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Mélissa S.-MORIN
L E RHIN INFÉRIEUR ET L'ESPACE FRONTALIER RHÉNAN AU I E R SIÈCLE DE NOTRE ÈRE :
entre représentation d'une frontière romaine et situation frontalière d'un environnement fluvial
Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en Histoire pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)
DÉPARTEMENT D'HISTOIRE FACULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC
2008
© Mélissa S.-Morin, 2008
Résumé
Au début du Ier siècle de notre ère, à la suite de l'échec romain de la conquête de la
Germanie transrhénane, une frontière administrative fut établie sur le Rhin inférieur. Deux
tendances historiographiques orientèrent l'étude de cette région frontalière : d'abord, la
conception classique des frontières romaines aborda le Rhin en tant que limite linéaire, fixe
et militaire, puis, à partir de la fin des années 1980, le secteur rhénan fut plutôt étudié en
tant que zone frontalière favorisant les interactions entre les deux rives. Alors que les
études classiques sur la frontière linéaire s'appuyaient généralement sur les témoignages
littéraires, les travaux récents sur la zone frontalière rhénane examinent principalement la
documentation matérielle et abordent rarement l'apport des sources littéraires. Le présent
mémoire de maîtrise cherche ainsi à démontrer l'existence au sein de la littérature ancienne
d'une représentation de la frontière rhénane en tant que zone de convergence. L'objectif est
donc de prouver que les deux représentations frontalières du Rhin inférieur, soit en tant que
limite et en tant que zone, se retrouvent chez les auteurs anciens, sans toutefois avoir la
même fonction ; ces représentations seraient en fait complémentaires plutôt qu'en
opposition. Cette nouvelle approche de la frontière rhénane permet ainsi de concevoir chez
les auteurs anciens un possible reflet à la fois de la réalité frontalière de la région et de la
représentation sociale romaine du fleuve.
i
Table des matières
Introduction 1
Vision de la région rhénane chez les historiens : bilan historiographique 5
La représentation de la frontière rhénane : problématique et hypothèse 12
La région rhénane chez les auteurs anciens : corpus de sources 14
Cadre conceptuel et démarche méthodologique 18
Chapitre I
Sur les deux rives d'un fleuve : occupation du territoire et localisation des
établissements humains 21
1.1 L'implantation germanique dans les territoires rhénans 22
1.1.1 Une rive droite traditionnellement germanique : déplacements
et évolution de l'occupation 23
1.1.2 Migrations et stabilisation : les populations germaniques
de la rive gauche 27
1.1.3 Implantation dans le delta : une présence germanique au
centre de V espace frontalier 31
1.2 Camps militaires et établissements civils : les Romains dans la région rhénane 36
1.2.1 Consolidation des groupes militaires et civils sur la rive gauche du Rhin.... 36
1.2.2 La rive droite et la zone deltaïque : une implantation
essentiellement militaire 41
Chapitre II
Mobilité humaine dans la zone frontalière : franchissements du fleuve et
aménagements fluviaux 47
ii
2.1 Les contextes de franchissements du Rhin inférieur : interprétation
des discours antiques 48
2.1.1 Migrations germaniques : les franchissements définitifs du Rhin 49
2.1.2 Cohésion des rives rhénanes : les franchissements réguliers du Rhin 51
2.1.3 Circonstances historiques singulières : les franchissements
épisodiques du Rhin 53
2.2 Acclimatation de l'homme à un milieu fluvial : des modes de franchissements
malléables et mobiles 55
2.2.1 Des déplacements adaptés au milieu naturel et dépendants des facteurs
environnementaux 56
2.2.2 Utilisation d'embarcations : un mode de passage généralisé 60
2.3 Modification de l'environnement naturel : des aménagements fluviaux
favorisant la circulation humaine 63
2.3.1 L'édification de ponts dans la région rhénane 64
2.3.2 Transformation de l'environnement deltaïque : la construction de
digues et de canaux 67
2.3.3 Établissement d'un réseau portuaire dans la région rhénane 71
Chapitre III
Le Rhin inférieur au cœur d'une zone de convergence : les modes de
contacts entre les populations riveraines 76
3.1 L'armée romaine dans la région rhénane : zone de contacts militaires
et diplomatie transrhénane 77
3.1.1 Militarisation de la frontière rhénane : création d'une zone de
contacts militaires 78
3.1.2 Traités et accords politiques : les relations officielles entre Romains
et Germains 82
iii
3.2 Le Rhin inférieur au cœur d'une zone de convergence économique 88
3.2.1 Les activités économiques et l'organisation du commerce 88
3.2.2 Les activités économiques : développement de la production locale 93
3.3 Multiplication des contacts sociaux et culturels entre les groupes rhénans 95
3.3.1 Développement des contacts sociaux et culturels entre les groupes
romains et germaniques 96
3.3.2 Unité sociale et culturelle des populations germaniques des deux
rives rhénanes 101
Conclusion. Représentation sociale du fleuve et espace frontalier : une
réconciliation des deux visions de la frontière 106
Bibliographie 113
Annexes 134
iv
Le Rhin inférieur et l'espace frontalier rhénan au I
siècle de notre ère : entre représentation
d'une frontière romaine et situation frontalière
d'un environnement fluvial
La protohistoire de l'Europe centrale fut marquée par de nombreux déplacements de
populations créant des aires culturelles variées et des bassins de peuplement hétéroclites.
Des mouvements migratoires majeurs s'opérèrent dans la vallée rhénane et le nord-est de la
Gaule jusqu'au début du Ier siècle avant notre ère, modifiant la démographie régionale et
créant un dynamisme culturel constant1. Les territoires rhénans furent ainsi une zone de
contacts privilégiée pendant la période préromaine, carrefour migratoire entre les groupes ■y
celtiques et germaniques et lieu de passage des populations issues d'Europe orientale . Les
témoignages archéologiques de la fin de l'Âge du fer3 présentent l'espace rhénan comme
un ensemble culturel cohérent englobant les deux rives du fleuve et comportant une culture
matérielle, des formes d'habitations, des techniques d'outillage et des pratiques funéraires
uniformes et homogènes4. En revanche, l'entrée du secteur rhénan dans la sphère romaine 1 C. DELAPLACE et J.FRANCE (1997) p. 26 ; M. TODD (1990) p. 12 ; M. TODD (2004) p. 28 et 46;
J. DOLLFUS (1960) p. 33-34. Par ailleurs, des déplacements de populations se poursuivirent à l'est du Rhin pendant toute la période romaine et culminèrent lors des grandes migrations des IIIe et IVe siècles de notre ère. Cf. E. DEMOUGEOT (1969) ; E. DEMOUGEOT (1974) ; E. DEMOUGEOT (1979) ; M. TODD (2004) p. 56 ; J.-M. CARRIÉ et A. ROUSSELLE (1999) p. 100. Pour une carte des migrations germaniques, cf. annexe 1.
2 Cf. tableau synoptique des mouvements migratoires dans la région rhénane pendant la période préromaine, annexe II.
3 La majorité des territoires septentrionaux adjacents au Rhin inférieur furent caractérisés pendant la période préromaine, entre le VIe siècle et le Ier siècle avant notre ère, par la culture matérielle de Jastorf qui évolua parallèlement aux sites d'Hallstatt et de La Tène localisés plus au sud. La culture de Jastorf, du site éponyme découvert en 1897 en Basse-Saxe, se distingue d'Hallstatt et de La Tène par des centres de populations moins importants, des structures sociales moins complexes, l'absence d'oppida et une économie peu en contact avec le monde méditerranéen. Cf. P. S. WELLS (2001) p. 114-115 ; P. S. WELLS (1998) ; W. KÛNNEMANN (1995) ; J.-P. MALLORY (1997) p. 103-104. Sur les oppida, cf. infra note 64.
4 P. S. WELLS (2001) p. 112-114 ; E. M. WIGHTMAN (1985) p. 12.
modifia profondément le développement et l'évolution de la région qui bénéficiait d'une
position décisive dans le dispositif frontalier impérial. La conquête de la Gaule par César au
milieu du Ier siècle avant notre ère permit ainsi dans un premier temps d'étendre les limites
du monde romain jusqu'au Rhin. Ce ne fut toutefois qu'à partir de l'an 16 avant notre ère,
alors que des groupes germains transrhénans franchirent le Rhin et attaquèrent une légion
romaine stationnée en Gaule5, qu'un changement dans la politique impériale s'opéra,
exprimé par un désir de conquérir les territoires outre-Rhin. La présence romaine dans la
région rhénane devint à cette époque effective et le Rhin inférieur se transforma en zone
majeure d'activités militaires dans le cadre des opérations de conquêtes, de domination et
de contrôle des peuples germains. Pendant près de trente ans, des campagnes militaires
furent orchestrées successivement par les généraux romains Drusus, Tibère et Germanicus
afin de concrétiser la mainmise romaine sur les territoires transrhénans . L'atteinte de
l'Elbe permit d'étendre le monde romain jusqu'à ce fleuve et d'entamer l'organisation
d'une nouvelle province7. En 7 de notre ère, P. Quintilius Varus obtint ainsi le mandat de
structurer la Germanie sur les plans fiscal et judiciaire. Toutefois, après deux années
d'administration romaine, alors que Rome croyait le processus d'intégration de la région
bien enclenché, trois légions et neuf corps auxiliaires, sous l'égide de Varus, furent anéantis
par un peuple autochtone appelé Chérusques. Menés par leur chef Arminius, ces Germains
firent plus de vingt milles victimes chez les Romains et infligèrent à Auguste la plus
importante défaite de son Principat . La clades Variana - désastre de Varus - obligea le
5 Un groupe de peuples germains d'origine transrhénane, les Sugambres, les Usipètes et les Tenctères, passa le Rhin inférieur et assaillit une aile de cavalerie romaine. Ces Germains infligèrent une défaite à la légion V Alaudae commandée par le légat de Gaule M. Lollius, s'emparèrent de l'aigle, étendard de la légion, et retournèrent dans leurs territoires au-delà du Rhin. Cet événement est notamment relaté par Velleius Paterculus (II, 97), Suétone (Aug. xxm, 1) et Dion Cassius (LIV, 20).
6 Cf. carte chronologique des campagnes romaines en Germanie, annexe III. Dès l'an 9 avant notre ère, Drusus parvint à l'Elbe et y éleva une borne marquant le nouveau territoire conquis par Rome. Le fleuve fut à nouveau atteint entre 6 avant notre ère et l'an 1 de notre ère par Domitius Ahenobarbus, puis en 4 et 5 par Tibère grâce à une imposante expédition à la fois terrestre et maritime. À la suite de cette campagne, il apparut clair, tel que l'a évoqué Velleius Paterculus (n, 106-108), que la Germanie était prête à être incorporée dans la structure provinciale romaine. Cf. P. S. WELLS (2003) p. 83 ; H. SCHUTZ (1985) p. 11-14.
8 Les Chérusques - Cherusci - écrasèrent les XVIIe, XVIIIe et XIXe légions ainsi que trois ailes de cavalerie - alae ~ et six cohortes auxiliaires. Selon J.-P. MARTIN (1990) p. 30, il s'agissait des 3/5 des effectifs de l'armée rhénane à cette époque. Le site exact du désastre de Varus fut localisé en 1987 à Kalkriese dans la forêt de Teutoburg, en banlieue de la ville allemande de Bramsche en Basse-Saxe actuelle. Cf. P. S. WELLS (2001) p. 4 ; M. TODD (2004) p. 50. L'anthropologue américain P. S. Wells a publié en 2003 un ouvrage intitulé The Battle that Stopped Rome : Emperor Augustus, Arminius, and the Slaughter ofthe Légions in
2
repli des troupes romaines dans les districts militaires de Germanies inférieure et
supérieure9, sur la rive gauche du Rhin, provoquant ainsi une rupture marquée dans la
politique germanique de Rome ; la stratégie offensive et impérialiste fut remplacée par un
positionnement défensif sur le fleuve permettant une stabilisation de l'occupation romaine
dans la région rhénane. Malgré l'abandon définitif en 16 de notre ère du projet de conquête
de la Germanie et l'échec de l'annexion des territoires à l'est du Rhin10, Rome maintint,
pendant tout le Ier siècle, une concentration légionnaire soutenue dans la zone rhénane dans
le but de sécuriser les territoires internes et d'assurer une maîtrise des déplacements
transrhénans des peuples autochtones. La prépondérance numérique des armées du Rhin
lors du Ier siècle de notre ère" leur permit ainsi d'avoir un poids politique appréciable au
sein de l'Empire, notamment palpable dans les contextes de successions impériales12. Par
contre, alors que le Rhin inférieur demeura un secteur majeur d'activités militaires sous les
Julio-Claudiens, les conjonctures et les stratégies politico-militaires de l'époque flavienne,
à la fin du Ier siècle, entraînèrent un glissement vers le sud des effectifs romains et une
diminution de la prééminence des troupes rhénanes au profit de la zone danubienne13.
Parallèlement, les districts militaires de Germanies inférieure et supérieure, jusqu'alors
sous la tutelle de la Gaule belge, obtinrent entre 82 et 90 le statut de provinces
the Teutoburg Forest précisément axé sur les circonstances entourant le désastre de Varus. Pour la localisation du site de Kalkriese, cf. annexe IV.
9 D'après E. N. LUTTWAK. (1987) p. 8 et J.-P. MARTIN (1990) p. 90, les commandements militaires des Germanies inférieure et supérieure, stationnés sur la rive gauche du Rhin, auraient été officiellement créés après le désastre de Varus en 9 de notre ère. De son côté, C. COLIGNON (1987) p. 390 croit que des districts militaires existaient dès les débuts du Principat augustéen.
10 Les causes exactes de l'insuccès romain en Germanie, outre la défaite de Varus, ne sont pas l'objet du présent propos, mais furent néanmoins traitées par plusieurs historiens. Voir entre autres R. CHEVALLIER (1961) p. 267-271, B. CUNLIFFE (1993) p. 197-198, Y. THÉBERT (1995) p. 225-227, M. FULFORD (1992) p. 295, N. ROYMANS (1995) p. 60 et P. S. WELLS (2001) p. 91-92, qui insistent sur les systèmes politiques et socioéconomiques particuliers des sociétés germaniques pour expliquer l'échec romain.
" Les districts militaires de Germanies inférieure et supérieure étaient le secteur le plus militarisé de l'Empire au 1er siècle. Constituées, d'après Tacite (Ann. I, 3 ; iv, 5), de huit légions dont quatre postées sur le Rhin inférieur, les armées germaniques auraient donc formé approximativement le 1/3 des effectifs militaires de l'Empire romain.
12 Notons entre autres les agitations des légions germaniques désavouant l'avènement de Tibère en 14 ainsi que leur refus d'allégeance aux empereurs Galba et Othon parallèlement à leur soutien à Vitellius à la tête du Principat en 69 lors de la crise subséquente à la mort de Néron.
13 Sur cette évolution, voir M. REDDÉ (1996) p. 103, M. TODD (2004) p. 52, C. BRIAND-PONSART et F. HURELET (2001) p. 77 et surtout F. BÉRARD (1994) p. 227, qui a étudié spécifiquement chacun des déplacements et mouvements de troupes effectués sur le Rhin, le Danube et en Bretagne sous Domitien.
3
indépendantes14, officialisant l'administration régionale et fixant la gestion du dispositif
frontalier.
L'établissement d'une frontière administrative permanente et stable sur le Rhin
inférieur fut donc une démarche progressive ; d'abord point d'appui et base opérationnelle
pour l'occupation des contrées transrhénanes, le fleuve devint ensuite le cœur de la zone
frontalière et le support géographique des structures provinciales périphériques. Pendant le
premier siècle d'occupation, la politique romaine en Europe centrale, ambitieuse et
impérialiste, était basée a priori sur la conception augustéenne des frontières naturelles.
Issue de la période d'expansion territoriale sous Auguste, l'idéologie des frontières
naturelles considérait l'Empire romain comme une entité géographique et stratégique
cohérente encadrée par des éléments de l'environnement physique, principalement les
grands fleuves, c'est-à-dire le Rhin, le Danube, l'Euphrate15. L'objectif d'appuyer la
frontière germanique sur l'Elbe, bien qu'ayant échoué, s'inscrivait naturellement dans ce
dessein, de même que le recul et la fixation des armées romaines sur le Rhin à la suite du
désastre de Varus.
Par ailleurs, l'importance des légions germaniques joua un rôle majeur dans le
développement de la région rhénane. La forte présence militaire provoqua un essor
démographique déterminant, amena une transformation et un aménagement nouveau du
territoire frontalier et, enrichie de l'apport des populations locales, créa une vitalité et des
dynamismes sociaux, culturels et économiques particuliers16. Maints rapports liaient les
divers protagonistes romains et les différents peuples autochtones occupant les terres
avoisinant les rives du Rhin inférieur. Outre les relations officielles de nature militaire ou
diplomatique existant entre l'autorité romaine et les chefs de tribus, des échanges d'abord
Cf. carte des provinces rhénanes et danubiennes, annexe V. 15 Cf. F. MlLLAR (1982) p. 19-20 ; B. ISAAC (1988) p. 131-132 ; C. R. WHITTAKER ( 1989b) p. 64. 16 Quoique C. BRIAND-PONSART et F. HURELET (2001) p. 80-81 considèrent difficile à évaluer l'impact de la
présence militaire dans le développement social et économique de la région au Ier siècle et tendent donc à minimiser le phénomène, une majorité d'historiens estime que dès la période julio-claudienne, l'armée fut un agent favorisant les échanges sociaux, culturels et économiques dans la région rhénane ainsi qu'un instrument à la base des nouvelles structures locales. Cf. T. BURNS (2003) p. 142 ; J. H. F. BLOEMERS (1989) p. 183; A. GRENIER (1925) p. 121 ; M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1998) p. 161 ; G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 9 3 ; R. CHEVALLIER (1961) p. 34 ; N. ROYMANS (1995) p. 58 ; M. TODD (1990) p. 23 ; P. S. WELLS (2001) p. 90-91, 133-134 et 140-143 ; H. SCHUTZ (1985) p. 20 et 34.
4
économiques, puis sociaux et culturels émergèrent entre les populations rhénanes et les
légionnaires et ponctuèrent graduellement leur quotidien. De plus, l'adhésion croissante de
corps auxiliaires, par conséquent autochtones, dans les armées du Rhin permit une
intégration des éléments celtes et germains dans la vie militaire romaine et favorisa une
certaine romanisation chez les peuples rhénans.
Confluence migratoire et point de rencontre culturel, cette région frontalière fut
pourtant continuellement dépeinte par les auteurs anciens comme un milieu naturel
particulier et repoussant, couvert de marécages profonds et de forêts épaisses, théâtre de
précipitations abondantes et d'un climat glacial17. Cette vision semble concorder avec les
études réalisées par les paléoenvironnementalistes afin notamment de déterminer les
variations climatiques dans la longue durée18. La période historique située entre le Ier siècle
avant notre ère et le IIIe siècle de notre ère semble correspondre à une phase de péjoration
climatique en Europe continentale caractérisée par un refroidissement de l'air, un taux
d'humidité élevé ainsi qu'une forte activité des cours d'eau liée à un cycle d'érosion
soutenu19. La description classique de l'environnement naturel germanique offerte par la
littérature antique semble donc fournir, bien que de façon sommaire et simpliste, un tableau
juste et fondé de l'environnement rhénan au Ier siècle de notre ère.
Vision de la région rhénane chez les historiens : bilan historiographique
L'étude de la région du Rhin inférieur en tant que frontière de l'Empire romain
alimenta les travaux de plusieurs générations d'historiens et fut toujours fidèlement guidée
par des tendances historiographiques dominantes. Inscrites au cœur de la problématique
générale des frontières romaines, les perspectives de recherche liées au secteur rhénan
17 Cf. Tacite, Germ. ; Ann. Ml ; Hist. l, Il et IV ; Velleius Paterculus, II, 105 ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. XVI ; Pomponius Mêla, III, 3 ; César, Bell. Gall. IV ; Strabon, iv et Vil.
18 Cf. J. MANGERUD et al. (1974) ; M. MAGNY et H. RICHARD (1992) ; J.-P. BRAVARD, A. VÉROT-BOURRELY et P.-G. SALVADOR (1992); H. HOLZHAUSER, M. MAGNY et H. J.ZUMBULH (2005); B. SCHMIDT et W. GRUHLE (2003). C. ALL1NNE (à paraître) souligne que les reconstructions climatiques et environnementales des paléoenvironnementalistes peuvent se superposer aux réalités historiques étudiées par les historiens puisque les données recueillies s'appliquent à des échelles spatio-temporelles où l'influence des sociétés peut être perçue.
19 C. ALLINNE (à paraître).
5
furent donc empreintes, voire dépendantes, d'une conception précise de la frontière,
d'abord en tant que ligne défensive, puis en tant que zone de contacts.
Dans un premier temps, la frontière rhénane fut abordée, selon la conception
classique des frontières romaines héritée de l'essor de l'État-nation au XIXe siècle, en tant
que limite linéaire, fixe et militaire ayant pour objectif de diviser des territoires distincts et
d'interdire les rapports culturels et sociaux20. En effet, l'un des pionniers de l'étude des
frontières romaines fut l'historien allemand T. Mommsen qui, à la fin du XIXe siècle,
analysa les limites du monde romain par l'entremise de problématiques liées à l'histoire
militaire et à la conception de systèmes défensifs linéaires21. Les modèles développés par
T. Mommsen, repris et étoffés par ses successeurs, orientèrent les travaux historiques et
géographiques axés sur les secteurs limitrophes de l'Empire romain pendant plusieurs
décennies22. Par ailleurs, l'histoire nationale pendant la période de l'entre-deux guerres,
combinée à l'héritage de Mommsen, renforça la conception de la frontière rhénane comme
élément de division historique délimitant les espaces culturels et politiques à partir desquels
se forgeaient les identités nationales allemande et française. Toujours dans une logique
éminemment militaire, le théoricien américain E. N. Luttwak proposa dans les années 1970
une analyse spatiale du système défensif frontalier romain qui envisageait les structures
frontalières dans leur ensemble. Dans son livre The Grand Strategy ofthe Roman Empire, il
avança une théorie tripartite du régime frontalier de Rome en discernant trois organisations
défensives distinctes mises en place successivement. Pour la période julio-claudienne,
E. N. Luttwak rejeta l'idée d'un dispositif frontalier fixe et suggéra plutôt la présence d'un
périmètre défensif malléable intégrant à la fois le réseau routier régional et l'effort
diplomatique auprès des peuples clients .
20 Conséquence de la création de l'État moderne ainsi que des phases de colonisation et de décolonisation européennes, le découpage de l'espace terrestre en entités géopolitiques bordées par des frontières linéaires se matérialisa à partir du XIXe siècle et influença directement la perception des frontières historiques. Cf. M. FOUCHER (1986) p. 32 ; J. PEYRAS (2005a) p. 67 ; P. S. WELLS (2001) p. 125-126.
21 T. MOMMSEN (1887). 22 Cf. C. JULLIAN (1923) ; E. BABELON (1916) ; F. FABRICIUS (1915). Cette vision militaire des frontières fut
toutefois contestée par L. FEBVRE (1928) p. 39, qui considérait les principes de délimitations fixes, linéaires et restrictives comme des concepts récents ne correspondant pas aux politiques frontalières des sociétés antérieures.
23 E.N. LUTTWAK (1987) p. 7-43.
6
Bien que l'œuvre de Luttwak amorçât une véritable réflexion théorique sur la nature
des frontières romaines, ce n'est toutefois que depuis la fin des années 1980 que le Rhin est
réellement perçu selon un paradigme intégrateur plutôt qu'hermétique ; principalement
grâce aux données archéologiques, le secteur rhénan est appréhendé en tant que zone
frontalière favorisant les interactions entre les deux rives du fleuve. D'abord, B. Isaac
publia en 1988 une étude linguistique qui réfutait l'utilisation classique du terme latin limes
traditionnellement associé à l'idée de frontière linéaire, obligeant une reconsidération de la
conception classique des frontières romaines24. De son côté, C. R. Whittaker, s'appuyant
surtout sur les sources matérielles qui permettent de saisir les rapports transfrontaliers,
envisagea les frontières romaines non pas comme des lignes mais plutôt en tant que zones.
Il se détacha également de l'aspect militaire, maintes fois abordé, pour se concentrer sur
une approche plus sociale et économique25. De même, J.-M. Carrié proposa une théorie
d'ouverture des frontières romaines plaçant la zone d'influence et de contrôle de l'autorité
impériale bien au-delà du territoire administré par Rome et D. Potter considéra l'objet
d'étude que constituent les frontières romaines comme une zone neutre, tampon entre
Rome et les peuples extérieurs26. La conception d'une zone frontalière favorisant les
transferts culturels et socioéconomiques est ainsi appliquée aujourd'hui à l'étude de
l'ensemble des frontières romaines27. Le concept d'espace frontalier s'inscrit d'ailleurs
dans cette représentation des secteurs limitrophes du monde romain et permet de
comprendre la zone frontalière comme un espace intermédiaire et transitoire où
apparaissent et mûrissent des sociétés nouvelles développant des structures
socioéconomiques et culturelles distinctes et conditionnées par un environnement naturel
spécifique28.
B. ISAAC(1988). C.R. WHITTAKER (1989a). J.-M. CARRIÉ (1995) ; D. POTTER (1992).
Sur le plan conceptuel et théorique, voir notamment R. BEDON et E. HERMON (2005) ; M. CLAVEL-LÉVÊQUE et E. HERMON (2004) ; Y. ROMAN (1993) ; J. C. BARRETT, A. P. FITZPATRICK et L. MACINNES (1989); J.PEYRAS (2005a); J. PEYRAS (2005b); Y. THÉBERT (1995); J. H. F. BLOEMERS (1989); P. LAEDERICH (2001) ; P. S. WELLS (2001) ; W. S. HANSON (1989). P. LEVEAU (2005) p. 118-119 ; E. HERMON (2005) p. 21 et 28-29. Plusieurs collaborateurs internationaux participèrent également à l'élaboration du concept d'espaces intégrés dans le cadre des travaux et activités scientifiques de la Chaire de recherche senior du Canada en interaction société-environnement naturel dans l'Empire romain de l'Université Laval. Issu en partie des réflexions théoriques et conceptuelles
7
Parallèlement à ces efforts de conceptualisation de la frontière, l'historiographie
s'intéressa également aux relations transfrontalières dans le cadre plus général de l'histoire
économique, sociale et culturelle. Plusieurs historiens développèrent des modèles
théoriques afin de démontrer que les secteurs frontaliers constituaient des zones
économiques particulières obéissant à un mode de fonctionnement différent de celui des
régions internes de l'Empire romain. D'une part, la frontière, hôte de concentrations
légionnaires notoires, aurait stimulé une productivité régionale nouvelle créée par un
marché militaire favorisant les interactions avec les populations locales . D'autre part, les
échanges économiques entre Rome et les populations germaniques auraient multiplié les
contacts interethniques et engendré une diversification du commerce . D'ailleurs, l'étude
des activités commerciales transrhénanes s'ordonna principalement autour de la question
tangible de la circulation des produits et marchandises. Les importations germaniques vers
le monde romain, surtout composées de matières premières comme l'étain, le cuivre, le
lainage et le cuir ainsi que d'articles de luxe, intéressèrent particulièrement J. Kolendo qui
aborda entre autres le commerce de l'ambre et des fourrures31. En ce qui a trait aux
exportations transrhénanes, principalement saisies grâce aux apports de l'archéologie, elles
furent initialement abordées dans un cadre quantitatif par l'identification générale des sites
entourant les questions d'espace frontalier et de gestion intégrée, le concept d'espaces intégrés est « rassembleur de sens par rapport aux divers binômes qui expriment de nos jours le concept d'espace : public-privé, urbain-rural, ouvert-clos, centre-périphérie, centre-marginalité, ou des espaces géographiques (Orient-Occident), économiques, sociaux, politiques ou environnementaux dans leurs interactions. [...] La mise en relation à part égale des différents espaces autorise la recherche des interactions non hiérarchisées à l'intérieur du concept d'espaces intégrés.» (E. HERMON (2004) p. 21). Cf. M. CLAVEL-LÉVÊQUE et E. HERMON (2004).
9 Cf. J.-M. CARRIÉ (1995) p. 42-46 ; J. H. F. BLOEMERS (1989) p. 189-192; C. R. WHITTAKER (1989a) p. 71-76; C. R. WHITTAKER (1989b) p. 67-69 ; M. REDDÉ (1996) p. 98 ; M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1998) p. 161 ; P. S. WELLS (2001) ; N. ROYMANS (1983) p. 58 ; H. SCHUTZ (1985).
0 Une théorisation des échanges économiques fut tentée en 1975 par K. POLANYI (1975), qui identifia divers types de rapports commerciaux possibles à l'époque antique. Les trois principaux types de commerce seraient ainsi le commerce-don, le commerce organisé et le commerce de marché. Le commerce-don, instaurant un lien de réciprocité entre les acteurs, aurait été prédominant dans les échanges entre tribus germaniques alors que le commerce organisé, caractérisé par l'établissement de traités, aurait dominé les liens économiques entre Romains et peuples autochtones. Cette théorisation des échanges économiques fut reprise dans les années 1990 par B. CUNLIFFE(1993) p. 12-13.
1 J. KOLENDO (1981) ; J. KOLENDO (1983) ; J. KOLENDO (1999). Au sujet des importations en provenance des territoires germaniques, voir aussi C. R. WHITTAKER (1989a) p. 68-76 ; B. CUNLIFFE (1993) p. 18-19 ; M. TODD (2004) p. 95-97 ; P. S. WELLS (2001) p. 228 ainsi que E. A. THOMPSON (1965) p. 16 ; M. TODD (1990) p. 31 ; M. TODD (2004) p. 18-19 et 30-31, qui évoquent le commerce des esclaves germains issus des guerres tribales et vendus dans les provinces romaines frontalières.
8
à l'est du Rhin offrant des concentrations d'objets d'origine romaine . Par ailleurs, depuis
une quinzaine d'années, les historiens se penchent plus spécifiquement sur la nature des
produits exportés par Rome en Germanie et remarquent une permanence du commerce des
articles de consommation durables .
Quant à l'historiographie concernant les évolutions sociales et culturelles
engendrées par le contact entre les civilisations romaine et celto-germanique, elle fut
longtemps encadrée par le concept de romanisation et dominée par l'étude des influences
romaines sur les populations autochtones34. Or, l'idée d'un mécanisme à sens unique tend à
être substituée par de nouvelles conceptions des échanges culturels impliquant une
réciprocité inévitable entre Romains et autochtones. Sans nier l'existence d'une
transformation socioculturelle des peuples germains générée par un contact récurrent avec
le monde romain, plusieurs historiens critiquèrent l'utilisation classique du terme
« romanisation » et modérèrent son sens initial unilatéral pour lui octroyer une définition
permettant l'inclusion de l'apport germanique35. De même, dans les années 1980,
l'historiographie anglo-saxonne et néerlandaise emprunta à l'anthropologie le concept
d'acculturation afin d'identifier le processus de changements culturels déclenché par le
contact entre Rome et les sociétés rhénanes36. Toutefois, créée dans les années 1930
Dès les années 1950, H. EGGERS (1951 ; 1955) répertoria l'ensemble des objets provenant de l'Europe romaine découverts en territoire transrhénan, établit les routes commerciales en Germanie et proposa une chronologie des exportations romaines. Plus récemment, voir aussi L. HEDEAGER (1978); J. KUNOW (1983). L'étude des concentrations de pièces de monnaies romaines retrouvées à l'est du Rhin permit également de discerner les espaces d'échanges économiques entre Romains et Germains. Cf. J. CREIGHTON et R. WlLSON (1999) ; M. TODD (1990) p. 29 ; M. TODD (2004) p. 101. Cf. H. SCHUTZ (1985) p. 85-137; C. R. WHITTAKER (1989a) p. 68-71; R. BRANDT (1983) p. 137 ; M. TODD (1990) p. 28 ; M. TODD (2004) p. 87-89 ; P. S. WELLS (2001) p. 142-145. Par exemple, E. A. THOMPSON (1965) aborda les empreintes socioculturelles romaines ayant influencé les fondements des sociétés germaniques. Il effectua une analyse comparée des écrits de César et Tacite lui permettant de démontrer que les changements sociaux s'étant produits au sein des sociétés transrhénanes étaient dus à la proximité romaine. Par ailleurs, le phénomène de romanisation continue d'intéresser plusieurs historiens, notamment R. MACMULLEN (2000); N. ROYMANS (1995); N. ROYMANS et J. SLOFSTRA (1996) ; M. WOOD et F. QUEIROGA (1992). Cf. P . S . W E L L S (2001) p. 95-128 ; H. SCHUTZ (1985); N. ROYMANS (1983) p. 56-58 ; W. A. VAN Es (1983) p. 5. De plus, d'autres concepts furent développés pour tenter d'expliquer les changements sociétaux subis par les groupes rhénans: détribalisation et peasantization (J. SLOFSTRA (1983) p. 82) ; germanisation (J. H. F. BLOEMERS (1983) p. 161 ; J. H. F. BLOEMERS (1989) p. 178) ; nativisation (C. R. WHITTAKER (1989b) p. 68) ; régionalisation (P. S. WELLS (2001) p. 194). Cf. R. BRANDT et J. SLOFSTRA (1983) ; J. SLOFSTRA (1983) p. 71-79 ; J. H. F. BLOEMERS (1983) p. 159-163 et 182-183 ; J. H. F. BLOEMERS (1989) p. 178 ; W. S. HANSON (1989) p. 58 ; S. E. VAN DERLEEUW (1983) ; T. BURNS (2003) p. 27.
9
comme modèle anthropologique d'analyse des sociétés indigènes sous domination
européenne37, la notion d'acculturation conserve encore aujourd'hui une certaine
connotation coloniale. Les études récentes sur les sociétés frontalières antiques et surtout
rhénanes n'offrent néanmoins pas d'approches conceptuelles plus larges et opératoires
permettant d'appréhender le développement socioculturel rhénan dans une perspective
exempte de présomptions issues de l'expérience coloniale38. Par ailleurs, indépendamment
de ces considérations théoriques, les archéologues et les historiens étudièrent concrètement
les caractéristiques matérielles, artistiques, religieuses et linguistiques des communautés
frontalières. Ils s'attardèrent également aux structures sociales et à l'évolution du système
tribal, aux établissements anthropiques et à l'aménagement du territoire, à l'alimentation, à
l'artisanat local ainsi qu'aux modalités d'exploitation et d'organisation des terres39.
Enfin, s'insérant dans un milieu naturel particulier, la frontière germanique ne peut
être abordée séparément de l'environnement fluvial fondamental de la région. Le Rhin
inférieur fut ainsi traité par l'historiographie dans le cadre d'études générales sur les fleuves
et phénomènes fluviaux antiques mais également par rapport à sa situation géographique
déterminante, intrinsèque au secteur frontalier septentrional. D'une part, plusieurs auteurs
se penchèrent sur la question des fleuves à l'époque romaine, sans toutefois se concentrer
sur la spécificité rhénane ; le Rhin inférieur put ainsi être étudié en corrélation avec les
autres cours d'eau européens40. D'autre part, certains historiens produisirent des travaux
R. THURNWALD(1932).
Des réflexions récentes réalisées en anthropologie, en ethnologie et en histoire socioculturelle ont cependant permis l'émergence d'un vocabulaire spécifique et effectif exprimant les réalités liées au phénomène de contacts culturels. Le concept de transferts culturels fut notamment élaboré pour l'étude des emprunts et métissages culturels en histoire moderne et est maintenant privilégié aux dépens de celui d'acculturation. Cf. L. TURGEON (1996); M. ESPAGNE (1999); L. TURGEON (2004); M. ESPAGNE et M. WERNER(1988).
Sur la culture matérielle et le travail artisanal : J. CREIGHTON et R. WlLSON (1999) ; B. CUNL1FFE (1993) p. 133-134 ; H. SCHUTZ (1985) ; C.-M. TERNES (1988) p. 191-192 ; M. TODD (1990) p. 77-90 ; M. TODD (2004) p. 50-51 et 89-129 ; P. S. WELLS (2001) ; E. M. WIGHTMAN (1985) ; R. BRANDT(1983) p. 136-137. Sur l'art et la religion : H. SCHUTZ (1985) ; A. GRENIER (1925) p. 103-149 ; M. TODD (2004) p. 103-117. Sur la linguistique : J. P. WlLD (1976). Sur les structures d'habitations : J. H. F. BLOEMERS (1983) p. 170-171 ; N. ROYMANS (1995) p. 51-55 ; P. S. WELLS (2001) ; F. DE IZARRA (1993) p. 26-41 ; M. TODD (1990) p. 62-63; M. TODD (2004) p. 30-31 et 67-69; W. J. H. WILLEMS (1983) p. 113. Sur l'alimentation: E. A. THOMPSON (1965) p. 3 ; M. TODD (2004) p. 78-79. Sur l'élevage et l'agriculture : W. GROENMAN-VAN WAATERINGE (1989) p. 98-99 ; J. H. F. BLOEMERS (1983) p. 180-181 ; N. ROYMANS (1995) p. 48, 55 et 61 ; E. A. THOMPSON (1965) p. 4-27. La principale étude concernant les cours d'eau européens dans l'Antiquité est l'œuvre de l'archéologue F. DElZARRA (1993), qui examina l'ensemble des rivières et fleuves de la Gaule dans un ouvrage
10
plaçant le Rhin au cœur de leurs recherches. Ainsi et outre les études dédiées aux
représentations mythologiques et symboliques du fleuve41, la question du delta et du cours
inférieur du Rhin, ainsi que la fonction de fleuve-frontière, furent l'objet de plusieurs
travaux42. Finalement, R. Poignault proposa un examen original du rôle du Rhin et du
Danube dans l'organisation de l'espace, mais son analyse se limita à l'usage littéraire de
ces fleuves dans la construction du récit tacitéen43.
Somme toute, les historiens réitérèrent sans cesse leur intérêt pour l'étude du
développement militaire, économique, social et culturel du territoire rhénan sous l'Empire
romain. Le positionnement frontalier stratégique de la région obligea cependant les
chercheurs à se greffer constamment aux courants historiographiques dominant la
compréhension des frontières romaines à leur époque. Tel qu'il a déjà été évoqué, la
conception de la frontière, d'abord linéaire puis zonale, encadra régulièrement les travaux
sur la Germanie inférieure sans que les deux visions, reposant en partie sur des sources
communes, puissent s'exclure réciproquement. Un tel bilan historiographique pourrait
sembler a priori exacerber cette dualité idéologique liée à la conception de la frontière
rhénane. Pourtant, loin de scinder perpétuellement l'historiographie de la région, ces deux
visions peuvent s'avérer réconciliables si l'on remonte à leurs sources d'information. De la
sorte, interroger les documents littéraires, principal outil de la réflexion historique, peut
s'avérer une clé de lecture pour permettre une nouvelle appréhension de cet espace
frontalier à partir de la nature de ces diverses représentations.
technique axé sur la navigation et l'aménagement général des espaces fluviaux. Voir aussi R. CHEVALLIER (1991) ; N. DUPRÉ (2001) ; C. ALLINNE et P. LEVEAU (2002) ; R. BEDON (à paraître) ; J.-F. BERGER (à paraître). De plus, plusieurs colloques et ouvrages collectifs canalisèrent leurs travaux sur des problématiques liées aux fleuves, voir notamment F. PIQUET (1993); P. RACINE (1997); R. BEDON et A. MALISSARD (2001) ; J. BURNOUF et P. LEVEAU (2004).
41 Cf. E. KERN (2001) ; J. MEISSONNIER (2001). 42 Cf. R. DION (1965) ; C. VOGLER (1993) ; C. VOGLER (1997) ; P. TROUSSET (1993) ; C. R. WHITTAKER
(1989a) p. 24-54. 43 R. POIGNAULT (2001).
Il
La représentation de la frontière rhénane : problématique et hypothèse
La compréhension des modalités de développement et des modes de contacts des
sociétés riveraines romaines et autochtones ne peut être dissociée du contexte frontalier
inhérent à la région rhénane. La représentation de la frontière s'avère par conséquent
primordiale et doit résulter d'une interprétation cohérente de toutes les sources disponibles.
Or, l'étude de la frontière rhénane fut conditionnée par des courants historiographiques
divergents qui construisirent principalement leurs réflexions soit sur des témoignages
littéraires sélectifs, soit sur les données archéologiques intégrées plus ou moins directement
dans les reconstructions historiques.
En fait, la lecture des récits anciens fait immanquablement transparaître une
représentation patente et manifeste du Rhin comme élément de division spatiale. Dès le Ier
siècle avant notre ère, César prête au peuple transrhénan des Sugambres un discours
révélateur stipulant que « populi Romani imperium Rhenum finire » et, bien que les
tentatives de conquêtes des territoires germaniques pendant la période augustéenne aient
permis de repousser temporairement les limites impériales jusqu'à l'Elbe45, le désastre de
Varus en l'an 9 ramena progressivement dans les œuvres littéraires une délimitation
fonctionnelle de l'Empire sur le Rhin comme en témoigne l'historien du IIe siècle Florus :
« Hac clade factum, ut imperium, quod in litore Oceani non steterat, in ripa Rheni jluminis
staret »46. Le fleuve est de plus qualifié par l'annaliste latin Tacite de veteres termini -
antiques frontières - de l'Empire romain comme si la destinée historique du Rhin se
réalisait par le découpage immuable du territoire47. Une lecture sommaire des sources
anciennes révèle donc immédiatement le fleuve comme une frontière scindant la région.
Pourtant, l'effort militaire de conquête de la Germanie entamé par Auguste s'inscrivait sans
contredit dans la politique impérialiste de Rome visant une expansion territoriale continue
et indéfectible dans la tradition de Yimperium infinitum. Sujet récurrent dans la poésie du
« [...] l'autorité du peuple romain se terminait au Rhin » (t.d.a.) (César, Bell. Gall. IV, 16). Dans son testament politique, les Res Gestae, Auguste prétend avoir pacifié le monde jusqu'aux bouches de l'Elbe : « [...] adostium AlbisJluminispacaui » (Auguste, Res Gestae Diui Augusti xxvi). « Ce désastre eut pour résultat d'arrêter sur la rive du Rhin l'Empire que le rivage de l'Océan n'avait pas arrêté » (Florus, Ep. Il, 30). Tacite, Germ. XXIX.
12
début du Principat, l'impérialisme romain prescrivait une extension de l'Empire jusqu'aux
confins de l'œkoumène, jusqu'aux limites du monde connu . Dans ce contexte
idéologique, la création de frontières ou de zones frontalières peut apparaître paradoxale ; la
fixation de limites territoriales par Rome au Ier siècle de notre ère, notamment dans la
région rhénane, se présente en quelque sorte comme le témoignage d'une défaillance de
l'impérialisme romain ou du moins d'une représentation de l'Empire romain4 . Or, ces
nouvelles délimitations périphériques étaient généralement positionnées par rapport à des
éléments de l'environnement physique, par exemple le Rhin, le Danube et l'Euphrate, et
concordaient donc avec la conception augustéenne des frontières naturelles qui utilisait
entre autres les fleuves pour matérialiser les extrémités d'un territoire géographique
uniforme50. La représentation évidente et claire du Rhin dans les sources littéraires
anciennes en tant qu'élément de division ou de délimitation s'accorde ainsi avec l'idéologie
romaine des frontières naturelles et la conception politique de l'organisation territoriale de
l'Empire augustéen ouvert vers le monde extérieur. Par ailleurs, la vision romaine de la
frontière germanique émergeant a priori des discours antiques était nécessairement
influencée et dirigée par les opinions et les idées politiques diffusées dans la capitale et liée
à la conception des frontières naturelles encerclant l'Empire. Les auteurs anciens utilisèrent
délibérément le fleuve afin de définir, de délimiter et d'organiser l'espace géographique et
politique, se servirent de la lisière fluviale de façon à séparer des environnements opposés,
octroyèrent au Rhin une fonction protectrice en le présentant comme une barrière défensive
et un obstacle51.
Nombreux furent de ce fait les poètes latins ayant exploité, en une hyperbole aisée, le thème de la domination universelle comme destin de Rome ; par exemple, Virgile indique que Rome égalera son empire à l'univers - Roma imperium terris - et qu'Auguste étendra ses territoires au-delà des étoiles - lacet extra sidéra tellus - (Enéide, VI, 795). De même, Horace (Odes, m, 3, 45-54) évoque l'atteinte par Rome des extrémités du monde et Ovide (Fastes, il, 130) qualifie Auguste âzpater orbis - « père de l'univers ». J.C.MANN (1974) p. 508. J.-M. CARRIÉ (1995) soutient que l'image du fleuve était régulièrement utilisée dans le monde romain pour concrétiser de façon générale l'idée de frontière. Le géographe M. Foucher (1986) p. 55 souligne également l'importance de l'idéologie dans la conception humaine des frontières, car les idées et les croyances véhiculées dans une société produisent les représentations politiques de l'espace et par conséquent reconstruisent la réalité limitrophe. Sur l'idéologie augustéenne des frontières naturelles, cf. supra p. 4. Voir également P. MANNONI (2001) p. 72 au sujet de la réorganisation du réel par l'idéologie politique à travers un système interprétatif de représentations. Pour une analyse du Rhin comme élément de division de l'espace spécifiquement chez Tacite, cf. M. S. MORIN (2008) ; R. POIGNAULT (2001).
13
Alors que cette représentation du Rhin comme élément de division s'assoit
uniquement sur les sources littéraires et transparaît dès une première lecture des récits
anciens, la représentation de la frontière rhénane en tant que zone frontalière ou zone de
convergence culturelle entérinée par le courant historiographique actuel s'ajoute à d'autres
représentations sociales tirées des textes anciens tout en s'appuyant copieusement sur les
travaux archéologiques et les données de terrain. Il semble ainsi surprenant que les sources
entraînent des conclusions apparemment contradictoires, ce qui amène à se questionner sur
les rapports existant entre les deux visions et à s'interroger sur la nature des propos
présentés par les auteurs anciens au sujet de la frontière rhénane. Les témoignages
littéraires du Ier siècle de notre ère permettent-ils de concilier ces deux représentations du
Rhin et de les aborder dans une perspective globale élargissant les paramètres de la
conception de l'espace frontalier fluvial ? Cette problématique entraîne par ailleurs le
questionnement beaucoup plus général à savoir si une source écrite peut fournir plusieurs
représentations d'un même objet qui ne s'avéreraient pas contradictoires mais plutôt
complémentaires.
La région rhénane chez les auteurs anciens : corpus de sources
L'essence même de la problématique énoncée, axée sur les représentations de la
frontière rhénane, exige nécessairement d'asseoir la présente analyse sur un corpus de
sources d'abord composé de documents littéraires. Le district militaire de Germanie
inférieure ayant été, lors du premier siècle de domination romaine, le théâtre d'événements
politiques et militaires d'envergure, la région intéressa plusieurs auteurs anciens latins et
grecs. Véritable pierre angulaire de toute étude portant sur la région du Rhin inférieur à
l'époque impériale et contemporains des grandes entreprises romaines du Ier siècle de notre
ère sur la frontière rhénane, les ouvrages de l'historien latin Tacite - De Origine et situ
Germanorum, Ab Excessu Diui Augusti et Historiae - sont évidemment au cœur de ce
corpus littéraire. Aux textes tacitéens se greffent ensuite de façon complémentaire les écrits
géographiques et ethnographiques de Strabon, contemporain des conquêtes germaniques, et
de Pline l'Ancien, observateur direct des réalités rhénanes, de même que les récits de nature
politico-militaire et historique de Velleius Paterculus, acteur lors des opérations militaires
14
en Germanie au début du Ier siècle, et des auteurs plus tardifs Suétone, Florus ainsi que
Dion Cassius. Bien qu'antérieur au cadre temporel ciblé, le commentaire de César sur ses
activités militaires en Gaule doit également être considéré puisqu'il est le fruit d'une
expérience directe du général dans la région rhénane et révèle les premiers contacts
consignés entre Romains et Germains.
Dans un premier temps, émanant de l'élite latine du début de l'époque antonine,
P. Cornélius Tacitus offre un témoignage issu d'une documentation minutieuse et essentiel
à la compréhension des dynamismes régionaux du secteur rhénan pendant la période julio-
claudienne. Les thèmes abordés par les récits tacitéens proposent en fait un tableau de la
Germanie rhénane jumelant à la fois les aspects événementiels propres à l'histoire politique
et militaire et les renseignements géographiques et ethnographiques décrivant les réalités
humaines et environnementales. Tout d'abord, son traité sur la Germanie - De Origine et
situ Germanorum - fournit des descriptions denses et explicites des différents peuples
transrhénans et constitue la principale source écrite disponible au sujet des populations c'y t
germaniques . Son unicité permet une reconstruction réaliste de la démographie frontalière
au Ier siècle de notre ère, mais généralise parfois les traits et les mœurs des peuples
transrhénans. Quant aux Annales - Ab Excessu Diui Augusti -, elles constituent en quelque
sorte une chronologie des événements ayant ponctué l'histoire impériale entre les règnes de
Tibère et Néron. Par conséquent, elles relatent avec rigueur les campagnes militaires
germaniques accomplies sous les Julio-Claudiens et abordent les agitations violentes des
légions rhénanes à la suite de l'avènement de Tibère. S'appuyant sur des documents publics
tels que les acta senatus et les acta publica afin de reconstituer des événements antérieurs à
son expérience personnelle, l'historien latin fait preuve d'un esprit critique aigu et cherche
dans la compréhension du passé les causes des tares politiques de son époque. Par ailleurs,
Tacite se retrouve contemporain de la réalité exprimée dans les Historiae puisque son
Quoique certains historiens, dont F. DUPONT (1995), aient critiqué la cohérence du texte, les philologues du dernier siècle travaillèrent à restituer la valeur documentaire du récit tacitéen. Cf. E. NORDEN (1923) ; R. SYME (1958) ; J. RIDÉ (1977) ; R. MARTIN (1981) ; H. JANKUHN et D. TIMPE (1989) ; G. NEUMANN et H. SEEMANN (1992). De plus, une édition allemande récente du texte de la Germanie renouvelle l'interprétation et commente dans ce sens les propos de Tacite. Cf. A. A. LUND (1988). Par ailleurs, les possibles incohérences de la Germanie concernent essentiellement les peuples germains éloignés du monde romain, moins bien connus de Tacite et ses contemporains, et touchent donc peu les communautés rhénanes entretenant généralement des relations diverses avec Rome.
15
propos débute avec la crise civile ayant suivi la mort de Néron en 68. Il y révèle d'ailleurs
une connaissance approfondie des affaires publiques et dévoile une préoccupation marquée
pour la situation frontalière rhénane ; malgré le fait que seuls les cinq premiers livres nous
soient parvenus, dont le dernier de façon fragmentaire, son ouvrage est l'unique document
littéraire à raconter de façon détaillée et précise la révolte de la tribu germanique des
Bataves en 69 et 70 de notre ère. Le soulèvement de ce peuple, auxiliaire dans les armées
romaines et occupant les territoires deltaïques du Rhin, s'inscrit étroitement dans le
contexte frontalier de la région et est ancré dans l'environnement naturel particulier du
delta rhénan ; cet épisode insurrectionnel permet ainsi d'appréhender à la fois les rapports
entre les groupes romains et autochtones et les interactions entre les communautés rhénanes
et le milieu fluvial. Le corpus tacitéen se veut donc complémentaire sur le plan thématique
et couvre la quasi-totalité de la tranche chronologique ciblée. Bien qu'il conserve certaines
orientations politiques, sociales, philosophiques et rhétoriques, le discours de Tacite tend
généralement vers l'impartialité ; la rigueur intellectuelle de l'historien latin l'amène à
utiliser plusieurs sources officielles et à s'intéresser aux causes et aux conséquences plutôt
qu'à l'histoire strictement événementielle ou factuelle53.
À ce corpus littéraire principal exclusivement tacitéen s'ajoutent d'une part des
œuvres de nature géographique et d'autre part des récits militaires et politiques rédigés aux
Ier, IIe et IIIe siècles de notre ère. D'abord, le géographe grec Strabon, contemporain
d'Auguste et l'un des artisans de P« inventaire du monde » 54, présente dans les livres IV et
VII de son traité de géographie des données topographiques, hydrographiques,
ethnographiques et climatiques précieuses et uniques au sujet des Gaules et du Nord de
l'Europe. Ayant servi dans les armées de Germanie inférieure au milieu du Ier siècle de
notre ère, Pline l'Ancien consacre également une partie du livre IV de sa magistrale
Naturalis Historia à la géographie physique, politique et historique des territoires rhénans
53 Pour des analyses récentes de la méthode historique, de la rhétorique et de la causalité chez Tacite, cf. O. DEVILLERS (2003); E. O'GORMAN (2000); O. DEVILLERS (1996); J. MAMBWINI KIVUILA-KIAKU (1997); J.DANGEL( 1989).
54 Sur la géographique ancienne et l'idée d'« inventaire du monde » amorcée à l'époque augustéenne, cf. C. NICOLET (1988). Pour une analyse des composantes du traité de géographie de Strabon et des représentations de l'Empire romain et des peuples « barbares » chez le géographe grec, cf. D. DUECK (2000) p. 85-179 ; G. AUJAC (2000) ; P. THOLLARD (1987) ; M. CLAVEL-LÉVÊQUE (1974) ; E. D. L. VAN DER VLIET (1984) ; E. D. L. VAN DER VLIET (2003).
16
et germaniques . De plus, sur le plan proprement militaire, Velleius Paterculus décrit dans
son Historia Romana les campagnes germaniques de Tibère au début du Ier siècle de notre
ère. La fiabilité du texte de Velleius est souvent critiquée en raison d'une tradition
manuscrite basée sur un seul manuscrit parfois corrompu et confus et d'un discours axé sur
les actions individuelles et comportant des erreurs chronologiques 6. La valeur historique
du récit repose néanmoins sur le fait que Velleius propose un regard d'observateur direct et
de témoin actif des activités transrhénanes de Rome puisqu'il occupa le poste de légat dans
l'armée tibérienne. De façon complémentaire, l'ouvrage biographique de Suétone sur les
empereurs romains de César à Domitien - De uita duodecim Caesarum - permet une
lecture factuelle des événements politiques du Ier siècle et, quoique régulièrement
anecdotique, présente une évolution chronologique des actions menées par le pouvoir
impérial57. De même, les ouvrages historiques des auteurs des IIe et IIIe siècles Florus et
Dion Cassius58 abordent également dans le cadre événementiel d'un épitomé de l'histoire
romaine les vicissitudes politiques et militaires ayant jalonné le premier siècle de l'Empire
romain. Bien que ces auteurs s'intéressent aux conjonctures de la frontière rhénane de façon
épisodique, leur apport permet de renforcer ou de nuancer l'analyse du discours tacitéen.
Enfin, les campagnes militaires de César59 initiant la littérature ancienne au sujet du Rhin et
de la Germanie et offrant le premier témoignage romain direct des réalités régionales, il
apparaît essentiel de considérer la contribution du Bellum Gallicum malgré une subjectivité
inévitable de l'auteur et un contexte de rédaction antérieur au premier siècle de domination
romaine de la région rhénane. Appuyée également sur une documentation archéologique
Les livres III et IV de l'ouvrage encyclopédique de Pline l'Ancien sont en fait consacrés à la géographie du monde connu. T. M. MURPHY (2004) propose d'ailleurs une étude de la signification politique de la géographie et des ethnographies présentées dans la Naturalis Historia de Pline. Voir également G. SERBAT (1989) ; F. DE OLIVEIRA (1992) ; S. AUPETITGENDRE-SIFFERT (1999) ; H. ZEHNACKER (2004). Dans l'introduction critique de son édition de Y Historia Romana, J. HELLEGOUARC'H (1982) p. XL-XCIV expose l'ensemble de ces jugements datant surtout du XIXe et du début du XXe siècle et participe à l'effort de réhabilitation de l'œuvre de Velleius. Voir également J. HELLEGOUARC'H (1964) ; J. HELLEGOUARC'H (1976) ; J. HELLEGOUARC'H (1984) ; A. J. WOODMAN (1975) ; E. CIZEK (1972) ; R. J. STARR (1980) ; R. J. STARR (1981) ; J. DE MONTE (1999).
Cf. E. CIZEK (1977) ; E. CIZEK. (1961) ;K. R. BRADLEY(1991) ; J. GASCOU(1984) ; J. EKTOR(1980).
Sur Florus, cf. P. JAL (1965) ; J.-M. ALONSO-NÛNEZ (1986). Sur Dion Cassius, cf. F. MlLLAR (1964) ; T. D. BARNES (1984) ; D. HARRINGTON (1977). Les études sur César et son œuvre littéraire sont très nombreuses. Parmi les travaux récents sur ses récits militaires, voir notamment E. ROBERT (2001); K. E. WELCH et A. POWELL (1998); E. MENSCHING (2002) ; E. S. RAMAGE (2003) ; Y. LE BOHEC (2001).
17
ponctuelle provenant des fouilles réalisées en Allemagne et aux Pays-Bas , ce corpus
sélectif mais représentatif permettra de cerner les représentations antiques de la frontière
rhénane issues de sources littéraires rédigées dans des contextes sociopolitiques variés.
Cadre conceptuel et démarche méthodologique
Les deux conceptions des frontières romaines déjà présentées - soit en tant que
frontière linéaire et en tant que zone frontalière - constituent en quelque sorte deux
représentations d'une frontière qui peuvent trouver appui dans les sources anciennes et
résulter d'un contexte social conditionné. Le sociologue J.-C. Abric définit ainsi la
représentation sociale comme « le produit et le processus d'une activité mentale par laquelle
un individu ou un groupe reconstitue le réel auquel il est confronté et lui attribue une
signification spécifique. La représentation est donc un ensemble organisé d'opinions,
d'attitudes, de croyances et d'informations se référant à un objet ou une situation. Elle est
déterminée à la fois par le sujet lui-même (son histoire, son vécu), par le système social et
idéologique dans lequel il est inséré, et par la nature des liens que le sujet entretient avec ce
système social»61. La représentation sociale traduit donc une image mentale construite
d'une réalité avec laquelle un groupe humain entretient une relation directe ou indirecte.
L'utilisation instrumentale du concept de représentation, en ce qui concerne l'étude des
secteurs limitrophes de l'Empire romain, permet donc d'une part d'exploiter les sources
écrites de façon à concrétiser les modèles présentés par les auteurs anciens, dans le cas
présent les portraits de la frontière rhénane, et permet d'autre part de vérifier de quelles
façons s'articulent ces modèles par rapport aux réalités décrites.
Parallèlement à ce cadre conceptuel, la démarche méthodologique adoptée se veut le
miroir du questionnement central. L'examen de la région rhénane en tant qu'espace
frontalier nécessite une analyse systémique des sources textuelles envisageant la présence
humaine en fonction du milieu fluvial. Par conséquent, il est fondamental de situer la
60 Cf. J. C. BARRETT, A. P. FITZPATRICK et L. MACINNES (1989); R. BRANDT et J. SLOFSTRA (1983); J.CREIGHTON et R. WILSON (1999); G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975); N. ROYMANS (1995); N. ROYMANS et J. SLOFSTRA (1996).
61 J.-C. ABRIC (1997) p. 206.
18
démonstration dans le cadre environnemental de la région afin d'offrir une meilleure
évaluation de la portée des représentations littéraires ambivalentes de l'espace frontalier
rhénan. Alors que la littérature ancienne érige à première vue le Rhin en tant qu'élément
diviseur, l'objectif du présent travail est de dégager l'existence au sein des sources écrites
d'une représentation de la frontière rhénane concordant avec les données archéologiques
priorisées par l'historiographie actuelle et introduisant une zone de convergence marquée
par une occupation globale du territoire, une circulation humaine déterminante ainsi que la
création et le maintien de contacts entre les populations riveraines. Cette représentation
d'une zone frontalière pourra ensuite être confrontée à l'utilisation littéraire du Rhin
comme division spatiale et amener à s'interroger sur la cohérence des deux représentations
à l'intérieur du même concept d'espace frontalier.
La lecture analytique des sources doit par conséquent opérer une catégorisation de
l'information et ainsi s'appuyer sur une grille d'analyse considérant à la fois les facteurs
environnemental et humain dans leurs interactions62. Une telle grille d'analyse s'avère un
outil méthodologique capital permettant d'identifier d'une part les données décrivant
l'environnement fluvial régional - les caractéristiques physiques du fleuve ainsi que ses
propriétés spatiales et symboliques - et d'autre part les actions humaines agissant sur le
milieu tels que l'aménagement et l'occupation du territoire, les déplacements terrestres et
fluviaux dans le secteur frontalier ainsi que les activités économiques, politiques, militaires,
etc. Cet outil d'analyse assure de plus l'examen des énoncés implicites ou abstraits
intégrant des aspects interprétatifs qui découlent de la perception humaine. La grille
d'analyse devient ainsi thématique et met de l'avant la nature dynamique du développement
humain de la région rhénane au Ier siècle de notre ère, comblant de la sorte le caractère figé
des sources littéraires et plaçant sur un même plan les visions qu'elles rapportent. L'étude
de l'espace frontalier positionne de cette manière l'implantation humaine, les réseaux de
circulation et les modes de contacts dans un cadre environnemental précis influençant les
mécanismes d'occupation et se confrontant aux représentations issues des sources
littéraires. Il sera ainsi possible de juger de la nature apparemment contradictoire des
représentations frontalières du Rhin provenant des sources littéraires et matérielles.
Pour un exemplaire de la grille d'analyse utilisée, voir l'annexe VI.
19
Dans un premier temps, la localisation des établissements humains mentionnés par
les auteurs antiques permet de positionner la présence romaine et autochtone dans l'espace
frontalier rhénan et de situer le fleuve par rapport à cette occupation du territoire. Ensuite,
l'examen des franchissements du Rhin et des aménagements fluviaux d'une part fournit un
tableau des déplacements locaux et régionaux coordonnant les contacts entre les groupes
humains de la région et contribue, d'autre part, à la compréhension des interactions entre
l'homme et le milieu fluvial. Enfin, l'identification des relations et des rapports multiples
existant entre les communautés rhénanes et apparaissant dans les textes anciens offre
l'opportunité de saisir le développement humain régional et de discerner une cohérence
politique, économique, sociale et culturelle unissant en quelque sorte l'espace frontalier. En
contextualisant l'occupation des territoires rhénans, les franchissements du fleuve et les
contacts entre les populations riveraines, il est possible d'évaluer la nature et la portée des
données à première vue contradictoires des sources littéraires concernant l'existence d'un
espace rhénan diviseur et limitatif et de clarifier l'intégration du Rhin dans une
représentation cohérente d'un espace frontalier se distinguant par ses spécificités
environnementales.
20
Chapitre I Sur les deux rives d'un fleuve : occupation du
territoire et localisation des établissements humains
La localisation des implantations humaines mentionnées par les sources littéraires
permet de dresser un portrait réaliste de l'occupation de la région pendant les périodes
julio-claudienne et flavienne. D'une part, les auteurs anciens identifient de nombreux
peuples germains évoluant dans différents secteurs de la zone rhénane. Ces groupes,
d'abord sujets à des déplacements fréquents régis par la disponibilité des ressources
naturelles, la pression démographique et les guerres tribales, fixèrent progressivement leur
implantation au cours du Ier siècle avant notre ère et du Ier siècle de notre ère dans un
contexte militaire nouveau dominé par les oppositions et les collaborations avec l'armée
romaine63. Sans être concentrées dans des centres urbains définis et caractérisées par des
structures d'habitations dispersées64, ces populations occupèrent néanmoins des secteurs
L'archéologie démontre que les groupes germaniques qui occupaient les régions au-delà de l'Elbe pendant l'Âge du Fer se sont divisés en « Germains occidentaux » et « Germains orientaux » vers l'an 400 avant notre ère ; cette scission aurait entraîné un déplacement graduel et continu des groupes occidentaux vers le Rhin. Cf. E. DEMOUGEOT (1969) p. 46-102; M. TODD (1990) p. 11-12; M. TODD (2004) p. 28-72 ; P. S. WELLS (2001) p. 33-49. Cette migration aurait toutefois été freinée par la rencontre avec les Romains au Ier siècle avant notre ère comme en témoignent entre autres les tentatives suèves et helvètes d'implantation en Gaule qui furent contrées par César (Bell. Gall. I). Limitées par la présence romaine dans leur trajet migratoire, les populations germaniques conservèrent une certaine mobilité mais concentrèrent leur mouvement dans un espace d'occupation plus défini. E. A. THOMPSON (1965) p. 18-27 évoque même une certaine forme de sédentarisation de l'agriculture germanique au Ier siècle de notre ère et M. TODD (1990) p. 62-63 souligne l'existence de communautés transrhénanes stables et durables à cette époque. Dans un contexte militaire de collaboration avec l'armée romaine, certains peuples figèrent d'ailleurs de façon permanente leurs établissements et leurs structures agricoles, voir notamment le cas des Ubiens, infra p. 29-30. Contrairement à l'organisation proto-urbaine celtique, il n'existait pas chez les Germains de l'époque julio-claudienne d'établissements comparables aux oppida gaulois, à savoir d'agglomérations structurées et hiérarchisées agissant comme centre économique et politique tout en conservant un rôle défensif. Selon les données archéologiques, les établissements germains étaient plus petits, décentralisés et ne favorisaient pas l'essor économique par l'entremise de la production manufacturière et du commerce. Cf. P. LE ROUX (1998) p. 35 ; P. S. WELLS (2001) p. 50-52, 77 et 91-92 ; M. TODD (1990) p. 62-63 ; N. ROYMANS (1995) p. 51-55.
21
déterminés de la zone frontalière rhénane. Le croisement des données littéraires permet
d'ailleurs de saisir l'évolution dans le temps et l'espace de leur occupation du territoire
rhénan. D'autre part, parallèlement à la présence germanique, l'intégration de la région
dans l'orbite romaine s'accompagna d'une implantation significative du conquérant
marquée par une certaine constance spatio-temporelle. Les établissements romains furent
abondants et les modes d'occupation variés ; les sources multiplient ainsi les mentions
d'agglomérations militaires et civiles implantées dans un contexte de conquête des
territoires transrhénans puis de stabilisation du système frontalier germanique. La situation
géographique et la forme des établissements romains furent donc dépendantes des
conjonctures politiques et militaires de la région et soumises à la stratégie impériale
d'occupation du territoire au Ier siècle de notre ère. Par ailleurs, en positionnant le Rhin
inférieur par rapport à l'ensemble des populations présentes dans le secteur et aux types
d'établissements identifiés, l'image du fleuve livrée par les sources anciennes pourra être
confrontée aux analyses archéologiques modernes et permettra d'établir quelle est la place
du Rhin dans la cpnfiguration de l'occupation humaine de la région au Ier siècle.
1.1 L'implantation germanique dans les territoires rhénans
Pendant toute la période romaine et en dépit des conjonctures politico-militaires, le
Rhin conserva dans la littérature le titre de limite naturelle de la Germanie65. Bien que les
efforts romains de soumission des territoires germaniques au début de l'époque impériale
aient eu pour but d'inclure les contrées transrhénanes dans la structure provinciale, le fleuve
maintint sur le plan littéraire son statut de délimitation occidentale de la Germanie, que
celle-ci fût libre ou en voie de devenir romaine. Dans leur description des secteurs
septentrionaux de l'Europe, Strabon et Pomponius Mêla positionnent clairement le Rhin
comme périmètre circonscrivant la Germanie66. De même, rapportant les campagnes
militaires transrhénanes de Germanicus, Tacite définit fréquemment le pays des Germains
F.DUPONT (1995) p. 192 souligne d'ailleurs que la Germanie, en tant qu'entité géographique, est véritablement présentée par les auteurs anciens, notamment Tacite, comme un territoire « naturel », non créé par l'homme, car encadré par des délimitations « naturelles » et légitimes. Strabon, n, 5, 30 ; vu, 1,3; Pomponius Mêla, m, 3, 25.
22
comme l'espace situé entre le Rhin et l'Elbe - inter Rhenum Albimque - , les deux fleuves
parallèles formant ainsi respectivement les délimitations occidentales et orientales de la fil
Germanie . Le Rhin, représenté en tant que délimitation du territoire germanique, pourrait
donc également apparaître comme la limite des régions habitées par les Germains. Pourtant,
la littérature ancienne traitant du premier siècle d'occupation de la zone rhénane mentionne
des groupes germains établis sur les deux rives du fleuve. L'analyse de l'implantation
autochtone révélée par les sources écrites corrobore l'existence de plusieurs peuples dits
germains68 vivant sur les territoires contigus au Rhin inférieur ; elle démontre une
évolution de l'occupation germanique de la région et confirme en quelque sorte une
mobilité encore visible de ces populations. Néanmoins, la stabilisation de la situation
frontalière au cours du Ier siècle de notre ère permet également de discerner au sein des
données textuelles une fixation graduelle et permanente de plusieurs peuples germains dans
l'ensemble du secteur rhénan.
1.1.1 Une rive droite traditionnellement germanique: déplacements et évolution de
l'occupation
Dans un premier temps, nombreuses sont les mentions de nations autochtones
établies sur les terres situées sur la rive droite - rive traditionnellement germanique - du
Rhin69. Bien qu'évolutive et marquée par des déplacements humains encore abondants,
l'occupation des territoires transrhénans par les groupes germains, telle que présentée par
Tacite, Ann. I, 59 ; II, 14 ; il, 22. Cette démarcation géographique apparaît également chez Strabon (vil, 1, 3 ; VII, 2,4). Au début de son ouvrage descriptif sur les populations de Germanie, Tacite indique clairement qu'il conçoit les peuples germains comme des groupes indigènes : « lpsos Germanos indigenas crediderim [...] » (Tacite, Germ. II). Par ailleurs, l'affiliation celtique ou germanique des peuples mentionnés par les sources, particulièrement ceux de la rive gauche du Rhin, demeure encore aujourd'hui un sujet de débat chez les historiens et les archéologues. La question de l'origine culturelle des groupes autochtones ayant évolué dans la région rhénane oppose généralement deux visions antagonistes, soit celle de Germains celtisés et celle de Celtes germanisés. Cf. K. SALLMANN (1987) p. 124-125 ; G. MILDENBERGER (1977) p. 80 ; C.M.WELLS (1972) p. 23-30. Néanmoins, les difficultés d'interprétation liées à l'identification ethnique exacte des populations rhénanes demeurent plus subsidiaires dans le cadre de la présente étude puisque celle-ci, s'attardant aux représentations frontalières issues des sources littéraires, s'intéresse plutôt à la conception qu'avaient les auteurs anciens des peuples celtes et germains et à son adéquation avec la situation frontalière. Pour une localisation approximative des peuples mentionnés, cf. carte des groupes germains, annexe VII.
23
les auteurs anciens, bordait l'ensemble du cours inférieur du Rhin et affichait des structures
d'habitation permettant de soupçonner une certaine pérennité de l'implantation.
Tout d'abord, dans la partie sud du cours inférieur du fleuve se retrouvaient
notamment les Chattes - Chatti - dont l'occupation s'avéra constante et stable pendant la
période étudiée malgré les conjonctures militaires et les offensives romaines ; Dion Cassius
et Florus mentionnent leur présence lors des campagnes militaires de Drusus en Germanie
transrhénane entre 12 et 9 avant notre ère, Tacite signale une incursion violente de
Germanicus dans leur territoire en 15 de notre ère et Suétone rapporte les expéditions de
Domitien chez ce peuple à la fin du Ier siècle70. De plus, en introduisant dans son propos le
fait que les Chattes vivaient dans des villages - uici - et possédaient même un chef-lieu -
caput - nommé Mattium, Tacite illustre explicitement la cristallisation de l'occupation
chatte dans la région71. Les récits anciens allèguent également une présence continue,
quoique mobile, sur la rive droite du Rhin des Tenctères - Tencteri - et des Usipètes -
Vsipetes - , deux nations germaniques régulièrement citées conjointement dans les sources.
Ces peuples sont déjà évoqués par César au Ier siècle avant notre ère alors que, chassés de
leurs terres transrhénanes par la nation des Suèves, ils tentèrent de migrer en Gaule belge
pendant l'hiver 55, mais furent repoussés par le général romain72. Cet épisode prouve
d'ailleurs l'instabilité encore palpable de leur présence dans la région à l'époque
césarienne. Le caractère temporaire des établissements usipètes et tenctères est toujours
perceptible lors du premier siècle de domination romaine dans le secteur. Tacite écrit dans
son traité ethnographique sur les Germains que «proximi Chattis certum iam alueo
70 Dion Cassius, Liv, 33 ; Florus, Ep. Il, 30 ; Tacite, Ann. I, 56 ; Suétone, Dom. VI. Bien que Tacite (Germ. xxxn) ne semble pas situer les Chattes directement sur la rive du Rhin, Dion Cassius les localise vraisemblablement au voisinage du fleuve lorsqu'il précise que Drusus éleva une forteresse chez les Chattes, sur le bord du Rhin (Dion Cassius, LIV, 33). Par ailleurs, les campagnes militaires de Domitien contre les Chattes entre 83 et 85 semblent avoir été la dernière opération offensive d'envergure menée par Rome en Germanie rhénane. Cf. H. SCHÔNBERGER (1969) p. 158 ; P. S. WELLS (2001) p. 93.
71 Tacite relate en fait la destruction de Mattium par l'armée de Germanicus, l'abandon par les Chattes de leurs villages et cantons (pagi) et leur dispersion dans les forêts : « [...] reliqui omissis pagis uicisque in siluas disperguntur. Caesar incenso Mattio (idgenti caput) [...] » (Tacite, Ann. I, 56). Par contre, il semble que les Chattes aient ensuite réoccupé leur territoire puisque, tel qu'il a déjà été évoqué, Domitien mena à nouveau une offensive contre ce peuple près de 70 ans plus tard. Cf. supra note 70. Pour ce qui est du terme pagus, généralement traduit dans le contexte de la Germanie romaine par « terre » ou « canton » et représentant une portion ou une subdivision d'une structure territoriale plus large, telle une cité, se référer à M. TARP1N (2003) p. 31-37 ; M.-T. RAEPSAET-CHARLIER(1998) p. 177-178.
72 César, Bell. Gall. iv, 1-16. Voir également Dion Cassius, XXXIX, 47-48.
24
Rhenum [...] Vsipi ac Tencteri colunt» , situant donc ces peuples pendant l'époque
flavienne dans la portion centrale du Rhin inférieur, à proximité des Chattes. De plus, en
relatant les événements ayant ponctué la révolte du peuple germanique des Bataves en 69-
70 de notre ère, l'historien latin précise que le Rhin séparait les Tenctères de Cologne,
colonie romaine située sur la rive gauche du fleuve74 ; il positionne ainsi cette nation sur un
territoire riverain plutôt qu'à l'intérieur des terres. Par contre, dans son récit au sujet des
expéditions de Drusus accomplies à la fin du Ier siècle avant notre ère, Dion Cassius
localise plutôt les Usipètes plus au nord, près des îles du delta du Rhin75. Par conséquent, il
faut supposer soit un déplacement de ce peuple vers des terres plus méridionales de la
vallée rhénane entre les périodes augustéenne et flavienne, soit une imprécision chez
l'historien grec qui évoque des faits bicentenaires. Toutefois, Tacite stipule également que
certains des territoires situés près de l'embouchure du Rhin avaient jadis été occupés par les
Usipètes, amenant ainsi à soupçonner une migration progressive de ce peuple vers le sud76.
Par ailleurs, selon les propos combinés de Tacite et Pline le Jeune, la vallée de la Lippe,
affluent oriental du Rhin inférieur, semble quant à elle avoir été occupée de façon continue
par la tribu des Bructères - Bructeri - pendant tout le Ier siècle de notre ère77. Ce peuple
« [...] à proximité immédiate des Chattes, le cours du Rhin dorénavant fixé [...] est habité par les Usipètes et les Tenctères » (t.d.a.) (Tacite, Germ. XXXII). Dans son récit des événements entourant l'attaque et la défaite de la légion de M. Lollius en 16 avant notre ère (cf. supra note 5), Dion Cassius fait également allusion au pays des Sugambres, des Usipètes et des Tenctères et il semble cohérent de le situer à proximité du Rhin. D'une part, l'historien grec rapporte que ces peuples crucifièrent des citoyens romains se trouvant sur leur territoire. Une présence romaine transrhénane à cette époque peut seulement être envisagée sur des terres voisines du fleuve puisque la conquête de la Germanie n'était alors pas encore entamée. D'autre part, ces groupes germains franchirent rapidement le fleuve pour ravager le district de Germanie inférieure et la Gaule, ce qui amène à supposer un positionnement géographique près du fleuve (Dion Cassius, LIV, 20). « lgitur Tencteri, Rheno discreta gens [...] » (Tacite, Hist. IV, 64). Sur Cologne, cf. infra p. 39-40. Sur la révolte batave, cf. W. J. H. WlLLEMS (1983) ; W. J. H. WlLLEMS (1984) ; R. URBAN (1985) ; S. L. DYSON (1971) ; P. A. BRUNT (1960) ; E. MERKEL (1966) ; P. A. VAN SOESBERGEN (1971) ; O. SCHMITT (1993). Dion Cassius, LIV, 32. Tacite, Ann. XIII, 55-56. Tacite mentionne pour la première fois l'occupation bructère de la vallée de la Lippe lors de son récit des campagnes militaires de Germanicus en 15 de notre ère (Tacite, Ann. I, 60). Bien qu'il indique dans son traité sur les Germains que les Bructères furent par la suite chassés de leur territoire, anéantis et remplacés par les Chamaves - Chamauii - et les Angrivariens - Angriuarii - (Tacite, Germ. XXXIII), Pline le Jeune précise que le légat de Germanie inférieure Vesticus Spurinna rétablit le pouvoir du roi bructère, probablement sous le règne de Nerva, entre 96 et 98 : « Nam Spurinna Bructerum regem ui et armis induxit in regnum » (Pline, Ep. II, Vil, 2). De plus, P. LAEDERICH (2001) p. 135 et M. TODD (2004) p. 52 affirment que les Bructères furent victimes de mesures répressives en 75 et 78 de la part du légat de Germanie inférieure Rutilius Gallicus puis à nouveau en 94, ce qui infirme également une décimation de cette tribu par les Chamaves et les Angrivariens.
25
n'existe toutefois pas dans le récit de César et il est donc probable qu'il se soit
progressivement déplacé vers les rives rhénanes pendant le Principat augustéen78. Cette
région fut également habitée par les Sugambres - Sugambri - dont la présence à proximité
du Rhin - proximi Rheno - est d'abord signalée par César79. De plus, lors de son premier
passage du Rhin en 55 avant notre ère, le général romain se rendit sur le territoire de cette
nation germanique et incendia leurs villages, leurs fermes et détruisit leur blé . La
présence de structures d'habitation permanentes et d'une production agricole démontre
ainsi une certaine stabilité de l'implantation sugambre dans la région. Malgré l'assaut
césarien, ce peuple est toujours localisé sur les bords du Rhin à plusieurs reprises par
Strabon de même que par Dion Cassius lors de sa narration des campagnes de Drusus81.
Enfin, l'implantation autochtone sur la rive droite du Rhin inférieur se conclut avec les
groupes occupant les territoires situés près de l'embouchure du fleuve et de la mer du Nord.
Ce secteur rhénan était le plus éloigné du monde méditerranéen et les populations qui
l'habitaient apparurent pour la première fois dans les textes anciens lors des campagnes
romaines en Germanie. Au cours du Ier siècle de notre ère, ces territoires septentrionaux
semblent avoir été principalement le fief des Frisons -Frisii - , peuple en contact coutumier
avec Rome et régulièrement mentionné par Tacite . Celui-ci rappelle en outre l'occupation
passagère de cette région au milieu du Ier siècle de notre ère par les Ampsivariens -
La migration bructère semble d'ailleurs liée au déplacement des Sugambres sur la rive gauche du Rhin. Cf. infra note 81. César, Bell. Gall. VI, 35. « Caesar paucos aies in eorum finibus moratus omnibus uicis aedificiisque incensis frumentisque succisis [...] » (César, Bell. Gall. IV, 19). Rapportant les mêmes événements, Dion Cassius indique quant à lui qu'à l'arrivée de César, les Sugambres s'étaient déjà retirés dans des établissements fortifiés (Dion Cassius, xxxix, 48). En ce qui a trait à la traduction du terme aedificia dans le contexte césarien, cf. L.-A. CONSTANS (1984) p. 109, note 2. Strabon, vu, 1,3; vu, 1,4; Vil, 2, 4 ; Dion Cassius, LIV, 33. En ce qui concerne le positionnement riverain des Sugambres, voir également supra note 73. Il semble toutefois que les Sugambres aient migré sur la rive gauche du Rhin au début du Ier siècle de notre ère. Cf. infra p. 30. Par ailleurs, considérant le fait que les Bructères, examinés précédemment, apparaissent dans la littérature ancienne lors de la narration des campagnes de Germanicus en 15 de notre ère, il est probable que ce peuple s'installa sur les terres rhénanes laissées vacantes par la migration des Sugambres. Bien qu'ils se soient révoltés contre l'autorité romaine en 28 de notre ère (Tacite, Ann. IV, 73) et aient tenté de migrer dans la zone deltaïque en 58 (Tacite, Ann. xm, 54), les Frisons occupaient toujours les territoires situés entre le Rhin et la mer du Nord pendant et après la révolte batave (Tacite, Germ. xxxiv ; Hist. IV 15). Dion Cassius (LIV, 32) situe également les Frisons sur les bords du Rhin et de l'Océan (mer du Nord).
26
Ampsiuarii - qui furent toutefois contraints sous la menace romaine de quitter ce secteur .
Les Ampsivariens sont d'ailleurs présentés par Tacite comme un groupe vagabond, en
recherche constante de nouvelles terres, n'ayant jamais fixé véritablement son habitat84.
Les sources textuelles démontrent ainsi clairement que la rive droite du Rhin
accueillit des peuples germains sur l'ensemble du cours inférieur du fleuve et pendant tout
le premier siècle d'occupation romaine. Évidemment, cette occupation germanique des
territoires transrhénans n'est pas surprenante et concorde avec la représentation classique
du Rhin comme frontière de la Germanie. Toutefois, bien que de façon moins fréquente, les
auteurs anciens font également allusion à des groupes germains établis sur la rive
occidentale du Rhin inférieur.
1.1.2 Migrations et stabilisation : les populations germaniques de la rive gauche
Dès le Ier siècle avant notre ère, César formula une représentation du Rhin en tant
que division culturelle entre les populations gauloises et germaniques. Le premier chapitre
du Bellum Gallicum stipule explicitement que les Germains sont ceux « qui trans Rhenum
incolunt»S5. Cette représentation frontalière du Rhin fut ensuite largement reprise par les
auteurs ultérieurs et l'historiographique moderne86. Cependant, un examen attentif des
peuples mentionnés dans les récits anciens permet de démontrer que les auteurs antiques
connaissaient l'existence de groupes d'origine germanique sur la rive gauche du Rhin et
amène à présumer qu'ils devaient également comprendre la frontière rhénane comme une
zone de convergence et d'interactions.
Selon l'historien latin, en s'installant sur ces terres transrhénanes, les Ampsivariens se soumirent à l'autorité romaine: «[■■■] gentem suam dicioni nostrae subiceret» (Tacite, Ann. XIII, 55). Cette affirmation offre de façon explicite une représentation de la situation frontalière portant le pouvoir impérial bien au-delà du Rhin quarante ans après l'abandon final de la politique romaine de conquête de la Germanie et constitue donc un prélude à la démonstration de la conception d'une zone frontalière englobant les deux rives du fleuve. Sur la possession romaine de territoires outre-Rhin, cf. infra p. 41-44. Tacite, Ann. XIII, 56. « [...] qui habitent au-delà du Rhin » (César, Bell. Gall. I, 1). Dans la littérature ancienne, voir notamment Tacite, Germ. I ; Strabon, IV, 4, 2 ; Dion Cassius, XXXIX, 49. Dans l'historiographie moderne, voir supra p. 6.
27
Pour identifier certains peuples autochtones vivant sur la rive gauche du fleuve au
Ier siècle de notre ère, Tacite emploie ainsi ouvertement le terme de « Germains
cisrhénans » - Germani cis Rhenum - , expression réfutant nécessairement une
représentation réaliste du Rhin comme division entre Gaulois et Germains87. Néanmoins,
dès l'époque césarienne, la rive gauche de la portion inférieure du fleuve fut principalement
occupée par des populations gauloises que les sources désignent sous le nom de Belges .
En dépit de leur affiliation ethnique traditionnellement celte, les Belges furent
régulièrement associés aux Germains. César indique ainsi clairement que «plerosque
Belgas esse ortos ab Germants »89 et il inclut sous l'appellation de Germains plusieurs
tribus belges : les Condruses - Condrusi - , les Éburons - Eburones - , les Céroses -
Caeroesi - , les Pémanes - Paemani - et les Sègnes - Segni . En revanche, ces peuples ne
figurent pas dans les écrits des auteurs postérieurs ; cette absence traduit une évolution de
l'occupation des territoires situés sur la rive gauche du Rhin inférieur entre les périodes
césarienne et augustéenne. Cette évolution pourrait s'expliquer soit par des phénomènes de
migration, d'assimilation ou d'extermination des groupes belges cités par César, soit par
une modification de leur dénomination91. Inversement, située aux limites des districts de
Germanies inférieure et supérieure, l'implantation de la tribu autochtone des Trévires -
Treueri - dans la vallée de la Moselle, affluent occidental du Rhin, semble conserver une
stabilité pendant l'ensemble de la période romaine. Les données archéologiques et les
Tacite, Ann. I, 56. Près de 150 ans plus tôt, César qualifia également de Germains cisrhénans certains groupes de population situés sur la rive gauche du Rhin. Cf. César, Bell. Gall. II, 3 ; VI, 2.
88 Les Belges - Belgae - sont généralement considérés comme un groupe gaulois, mais leur origine demeure cependant ambiguë puisque, localisés dans les contrées septentrionales de la Gaule, ils s'apparentaient culturellement aux Germains. Selon P. LE Roux (1998) p. 36, la confrontation des sources textuelles et archéologiques entraîne nettement une singularisation de ce groupe. Sur les Belges, voir également N. ROYMANS (1983) ; E. M. WiGHTMAN (1985).
9 « [•..] la plupart des Belges étaient issus des Germains » (t.d.a.) (César, Bell. Gall. Il, 4). « [...] Condrusos, Eburones, Caeroesos, Paemanos, qui uno nomine Germani appellantur [...]» - « [...] les Condruses, les Éburons, les Céroses, les Pémanes, qui sont désignés sous le nom unique de Germains [...]» (t.d.a.) (César, Bell. Gall. il, 4) ; « Segni Condrusique ex gente et numéro Germanorum [...] » -« Les Sègnes et les Condruses, peuples de race germanique et comptés parmi les Germains [...]» (César, Bell. Gall. vi, 32). Par ailleurs, César précise également que les Atuatuques - Atuatuci - étaient les descendants des Cimbres et des Teutons, peuples germaniques originaires du Jutland, l'actuelle péninsule danoise, ayant attaqué l'Italie à la fin du IIe siècle avant notre ère (César, Bell. Gall. il, 29). Pour la localisation de la majorité de ces peuples, cf. carte des groupes belges, annexe VIII.
91 J.-P. MARTIN, A. CHAUVOT et M. CÉBEILLAC-GERVASONI (2001) p. 260 prétendent ainsi que les Atuatuques, les Éburons et les Condruses fusionnèrent et donnèrent naissance à la nation des Tongres.
28
études linguistiques octroient clairement à ce peuple une identification ethnique belge ,
mais les auteurs anciens oscillent quant à eux entre des racines proprement celtes et une
affiliation germanique93. Qu'ils soient celtes ou germains, les Trévires sont néanmoins
dépeints par les sources littéraires comme un peuple cisrhénan entretenant pendant la
période romaine des relations amicales et soutenues avec les populations de la Germanie
libre94 ; leur localisation sur la rive gauche du Rhin ne nuisit ainsi nullement à leurs
rapports transfrontaliers.
Par ailleurs, les textes anciens identifient également des groupes de population de
toute évidence germaniques établis sur la rive gauche du fleuve généralement à la suite
d'un mouvement migratoire. Outre les Vangions, les Triboques et les Nemètes situés sur la
rive occidentale du Rhin supérieur95, Tacite évoque la présence des Tongres - Tungri - en
Germanie inférieure sans toutefois préciser davantage leur positionnement géographique.
Selon l'historien latin, cette nation ayant jadis franchi le Rhin aurait été la première à porter
le nom de Germains96. Tacite note également qu'une cohorte de Tongres appuya
ouvertement les révoltés bataves de 69-70, liant ainsi cette tribu aux populations
germaniques insurgées97. De plus, la région de l'actuelle ville de Cologne, sur la rive
gauche du Rhin inférieur, accueillit à partir de 38 avant notre ère les Ubiens - Ubii -,
peuple germanique d'origine transrhénane dont la migration avait été orchestrée par le
C. R. WHITTAKER (1989a) p. 38 ; N. ROYMANS (1995) p. 62. Pomponius Mêla (III, 2, 20) les présente comme un peuple belge alors que Strabon (IV, 3, 4) leur confère une origine germanique. Quant à Tacite {Germ. XXVlll), il indique que les Trévires se vantaient eux-mêmes de leur ascendance germanique. Lors de la conquête de la Gaule par César, les Trévires sollicitèrent régulièrement l'aide des Germains transrhénans (César, Bell. Gall. v, 2 ; v, 55 ; vi, 2 ; VI, 9 ; Dion Cassius, XL, 32) et ils se joignirent à la révolte du peuple germanique des Bataves en 69-70 de notre ère (Tacite, Hist. IV, 55 ; v, 19). Cf. Tacite, Germ. xxvm ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. iv, 17, 105-106. « [...] quoniam qui primi Rhenum transgressi [...] nunc Tungri, tune Germani uoeati sint » (Tacite, Germ. il). Par ailleurs, soulignons cependant que la majorité des historiens prétend que le concept de Germains serait en fait une création romaine et que les peuples transrhénans ne se seraient jamais définis sous l'appellation générale de Germains et auraient plutôt utilisé les identifications tribales. Cf. F. DUPONT (1995) p. 218 ; T. BURNS (2003) p. 178. Malgré le fait qu'il soit épineux d'aborder la question de la conception autochtone d'une appartenance à un ensemble ethnique germain, N. ROYMANS (1995) p. 62 imagine que l'utilisation indigène et même romaine de l'identité germanique aurait pu permettre aux sociétés frontalières cisrhénanes de se différencier des groupes gaulois inertes ayant abandonné les traditions martiales celto-germaniques. Sur l'origine des Tongres, voir également supra note 91. Tacite, Hist. iv, 16. Sur la révolte des Bataves, cf. supra note 74.
29
gouverneur de la Gaule M. Agrippa . L'occupation de leur territoire cisrhénan se stabilisa
rapidement et des structures d'habitation fixes se développèrent. En plus des grandes
fermes - uillae -, des terres labourées - arua - et des villages - uici -, Tacite mentionne la
présence d'un oppidum Vbiorum — place forte du territoire ubien - et d'une ara Vbiorum -
autel des Ubiens . Pline l'Ancien insiste également sur l'agriculture ubienne et les
techniques locales de fertilisation du sol100. Par ailleurs, dans le cadre de ses activités de
conquêtes transrhénanes, Rome organisa la migration d'autres populations germaniques sur
la rive gauche du Rhin. Selon les différents écrits de Suétone, un groupe de 40 000
Germains de la nation des Suèves et des Sugambres aurait ainsi été transporté en Gaule et
établi sur des territoires voisins du Rhin sous le Principat augustéen101. Cette migration
massive ne semble toutefois pas être signalée par d'autres sources littéraires avant une
mention furtive chez Orose au début du Ve siècle102. Néanmoins, le fait que les Sugambres
ne figurent pas parmi les peuples de la Germanie libre identifiés par Tacite dans son traité
ethnographique sur les Germains rédigé à la fin du Ier siècle de notre ère semble appuyer
l'idée d'une migration sugambre ; il serait étonnant que l'historien latin ait omis d'évoquer
une tribu ayant une envergure indéniable chez des auteurs antérieurs tels César et
Strabon103. Finalement, la rive gauche du fleuve fut également occupée au Ier siècle de
Strabon, IV, 3, 4 ; Tacite, Ann. XII, 27. Lors de la conquête des Gaules par César, les Ubiens étaient établis sur la rive droite du fleuve, mais entretenaient déjà des relations amicales avec Rome. Cf. César, Bell. Gall. IV, 13 ; IV, 16 ; IV, 19 ; VI, 10. Au sujet du déplacement des Ubiens sur la rive gauche du Rhin, voir notamment R. CHEVALLIER (1961) p. 40 ; A. GRENIER (1925) p. 123 ; M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1998) p. 154 ; P. S. WELLS (2001) p. 173 ; T. BURNS (2003) p. 172. Tacite, Ann. XIII, 57. Oppidum Vbiorum (Tacite, Ann. I, 36 ; XII, 27) ; ara Vbiorum (Tacite, Ann. I, 39 ; xm, 39). L''oppidum et Y ara des Ubiens étaient fort probablement situés sur le territoire de la future ville de Cologne. Pour d'autres mentions du territoire cisrhénan des Ubiens dans les sources, cf. Tacite, Ann. 1, 31 ; I, 37 ; Hist. 1,57 ; IV, 28 ; IV, 64 ; Germ. xxvm ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 17, 105-106.
'Pline l'Ancien, Nat. Hist. xvn, 4, 47. Sur les techniques agricoles ubiennes et la fertilité du sol de cette région, cf. N. ROYMANS (1995) p. 62-63 ; E. A. THOMPSON (1965) p. 4-5. Suétone mentionne d'abord qu'une fois soumis, des groupes suèves et sugambres passèrent en Gaule et furent installés sur des terres cultivables à proximité du Rhin : «[...] Suebos et Sigambros dedentis se traduxit in Galliam atque in proximis Rhenp agris conlocauit » (Suétone, Aug. XXI). Ensuite, relatant la carrière de Tibère avant son accession au Principat, Suétone précise que le général romain transporta 40 000 Germains soumis en Gaule et leur assigna des territoires sur la rive gauche du Rhin : « [...] Germanico quadraginta milia dediticiorum traiecit in Galliam iuxtaque ripam Rheni sedibus adsignatis conlocauit » (Suétone, Tib. ix). Ces deux passages semblent référer au même événement.
!Orose, Hist. vi, 21, 24. Strabon évoque aussi le déplacement en Gaule de groupes germains, mais son assertion est vague et n'inclut pas les Sugambres (Strabon, vu, 1, 3).
'Cf. supra notes 79, 80 et 81. Après ce déplacement sur la rive gauche du Rhin, les Sugambres disparaissent complètement des récits anciens traitant du Ier siècle de notre ère et ne sont d'ailleurs jamais mentionnés par Tacite qui pourtant s'attarde régulièrement aux populations rhénanes. Parallèlement, le peuple germain
30
notre ère par les Cugernes - Cugerni - qui habitaient des pagi entre le Rhin et la Meuse
À l'instar des Ubiens, Pline l'Ancien les compte clairement parmi les nations germaniques
installées dans la province romaine de Belgique et leur participation à la révolte des
Bataves en 69-70 est plusieurs fois évoquée par Tacite105.
En dépit d'une évolution indéniable de l'occupation autochtone des territoires
cisrhénans lors du Ier siècle avant notre ère et du Ier siècle de notre ère, les auteurs anciens
rapportent immanquablement une implantation germanique continue sur la rive gauche du
Rhin inférieur. Cette occupation fut notamment causée par des mouvements migratoires
soumis à la stratégie romaine d'organisation de l'espace frontalier et généra ensuite une
fixation permanente de plusieurs établissements. Les Romains ayant en partie encadré cette
implantation germanique cisrhenane, ils positionnèrent consciemment le Rhin au cœur
d'une zone frontalière intégrant des groupes germains établis sur les deux rives du fleuve.
En revanche, les populations localisées dans le delta du Rhin, région insulaire à cheval
entre les deux rives rhénanes, occupèrent véritablement le centre de l'espace frontalier.
1.1.3 Implantation dans le delta : une présence germanique au centre de l'espace frontalier
L'implantation autochtone dans la région incluait également l'occupation des îles
deltaïques du Rhin. Bien qu'une description du delta rhénan apparaisse chez César, il faut
en fait attendre les écrits des auteurs postérieurs, et surtout de Tacite, pour pouvoir
réellement dessiner un paysage humain de la région issu de données textuelles. Les propos
des Cugernes (cf. infrd) n'apparaît dans les sources qu'à partir de la seconde moitié du Ier siècle de notre ère non pas dans un contexte migratoire, mais véritablement comme une population parfaitement ancrée sur des territoires cisrhénans. Serait-ce ainsi possible qu'au cours de la première moitié du Ier siècle, par un processus d'assimilation ou de fusion avec des groupes locaux ou simplement par une modification de leur dénomination, les Sugambres soient devenus les Cugernes ou aient été intégrés à une population de ce nom déjà établie dans la région ? Évidemment, cette question demeure hypothétique, mais mériterait d'être approfondie notamment par des études linguistiques et archéologiques. Tacite, Hist. IV, 26. Sur l'apparition des Cugernes dans les sources, cf. supra note 103. Au sujet du terme pagus, cf. supra note 71. Sur les habitations et les agglomérations cugernes, cf. G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 134 ; N. ROYMANS (1995) p. 57.
'Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 17, 106 ; Tacite, Hist. IV, 26 ; V, 16 ; V, 18.
31
de l'historien latin permettent ainsi d'évaluer la permanence et la stabilité d'une
implantation humaine inscrite dans un environnement naturel deltaïque106.
La première description de l'embouchure du fleuve fut, tel qu'il a été mentionné,
fournie par César qui écrit que « ubi Oceano adpropinquauit, inplures defluit partes multis
îngentibusque insulis effectis, quarum pars magna aferis barbarisque nationibus incolitur
[...] multisque capitibus in Oceanum influit » . Toutefois, celui-ci n'identifie pas avec
précision ces nations « féroces et barbares » occupant les îles deltaïques et ne leur octroie
aucune affiliation celte ou germanique. De leur côté, les sources littéraires traitant du
premier siècle d'occupation romaine de la région situent essentiellement dans la zone
insulaire de l'embouchure du Rhin la nation des Bataves - Bataui - dont les établissements
se concentraient principalement sur Yinsula Batauorum - île des Bataves108 - qui, d'après
les descriptions offertes par la littérature ancienne, divisait le Rhin, jusqu'alors contenu
dans un seul lit, en deux bras distincts annonçant la formation du delta1 . Tribu
'Les deltas constituant des environnements naturels en mouvement, certains spécialistes tentèrent des reconstructions du paysage deltaïque antique à l'aide des données géomorphologiques. W. J. H. WlLLEMS (1984) p. 108 proposa une carte de la situation géologique du delta rhénan à la période romaine et R. BRANDT (1983) p. 131-132 et J. H. F. BLOEMERS (1983) p. 161-162 cherchèrent entre autres à redessiner les anciens cours des bras du Rhin. Toutefois, bien que déjà ancienne, l'étude réalisée par R. DION (1965) semble encore aujourd'hui le portrait le plus péremptoire du delta rhénan à l'époque antique ; l'historien propose une reconstitution des bouches du Rhin en confrontant les divers témoignages littéraires écrits pendant toute la période romaine. Sur la question du delta rhénan à l'époque romaine, voir également C. VOGLER (1997) p. 88-89 et 95.
« [...] à l'approche de l'Océan, [le Rhin] se divise en plusieurs bras en formant des îles nombreuses et immenses, dont la plupart sont habitées par des nations farouches et barbares [...] il se jette dans l'Océan par plusieurs embouchures » (César, Bell. Gall. IV, 10).
'Tacite, Germ. xxix ; Ann. II, 6 ; Hist. iv, 12 ; iv, 18 ; V, 23 ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 15, 101 ; Dion Cassius, LIV, 32 ; LV, 24. L'insula Batauorum est également mentionnée dans le Bellum Gallicum lors de la description du cours de la Meuse. Toutefois, ce passage renferme deux affirmations contradictoires. D'abord, il est stipulé qu'après avoir reçu un bras du Rhin appelé Vacalus et formé avec celui-ci l'île des Bataves, la Meuse se jetait dans l'Océan. Ensuite, l'auteur ajoute qu'à 80 000 pas de l'Océan, la Meuse se déversait plutôt dans le Rhin : «Mosa [...J [parte quadam ex Rheno recepta, quae appellatur Vacalus, imulamque efficit Batauorum in Oceanum influit] neque longius ab Oceano milibus passuum LXXX in Rhenum influit» (César, Bell. Gall. IV, 10). Selon L.-A. CONSTANS (1984) p. 103 note 1, la première affirmation serait issue d'un glossateur désirant corriger la conception césarienne du confluent entre la Meuse et le bras méridional du Rhin. En fait, il serait surprenant que César, si prompt à identifier tous les peuples autochtones rencontrés, eût mentionné l'île des Bataves sans s'attarder aux Bataves eux-mêmes. Par ailleurs, C. VOGLER (1997) p. 88-89 continue d'attribuer à César l'ensemble du passage en tentant de minimiser la contradiction.
\<nam Rhenus uno alueo continuus [...] apud principium agri Bataui uelut in duos amnis diuiditur» (Tacite, Ann. II, 6). Voir aussi Pomponius Mêla, III, 2, 24. Quant à Pline l'Ancien (Nat. Hist. IV, 15, 101), il précise que l'île des Bataves avait une longueur approximative de 100 milles romains, soit près de 150 km. Pour la localisation des sites et territoires de la zone deltaïque, cf. carte du delta rhénan, annexe IX.
32
germanique anciennement rattachée aux Chattes, les Bataves auraient migré dans la zone
insulaire pendant la période préromaine110. Une implantation batave stable et permanente
dans la région au Ier siècle de notre ère peut d'ailleurs être attestée par l'appellation latine
insula Batauorum qui associe directement l'île rhénane au peuple y étant établi. Tacite
évoque l'existence sur le territoire insulaire de grandes fermes - uillae - et de domaines
agricoles - agri - appartenant à la population locale . En plus d'occuper la grande île du
delta rhénan, les Bataves étaient également implantés sur la rive gauche du fleuve,
témoignage d'une occupation humaine plaçant le Rhin au centre de l'espace habité112.
L'historien latin mentionne de surcroît une agglomération qu'il nomme oppidum
Batauorum, pouvant être traduit par « place forte des Bataves », et qu'il situe sur la rive
gauloise du bras occidental du Rhin, près de l'actuelle ville néerlandaise de Nimègue113.
Selon les données archéologiques, cet établissement civil n'était cependant pas habité par
les populations autochtones locales mais par des groupes fortement romanisés d'origine
gauloise voire méditerranéenne, ce qui amène N. Roymans à prétendre que le nom oppidum
Batauorum devait signifier « ville sur le territoire des Bataves » plutôt que « ville des
Bataves»114. Cette hypothèse entérine tout de même une occupation batave sur la rive
gauche et par conséquent une implantation embrassant les deux côtés du bras rhénan. De
même, César et Strabon indiquent que le peuple belge des Ménapes - Menapii - possédait
aussi près de l'embouchure du Rhin des établissements sur les deux rives du fleuve115 ; cela
Tacite, Germ. xxix ; Hist. IV, 12. Les sources littéraires ne fournissent pas d'informations concrètes sur les différentes modalités du mouvement migratoire batave. Cf. W. J. H. WILLEMS (1984) p. 112. E. DEMOUGEOT (1969) p. 64 et 92-93 situe dans la deuxième moitié du Ier siècle avant notre ère la migration batave qui, partant de la région de la Hesse en Allemagne, aurait suivi le cours de la Lippe avant d'atteindre l'embouchure du Rhin.
'"Tacite, Hist. V, 23. F. DE IZARRA (1993) p. 41 parle d'ailleurs de la présence de métairies sur l'île des Bataves.
U2«Bataui [...J extrema Gallicae orae uacua cultoribus simulque insulam inter uada sitam occupauere [...] » - « Les Bataves [...] s'établirent à l'extrémité, alors inhabitée, de la côte gauloise et dans une île entourée de hauts-fonds [...] » (Tacite, Hist. IV, 12) ; « [...] Batauii non multum ex ripa, sed insulam Rheni amnis colunt [...] » - « [...] les Bataves n'habitent pas une grande étendue de la rive, mais une île du Rhin [...] » (Tacite, Germ. xxix).
"3Tacite, Hist. V, 19-20. "4N. ROYMANS (1995) p. 56-58. Voir également G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 130-131 ;
P. S. WELLS (2001) p. 173 ; M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1999) p. 280. U5«[..J quas regiones Menapii incolebant et ad utramque ripam fluminis agros, aedificia uicosque
habebant» - « [...] c'était le pays des Ménapes, qui avaient des champs, des maisons, des villages sur les deux rives du fleuve » (César, Bell. G ail. iv, 4) ; « TeAcuxaloi 6è Mevâmoi TiAncriov TÔJV È(p'
33
signifie-t-il également une implantation stable dans le delta ? E. Demougeot croit en fait
que l'arrivée des groupes bataves dans les bouches rhénanes obligea un refoulement des
Ménapes dans les secteurs côtiers plus au sud116. D'ailleurs, poursuivant en quelque sorte le
mouvement migratoire vers l'Occident entamé par les populations celto-germaniques
pendant la période protohistorique, il semble que les Ménapes se soient déplacés vers le
sud-ouest entre l'époque de César et la seconde moitié du Ier siècle de notre ère puisque
Pline l'Ancien les situe plutôt aux bouches de l'Escaut, fleuve à l'ouest du Rhin117. Ce
déplacement a ainsi peut-être eu pour cause l'apparition des Bataves dans la région. Le
secteur insulaire du delta rhénan était également occupé au Ier siècle de notre ère par la
nation germanique des Canninéfates - Canninefates - qui était essentiellement localisée
dans la partie ouest de l'île des Bataves, aux abords de la mer du Nord. Ce groupe fut
d'ailleurs régulièrement lié aux Bataves et Tacite octroie une origine et une langue
communes aux deux peuples . Finalement, le portrait des bouches du Rhin offert par
Pline l'Ancien réfère, outre aux Bataves et aux Canninéfates, à la présence de peuples ne
figurant pas dans les autres sources anciennes. L'auteur latin précise ainsi que les îles
comprises entre YHelinius et le Fleuus, les deux bras extérieurs du delta rhénan,
appartenaient également aux Frisiavones, aux Sturii, aux Marsacii ainsi qu'aux Frisons et
aux Chauques - Chauci - , deux nations transrhénanes habituellement localisées sur les
côtes de la mer du Nord119. Considérant le fait que ces indications sont le fruit
d'observations directes de l'auteur qui fréquenta la région lors de son service militaire en
Germanie inférieure au milieu du Ier siècle de notre ère, il semble sage d'accorder au récit
ÉKdxEQa TOÙ noxa\xov KaxoiKOÙVTeç [...] » - « Enfin viennent les Ménapiens, qui habitent des deux côtés du fleuve, près de ses embouchures [...]» (Strabon, IV, 3,4).
,I6E. DEMOUGEOT (1969) p. 64. "7Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 17, 106. "8« Ea gens partent insulae colit, origine, lingua, uirtute par Batauis » - « Ce peuple habite une partie de
l'île ; pour l'origine, la langue et le courage, il est l'égal des Bataves » (Tacite, Hist. IV, 15). Voir aussi Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 15, 101. «in Rheno autem ipso [...] nobilissima Batauorum insula et Cannenefatium et aliae Frisiorum, Chaucorum, Frisiauonum, Sturiorum, Marsaciorum, quae sternuntur inter Helinium ac Fleuum. ita appellantur ostia, in quae effusus Rhenus a septentrione in lacus, ab occidente in amnem Mosam se spargit [-.]» (Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 15, 101). Sur les Frisons et leur territoire transrhénan, cf. supra note 82. Bien que la configuration géographique du delta rhénan ait grandement évolué depuis le Ier
siècle, il semble que YHelinius corresponde au Waal actuel alors que le Fleuus est probablement le cours ancien de l'Ijssel. Cf. R. DION (1965) p. 478 et 484-486.
34
plinien une valeur significative qui permet de démontrer une occupation diversifiée et
étendue de la zone deltaïque du Rhin à son époque.
Les données littéraires au sujet de la région deltaïque du Rhin étant plus restreintes
et apparaissant surtout dans les récits qui touchent au Ier siècle de notre ère, la reconstruction
historique de l'occupation du delta pourrait sembler plus épineuse. Toutefois, l'analyse
croisée des sources textuelles a permis de figurer une migration germanique probable dans
les territoires deltaïques de même qu'une stabilité et une pérennité de l'occupation
subséquente. Les peuples germains de la région maintinrent ainsi leur présence dans le delta
rhénan malgré son positionnement au centre de la zone frontalière édifiée par Rome.
*
L'examen de l'implantation germanique dans la région du Rhin inférieur lors du
premier siècle d'occupation romaine ne permet visiblement pas de placer le fleuve comme
délimitation linéaire entre des espaces culturels autochtones distincts. La localisation des
installations germaniques mentionnées par les auteurs anciens - sur les rives droite et
gauche du Rhin ainsi que sur les îles du delta - dévoile une occupation globale de la région
par les groupes autochtones et prouve que les établissements germains ont transcendé la
frontière fluviale administrative tout en demeurant assujettis au contexte militaire et
frontalier romain. Par conséquent, le Rhin n'apparaît pas concrètement comme une
frontière culturelle ou sociale ; l'identification du territoire germanique par la formule
littéraire « entre Rhin et Elbe » présentée précédemment et positionnant à première vue le
cours rhénan en tant que division ethnique120 symbolise en fait la Germanie sans faire
véritablement référence aux deux fleuves comme cours d'eau. Cette locution délaisse donc
le caractère physique réel du Rhin et de l'Elbe, à savoir leur état de fleuves actifs évoluant
dans des environnements naturels complexes, pour leur attribuer un rôle spatial théorique et
figé, limites coercitives d'une Germanie à conquérir. La réalité frontalière du fleuve s'avéra
ainsi être plutôt celle d'une zone où convergèrent différentes communautés germaniques
entretenant des relations diverses avec l'autorité romaine dont la présence dans la région
évolua en fonction des conjonctures politiques et militaires.
,20Cf. supra p. 22-23.
35
1.2 Camps militaires et établissements civils : les Romains dans la région rhénane
Situé en périphérie du monde romain, le Rhin est régulièrement utilisé dans la
littérature ancienne comme limite de l'Empire romain et fut constamment dressé dans les
descriptions géographiques comme lisière orientale de la Gaule et du territoire belge
Toutefois, le premier siècle d'occupation romaine de la région du Rhin inférieur se
matérialisa principalement par une implantation militaire tangible sur les deux rives du
fleuve. La localisation et le regroupement des installations romaines, obéissant au contexte
militaire qui régissait les contacts entre le pouvoir impérial et les peuples germains,
révèlent une présence du conquérant dans l'ensemble de l'espace rhénan et s'opposent ainsi
à une utilisation effective du Rhin comme frontière linéaire. Évidemment, le désastre de
Varus en l'an 9122 demeura un point tournant majeur dans l'évolution de l'occupation
romaine de la région car il engendra un ancrage des établissements sur la rive gauche et une
diminution de la présence romaine en Germanie transrhénane. Néanmoins, malgré un recul
patent des forces romaines à la suite de l'anéantissement des légions de Varus, la
consolidation de la frontière germanique sur le Rhin s'est tout de même assise sur une zone
intégrant les deux rives rhénanes puisque les sources anciennes rapportent la présence
d'établissements romains des deux côtés du fleuve ainsi que dans le secteur deltaïque.
1.2.1 Consolidation des groupes militaires et civils sur la rive gauche du Rhin
Les témoignages littéraires permettent de répertorier de nombreux camps
légionnaires et auxiliaires permanents implantés sur la rive gauche du fleuve12 .
Parallèlement, des établissements civils apparurent dans le paysage rhénan, mais
demeurèrent généralement marginaux face à l'imposante présence militaire. Florus écrit
d'ailleurs qu'à la fin du Ier siècle avant notre ère, Drusus « in Rheni quidem ripa
l2lVoir notamment César, Bell. Gall. 1,1 ; iv, 16 ; Tacite, Hist. I, 51 ; Strabon, n, 5,28 ; IV, 1, 1 ; IV, 4,3 ; IV, 5, 1 ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 17, 105-106 ; IV, 23, 122 ; Pomponius Mêla, II, 5, 74 ; ni, 2, 20 ; Suétone, Caes. XXV ; Florus, Ep. II, 30.
]22Cf. supra p. 2-3. l23Pour la localisation des établissements romains mentionnés, cf. carte des établissements et aménagements
romains dans la région rhénane, annexe X.
36
quinquaginta amplius castella direxit»124 et Tacite souligne qu'à l'aube de l'avènement
des Flaviens, des postes militaires avaient été établis le long de la rive gauche du Rhin125.
Malgré l'évolution de la politique impériale germanique entre l'époque des campagnes de
conquête de Drusus et la stabilisation frontalière ultérieure, les récits anciens dévoilent ainsi
une continuité de l'occupation militaire ponctuée néanmoins d'une implantation civile
progressive.
La lecture des récits militaires anciens permet de constater l'abondance
d'établissements militaires situés sur la rive gauche du Rhin lors du premier siècle de
présence romaine dans la région. Les sources mentionnent ainsi régulièrement le site de
Vetera localisé sur le territoire du peuple germain des Cugernes, face au confluent de la
Lippe et près de l'actuelle ville allemande de Xanten . Les auteurs anciens présentent
généralement Vetera comme un camp militaire prééminent pouvant accueillir en
permanence deux légions, soit plus de 12 000 soldats127. D'abord utilisé par les Romains
comme quartiers d'hiver - hiberna - pour les armées rhénanes, le camp de Vetera connut, à
la suite de l'abandon des conquêtes germaniques, une fixation graduelle de son occupation,
visible par l'apparition de constructions durables en pierre à partir de l'époque de
Claude128. Par ailleurs, dans le cadre de sa narration des différents épisodes de la révolte
des Bataves en 69-70, Tacite identifie clairement plusieurs camps militaires confirmant
l'implantation romaine sur la rive gauche du Rhin inférieur pendant le Ier siècle. Parmi les
sites fréquemment signalés par l'historien latin se retrouvent principalement les camps
légionnaires de Bonna et Nouaesium qui servirent également d'hiberna pour les troupes
'«[...] sur la rive même du Rhin aligna plus de cinquante petits postes fortifiés » (t.d.a.) (Florus, Ep. Il, 30). « [...] dispositaeper omnem ripam stationes [...] » (Tacite, Hist. IV, 26). 'Tacite, Ann. 1,45 ; Hist. i, 52 ; iv, 18 ; IV, 22-24 ; v, 14 ; v, 16 ; Velleius Paterculus, il, 120 ; Florus, Ep. Il, 30. Outre les 12 000 légionnaires, Tacite (Ann. I, 49) rapporte qu'en 14 de notre ère, 26 cohortes alliées -sociae cohortes - et huit ailes de cavalerie - equitum alae - étaient stationnées à Vetera, ce qui correspondrait à 13 000 fantassins et 4 000 cavaliers auxiliaires supplémentaires selon P. WUILLEUMIER (1974) p. 46 note 5. Il est donc possible d'estimer la population militaire de Vetera à 29 000 personnes, ce qui constitue une implantation humaine notoire. Par ailleurs, il semble que les camps militaires romains accueillaient également de nombreux groupes civils (cf. infra p. 45) haussant ainsi davantage la démographie locale.
!Cf. G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 87, qui, grâce à l'archéologie, expliquent également que castra Vetera, assiégé et incendié par les insurgés lors de la révolte des Bataves, fut remplacé par un second camp légionnaire en pierre, Vetera H, aménagé par Vespasien.
37
romaines . D'après les recherches archéologiques, des constructions de pierre auraient à
nouveau remplacé à la fin du Ier siècle de notre ère les remparts de terre et les bâtiments de
bois de Bonna et Nouaesium ; cette évolution, évoquée succinctement pour le cas de
Vetera, est certainement liée à une consolidation de l'implantation militaire romaine dans la
région rhénane et découle d'une stagnation de la politique impériale d'expansion territoriale
en Germanie. De plus, dans le quatrième livre des Historiae, Tacite rapporte à quelques
reprises l'existence d'une agglomération militaire nommée Geldubam. Suivant les propos
de Pline l'Ancien, ce lieu était situé sur les bords du Rhin et aurait abrité un castellum -
petit poste fortifié - permanent sous les Flaviens . La localisation des établissements
militaires romains sur la rive gauche du fleuve peut être complétée par quelques brèves
mentions offertes par le récit tacitéen qui s'avèrent cependant difficiles à identifier ou à
dater avec précision. L'historien latin évoque ainsi les quartiers d'hiver d'une aile de
cavalerie à Asciburgium, rapporte la présence d'une légion à Arenacum et fait allusion aux
camps auxiliaires de Grinnes et de Vada . Dans son traité ethnographique sur les
Germains, Tacite octroie à Asciburgium une fondation mythique par Ulysse : « [...]
Asciburgiumque, quod in ripa Rheni situm [...] ab illo [VlixeJ constitutum
nominatumque »134. Toutefois, les données archéologiques corroborent plutôt une
fondation par Drusus lors de ses campagnes germaniques à la fin du Ier siècle avant notre
ère et dévoilent une occupation militaire s'étendant jusqu'au début du IIe siècle de notre
ère135. Quant aux sites à'Arenacum, de Grinnes et de Vada, bien que nettement positionnés
sur la rive gauche du Rhin inférieur par le témoignage de Tacite, ils n'ont pas été localisés
Bonna, sur le site de l'actuelle ville de Bonn (Tacite, Hist. I, 57 ; IV, 19-20 ; IV, 25 ; v, 22) ; Nouaesium, localisé près de la ville allemande de Neuss (Tacite, Hist. IV, 26 ; IV, 35-36 ; V, 22).
l30Sur le camp de Bonna, cf. A. GRENIER (1925) p. 100-104; sur le camp de Nouaesium, cf. G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 92-93.
l3lTacite, Hist. IV, 26-27 ; IV, 35-36. Gelduba était situé au nord-ouest de Dusseldorf dans la région de Gellep, à 35 km au sud de Vetera et 18 km au nord de Nouaesium. Cf. J. HELLEGOUARC'H (1992) p. 127 note 8.
132« Gelduba appellatur castellum Rheno inpositum [...] » (Pline l'Ancien, Nat. Hist. xix, 28, 90). Pour une étude archéologique récente des bâtiments militaires de Gelduba, cf. R. FAHR et C. REICHMANN (2002).
mAsciburgium (Tacite, Hist. IV, 33) ; Arenacum (Tacite, Hist. v, 20) ; Grinnes et Vada (Tacite, Hist. v, 20-21). 134« [...] et qu'Asciburgium, ville située au bord du Rhin [...] fut par lui [Ulysse] fondée et dénommée»
(Tacite, Germ. III). I35G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 87-89. Le camp à'Asciburgium, face au confluent de la Ruhr,
était situé à une trentaine de kilomètres au sud de Vetera, à proximité de l'actuelle ville allemande de Moers. Cf. C. VOGLER (1997) p. 105.
38
avec précision sur le plan archéologique . Néanmoins, la répartition des nombreux camps
légionnaires et auxiliaires mentionnés par les textes anciens démontre tout de même un
déploiement de l'occupation militaire romaine des territoires cisrhénans qui répondait à la
consolidation de la zone frontalière au Ier siècle en longeant l'ensemble du cours inférieur
du fleuve.
Corollaires de la forte militarisation de la Germanie inférieure au Ier siècle de notre
ère, les études modernes axées sur le secteur rhénan s'attardèrent régulièrement aux
installations militaires ayant dominé la région. Or, la littérature antique révèle également
sur la rive gauche du Rhin une présence civile romaine significative qui favorisa
l'organisation de la nouvelle zone frontalière après le désastre de Varus. D'une part, Tacite
note l'existence d'une concentration de bâtiments non militaires semblable à un municipe à
proximité du camp de Vetera131. Selon J. Hellegouarc'h, ces constructions permanentes,
situées à une centaine de mètres du camp légionnaire, constituaient principalement des
boutiques et des entrepôts servant aux commerçants romains installés dans la région13 . Le
fait que Tacite compare explicitement ces établissements à un municipe, c'est-à-dire à une
communauté civile organisée ayant un statut juridique défini et des droits spécifiques,
permet de supposer la présence à l'ombre des remparts militaires d'une implantation civile
structurée et stable qui a peut-être été véritablement promue au titre de municipe ou à un
statut comparable à l'époque de Tacite. Il serait de plus surprenant qu'une telle
agglomération soit exclusive à Vetera et il est donc probable que des installations
semblables à vocation commerciale se soient multipliées au voisinage des camps militaires
d'envergure, cimentant ainsi une population civile immigrante en Germanie inférieure.
D'autre part, l'autorité impériale encadra lors du Ier siècle de notre ère la création d'une
colonie de vétérans - Colonia Claudia Augusta Ara Agrippinensis - dans la cité des
Selon J. HELLEGOUARC'H (1992) p. 205 notes 2 et 3, le camp d'Arenacum serait situé près de la ville de Clèves alors que Grinnes et Vada pourrait être localisés sur la rive gauche du bras occidental du Rhin, à proximité de la Meuse. « [...J longae pacis opéra, haud procul castris in modum mimicipii exstructa [...]» - «[•••] les constructions élevées au cours d'une longue paix, non loin du camp où elles formaient comme un municipe [...]» (Tacite, Hist.iv, 22).
'j . HELLEGOUARC'H (1992) p. 124, note 3. Voir également infra p. 90-91.
39
1 ^Q
Ubiens, sur la rive occidentale du Rhin inférieur . Fondée par l'empereur Claude en l'an
50 sur le site de la ville moderne de Cologne, la nouvelle agglomération urbaine, qui devint
la capitale de la province de Germanie inférieure, accueillait une population civile
constituée de Germains de la nation ubienne et surtout de colons romains. Un
développement prospère et stable semble avoir marqué les premières décennies du nouveau
centre urbain rhénan ; Tacite évoque ainsi l'opulence et la croissance rapide - opulentia
auctuque - de la ville140. L'édification de structures civiques et religieuses, intrinsèques au
statut de colonie, enracina certainement davantage la pérennité de l'occupation romaine
dans la région141. De plus, corroborant l'hypothèse de N. Roymans préalablement exposée
au sujet de l'oppidum Batauorum, lequel serait en fait une agglomération civile non
autochtone établie sur le territoire cisrhénan des Bataves , P. S. Wells soutient que cette
ville, fondée lors de la stabilisation frontalière pré-flavienne, était sans doute issue d'une
immigration gauloise et méditerranéenne qui est perceptible non pas au sein des sources
textuelles mais grâce à l'archéologie143. Ainsi, malgré une implantation discrète parfois
effacée par la prédominance militaire, la population civile fortifia elle aussi la présence
romaine dans le secteur rhénan.
L'occupation romaine se consolida rapidement sur la rive occidentale du Rhin,
conservant des établissements militaires et civils stables pendant tout le Ier siècle de notre
ère. Cette présence cisrhénane permanente des Romains est évidemment irréfutable et
concorde avec les deux représentations de la frontière rhénane débattues au sein de
l39« [...] in oppidum Vbiorum [...] ueteranos coloniamque deduci [...] » (Tacite, Ann. XII, 27). Voir aussi Tacite, Ann. XIII, 57 ; Hist. I, 57 ; IV, 63 ; IV, 65 ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 17, 106. Sur la colonia Agrippinensis, cf. C. VOGLER (1997) p. 103-104; P.S.WELLS (2001) p. 173; R. CHEVALLIER (1961) p. 40-41 ; H. HELLEKEMPER (1975) ; A. GRENIER (1925) p. 123-153. Par ailleurs, sous l'empereur Trajan, au début du IIe siècle, une seconde colonie - Colonia Vlpiana Traiana - fut fondée en Germanie inférieure près du camp de Vetera. Cf. H. HERMANN (1975) ; C. VOGLER (1997) p. 104-105.
I40Tacite,//«MV, 63. l4lL'épigraphie dévoile d'ailleurs l'érection de monuments typiquement romains dans la nouvelle colonie.
Notons entre autres une dédicace d'un temple de Mercure bâti à Cologne et datant de l'époque de Titus (CIL XIII 08236 ; AE 1969/70 0441 ; ILS 3491).
l42Cf.5w/>rap.33. I43P. S. WELLS (2001) p. 173. L'oppidum Batauorum reçut sous Trajan le ius nundinarum, le droit de tenir des
marchés, et le nom d'Vlpia Nouiomagus. Selon G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 130-131, ce ne fut toutefois pas avant la seconde moitié du IIe siècle qu' Vlpia Nouiomagus reçut le droit de municipe et le titre Municipium Batauorum, attesté par une dédicace datant possiblement du IIIe siècle (AE 1959 0010 ; AE 1958 0038).
40
l'historiographie moderne. La rive gauche du fleuve étant traditionnellement présentée
comme la rive romaine, il était inévitable qu'une importante implantation romaine y soit
perceptible. En revanche, la démonstration d'une occupation romaine durable sur la rive
droite du Rhin demeure l'apport du courant historiographique actuel principalement basé
sur les données archéologiques, la contribution des sources littéraires étant encore limitée.
1.2.2 La rive droite et la zone deltaïque : une implantation essentiellement militaire
La conception augustéenne des frontières naturelles justifierait d'une certaine
manière dans les sources écrites une représentation politique et sociale du Rhin comme
limite de l'Empire romain. Bien que soumise à l'idéologie impériale, la littérature ancienne
témoigne pourtant d'une implantation romaine transgressant le cordon linéaire rhénan.
Jumelés aux données de terrain, les discours antiques permettent de saisir l'évolution de la
présence romaine dans la zone frontalière rhénane. La localisation, l'instauration et le
maintien des établissements romains transrhénans et deltaïques furent ainsi naturellement
rattachés aux conjonctures politico-militaires ayant perturbé la région pendant le premier
siècle de domination romaine.
Tout d'abord, la période précédant le désastre de Varus, stimulée par les tentatives
de conquête puis d'intégration de la Germanie dans la structure provinciale, fut marquée
par une installation romaine florissante au-delà du Rhin ne se limitant pas à la zone
riveraine du fleuve, mais s'étendant profondément dans les terres afin d'assurer un contrôle
et une gestion des territoires transrhénans présumés conquis. Entre 12 et 9 avant notre ère,
Drusus mit premièrement en place des infrastructures militaires suivant les voies de
pénétrations fluviales en Germanie. Florus indique ainsi que le général romain établit des
garnisons et des postes de garde sur l'Elbe et la Weser144, deux fleuves à l'est du Rhin, et
Dion Cassius réfère à des établissements militaires permanents sur la Lippe et à proximité
de la rive droite du Rhin145. Sans les localiser avec précision, l'historien grec évoque
« [...]praesidia atque custodias ubique disposuit [...]per Albin, per Visurgin » (Florus, Ep. II, 30). Parallèlement à la fondation d'un camp militaire sur la Lippe, Dion Cassius (LIV, 33) mentionne aussi la construction par Drusus d'un pont sur cette rivière. Cet aménagement avait nécessairement pour objectif de
41
également la présence de plusieurs postes fortifiés transrhénans, assiégés par les Germains
à la suite du massacre des légions de Varus146. L'archéologie révèle d'ailleurs l'existence
d'une série de camps militaires romains longeant le cours de la Lippe dont l'utilisation
cessa brusquement au début du Ier siècle . Certains de ces établissements militaires
recelaient des infrastructures permettant la fabrication des biens de consommation
nécessaires aux troupes ; une telle production manufacturière reflète nécessairement une
autonomie matérielle de ces camps militaires et suggère donc un stationnement légionnaire
permanent dans la vallée de la Lippe avant la défaite romaine de l'an 9. Selon P. S. Wells,
le site riverain de Haltern était même destiné à devenir un centre administratif qui aurait
favorisé la mise sur pied des structures provinciales en Germanie148. Dans son récit des
campagnes transrhénanes de Tibère en 4 de notre ère, Velleius Paterculus mentionne
d'ailleurs des hiberna de l'armée romaine situés aux sources de la Lippe ; il est probable
que ces quartiers d'hiver correspondent en fait à certaines des installations militaires
identifiées par les archéologues149. Les prémices de l'intégration administrative de la
Germanie au sein de l'Empire romain, notamment réalisés par Varus, engendrèrent
également une fixation de structures romaines au cœur du territoire germanique. Les
auteurs anciens signalent ainsi les efforts maladroits de Varus afin de garantir une pérennité
de l'implantation romaine. Velleius Paterculus et Florus soulignent l'instauration d'un
tribunal et Dion Cassius évoque l'introduction de réformes administratives et fiscales visant
l'institution d'un gouvernement provincial . Par ailleurs, tel qu'il a été mentionné
précédemment, la perte des trois légions commandées par Varus en 9 de notre ère modifia
faciliter le déplacement des troupes romaines et démontre donc une volonté d'assurer une présence stable de Rome en territoire germanique.
l46Dion Cassius, LVI, 22. l47Les archéologues ont en fait identifié quatre sites distincts datant de l'époque augustéenne dans la vallée de
la Lippe : Holsterhausen et Haltern, sur la rive nord de la rivière, ainsi que Oberaden et Anreppen, sur la rive sud. Cf. P. S. WELLS (2001) p. 89-90 ; P. S. WELLS (2003) p. 91 et 209 ; H. SCHÔNBERGER (1969) p. 147-149; G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 76-77 ; M. TODD (2004) p. 47-51. Pour la localisation de ces établissements, cf. annexe IV.
,48P. S. WELLS (2003) p. 91. I49« [...] ad caput Lupiae fluminis hiberna digrediens princeps locauerat » - « [...] près de la source de la
Lippe que le prince [Tibère] en partant avait établi ses quartiers d'hiver » (Velleius Paterculus, II, 105). Les hiberna mentionnés par Velleius Paterculus pourraient être rattachés au site archéologique d'Anreppen, localisé en 1968 à proximité des sources de la Lippe, au sud de la ville allemande de Delbriick. Cf. G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 77 ; H. SCHÔNBERGER(1969) p. 147-149.
l50Velleius Paterculus, il, 117 ; Florus, Ep. II, 30 ; Dion Cassius, LVI, 18. Cf. P. S. WELLS (2003) p. 39 et 84-85 ; E. N. LUTTWAK (1987) p. 8 ; P. LE Roux (1998) p. 61 ; M. TODD (2004) p. 48.
42
immanquablement la stratégie impériale en Germanie et ramena les troupes romaines dans
le secteur rhénan. Néanmoins, Rome conserva pendant le Ier siècle une occupation militaire
sur la rive droite du Rhin inférieur permettant de solidifier la zone frontalière. Les sources
écrites répertorient certes plusieurs camps transrhénans utilisés de façon temporaire sous les
Julio-Claudiens151 et Tacite réfère à des légions stationnées dans le territoire des Chauques
en l'an 14, lors de l'élévation de Tibère à la tête de l'Empire152. L'historien latin indique
également qu'un praesidium - poste défensif- romain fut installé en 47 chez les Frisons,
sur la rive droite du Rhin inférieur, afin de surveiller et contrôler ce secteur153. De plus,
certains établissements romains transrhénans sont explicitement nommés par les textes
anciens. Le castellum d'Aliso, situé en bordure de la Lippe, est ainsi plusieurs fois
mentionné par les sources154. Tacite ajoute d'ailleurs qu'en 16 de notre ère, la zone située
entre le poste militaire et le Rhin fut fortifiée par l'édification de remparts et de
retranchements155 ; la mise en place de nouvelles constructions défensives impliqua donc
nécessairement une volonté romaine de maintenir l'occupation de la région. Un second
castellum transrhénan est cité par Tacite lors de son récit de la révolte frisonne en 28. Ce
fortin nommé Fleve était localisé sur le littoral de la mer du Nord, probablement à
proximité de l'antique bras oriental du Rhin appelé Fleuus par Pline l'Ancien156, et servait
à la surveillance des rivages de l'Océan, mais également au maintien de l'obéissance des
Frisons157. Le camp de Fleve correspondrait au site de Velsen, dans la portion
septentrionale des Pays-Bas, et comporterait donc des aménagements portuaires permettant
15,Tacite, Ann. I, 67 ; XI, 20 ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. XXV, 6, 20-21 ; Dion Cassius, LX, 30. ' 2«At in Chauds coeptauere seditionem praesidium agitantes uexillarii discordium legionum [...]» -
« Mais, dans le pays des Chauques, il y eut une tentative de sédition, menée par les détachements des légions rebelles qui y tenaient garnison [...] » (Tacite, Ann. I, 38). Le territoire des Chauques était situé sur les rivages de la mer du Nord, à l'est des Frisons, entre l'Ems et l'Elbe. Cf. Tacite, Germ. XXXV ; Ann. il, 24 ; XI, 18-19 ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. XVI, 1,2-4; Dion Cassius, Liv, 32.
'"Tacite, Ann. XI, 19. Ce poste est certainement lié au castellum de Fleve, présenté ci-dessous, et pourrait soit avoir contribué à renforcer les installations de Fleve, soit avoir remplacé des établissements jugés désuets.
154Tacite, Ann. Il, 7 ; Velleius Paterculus, II, 120 ; Ptolémée, Géo. Il, 11, 14. Certains spécialistes, notamment M. TODD (2004) p. 51, J. DOLLFUS (1960) p. 74 et R. SYME (1932), associent le camp d'Aliso au site archéologique de Haltern (cf. supra note 147). D'après Dion Cassius (LV1, 22) et Frontin (Strat. m, 15, 4 ; IV, 7, 8), le poste fortifié d'Aliso aurait été assiégé par les Germains à la suite du désastre de Varus. Malgré cet assaut, l'occupation romaine du site semble s'être poursuivie à tout le moins jusqu'au règne de Tibère puisque Tacite fait allusion à ce poste militaire dans ses annales de l'an 16 de notre ère.
I55« et cuncta inter castellum Alisonem ac Rhenum nouis limitibus aggeribusquepermunita » (Tacite, Ann. II, 7). l56Cf. supra p. 34. R. DlON (1965) p. 479. '"Tacite, Ann. IV, 72-73.
43
d'accueillir la flotte impériale rhénane. Selon les données archéologiques, l'occupation
romaine de Fleve se serait prolongée jusqu'au milieu du Ier siècle158. Finalement, le pouvoir
romain sur la rive droite du Rhin semble avoir inclus la possession et le contrôle de
certaines contrées agricoles et dépeuplées. D'une part, sous l'empereur Claude, le général
romain Cn. Domitius Corbulon assigna aux Frisons des territoires de résidence
transrhénans, témoignage d'une domination romaine au-delà du Rhin159. D'autre part,
Tacite évoque des terres de pâturage sur la rive droite du fleuve que possédait toujours
l'armée romaine en 58 de notre ère160. Selon D. Potter, cet espace inhabité transrhénan
conservé par l'administration impériale devait servir de glacis protecteur au sein du système
défensif rhénan1 ' ; ce secteur créait visiblement une zone frontalière, tampon entre les
territoires entièrement sous l'égide romaine et les peuples insoumis de la Germanie libre.
Enfin, les Romains furent également présents dans le delta du Rhin. Bien que les
sources littéraires soient plutôt circonspectes en ce qui a trait aux installations romaines
dans le secteur insulaire rhénan, Tacite écrit que l'île des Bataves était l'hôte, avant la
révolte batave de 69-70, iïhiberna, de castella ainsi que de camps militaires occupés par
des cohortes auxiliaires162. Les données archéologiques permettent également de pallier le
silence des sources littéraires. Les fouilles réalisées aux Pays-Bas révélèrent ainsi les traces
du fort de Fectio, près de l'actuelle ville de Vechten, fondé à la suite du désastre de Varus,
ainsi que les vestiges d'une série de camps militaires qui auraient été établis au milieu du Ier
siècle de notre ère par le général romain Cn. Domitius Corbulon ; parmi ces sites se
retrouvent Lugdunum, près de la ville actuelle de Katwijk, Traiectum, aujourd'hui Utrecht
158R. BRANDT(1983) p. 130-132 ; G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 79. I59« Et natio Frisiorum [...] consedit apud agros a Corbulone descriptos » - « Et la nation des Frisons [...]
s'établit sur le territoire assigné par Corbulon » (Tacite, Ann. XI, 19). l60Dans le livre XIII des Annales, Tacite explique que les Frisons, peuple transrhénan, s'approchèrent de la
rive du Rhin et vinrent s'installer sur des terres vacantes réservées à l'usage des troupes romaines : « [...] Frisii [...] admouere ripae agrosque uacuos et militum usui sepositos insedere [...] » (Tacite, Ann. XIII, 54). Au chapitre suivant, l'historien latin indique que sur ces terres laissées en friche étaient parfois transportés le bétail et les troupeaux de l'armée : « [...] pecora et armenta militum aliquando transmitterentur » (Tacite, Ann. xm, 55).
I6ID. POTTER (1992) p. 272-274. Voir aussi P. LAEDERICH (2001) p. 117. :62Tacite, Hist. iv, 15 ; iv, 18 ; v, 23.
44
et Praetororium Agrippinae, à proximité de Valkenburg . La conquête germanique ayant
été abandonnée lors de l'implantation de ces établissements militaires, ces derniers avaient
certainement pour objectif de garder le contrôle et la stabilité romaine dans la région.
Par ailleurs, conséquemment au maintien par Rome pendant le Ier siècle de notre ère
d'une densité légionnaire constante dans le district de Germanie inférieure164, les
établissements romains du secteur rhénan signalés par les textes antiques apparaissent
essentiellement de nature militaire. À l'exception de la colonie de Cologne située sur la rive
gauche du fleuve, les établissements civils cités par les auteurs anciens furent généralement
occupés par les populations locales. Toutefois, Tacite signale à deux reprises la présence
d'une foule de non-combattants - imbellis turba - dans les camps romains et Dion Cassius
évoque la multitude d'enfants et de femmes accompagnant les armées de Varus puis de
Caligula en Germanie transrhénane165 ; il est donc justifié de supposer une présence civile
dans la majorité des agglomérations militaires romaines. Conséquemment, la présence
romaine transrhénane et deltaïque évoquée par les sources littéraires se manifesta dans un
cadre militaire régi par la politique frontalière impériale, mais inclut également une
participation civile a priori insoupçonnée.
*
Les propos des auteurs anciens considérés révèlent sans contredit une occupation
romaine sur la rive droite du Rhin inférieur de même que dans le delta rhénan. Les
témoignages littéraires divulguent une implantation romaine exclusivement militaire, mais
l'interprétation des discours permet également d'identifier une présence civile dans les
agglomérations militaires rhénanes. En considérant simultanément la localisation des
l63Le camp de Fectio, construit en bois, aurait connu au moins six phases d'occupation et n'aurait été bâti en pierre qu'après 150. De même, le camp de Praetorium Agrippinae aurait lui aussi connu six ou sept phases d'occupation dès le Ier siècle. Cf. G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 84 et 79. Sur Lugdunum, cf. J. H. F. BLOEMERS (1989) p. 180 et 192. Sur Traiectum, cf. C. VOGLER (1997) p. 95. Par ailleurs, il est possible de déduire que Praetorium Agrippinae et Lugdunum connurent une certaine continuité de leur occupation jusqu'au IVe siècle puisque ces deux sites figurent clairement sur la Table de Peutinger.
l64Cette concentration légionnaire se cristallisa principalement par la présence permanente de quatre légions sur le Rhin inférieur. Cf. supra note 11.
l65Tacite, Hist. IV, 23 ; IV, 35 ; Dion Cassius, LVI, 20 ; LVI, 22 ; LIX, 21. Tacite note également la présence de marchands - negotiatores - et de vivandiers - lixae - latins dans les camps romains (Tacite, Hist. IV, 15 ; IV, 22). Cf. infra p. 88-90.
45
établissements romains évoqués par les auteurs anciens et l'existence de groupes civils au
sein des castra, on peut soutenir que l'implantation frontalière romaine, marquée par un
apport à la fois militaire et civil, se concrétisa sur les deux rives du Rhin inférieur et
engloba ainsi l'ensemble du couloir rhénan.
* * *
Que les groupes considérés soient d'origine germanique ou romaine, le Rhin ne
restreignit pas l'implantation des populations présentes dans la région rhénane pendant le
premier siècle de domination romaine. Les témoignages littéraires démontrent d'abord
clairement que, malgré une mobilité encore ostensible, les peuples germains habitaient les
deux rives du fleuve, compromettant ainsi l'idée d'une réalité frontalière où le Rhin
diviserait culturellement les groupes autochtones. De plus, l'implantation romaine, en dépit
du fait qu'elle fût fortement conditionnée par les progrès et reculs de la conquête
germanique, se maintint de même pendant le Ier siècle de notre ère des deux côtés du fleuve
et dans la zone deltaïque. Émergeant d'abord dans un cadre exclusivement militaire,
l'occupation romaine impliqua également une participation civile non négligeable
notamment appréciable par le développement de la colonie de Cologne. Tel que le
confirment les travaux archéologiques réalisés dans le secteur rhénan, le Rhin ne constitua
donc pas la délimitation d'une frontière linéaire mais plutôt le centre d'une zone frontalière
assortie à l'espace rhénan et suscitant des franchissements multiples du fleuve pendant
l'époque romaine, mais également lors de la période antérieure de migrations.
46
Chapitre II Mobilité humaine dans la zone frontalière :
franchissements du fleuve et aménagements fluviaux
Les desseins expansionnistes romains en Germanie transrhénane impliquèrent des
passages organisés et fréquents du Rhin par les armées impériales alors que le
développement des collectivités rhénanes, autochtones ou romaines, entraîna une évolution
étroitement liée au milieu fluvial. Les auteurs anciens octroient parfois au Rhin un rôle de
barrière restreignant les déplacements régionaux . Dans ce sens, le fleuve est destiné à
servir de protection à l'Empire et il est souvent représenté dans la littérature ancienne
comme un obstacle naturel à la pénétration des Germains mais également à la circulation
romaine vers les territoires transrhénans167. L'instauration par Rome d'une frontière
administrative sur le Rhin à la suite du désastre de Varus ne limita pourtant pas, tel qu'il a
déjà été démontré, l'implantation humaine dans les territoires rhénans et par conséquent ne
ralentit pas les franchissements du fleuve effectués par les populations riveraines.
S'inscrivant dans des situations de déplacements et de relations politico-militaires ou
socioéconomiques, les nombreux passages du fleuve mentionnés par les auteurs anciens
engendrèrent un dynamisme frontalier inévitable et créèrent une zone de convergence
enveloppant les deux rives du Rhin. La compréhension des différents contextes de
franchissements du fleuve fournis par les sources ainsi que l'analyse des modes de passages
166Voir notamment Tacite, Ann. i, 9 ; Hist. V, 18 ; v, 19 ; v, 24 ; Florus, Ep. I, 45 ; César, Bell. Gall. iv, 15-16 ; vi, 9 ; VI, 29 ; Dion Cassius, xxxvm, 50.
l67Tacite présente d'ailleurs les grands fleuves périphériques, à savoir le Rhin, le Danube et l'Euphrate, en tant que barrière - saeptum - et remparts - munimenta - de l'Empire : « [...] amnibus longinquis saeptum imperium » - « [,..] des fleuves lointains servaient de barrières à l'empire » {Ann. I, 9) ; « [...] amnes quoque et uetera imperii munimenta [...]» - « [...] les fleuves, ces anciens remparts de notre empire [...] » (Hist. IV, 26). Considérant le fait que Tacite rappelle également le caractère perméable des cours d'eau (cf. infra p. 48 et note 168), il semble que cette représentation des fleuves comme barrières défensives doive plutôt être associée à une image idéalisée des cours d'eau et non à un reflet réaliste d'une situation frontalière.
47
et des aménagements fluviaux utilisés par les communautés locales et romaines permettent
également d'appréhender les interactions entre l'homme et l'environnement naturel
particulier de la région au Ier siècle de notre ère. Les traversées du Rhin durent répondre aux
spécificités environnementales de ce milieu fluvial et aux capacités individuelles et
collectives des groupes présents. L'adaptation humaine au milieu naturel rhénan favorisa
les franchissements du fleuve, unissant ainsi les deux rives du Rhin et participant à la
conception d'une véritable zone frontalière.
2.1 Les contextes de franchissements du Rhin inférieur : interprétation des discours
antiques
La littérature ancienne décrit de multiples passages du Rhin inférieur lors du
premier siècle d'occupation romaine de la région rhénane. Ces franchissements continuels
incitent nécessairement à rejeter l'idée d'une situation frontalière où le fleuve formerait une
barrière hermétique interdisant les rapports transfrontaliers et sécurisant l'Empire romain.
Tacite lui-même rappelle d'ailleurs la perméabilité des cours d'eau : « quantulum enim
amnis obstabat quo minus, ut quaeque gens eualuerat, occuparet permutaretque sedes
^..J»1 6 8 . Par ailleurs, les franchissements du Rhin rapportés par les auteurs antiques
s'insèrent dans des contextes déterminés du Ier siècle de notre ère et de la période
préromaine. Générés par les objectifs spécifiques de chaque traversée, trois types de
contextes de franchissements peuvent ainsi être identifiés au sein des données textuelles :
les mouvements migratoires occasionnant des passages définitifs du Rhin, le maintien de
relations entre les groupes riverains entraînant des franchissements réguliers ainsi que les
traversées épisodiques provoquées par des impératifs événementiels. L'examen de ces
différents contextes, tels qu'ils sont présentés par les sources littéraires, contribue ainsi à la
compréhension de l'apport des franchissements du fleuve dans la construction de la zone
frontalière rhénane.
'«[...] combien petit était l'obstacle formé par un fleuve pour empêcher que chaque nation en fonction de sa force s'emparât ou changeât d'établissements [...] » (t.d.a.) (Tacite, Germ. xxvill).
48
2.1.1 Migrations germaniques : les franchissements définitifs du Rhin
Premièrement, les auteurs anciens rapportent plusieurs passages du Rhin inférieur
pouvant être qualifiés de définitifs puisqu'ils s'accomplirent lors de processus de migration.
Ces traversées, impliquant nécessairement le déplacement de communautés civiles, sont le
témoignage d'une implantation humaine encore mobile et d'une démographie régionale en
mutation. D'ailleurs, les franchissements définitifs du Rhin inférieur évoqués par les
sources furent exclusivement l'œuvre de groupes celtes ou germaniques et s'opérèrent
toujours de la rive droite vers la rive gauche, suivant ainsi le mouvement migratoire général
ayant progressivement transporté vers l'Occident, au cours de la période antique, les
populations d'abord d'Europe septentrionale et orientale, puis des steppes asiatiques. Les
textes anciens enregistrent ainsi la migration cisrhénane de plusieurs peuples autochtones ;
un bref tableau de ces franchissements définitifs du Rhin mérite d'être brossé afin de
comprendre leur impact sur la situation frontalière locale.
Le passage du fleuve par les Belges est le premier franchissement migratoire rhénan
mentionné par la littérature gréco-romaine. César précise que ce groupe traversa le Rhin
lors des temps anciens - antiquitus - , faisant ainsi allusion à un déplacement survenu lors
d'une période bien antérieure à l'arrivée du général romain en Gaule169. La nation des
Tongres est ensuite identifiée par Tacite comme étant le premier véritable peuple germain à
avoir franchi de façon permanente le Rhin pendant la période préromaine. Leur traversée du
fleuve fut donc irréversible et s'inscrivit dans un processus d'appropriation d'un nouveau
territoire170. Toutefois, les textes anciens ne mentionnent pas la traversée des bras du Rhin
accomplie par les communautés bataves lors de leur migration dans la zone deltaïque
« [...]plerosque Belgas [...] Rhenumque antiquitus traductospropter loci fertilitatem ibi consedisse [...] » - « [...] la plupart des Belges [...] avaient dans les temps anciens traversé le Rhin et s'étaient établis dans ce pays en raison de sa fertilité [...] » (t.d.a.) (César, Bell Gall II, 4). Cette origine transrhénane concorde d'ailleurs avec le fait que César attribuait aux Belges des racines germaniques. Cf. supra p. 28 et note 89. E. DEMOUGEOT (1969) p. 49 pense que la migration cisrhénane belge aurait été antérieure à 150 avant notre ère. Par ailleurs, selon A. GRENIER (1925) p. 123, les Belges auraient pénétré en Gaule en franchissant le Rhin dans la région de Cologne. Voir aussi M. TODD (1990) p. 12.
'Tacite stipule que les Tongres furent en fait les premiers à utiliser le nom de Germains. Cf. supra p. 29. Sous cette dénomination, ils auraient franchi le Rhin pendant la période préromaine et chassé les populations gauloises habitant les terres cisrhénanes nouvellement conquises : «[...] qui primi Rhenum transgressi Gallos expulerint [...] » (Tacite, Germ. II).
49
malgré un déplacement nécessitant obligatoirement un franchissement du fleuve17 . Ainsi,
sans apparaître clairement dans les récits, cette traversée migratoire de la période
préromaine peut néanmoins être identifiée grâce à une interprétation appropriée du
discours. Par ailleurs, le plus célèbre des franchissements définitifs du Rhin inférieur fut
évidemment celui qui couronna l'installation permanente des Ubiens sur la rive gauche du
fleuve. Tel que l'a indiqué Tacite, cette population avait autrefois - olim - traversé le Rhin
sous l'égide romaine et s'était établie sur des terres à proximité du fleuve, sédentarisant son
implantation pour les siècles ultérieurs172. Enfin, la migration cisrhénane d'un groupe
imposant de Sugambres et de Suèves à la fin du Ier siècle avant notre ère est rapportée par
Suétone173. Ses écrits dépeignent à nouveau un franchissement définitif du fleuve ayant
pour résultat un transfert permanent de ces populations en Gaule174. Les textes anciens
révèlent donc plusieurs déplacements démographiques autochtones nécessitant un passage
du Rhin. En dépit du fait que les modes de franchissements ne soient jamais précisés dans
la narration des traversées migratoires, les auteurs utilisent néanmoins un vocabulaire
explicite exprimant ouvertement l'action de franchir un cours d'eau. Les verbes transgredi,
traducere et transire sont ainsi régulièrement employés par la littérature latine afin de n e
traduire l'idée de traverser ou de passer de l'autre côté
Il est intéressant de constater que la totalité de ces franchissements effectués en
contexte migratoire et rapportés par la littérature antique se déroulèrent pendant la période
préromaine et les premières années de contacts entre Rome et les tribus rhénanes. En fait,
l7lTacite, Germ. xxix ; Hist. iv, 12. Selon W. J. H. WlLLEMS (1983) p. 112, les Bataves seraient arrivés dans le delta rhénan pendant la seconde moitié du Ier siècle avant notre ère.
l72Tacite, Germ. xxvill. Voir aussi Tacite, Ann. xn, 27 ; Strabon, iv, 3, 4. Le déplacement des Ubiens fut organisé par M. Agrippa en 38 avant notre ère. Sur les Ubiens et leur migration cisrhénane, cf. supra p. 29-30.
,73Cf. supra p. 30 et note 101. Selon T. BURNS (2003) p. 172, cette migration aurait eu lieu en 8 avant notre ère.
l74Suétone, Aug. XXI ; Tib. IX. Par ailleurs, le passage du Rhin inférieur effectué par les Usipètes et les Tenctères au milieu du Ier siècle avant notre ère (cf. supra p. 24) fut également réalisé dans le contexte d'une démarche migratoire vers la Gaule et peut donc évidemment être inclus parmi les franchissements définitifs du fleuve. Toutefois, César (Bell. Gall. iv, 1 ; iv, 14) et Dion Cassius (XXXIX, 47) spécifient formellement que cette tentative de migration cisrhénane échoua et que ces Germains furent rétablis sur la rive droite du Rhin par les forces romaines.
,15Transgredi (Tacite, Germ. il ; xxvill ; Ann. xn, 27) ; traducere (César, Bell. Gall. II, 4 ; Suétone, Aug. XXI) ; transire (César, Bell. Gall. IV, 1 ; IV, 14). Suétone (Tib. IX) utilise également le verbe trajicere qui signifie « faire passer » ou « faire traverser ».
50
dès l'échec de la conquête romaine de la Germanie, aucune mention de franchissements
définitifs du Rhin inférieur ne se retrouve dans les sources traitant du Ier siècle de notre ère ;
il semble donc que les migrations autochtones vers les territoires cisrhénans aient
temporairement cessé à la suite de la stabilisation de la frontière administrative sur le Rhin.
Les franchissements définitifs effectués dans des cadres migratoires permettent néanmoins
d'observer l'existence d'un espace rhénan dynamique où les mouvements de populations se
succédèrent. Toutefois, ce type de franchissement reflète plutôt une situation frontalière
précédant la consolidation de la politique impériale germanique et constitue donc un
prélude à la construction de la zone frontalière rhénane.
2.1.2 Cohésion des rives rhénanes : les franchissements réguliers du Rhin
La présence de relations transfrontalières soutenues entre les populations riveraines
offre un second contexte général de franchissements du Rhin où les passages du fleuve
s'avèrent réguliers afin de conserver des contacts diplomatiques, militaires, économiques
ou sociaux entre les rives176. Garantissant une communication renouvelée entre les deux
côtés du Rhin, ces franchissements réguliers assurèrent le maintien d'une cohésion des
rives du fleuve et de l'espace frontalier rhénan.
Répondant à la fois aux nécessités romaines et autochtones, les traversées
routinières ne sont cependant jamais rapportées nommément par les auteurs anciens à l'aide
de termes désignant le franchissement ; elles sont plutôt déduites ou présumées à partir des
circonstances du récit. De la sorte, le maintien par l'armée romaine d'installations militaires
sur la rive droite du Rhin, d'abord dans le cadre des offensives militaires en Germanie puis
lors de la consolidation de la frontière rhénane, obligea sans doute des passages fréquents du
fleuve que ce soit pour des questions de communication ou de ravitaillement des troupes177.
La construction de ponts rhénans par les Romains est de même une preuve irréfutable
l76Sur les différents modes de contacts, cf. infra p. 76-105. l77Par exemple, des franchissements réguliers du Rhin par les soldats romains durent assurer les liaisons avec
le camp d'Aliso et les territoires fortifiés avoisinants (Tacite, Ann. Il, 7) ainsi qu'avec les deux cohortes romaines localisées sur l'île des Bataves (Tacite, Hist. IV, 15). De plus, l'utilisation de terres de pâturage transrhénanes par l'année romaine (Tacite, Ann. XIII, 55) entraîna aussi certainement des traversées récurrentes. Au sujet du ravitaillement de ces établissements militaires, cf. infra p. 79-80.
51
révélant une volonté affichée de l'autorité impériale de franchir de façon répétée le
fleuve178. Les textes anciens évoquent également l'existence d'activités commerciales entre
les populations transrhénanes et certains marchands gaulois ou romains179. L'organisation
et l'encadrement de tels échanges économiques entraînèrent sûrement encore une fois des
franchissements réguliers du Rhin. Enfin, de multiples rapports sociaux transrhénans,
commandant évidemment des traversées périodiques par les groupes germains, sont
perceptibles au sein de la littérature antique puisque les auteurs mentionnent des peuples
ayant des habitations sur les deux rives du fleuve et dénotent des filiations intertribales 1 80
outrepassant la frontière administrative fluviale
Les franchissements réguliers du Rhin inférieur, bien que fruit d'une interprétation
tirée du contexte général du discours, semblent donc être véritablement le reflet d'une
interaction continue entre les deux rives du fleuve et par conséquent une représentation
concrète de cette zone de convergence formée par la région rhénane. D'ailleurs, les données
littéraires révèlent certainement qu'une portion très réduite de ces franchissements réguliers
du Rhin pendant les périodes romaine et surtout préromaine. Souvent opérés dans des
conditions liées au développement des communautés locales, ces passages du fleuve, de
même que les contextes dans lesquels ils étaient réalisés, intéressèrent sans doute rarement
l'élite romaine et les auteurs anciens. Il est dès lors envisageable de supposer l'existence de
franchissements du Rhin constants, voire quotidiens, permettant aux groupes civils locaux
de conserver une certaine unification du milieu humain rhénan.
Les différents types de ponts ainsi que leur utilisation comme mode de franchissement du Rhin sont abordés dans la section 2.3.1. Cf. infra p. 64-67. Soulignons néanmoins que les sources indiquent l'édification de ponts notamment face à Vetera (Tacite, Ann. I, 49 ; I, 69) et à Bonna (Florus, Ep. Il, 30).
7-9Les contacts économiques sont plus amplement traités dans la section 3.2. Cf. infra p. 88-95. Notons tout de même que Tacite signale la distribution du vin romain chez les Germains (Germ. xxw), la présence de négociants romains sur l'île des Bataves (Hist. IV, 15) et l'existence de taxes et de charges sur la circulation transrhénane des produits commerciaux (Hist. IV, 65).
80Tacite mentionne que les Bataves occupaient la rive gauche ainsi qu'une île du Rhin (Hist. IV, 12 ; Germ. XXIX. Cf. supra p. 32-33) et évoque notamment les relations existant entre les Ubiens de Cologne et les Germains transrhénans (Hist. IV, 63-65).
52
2.1.3 Circonstances historiques singulières : les franchissements épisodiques du Rhin
Finalement, les sources écrites révèlent des franchissements du Rhin isolés et
épisodiques, ne se répétant pas de façon régulière mais répondant plutôt à des besoins
particuliers, à des situations déterminées ou à des événements historiques spécifiques. Ces
traversées singulières dévoilent un fleuve perméable, tempéré, simple à franchir, ne se
présentant pas comme un obstacle à la circulation. Ce type de passage est de surcroît le plus
fréquemment mentionné par les textes anciens puisqu'il se rapporte toujours à l'histoire
événementielle souvent privilégiée par les auteurs antiques.
Les franchissements épisodiques sont généralement effectués dans des contextes
militaires alors qu'un affrontement entre Romains et Germains est narré. Les passages
épisodiques romains sont d'ailleurs la plupart du temps liés aux campagnes militaires
transrhénanes. Les auteurs anciens mentionnent ainsi des franchissements épisodiques du
Rhin lors des opérations militaires en Germanie des généraux romains Drusus, Tibère,
Domitius Ahenobarbus et Germanicus ainsi que lors des offensives armées contre les 1 Si 1
Frisons en 28 et pendant la révolte des Bataves en 69 . Quant aux groupes germaniques,
leurs traversées factuelles s'inscrivent soit dans le cadre de mouvements offensifs ou de
pillages isolés dans les territoires gaulois, soit lors de retraites hâtives à la suite
d'affrontements avec les forces romaines1 . Tel qu'il a été évoqué pour le cas des
franchissements définitifs, un vocabulaire explicite permet d'identifier sans ambiguïté ces
déplacements au-delà du fleuve et même de saisir les modes de franchissements utilisés.
L'action de traverser est donc clairement exprimée à l'aide de verbes généraux tels
transmittere, traducere, transgredi et trajicere ou de termes plus spécifiques tels
perrumpere, qui signifie un passage forcé, et transnatare, qui indique une traversée à la mCampagnes militaires de Drusus (Dion Cassius, Liv, 33), de Tibère (Velleius Paterculus, II, 120 ; Suétone,
Tib. 18 ; Dion Cassius, LV, 6), de Domitius Ahenobarbus (Dion Cassius, LV, 10), de Germanicus (Tacite, Ann. I, 49 ; I, 69), contre les Frisons (Tacite, Ann. IV, 73), pendant la révolte des Bataves (Tacite, Hist. IV, 18). Les textes antiques évoquent également les franchissements épisodiques d'auxiliaires germains ayant servi dans l'armée romaine : passage d'auxiliaires canninéfates lors de la révolte frisonne en 28 (Tacite, Ann. iv, 73) ; traversée du bras occidental du Rhin par des cohortes bataves, trévires et ubiennes lors de la révolte batave de 69-70 (Tacite, Hist. IV, 18) ; franchissement du fleuve par les gardes germains de Caligula lors de la campagne militaire de 39 (Suétone, Cal. 45).
l82Tacite rapporte notamment le passage du fleuve lors de plusieurs offensives germaniques pendant la révolte des Bataves (Tacite, Hist. IV, 12 ; V, 18 ; v, 22) et évoque les replis transrhénans de Civilis, chef des insurgés bataves en 69 (Tacite, Hist. v, 21 ; v, 23).
53
nage183. L'abondance et la constance des franchissements épisodiques du Rhin inférieur
pendant le premier siècle de présence romaine dans la région démontrent les velléités
romaines et germaniques d'unir les deux rives rhénanes en tentant de s'approprier, de
contrôler ou d'exploiter les territoires situés au-delà du fleuve. Plutôt que de diviser les
groupes humains, le Rhin sembla plutôt attirer les populations ; l'attrait de la rive opposée
du fleuve pour les communautés romaines comme autochtones confirme donc l'existence
d'une zone frontalière inspirant la pérennité des franchissements rhénans.
*
Il a déjà été établi que les passages réguliers du Rhin, témoignages d'une
permanence des rapports transfluviaux, ne sont jamais clairement mentionnés par les
sources. De même, les franchissements définitifs et épisodiques s'avèrent parfois implicites
et uniquement déductibles par le contexte général du récit. Le cas de la migration batave
dans le delta rhénan, précédemment discuté, démontre ainsi un déplacement migratoire
ayant inévitablement nécessité une traversé fluviale n'apparaissant pas dans les propos de
Tacite184. En ce qui a trait aux passages épisodiques, il est fréquent que la narration des
campagnes romaines transrhénanes ainsi que des incursions germaniques sur la rive
occidentale du Rhin ne mentionne pas la traversée pourtant inéluctable du fleuve185. De
plus, certains rapports diplomatiques interethniques présentés par les sources sous-
entendent des franchissements isolés du Rhin inférieur puisque les protagonistes
provenaient des rives opposées186. En somme, plusieurs franchissements répertoriés
,S3Transmittere ou tramittere (Tacite, Ann. I, 49 ; Hist. IV, 18 ; Suétone, Tib. 18) ; traducere (Tacite, Ann. IV, 73) ; transgredi (Velleius Paterculus, II, 120) ; trajicere (Suétone, Tib. 18 ; Cal. 45) ; perrumpere (Tacite, Hist. iv, 12) ; transnatare (Tacite, Hist. v, 18 ; V, 21). Pour illustrer le franchissement du fleuve, Tacite utilise également le verbe concedere qui figure le passage d'un lieu à un autre (Tacite, Hist. V, 21 ; V, 23).
l84Cf. supra p. 49-50. ,85Notons entre autres les franchissements épisodiques nécessaires aux campagnes militaires outre-Rhin de
Drusus (Velleius Paterculus, II, 97 ; Tacite, Germ. XXXVII ; Suétone, Cl. I ; Dion Cassius, LIV, 32 ; LV, 1-2), de Tibère (Tacite, Germ. xxxvil ; Velleius Paterculus, il, 97 ; II, 105-106 ; n, 120-121 ; Dion Cassius, LVI, 25), de Varus (Velleius Paterculus, II, 117), de Germanicus et ses généraux (Tacite, Germ. xxxvil ; Ann. I, 55-56 ; I, 60 ; I, 70 ; II, 6-7 ; II, 23 ; II, 26 ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. XXV, 6, 20), de Caligula (Suétone, Cal. 45 ; 51 ; Dion Cassius, LIX, 21), du général Cn. Domitius Corbulon sous Claude (Tacite, Ann. XI, 20 ; Dion Cassius, LX, 30), de Q. Petilius Cerialis lors de la révolte des Bataves (Tacite, Hist. V, 23) et de Domitien (Suétone, Dom. vi) ainsi que les traversées inexorables des Germains dans le cadre des offensives cisrhénanes lors de la révolte des Bataves (Tacite, Hist. IV, 15 ; IV, 22 ; iv, 28 ; IV, 76 ; V, 20).
186Mentionnons notamment la remise aux Romains d'otages par les Frisons et l'envoi d'émissaires romains chez les Chauques en 47 (Tacite, Ann. XI, 19) ainsi que, lors de la révolte des Bataves, la présence de
54
pendant le premier siècle de présence romaine dans la région rhénane sont donc déduits du
discours et ne semblent ainsi pas avoir été des entreprises exceptionnelles, inhabituelles ou
même ardues puisque les auteurs ne jugèrent pas pertinent de les spécifier. La traversée du
Rhin, qu'elle soit migratoire, régulière ou épisodique, ne signifie alors ni le passage dans un
autre territoire, ni le fait de franchir une limite ou une frontière ; la traversée est plutôt
incluse dans un mouvement, un déplacement général à l'intérieur d'un espace commun au
centre duquel coule le Rhin. Par ailleurs, cette circulation humaine fut évidemment affectée
par des modes de franchissements variés.
2.2 Acclimatation de l'homme à un milieu fluvial : des modes de franchissements
malléables et mobiles
Dans une région dominée par l'élément fluvial, les passages du Rhin s'avérèrent
une nécessité pour les populations germaniques de même que pour les Romains. Les
témoignages des auteurs anciens permettent dans un premier temps d'identifier certains
moyens de traverser le fleuve démontrant une acclimatation, voire une certaine forme de
sujétion de l'homme au milieu fluvial. L'examen des traversées à la nage, à gué et sur glace
de même que des passages sur embarcations signalés par la littérature antique permet de
comprendre les interactions des groupes humains avec le fleuve ayant consolidé l'espace
frontalier rhénan. Ces modes de franchissement exigeaient que l'homme exploite son
environnement naturel non pas en le transformant, mais en évoluant en harmonie avec ses
spécificités, ses contraintes, ses aléas. Ces traversées requéraient donc une grande
compréhension des particularismes environnementaux de la région et illustraient
l'intégration naturelle des deux rives dans une zone rhénane cohérente favorisant la
circulation humaine. Dans ce cadre, il semble que les sources littéraires ne représentent pas
le Rhin comme une barrière ou un obstacle aux franchissements. Elles offrent plutôt une
délégués tenctères à Cologne (Tacite, Hist. iv, 64), la députation par le général romain Cerialis de messagers chez les Bataves (Tacite, Hist. v, 24) et l'envoi d'une ambassade ubienne auprès du chef des insurgés Civilis et de la prophétesse bructère Veleda (Tacite, Hist. iv, 65). Sur les relations diplomatiques dans la région rhénane, cf. infra p. 82-87.
55
image d'un fleuve intégré dans le développement des communautés locales et interagissant
d'une certaine manière avec les sociétés riveraines et le milieu humain général.
2.2.7 Des déplacements adaptés au milieu naturel et dépendants des facteurs
environnementaux
La lecture des récits anciens permet de cerner de nombreux franchissements du
Rhin qui attestent une adaptation notoire des hommes au milieu fluvial et une acquisition
de capacités physiques individuelles particulières favorisant une mobilité active dans
l'environnement naturel régional. Ces passages du Rhin à gué, à la nage et sur glace
demeuraient cependant tributaires des phénomènes naturels et exigeaient une expérience
non négligeable des environnements fluviaux.
D'abord, les sources antiques évoquent à quelques reprises des franchissements du
Rhin inférieur à gué, c'est-à-dire par des secteurs peu profonds du cours rhénan permettant
de traverser le fleuve à pied. L'embouchure du Rhin fut d'ailleurs certainement une région
propice à ce type de franchissement puisque les zones deltaïques sont généralement
ponctuées de plaines alluviales marécageuses où des gués - uadi - peuvent régulièrement
se former187. Bien que ce mode de passage apparaisse sporadiquement dans les textes
anciens, le Rhin se révéla régulièrement guéable dans certaines portions de son cours
inférieur en fonction des cycles saisonniers et climatiques188. Tacite mentionne entre autres,
P. LEVEAU (2005) p. 104 décrit le delta comme «une plaine formée par l'accumulation d'une masse d'alluvions à l'embouchure d'un fleuve à forte charge sédimentaire qui s'y divise en bras aux tracés instables. [...] il s'agit de milieux instables, disputés entre les eaux marines et fluviales et la terre ». Au sujet du delta rhénan à l'époque romaine, cf. supra note 106.
'En se basant sur une analyse des propos d'Ammien Marcellin, C. VOGLER (1993) p. 157 prétend qu'au IVe
siècle, le Rhin était uniquement guéable en amont d'Augst, sur le cours supérieur. Pourtant, au Ier siècle de notre ère, des passages à gué furent effectués dans la portion inférieure du fleuve. Tacite rapporte ainsi le franchissement d'une aile auxiliaire canninéfate et de fantassins germains dans le delta rhénan en 28 de notre ère : « Atque intérim, reperds uadis, alam Canninefatem et quod peditum Germanorum inter nostros merebat circumgredi terga hostium iubet [...] » - « Pendant ce temps, ayant trouvé des gués, il lance l'aile des Canninéfates et le corps de fantassins germains qui servait dans nos rangs avec ordre de tourner l'ennemi [...] » (Tacite, Ann. IV, 73). Bien qu'une évolution environnementale du cours inférieur du Rhin pût avoir affecté la région rhénane entre les Ier et IVe siècles, cette réduction des zones guéables présentées par les sources textuelles semble plutôt s'expliquer par une méconnaissance d'Ammien Marcellin des secteurs situés au nord de Cologne à la suite des migrations germaniques et du recul des troupes romaines lors des IIIe et IVe siècles. Cf. E. KERN (2001) p. 503.
56
lors de la révolte batave de 69-70, un assèchement du Rhin à proximité de Nouaesium
autorisant le franchissement du fleuve à pied . Par ailleurs, la découverte et l'utilisation
de passages à gué nécessitent une expérience notoire des milieux palustres et des régions
deltaïques et impliquent une grande connaissance du terrain. Ce mode de passage
subordonne véritablement les populations aux contraintes environnementales, c'est-à-dire
aux différents phénomènes fluviaux - étiage et gonflement du cours d'eau - et aux
conditions climatiques. Il est ainsi intéressant de noter que les franchissements à gué
mentionnés pour le Ier siècle de notre ère furent toujours effectués par des groupes
germains190 démontrant de la sorte une insertion autochtone sur les deux rives du fleuve
adaptée et rythmée par les spécificités du milieu naturel rhénan.
Cette capacité d'adaptation des populations à l'environnement fluvial apparaît
également dans l'utilisation de la nage pour franchir le Rhin. Dans ses Historiae, Tacite
évoque à plusieurs occasions ce mode de passage notamment par l'emploi du verbe
transnatare désignant précisément l'action de traverser à la nage191. Cette méthode de
franchissement du Rhin offrait aux groupes humains un passage immédiat, flexible et
illimité dans l'espace puisque la traversée du fleuve n'était pas dépendante de conditions
environnementales spécifiques ou d'aménagements particuliers192. D'ailleurs, la traversée
du Rhin à la nage s'avère à nouveau être un mode de franchissement ayant été employé
exclusivement par les Germains généralement dans des contextes d'offensives militaires ou
de fuite193. L'utilisation de la nage permettait d'une part aux tribus autochtones de
«[...] Rhenus incognito illi caelo siccitate uix nauium patiens [...] dispositae per omnem ripam stationes, quae Germanos uado arcerent [...] » - « [...] le Rhin, par suite d'une sécheresse inouïe sous ce climat, pouvait tout juste porter les bateaux [...] des postes avaient été établis tout au long de la rive pour empêcher les Germains de passer à gué [...] » (Tacite, Hist. IV, 26).
l90Même dans la situation où une partie de l'armée romaine franchit le fleuve à gué, ce sont les auxiliaires germains qui utilisèrent ce mode de passage. Cf. supra note 188 ; Tacite, Ann. IV, 73.
191Tacite, Hist. v, 18 ; v, 21. Cf. supra p. 53-54. l92Bien que C. VOGLER (1997) p. 93 prétende que le Rhin n'était guère franchissable à la nage en aval de la
ville actuelle de Mulhouse, sur le cours supérieur, les témoignages littéraires réfutent clairement cette affirmation et attestent plusieurs franchissements du Rhin inférieur à la nage. Cf. Tacite, Hist. IV, 12 ; V, 18;v,21 ;V,22.
I93I1 est toutefois surprenant de constater que très peu de franchissements à la nage sont mentionnés par César. Les Germains de l'époque césarienne ne semblaient pas aptes à traverser avec assurance le Rhin à la nage. Peut-on en déduire une adaptation progressive des populations germaniques à l'environnement fluvial ? En fait, l'appellation de Germains servit probablement à désigner des peuples bien différents entre la période
57
surprendre les Romains par des traversées inattendues du fleuve et d'autre part assurait une
retraite rapide et efficace194. En fait, Tacite précise clairement que les Romains étaient
incapables de franchir le Rhin à la nage ;.il oppose ouvertement la peur romaine des eaux
profondes à l'acclimatation et l'aisance des Germains en milieu fluvial : « quippe miles
Romanus armis grauis et nandi pauidus, Germanos jluminibus suetos leuitas armorum et
proceritas corporum attollit » . Le discours taciteen témoigne d'ailleurs d'un véritable
ébahissement romain face à cette capacité germanique de franchir le Rhin à la nage
particulièrement lorsque est relatée la traversée des cavaliers bataves : « Erat et domi
delectus eques, praecipuo nandi studio <quo> arma equosque retinens integris turmis
Rhenum perrumperet »196. L'utilisation du verbe perrumpere signifie spécifiquement l'idée
d'un passage forcé et exprime bien la difficulté que représentait pour un Romain ce mode
de franchissement du Rhin. En plus d'exiger des habiletés physiques particulières, la
traversée à la nage ne permettait pas le transport d'une grande quantité de matériel, ajoutant
certainement au désintérêt des Romains pour ce mode de passage puisque les campagnes
romaines transrhénanes nécessitaient une logistique impressionnante. Par ailleurs, il est
intéressant de noter que les qualités de nageurs des populations germaniques ne se
limitaient pas à la capacité de traverser le Rhin ; les Germains utilisaient également la nage
pour franchir d'autres cours d'eau et surtout pour se déplacer avec aisance dans les zones
palustres197. Cette circulation en milieu fluvial démontre une véritable adaptation des
césarienne et le Ier siècle de notre ère (cf. supra p. 28) ; cette évolution pourrait expliquer l'hétérogénéité de l'interaction des peuples dits germains avec l'environnement fluvial.
'Tacite rapporte notamment une attaque nocturne d'un retranchement romain de la rive gauche orchestrée par des Germains ayant clandestinement franchi le Rhin en se laissant emporter par le courant lors de la révolte batave : « [...] electa nox atra nubibus, et prono amne rapti nullo prohibente uallum ineunt » (Tacite, Hist. V, 22). L'historien latin évoque également la fuite à la nage de Civilis et son neveu Verax lors d'un affrontement au camp romain de Vada sur la rive gauche du Rhin : « Ciuilis [...] transnatauit ; idem Veraci effugium » (Tacite, Hist. v, 21).
'« Le soldat romain, alourdi par ses armes, a peur de nager, tandis que les Germains sont habitués aux cours d'eau, où la légèreté de leur armement et leur haute taille les maintiennent à la surface » (Tacite, Hist. V, 14). Pomponius Mêla (m, 3, 27) souligne même la passion - studium - des Germains pour la nage.
'« Il y avait aussi dans leur pays une cavalerie d'élite qui, en raison de son intérêt particulier pour la nage, forçait la traversée du Rhin en gardant ses armes et ses chevaux et en maintenant son ordre d'escadron » (t.d.a.) (Tacite, Hist. IV, 12).
'Soulignons notamment les franchissements du Pô (Tacite, Hist. II, 35) et de l'Ems (Tacite, Ann. II, 8) par des auxiliaires germains ainsi que les déplacements à la nage dans de vastes marécages effectués par les groupes insurgés lors de certains épisodes de la révolte des Bataves (Tacite, Hist. V, 14-15).
58
peuples germains à leur environnement naturel et prouve l'accessibilité des deux rives du
fleuve pour des populations évoluant en symbiose avec les spécificités environnementales
de leur espace d'occupation.
Enfin, les sources tardives évoquent régulièrement des franchissements
germaniques sur les eaux gelées du Rhin199. Toutefois, ce mode de passage n'apparaît dans
aucun texte ancien traitant des premiers siècles du régime impérial. Le franchissement sur
glace offrait pourtant aux populations de l'époque tardive des conditions de traversée
semblables aux passages à gué, à savoir la possibilité de franchir le fleuve à pied tout en
étant cependant soumis aux contraintes environnementales ; il serait donc étonnant que les
sociétés riveraines du Ier siècle aient négligé ce mode de passage. Peut-on par ailleurs en
déduire que le franchissement sur glace n'était simplement pas envisageable lors du
premier siècle d'occupation romaine de la région rhénane ? Est-ce possible d'y déceler une
variation climatique ou une modification de. l'écoulement fluvial entre les Ier et IVe siècles
ayant permis la formation de glace sur le Rhin uniquement à l'époque tardive ? Une telle
hypothèse, basée exclusivement sur les données littéraires, n'implique pas nécessairement
un refroidissement du climat et pourrait plutôt s'expliquer par une diminution du débit
fluvial. Les études paléoenvironnementales tendent ainsi à percevoir de façon générale le
retour en Europe entre les IIIe et Ve siècles d'une phase climatique marquée par des cours
d'eau plus stables et une baisse du niveau des lacs200.
Les sources littéraires rapportent ainsi plusieurs franchissements du Rhin
témoignant d'une adaptation directe des groupes humains aux aléas environnementaux. Les
traversées à gué et à la nage, apparaissant surtout dans les récits anciens axés sur les
l98ll est d'ailleurs pertinent de remarquer que le franchissement à la nage semble être un mode de passage typiquement germanique puisque les groupes autochtones celtes ne l'utilisèrent pas avec la même facilité que les Germains. Cette différenciation se manifeste entre autres dans le récit de Tacite concernant la fuite des insurgés sur la rive droite du Rhin lors d'un épisode de la révolte des Bataves ; alors que les Germains Civilis et Verax s'enfuirent à la nage (cf. supra note 194), les chefs gaulois Iulius Tutor et Iulius Classicus, alliés des Bataves, furent transportés sur des barques (Tacite, Hist. V, 21).
'"Ammien Marcellin mentionne entre autres le passage de groupes germains sur des ponts de glace en 365 et en 378 et le Panégyrique de Constantin de 310 raconte la mésaventure d'une population germanique demeurée coincée sur une île du delta rhénan lors du dégel. Cf. Ammien Marcellin, Res Gestae xxvil, 1, 1 ; XXXI, 10, 4 ; Pan. VII, 6, 4.
200Cf. supra p. 5 ; C. ALLINNE (à paraître). Des glaces apparaissent aujourd'hui régulièrement sur le Rhin lors de la saison hivernale. Le phénomène est principalement marqué dans la portion hollandaise du fleuve, région où se déploie le delta. J. RITTER (1968) p. 41.
59
événements militaires ayant animé la région rhénane au Ier siècle de notre ère, permettent
d'ailleurs de saisir certains phénomènes naturels et climatiques spécifiques dont la
formation de zones guéables et la présence de périodes de sécheresse. Par ailleurs, le fait
que ces passages du fleuve soient exclusivement réalisés par les peuples germains amène-t-
il à présumer une plus grande adaptation des populations germaniques à l'environnement
naturel rhénan ? Il semble en fait que les groupes romains aient plutôt préconisé d'autres
modes de franchissement, dont l'utilisation d'embarcations, entraînant une adaptation
différente au milieu fluvial.
2.2.2 Utilisation d'embarcations : un mode de passage généralisé
L'utilisation d'embarcations afin de franchir le Rhin semble avoir également été
privilégiée par plusieurs groupes humains présents dans la région rhénane. De la même
façon que la traversée à gué ou à la nage, ce mode de passage était malléable et facilitait la
mobilité humaine dans l'ensemble des territoires rhénans. Le franchissement du fleuve sur
embarcations n'impliquait pas impérativement d'aménagements particuliers ou
d'installations permanentes et n'exigeait pas de lieu de passage fixe ; seules étaient
nécessaires des structures flottantes permettant la traversée.
Tout d'abord, les sources anciennes traitant du Ier siècle de notre ère offrent très peu
d'exemples d'une utilisation par les Germains de barques ou d'autres types d'embarcations
pour franchir le Rhin. Néanmoins, les données littéraires fournissent tout de même
plusieurs indices permettant de présumer l'existence de ce mode de passage chez les
populations locales. Relatant les campagnes de Tibère dans la région de l'Elbe en 5 avant
notre ère201, Velleius Paterculus décrit l'embarcation adoptée par un Germain afin de
franchir ce fleuve: «[...] unus e barbaris [...] cauatum, ut Mis mos est, ex materia
conscendit alueum [...] »202. L'historien romain spécifie clairement que la pirogue utilisée
par le « barbare » était fabriquée selon un usage - mos - local. Bien que les auteurs anciens
20lCf. supra p. 2 et note 7. 2I)2« [...] un des barbares [...] monta sur une barque creusée dans le bois selon leur coutume [...] » (t.d.a.)
(Velleius Paterculus, II, 107).
60
ne le mentionnent pas explicitement, une telle pratique peut évidemment être soupçonnée
chez les populations germaniques de la région rhénane au Ier siècle de notre ère. D'ailleurs,
les franchissements autochtones du Rhin sur petites barques ou radeaux sont nombreux
dans le récit de César203. Il serait surprenant que ce mode de franchissement simple et
accessible favorisant une interaction continue entre les rives du Rhin et soudant
efficacement l'espace rhénan ait cessé entre les périodes césarienne et augustéenne. De
plus, la diversité des termes utilisés par le général romain afin d'identifier les constructions
locales servant à traverser le fleuve - linter, nauicula, nauis, ratis - permet de supposer
l'existence de plusieurs types d'embarcations autochtones répondant peut-être à des
exigences spécifiques liées aux différents contextes de franchissement du Rhin ou aux
divers modes de contacts entre les deux rives204. Le témoignage de Tacite dévoile
également une certaine compétence germanique pour la navigation fluviale et maritime.
D'une part, dans son récit de la révolte batave, l'historien latin rapporte la création par le
germain Civilis d'une flotte de guerre - naualis acies - destinée à affronter les Romains
dans l'estuaire commun de la Meuse et du bras méridional rhénan205. D'autre part, Tacite
rapporte les activités de piraterie orchestrées par un chef canninéfate du nom de Gannascus
dans la mer du Nord et sur les côtes gauloises206. Le développement des communautés
riveraines étant intrinsèquement lié à l'élément fluvial, il semble donc juste d'admettre que
'César, Bell. Gall. 1,53 ; III, 11 ; IV, 4 ; IV, 16 ; VI, 35. Voir aussi Dion Cassius, XXXVIII, 50. 'F. DE IZARRA (1993) p. 101 soutient également que les berges du Rhin devaient abriter plusieurs petites barques isolées employées par les populations locales comme bacs pour la traversée du fleuve. César (Bell. Gall. I, 53) précise ainsi qu'Arioviste, chef germain chassé de la Gaule par les Romains, s'enfuit au-delà du Rhin sur une embarcation découverte par hasard sur la rive gauche du fleuve. De plus, lors de la révolte batave de 69-70, Tacite {Hist. v, 21) raconte que les Germains s'étant enfuis à la nage vers la rive droite du Rhin envoyèrent à leurs alliés gaulois restés sur la rive gauche des barques - lintres - afin qu'ils pussent franchir le fleuve (cf. supra note 198). Ce passage confirme visiblement l'existence d'embarcations chez les Germains pouvant être utilisées pour traverser le Rhin en temps de guerre, mais certainement également en temps de paix.
'« Ciuilem cupido incessit naualem aciem ostentandi ; complet quod biremium quaeque simplici ordine agebantur ; adiecta ingens lintrium uis : tricenos quadragenosque ferunt, armamenta Liburnicis solita ; et simul captae lintres sagulis uersicoloribus haud indecore pro uelis iuuabantur » - « Civilis se mit en tête d'exhiber une flotte de guerre ; il arma ce qu'il avait de bateaux à deux rangs et à un seul rang de rames ; il y ajouta une grande quantité d'embarcations, portant chacune trente ou quarante hommes, équipées comme des liburnes ; en même temps les barques prises aux Romains étaient parées de sayons de diverses couleurs, d'un assez bel effet, qui servaient de voiles » (Tacite, Hist. IV, 23).
'Tacite, Ann. XI, 18. Ce fait pourtant anecdotique révèle d'ailleurs une société ayant su adapter ses comportements et ses actions aux singularités de son environnement naturel et ainsi profiter de son positionnement maritime stratégique à l'extrême ouest de l'île des Bataves. Au sujet des Canninéfates, cf. supra p. 34.
61
les populations germaniques devaient utiliser divers types d'embarcations permettant de
fusionner les deux rives du Rhin. Le mutisme des auteurs anciens au sujet des structures
flottantes autochtones au Ier siècle de notre ère pourrait alors s'expliquer du fait que
contrairement aux franchissements à la nage ou même à gué, les passages sur embarcations
ne revêtaient pour les Romains aucun caractère exceptionnel ; il est ainsi possible que
plusieurs des traversées germaniques du Rhin qui ne sont pas explicitement mentionnées • 907
par les auteurs anciens mais déduites du contexte du récit aient été effectuées sur des
embarcations.
De leur côté, les Romains semblent avoir disposé de nombreux bateaux offrant des
opportunités de franchissements permanentes et malléables. La présence d'une flotte
rhénane - classis Germanica - assurait aux armées romaines des déplacements rapides 908
dans la région et des passages faciles d'une rive à l'autre . L'utilisation des bateaux
accélérait le transport des troupes et simplifiait le déplacement des machines de guerre, des
bagages de même que des animaux accompagnant l'armée209. Les sources littéraires
rapportent ainsi une utilisation régulière de la flotte du Rhin par les généraux romains afin
de concrétiser des campagnes militaires transrhénanes210. Les navires de la flotte
facilitaient également les déplacements dans la région puisqu'ils offraient l'opportunité
d'emprunter des itinéraires fluviaux généralement plus directs et rapides entre les camps
militaires habituellement à proximité du fleuve211. En outre, la diversité des embarcations
composant la flotte rhénane212 devait permettre aux autorités romaines de sélectionner les
embarcations employées en fonction des motifs et des objectifs du franchissement.
L'utilisation de structures flottantes comme mode de passage offrait donc aux populations 201Œ supra p. 54-55. 2<)8La classis Germanica était la plus ancienne des flottes fluviales de l'Empire romain ; elle avait été créée par
Drusus lors de ses campagnes militaires à la fin du Ier siècle avant notre ère. Cf. F. DE IZARRA (1993) p. 194. 209Tacite spécifie d'ailleurs que la flotte construite sous le commandement de Germanicus incluait un grand
nombre de navires pontés destinés à recevoir des machines de guerre, des chevaux et des provisions : « multae pontibus stratae, super quas tormenta ueherentur, simul aptae ferendis equis aut commeatui » (Tacite, Ann. il, 6).
2'"Soulignons notamment les campagnes de Germanicus (Tacite, Ann. I, 70 ; II, 6), de Tibère (Suétone, Tib. XVIII), de Caligula (Suétone, Cal. Ll) et de Cérialis (Tacite, Hist. v, 23).
2"Le général Cérialis utilise ainsi lors de la révolte batave la flotte rhénane pour se déplacer entre les camps militaires de Nouaesium, Bonna et Vetera. Cf. Tacite, Hist. V, 22.
2l2Tacite {Ann. Il, 6) décrit les différents types de navires incorporés à la flotte rhénane par Germanicus ; de grandeurs variées, plusieurs de ces bateaux étaient adaptés à la fois aux navigations fluviale et maritime.
62
romaines, de même qu'aux groupes germaniques, la possibilité de traverser le cours
inférieur du Rhin avec souplesse et par conséquent de sillonner l'ensemble de la zone
frontalière rhénane nonobstant la présence du fleuve.
*
L'acclimatation de l'homme à l'environnement fluvial de la région se concrétisa
ainsi notamment par l'adoption de modes de franchissement malléables et mobiles
permettant aux communautés riveraines d'évoluer avantageusement dans le milieu naturel
global et de circuler amplement dans l'ensemble de l'espace rhénan. Le fait que certains
extraits des récits anciens offrent une image du Rhin comme obstacle à la venue cisrhénane
des Germains213 semble ainsi plutôt être le résultat d'une représentation sociale et politique
du fleuve frontière puisque cette idée contraste de toute évidence avec les nombreuses
traversées du Rhin décrites par les auteurs anciens et dynamisant la situation frontalière
rhénane. Optant pour les franchissements à gué, à la nage et sur embarcations, plusieurs
groupes humains ajustèrent leurs modes de déplacements aux particularités
environnementales et réunirent ainsi les deux rives du Rhin de façon tangible. Toutefois,
ces types de franchissement ne furent pas les seules modalités de passage du Rhin utilisées
par les groupes établis dans la zone frontalière ; la circulation dans la région rhénane fut
également encouragée par l'élaboration d'aménagements fluviaux spécifiques.
2.3 Modification de l'environnement naturel : des aménagements fluviaux favorisant
la circulation humaine
L'occupation humaine du secteur rhénan au Ier siècle de notre ère fut accompagnée
d'aménagements fluviaux divers ayant pour objectif de faciliter le franchissement du Rhin
et la circulation humaine dans la région. Des travaux d'envergure explicitement évoqués
par les sources littéraires modifièrent directement la configuration du delta alors que
2l3Tacite mentionne entre autres le désir des Romains de détruire le pont établi devant Vetera afin d'empêcher les peuples transrhénans d'atteindre le camp légionnaire (Ann. i, 69) et évoque une augmentation de la surveillance militaire des rives du Rhin pour contrer un passage à gué éventuel des Germains lors d'une période exceptionnelle de sécheresse (Hist. iv, 26).
63
certaines installations fluviales s'adaptèrent aux particularités du territoire. Créant une
certaine forme d'assujettissement de l'environnement fluvial aux exigences anthropiques et
permettant d'appréhender l'insertion de l'homme dans l'environnement naturel régional,
ces infrastructures avaient généralement pour objectif de garantir, malgré la présence d'un
large cours d'eau, l'uniformité des déplacements humains dans l'intégralité de cette zone
frontalière. De même, elles répondaient évidemment aux nécessités du contexte militaire
qui évolua entre la fin du Ier siècle avant notre ère et l'époque flavienne. Une
décomposition et un croisement des données recueillies dans les textes anciens permettent
ainsi d'apprécier la mise en place de ponts, de digues, de canaux et de ports promouvant la
mobilité humaine et cimentant l'espace frontalier rhénan.
2.3.1 L'édification de ponts dans la région rhénane
Dans un premier temps, l'aménagement de ponts par les sociétés riveraines illustre
nécessairement une détermination à rendre le franchissement du fleuve similaire au
déplacement terrestre et à unir de façon permanente les rives du cours d'eau. Toutefois,
aucun pont de construction autochtone n'est mentionné par les auteurs anciens traitant du
secteur du Rhin inférieur et l'archéologie n'a pu détecter de structures porteuses d'origine
germanique dans le couloir rhénan214. L'édification de ponts semble donc avoir été au Ier
siècle de notre ère une exclusivité romaine dans cette région frontalière. Malgré le fait que
Strabon souligne la difficulté que représentait la construction de ponts sur le Rhin en raison
de son cours impétueux215, le fleuve se vit imposer plusieurs ouvrages de franchissement
pendant la période romaine.
La littérature ancienne fournit peu d'explications claires sur la nature des
constructions établies sur le Rhin. Néanmoins, deux types de ponts semblent avoir été
utilisés sur le cours inférieur du fleuve entre les époques césarienne et flavienne : les ponts
2l4En fait, selon F. DE IZARRA (1993) p. 70, la région rhénane ne comportait pas de ponts avant la venue des Romains.
2l5Strabon, IV, 3, 3.
64
en bois à structure fixe et les ponts de bateaux216. Dès le Ier siècle avant notre ère, César
édifia deux ponts à structure fixe sur le Rhin dans le secteur de Cologne en 55, puis aux
environs de Bonn en 53217. Le discours du général romain offre d'ailleurs une description
précise et rigoureuse du procédé de construction de ces ponts de bois sur pilotis218.
L'exploit technique était notoire puisque, comme le souligne lui-même César, la largeur, la
rapidité et la profondeur du Rhin constituaient des obstacles non négligeables21 . Ces
structures porteuses furent toutefois rapidement détruites au retour des campagnes
transrhénanes ; elles ne semblent donc pas avoir répondu à un désir de relier d'une façon
durable les deux rives du Rhin, mais eurent plutôt pour but d'amplifier la puissance
romaine et d'intimider les populations transrhénanes qui voyaient leur fleuve emprisonné
sous un pont romain. Ce ne fut donc qu'à partir du premier siècle de présence romaine
permanente dans la région rhénane que des structures porteuses furent conservées sur le
Rhin inférieur. Les sources anciennes signalent ainsi l'édification de ponts à Bonna par
Drusus et à Vetera par Germanicus220 ; ces structures avaient certainement pour principal
objectif d'accélérer le passage des troupes lors des campagnes militaires transrhénanes des
2l6L'édification de ponts de pierre et de têtes de pont fut beaucoup plus tardive sur le cours inférieur du Rhin. Selon les données archéologiques, les têtes de pont en pierre apparurent seulement à partir du IIIe siècle dans la région rhénane. Cf. P. TROUSSET (1993) p. 150 ; J.-M. CARRIÉ et A. RousSELLE (1999) p. 643. De plus, l'une des premières mentions littéraires d'une structure porteuse en pierre sur le cours inférieur du fleuve est issue du Panégyrique de Constantin {Pan. vil, 13, 2) qui mentionne la construction d'un pont de pierre à Cologne par l'empereur au début du IVe siècle. L'existence de ce pont est également confirmée, selon A. Grenier, par une inscription retrouvée à Deutz, sur la rive droite du Rhin, au XIIe siècle. Concernant les traces archéologiques du pont de pierre de Cologne, cf. A. GRENIER (1925) p. 152-153.
217Cf. César, Bell. Gall. IV, 17-19 ; VI, 9 ; VI, 35. Florus {Ep. 1,45) prétend que César construisit plutôt un pont fixe et un pont de bateaux. Cependant, le texte de César est univoque ; les deux ponts furent bâtis selon une même technique décrite par le général romain. Sur les ponts de César, voir également Suétone, Caes. xxv ; Dion Cassius, xxxix, 48 ; XL, 32.
218 Voir la description de César, annexe XI. lw«ltaque, etsi summa difficultas faciendi pontis proponebatur propter latitudinem, rapiditatem
altitudinemquejluminis [...]» - «Aussi, en dépit de l'extrême difficulté que présentait la construction d'un pont, à cause de la largeur, de la rapidité et de la profondeur du fleuve [...]» (César, Bell. Gall. IV, 17). Selon C. VOGLER (1997) p. 86, le Rhin avait à Cologne une largeur de 400 m et une profondeur moyenne de 3 m.
220Florus, Ep. Il, 30 ; Tacite, Ann. I, 49 ; I, 69. Strabon (iv, 3, 4) mentionne également un pont de bateaux -Ceùyua - établi par Germanicus sur le Rhin face aux territoires des Trévires et des Ubiens, donc vraisemblablement entre Cologne et Coblence (Confluentes). Bien que certains aient associé ce pont à celui de Vetera, il semble plus judicieux de les différencier puisque le camp de Vetera était localisé quelques centaines de kilomètres au nord du territoire trévire. De plus, le pont de Vetera permit notamment le franchissement de près de 30 000 soldats et de leur ravitaillement sous le commandement de Germanicus ; il est difficile d'établir si le pont de bateaux noté par le géographe grec correspond à la structure d'envergure décrite par Tacite. Cf. P. LAEDERICH (2001) p. 40-41.
65
deux généraux. La nature exacte de ces ouvrages n'est pas précisée par les auteurs antiques,
mais il semble peu probable que ces constructions aient été des ponts à structure fixe. La
prouesse de César avait servi une certaine forme de propagande et avait été finement décrite
alors que les ponts de Bonna et Vetera furent évoqués d'une façon plus pondérée et avec
modestie ; il semble ainsi juste de prétendre que ces structures furent probablement des
ponts flottants. C. Vogler souligne d'ailleurs que le franchissement sur ponts de bateaux fut
un mode de passage des fleuves souvent privilégié par les Romains et la représentation
d'un tel ouvrage sur le Rhin se retrouve d'ailleurs sur le revers d'une médaille datant de
l'époque sévérienne . Le procédé de construction d'un pont flottant est clairement
expliqué par Tacite : « Naues pari inter se spatio, ualidis utrimque trabibus conexae,
aduersum influmen dirigebantur, iactis super ancoris quae firmitatem pontis confinèrent ;
sed ancorarum funes non extenti fluitabant, ut augescente flumine inoffensus ordo nauium
attolleretur »222. Bien que cette description vise un pont de bateaux établi sur le Pô, elle
peut certainement s'appliquer aux ponts flottants du Rhin car l'historien latin semble en fait
relater une méthode de construction conventionnelle. Il est d'ailleurs intéressant de
remarquer que l'ingénierie romaine considéra les aléas fluviaux dans l'élaboration des
ponts de bateaux puisque cette technique s'adaptait clairement aux phénomènes de crues
des cours d'eau et assurait une stabilité des voies de circulation entre les deux rives d'un
fleuve malgré des contraintes environnementales.
Par ailleurs, en dépit du fait que l'historiographie traite peu de l'existence de ponts
dans le delta du Rhin et que les sources archéologiques n'aient pas révélé de structures de
franchissements identifiables, les données textuelles offrent certains indices prouvant la
présence de ponts romains dans les bouches rhénanes. D'une part, la construction de ponts
semble inhérente au contexte d'affrontements militaires avec les populations frontalières
dans lequel était plongée la région lors du Ier siècle de notre ère. Tacite souligne ainsi le
passage sur pont par les armées romaines des lagunes deltaïques afin d'atteindre les Frisons
'Cf. C. VOGLER (1997) p. 101-102 ; E. KERN (2001) p. 506-507. 2« Des bateaux, placés à intervalles égaux et reliés à leurs deux extrémités par de fortes poutres, étaient
orientés face au courant et en outre mouillés sur des ancres pour assurer la solidité du pont ; mais les câbles des ancres, n'étant pas tendus, restaient flottants, afin que, en cas de crue, la ligne de bateaux pût s'élever sans se rompre » (Tacite, Hist. II, 34).
66
insurgés en 28 de notre ère et évoque l'impossibilité pour les Romains d'accéder à l'île
des Bataves lors d'un affrontement avec Civilis en raison d'un manque de bateaux pour
construire un pont224. Ce commentaire de l'historien latin démontre la dépendance romaine
à l'égard des ponts flottants pour effectuer un franchissement du Rhin. D'autre part,
l'existence d'une agglomération riveraine dans le delta nommée Traiectum - traversée -
sous-entend forcément la présence d'infrastructures permettant le franchissement du
fleuve225.
Une implantation romaine prospère et équilibrée sur la rive droite du Rhin ainsi que
dans le secteur deltaïque devait évidemment assurer une pérennité des relations avec la
Gaule et par conséquent, la région rhénane devait conserver certaines structures permettant
un passage permanent rapide d'une rive à l'autre. Certainement complémentaire des
passages du Rhin sur embarcations, la construction de ponts par les Romains répondit
nécessairement à un besoin de franchir efficacement et régulièrement le fleuve et
matérialise véritablement l'unification des rives rhénanes et la cohésion de l'espace
frontalier. Signalée non seulement sur le plan archéologique mais également par les sources
littéraires, l'existence de ponts sur le Rhin inférieur invalide en fait une représentation
réaliste du fleuve en tant que rempart de l'Empire romain. Les ponts s'intégraient par
ailleurs dans un effort romain d'aménagements du territoire impliquant des modifications
profondes du milieu fluvial par l'édification de digues et de canaux.
2.3.2 Transformation de l'environnement deltaïque : la construction de digues et de canaux
Dès les premières années de la présence romaine dans le delta du Rhin à la fin du Ier
siècle avant notre ère, Drusus entama d'importants travaux d'aménagements fluviaux.
D'une part, l'examen croisé des données littéraires permet de constater l'érection d'une
223« Igitur proxima aestuaria aggeribus et pontibus traducendo grauiori agmini firmat » - « Rencontrant donc les premières lagunes, il y établit des chaussées et des ponts, pour assurer le passage des troupes pesamment armées. » (Tacite, Ann. IV, 73).
22'*«[...] gnarus déesse naues efficiendo ponti neque exercitum Romanum aliter transmissurum » - «[•••] sachant que les Romains manquaient de bateaux pour construire un pont et que leur armée ne passerait pas autrement » (Tacite, Hist. v, 19).
225Sur Traiectum, cf. supra p. 44-45 et note 163.
67
digue dans la zone deltaïque. D'autre part, les textes anciens enregistrent la construction de
deux canaux dans le delta rhénan. L'élaboration de structures d'endiguement et de
canalisation affectant directement le cours rhénan confirme une intégration incontestable du
Rhin à l'intérieur de la sphère d'action romaine et démontre une occupation active de la
zone frontalière.
Tout d'abord, Tacite évoque à deux reprises l'existence d'une digue romaine à la
pointe de l'île des Bataves226 ; une analyse croisée de ces deux passages permet une
compréhension plus complète du fonctionnement général et de la finalité de cet ouvrage
technique. Dans un premier temps, alors qu'il rapporte la destruction de la digue - moles -
dite de Drusus par Civilis lors de la révolte batave de 69-70, l'historien latin décrit le rôle
joué par cette structure logée dans le lit du fleuve : « Quin et diruit molem a Druso
Germanico factam Rhenumque prono alueo in Galliam ruentem, disiectis quae
morabantur, effudit. Sic uelut abacto amne tenuis alueus insulam inter Germanosque
continentium terrarum speciem fecerat »227. Les deux branches initiales du delta rhénan
avait donc à l'origine un débit inégal ; la digue de Drusus avait pour objectif de dévier une
partie des eaux du bras gaulois vers le bras germanique afin d'équilibrer l'alimentation des
deux portions du fleuve228. Dans un deuxième temps, le second extrait tacitéen abordant cet
aménagement fluvial mentionne des travaux effectués en 58 afin de compléter la digue -
agger - de Drusus construite plus de soixante ans auparavant et servant plutôt à contenir -
coercere - le Rhin . Pour référer aux travaux de Drusus, Tacite utilise ainsi deux termes
distincts - moles et agger - dont la signification semble également différente ; par
conséquent, la digue de Drusus devait en fait comporter deux structures complémentaires.
D'une part, un épi - la moles de Tacite - faisait bifurquer une partie des eaux fluviales du
226Sur l'île des Bataves et sa configuration géographique, cf. supra p. 32-33 et note 109. 227« De plus, il détruisit la digue élevée par Drusus Germanicus et, comme la pente de son lit entraîne le Rhin
vers la Gaule, en rompant la barrière qui l'arrêtait, il lui donna libre cours. Le fleuve étant alors, pour ainsi dire, détourné, il ne resta entre l'île et les Germains qu'un mince cours d'eau, si bien que les deux terres semblaient n'en former qu'une » (Tacite, Hist. V, 19).
228L'ouvrage de Drusus était en fait constitué d'un épi fixé perpendiculairement au rivage de l'extrémité orientale de l'île des Bataves. Cf. R. DION (1965) p. 497 ; J. DOLLFUS (1960) p. 123 ; C. W. VOLLGRAFF (1940) p. 686 et 693-695 ; F. GARDNER MOORE (1950) p. 102 ; F. DE IZARRA (1993) p. 52.
229«[...] inchoatum ante très et sexaginta annos a Druso aggerem coercendo Rheno absoluit» - «[...] acheva l'œuvre commencée par Drusus soixante-trois ans auparavant, la construction d'une digue pour contenir le Rhin » (Tacite, Ann. XIII, 53).
68
cours gaulois vers le cours germanique, ce qui facilitait pour les Romains la traversée vers
l'île des Bataves, diminuait les possibilités de franchissements à gué à partir de la Germanie
transrhénane et permettait la navigation sur le bras germanique. D'autre part, des travaux
d'endiguement - notamment les levées de terre exprimées par le mot agger - furent
vraisemblablement nécessaires afin de maintenir le bras droit du delta dans son lit
conséquemment à l'augmentation de son volume d'eau et d'ainsi protéger les terres
avoisinantes des inondations . Les travaux tardifs réalisés en 58 furent peut-être
simplement une réponse à de nouveaux débordements du bras germanique du Rhin dont le
débit demeurait artificiellement modifié231. Ces données littéraires doivent également être
jumelées à la découverte, près du village néerlandais de Herwen, de vestiges d'une
construction romaine implantée dans le lit même du fleuve et pouvant apparemment être
associée aux travaux réalisés par Rome à la fin du Ier siècle avant notre ère232. Drusus ayant
entamé ces travaux rhénans dans un contexte militaire d'expansion territoriale en
Germanie, la digue semble d'abord avoir répondu à un besoin d'améliorer la circulation
vers les terres transrhénanes alors appelées à être pleinement intégrées dans la structure
provinciale romaine. Néanmoins, le maintien et l'entretien continus de ces installations
jusqu'à leur destruction en 69 démontrent nécessairement une permanence de leur
utilisation non plus pour la conquête germanique mais pour les déplacements humains dans
la zone deltaïque. Selon les données textuelles, la digue de Drusus était par ailleurs intégrée
à une structure globale d'aménagements fluviaux incluant des travaux de canalisation et
constituant un réseau régional navigable.
L'importance stratégique et géographique du Rhin et de son delta dans le cadre
frontalier régional entraîna une volonté romaine d'assurer une navigabilité efficace dans
l'ensemble du couloir rhénan. Il a précédemment été mentionné que l'établissement de la
"Étudiant le cas des inondations du Tibre, P. LEVEAU (à paraître) identifie sous les règnes d'Auguste et de Tibère une phase climatique se distinguant par une forte pluviosité. En supposant qu'une telle phase climatique ait aussi touché la zone rhénane, il est possible que l'endiguement du bras germanique puisse également être justifié par une augmentation des précipitations et des crues du fleuve.
'D'ailleurs, selon F. DE IZARRA (1993) p. 52, une telle structure devait être un ouvrage relativement fragile et exiger une surveillance et un entretien constants.
2C. W. VOLLGRAFF (1940) p. 694-695. Les vestiges retrouvés témoignent d'une construction d'environ 200 m sur 70 m et, bien que très fragmentaires, permettent tout de même d'appréhender l'envergure des travaux effectués par Rome dans le lit rhénan.
69
digue de Drusus facilita la navigation sur le bras germanique du Rhin en augmentant son
volume d'eau. De même, pour le premier siècle d'occupation romaine de la région, les
sources littéraires rapportent la construction de deux canaux majeurs dans le delta ayant
amélioré le réseau fluvial local mais modifié la configuration des bouches rhénanes.
D'abord, Tacite rapporte l'utilisation par Germanicus, lors de ses campagnes maritimes
dans la mer du Nord en 16 de notre ère, d'un canal -fossa - portant le nom de Drusus233.
Suétone indique que le général romain fit creuser ce chenal au-delà du Rhin, localisant cette
construction au nord du bras rhénan longeant le rivage septentrional de l'île des Bataves234.
L'objectif d'une telle structure, construite par Drusus dans le cadre des visées
expansionnistes de Rome en Germanie, était probablement de permettre la navigation
militaire jusqu'à l'Océan septentrional et de faciliter le contrôle des côtes germaniques. Par
ailleurs, il semble clair que la digue et le canal de Drusus étaient en réalité des
constructions intiment liées ; l'augmentation du débit du bras germanique du Rhin devait
permettre l'alimentation en eau du canal artificiel et assurer la navigation dans le secteur235.
De plus, un second canal fut aménagé dans la région deltaïque par les légionnaires de Cn.
Domitius Corbulon en 47 de notre ère. Tel que l'ont expliqué Tacite et Dion Cassius, la
fossa Corbulonis servait à relier par voie navigable le Rhin et la Meuse236, c'est-à-dire le
chenal central du delta rhénan coulant au nord de l'île des Bataves selon la description
plinienne237 et le bras gaulois du Rhin bordant la rive sud du territoire insulaire et, à
l'approche de la mer, mêlant ses eaux à celles de la Meuse. Le canal de Corbulon traversait
« lamque classis aduenerat, cum praemisso commeatu et distribuas in legiones ac socios nauibus fossam, cui Drusianae nomen, ingressus [...] » (Tacite, Ann. Il, 8). Selon le passage précédent (Tacite, Ann. Il, 6), la flotte de Germanicus était composée de mille navires ; ce nombre peut-être hasardeux démontre néanmoins que le canal de Drusus devait constituer une infrastructure robuste capable d'accueillir un niveau de navigation imposant. Il semble que Corbulon ait également utilisé ce canal lors de ses opérations chez les Chattes au milieu du Ier siècle. Cf. Tacite, Ann. xi, 18.
'«[...] transque Rhenum fossas naui et immensi operis effecit, quae nunc adhuc Drusinae uocantur» (Suétone, Cl. i).
Cf. R.DION (1965) p. 494 et 497; C. VOGLER (1997) p. 100 ; C. W. VOLLGRAFF (1940) p. 696 ; F. GARDNER MOORE (1950) p. 102 ; H. SCHUTZ (1985) p. 9.
'Tacite, Ann. XI, 20 ; Dion Cassius, LX, 30. Tacite indique que le canal avait été creusé sur une distance de 23 milles romains, soit 34 km, alors que Dion Cassius lui octroie plutôt une longueur de 172 stades, soit près de 32 km. L'île des Bataves divisait d'abord le Rhin en deux cours indépendants. Puis, le bras droit, situé du côté germanique, se séparait à nouveau en deux branches : l'une longeait l'île des Bataves jusqu'à l'Océan et gardait le nom de Rhin, l'autre appelée Fleuus par Pline déviait vers le nord et se jetait dans une zone lacustre avant d'atteindre la mer. Cf. Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 15, 101.
70
donc l'île des Bataves et devait fort probablement être situé à proximité du littoral
maritime, sur le territoire habité par les Canninéfates, puisque d'une part, Tacite prétend
que l'ouvrage permettait d'éviter les incertitudes de l'Océan - incerta Oceani - lors de la
navigation dans le delta et d'autre part, Dion Cassius affirme que le canal avait pour but
d'empêcher que les marées océaniques causant de façon naturelle un gonflement des deux
bras rhénans inondassent les terres avoisinantes . Les écrits de ces deux auteurs
démontrent clairement que l'aménagement du canal de Corbulon s'insérait dans un
contexte de fixation et de stabilisation de l'implantation romaine dans le delta exigeant une
amélioration des infrastructures régionales et plus spécifiquement des modalités de
déplacement. Le témoignage de l'historien grec confirme de plus la détermination romaine
à maîtriser les phénomènes fluviaux, dans le cas présent les débordements, et à modifier le
milieu naturel afin que les territoires occupés soient préservés des aléas environnementaux
tels que les inondations.
Ces canaux romains, de même que la digue de Drusus, constituaient des
constructions majeures uniques au delta du Rhin. Ces structures d'endiguement et de
canalisation visaient d'abord à améliorer la circulation régionale et à faciliter l'occupation
du territoire. Par surcroît, elles impliquèrent une reconfiguration artificielle du paysage
deltaïque et dévoilèrent la capacité des Romains à adapter leur environnement naturel en
fonction de leurs besoins. L'effort déployé par les autorités impériales afin de concrétiser
ces aménagements témoigne également d'une appropriation de la zone fluviale et de ses
rives et s'oppose donc à l'utilisation concrète du Rhin comme frontière linéaire.
2.3.3 Établissement d'un réseau portuaire dans la région rhénane
Les grands travaux romains d'endiguement et de canalisation ayant modifié
concrètement la configuration du delta du Rhin avaient pour objectif d'améliorer, tel qu'il a
'Tacite, Ann. xi, 20 ; Dion Cassius, LX, 30. Plusieurs historiens prétendent également que le canal de Corbulon, construit sous Claude et dans le cadre de la conquête des territoires bretons, avait pour but de faciliter le passage des troupes rhénanes nombreuses vers la Bretagne. Cf. J. DOLLFUS (1960) p. 123 ; F. DE IZARRA (1993) p. 53. Par ailleurs, des vestiges archéologiques pouvant être associés à la fossa Corbulonis furent identifiés près de Leyde au Pays-Bas. Cf. G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 81.
71
été démontré, le circuit navigable dans l'embouchure rhénane . Du coup, un réseau
portuaire devait nécessairement encadrer la navigation fluviale et deltaïque dans le cadre à
la fois des campagnes militaires germaniques et des déplacements à l'intérieur de la zone
frontalière. Bien que les données littéraires ne figurent aucun port dans la région lors du Ier
siècle de notre ère, l'interprétation des propos des auteurs anciens permet de présumer
l'existence de telles infrastructures.
D'abord, Tacite souligne le déplacement par bateaux du général romain Cérialis
entre les camps de Vetera, Bonna et Nouaesium et il signale clairement la présence sur l'île
des Bataves d'une flotte de 24 navires dont les insurgés s'emparèrent lors de la révolte
batave240. L'accostage et le stationnement permanent de ces forces navales, servant au
déplacement mais sans doute également à la surveillance frontalière, s'accompagnaient
assurément d'aménagements portuaires protégeant les bateaux des crues, des embâcles et
des flux marins inévitables dans l'environnement fluvial rhénan2 . À trois kilomètres au
sud de Cologne furent retrouvées à même une enceinte fortifiée des briques marquées du
sigle C.A.G. - Classis Augusta Germanica ; les archéologues assimilèrent évidemment ce
site aux quartiers de la flotte militaire rhénane242. D'autres camps légionnaires importants
positionnés sur les rives du Rhin devaient nécessairement bénéficier d'installations
portuaires semblables permettant d'accueillir la classis Germanica. De même, l'expédition
maritime orchestrée par Germanicus en 16 de notre ère comportait, selon Tacite, plus de
mille navires qui furent d'abord regroupés sur l'île des Bataves243. Bien que le nombre de
mille bateaux puisse avoir été amplifié par l'historien latin, le rassemblement d'une flotte
immense exigeait sans contredit des infrastructures minimales d'amarrage. Il est également
primordial de rappeler que le ravitaillement des troupes rhénanes en blé, pendant toute la
239I1 est d'ailleurs pertinent de noter que selon C. R. WHITTAICER (1989a) p. 53, la place prédominante qu'occupait le fleuve dans la conception romaine de la frontière ne provenait pas de la capacité du cours d'eau à former une barrière s'opposant aux populations extérieures, mais découlait plutôt du fait que les fleuves constituent des voies de communications naturelles essentielles.
240Tacite, Hist. iv, 16;V,22. 24'Sur les types de dangers naturels pouvant affecter les flottes et sur l'importance des ports fluviaux pour la
protection des navires, cf. F. DE IZARRA (1993) p. 54 et 59. 242Le port militaire au sud de Cologne fut établi sous Tibère en bois et en terre. L'enceinte aurait été fortifiée
en pierre peu après la révolte batave. Cf. G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 95 ; A. GRENIER (1925) p. 154.
243Tacite, Ann. II, 6.
72
période julio-claudienne, était principalement effectué par voie fluviale ; jusqu'aux bouches
du Rhin, les camps militaires riverains devaient forcément receler des dispositifs de
débarquement permettant de recevoir un approvisionnement essentiel dans un secteur où la
production agricole demeurait limitée244. Les vestiges d'un quai d'une longueur de plus de
550 m et datant de l'époque de Tibère furent ainsi retrouvés à Vechten où était situé le
camp romain nommé Fectio245. Il serait étonnant que seul ce site ait profité
d'aménagements portuaires dans la région puisque les agglomérations militaires, et par
conséquent les besoins d'approvisionnement, se déployaient tout au long du cours inférieur
du Rhin246. Somme toute, malgré l'absence chez les auteurs anciens de mentions formelles
concernant les installations portuaires rhénanes lors du premier siècle de présence romaine,
une analyse méthodique des sources écrites permet de déduire l'existence indispensable de
ports à proximité des établissements militaires riverains de la zone frontalière du Rhin.
*
Les multiples aménagements fluviaux implantés dans la région concrétisèrent une
occupation humaine englobant à la fois les zones terrestres et fluviales et répondant à
l'évolution du contexte politico-militaire d'abord marqué par des velléités expansionnistes
en Germanie puis par une stabilisation de la frontière romaine dans la zone rhénane. Les
travaux d'endiguement et de canalisation améliorèrent la navigabilité de la région,
modifiant néanmoins la configuration deltaïque, alors que l'établissement de ponts et les
installations portuaires facilitèrent la circulation et la viabilité de la présence humaine dans
l'ensemble du secteur. Par ailleurs, le Rhin est parfois perçu dans les sources littéraires
244Le transport frumentaire par bateaux est d'ailleurs attesté jusque dans le delta rhénan par un passage du récit tacitéen où le chef batave Civilis tenta d'intercepter des convois de ravitaillement - commeatus -naviguant dans l'estuaire commun de la Meuse et du bras méridional rhénan : « Spatium uelut aequaris electum, quo Mosae fluminis os amnem Rhenum Oceano adfundit. Causa instruendae classis super insitam genti uanitatem, ut eo terrore commeatus Gallia aduentantes interciperentur. » - « Le lieu choisi fut l'espèce de bras de mer où l'estuaire de la Meuse reçoit les eaux du Rhin et les déverse dans l'Océan. La raison de cette parade navale était, outre la vanité innée chez ce peuple, la volonté de terroriser les convois de ravitaillement venant de Gaule et de les intercepter. » (Tacite, Hist. v, 23). Sur l'approvisionnement par transport fluvial dans la région rhénane, cf. C. VOGLER (1997) p. 97-98 ; F. DE IZARRA (1993) p. 196 ; J. DOLLFUS (1960) p. 73 ; E. KERN (2001) p. 501-502 ; W. GROENMAN-VAN WAATERINGE (1989) p. 101-102. Sur le ravitaillement des troupes transrhénanes, cf. infra p. 79-80.
245G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 84. Sur le camp de Fectio, cf. supra p. 44-45 et note 163. 246En fait, selon F. DE IZARRA (1993) p. 54, chaque agglomération riveraine devait posséder son propre port
fluvial permettant le transit et la redistribution des marchandises.
73
comme obstacle, dans l'immédiat, au déplacement des Romains qui devaient mettre en
place des moyens techniques, principalement des structures porteuses ou flottantes, afin
d'assurer la traversée. Les groupes romains semblaient par conséquent dépendants des
aménagements fluviaux et leurs mouvements pouvaient ainsi être ralentis par la présence du
fleuve247. L'obstacle formé par le Rhin s'avérait cependant temporaire pour les troupes
romaines puisque les cadres de franchissement étaient généralement rapidement
organisés248. La conception du Rhin comme barrière limitant les déplacements de façon
permanente ne semble donc pas correspondre à une réalité frontalière marquée par des
franchissements multiples du fleuve. De plus, l'établissement d'aménagements fluviaux au
cœur de l'espace rhénan trahit forcément une situation frontalière où le Rhin formait non
pas une limite impénétrable mais bien un territoire intégré à la zone de circulation
périphérique.
* * *
Les traversées du Rhin inférieur effectuées lors du premier siècle de domination
romaine de la région de même que la mise en place d'aménagements fluviaux contribuèrent
véritablement à construire puis à maintenir une zone frontalière rhénane perceptible dans
les sources littéraires. D'abord, les différents contextes de franchissements identifiables
chez les auteurs anciens permettent d'apprécier la constance des passages du fleuve ainsi
que la diversité des motifs de franchissement. De plus, l'étendue de la circulation humaine
dans l'ensemble du secteur rhénan est révélée d'une part par la malléabilité des
franchissements à gué, à la nage et sur embarcations et d'autre part par l'établissement
d'installations fluviales facilitant la mobilité humaine. Par ailleurs, l'examen des
franchissements du Rhin et des aménagements fluviaux ayant accompagné
l'épanouissement des divers groupes humains de la région permet de toute évidence
247Cette situation est ouvertement traduite par Tacite dans le cinquième livre des Historiae : « [...] déesse naues efficiendoponti neque exercitum Romanum aliter transmissurum » - « [...] les Romains manquaient de bateaux pour construire un pont et [...] leur armée ne passerait pas autrement » (Tacite, Hist. V, 19).
248Un exemple révélateur de cette efficacité humaine et technique des Romains est la construction par les légions de César d'un pont de bois sur pilotis en dix jours : « Diebus decem quibus materia coepta erat conportari omni opère effecto exercitus traducitur » - « Dix jours après qu'on avait commencé à apporter les matériaux, toute la construction est achevée et l'armée passe le fleuve » (César, Bell. Gall. IV, 17).
74
d'évaluer l'intégration de l'homme dans un environnement fluvial en mouvement ainsi que
son adaptation, c'est-à-dire sa capacité d'évoluer dans un milieu naturel spécifique en
ajustant ses comportements et ses actions et en transformant certains aspects de cet
environnement249. Bien qu'a priori les modes de franchissements préconisés par les
communautés germaniques reflètent généralement une acclimatation au milieu naturel alors
que les Romains privilégièrent vraisemblablement certains aménagements entraînant une
transformation du paysage250, la relative stabilité militaire et politique dans le secteur
rhénan à la fin du Ier siècle de notre ère permit aux sociétés frontalières et riveraines de la
région de jumeler graduellement les apports germaniques et romains. Déjà, à l'aube de
l'avènement des Flaviens, les sources signalent pour la première fois la construction par des
groupes bataves d'une digue temporaire destinée à dévier les eaux du Rhin près de
Vetera . La création progressive de ce creuset de civilisation évoluant de plus en plus en
équilibre avec l'élément fluvial fut par ailleurs renforcée par les nombreux contacts existant
entre les populations des deux rives.
249L'idée d'adaptation anthropique implique une double interaction de l'homme avec son environnement : d'une part l'homme s'adapte au milieu en ajustant ses comportements et ses actions et d'autre part il adapte le milieu à ses besoins en le modifiant ; il ne s'agit donc pas d'une relation unilatérale où l'humain se soumet aux dynamiques environnementales mais plutôt d'interactions entre une société et son environnement naturel. S. E. VAN DER LEEUW et C. ASCHAN-LEYGONIE (2001) suggère également l'utilisation du concept de resilience qui permet d'évaluer les changements à la fois du système social et du système naturel lors de périodes de perturbation. Le concept de resilience permet d'aborder l'implantation de l'homme dans des contextes de crises, sociales ou environnementales, ou dans des situations de risque.
250I1 est toutefois essentiel de rappeler que les franchissements et les aménagements fluviaux mentionnés par les sources littéraires sont habituellement insérés dans des contextes militaires et répliquaient donc à des impératifs différents selon les groupes concernés : d'une part, le déplacement d'une grande quantité d'hommes et de matériels dans des campagnes organisées chez les Romains et d'autre part un désir de surprendre l'adversaire par des mouvements inattendus et rapides ainsi qu'un besoin d'assurer une retraite efficace et sécuritaire chez les Germains.
251 Sachant que les légionnaires peinaient à se déplacer dans les zones palustres, Civilis cherchait en fait à inonder les terres marécageuses qui le séparaient des troupes romaines lors d'un épisode de la révolte batave et utilisa donc une technique romaine pour dévier les eaux : « [...] sed arcebat latitude- camporum suopte ingenio umentium ; addiderat Civilis obliquant in Rhenum molem, cuius obiectu reuolutus amnis adiacentibus superfunderetur » (Tacite, Hist. V, 14).
75
Chapitre III Le Rhin inférieur au cœur d'une zone de convergence :
les modes de contacts entre les populations riveraines
L'existence au Ier siècle de notre ère d'une zone frontalière ayant le Rhin inférieur
pour axe central, plutôt que pour limite, impliqua non seulement une constance des
franchissements du fleuve mais également une assiduité et une diversité des relations
transfluviales et interethniques. Par contre, le Rhin incarne régulièrement dans la littérature
ancienne une division entre des groupements humains opposés. Utilisant une représentation
du fleuve héritée de César , les auteurs gréco-romains placent ainsi fréquemment le
fleuve comme division entre les Germains et les Gaulois . Le Rhin devient également
dans les récits antiques une scission entre les populations alliées et ennemies de Rome. Une
différenciation est ainsi clairement faite entre les Germains cisrhénans, habituellement
présentés par les sources comme des groupes ayant été autorisés par l'autorité impériale à
s'établir sur la rive gauche du fleuve254, et les peuples transrhénans « dont la seule vue
jet[ait] l'effroi parmi les Romains »255. Cette représentation du Rhin comme séparation
entre des groupes humains antagonistes ne semble cependant pas décrire fidèlement la
réalité frontalière. La dimension et l'ascendance des modes de contacts entre les
populations riveraines éclairent plutôt la construction d'une zone de convergence au sein du
secteur frontalier. Les discours antiques permettent de constater que de nombreux contacts
de natures diverses s'orchestraient entre les communautés riveraines, créant ainsi un espace
252Cette représentation césarienne du Rhin comme division culturelle a été précédemment abordée. Cf. supra p. 27 et note 85.
253Tacite débute d'ailleurs son traité ethnographique sur la Germanie en spécifiant que « Germania omnis a Gallis Raetisque et Pannoniis Rheno et Danuuio fluminibus [...] separatur » - « L'ensemble de la Germanie est séparée des Gaulois, des Rhètes et des Pannoniens par le Rhin et le Danube [...] » (t.d.a.) (Tacite, Germ. i).
254Voir entre autres le cas des Ubiens, cf. supra p. 29-30. 255« [.,-.] Transrhenanorum gentis, quorum terrore fractae populi Romani uires obtererentur » (Tacite, Hist.
IV, 76).
76
dynamique qui regroupait les différents acteurs rhénans. Le contexte militaire inhérent à la
région entraîna des rapports multiples entre les soldats romains et les populations locales ;
la présence de l'armée impériale initia la majorité des échanges entre les sociétés
germaniques et romanisées qui évoluaient dans l'espace rhénan. D'abord d'une nature
strictement militaire et politique et s'inscrivant dans le cadre général des affrontements
entre Romains et Germains qui ponctuaient la situation frontalière, les modes de contacts
entre les groupes rhénans se diversifièrent afin de répondre aux nouvelles réalités
régionales engendrées par la stabilisation de la frontière germanique sur le Rhin et
l'intégration progressive de ce secteur périphérique dans l'orbite romaine. Supplétif des
relations proprement militaires, le développement des rapports politiques, économiques
puis sociaux et culturels consolida l'espace frontalier rhénan et érigea inévitablement une
zone de convergence fidèle à la conception de l'historiographie actuelle et aux témoignages
archéologiques.
3.1 L'armée romaine dans la région rhénane : zone de contacts militaires et
diplomatie transrhénane
La présence romaine permanente sur le Rhin inférieur à partir de la fin du Ier siècle
avant notre ère généra des modes de contacts directement issus de la militarisation soutenue
du secteur rhénan. D'une part, les affrontements récurrents entre les groupes rhénans, les
questions de ravitaillement des légions transrhénanes et l'intégration progressive des
auxiliaires germains dans l'armée romaine permirent la création d'une zone de contacts
militaires à l'intérieur du cadre frontalier rhénan. D'autre part, les négociations et alliances
politiques de même que les activités de nature diplomatique firent naître une véritable
diplomatie transrhénane entre les autorités militaires romaines et les élites germaniques.
Bien qu'apparaissant généralement dans des contextes de belligérance, de conflits et
d'opposition pouvant sembler défavorables à l'institution de relations et d'influences
réciproques durables, les contacts militaires et politiques des groupes germains et romains
constituèrent les prémices des rapports entre les acteurs régionaux.
77
3.1.1 Militarisation de la frontière rhénane : création d'une zone de contacts militaires
L'histoire de la région rhénane à l'époque antique fut marquée par un climat de
guerre perpétuel entre les populations germaniques et les armées romaines. Les combats et
autres luttes ayant opposé les Germains et les légionnaires s'amorcèrent dès la période
césarienne et se poursuivirent pendant tout le Ier siècle de notre ère, alimentant ainsi les
propos de plusieurs générations d'auteurs anciens. Ces affrontements répétés offrirent
naturellement aux belligérants un regard révélateur sur l'adversaire. Les campagnes
militaires transrhénanes et les incursions germaniques en Gaule entraînèrent des contacts
directs entre les groupes germaniques et les soldats romains. De plus, les activités de
pillages pratiquées par les peuples germains mais également par les légionnaires
apportèrent aux pillards une expérience réelle, quoique partielle, du fonctionnement
socioéconomique des communautés pillées256. Les nombreuses interactions militaires entre
les populations des deux rives du Rhin permirent donc clairement aux groupes romains
d'acquérir une meilleure connaissance des civilisations transrhénanes. Les informations
géographiques et ethnographiques fournies par les armées de retour des campagnes
militaires en Germanie furent certainement indispensables à la rédaction de plusieurs
œuvres littéraires. Strabon déplore ainsi l'arrêt par Auguste des opérations militaires au-
delà de l'Elbe puisque ce recul des troupes impériales entravait la connaissance gréco-latine
des peuples de cette région257. Par ailleurs, l'apport des connaissances acquises par les
populations germaniques au sujet des Romains à la suite des affrontements militaires du Ier
siècle de notre ère est évidemment plus difficilement identifiable. Il est toutefois possible
de discerner certaines influences issues des contacts militaires. Tacite raconte notamment la
construction et l'utilisation par les insurgés de la révolte batave de machines de guerre
La description tacitéenne des structures d'habitations des Chattes est ainsi liée au récit du massacre de leur population civile par les Romains. Cf. supra note 71. « icâv 7IÀELCO oè yvÙQi\xa vnf]QE,ev, ei ÈTI£XQ£71£ xotç axQaxrjvoïç ô Ee(3aax6ç ôia|3aiv£v xôv ÂA(3LV, (iETioûai xoùç ÈKEÏae àrcaviaxa|a£vouç » - « On en aurait connu un plus grand nombre [de peuples germains], si Auguste avait permis à ses généraux de traverser l'Elbe pour y poursuivre ceux qui étaient partis s'y installer » (Strabon, vil, 1, 4).
78
d'invention romaine et l'archéologie a révélé la présence d'armes de fabrication latine en
Germanie transrhénane259.
Parallèlement à ces cadres d'interactions belliqueux, la littérature ancienne dévoile
également de façon indirecte l'existence de contacts intrinsèques au contexte militaire et
sans doute assidus entre les groupes romains des deux rives du Rhin. Il a été démontré
précédemment que la présence d'installations militaires romaines sur la rive droite du
fleuve devaient nécessairement s'accompagner de franchissements réguliers du Rhin afin
d'assurer le maintien des communications et de l'approvisionnement des armées260. Les
troupes stationnées dans les territoires transrhénans et deltaïques exigeaient certainement un
ravitaillement fréquent et ponctuel. Tacite indique d'ailleurs que « [njihil aeque exerciîus
nostros quam egestas copiarum fatigabat »261, exprimant ainsi le caractère essentiel d'un
approvisionnement efficace. Dans les différents secteurs limitrophes du monde romain,
l'armée pourvoyait habituellement à ses besoins quotidiens en assoyant son ravitaillement
sur les ressources des populations locales ; cette stratégie, loin d'être propre à Rome, fut
d'ailleurs utilisée par la plupart des armées d'occupation connues historiquement . Le cas
des armées rhénanes dut cependant être adapté aux réalités des peuples germains ; la
Germanie ne comportait pas de structures agraires adéquates pour appuyer l'ensemble du
ravitaillement des troupes romaines sur la production autochtone . Selon B. Cunliffe, le
système socioéconomique germanique favorisait une économie de subsistance et une
production agricole limitée où de vastes zones de terres arables demeuraient en friche264.
Cette exploitation restreinte du territoire entraîna ainsi d'importants problèmes
258Tacite, Hist. iv, 23. 259P. S. WELLS (2001) p. 6 et 119-120 ; M. TODD (1990) p. 100. 260Cf. supra p. 51 et note 177. 26'« Rien n'accablait autant nos armées que le manque d'approvisionnement » (t.d.a.) (Tacite, Hist. IV, 35).
L'historien latin souligne également que le manque de blé de même que la médiocrité de la solde constituèrent des motifs ayant exacerbé les esprits déjà rebelles des légions germaniques à l'aube de la révolte batave en 69: «Sed discordes animos multa efferebant : inopia stipendii frumentique [...]» (Tacite, Hist. IV, 26).
262R. W. DAVIES (1971) p. 123. Ce fut notamment le cas des armées coloniales aux XVIIIe et XIXe siècles. 263M. REDDÉ (1993) p. 98 indique que le ravitaillement quotidien des troupes romaines impliquait l'arrivée de
blé, de chevaux, de fourrage, de viande. Des études ont démontré qu'il était impossible aux communautés germaniques relativement peu nombreuses d'entretenir une population militaire composée de milliers d'individus. Cf. C. R. WHITTAKER (1989a) p. 46 et 54 ; J. H. F. BLOEMERS (1983) p. 180.
264B. CUNLIFFE (1993) p. 198.
79
d'approvisionnement pour les légions romaines . Par conséquent, le pouvoir militaire dut
assumer l'envoi régulier de convois de ravitaillement vers la rive droite du Rhin, ce qui
alourdit évidemment la logistique régionale266. Les activités transrhénanes
d'approvisionnement figurent rarement dans les sources antiques. Néanmoins, un passage
de Dion Cassius fait allusion à des convois de vivres acheminés aux armées de Varus en
Germanie et Tacite décrit la construction par Germanicus de navires pontés servant au
transport des machines de guerre, des chevaux et des provisions dans la zone
germanique267. Bien que peu d'exemples concrets de ravitaillements transrhénans puissent
être cités pour le Ier siècle de notre ère, l'analyse de la situation frontalière régionale semble
justifier l'existence d'une circulation militaire entre les rives du Rhin à des fins
d'approvisionnement. Des contacts incessants durent ainsi se maintenir entre les
légionnaires des rives droite et gauche durant tout le premier siècle d'occupation romaine
de la région ; les relations internes des armées impériales participèrent donc également à la
création d'une zone de convergence dans le secteur frontalier rhénan.
Finalement, l'intégration massive d'auxiliaires germains souvent d'origine
transrhénane au sein de l'armée romaine est un phénomène attesté par la littérature antique
surtout à partir du début du Ier siècle de notre ère268. D'une part, dès l'époque augustéenne,
la garde personnelle des empereurs fut régulièrement formée de soldats germains en raison
des qualités guerrières attribuées aux nations rhénanes269. D'autre part, plusieurs tribus
germaniques participèrent à l'effort militaire romain en joignant les rangs des troupes
auxiliaires ; ces cohortes permanentes affiliées aux légions étaient fournies par les peuples
265M. TODD (2004) p. 18-19 précise que la vallée rhénane comportait en fait de grandes zones de terres fertiles et, malgré une domination du paysage forestier, plusieurs plaines et clairières permettaient une exploitation du sol. Les problèmes de ravitaillement des troupes romaines n'étaient donc pas causés par une terre improductive mais provenaient plutôt du fait que les populations locales n'exerçaient pas une agriculture intensive des zones cultivables.
266W. GROENMAN-VAN WAATERINGE ( 1989) p. 101 -102. 267«[...] naçano[xnalç TÉ TIQI xcôv Èmxriôeîarv ÔIÉÔCOKEV » (Dion Cassius, LVI, 19); «[...] multae
pontibus stratae, super quas tormenta veherentur, simul apîae ferendis equis aut commeatui » (Tacite, Ann. il, 6).
268Déjà, lors de ses campagnes militaires en Gaule, César recourut à des cavaliers germains transrhénans pour affronter le chef gaulois Vercingétorix. Cf. César, Bell. Gall. vil, 65 ; VIII, 13.
269Selon les récits antiques, une garde de Germains escortait Auguste (Suétone, Aug. XLIX ; Dion Cassius, LVI, 23), Tibère (Tacite, Ann. I, 24), Caligula (Suétone, Cal. XLIII ; XLV) ainsi qu'Agrippine la Jeune, mère de Néron (Tacite, Ann. xm, 18 ; Suétone, Nér. xxxiv), et ne fut dissoute qu'en 68 par l'empereur Galba (Suétone, Gai. xn).
80
autochtones alliés de Rome et habituellement organisées, au Ier siècle, en unité tribale sous
la conduite d'un chef indigène 7 . Les expressions Germanorum auxilia - auxiliaires
germains - et peditum Germanorum - fantassins germains - apparaissent ainsi dans les
sources anciennes traitant des forces militaires rhénanes271. De plus, l'origine exacte des
troupes auxiliaires est parfois précisée par certains auteurs, offrant de la sorte un tableau
ethnique du recrutement romain chez les populations germaniques de la région. Les forces
auxiliaires rhénanes auraient entre autres incorporé pendant le Ier siècle de notre ère des
groupes canninéfates, tongres, nerviens, ubiens, frisons, chauques et surtout bataves
Tacite écrit que ces derniers fournirent à Rome huit cohortes auxiliaires et une aile de
cavalerie, soit près de 5 000 hommes, et furent aussi utilisés comme rameurs au sein de la
flotte rhénane273. Le discours tacitéen présente en outre l'implication offensive de ce peuple
dans le conflit civil romain ayant suivi la mort de Néron274. L'intégration batave à
l'appareil militaire romain était d'ailleurs suffisamment enracinée pour que Tacite décrive
la révolte menée par Civilis en 69-70 non pas comme une guerre extérieure dirigée contre
des peuples étrangers, mais plutôt comme un conflit interne divisant le pouvoir militaire
romain et les cohortes auxiliaires275. Bien que le cas de ce peuple soit particulièrement
°I1 est intéressant de constater que plusieurs des chefs germains s'étant opposés à Rome au cours du Ier siècle servirent préalablement comme auxiliaires romains, dirigeant généralement une cohorte autochtone incorporée à l'armée impériale. Ce fut notamment le cas du Chérusque Arminius (Velleius Paterculus, II, 118), du Canninéfate Gannascus (Tacite, Ann. XI, 18) et du Batave Civilis (Tacite, Hist. IV, 13).
^Germanorum auxilia {Hist. I, 52 ; 61) ; peditum Germanorum (Ann. IV, 73). Tacite parle également de cateruae Germanorum (Ann. I, 56) dans le cas de bandes de guerriers germains utilisées par l'armée romaine de façon provisoire ou sporadique.
2Canninéfates (Tacite, Ann. iv, 73) ; Tongres et Nerviens (Hist. IV, 15-16) ; Ubiens (Hist. iv, 18 ; 28) ; Frisons (Dion Cassius, LIV, 32) ; Chauques (Tacite, Ann. I, 60) ; Bataves (Tacite, Germ. XXIX ; Ann. II, 8 ; Hist. i, 59 ; IV, 12 ; 14-15 ; 18 ; 24 ; Dion Cassius, LV, 24). Considérant le fait qu'Arminius servit comme auxiliaire dans les armées romaines (Velleius Paterculus, II, 118), il semble juste d'ajouter qu'une cohorte chérusque devait exister avant le désastre de Varus.
3Sur les huit cohortes auxiliaires, cf. Tacite, Hist. I, 59. Sur l'aile de cavalerie, cf. Tacite, Hist. IV, 12. Sur les rameurs bataves, cf. Tacite, Hist. IV, 16. Sur le nombre de Bataves servant dans les troupes auxiliaires romaines, cf. J. H. F. BLOEMERS (1989) p. 183 ; N. ROYMANS(1995) p. 58.
"Tacite (Hist. Il, 27-28), alors qu'il relate les affrontements entre les armées d'Othon et celles de Vitellius, signale l'utilisation par les Vitelliens de cohortes bataves. L'historien latin (Hist. IV, 13) affirme également que Civilis offrit ensuite son appui à Vespasien.
5Tacite explique que les causes de la révolte batave étaient liées à la cupidité et l'excès des recruteurs romains qui amenèrent les Bataves à refuser l'enrôlement : « Iussu Vitellii Batauorum iuuentus ad dilectum uoeabatur, quem suapte natura grauem onerabant ministri auaritia ac luxu, senes aut inualidos conquirendo, quos pretio dimitterent [...] Hinc inuidia, et compositi seditionis auctores perpulere ut dilectum abnuerent » - « Sur l'ordre de Vitellius, les Bataves en âge de porter les armes étaient appelés à s'enrôler ; cette obligation, déjà lourde en elle-même, était rendue plus pesante par la cupidité et les excès
81
détaillé par les données textuelles, il semble possible d'appliquer le schéma général batave
aux autres groupes auxiliaires transrhénans et de présumer ainsi que l'insertion d'unités
auxiliaires germaniques dans l'armée romaine s'accompagna d'une certaine intégration des
groupes autochtones dans la vie militaire des légions rhénanes. Les Germains reçus dans la
structure militaire romaine interagirent avec des groupes romanisés d'origine romaine ou
gallo-romaine édifiant ainsi une zone frontalière où convergèrent des héritages militaires
variés. L'intégration d'auxiliaires germains au sein des armées romaines créa un cadre
d'interactions militaires plaçant les protagonistes non pas en opposition, mais bien dans des
situations de collaboration.
Ces modes de contacts issus de circonstances militaires spécifiques illustrent
l'élaboration d'une zone de convergence où les interactions entre les groupes humains
furent d'abord justifiées par des motifs militaires. Le positionnement limitrophe de la
région rhénane fixa évidemment cette zone de convergence militaire dans un cadre
frontalier perméable alimenté par des relations entre les rives du fleuve. Par ailleurs, un
espace politique se juxtaposa progressivement au secteur militaire rhénan et fortifia la zone
frontalière germanique.
3.1.2 Traités et accord politiques : les relations officielles entre Romains et Germains
Parallèlement aux affrontements militaires inscrits dans des cadres conflictuels, la
région rhénane fut également le théâtre de contacts politiques diversifiés entre les
populations des deux rives du fleuve. Face à l'incapacité romaine de conquérir et de
soumettre les territoires transrhénans, les empereurs julio-claudiens, hantés par le souvenir
du désastre de Varus, choisirent régulièrement la voie diplomatique dans leurs relations
avec les peuples germains276. Les témoignages anciens permettent d'appréhender certaines
des recruteurs, qui recherchaient les vieillards et les infirmes, pour les rançonner avant de les libérer [...] Ce fut un motif de ressentiment, et des meneurs chargés de comploter un sédition poussèrent les Bataves à refuser l'enrôlement » (Tacite, Hist. iv, 14). La préférence de Tibère pour ce mode de contacts en Germanie, au détriment de la force, est d'ailleurs soulignée par Tacite : « se novies a divo Augusto in Germaniam missum plura consilio quam vi perfecisse » - « Lui-même [Tibère] envoyé neuf fois en Germanie par le divin Auguste avait accompli plus
82
des alliances, des amitiés, des oppositions et des négociations politiques ayant nourri les
contacts entre les groupes germains et romains du secteur rhénan au Ier siècle de notre ère.
Dans un premier temps, des activités de nature diplomatique entre les populations
des deux rives du Rhin furent utilisées de manière à promouvoir une coexistence pacifique
des diverses communautés rhénanes. Le discours tacitéen révèle à plusieurs reprises l'envoi
sur la rive opposée du fleuve de délégations diplomatiques ayant pour objectif d'entamer
une négociation politique. L'historien latin utilise habituellement le terme legati - députés
- afin d'identifier ces groupes d'ambassadeurs ou de mandataires qui consolidaient en
quelque sorte les relations politiques dans la région 77. La circulation diplomatique rhénane
ne s'inscrivait cependant pas dans une trajectoire linéaire ou unilatérale puisque des
députations à la fois autochtones et romaines franchirent régulièrement le Rhin et
alimentèrent le réseau politique régional. D'une part, des ambassades d'origine germanique
furent envoyées sur la rive occidentale du Rhin. Tacite mentionne notamment des députés
chattes et frisons accueillis chez les Romains ainsi que des délégués tenctères négociant
avec les Ubiens278. D'autre part, des missions diplomatiques d'origine cisrhénane se
déplacèrent également au-delà du fleuve afin de permettre un dialogue politique avec
certains peuples germains. Tacite rapporte ainsi l'envoi de courriers - nuntii - par Cerialis
en Germanie transrhénane, de groupes d'émissaires romains chez les Chauques et de
députés ubiens auprès de la prophétesse bructère Veleda lors de la révolte batave279.
Conséquemment à ces efforts diplomatiques, de nombreux peuples germains
conservèrent des rapports politiques amicaux avec les autorités impériales lors du premier
siècle de présence romaine dans la région. D'abord, plusieurs liens politiques ayant uni
certaines communautés autochtones à Rome et dévoilés par les sources écrites sont définis
par le terme latin fldes ; bien plus qu'une simple fidélité, le mot fldes exprime
véritablement l'idée d'une loyauté, d'un engagement, d'une confiance. Les relations
par la délibération que par la force » (t.d.a.) (Tacite, Ann. Il, 26). Sur les relations diplomatiques générales de Rome, cf. F. MlLLAR (1982) ; E. N. LUTTWAK (1987).
277Cf. Tacite, Ann. I, 57 ; II, 45 ; II, 46 ; XII, 28 ; XIII, 54 ; Hist. IV, 17 ; IV, 21 ; IV, 32 ; IV, 60 ; IV, 64 ; IV, 65. 278Députation chatte (Tacite, Ann. XII, 28) ; députation frisonne (Tacite, Ann. XIII, 54) ; délégation tenctère
(Tacite, Hist. IV, 64). 279Les courriers romains (Tacite, Hist. V, 24) ; les émissaires romains (Tacite, Ann. XI, 19) ; les députés ubiens
(Tacite, Hist. IV, 65).
83
politiques qu'entretenait avec Rome la nation ubienne, alliée sempiternelle du pouvoir
impérial, semblent ainsi avoir été régulièrement empreintes de cette fides. Dès les premières
campagnes césariennes sur le Rhin inférieur, les Ubiens manifestèrent le désir d'établir des
rapports politiques amicaux avec le général romain280 et ce fut vraisemblablement en
réponse à leur fidélité inébranlable qu'Agrippa autorisa leur migration sur la rive gauche du
fleuve en 38 avant notre ère281. L'adjectif/k/ws - fidèle - est également octroyé à certaines
nations transrhénanes, tels que les Frisons et les Ampsivariens, de même qu'à certains
individus dont le Batave Briganticus282. D'ailleurs, dans les contextes de soulèvements ou
d'offensives germaniques contre le pouvoir romain, la fides de certains personnages
entraîna parfois des oppositions politiques dégénérant habituellement en divisions violentes
et en ruptures définitives entre les chefs insurgés et les factions pro-romaines d'un même
peuple2 3. La vigueur et la fermeté de cette loyauté transrhénane envers Rome témoignent
nécessairement de contacts politiques durables et renouvelés entre des groupes humains
établis sur les deux rives du Rhin. De plus, la littérature ancienne attribue quelquefois le
titre de socii - alliés - à des communautés germaniques et évoque explicitement l'existence
d'alliances politiques entre le pouvoir impérial et certains peuples germains.
Conséquemment à leur fidélité immuable, les Ubiens furent ainsi régulièrement liés
politiquement à Rome ; leur cité, accueillant la première colonie romaine de la région, est
d'ailleurs clairement qualifiée de socia nobis - notre alliée - par Tacite284. De plus,
l'historien latin fournit une explication précise des implications de l'alliance antique -
'César indique que les Ubiens s'étaient liés d'amitié avec lui : «[...] amiticitiam fecerant [...] » (César, Bell. Gall. iv, 16). «[■■■] transgressi olim et experimento fidei super ipsam Rheni ripam collocati [...]» - «[•••] ayant autrefois traversé le fleuve et, sur expérience de leur loyauté, été établis sur la rive même du Rhin [...]» (t.d.a.) (Tacite, Germ. xxvm). Sur la fides des Ubiens, voir également Tacite, Hist. iv, 28. Sur la migration ubienne, cf. supra p. 29-30 et note 98. Les Frisons (Pline l'Ancien, Nat. Hist. XXV, 6, 21 ; Tacite, Ann. XIII, 54) ; les Ampsivariens (Tacite, Ann. XIII, 55) ; Briganticus (Tacite, Hist. v, 21).
Tacite rapporte notamment les désaccords politiques du chef chérusque Arminius avec son beau-père Ségestes (Ann. I, 55) ainsi qu'avec son frère Flavus (Ann. II, 9-10), tous deux demeurés fidèles à Rome, et relate les hostilités entre l'instigateur de la révolte batave Civilis et son neveu Briganticus (Hist. V, 21). Rome cherchait souvent à entretenir ces rivalités entre les élites germaniques puisque la présence de chefs autochtones soutenant la cause romaine permettait à l'Empire de contrôler politiquement les populations transrhénanes. Cf. T. BURNS (2003) p. 174 ; E. A. THOMPSON (1965) p. 78-81. Cette nouvelle approche diplomatique ayant pour but de diviser les groupes transrhénans débuta véritablement, selon E. N. LUTTWAK (1987) p. 27, après l'an 16 et l'arrêt des campagnes militaires de Germanicus.
'Tacite, Ann. XIII, 57.
S4
antiqua societas - attachant les Bataves et le peuple transrhénan des Mattiaques aux
Romains : « Manet honos et antiquae societatis insigne : nam nec tributis contemnuntur
nec publicanus atterit ; exempti oneribus et collationibus et tantum in usum proeliorum
sepositu [...] » . Tacite insinue clairement que cette alliance politique était particulière -
insigne - et constituait en quelque sorte un privilège pour les populations bataves et
mattiaques. Il souligne spécifiquement que ces tribus ont pour seul fardeau de contribuer à
l'effort militaire romain et sont donc libérées de toutes charges ou autres taxes. En
considérant que ces exemptions étaient réservées aux groupes jouissant d'une alliance
particulière avec Rome, il est possible de figurer que les autres peuples germains unis aux
Romains par des liens de fidélité et de confiance devaient sans doute maintenir leur statut
en payant certaines exactions. Tacite mentionne précisément l'existence d'un tribut versé
par les Frisons aux autorités militaires de la région. Composée de peaux de bœufs, cette
redevance comblait partiellement les besoins en cuir des armées rhénanes . De plus,
l'envoi d'otages sur la rive gauche du Rhin par les tribus transrhénanes afin d'affermir des
liens politiques amicaux avec le pouvoir impérial est également avéré par l'historien
latin287. Issus des élites locales, ces groupes d'otages étaient éduqués à Rome avec l'espoir
qu'ils retournent dans leur tribu plus favorables aux visées impériales288.
Parallèlement à ces exigences romaines, que recevaient les Germains enclins à
demeurer dans l'amitié politique de Rome ? D'abord, l'octroi de la citoyenneté romaine aux
chefs locaux était une gratification régulièrement utilisée par Rome, mais son impact sur les
communautés germaniques demeure difficile à mesurer. Néanmoins, l'obtention du statut
de citoyen romain par l'élite autochtone provoquait nécessairement l'inclusion juridique de
« Ils conservent l'honneur et le privilège d'une antique alliance : ils ne subissent pas la honte des tributs et le publicain ne les pressure pas ; exempts de charges et de contributions et réservés seulement pour servir au combat [...] » (Tacite, Germ. XXIX).
'« Tributum iis Drusus iusserat modicum pro angustia rerum, ut in usus militares coria boum penderent [...] » - « Le tribut que leur avait imposé Drusus était modique et proportionné à leur dénouement : ils devaient pour les besoins de l'armée fournir des cuirs de bœufs [...]» (Tacite, Ann. IV, 72). En fait, l'usage de la monnaie étant marginal, voire inconnu, chez la plupart des peuples germains et l'agriculture demeurant limitée en Germanie transrhénane, il semble que les tributs exigés par Rome se restreignaient aux peaux et aux recrues. Cf. R. CHEVALLIER (1961) p. 267. Tacite indique entre autres la remise d'otage - obsides ~ aux Romains par les Frisons (Ann. XI, 19) et les Chattes (Ann. XII, 28).
!E. N. LUTTWAK(1987)p.25.
85
ces Germains transrhénans dans la sphère romaine . Par ailleurs, la littérature ancienne est
plutôt discrète sur le paiement de subsides aux élites germaniques par les autorités
romaines. Tacite prête toutefois au Chérusque Flavus un discours dans lequel ce dernier
énumère les récompenses reçues pour son service et sa fidélité, soit l'augmentation de sa
solde ainsi que l'acquisition d'un collier, d'une couronne et d'autres présents militaires290.
Les rétributions obtenues par les Germains liés politiquement à Rome semblent ainsi avoir
principalement été de nature matérielle, entraînant un enrichissement souvent inconnu des
sociétés transrhénanes avant les premiers contacts avec le monde méditerranéen. Financée
par Rome, cette richesse nouvelle des chefs germains permettait de corrompre l'unité
tribale et d'assurer une domination politique romaine sur de nombreux peuples
transrhénans291, ce qui causa parfois une ingérence directe de l'Empire dans les affaires et
les structures politiques autochtones. Les Frisons se virent ainsi imposer par le général
Corbulon un sénat, des magistrats et des lois292 alors que les Chérusques, décimés par des
guerres intestines et désirant stabiliser leur situation politique, s'adressèrent eux-mêmes au
pouvoir romain afin qu'un chef parmi leurs otages vivant dans l'Empire leur soit envoyé .
Ces multiples interactions politiques démontrent donc clairement que plusieurs nations
transrhénanes furent véritablement introduites dans l'orbite politique romaine sans
néanmoins être annexées sur le plan administratif.
En outre, l'ensemble de ces contacts politiques eut pour Rome des incidences
spécifiquement militaires. Les groupes germains alliés et fidèles, en plus de fournir des
auxiliaires pour les armées romaines, étaient intégrés au système défensif frontalier de la
région. La constitution d'une chaîne de peuples clients en périphérie du monde romain
L. MÉRY (2005) p. 174 précise que la citoyenneté romaine était un statut purement juridique et que, indépendamment de l'origine ethnique ou du lieu de résidence, elle apportait la reconnaissance de l'appartenance juridique à la communauté romaine.
°« Flavus aucta stipendia, torquem et coronam aliaque militaria dona memorat [...] » (Tacite, Ann. II, 9). 'M. TODD (2004) p. 85-86 ; M. TODD (1990) p. 24. 2« [...] idem senatum, magistratus, leges imposuit » (Tacite, Ann. XI, 19). 3En fait, selon Tacite, ce peuple demanda un roi à Rome puisque, à la suite de disputes internes, il ne restait
en 47 de notre ère qu'un seul Chérusque de souche royale ; né et élevé dans la capitale, il se nommait Italicus et était le descendant de Flavus, frère d'Arminius : « [...] Cheruscorum gens regem Roma petiuit, amissis per interna bella nobilibus et uno reliquo stirpis regiae, qui apud Vrbem habebatur nomine Italicus » (Tacite, Ann. XI, 16).
86
créait un périmètre protecteur contre des incursions des nations ennemies et hostiles . Le
pouvoir romain utilisait donc de façon délibérée les contacts politiques avec les populations
transrhénanes comme un outil défensif et par conséquent façonnait volontairement une
zone frontalière s'étendant au-delà du Rhin.
La diversité des pouvoirs politiques se côtoyant dans la région rhénane fit donc
naître une zone non pas homogène mais unie par des relations diplomatiques qui
influencèrent les organisations et les constructions politiques locales. Conformément à la
tendance historiographique actuelle principalement appuyée sur les données matérielles, les
auteurs anciens offrent une représentation de la frontière rhénane où le fleuve constitue
véritablement le pivot, plutôt que la limite, d'une zone de contacts militaires et politiques.
*
Les sources anciennes offrent incontestablement un témoignage riche sur la vivacité
des rapports militaires et politiques qui ficelaient la zone frontalière rhénane au Ier siècle de
notre ère. D'abord, un processus d'unification des rives rhénanes fut amorcé grâce à des
modes de contacts proprement militaires se traduisant par les affrontements incessants entre
les acteurs régionaux, par les activités romaines de ravitaillement vers la rive droite du Rhin
ainsi que par l'intégration d'auxiliaires germains dans les forces impériales. De plus,
l'existence de délégations diplomatiques, de liens de fidélité et d'alliances scellées par des
apports mutuels démontre la permanence des contacts officiels entre les différents groupes
de la région. Les rapports militaires et politiques nécessitaient une interaction directe entre
les populations germaniques et romaines qui évoluaient en périphérie du monde romain et
créèrent ainsi à l'intérieur du contexte frontalier un espace militaire et politique englobant
les deux rives du Rhin. Par ailleurs, le fleuve se retrouva également au cœur d'une zone
économique où convergèrent les intérêts commerciaux germains et romains.
P. S. WELLS (2003) p. 73 ; P. S. WELLS (2001) p. 129 ; P. LAEDERICH (2001) p. 104 ; F. DUPONT (1995) p. 204 ; W. S. HANSON (1989) p. 56 ; J.-P. MARTIN (1990) p. 36 ; C. COLIGNON (1987) p. 389-390. De plus, E. N. LUTTWAK. (1987) p. 16-18 ajoute que l'établissement de cette chaîne de peuples clients fut facilité par la stabilisation de la politique germanique sous Tibère et la fixation de la frontière sur le Rhin.
87
3.2 Le Rhin inférieur au cœur d'une zone de convergence économique
Les campagnes de César au Ier siècle avant notre ère engendrèrent une affluence
romaine dans la région rhénane et par conséquent permirent une ouverture plus
systématique du monde germanique à la sphère économique romaine295. Bien que les
desseins de la conquête de la Germanie n'aient pas répondu à des motivations économiques
mais aient plutôt relevé de la dignitas populi Romani - dignité du peuple romain - ,
l'éclosion des contacts entre les groupes romains et autochtones stimula une activité
commerciale et économique nouvelle orientée par les besoins militaires romains et par un
marché germain inédit. D'une part, des activités commerciales s'organisèrent permettant
des échanges économiques entre les populations riveraines. D'autre part, le nouveau
marché militaire créé par la présence des armées romaines dans la région rhénane permit
une augmentation et un développement de la production économique locale. La
stabilisation de la frontière sur le Rhin inférieur entraîna une convergence des relations de
nature économique dans le secteur rhénan, érigeant de la sorte une zone économique
particulière qui participa à la création du nouvel espace frontalier. L'analyse des données
littéraires et archéologiques permet de saisir ces modes de contacts issus à la fois du
commerce et des diverses activités économiques ayant imprégné les rapports entre les
différents groupes rhénans.
3.2.1 Les activités commerciales et l'organisation du commerce
Les récits antiques mentionnent à quelques reprises la présence de marchands -
negotiatores - ou de vivandiers - lixae - dans la région rhénane lors du premier siècle de
domination romaine et permettent ainsi de concevoir l'existence d'un commerce rhénan.
Malgré le fait que les sources ne permettent pas d'établir précisément les cadres et les
structures exactes de l'activité commerciale dirigée par ces négociants romains et
En réalité, des marchands téméraires d'origine latine initièrent certainement des activités commerciales marginales, quoique lucratives, en Germanie bien avant les conquêtes césariennes. Toutefois, ce commerce précoce demeura limité et est aujourd'hui difficile à évaluer. Cf. M. TODD (1990) p. 25.
'P. LAEDERlCH(2001)p. 22.
88
gaulois , une esquisse de la nature et de l'organisation du commerce dans la région peut
tout de même être tentée298.
Dès l'époque césarienne, des échanges commerciaux s'orchestrèrent entre le monde
romain et les populations transrhénanes. Dans son commentaire sur la Guerre des Gaules, le
général romain stipule que les Germains accueillaient dans leur territoire des commerçants
- mercatores - afin de vendre leur butin de guerre299. Les rapports économiques entre les
deux rives du Rhin semblent donc avoir répondu, dans un premier temps, à un besoin
autochtone d'écouler et de troquer les gains matériels provenant des guerres locales. Il est
ainsi probable que l'acquisition de biens, d'objets ou de produits issus du monde
méditerranéen fut d'abord secondaire pour les tribus germaniques et que l'intérêt pour la
consommation de marchandises extérieures se développa progressivement alors que les
contacts entre groupes germains et romains se multiplièrent. De même, le récit de Tacite
révèle la présence au Ier siècle de notre ère de marchands et de vivandiers liés aux
populations locales et militaires dans le secteur rhénan. À partir du règne de Tibère, des
périodes de paix relative éveillèrent particulièrement la vivacité des commerçants qui
semèrent leurs activités dans l'ensemble de la région. Tacite signale ainsi des lixae et des
negoîiatores romains dispersés sur l'île des Bataves et souligne la présence d'une foule de
vivandiers - lixarum mulîitudo - dans le camp romain de Vetera300. Les vivandiers romains
accompagnaient les armées en mouvement et destinaient a priori leurs marchandises aux
soldats, mais le stationnement permanent des troupes dans certaines régions entraîna
nécessairement une fixation des comptoirs et entrepôts de ces pourvoyeurs et permit le
développement de relations commerciales avec les populations locales3 . De plus, Tacite
Outre les données archéologiques permettant d'identifier les objets exportés, la documentation concernant les modalités du commerce transfrontalier est généralement assez pauvre puisque les marchands laissèrent peu de traces de leurs activités économiques. Cf. M. TODD (2004) p. 87-88.
'Dans sa théorisation de l'organisation du commerce antique, K. POLANYI (1975) situait les échanges économiques entre les groupes autochtones et les Romains dans le cadre du commerce organisé, lequel était fondé sur des traités et des accords commerciaux entre les protagonistes. Cf. supra note 30.
'« Mercatoribus est aditus, magis eo ut quae bello ceperint quibus uendant habeant, quant quo ullam rem ad se inportari desiderent » - « Ils donnent accès chez eux aux marchands, plus pour avoir à qui vendre leur butin de guerre que par besoin d'importations » (César, Bell. Gall. iv, 2).
'Tacite, Hist. iv, 15 ; iv, 22. C. R. WHITTAKER (1989a) p. 76 précise que les marchandises des convois commerciaux affectés aux troupes romaines atteignaient régulièrement les marchés civils situés dans les régions frontalières,
89
rapporte que des négociants et des vivandiers provinciaux, par cupidité et désir
d'enrichissement, avaient quitté de façon permanente leur pays afin de s'installer dans les
territoires méridionaux de la Germanie302. La migration de ces commerçants témoignent
d'un développement évident des relations économiques entre les populations romanisées et
les groupes germains au Ier siècle de notre ère et démontre le potentiel commercial que
représentait l'immense marché germanique pour les marchands avides d'enrichissements
personnels.
De plus, la littérature ancienne fournit certains indices sur l'organisation générale du
commerce transrhénan. D'abord, selon le témoignage de Tacite, des obligations fiscales
spécifiques encadrèrent certains échanges économiques régionaux. L'historien latin
mentionne ainsi l'existence à Cologne de redevances et de charges sur le commerce -
vectigal et onera commerciorum - que supprimèrent les Ubiens, à la demande des
Tenctères, lors de la révolte de 69-70 . Bien qu'il soit difficile d'établir si ces taxes
commerciales étaient exclusives à la colonie ubienne ou répandues dans l'ensemble des
agglomérations civiles du secteur rhénan, leur mention dans les sources écrites prouve
néanmoins l'existence dans la région d'un commerce organisé et contrôlé. En outre,
l'allusion de Tacite aux revendications tenctères pour abolir ces charges démontre que les
activités commerciales avec le monde romain étaient bénéfiques et profitables pour les
populations limitrophes et que l'ajout de taxes freinait ces échanges économiques. De plus,
la région rhénane apparaît véritablement sous les Julio-Claudiens comme une zone où
convergèrent différents groupes civils et militaires entretenant des rapports commerciaux
variés. Dion Cassius mentionne ainsi explicitement la mise en place de marchés réguliers
notamment dans la zone d'interactions au-delà de la frontière administrative. Sur les comptoirs et entrepôts des vivandiers à proximité des camps légionnaires, cf. infra p. 91.
302« [...] nos tris e provinciis lixae ac negotiatores reperti quos ius commercii, dein cupido augendi pecuniam, postremo oblivio patriae suis quemque ab sedibus hostilem in agrum transtulerat » - « [ . . . ] des vivandiers et des marchands de nos provinces, que la liberté du commerce, puis l'amour du gain, enfin l'oubli de la patrie avaient arrachés à leurs foyers et fait passer sur ces terres ennemies » (Tacite, Ann. Il, 62). Dans ce passage, Tacite traite spécifiquement de commerçants établis sur le territoire des Marcomans, peuple germain localisé en Bohême actuelle. Même si cette région est située à plusieurs centaines de kilomètres au sud-est de la frontière du Rhin inférieur, il est clair que Tacite, en évoquant le ius commercii et le désir des marchands d'augmenter leur fortune, semble plutôt décrire une situation de migrations socioéconomiques généralisée à l'ensemble de l'Europe centrale et il semble donc juste de supposer que des négociants et vivandiers latins durent s'établir également dans les régions plus septentrionales de la Germanie, notamment sur les territoires situés à proximité des concentrations légionnaires rhénanes.
303Tacite, Hist. IV, 65.
90
où interagissaient les soldats de l'armée romaine et les populations locales . Il est
probable que ces rassemblements commerciaux, centralisant les échanges, s'orchestrèrent
principalement autour des comptoirs et des entrepôts appartenant aux vivandiers latins et
installés au voisinage des camps militaires romains. Connus sous l'appellation de canabae,
ces établissements situés à l'ombre des remparts militaires étaient d'abord formés par des
boutiques et baraques de commerçants auxquelles se joignait ensuite une population civile
liée à la vie militaire locale305. Les activités commerciales dans la région rhénane puisèrent
assurément dans la fixation de marchés et d'entrepôts une certaine stabilité
organisationnelle qui permit inévitablement une meilleure circulation des marchandises.
En revanche, les sources écrites ne permettent pas d'identifier clairement la nature
des produits et objets ayant nourri le commerce transrhénan au Ier siècle. Certains auteurs
anciens font néanmoins allusion à des importations d'origine germanique dont l'ambre, le
duvet d'oies et les chiens de chasse, suggérant ainsi un commerce basé sur les ressources
naturelles et les produits bruts306. Les travaux de plusieurs historiens ont en effet démontré
que les importations romaines en provenance de Germanie étaient constituées
essentiellement de matières premières courantes, telles que le cuivre, l'étain, le cuir et la
laine, et luxueuses comme l'ambre, les fourrures, les animaux sauvages et la main-
d'œuvre307. Par ailleurs, l'apport de l'archéologie s'avère essentiel afin de distinguer les
exportations romaines en territoire transrhénan. Suivant entre autres les voies naturelles de
pénétration formées par la vallée de la Lippe, affluent oriental du Rhin, et les côtes de la
mer du Nord, un commerce d'objets d'utilisation quotidienne se concentra principalement
304Dion Cassius, LVI, 18. 305P. LE Roux (1998) p. 389 ; M. REDDÉ (1996) p. 110 ; M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1998) p. 161 et 179 ;
H. SCHUTZ (1985) p. 144. L'existence de ces installations à vocation commerciale est également évoquée par Tacite {Hist. iv, 22) à proximité du camp légionnaire de Vetera. Voir également supra p. 39. Sur les contacts culturels émergeant de la création des canabae et de l'établissement d'une population civile à proximité des camps militaires, voir infra p. 97-98.
306Sur l'ambre et sa provenance, cf. Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 13, 94 ; IV, 13, 97 ; xxxvn, 11, 42-46. Sur le duvet des oies de Germanie, le plus renommé du monde romain, cf. Pline l'Ancien, Nat. Hist. x, 27. Sur les chiens de chasse sugambres, cf. Grattius, Cyn. ccil. Les bijoux et ornements d'ambre apparaissent également régulièrement dans la littérature, notamment chez Martial (Ep. m, 65 ; iv, 59 ; v, 37 ; vm, 8).
307Voir entre autres B. CUNLIFFE (1993) p. 18 ; R. CHEVALLIER (1960) p. 108-109 ; C. R. WHITTAKER (1989a) p. 68-76 ; M. TODD (2004) p. 95-97 ; P. S. WELLS (2001) p. 228. Sur le commerce et l'exploitation de l'ambre, cf. J. KOLENDO (1981) ; J. KOLENDO (1983). Sur le commerce de la fourrure, cf. J. KOLENDO (1999). Sur le commerce des esclaves et mercenaires germains, cf. E. A. THOMPSON (1965) p. 16 ; M. TODD (1990) p. 31 ; M. TODD (2004) p. 18-19 et 30-31.
91
dans les secteurs à proximité des rives du Rhin. Parallèlement, les études des archéologues
démontrent que seuls les articles de luxe, telle la vaisselle de bronze, d'argent et même de
verre, atteignirent de façon significative les régions éloignées de la frontière romaine,
notamment les îles danoises et le sud de la Scandinavie308. De plus, certaines données
littéraires confirment l'existence d'un commerce de produits alcoolisés d'origine italienne
chez les Germains. César rappelle d'abord que l'importation de vin était prohibée par les
peuples transrhénans309, ce qui implique d'une part une connaissance germanique de la
production viticole latine et d'autre part une tentative affichée des négociants romains de
créer un commerce du vin au-delà du Rhin dès le Ier siècle avant notre ère. Les efforts des
marchands cisrhénans semblent par la suite avoir porté fruit puisque 150 ans plus tard, T 1 A
Tacite indique que les Germains habitant près de la rive du Rhin achetaient du vin . Il est
intéressant de constater que l'historien latin limite la consommation germanique de vin aux
peuples vivant près de la rive rhénane, sous-entendant ainsi que les tribus éloignées de la
zone limitrophe de l'Empire n'avaient pas accès aux vins italiens et n'étaient donc pas
pleinement intégrées au commerce frontalier. En considérant de surcroît la répartition
archéologique des exportations transrhénanes présentée précédemment et marquée par un
regroupement du commerce des articles usuels dans les secteurs à proximité du Rhin, il est
possible de discerner la constitution d'un périmètre de populations transrhénanes recevant,
par des échanges économiques réguliers avec le monde romain, des marchandises et •s i i
produits alimentaires d'utilisation ou de consommation courante . Par conséquent, il
semble qu'un espace économique particulier puisse véritablement être dessiné dans la
région rhénane au Ier siècle de notre ère ; des relations commerciales continues alimentèrent
les contacts entre les populations périphériques et promptement, une zone économique
dynamique englobant les deux rives du Rhin apparut dans le secteur frontalier et
encouragea le développement d'une production locale. 308R. BRANDT (1983) p. 137 ; B. CUNLIFFE (1993) p. 202 ; M. TODD (2004) p. 87-89 ; M. FULFORD (1992)
p. 90. Pour un portrait détaillé des découvertes archéologiques liées au commerce romain en Germanie, cf. H. EGGERS (1951) ; H. EGGERS (1955) ; L. HEDEAGER (1978) ; J. KUNOW (1983).
309« Vinum ad se omnino inportari non sinunt [...] » (César, Bell. Gall. IV, 2). 310« [...] proximi ripae et uinum mercantur » (Tacite, Germ. XXIII). Selon F. DE IZARRA (1993) p. 45 et 220, le
couloir navigable rhénan, prolongement des voies fluviales du Rhône et de la Moselle, favorisa l'essor du commerce du vin en Germanie en offrant des modalités de transport efficaces et rapides pour les marchands.
3IIC. R. WHITTAKER (1989a) p. 71 ; M. TODD (1990) p. 28-29.
92
3.2.2 Les activités économiques : développement de la production locale
L'arrivée massive des armées romaines sur le Rhin inférieur à la fin du Ier siècle
avant notre ère influença le développement des activités économiques régionales pour les
siècles ultérieurs. L'important marché militaire créé par la concentration légionnaire sur les
territoires rhénans entraîna une demande matérielle nouvelle et orienta partiellement
l'économie germanique vers une intensification de l'élevage et un développement de la
production artisanale.
D'abord, les besoins militaires en cuir et en viande stimulèrent une croissance de la
production de bétail chez les populations frontalières . Une augmentation progressive de
la taille des animaux d'élevage, grâce à un processus de sélection des bêtes, est observée
durant les deux premiers siècles de notre ère. De même, l'archéologie décèle un
agrandissement des habitations autochtones au début de la période romaine ayant permis
l'hébergement de troupeaux plus nombreux313. Par ailleurs, la présence militaire impliquait
également une importante demande en denrées agricoles. Or, il a été expliqué
antérieurement que les structures agraires limitées de la Germanie ne pouvaient pas fournir
l'approvisionnement requis par les armées romaines stationnées dans le secteur
frontalier314. En plus des productions agricoles restreintes des communautés germaniques,
le sol souvent sablonneux des terres rhénanes était plutôt propice à la culture de l'orge, une
céréale méprisée par le soldat romain qui privilégiait le blé, et accentuait donc la
dépendance militaire envers le ravitaillement extérieur315. Évidemment, certains secteurs de
la région rhénane permirent une agriculture prospère, Pline l'Ancien soulignant d'ailleurs la
fertilité des terres sur le territoire des Ubiens316. Néanmoins, les activités agricoles locales
ne semblent pas avoir été radicalement modifiées par la présence légionnaire lors des
premières décennies d'occupation romaine de la région. Ce ne fut qu'à partir du IIe siècle
de notre ère, alors que la population civile urbaine augmentait, qu'une certaine
3I2P. S. WELLS (2001) p. 145 estime que la confection des tentes utilisées en campagne militaire par une seule légion romaine requérait le cuir issu de 54 000 veaux. Voir également C. R. WHITTAK.ER (1989a) p. 68.
3I3P. S. WELLS (2001) p. 180. iHŒ supra p. 79-80. 3I5W. GROENMAN-VAN WAATERINGE (1989) p. 99. 3l6Pline l'Ancien, Nat. Hist. xvn, 4, 47. Voir également supra note 100.
93
intensification de l'agriculture rhénane s'opéra, permettant un surplus agricole317.
Finalement, les soldats stationnés sur le Rhin inférieur se transformèrent rapidement en
consommateurs pour les produits confectionnés par les artisans locaux. La littérature
ancienne demeure silencieuse au sujet de la production artisanale des communautés
autochtones établies sur le cours inférieur du Rhin. La fabrication d'objets utilitaires par les
groupes locaux n'apparaissant pas dans les données textuelles, il est par conséquent
nécessaire de se tourner vers l'archéologie afin d'identifier les activités de production
matérielle développées dans la région. Bien que le véritable essor de la production
artisanale rhénane semble survenir surtout à partir du IIe siècle de notre ère, des ateliers de
poterie et de métallurgie s'installèrent au Ier siècle sur les rives du Rhin à proximité des
camps romains. Les fouilles archéologiques ont d'ailleurs démontré une production
d'objets en terre cuite sur les deux rives du Rhin318. L'établissement de ces artisans dans
des secteurs accueillant une population légionnaire importante ne devait évidemment pas
être désintéressé et permet de supposer qu'une partie de la production locale devait
s'écouler grâce au marché militaire. De plus, Cologne devint lors des IIe et IIIe siècles un
important centre manufacturier de céramique et de verre ; les prémices de cette industrie se l i n t É
manifestèrent néanmoins dans la colonie ubienne dès l'époque flavienne . La distribution
de la production de céramique de Cologne s'étendit sur les deux rives rhénanes et fut
d'ailleurs marquée par une pénétration appréciable chez les Frisons . La stabilisation de
la frontière germanique sur le Rhin créa ainsi un marché militaire fécond dynamisant la
production locale et consolidant les contacts économiques entre les groupes humains de la
région.
317W. GROENMAN-VAN WAATERINGE(1989) p. 100-102 ; E. M. WIGHTMAN (1985) p. 148. 3I8A. GRENIER (1925) p. 113-115. 3I9H. SCHUTZ (1985) p. 86, 125 et 133-136; E. M. WIGHTMAN (1985) p. 163; J. H. F. BLOEMERS (1989)
p. 185-186 ; E. A. THOMPSON (1965) p. 26-27 ; P. S. WELLS (2001) p. 141-145. De façon plus générale, sur la poterie et la céramique dans la région rhénane, cf. A. GRENIER (1925) p. 113-115 ; R. DION (1965) p. 489-490 ; G. et M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1975) p. 134. Sur le travail du métal, cf. H. SCHUTZ (1985) p. 124-125 ; A. GRENIER (1925) p. 115 ; P. S.WELLS (2001) p. 143. Sur la production du verre, cf. H. SCHUTZ (1985) p. 134-135.
320Selon R. DION (1965) p. 490-491, la pénétration importante de céramique chez les Frisons serait due au positionnement côtier de ce peuple permettant un transport rapide par voie fluviale et maritime.
94
La périphérie rhénane devint au Ier siècle de notre ère un secteur où convergea une
multitude de rapports commerciaux et d'activités économiques liant les rives du fleuve à
l'intérieur d'une zone frontalière en évolution. La présence significative de marchands et de
vivandiers romains engendra des relations commerciales entre les acteurs régionaux. La
nouvelle zone économique rhénane, perceptible entre autres par la répartition archéologique
des articles romains diffusés par le commerce, s'étendait incontestablement au-delà du
fleuve et unissait des populations ethniquement et administraivement distinctes.
L'organisation de ce commerce régional fut possible notamment grâce à la mise sur pied de
mesures fiscales ainsi qu'à l'établissement de marchés et de canabae permettant une
certaine centralisation des échanges. Parallèlement, les activités économiques locales furent
stimulées par les besoins des armées romaines ; l'élevage et la production artisanale
connurent ainsi une valorisation notoire dans les communautés locales. Par ailleurs, ces
relations économiques soutenues, tout comme les contacts militaires et politiques entre les
groupes rhénans, impliquèrent immanquablement des échanges culturels et des rapports
sociaux entre les populations présentes dans la zone frontalière.
3.3 Multiplication des contacts sociaux et culturels entre les groupes rhénans
Les nombreux modes de contacts interethniques ayant résulté des contextes
militaire, politique et économique et forgé la zone frontalière rhénane au Ier siècle de notre
ère impliquèrent régulièrement une interaction sociale et des échanges culturels entre les
acteurs régionaux. L'anthropologue P. S. Wells indique que le partage et la transmission
des référents culturels s'avèrent inhérents à la plupart des situations de rencontre321 ; par
conséquent, l'intensification des contacts militaires, politiques et économiques dans le
secteur frontalier rhénan, concrétisée par la création d'une véritable zone de convergence,
généra une multiplication des rapports sociaux et des influences culturelles. Ces
interactions stimulèrent les relations entre les armées romaines et les diverses populations
autochtones et entraînèrent progressivement des métissages culturels avérés et conscients.
321P. S. WELLS (2001) p. 145. D'ailleurs, G. A. WASELKOV et R. Eu PAUL (1980) p. 316 suggèrent que de façon générale les frontières soient toujours abordées comme des zones d'interactions sociales répétées et d'échanges culturels constants.
95
L'émergence graduelle de collectivités rhénanes frontalières jumelant l'apport romain et
autochtone s'accompagna du maintien d'une unité culturelle partielle qui liait les deux rives
du Rhin. Les contacts sociaux et culturels apparaissent ainsi comme le moteur de
l'évolution des communautés rhénanes pendant la période romaine et permettent de
discerner les prémices d'une société rhénane distincte issue du contexte culturel frontalier.
3.3.1 Développement des contacts sociaux et culturels entre les groupes romains et
germaniques
La nouvelle population militaire imposée à la région rhénane par le pouvoir
impérial à la fin du Ier siècle avant notre ère entraîna une proximité inédite entre des
collectivités germaniques non urbanisées et des soldats romanisés. Des contacts sociaux se
concrétisèrent ainsi entre les populations locales et les groupes romains grâce à la
multiplication des établissements militaires sur les territoires germains et à l'augmentation
de la démographie légionnaire. De même, la stabilité de la présence romaine dans la région
favorisa les échanges et les transformations culturels. L'implantation de camps militaires
permanents dans la zone rhénane322 permit nécessairement aux soldats romains et aux
tribus autochtones d'entretenir des rapports non pas sommaires et brefs, tels que lors des
contacts issus des affrontements militaires, mais continus et cordiaux, marqués par une
connaissance mutuelle progressive.
D'abord, l'intégration d'auxiliaires germains dans l'armée impériale s'accompagna
d'une insertion autochtone à l'intérieur des installations militaires romaines. En dépit du
fait que les camps légionnaires et auxiliaires étaient habituellement distincts, les documents
littéraires rapportent l'existence d'interactions sociales entre des soldats d'origines variées.
Tacite signale ainsi les rivalités subsistant de façon générale entre les Bataves et les
légionnaires dans les camps militaires323, souligne l'implication directe des auxiliaires
auprès des partisans de Vitellius lors de la crise politique romaine ayant suivi la mort de
Pour la localisation des camps romains établis dans la région rhénane, cf. supra section 1.2, p. 36-46. 'Tacite, Hist. i, 64 ; n, 27.
96
Néron324 et raconte la querelle entre un auxiliaire batave et un artisan dans le camp de la
XIVe légion3 5. Les relations sociales des soldats germains ne devaient cependant pas se
limiter aux groupes militaires puisque, tel qu'il a précédemment été évoqué, les camps
romains abritaient une population civile notoire qui accompagnait les légions326. Les
auxiliaires germains étaient ainsi en contact constant avec une culture méditerranéenne et
romanisee. Parallèlement, il semble que les légionnaires romains, provenant généralement
d'Italie et du sud de la Gaule327, se soient également ouverts aux influences culturelles des
populations locales ; lors du conflit civil de 69, les troupes othoniennes originaires de Rome
traitèrent ainsi les légions germaniques d'étrangères en raison de leur association avec les
peuples autochtones de Germanie328. Par ailleurs, l'accès aux camps militaires semble avoir
été autorisé aux populations locales puisque Tacite rapporte la présence de civils lingons et
trévires se mêlant et discutant avec les légionnaires dans les quartiers d'hiver329. De plus,
les soldats romains entretinrent des contacts continus avec les groupes locaux à l'extérieur
des camps militaires. Le rôle des marchés et des canabae comme cadres d'échanges
économiques entre les populations autochtones et les armées romaines a précédemment été
démontré33 ; au-delà des rapports commerciaux, ces lieux engendraient certainement, bien
que d'une façon difficilement perceptible sur les plans archéologique ou littéraire, des
interactions sociales et des fréquentations nouvelles entre les soldats romains et les civils
locaux. De même, le potentiel de consommation économique que représentait un camp
romain semble avoir encouragé plusieurs groupes autochtones à s'établir en périphérie des
324Tacite, Hist. I, 52 ; 1,61 ; II, 28-69. 325Le Batave accusait en fait l'artisan de fraude, ce qui implique une interaction sociale entre les protagonistes
et peut refléter des héritages culturels différents qui entrent en opposition : « [...] dum opificem quendam Batauus utfraudatorem insectaturf...] » - « [...] un Batave se querelle avec un artisan et le traite de voleur [...] » (Tacite, Hist. Il, 66).
326Tacite, Hist. iv, 15 ; iv, 22-23 ; iv, 35 ; Dion Cassius, LVI, 20 ; LVI, 22 ; LIX, 21. Voir aussi supra p. 45. 327À partir du Ier siècle de notre ère, l'armée romaine recruta régulièrement ses légionnaires parmi les citoyens
romains des provinces de l'Empire. Cf. P. S. WELLS (2001) p. 134-135. 328« [...] hiperegrinum et externum increpabant » (Tacite, Hist. II, 21). 329Tacite dénonce la corruption des soldats interagissant avec les civils. Le fait que l'historien s'attarde à
dénoncer ces comportements suggère évidemment des contacts sociaux soutenus et des échanges culturels importants : « Et Treueri ac Lingones quasque alias ciuitates [...] hibernis legionum propius miscentur ; unde seditiosa colloquia et inter paganos corruptior miles [...] » - « De plus, les Trévires, les Lingons et les autres peuples [...] se mêlent plus étroitement aux légions pendant qu'elles sont dans leurs quartiers d'hiver; de là des entretiens séditieux, une corruption accrue des soldats au milieu des civils [...]» (Tacite, Hist. I, 53). Voir également Tacite, Hist. i, 54 ; Dion Cassius, LVI, 18.
ii0Cl supra p. 90-91.
97
installations militaires. L'archéologie a révélé le développement, conséquemment à la
stabilisation de la politique frontalière régionale, d'agglomérations civiles entièrement
autochtones au voisinage des camps romains du secteur rhénan. Ces petits villages -uici -
se multiplièrent particulièrement à partir de l'époque flavienne et évoluèrent en étroite
relation avec les communautés militaires puisque cette nouvelle proximité permanente
favorisait la création de contacts sociaux. Les groupes romains pouvaient ainsi dépenser
leurs rémunérations auprès des artisans locaux et fréquenter les femmes autochtones331. Par
contre, ces types de relations apparaissent rarement dans les sources littéraires traitant de la
région rhénane au Ier siècle de notre ère. En examinant d'autres secteurs militarisés du
monde romain, il semble néanmoins possible de proposer un modèle d'interaction entre les
soldats et les groupes locaux; Tacite mentionne ainsi l'existence de rapports sociaux étroits
et amicaux entre les légionnaires stationnés en Syrie et les populations provinciales
syriennes et il évoque le développement d'un sentiment d'appartenance et d'attachement
des troupes romaines envers leur région d'accueil332 ; il est par conséquent envisageable
que de semblables contacts se soient également concrétisés dans la zone frontalière
rhénane.
Apparaissant a priori alimenter des relations surtout sociales, ces rapports entre les
groupes romains et germaniques entraînèrent en outre des échanges culturels notoires
partiellement évoqués par la littérature ancienne. Une certaine familiarité, voire une
approbation, de la culture germanique semble ainsi s'être progressivement établie chez
plusieurs groupes romains au cours du premier siècle de domination de la région. D'une
'Sur les uici à proximité des camps romains, cf. W. J. H. WlLLEMS (1983) p. 119; J. H. F. BLOEMERS (1983) p. 170-173 ; M.-T. RAEPSAET-CHARLIER (1998) p. 179 ; P. S. WELLS (2001) p. 13-14 et 134. Sur les interactions entre groupes militaires romains et populations autochtones, cf. P. S. WELLS (2003) p. 99-100 ; P. S. WELLS (2001) p. 93 et 139-141. Malgré une période d'occupation parfois limitée et moins constante dans le temps, les camps militaires romains transrhénans attirèrent également une présence civile autochtone qui permit des contacts directs entre les soldats romains et les populations locales. La découverte de plusieurs objets de fabrication ou d'inspiration romaine - poterie, armes de métal, équipement militaire, outils, ornements, monnaie - dans les agglomérations civiles à proximité des cantonnements militaires transrhénans confirme l'existence d'influences culturelles. Cf. P. S. WELLS (2001) p. 233-234.
2« [...] quippe et prouinciales sueto militum contubernio gaudebant, plerique necessitudinibus et propinquitatibus mixti, et militibus uetustate stipendiorwn nota et familiaria castra in modum penatium diligebantur » - « [...] en effet les provinciaux, habitués à vivre avec les soldats, étaient heureux de ces relations, que beaucoup avaient resserrées par des amitiés et des alliances ; d'autre part, les soldats, au cours de longues années de service, s'étaient familiarisés avec leurs cantonnements et ils les aimaient comme leurs vrais foyers » (Tacite, Hist. Il, 80).
98
part, certaines conduites romaines démontrent une ouverture aux structures cultuelles des
sociétés germaniques ; par exemple, le général Drusus reçut la prophétie de sa mort par une
femme germanique quasi divine, selon le discours de Dion Cassius, et Vitellius, empereur
éphémère de l'an 69, aurait écouté et suivi comme un oracle - oraculum - les propos d'une
femme de la nation des Chattes d'après Suétone333. D'autre part, les nombreuses
informations sur la culture des peuples germains fournies par plusieurs auteurs anciens, que
ce soit au sujet des mœurs, des hiérarchies sociales et familiales, des activités quotidiennes
et festives, des formes d'habitations ou des pratiques funéraires, témoignent d'une certaine
compréhension romaine, quoique relative et empreinte d'idées préconçues, des croyances et
du mode de vie des populations rhénanes334. De plus, tout en conservant leurs traditions
germaniques, les groupes autochtones semblent avoir progressivement intégré certaines
pratiques romaines. D'abord, les données archéologiques révèlent la création graduelle dans
la production artisanale locale d'un style artistique et technique propre à la région rhénane ;
jumelant les acquis techniques autochtones et méditerranéens, les artisans rhénans
développèrent une originalité artistique surtout palpable à partir du IIe siècle335. Les fouilles
archéologiques ont également permis d'identifier l'apparition au début du Ier siècle de notre
ère dans les territoires transrhénans de nouvelles pratiques funéraires inspirées des
sépultures romaines et caractérisées par l'intégration inédite d'armes dans les tombes
Enfin, les structures politiques et administratives implantées par les Romains dans les
secteurs périphériques de l'Empire favorisaient la participation, l'association puis
l'intégration des élites germaniques dans les assises organisationnelles romaines. Inclus
dans la sphère décisionnelle et contrôlant généralement les cadres d'échanges politiques et
333Dion Cassius, LV, 1 ; Suétone, Vit. xiv. 334Le traité ethnographique sur les Germains rédigé par Tacite à la fin du Ier siècle de notre ère demeure
évidemment l'ouvrage le plus dense sur la culture germanique. L'auteur latin y aborde notamment le rôle des femmes dans les sociétés transrhénanes, les divinités germaniques et les célébrations cultuelles, la justice et les condamnations infligées, l'éducation des garçons, les activités socioéconomiques, les mariages, les familles et l'héritage, les divertissements ainsi que les sépultures. Pline l'Ancien (Nat. Hist. XVI, 1, 2-4) offre également beaucoup d'informations à propos du mode de vie des Chauques dans son traité d'histoire naturelle.
335D'après H. SCHUTZ (1985) p. 124-125, le contact avec la culture matérielle romaine entraîna une modification progressive des représentations artistiques et culturelles notamment perceptible par l'apparition au IIe siècle des formes humaines et animales dans l'art rhénan. Sur la création de techniques artisanales proprement rhénanes identifiables sur le plan archéologique, cf. H. SCHUTZ (1985) p. 49, 86 et 90 ; A. GRENIER (1925) p. 114-115.
336P. S. WELLS (2001) p. 119 et 239.
99
économiques, les chefs germains durent ainsi acquérir une certaine forme d'affinité
culturelle avec les autorités romaines et adopter des comportements romains permettant de
les distinguer de la masse337.
Par ailleurs, la création d'une colonie de vétérans dans la cité ubienne au milieu du
Ier siècle de notre ère engendra bien plus que des contacts et des transferts culturels. Depuis
leur migration sur la rive gauche du Rhin en 38 avant notre ère, les Ubiens avaient subi une
évolution, voire une transformation culturelle matérialisée notamment par un
développement urbain et agricole distinct de celui des autres peuples germaniques33 . La
mise en place par les autorités impériales de la première colonie rhénane, la future Cologne,
sur le site de Voppidum Vbiorum fut ainsi certainement un choix délibéré et motivé par
l'intégration culturelle que manifestaient les communautés ubiennes. L'arrivée de vétérans
romains dans la nouvelle agglomération rhénane semble avoir engendré un métissage
culturel conscient entre les populations romanisées et germaniques puisque lors de la
révolte batave en 69-70, à peine une génération après la création de la colonie, Tacite place
dans la bouche d'un chef ubien un discours significatif quant aux nouveaux référents
ethniques et culturels des habitants de Cologne : « deductis olim et nobiscum per conubium
sociatis quique mox prouenerunt haec patria est » . Ce passage reflète réellement le
processus lucide et intentionnel de métissage culturel qui s'opérait dans la région.
Les nombreux contacts sociaux entre les groupes romains et germaniques
déterminèrent le développement culturel de l'espace frontalier rhénan. La stabilité de la
présence romaine dans la région pendant la période julio-claudienne permit une
permanence et une multiplication des échanges sociaux et engendra une ouverture
culturelle des populations établies dans la zone frontalière. Des transferts et des métissages
culturels furent même favorisés par la fondation d'une colonie de vétérans. La cohérence
337C. R. WHITTAKER (1989a) p. 99 conclut d'ailleurs à une plus grande compatibilité commerciale et culturelle des habitants des cités et camps militaires frontaliers avec les élites autochtones d'au-delà des frontières qu'avec les populations rurales établies à l'intérieur des limites administratives de l'Empire.
338N. ROYMANS (1995) p. 62. Tel qu'il a déjà été mentionné, Tacite (Ann. XIII, 57) signale l'existence d'une agglomération civile importante de type oppidum et de structures agricoles organisées sur le territoire des Ubiens alors que Pline l'Ancien (Nat. Hist. XVII, 4, 47) insiste sur les techniques agricoles spécifiques de ce peuple. Cf. supra p. 30, notes 99 et 100.
339« Ceux qui sont venus autrefois comme colons et qui se sont alliés à nous par des mariages, et les enfants de ces unions ont ici leur patrie » (Tacite, Hist. iv, 65).
100
culturelle de la région fut également conservée grâce au maintien d'un ensemble culturel
germanique sur les deux rives du Rhin.
3.3.2 Unité sociale et culturelle des populations germaniques des deux rives rhénanes
Les relations sociales et les contacts culturels opérés dans le secteur rhénan se
produisirent dans des cadres d'interactions variés. Outre les rapports interethniques
concrétisés entre des groupes véritablement antagonistes, d'origine romaine et germanique,
le maintien des contacts sociaux entre les divers peuples germains des deux rives du Rhin
assura une permanence de la cohésion culturelle de la zone frontalière rhénane et justifia
une représentation du Rhin, chez certains auteurs anciens, comme le cœur d'un espace
culturel germanique.
D'abord, la mobilité des populations germaniques engendra, de façon pacifique ou
non, des relations intertribales constantes s'opposant à la création par Rome de frontières
culturelles entre les peuples autochtones340. Les mouvements migratoires des Germains
accentuèrent les contacts sociaux entre les tribus et favorisèrent une transmission des
traditions et valeurs germaniques. Les témoignages littéraires soulignent ainsi une certaine
uniformité religieuse des peuples germains notamment lors de la révolte batave alors que
les peuples insurgés se référèrent tous à la même prophétesse d'origine bructère nommée
Veleda341. Tel qu'il a déjà été présenté, les auteurs anciens évoquent également la
permanence de relations de type fraternel entre les populations autochtones établies sur les
deux rives du Rhin. César mentionne ainsi les amitiés et l'entraide ayant existé entre les
groupes autochtones au Ier siècle avant notre ère et d'après le discours tacitéen, les
Ubiens auraient encore reconnu les Germains transrhénans comme leurs frères de sang -
consanguinei nostri - plus d'une centaine d'années après leur migration sur la rive gauche
T . S . W E L L S (2001) p. 48-49. 'Sur Veleda, cf. Tacite, Hist. IV, 61 ; IV, 65. 2César (Bell. Gall. IV, 6) précise notamment que les Usipètes et les Tenctères furent invités - inuitatos -
chez les Condruses et les Éburons et il ajoute que les Trévires demandaient constamment le secours des Germains transrhénans (César, Bell. Gall. V, 2 ; v, 55 ; vi, 2 ; vi, 9).
101
du fleuve . Par ailleurs, le récit de la révolte batave de 69-70 fournit véritablement un
exemple révélateur des liens culturels et sociaux unissant les tribus rhénanes. Les motifs de
l'insurrection, initiée par les abus du pouvoir militaire romain et ayant entraîné selon Tacite
un mécontentement social344, rallièrent aux Bataves des peuples deltaïques et transrhénans
- les Canninéfates, les Frisons, les Bructères, les Tenctères - , des Germains cisrhénans -
les Tongres, les Cugernes - ainsi que des groupes habituellement identifiés comme belges -
les Lingons, les Trévires -345 ; une animosité et une rancœur communes unirent ainsi
socialement les collectivités autochtones des deux rives du Rhin inférieur dans un effort
guerrier contre l'autorité impériale.
Par ailleurs, les sources littéraires présentent régulièrement la région rhénane au Ier
siècle de notre ère comme un espace culturel cohérent où les deux rives du Rhin
s'inscrivent dans une certaine unité culturelle suggérant des contacts constants et continus.
Pline l'Ancien stipule ainsi clairement que les peuples germains occupaient les territoires
septentrionaux de l'Europe jusqu'à l'Escaut, fleuve à l'ouest du Rhin346. Une telle
affirmation de l'encyclopédiste latin confirme la conception romaine d'une zone culturelle
germanique embrassant les deux rives du Rhin et rejette donc une représentation linéaire,
limitative et hermétique de ce fleuve. L'espace frontalier rhénan devient de la sorte un
espace culturel reconnu. D'ailleurs, l'archéologie ne distingue aucune rupture ou
discontinuité culturelle entre les deux rives rhénanes pendant les périodes césarienne, julio-
claudienne et flavienne347. D'autres indices littéraires permettent également de renforcer
Tacite, Hist. IV, 65. 'Tacite, Hist. IV, 14. Sur les causes de la révolte batave, cf. supra note 275. ;Canninéfates (Tacite, Hist. iv, 15-16) ; Frisons (Tacite, Hist. iv, 15-16) ; Bructères (Tacite, Hist. v, 18) ; Tenctères (Tacite, Hist. IV, 64) ; Tongres (Tacite, Hist. iv, 16) ; Cugernes (Tacite, Hist. iv, 26 ; v, 16 ; v, 18) ; Trévires (Tacite, Hist. IV, 55-60 ; V, 19) ; Lingons (Tacite, Hist. IV, 55).
'Pline l'Ancien indique que toute la côte de la mer du Nord jusqu'à l'Escaut était habitée par des peuples germaniques : « Toto autem mari ad Scaldim usque fluuium Germaniae accolunt gentes [...] » (Nat. Hist. IV, 13, 98). Par conséquent, il étend le territoire des peuples belges jusqu'à l'Escaut plutôt que jusqu'au Rhin comme le faisait César. Cf. Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 17, 105 ; César, Bell. Gall. I, 1. L'encyclopédiste latin ayant été un observateur direct des réalités locales, il semble adéquat d'accorder à son récit une valeur documentaire sérieuse pour la compréhension et la reconstruction de la situation frontalière rhénane.
Le matériel archéologique démontre en fait que les deux rives du Rhin ont plutôt maintenu une certaine homogénéité culturelle pendant l'époque impériale romaine puisque des types d'habitations, des pratiques funéraires et une culture matérielle semblables se retrouvent de chaque côté du fleuve.
102
l'idée d'une unité culturelle rhénane. Tacite souligne que les peuples transrhénans
souhaitaient lors de la révolte batave que Cologne soit commune à tous les Germains,
marquant ainsi les liens culturels qui unissaient les populations germaniques de la région
rhénane . En ajoutant de plus que les Ubiens, établis sur la rive gauche, présentaient les
Tenctères de la rive droite comme des frères de sang, tel qu'il a été mentionné
précédemment, l'historien latin suggère en quelque sorte l'existence d'un seul groupe
culturel germanique partiellement homogène des deux côtés du fleuve349. De plus, le fait
que le Batave Civilis ait reçu l'appui en 69-70 à la fois de la part de groupes belges et de
groupes transrhénans démontre forcément une certaine extension des préoccupations
sociales et des complicités culturelles à l'ensemble de l'espace frontalier rhénan.
L'analyse des propos des auteurs anciens permet visiblement de cerner une
représentation de la zone frontalière en tant qu'espace culturel germanique cohérent et
s'éloigne donc d'une image du Rhin divisant culturellement les peuples de la région.
S'accordant avec la documentation archéologique issue des deux rives du fleuve, la
littérature antique témoigne même d'une certaine conscience chez les populations
germaniques de l'appartenance à un groupe culturel commun ou du moins différent de celui
du conquérant romain.
*
L'existence de contacts sociaux et d'influences culturelles apparut véritablement
fondamentale dans la création de l'espace frontalier rhénan et demeura une part constitutive
de la zone de convergence s'étant catalysée dans la région au Ier siècle de notre ère. La
fixation des camps militaires romains dans la région rhénane encouragea une interaction
continue avec les populations locales et permit le développement de rapports sociaux et
l'apparition de transferts culturels. La création de la colonie de Cologne engendra de plus
de véritables métissages culturels évoqués par la littérature ancienne. Malgré l'implantation
Cf. C. R. WHITTAKER (1989a) p. 37 ; P. LAEDERICH (2001) p. 131 ; M. TODD (1990) p. 36 ; P. S. WELLS (2001) p. 75-57 et 112-114 ; B. CUNLIFFE (1993) p. 133-134.
348« Sed Transrhenanis gentibus [...] neque alium finem belli rebantur quam si promisca ea sedes omnibus Germanis foret [...] » - « Mais les nations transrhénanes [...] pensaient que la guerre ne prendrait fin que si cette ville était commune à tous les Germains sans distinction [...] » (Tacite, Hist. IV, 63).
349Tacite, Hist. iv, 65 ; cf. supra p. 101.
103
romaine dans le secteur rhénan et la mise en place de catégorisations administratives, les
liens sociaux et culturels se maintinrent entre les communautés autochtones indépendamment
de la présence fluviale. L'héritage culturel germain se conserva de façon consciente et les
relations restèrent rythmées par la conception chez certains groupes germains d'une
appartenance à une même entité culturelle se différenciant de la culture méditerranéenne.
Les sociétés ayant évolué dans l'espace frontalier rhénan se distinguèrent et se définirent
ainsi progressivement en prolongeant certains caractères germaniques et méditerranéens
ainsi qu'en entretenant une cohésion culturelle entre les deux rives du Rhin.
* * *
Un examen des divers modes de contacts ayant consolidé la zone frontalière
rhénane au Ier siècle de notre ère prouve le dynamisme des interactions qui unirent, d'une
part, les populations des deux rives du Rhin et, d'autre part, les groupes romains et
autochtones implantés dans le secteur rhénan. La militarisation soutenue de la région lors
du premier siècle de présence romaine entraîna la création d'une zone de contacts militaires
alimentée par les affrontements répétés entre les légionnaires et les Germains transrhénans,
par les activités romaines de ravitaillement sur la rive droite du Rhin et par la multiplication
du nombre d'auxiliaires germains dans les armées impériales. Initiées par ces rapports
proprement militaires et par une présence légionnaire accrue, des relations politiques se
développèrent et influencèrent l'évolution des différentes communautés rhénanes. Des
relations diplomatiques, des négociations politiques de même que des alliances et des liens
de fidélité interethniques assurèrent une certaine cohabitation pacifique entre les acteurs
régionaux et établirent un espace politique englobant les deux rives du Rhin. De plus, la
nouvelle zone frontalière rhénane, marquée par une concentration démographique issue du
contexte politico-militaire romain, favorisa l'émergence et la convergence d'activités
commerciales et économiques stimulant la circulation et les relations transfluviales. Enfin,
la stabilisation de la politique frontalière romaine au Ier siècle de notre ère facilita le
maintien et l'élargissement des contacts sociaux entre les populations riveraines et permit
un renouvellement culturel des sociétés rhénanes grâce aux contacts entre les civilisations
méditerranéenne et germanique. En évoquant les relations entres les divers groupes
104
rhénans, les auteurs anciens présentent explicitement des interactions dépassant les limites
administratives de l'Empire et offrent donc, tel que le soutiennent le présent courant
historiographique et les données archéologiques, une représentation de la frontière rhénane
en tant que zone frontalière s'étendant au-delà du fleuve. Par ailleurs, l'existence de
contacts transrhénans variés et le maintien de relations constantes avec les groupes locaux
concordent avec l'idéologie politique romaine d'intégration des populations autochtones
dans la structure générale de l'Empire. J. Peyras rappelle avec justesse que, dans le cadre
des conquêtes militaires de même que dans les contextes de stabilisation politique et de
fixation de l'implantation, l'objectif poursuivi par Rome était toujours celui de l'intégration
et de l'inclusion des sociétés autochtones350 ; l'idée d'exclusion et de fermeture
s'opposerait en fait à la vocation universelle de Yimperium romain.
'J. PEYRAS (2005b) p. 209.
105
Conclusion Représentation sociale du fleuve et espace frontalier :
une réconciliation des deux visions de la frontière
En adéquation avec les données archéologiques exploitées par l'historiographie
actuelle, l'analyse approfondie des textes antiques révèle le Rhin comme un fleuve situé au
cœur d'un espace frontalier alimenté par des interactions multiples entre les deux rives. La
littérature ancienne présente régulièrement la frontière rhénane comme une zone de
convergence humaine. La démographie régionale telle qu'elle apparaît dans les sources
écrites témoigne dans un premier temps d'une occupation romaine et autochtone s'étant
déployée de chaque côté du Rhin de même que dans le secteur deltaïque. D'abord
concentrées dans les territoires transrhénans, les populations germaniques suivirent
progressivement un mouvement migratoire vers l'Ouest qui leur permit ensuite de
prospérer sur la rive gauche du fleuve. Parallèlement, l'occupation de la région par les
groupes romains fut régie par des conjonctures militaires et politiques qui, bien qu'ayant
grandement évolué au cours du Ier siècle, exigeaient un maintien de la présence romaine sur
les deux rives rhénanes. Attestant de surcroît l'existence de franchissements constants du
fleuve et d'aménagements fluviaux qui favorisaient les déplacements, les auteurs gréco-
romains suggèrent également une circulation humaine active dans l'ensemble du couloir
rhénan et témoignent d'une adaptation de l'homme à l'environnement fluvial spécifique de
la région. Enfin, une lecture analytique des récits antiques, corroborée par les recherches
sur le terrain, permet de découvrir une pluralité de modes de contacts militaires, politiques,
économiques, sociaux et culturels ayant servi d'ancrage au développement d'un espace
rhénan cohérent qui incluait les communautés des deux rives du Rhin. Ainsi, en considérant
le positionnement des établissements germains et romains, la mobilité humaine dans la
région de même que l'existence de multiples contacts interethniques et transfluviaux, il
106
semble que le Rhin inférieur, loin de dessiner la délimitation linéaire classique lui étant
attribuée - à savoir une rive gauche exclusivement romaine opposée à une rive droite
germanique -, ait plutôt été au centre d'un espace commun où interagirent des groupes
humains, militaires et civils, romains et autochtones. Alors que Rome abandonnait la
conquête de la Germanie et consolidait son occupation dans la région rhénane, le Rhin
inférieur se retrouva donc au cœur d'un espace frontalier marqué par des interactions
continues entre ses deux rives. La stabilisation de la politique frontalière romaine au Ier
siècle de notre ère facilita l'effort d'implantation, de cohabitation puis d'intégration des
structures sociales, économiques et culturelles des groupes locaux et romains et permit la
genèse de sociétés riveraines renouvelées jumelant les savoirs germaniques et
méditerranéens. Localisée dans un secteur limitrophe de l'Empire romain, la région rhénane
est ainsi devenue, au Ier siècle de notre ère un véritable espace frontalier où cheminèrent des
populations variées évoluant dans le cadre environnemental particulier d'un milieu fluvial.
Les documents textuels permettent d'ailleurs d'évaluer certaines phases du développement
régional ayant mené à la formation de sociétés frontalières se distinguant des communautés
préromaines ; les discours anciens permettent ainsi de discerner une fixation progressive
des communautés rhénanes, une stabilisation de l'habitat et des migrations germaniques,
une possibilité de circulation humaine accrue par la mise en place d'aménagements
fluviaux spécifiques ainsi que des échanges interethniques et des transferts culturels
croissants. Ces procédés de développement des sociétés rhénanes identifiés au sein des
sources écrites positionnent incontestablement le Rhin au centre d'un espace d'interactions
situé aux marges du monde romain et offrent par conséquent une représentation du fleuve
en tant que zone frontalière. Concordant avec les données archéologiques et constituant
donc sans doute un reflet réaliste de la situation périphérique régionale au Ier siècle, cette
représentation frontalière du Rhin confirme clairement les thèses adoptées par
l'historiographie actuelle au sujet de la conception des frontières romaines. L'espace
frontalier rhénan superposait clairement des espaces d'interactions militaires, politiques,
économiques et culturelles qui n'étaient pas limités par la présence fluviale et s'étendaient
donc sur les deux rives du Rhin inférieur.
De plus, la croissance et l'épanouissement de la présence humaine furent
intrinsèquement liés à l'évolution et aux mutations environnementales de la région dans la
107
longue durée. L'implantation humaine dans l'espace frontalier rhénan s'accompagna, sans
doute pendant toute la période romaine, de multiples aménagements du territoire destinés à
favoriser une anthropisation du milieu. La construction et le maintien de la digue de Drusus
dans le delta rhénan au début de la période romaine illustrent précisément cette modification
artificielle du milieu naturel permettant de faciliter l'occupation du territoire. Parallèlement,
les phénomènes fluviaux, surtout marqués dans la zone deltaïque, de même que les variations
climatiques eurent nécessairement un impact notable sur les structures de développement
humain. Apparaissant déjà dans la littérature traitant du premier siècle de présence romaine
dans le secteur, ces interactions entre les sociétés riveraines et le milieu fluvial dictèrent
constamment l'évolution humaine et environnementale de la région en fonction des
conjonctures politico-militaires et malgré le retrait définitif de Rome au Ve siècle.
Ces conclusions s'inscrivent ainsi dans la conception actuelle de la frontière
romaine et correspondent à la zone frontalière décrite par C. R. Whittaker, à la théorie
d'ouverture des frontières romaines proposée par J.-M. Carrié ainsi qu'à l'idée de zone
neutre ou zone tampon développée par D. Potter 5 . Par ailleurs, le concept de
représentation sociale tel que formulé par la sociologie352 s'avère également central afin
d'examiner le caractère multiforme qu'offrent les témoignages littéraires au sujet de la
frontière rhénane. L'analyse du système social et idéologique apparaissant chez les auteurs
anciens permet d'identifier les représentations sociales de l'espace frontalier rhénan au Ier
siècle de notre ère et de les situer par rapport aux tendances historiographiques modernes.
En effet, alors que les historiens contemporains, en se basant uniquement sur le témoignage
des sources littéraires, ont longtemps attribué aux frontières romaines une fonction de
limite naturelle et effective, un examen renouvelé des récits anciens, combiné aux données
matérielles, semble plutôt s'opposer à l'idée que le Rhin, malgré sa position frontalière, ait
pu constituer une division ou une séparation. Pourtant, les auteurs anciens corroborant la
conception d'une zone frontalière rhénane identifient également le Rhin comme une limite
géographique, une séparation et un obstacle. Comment peut-on alors concilier la
représentation d'un espace frontalier intégrateur maintes fois confirmée par les textes
351Cf. supra p. 7 ; C. R. WHITTAKER (1989a) ; J.-M. CARRIÉ (1995) ; D. POTTER (1992). 352Voir notamment la définition suggérée par J.-C. ABRIC (1997) p. 206 et présentée en introduction. Cf.
supra p. 18.
108
anciens avec l'image contrastante du fleuve utilisé comme élément de clivage et de division
apparaissant également dans la littérature antique de façon parallèle à la représentation
zonale de la frontière ? Tel qu'il a été signalé tout au long de la présente étude, la
représentation du Rhin en tant qu'élément de division spatiale se manifeste dans les récits
des auteurs anciens ; le fleuve est utilisé comme délimitation linéaire de la Germanie ou de
l'Empire, est dépeint comme un obstacle naturel restreignant les déplacements dans la
région et sert de séparation culturelle entre des groupes humains opposés. En revanche, un
bref aperçu de cette représentation de la frontière rhénane, replacée dans le cadre de la
géographie historique et du contexte idéologique romain, permet d'évaluer la portée globale
de cette vision du fleuve frontière.
D'abord, il est à noter que les discours antiques utilisent le Rhin comme
démarcation spatiale uniquement lors des descriptions générales de l'espace géographique
alors que le fleuve perd en quelque sorte sa spécificité de cours d'eau pour devenir une
limite théorique et immobile. Lorsque le récit porte plutôt sur l'histoire factuelle régionale
ou le développement humain local, le fleuve retrouve son statut d'élément environnemental
dynamique et intégrateur influençant l'implantation humaine et favorisant les contacts entre
les deux rives. Dans ce sens, le cours rhénan peut véritablement être présenté comme un
élément topographique scindant le territoire géographique général. La conception du Rhin
comme division spatiale répond donc à une définition littéraire de l'espace géographique et
offre une représentation du fleuve frontière issue de l'idéologie romaine des frontières
naturelles et non de la réalité périphérique.
En effet, l'utilisation spatiale du Rhin dans les écrits gréco-romains obéit également
à la tradition littéraire ancienne qui privilégiait la configuration schématique de l'espace
dans les descriptions géographiques353. Sans se limiter aux secteurs frontaliers, la définition
spatiale générale des territoires par les auteurs anciens adopte habituellement une forme
schématisée et suit l'orientation de la topographie régionale, elle-même marquée par une
353Selon P. TROUSSET (1993) p. 143 et 146, cet intérêt profond des auteurs romains pour les configurations géographiques linéaires proviendrait entre autres de la centuriation romaine qui découpait géométriquement de façon quasi systématique les territoires de l'Empire. Cette représentation linéaire de l'espace découlait également des impératifs de la géographie ancienne. Sur la géographie historique romaine, voir notamment C. NICOLET (1988), T. BEKKER-NIELSEN (1988), O. A. W. DlLKE (1985), R. CHEVALLIER (1974).
109
représentation géométrique artificielle et simplifiée. Les éléments de l'environnement
naturel, principalement les chaînes de montagnes et les cours d'eau, sont ainsi
régulièrement orientés parallèlement, suivant les points cardinaux, et permettent d'encadrer
de façon subjective et imagée les espaces géographiques354. Dans ce cadre, les fleuves
constituent évidemment des éléments discriminants privilégiés qui permettent une
délimitation et une organisation de l'espace géographique fonctionnelles sur le plan
intellectuel et faciles à visualiser indépendamment de la réalité355. Le fleuve n'est donc pas
le sujet du propos mais plutôt un cadre topographique permettant de délimiter et
d'organiser l'espace où agit l'homme. La mention du Rhin est dans ce sens liée à
l'environnement humain et dépend directement du contexte du récit. Cette représentation
du fleuve est néanmoins issue d'une conception sociale et politique de l'espace ne
correspondant pas nécessairement au réel. Le Rhin n'apparaît pas dans le récit en tant que
fleuve, mais en tant qu'outil permettant de définir et d'organiser l'espace. Bien que
véritable élément de division spatiale, son rôle est purement littéraire et théorique et ne
prétend pas refléter les réalités frontalières et environnementales de la région ; il représente
plutôt les conceptions culturelle et politique de l'espace à l'époque romaine. Confrontée
aux résultats obtenus par la présente étude, cette représentation devient en fait
complémentaire et supplétive de la conception de la région rhénane comme zone de
convergence et d'interactions.
Par ailleurs, en plus d'être stimulée par la politique officielle de mécénat qui, depuis
l'époque augustéenne, encourageait l'« inventaire du monde », pour reprendre l'expression
de C. Nicolet, cette vision répondait également aux attentes des milieux intellectuels gréco-
romains à qui étaient destinées les œuvres littéraires. Les récits anciens des Ier et IIe siècles
s'adressaient en effet à un public contemporain, méditerranéen et cultivé, amateur de
recitationes et séduit par les exploits de Rome dans les secteurs périphériques. N'ayant
aucune expérience directe des réalités frontalières, les lecteurs devaient disposer d'une
connaissance vague et imprécise des cadres géographiques et ethnographiques de la région
Les descriptions des géographes grecs sont d'ailleurs des exemples révélateurs de cette schématisation de la représentation et de l'organisation du territoire. Voir notamment la description physique de la Bretagne par Strabon (i, 4, 3-4 ; II, 5, 28) où l'île est présentée rectiligne et parallèle à la côte gauloise.
;R. POIGNAULT (2001) p. 442-443.
110
rhénane. Les récits géographiques et historiques anciens comportent donc une structure et
une cohérence spatiale reposant notamment sur l'existence de repères géographiques fixes
faciles à visualiser pour le lecteur.
La représentation du Rhin en tant que limite spatiale s'inscrit donc véritablement
dans une représentation politique et sociale de l'espace. Reflétant une image mentale
construite par la société des gouvernants, elle fut entretenue par les auteurs anciens malgré,
une évolution de la politique frontalière romaine, le recul des troupes impériales au Ier
siècle de notre ère ainsi qu'une occupation germanique de la rive gauche du fleuve et sans
néanmoins forcément signifier l'adoption par Rome d'une attitude purement défensive dans
les régions limitrophes. Liée à la conception politique romaine des frontières naturelles,
l'utilisation du Rhin dans la littérature afin de limiter des espaces géographiques n'est
cependant pas inusitée ou singulière dans les sources anciennes puisque les auteurs eurent
fréquemment recours aux fleuves et aux autres éléments de l'environnement naturel pour
délimiter et découper les territoires. À l'instar du Rhin, les grands cours d'eau gaulois -
Loire, Rhône, Seine, Garonne, Escaut -, les chaînes de montagnes européennes - Jura,
Alpes, Pyrénées - ainsi que les lacs et les mers intérieures - lac Léman, Marais Méotide,
Pont-Euxin - , servirent aussi constamment de limites régionales pour les traités
géographiques et historiques du Ier siècle de notre ère
En définitive, la littérature ancienne offre donc deux représentations distinctes mais
complémentaires de la région rhénane, soit en tant que zone frontalière ou zone de
convergence, ce qui est fidèle à la tendance historiographique actuelle, mais également en
tant qu'élément diviseur. D'une part, l'idée de zone frontalière permet de véritablement
'Loire (Strabon, iv, 3, 1 ; iv, 3, 4 ; iv, 4, 3) ; Rhône (Strabon, IV, 3, 1-4 ; IV, 6, 11 ; César, Bell. Gall. I, 2 ; Suétone, Caes. xxv) ; Seine (Strabon, iv, 3,2-5 ; Pomponius Mêla, m, 2, 20 ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 17, 105-106) ; Garonne (Strabon, IV, 1, 1 ; Pomponius Mêla, III, 2, 20 ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 17, 105-106) ; Escaut (Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 13-14, 98-99 ; IV, 17, 105-106) ; Jura (Strabon, IV, 3, 4 ; IV, 6, 11 ; César, Bell. Gall. i, 2) ; Alpes (Strabon, iv, 1, 1 ; Pomponius Mêla, m, 3, 25-26 ; Suétone, Caes. XXV) ; Pyrénées (Strabon, IV, 1, 1 ; IV, 2, 3 ; IV, 4, 2 ; IV, 5, 1 ; Pline l'Ancien, Nat. Hist. IV, 17, 105-106 ; Pomponius Mêla, n, 5, 74 ; m, 2, 20 ; Suétone, Caes. xxv) ; lac Léman (Strabon, iv, 6, 11 ; César, Bell. Gall. i, 2) ; Marais Méotide, aujourd'hui la mer d'Azov (Strabon, vu, 1 ,1 ; vu, 4, 8) ; Pont-Euxin (Strabon, VII, 1 , 1 ; vu, 4, 8). Strabon octroie également un important rôle de limite territoriale à trois fleuves européens majeurs : l'Istros (vil, 1,1; vu, 4, 8), le Tanaïs (vu, 1,1; vu, 4, 8) et le Borysthène (vil, 1 ,1 ; vil, 4, 8). De même, Pline l'Ancien utilise continuellement les éléments de l'environnement naturel comme délimitations régionales dans ses descriptions géographiques de l'Espagne (Nat. Hist. III, 2-4, 6-24), de la Narbonnaise (Nat. Hist. III, 5, 31-35) et de l'Italie (Nat. Hist. UI, 7-9, 47-59).
111
saisir la réalité des sociétés périphériques, leur occupation du territoire et les transferts
culturels en action dans l'espace frontalier. Elle éclaire également certaines interactions
entre l'homme et l'environnement fluvial et permet de mieux comprendre l'insertion
humaine dans le milieu naturel rhénan. D'autre part, bien que régulièrement présentée
comme désuète ou dépassée dans le discours historiographique actuel, la représentation du
Rhin inférieur en tant qu'élément diviseur qui apparaît dans les données textuelles reflète
quant à elle l'idéologie politique augustéenne et la représentation sociale du fleuve frontière
protégeant l'Empire romain. De plus, cette représentation conserve une valeur symbolique
et littéraire, plutôt que réaliste, et facilite l'organisation ainsi que la définition de l'espace
frontalier dans le récit. Dans ce sens, ces deux conceptions de la frontière ne s'inscrivent
pas dans un même dessein et ne sont donc pas en opposition ; il est ainsi envisageable de
concilier ces deux visions et de les aborder dans une perspective globale permettant
d'appréhender d'une façon plus achevée les propos des auteurs anciens.
Les représentations symboliques de la frontière rhénane permettent d'élargir avec
une dimension idéologique la connaissance et la perception des situations frontalières
concrètes. Elles s'assoient nécessairement sur des représentations sociales communes aux
lecteurs romains ou grecs et déterminées par l'idéologie politique dominante. Cette vision
du fleuve n'a donc pas pour objectif de fournir un reflet authentique et exact de la réalité
frontalière, mais sert plutôt la cohérence spatiale et géographique des récits. Dans ce sens,
la conception du Rhin comme limite ou division de l'espace n'est pas en contradiction avec
l'idée d'un espace frontalier intégrateur, mais s'avère plutôt supplétive puisqu'elle offre
non pas un miroir de la réalité des populations frontalières, mais un miroir de la
représentation politique et sociale que se faisait Rome du fleuve frontière. Elle apparaît non
seulement comme un élément constitutif de l'« inventaire du monde » amorcé sous
Auguste, mais également comme un pivot de l'idéologie officielle du Ior siècle basée sur la
conception des frontières naturelles et sur un impérialisme orienté vers la conquête du
monde extérieur. Cette représentation de la frontière rhénane a une valeur symbolique et
idéologique qui s'ajoute et complète l'image plus matérielle de l'espace frontalier où, tel
qu'il a été mis en évidence par cette étude, convergèrent et interagirent divers groupes de
populations riveraines.
112
Bibliographie
I- Corpus de sources
a- Sources littéraires
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STRABON. Géographie. Tome II : Livres III-IV. Texte établi et traduit par François LASSERRE, Paris, Les Belles-Lettres, 1966.
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SUÉTONE. Vies des douze Césars. Tome III : Galba - Othon - Vitellius - Vespasien - Titus -Domitien. Texte établi et traduit par Henri AILLOUD, Paris, Les Belles-Lettres, 1980 (1932).
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revu et corrigé par Henri LE BONNIEC, Paris, Les Belles-Lettres, 1990 (1975). TACITE. Annales. Tome 3 : Livres XI-XII. Texte établi et traduit par Pierre WUILLEUMIER,
Paris, Les Belles-Lettres, 1976. TACITE. Annales. Tome 4 : Livres XIII-XVI. Texte établi et traduit par Pierre
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133
Annexe I Les migrations germaniques au IIIe siècle de notre ère
D'après H. SCHUTZ, The Romans in Central Europe, New Haven, Yale University Press, 1985, p. 39.
Annexe II
Tableau synoptique des mouvements migratoires
germains pendant la période préromaine
Groupes ethniques et / ou caractéristiques culturelles
Zones géographiques d'activités humaines Périodes
Apparition d'une culture prégermanique Sud de la Scandinavie / Péninsule danoise / côtes baltiques -5 000 / -4 000
Pénétration de l'agriculture en provenance des plaines danubiennes et de la céramique à
bandes campaniformes
Région du Rhin inférieur -4 000 Pénétration de l'agriculture en provenance des plaines danubiennes et de la céramique à
bandes campaniformes Danemark -2 640 Migrations des peuples des mégalithes en
provenance de la Méditerranée Delta rhénan / Danemark / sud de la
Scandinavie -2 600
Apparition d'outils agricoles en bronze Delta rhénan -2 000 Arrivée d'« envahisseurs » en provenance des plaines danubiennes (culture des Einzelgràber) Danemark / sud de la Scandinavie -2 000
Continuité de la culture mégalithique Région du Nord-Ouest (Elbe inférieur et moyen, Weser, Ems, Rhin) -IIe millénaire
Nouvelle métallurgie du bronze Danemark -1 600 Apparition progressive d'une culture
germanique jumelant l'apport des mégalithes et des Einzelgràber
Danemark / côtes méridionales de la Scandinavie / nord de l'Elbe inférieur /
côtes baltiques -1 700/-l 600
Diffusion de la culture lusacienne (préslave ou illyrienne) caractérisée par les Champs d'Urnes
Belgique / Rhin inférieur jusqu'à la Vistule -1 200
Elargissement du territoire de la culture germanique (modifiée par les apports
lusaciens) Région de la Weser / Poméranie -900
Introduction des outils en fer Région rhénane -800 / -700
Introduction des outils en fer Danemark -400
Expansion des Celtes d'Hallstatt / expansion de la métallurgie du fer Région rhénane -800 / -500
Formation d'un foyer germanique plus continental pénétré d'éléments celtiques et
lusaciens Nord de l'Allemagne -500
Séparation entre les Germains occidentaux et orientaux / migrations des Germains
Vers l'Elbe et le littoral de la mer du Nord / vers l'Oder et la Vistule -400 / -300
Progression et implantation des groupes germains vers l'Ouest
Bouches du Weser et de l'Ems / delta rhénan / littoral de la mer du Nord -300 / -50
Déplacement des Celtes en Gaule et installation des Germains entre l'Elbe et le Rhin Allemagne (entre le Rhin et l'Elbe) À partir de -250
Migration des Cimbres, Teutons et Ambrons Du Danemark vers le nord de l'Italie -120
Tableau établi d'après les propos de E. DEMOUGEOT, La Formation de l'Europe et les invasions barbares.
Des origines germaniques à l'avènement de Dioclétien, Paris, Aubier-Montaigne, 1969, p. 11-66.
Annexe III
Les campagnes romaines en Germanie sous Auguste et Tibère
D'après H. SCHUTZ, The Romans in Central Europe, New Haven, Yale University Press, 1985, p. 8.
Annexe IV
Camps romains sur la Lippe et localisation du désastre de Varus (Kalkriese)
D'après J. Lendering, The Battle in the Teutoburg Forest, [page consultée en novembre 2006],
http://www.livius.0rg/a/l/1naps/teutoburg forest map.gif
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Environnement naturel : Caractères sp ad liguas du Rhin et do son milieu
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Bivlrannemont humain : Actions anthiopiques impliquant et I ou influençant le fleuve et son milieu
occupation du tearitcw au mm
du fleuve
Caractéristiques contextuelles
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Taitairet owmaÉis
Romans
Norwamaàns
Peuplas
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Annexe VII
Les peuples germains au milieu du Ier siècle de notre ère
H j y NAF>?iL~% D'après E. DEMOUGEOT, La Formation de l'Europe et les invasions barbares. Des origines germaniques à
l'avènement de Dioclétien, Paris, Aubier-Montaigne, 1969, carte II.
140
Annexe VIII Les groupes belges dans la région rhénane à l'époque de César
D'après L.-A. Constans : CÉSAR. La Guerre des Gaules. Tome I (Livres I-IV). Texte établi et traduit par L.-A. Constans, Paris, Les Belles-Lettres, 1984 (1926).
Annexe IX Le delta rhénan et la région du Rhin inférieur au Ier siècle de notre ère
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Âgrippinenais TENCTERI
D'après R. Dion, « Rhenus bicornis », Revue des Études latines, 42, 1965, p. 472-473.
Annexe X
Les établissements et aménagements romains dans la région rhénane
57
-□ 51
8 1C
50 02
13
□ 54
■ 55 ■ 56
49
17 18 14 16 1/ -58
H Legionary fortress ■ Auxiliary fort □ Auxiliary fort (hypothetical) * Civil settlement
2\>
'2cfH23 L22
25
45?
43
44
48, 47*
46»
42
26" 28u
321
331 34
361
41
<35
37*)» 33
39G
40
Légende simplifiée des établissements et aménagements mentionnés 1 - Flevum I Velsen 3- Praetorium Agrippinae I Valkenburg 12- Fectio I Vechten 25- Arenacum I Rindem 28- Castra Vetera I Xanten-Birten 32- Gelduba I Gellep 37- Colonia Claudia Ara Agrippinensium I Cologne 49- Grinnes I Rossum 57- Fossa Corbulonis I Canal de Corbulon
2- Lugdunum I Katwijk 11 - Traiectum I Utrecht 20- Batauorum I Nimègue 27- Colonia Ulpia Traiana I Xanten 30- Asciburgium I Moers-Asberg 33- Nouaesium I Neuss 39- Bonna I Bonn 50- Forum Hadriani I Voorburg 58- Fossa Drusiana I Canal de Drusus
D'après J. Lendering, The limes ofGermania Inferior and its hinterland, [page consultée en mars 2007], http://www.livius.org/ga-gh/gerinania/limes.html
143
Annexe XI
La construction d 'un pont de bois sur pi
Bell. Gall. IV,
Rationem pontis hanc instituit. Tigna bina sesquipedalia paulum ab imo praeacuta dimensa ad altitudinem fluminis interuallo pedum duorum inter se iungebat. Haec cum machinationibus inmissa in flumen defixerat flstucisque adegerat, non sublicae modo derecte ad perpendiculum, sed prone ac fastigate, ut secundum naturam fluminis procumberent, his item contraria duo ad eundem modum iuncta interuallo pedum quadragenum ab inferiore parte contra uim atque impetum fluminis conuersa statuebat. Haec utraque insuper bipedalibus trabibus inmissis, quantum eorum tignorum iunctura distabat, binis utrimque fibulis ab extrema parte distinebantur ; quibus disclusis atque in contrariam partem reuinctis tanta erat opéras firmitudo atque ea rerum natura ut, quo maior uis aquae se incitauisset, hoc artius inligata tenerentur. Haec derecta material iniecta contexebantur ac longuriis cratibusque consternebantur ; ac nihilo setius sublicae et ad inferiorem partem fluminis oblique agebantur, quae pro ariete subiectae et cum omni opère coniunctae uim fluminis exciperent, et aliae item supra pontem mediocri spatio, ut, si arborum trunci siue naues deiciendi opèris essent a barbaris missae, his defensoribus earum rerum uis minueretur, neu ponti nocerent.
lotis : le témoignage de César
17
Voici le nouveau procédé de construction qu'il employa. Il accouplait, à deux pieds l'une de l'autre, deux poutres d'un pied et demi d'épaisseur, légèrement taillées en pointe par le bas et dont la longueur était proportionnée à la profondeur du fleuve. Il les descendait dans le fleuve au moyen de machines et les enfonçait à coups de mouton, non point verticalement, comme des pilotis ordinaires, mais obliquement, inclinées dans la direction du courant ; en face de ces poutres, il en plaçait deux autres, jointes de même façon, à une distance de quarante pieds en aval et penchées en sens inverse du courant. Sur ces deux paires on posait des poutres larges de deux pieds, qui s'enclavaient exactement entre les pieux accouplés, et on plaçait de part et d'autre deux crampons qui empêchaient les couples de se rapprocher par le haut ; ceux-ci étant ainsi écartés et retenus chacun en sens contraire, l'ouvrage avait tant de solidité, et cela en vertu des lois de la physique, que plus la violence du courant était grande, plus le système était fortement lié. On posait sur les traverses des poutrelles longi-tudinales et, pardessus, des lattes et des claies. En outre, on . enfonçait en aval des pieux obliques qui, faisant contrefort, appuyant l'ensemble de l'ouvrage, résistaient au courant ; d'autres étaient plantés à une petite distance en avant du pont : c'était une défense qui devait, au cas où les Barbares lanceraient des troncs d'arbres ou des navires destinés à le jeter bas, atténuer la violence du choc et préserver l'ouvrage.
144