon du tigre. De la souffrance ces larves passent au crime […]. Avoir faim, avoir soif, c’est le point de départ; être Satan, c’est le point d’arrivée.58

58 Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Editions Robert Laffont, 1985, p.571.

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Quel avenir pour l ’État grec ?

Selon les estimations, l’évasion fiscale s’élève à la hauteur de 30 mille millions d’euros par an59 (12,5% du PIB), ce qui dépasse facilement les 23,5 mille millions de déficit budgétaire pour 2010. En tout, les trente dernières années (1981-2011) l’État aurait dû recevoir de plusieurs dizaines de fois l’équivalent de son PIB : si on faisait une estimation sur les trente dernières années, en calculant l’inflation et les pertes publiques en intérêts inutiles, on parlerait d’une somme nettement supérieure aux 300 mille millions de dette publique en 2010 (projet de budget national 2010). Ces données confortent notre analyse : il faudrait peut-être utiliser un terme en désuétude et parler tout simplement de dictature du Tiers État, afin de comprendre le régime sociopolitique actuel. La quasi-totalité des députés grecs appartiennent au Tiers État, laissant les couches populaires sans véritable représentation au système politique actuel. Qu’est-ce qu’un député médecin, ingénieur, avocat aurait à dire sur les mesures contre l’évasion fiscale quand il sait pertinemment qu’il sera enquêté le premier par les nouvelles mesures ? Que feront les députés grecs contre le blanchiment d’argent par le biais du marché de l’immobilier quand ils possèdent eux-mêmes de centaines de propriétés ? Ce deuxième argument est peut-être inaudible pour les non Grecs. Nous nous expliquons. Suite à une décision de la Justice grecque, les biens immobiliers ne sont pas reconnus pour leur véritable valeur (valeur de marché) par l’État grec, mais pour une valeur bien inférieure, souvent à dix à trente pour cent inférieure à la valeur de marché, la fameuse « valeur objective ». Un exemple : l’affaire Tsochatzopoulos. « Akis », comme l’appelle le peuple, nom digne d’un « Dédé la Sardine » dans le milieu marseillais, ancien ministre du PASOK, collaborateur de l’actuel PM Papandreou, compromis dans une affaire de pots de vin et inculpé d’escroquerie criminelle contre l’État et blanchiment d’argent, secoue les actualités en Grèce en avril 2011. Il aurait acheté un appartement luxueux dans le quartier de l’Acropole, parmi les quartiers les plus chers 59 Selon l’article de Μανταλένα Πίου, dans Ηµερησία On line (5/11/2009), qui cite l’Association Indrustrielle Grecque (ΣΕΒ), « H φοροδιαφυγή στην Ελλάδα πλησιάζει τα 30 δισ. ευρώ τον χρόνο, ποσό που υπερβαίνει το έλλειµµα του προϋπολογισµού της γενικής κυβέρνησης µε βάση τις µελέτες οργανισµών όπως ο ΟΟΣΑ, το ΔΝΤ, η Τράπεζα της Ελλάδας, το ΚΕΠΕ, το ΙΟΒΕ κ.λπ. υπογραµµίζει ο ΣΕΒ σε έκθεση που ανακοίνωσε χθες για τη φορολογική πραγµατικότητα, µε βάση τα στοιχεία της Γ.Γ. Πληροφοριακών Συστηµάτων. » Selon la même source, les salariés et les retraités déclarent le 74% de leurs revenus, tandis que les professionnels libéraux déclarent seulement le 4% de leurs revenus !

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du monde. Il dit avoir dépensé quelques 844.000 euros tandis que l’État estime sa valeur objective à un million et demi. Il est donc enquêté pour les quelques 650.000 euros qui manquent à l’appel. Or, selon diverses sources60, la valeur de marché de cette propriété est estimée entre 6.500.000 et 8.900.000 euros ! L’État n’a pas le droit de l’enquêter pour les sept à huit millions de plus parce qu’il n’a pas le droit de reconnaître les valeurs de marché ! Et cela, suite à une décision de la Justice grecque ! C’est ce que Jean François Lyotard appelait un différend. Ajoutons que cela n’est qu’une propriété parmi les millions qui ont fait l’objet d’une transaction dans le marché de l’immobilier. Si vous voulez donc savoir où sont allés les 300 milliards d’euros de l’évasion fiscale, en voici une piste sérieuse ! Face à cette réalité, la violence n’est qu’un cri contre cette injustice fondatrice de la modernité politique grecque, une méfiance radicale envers l’État et tout ce qu’il représente. Le citoyen honnête, exaspéré, pourrait facilement être amené à croire à la nécessité de cette violence. Arrêter la violence sociale signifie regagner la confiance, chose quasi impossible de nos jours sombres ou le député gagne quelque quatre-vingt mille euros plus les dépenses par an, exonérés de taxes, pour répondre « Oui ! » à chaque question du Premier Ministre ou du chef du Parti, et le vieillard peine à survivre avec ses sept mille euros par an, pour lesquelles il est taxé ! Cela signifie mettre fin à la corruptions des serviteurs de l’État. L’Europe et l’euro ont d’ailleurs joué un rôle catalyseur dans le processus de banalisation de cette pratique : voler à l’État et investir dans l’immobilier en Grèce ou en Europe61 ou sortir l’argent à l’étranger pour le « protéger » d’éventuels contrôles.

Vers la fin des années cinquante, quant nos certitudes sur l’ordre du monde impliquaient, pour chaque peuple, l’existence d’un État fort, solidaire de son peuple et de sa société civile, garant de la liberté et de la prospérité de ses citoyens, Hannah Arendt parlait pour la première fois des « peuples sans État » : des peuples orphelins, des peuples victimes. Toutefois elle n’a pas pu s’empêcher d’exprimer une certaine admiration et un amour pour ces peuples qui, comme le peuple juif, le peuple errant, ont pu se passer d’un appareil d’État et traverser le cimetière de 60 Akis Tsochatzopoulos n’est qu’un parmi les centaines des députés grecs des quarante dernières années qui, comme le dit le peuple, « sont entrés dans le Parlement sans culotte et en sont sortis off-shore » ! Ajoutons que Tsochatzopoulos accuse l’actuel PM, Giorgos Papandreou, et l’ancien PM, Kostas Simitis, de complicité : inutile de dire que ces derniers ne seront jamais enquêtés par la justice grecque.

61 Selon la presse internationale, les investissements grecs auraient fait grimper les prix de l’immobilier à Berlin et à Londres courant le premier semestre de 2011 !

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l’Histoire payant une lourde tribune à Moloch. Un demi siècle plus tard, les peuples européens se partagent entre deux quasi-états, un quasi-état national et un quasi-état européen. Aucun de ces deux quasi-états n’a sa propre monnaie. L’activité économique et financière, n’est désormais plus l’affaire des états politiques mais des banques de finance. L’avenir de ces peuples sans monnaie est désormais suspendu aux décisions et aux impératifs de la BCE, à une oligarchie technocrate à propos de laquelle Max Weber écrivait : « Spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur – ce néant s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là ».

À qui profite justement la monnaie unique ? Autrefois, l’économie nationale était solidaire de la prospérité de la nation. Cela signifie qu’une économie robuste et une monnaie nationale forte étaient le résultat, et non la cause, d’une société entrepreneuse et dynamique, prospère et confiante en elle-même. Le fruit du travail des citoyens était déposé dans les banques nationales en monnaie nationale, les rendant ainsi résistantes et capables d’intervenir et relancer l’activité économique. Les dépôts en monnaie étrangère étaient le signe des politiciens véreux, des mafieux et des criminels sans scrupules : l’existence même d’un compte en une monnaie non nationale suffisait pour déclenchait une enquête au niveau de l’Interpol ! Dans ce contexte, la banqueroute nationale était en même la banqueroute personnelle de tous les citoyens de l’État : leur pouvoir d’achat diminuait, l’argent mis de côté, légal ou non, se trouvait sans valeur réelle sur les marchés. Activité politique et activité économique allaient main dans la main, les citoyens étaient solidaires de leurs États. La prospérité de l’État était la conditio sine qua non de la prospérité de la société civile et vice versa. Qu’en est-il alors aujourd’hui de ce pacte social qui a fait le bonheur des pays européens dans le demi siècle qui a suivi la deuxième guerre ?

À partir de 2001, la monnaie unique a fait une entrée spectaculaire dans nos vies quotidiennes, promettant la solidarité et la confiance entre peuples européens : une véritable union, un commun destin ! Au lieu de cette nouvelle solidarité, une décennie plus tard, la seule révolution apportée par la monnaie unique consiste en une désolidarisation et en une déresponsabilisation sans précédent des citoyens par rapport à l’État national : le pacte entre État national et société civile, dont le symbole était la devise nationale, fut brisé sans être remplacé par un nouveau pacte européen. Ce qui signifie que l’argent du citoyen grec, indépendamment de sa provenance légale ou non, n’est plus du ressort des autorités nationales grecques et n’est pas encore de celui des autorités européennes inexistantes. Il peut ainsi circuler en

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sécurité à travers les banques européennes, s’investir dans l’immobilier à Londres ou à Berlin, comme c’est le cas aujourd’hui : la Grèce s’appauvrit, mais son argent sale soutient les économies européennes. Les citoyens grecs n’ont aucun intérêt de soutenir leur État : leur prospérité économique ne dépend pas de lui62. Ils ont, au contraire, tout intérêt à l’évasion fiscale, à la fraude et à toute combine pour profiter des instances publiques sans rien donner en retour. Le contenu de leur poche est garanti par la BCE.

Y a-t-il une sortie de cette impasse ? En fait, il fallait suivre le chemin tracé par la société civile, en lutte permanente contre un état étranger et corrompu, pour voir le revers de la médaille, mais cela, c’est une autre historiette. Pour le monde politique grec, j’ai grande peur que ce mot simple et efficace de celui qui a incarné l’espoir de son peuple dans la grande dépression ne vienne que trop tard. Dans son Discours à l’investiture à la Présidence des Etats-Unis, à Washington, le 4 mars 1933, Franklin D. Roosevelt affirmait :

Reconnaître la fausseté de la richesse matérielle comme critère du succès va de pair avec l’abandon de la croyance erronée selon laquelle les responsabilités publiques et les hautes positions politiques n’ont de valeur qu’en fonction de l’honneur et du bénéfice personnel qu’on en tire. Et il faut mettre fin à ce comportement du monde de la banque et des affaires qui a trop souvent donné à une confiance sacrée, l’apparence d’un méfait cynique et égoïste. Il n’est guère étonnant que la confiance dépérisse, car celle-ci ne prospère que sur l’honnêteté, l’honneur, le respect des obligations, la protection fidèle et l’exercice altruiste. Sans tout cela, il ne saurait avoir de confiance.63

62 Dans l’espace de deux mois, entre septembre et octobre 2011, 14 mille millions d’euro ont fui les banques grecques pour s’installer dans des établissements européens. Au même moment, l’État grec peinait de trouver 8 mille millions d’auros pour assurer, entre autres, le fonctionnement du système banquier ! Landon Thomas Jr., Pondering a Dire Day : Leaving the Euro, The New York Times, December 12 2011. « A total of 14 billion euros in deposits was withdrawn in September and October alone. According to testimony by Georgios A. Provopoulos, the head of the Greek central bank, before a parliamentary committee last month, this outflow continued in early November “at a very large scale.” »

63 « Yes we can ». Discours de Barack Obama, 8 janvier 2008. Suivi de « Nous surmonterons nos difficultés ». Discours de Franklin D. Roosevelt, 4 mars 1933, édition bilingue, Paris, Points, 2009, p.36-37.

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