"Traces de la représentation dans le Jeu d’Adam" Le Moyen Age 119 fasc. 3-4 (2013): 543-66

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REVUE D HISTOIRE ET DE PHILOLOGIE L E M OYEN A GE Tome CXIX 3-4/2013

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R E V U E D ’ H I S T O I R E

E T D E P H I L O L O G I E

LE MOYEN AGE

Tome CXIX

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3-4/2013

ISBN 978-2-8041-8344-8

RMA-N.13/3-4

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LE MOYEN AGE

Tome CXIX

3-4/2013

Pour faire œuvre d’historien, il faut disposer d’une infor-mation étendue sur les progrès de la recherchepartout dans le monde. C’est le rôle des revues : pour les médiévistes de langue française il est tenu notamment par Le Moyen Age.

Revue critique, largement ouverte aux contributions universitaires internationales, Le Moyen Age mêle aux travaux des historiens ceux des spécialistes des littératures médiévales pour faire ressortir les aspects les plus variés de la société et de la civilisation européennes entre les Ve et XVe siècles.

3-4

2013

Revue publiée avec le soutien du Centre national de la recherche scientifique.

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DOI : 10.3917/rma.193.0543

Traces de la représentation dans le Jeu d’Adam1

1. Introduction

Le Jeu d’Adam, que les chercheurs s’accordent à dater du XIIe siècle2, occupe une place à part dans l’histoire du théâtre français. D’une part parce qu’il s’agit de la première pièce connue de ce répertoire, d’autre part du fait de ses qualités littéraires, qui en ont fait un classique du théâtre médiéval.

Transmis par un seul manuscrit, le texte apparaît fortement marqué par les graphies anglo-normandes – ce qui n’implique pas qu’il s’agisse d’un texte insulaire3 – et il présente un nombre important de vers irréguliers (126 vers hypermétriques et 109 vers hypométriques sur 944 vers, soit 25,89 % de l’ensemble)4. En laissant de côté quelques vers incohérents du fait d’une transmission défectueuse, il faut distinguer parmi les vers faux mais acceptables pour le sens, ceux dont la signifi cation a été affectée par ces irrégularités de ceux où ce n’est pas le cas. Ainsi les hyper- et hypométries dues à l’addition de /e/ parasites ou bien au contraire à l’enlèvement de /e/ caducs, deux phénomènes qui refl ètent la prononciation anglo-normande

AUTEUR : Christophe CHAGUINIAN, University of North Texas (Denton), [email protected].

1. Nous citons le texte dans l’édition de W. NOOMEN (Le Jeu d’Adam [Ordo repre-sentationis Ade], Paris, 1971), auquel nous renvoyons par l'abréviation Jeu d’Adam.

2. Il y a consensus parmi les chercheurs sur cette datation établie par K. GRASS sur la base d’une analyse rimique de la composition (Das Adamsspiel. Anglonormannisches Gedicht des XII. Jahrhunderts mit einem Anhang. Die Fünfzehn Zeichen des jüngsten Gerichts, 1re éd., Halle, 1891 (2e et 3e éd. remaniées, 1907 et 1928).

3. Voir § 2.4. Le lecteur trouvera dans l’appendice un recensement des vers irréguliers du

Jeu d’Adam.

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des divers transmetteurs, n’ont pas d’impact sur le sens5. En revanche les irrégularités métriques qui résultent d’ajouts ou de rejets d’unités lexicales, ont évidemment modifi é le contenu sémantique du vers. Ces modifi cations d’ordre lexical touchent directement à la notion de mouvance6, c’est-à-dire l’instabilité du texte médiéval qui, une fois créé, appartenait moins à son auteur qu’à ses divers transmetteurs (interprètes, copistes, remanieurs) qui n’hésitaient pas à y introduire des changements. Les motivations des remanieurs ont été variées. Si des impératifs linguistiques expliquent les modifi cations apportées à un texte pour le rendre compréhensible dans une autre aire dialectale (de tels changements peuvent aussi servir au « rajeu-nissement » linguistique d’un texte ancien), d’autres changements sont dus aux velléités littéraires des jongleurs ou des copistes mettant au goût du jour – ou au leur – le texte transmis ; les critiques ont encore souligné que la transmission mémorielle a, elle aussi, eu un impact sur les textes en amenant à corriger les oublis qui en découlent nécessairement.

Si tous ces phénomènes, conscients et inconscients, ont pu laisser une trace dans le Jeu d’Adam, nous voudrions aborder les remaniements que nous y décelons grâce aux irrégularités métriques, d’un point de vue rarement mis en avant – alors qu’il nous semble particulièrement heuristique pour les textes théâtraux –, comme le résultat de modifi cations effectuées par les acteurs dans le but d’améliorer leurs répliques. L’absence d’études sur les particularités textuelles du Jeu d’Adam dans cette perspective est d’autant plus surprenante7 que la critique admet – ainsi qu’en témoigne un nombre considérable de travaux consacrés à sa mise en scène8 – que la composition a

5. Voir § 2 pour un relevé de ces /e/ et la discussion sur la norme linguistique du texte originel.

6. P. ZUMTHOR, Essai de poétique médiévale, Paris, 1972.7. À notre connaissance le seul travail en ce sens est la récente édition du Jeu

d’Adam de V. DOMINGUEZ (Paris, 2012). Cependant la position de V. Dominguez est très différente de la nôtre. Alors que l’analyse linguistique (voir § 2) nous a amené à croire que le texte était originellement régulier et que les irrégularités métriques résultent des modifi cations d’acteurs, V. Dominguez suppose que la plupart des irrégulari-tés, tant rimiques que métriques, y sont originelles. L’auteur aurait fait sciemment « usage des ruptures formelles » (p. 112) et « [v]ers orphelins et strophes incomplètes apparaissent alors moins comme des erreurs que comme des indications » (p. 117).

8. Voir, par exemple, les travaux de M. SEPET (Les Prophètes du Christ. Étude sur les débuts du théâtre au Moyen Âge, Paris, 1878), de G. FRANK (The Genesis and Staging of the Jeu d’Adam, Publications of Medieval Language Association, t. 59, 1944, p. 7–17), de G. COHEN (Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français du Moyen Âge, [1926], Paris, 1951), de W. NOOMEN (Le Jeu d’Adam. Étude descriptive et analytique, Romania, t. 89, 1968, p. 145–193), de B.A. MCCONACHIE (The Staging of the Mystère d’Adam, Theater Survey, t. 20, 1979, p. 27–42) et de M. ACCARIE (La Mise en scène du Jeu d’Adam, Senefi ance, t. 7, 1979, p. 2–16).

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été jouée. Notre texte montre donc que cette pratique, documentée à l’époque moderne, n’était pas inconnue au Moyen Âge.

2. La mouvance et le cas du texte transmis par un seul manuscrit

Le Jeu d’Adam nous a été transmis dans un seul manuscrit, conservé à la Bibliothèque municipale de Tours où il porte la cote 927. Le fait qu’il s’agisse d’un unicum n’en rend pourtant pas impossible l’étude du point de vue de la mouvance. Dans le cas de tels manuscrits, la versifi cation peut servir à déceler les changements intervenus lors de la transmission : les passages acceptables pour le sens mais qui ne respectent pas le mètre choisi par l’auteur remontent alors vraisemblablement aux intermédiaires9. C’est bien cette situation que nous rencontrons dans le Jeu d’Adam, qui présente un nombre considérable d’erreurs de scansion dans des passages autrement cohérents. Certains éditeurs les ont mises, un peu hâtivement, sur le compte d’une origine anglo-normande du texte10. Or non seulement il n’est pas assuré que l’auteur du Jeu soit anglo-normand – ainsi G. Hasenohr plaide pour une origine continentale11 – mais à supposer qu’il l’était, il faudrait discuter des irrégularités du texte en tenant compte des caractéristiques du français insulaire au XIIe siècle. En effet la langue des compagnons de Guillaume le Conquérant ne s’est pas transformée en anglo-normand dès qu’ils ont posé pied en Angleterre et l’on ne saurait généraliser aux textes les plus anciens (1066–XIIe siècle) – fourchette dans laquelle tombe la pièce – les traits des textes anglo-normands plus récents. Les données apportées par I. Short et B. Merrilees dans leur édition de la version anglo-normande du Voyage de saint Brendan de Benedeit, texte du premier quart du XIIe siècle, donc chronologiquement proche du Jeu d’Adam, sont ici éclairantes. Ces éditeurs soulignent que la notion d’un dialecte anglo-normand a peu de sens dans la première moitié du XIIe siècle :

9. Pour les compositions lyriques, au sens étymologique du mot, il faut toute-fois garder à l’esprit la possible infl uence de la musique sur la versifi cation : voir par exemple les choix éditoriaux de S.N. ROSENBERG et de C. CALLAHAN dans leur récente édition de Colin Muset (Paris, 2005). De la même manière il convient de tenir compte d’une « versifi cation popularisante » plus fruste, évoquée par J. MARSHALL, Une versifi cation lyrique popularisante en ancien provençal, Actes du premier congrès international de l’Association internationale d’Études occitanes, éd. P. RICKETTS, Londres, 1987, p. 35–66.

10. Par exemple NOOMEN, Le Jeu d’Adam, p. 11, dont le point de vue est typique, suppose que certaines irrégularités métriques sont à mettre au compte de l’auteur car « [o]n sait que l’irrégularité numérique est caractéristique de la versifi cation anglo-normande ».

11. G. HASENOHR, Philologie romane, École pratique des hautes études. Section des sciences historiques et philologiques. Livret-Annuaire 18, 2002–2003, 2004, p. 159.

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« It is hardly to be expected that, in the fi fty or so years that elapsed be-tween the Norman Conquest and the composition of our poem, insular French such as that used by Benedeit should have come to differ at all sig-nifi cantly from its Continental stock. Indeed, it is questionable whether at this early date Anglo-Norman in the sense of a separate vernacular or dialect can be said already to have existed12. »

Ils constatent aussi que les nombreuses irrégularités métriques de leur texte peuvent être facilement corrigées, ce qui indique « that they are to be impu-ted to successive scribes rather than to the original poet13 ». Il apparaît donc qu’un texte insulaire du XIIe siècle – ce qui, une fois encore, n’est pas assuré pour le Jeu qui pourrait être un texte continental apporté en Angleterre – a de fortes chances d’être proche de la norme continentale. Les seuls traits anglo-normands ayant une incidence sur le compte syllabique que les éditeurs du Voyage de saint Brendan aient relevés et qui pourraient remonter à l’auteur puisqu’ils se trouvent dans des vers métriquement réguliers, concernent plusieurs exemples de /e/ caducs14. Il est donc possible que Benedeit ait quelquefois tiré profi t, pour des raisons métriques, des changements qui commençaient à apparaître dans le français insulaire. Le traitement des /e/ caduc et /e/ parasite, phénomènes anglo-normands apparus assez tôt, peut ainsi servir de pierre de touche pour déterminer la pratique, plus ou moins continentale, d’un auteur. Or l’on constate que pour ces /e/, l’auteur anonyme du Jeu d’Adam a été très respectueux des usages continentaux. En effet l’immense majorité – si ce n’est la totalité – des /e/, tant caducs que parasites, ne sont pas imputables à l’auteur et ont été introduits lors de la transmission. Voyons ces cas. Le texte présente 30 exemples de /e/ caducs et 15 exemples de /e/ parasites. Dans 23 des 30 cas de /e/ caducs (74 %), le rétablissement du /e/ permet de régulariser la mesure15. Remarquons que dans 18 de ces 23 cas il s’agit du verbe faire. L’auteur prononçait donc normalement le radical du futur : fer- et non fr-. Mais il est probable qu’au moins 6 des 7 cas où le rétablissement rend le vers hypermétrique étaient, eux aussi, réguliers à l’origine. En effet dans trois de ces cas la syllabe sur-

12. BENEDEIT, The Anglo-Norman Voyage of St Brendan, éd. I. SHORT, B. MERRILEES, Manchester, 1979, p. 10.

13. Ibid., p. 9.14. Ibid., p. 14.15. Dans tous ces cas le vers d’origine est hypométrique (– 1). Nous commençons

par la liste des 18 cas de faire. 7 : frai ; 41 : frai ; 48 : frai ; 121 : frai ; 165 : fras ; 213 : frai ; 285 : fra ; 297 : frai ; 323 : frai ; 493 : frez ; 617 : frai ; 652 : frai ; 674 : fras ; 687 : frai ; 778 : fra ; 836 : frunt ; 852 : fra ; 879 : fra ; 58 : estrat ; 90 : trovrez ; 214 : curcerai ; 395 : avois ; 396 : duses. Nous n’avons pas tenu compte des /e/ caducs entre /n/ et /r/ (par exemple 191 dirrai ; 451 donrai ; 785 durra ; 786 dorra ; 787 dorra ; 853 amerrat ; 876 dorra etc.) dont l’amuïssement se retrouve, dès le IXe siècle, sur l’ensemble du territoire. Voir G. ZINK, Phonétique historique du français, Paris, 1986, p. 189.

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numéraire peut être éliminée en choisissant une forme concurrente : tu le > tul (v. 159), ele > el (v. 488), icel > cel (v. 645). Dans ces trois cas la régularité originelle est d’autant plus plausible qu’il s’agit, là encore, du radical de faire. Dans trois autres cas, frai (v. 170), preirai (v. 353) et fras (v. 661), les syllabes surnuméraires sont vraisemblablement des exemples d’étoffement lié au jeu théâtral16 et l’enlèvement de brèves unités lexicales introduites par les acteurs pour rendre leurs tirades plus vivantes résout alors l’hypermétrie. Le seul cas où la conservation de la forme aphérétique semble la solution la meilleure se trouve au vers 570 : frai (il s’agit d’un conditionnel et la forme originelle devait comporter un -e fi nal qui rétablit la mesure). Il se peut donc que, dans ce cas précis, l’auteur se soit permis une licence, mais il s’agirait vraiment d’un cas exceptionnel puisque cet exemple du radical fr- est contredit par l’usage de fer- dans tous les autres cas. Le passage en revue des /e/ caducs montre donc que l’auteur suivait presque absolument l’usage continental et que ces irrégularités sont dues aux acteurs et/ou copistes.

En ce qui concerne les /e/ parasites, leur enlèvement dans 14 cas sur 15 (93 %) rétablit pareillement la mesure17. Remarquons ici que trois cas concernent avoir au futur et que l’auteur prononçait donc, comme l’y incitait l’étymologie, avr-. Le seul cas où la correction rend le vers hypométrique (– 1) concerne averez (v. 505) dont l’émendation en avrez est soutenue par les trois exemples précédents. Cette correction est d’autant plus plausible que la mesure peut être retrouvée grâce à un changement minimal, la correction de Despois qu’averez guste mort en Despois qu’avrez gustee mort.

L’analyse du poème du point de vue linguistique permet donc de croire que l’auteur du Jeu d’Adam respectait l’usage continental et que sa versifi ca-tion était régulière. À nos yeux Studer avait donc raison d’écrire :

« In the matter of metre and versifi cation generally, we may assume with Vising that the author of the Mystère d’Adam observed the rules and practices which obtained in Northern France in the middle of the twelfth century18. »

Les résultats de l’analyse linguistique nous semblent confi rmés par un pas-sage de la didascalie initiale qui révèle, lui aussi, un auteur perfectionniste. Celui-ci y demande aux acteurs de respecter la versifi cation : et in rithmis nec sillabam addant nec demant, sed omnes fi rmiter pronuncient, et dicantur seriatim que dicenda sunt19. L’immense majorité des irrégularités du texte

16. Pour cette question, voir § 3.17. Le /e/ parasite rend chaque fois le vers hypermétrique (+ 1). 54 : averas ; 68 :

soiet ; 264 : averez ; 295 : saveras ; 300 : saveras ; 476 : viveras ; 500 : lasseté ; 505 : averez ; 553 : saveras ; 602 : averont ; 686 : saveras ; 822 : istera ; 826 : confundera ; 839 : averont ; 919 : concevera.

18. P. STUDER, Le Mystère d’Adam (1918), Manchester, 1928, p. LII.19. Le Jeu d’Adam, p. 17.

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– en particulier les traits anglo-normands – a donc dû apparaître lors de la transmission. Le rapport particulier entretenu par l’acteur avec son texte permet d’analyser certaines d’entre elles comme des modifi cations destinées à améliorer les tirades.

3. L’acteur et son texte : entre respect et intervention

À nos yeux, la dynamique du jeu est un principe d’explication plus pertinent que d’autres modalités de la mouvance, par exemple les velléités littéraires des copistes, pour rendre compte des modifi cations que nous pouvons trou-ver dans un texte théâtral. La raison des interventions textuelles des acteurs réside, en grande partie, dans la forme versifi ée du texte.

N’oublions pas que l’auteur qui écrit en vers en subit la tyrannie ; en effet il doit couler ses tirades dans un moule métrique qui, souvent, se révèle être une camisole de force. Tantôt le mètre est trop long pour ce qu’il désire exprimer et l’auteur se voit alors contraint à recourir aux chevilles pour fi nir le vers ; tantôt il est trop court – en particulier avec des vers brefs comme l’octosyllabe, le mètre majoritaire du Jeu –, et les impératifs métriques rendent alors son expression laconique20. En d’autres termes la forme versifi ée, et c’est là une critique traditionnelle de la poésie, empêche l’expression naturelle de la pensée (songer ici aux débats des Romantiques en faveur d’un théâtre en prose). Les limitations de l’expression versifi ée sont particulièrement sensibles dans l’écriture théâtrale. C’est que le dialogue d’une pièce n’est autre que l’échange oral, le médium naturel de la commu-nication humaine, transporté dans le domaine de la fi ction21. Nous sentons donc aisément si son expression manque de « naturel » et, quand c’est le cas,

20. Pour illustrer la diffi culté d’écriture inhérente aux vers courts, rappelons que le passage du décasyllabe à l’alexandrin au XVIe siècle a été expliqué par les limitations du décasyllabe dans un temps où la langue multipliait l’usage des pronoms, etc. Ainsi, dans son Épître au lecteur de la Franciade, Ronsard contrastait le décasyllabe et l’alexandrin en affi rmant il m’eust été cent fois plus aisé d’escrire mon œuvre en vers Alexandrins qu’aux autres, qu’ils sont plus longs, et par consequent moins sujets (F. DESONAY, Les Variations métriques de Ronsard poète de l’amour, Lumières de la Pléiade. Neuvième stage international d'Études humanistes, Tours 1965, Paris, 1966, p. 371).

21. Les linguistes confi rment ce fait : « Comme le langage est un jeu qui se joue normalement à deux (ou plus), la conversation face à face, le dialogue semble bien le plus typique de ses modes d’utilisation » (C. BAYLON, P. FABRE, Initiation à la lin-guistique, Paris, 1990, p. 170). Le dialogue théâtral n’est cependant pas une exacte copie des échanges oraux, comme nous le rappelle C. KERBRAT-ORECCHIONI, Pour une approche pragmatique du dialogue théâtral, Pratiques, n° 41, mars 1984, p. 46–62. S’il cherche à imiter le discours quotidien, le dialogue théâtral est « en quelque sorte stylisé et idéalisé par rapport à la conversation ordinaire […] » (Ibid., p. 56) car il élimine les scories propres aux échanges oraux, « bredouillements, inachèvements,

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pensons : « moi j’aurais dit autrement ». Mais alors que pour le commun des hommes la remarque reste théorique, l’acteur qui prête sa voix et son corps pour donner vie à la pièce peut effectivement « dire autrement » en modifi ant ses répliques. Ces libertés, communes de nos jours dans le monde théâtral, ne sauraient étonner à l’âge de la mouvance, époque où la notion de propriété littéraire n’avait pas cours. Il est donc probable que la didascalie et in rithmis nec sillabam addant nec demant n’indique pas uniquement que certains acteurs prononçaient mal, mais illustre précisément cette réalité, l’appropriation du texte par les acteurs22.

Outre les limitations de la forme versifi ée, les caractéristiques stylistiques du Jeu d’Adam pouvaient inciter les acteurs à y faire des changements. Dans un article, W. Noomen s’est intéressé à l’usage de la rime mnémonique dans les textes théâtraux des XIIe–XIIIe siècles23. Il avait remarqué qu’elle est absente des pièces d’origine cléricale et encore proches du drame liturgique – dont le Jeu d’Adam – mais qu’elle caractérise les pièces laïques de la même époque. Fort de ce constat, il s’est demandé si les acteurs des drames cléricaux « avaient moins besoin d’être guidés par des moyens mnémotechniques que leurs collègues jouant le Jeu de saint Nicolas ou le Jeu de la Feuillée24 ». En ana-lysant le Jeu d’Adam, il a cru que c’était effectivement le cas car à la différence des pièces laïques où « la parole et l’action étaient interdépendantes25 », le dialogue et l’action – indiquée par les didascalies – y sont séparés.

tâtonnements, lapsus et reformulations, éléments à pure fonction phatique, compré-hension ratée ou à retardement » (Ibid., p. 55).

22. Dans L’Acteur au Moyen Âge, Xe–XIIIe siècles : vers l’intériorisation du jeu, M. ROUSSE offre « quelques traits de l’évolution que nous croyons pouvoir distin-guer dans le jeu des acteurs entre le Xe et le XIIIe siècle » (ID., La Scène et les tréteaux. Le théâtre de la farce au Moyen Âge, Orléans, 2004, p. 145). Il y souligne l’existence, tout au long du Moyen Âge, d’un théâtre « physique » où les « acteurs fondent leur jeu sur un art du corps, non sur la diction » (Ibid., p. 153). Mais au XIIIe siècle les œuvres de Jean Bodel, Adam de la Halle et de Rutebeuf marquent l’apparition d’un théâtre « qui est aussi un texte, où le jeu résulte de la magie des répliques » (Ibid., p. 156). La qualité littéraire de ces pièces, la complexité psychologique de leurs personnages, nécessitent des acteurs qui travaillent au plus près avec leur texte. Dans ces œuvres « le métier s’intériorise, le rythme repose aussi sur l’agencement des répliques, la rapidité de l’échange verbal, l’accord de la parole et du geste » (Ibid., p. 157). Or, de manière intéressante, M. Rousse voit dans le Jeu d’Adam, quelque peu plus ancien, les prémices à ce théâtre nouveau caractérisé par « l’intériorisation du jeu » ! À nos yeux les modifi cations que nous décelons dans le Jeu d’Adam sont le résultat de la réfl exion des acteurs sur leur texte et prouvent la justesse des propos de M. Rousse.

23. Remarques sur la versifi cation du plus ancien théâtre français. L’enchaînement des répliques et la rime mnémonique, Neophilologus, t. 40, 1956, p. 179–193, 249–258.

24. Ibid., p. 252.25. Ibid.

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« [Q]uand le dialogue cesse, l’action commence, quand l’action a pris fi n, le dialogue reprend. La pièce est donc à caractériser comme une suite de dialogues (et de monologues) plus ou moins stylisés et accompagnés seulement de quelques gestes discrets, alternant avec des pantomimes où se concentre l’action […]. Dans ces conditions la tâche des acteurs était moins lourde que dans les pièces nécessitant un débit rapide26. »

Comme le Jeu d’Adam originel avait un aspect quelque peu rigide, on com-prend que les acteurs aient voulu le rendre plus vivant en modifi ant leur texte27.

Les acteurs pouvaient intervenir d’autant plus facilement que leurs modi-fi cations ne déparaient pas, en règle générale, la diction. En effet il convient de distinguer la diction poétique de la diction théâtrale. Un texte destiné à être lu repose sur une scansion exacte, c’est-à-dire le respect du mètre et de la rime : toute infraction métrique ou rimique au modèle choisi par l’auteur crée un sentiment d’imperfection et défi gure l’œuvre lue. Mais le respect du mètre est moins important dans un texte joué. Les particularités du jeu, en particulier la dynamique du dialogue, tendent à rompre la régularité du mètre. Un exemple tiré des deux premiers vers du Jeu illustre ce fait :

Figura : Adam !Adam : Sire !Figura : Fourmé te ai De limo terre.Adam : Ben le sai.

Comme le montre ce passage28, dans une composition théâtrale les vers ne sont pas toujours lus continûment. Dans le cadre d’un dialogue, chaque personnage a un état d’esprit donné qu’il illustre par un ton de voix, une élocution particulière, des pauses, qui, en ne respectant pas le débit régulier d’une œuvre simplement lue, estompent les frontières du vers. Et cette dislo-cation du mètre n’est pas uniquement le propre du dialogue et des échanges vifs. Même dans le cas d’une tirade de plusieurs vers d’un seul personnage, celui-ci, selon le sens de son texte et la vraisemblance psychologique, peut modifi er le débit ou procéder à des arrêts qui, une fois encore, affaiblissent pour l’oreille le moule du vers. Par exemple la diction des vers 191–19529 :

26. Ibid., p. 253–254.27. Cela aurait été d’autant plus le cas si les modifi cations remontaient au

XIIIe siècle, époque où existait un style de jeu plus vivant. Cela est fort plausible, car la section du manuscrit qui contient le Jeu d’Adam a dû être copiée aux alentours de 1250. Voir pour une telle datation G. HASENOHR, Philologie romane, École pratique des hautes études. Section des sciences historiques et philologiques. Livret–Annuaire 17, 2001–2002, 2003, p. 169–172.

28. Le Jeu d’Adam, p. 20.29. Ibid., p. 32.

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Jo te dirrai tute la summe : Si tu manjues de la pomeTunc eriget manum contra paradisum Tu regneras en majesté, Od Deu poez partir poësté.

était, comme le montre la didascalie (et comme le veut la vraisemblance psychologique), interrompue entre les vers 192 et 193 par une pause qui correspondait au geste de montrer. Les particularités de la diction théâtrale rendent donc les acteurs moins pointilleux en matière de versifi cation : la réalité du Jeu peut prendre le dessus sur les exigences métriques du texte. En tenant compte de cette réalité, on peut comprendre que les acteurs du Jeu d’Adam aient pu modifi er leurs répliques – tantôt en ajoutant de brèves unités lexicales, tantôt en se débarrassant de chevilles nécessaires métrique-ment, mais qui déparaient le texte joué. Remarquons d’ailleurs que dans leurs interventions les acteurs n’avaient pas absolue carte blanche. Comme tous les vers du Jeu n’avaient pas été retouchés et qu’une partie considérable était déclamée de manière « poétique », c’est-à-dire en respectant le vers, l’unité métrique de l’ensemble continuait à être sensible : de ce fait les ajouts ou les retranchements que nous trouvons se limitent généralement à une ou deux syllabes, autrement le sentiment de la mesure aurait été perdu.

Avant d’aborder les exemples de modifi cations d’acteurs, il convient de répondre à une question pratique. Comment ces interventions auraient-elles pu trouver le chemin d’une copie en amont de Tours 927 ? Un certain nombre de travaux sur les manuscrits théâtraux permettent d’entrevoir une réponse. Ainsi nous savons qu’au Moyen Âge la mise en scène d’une pièce requérait une multitude de manuscrits à l’usage des divers participants. Outre la copie d’ensemble de la pièce, le metteur en scène usait d’un « abrégé » ou « livre de conduite » qui indiquait la mise en scène et les interventions de tous les acteurs au moyen du premier et du dernier vers de chaque réplique. Les effets spéciaux utilisés dans la pièce étaient notés dans un « livre des secrets ». Enfi n, et c’est ce type de manuscrit qui nous intéresse ici, chaque acteur avait pour apprendre ses parties un rolet30. En effet, tandis que de nos jours un acteur travaille avec le texte de la pièce entière sous forme de livre, au Moyen Âge il ne possédait que le texte de ses répliques, consignées dans son rolet – il s’agissait d’un petit rouleau ou bien d’un cahier31. C’est donc

30. Pour une présentation globale des manuscrits théâtraux médiévaux, voir É. LALOU, D. SMITH, Pour une typologie des manuscrits de théâtre médiéval, Fifteenth-Century Studies, t. 13, 1988, p. 569–579. Ils notent que ces trois types principaux de manuscrits théâtraux « sous des formes variables devaient exister pour chaque texte mis en scène » (Ibid., p. 570).

31. É. LALOU, Les Rolets de théâtre : étude codicologique, Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui : Moyen Âge et Renaissance. Actes du 115e Congrès International des Sociétés Savantes (Avignon 1990), Paris, 1991, p. 51–71.

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sur son rolet qu’il pouvait noter les changements qu’il souhaitait apporter à son texte. Or nous avons la preuve que certaines copies d’ensemble de pièces ont été faites à partir de rolets que les acteurs avaient fournis aux copistes. Par exemple É. Lalou et D. Smith citent le cas du Mystère de saint Vincent dans lequel le copiste a laissé des espaces blancs pour les tirades du Vilain dont le rolet ne lui était pas parvenu. On rencontre le même problème dans le Mystère de saint Sébastien pour le rôle du fou. Dans la Passion de Troyes le même rôle du fou a été copié par une autre main, ce qui laisse soupçonner que le rolet de ce personnage était parvenu en retard dans l’atelier32. La présence de modifi cations apportées par les acteurs dans notre manuscrit pourrait donc s’expliquer par une activité de copie avec recours aux rolets en amont de Tours 92733.

4. Interventions d’acteurs dans le Jeu d’Adam

Les étoffements (ou ajouts lexicaux)

Ainsi que nous l’avons expliqué plus haut, l’auteur d’une pièce versifi ée su-bit les contraintes du mètre et de la rime, ce qui peut avoir pour conséquence une perte du « naturel » dans l’expression des personnages. En d’autres termes l’auteur, souvent, ne peut reproduire – chose possible en prose – un dialogue tel qu’il pourrait avoir lieu dans la réalité. Aussi, quand il rencontre de tels vers, l’acteur peut vouloir les rendre plus vivants en y ajoutant de brefs éléments lexicaux – nous appellerons ces ajouts étoffements34. Bien que ce principe d’explication ne se veuille pas exclusif pour tous les vers hypermétriques du Jeu d’Adam, il nous semble limiter, de manière plausible, l’intervention d’autres agents de la mouvance (en particulier les copistes). En effet, à la différence de l’acteur, le copiste qui retouche un vers – quelles que soient ses motivations (esthétiques, linguistiques, etc.) – cherche à conserver le mètre de son modèle : le rifacimento veut se fondre dans le texte source. De ce fait, si les ajouts que nous décelons dans le Jeu d’Adam remontaient à des copistes aux velléités artistiques, il faudrait en conclure qu’ils étaient des rimeurs extraordinairement malhabiles. Il faut reconnaître que cette hypo-

32. LALOU, SMITH, Pour une typologie, p. 577 n. 16.33. Dans De l’oral à l’oral : réfl exions sur la transmission écrite des textes drama-

tiques au Moyen Âge, Médiévales, t. 59, 2010, p. 17–39, T. KUROIWA, X. LEROUX, D. SMITH évoquent, sous le nom de formalisation, les formes particulières de « l’enregistrement écrit du texte dramatique en fonction des contraintes liées […] aux nécessités pra-tiques du jeu » (p. 22). Toutefois les techniques qu’ils mettent en lumière concernent surtout les textes tardifs car avant le XVe siècle « la formalisation du texte est encore aléatoire » (p. 23–24).

34. Nous évoquons évidemment ici les hypermétrismes qui résultent de l’adjonc-tion d’unités lexicales et non pas du /e/ parasite (voir § 2).

TRACES DE LA REPRÉSENTATION DANS LE JEU D’ADAM 553

thèse est douteuse ; en revanche l’attribution des ajouts aux acteurs dont la diction théâtrale permettait de prendre quelques libertés avec le mètre, est soutenue par la « valeur-ajoutée » de ces étoffements : ils améliorent la qualité des répliques en question en les rapprochant d’un véritable discours parlé auquel appartient le dialogue théâtral.

La responsabilité des acteurs est d’autant plus plausible que l’analyse linguistique de deux étoffements prouve, à nos yeux sans ambiguïté, qu’ils en sont la source. Quelques mots sur le discours oral sont ici nécessaires. Dans ces échanges les locuteurs se réfèrent aux différents éléments de leur cadre spatio-temporel au moyen de déictiques, outils grammaticaux variés (pronoms, adverbes, possessifs, démonstratifs, etc.), dont la valeur réfé-rentielle varie selon la situation d’énonciation. En effet ce n’est que dans le cadre de l’échange, caractérisé par un hic et nunc donné, que la nature exacte du référent peut être établie ; en dehors d’un contexte précis ces outils n’ont qu’un sens générique. Par exemple le pronom tu, tel quel, ne nous apprend rien sur la personne visée. Ce n’est que dans le contexte d’une énonciation authentique qu’il prend un sens concret pour désigner Pierre, Paul ou bien Marie. Le cas des adverbes de manière (ainsi etc.) illustre encore mieux la nécessité de connaître – ce qui revient normalement à voir – le contexte de l’énonciation pour déterminer leur sens. On ne peut comprendre la phrase « fais comme ça ! » si l’on ne voit pas le geste auquel se réfère le locuteur. L’exception à ce principe – le déictique renvoie à une réalité perçue dans le cadre de l’échange – est constituée par les phrases où ces outils renvoient à un item lexical introduit auparavant : dans ce cas il ne s’agit en fait plus de déictiques mais d’anaphoriques. Par exemple dans la phrase « ouvre tout grand les yeux ! Oui, comme ça ! » on comprend le sens de l’anaphorique comme ça grâce à l’information « ouvre tout grand les yeux ».

Les règles de fonctionnement des déictiques, c’est-à-dire le renvoi à un référent perçu dans le contexte immédiat, peut servir à l’analyse des inter-polations dans le dialogue théâtral – joué dans un décor auquel l’acteur se réfère – afi n de déterminer s’ils sont dus aux copistes ou bien aux acteurs. Si le déictique interpolé désigne (1) une réalité présente dans le cadre spa-cio-temporel lors de l’élocution et (2) qu’il n’en a pas été question jusque-là – le déictique constitue alors la première trace linguistique du référent –, l’acteur doit être tenu pour responsable35. L’ajout est alors un commentaire de l’interprète sur un élément du cadre du jeu que seuls les acteurs et les spectateurs peuvent voir, ce qui n’est évidemment pas le cas du copiste ! Ce

35. KERBRAT-ORECCHIONI, Pour une approche pragmatique du dialogue théâtral, p. 48, rappelle que, dans le dialogue théâtral, « la seule instance conversationnelle-ment pertinente, c’est celle des personnages : c’est par rapport aux seuls personnages que fonctionnent les déictiques, et les maximes conversationnelles. Le dialogue fait converser des personnages, qui constituent l’équivalent et le miroir des personnes qui, dans la vie “ordinaire”, entrent en interaction ».

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n’est que si l’addition se réfère à une réalité introduite auparavant dans le dialogue – que l’on a donc affaire à un anaphorique – que la responsabilité du copiste peut être envisagée. Voyons ces deux exemples.

Conscient d’avoir péché, le couple se cache. Quand Dieu appelle Adam : Adam ubi es ?, ils sortent de leur cachette et Adam répond :

Ci sui jo, beal sire !Repost me sui ja por ta ire,E por ço que sui tut nuz,Me sui jo ici si embatuz36.

L’interpolation si rend le vers hypermétrique (+ 1) et signifi e dans le contexte « ainsi, de la manière que tu vois ». L’adverbe renvoie donc à la manière dont le couple s’est caché – ce dont il n’avait pas été question auparavant dans le dialogue – et qui n’a pu être perçue que par les acteurs et les spectateurs. Nous pouvons d’ailleurs nous faire une idée de ces gestes, car une didasca-lie indique qu’une fois la tirade prononcée, Adam et Ève se relèvent ambo surgent stantes contra fi guram : ils s’étaient donc accroupis pour disparaître de la vue. Alors que l’ajout de si par un acteur pour attirer l’attention sur ses gestes est parfaitement logique – un tel usage est typique des échanges oraux –, ce ne serait pas le cas pour un copiste qui ne participe pas au jeu. Nous rencontrons la même situation au vers 665. Dans ce passage, Abel et Caïn discutent des offrandes qu’ils vont donner. Caïn refuse de suivre les conseils d’Abel et met fi n à la discussion en disant :

Alom offrir de ça, chescons par soi,Qu’il voldra37.

L’ajout de de ça « là-bas » rend le vers hypermétrique (+ 2). À quoi se réfère cet adverbe ? Rien dans le dialogue précédent n’indique l’endroit où les frères doivent faire leur offrande et l’adverbe n’est donc pas un anapho-rique. C’est donc que l’acteur désigne ainsi – un geste devait accompagner l’adverbe –, une partie du décor que le metteur en scène avait choisie pour le lieu du sacrifi ce. La suite du texte le confi rme car une didascalie indique que l’offrande devait se faire sur duos magnos lapides qui ad hoc erunt parati. Ici encore, seul un acteur jouant dans un décor peut se référer à un détail dont il n’a pas été question dans le discours (ici les pierres qui servent d’autel)38.

36. Le Jeu d’Adam, p. 44, v. 387–390 : « Je suis ici beau sire./Je me suis caché à cause de ta colère/et parce que je suis tout nu/je me suis tapi ici de la manière que tu vois. »

37. Ibid., p. 58, v. 664–665 : « Allons offrir là-bas, chacun pour soi,/ce que nous voudrons. »

38. Dans Scena e parola in alcuni testi teatrali francesi del medio evo (XII–XIII seco-lo), Medioevo Romanzo, t. 3, 1976, p. 350–374, R. BRUSEGAN a comparé les particularités de l’écriture théâtrale des textes du XIIIe siècle (Bodel, Adam de la Halle, etc.) avec celle des textes théâtraux plus anciens. Parmi les caractéristiques nouvelles des

TRACES DE LA REPRÉSENTATION DANS LE JEU D’ADAM 555

L’attribution, sur une base linguistique, de ces deux interpolations aux acteurs rend d’autant plus vraisemblable leur responsabilité pour les autres modifi cations dont nous allons maintenant voir plusieurs exemples.

Aux vers 654–657, un passage offre à nos yeux un cas des plus révélateurs. Abel y explique à Caïn la nécessité d’offrir à Dieu un don digne de ce nom :

Abel : Riches hom es e mult as bestes.Chaim : Si ai.Abel : Por quei ne contes toit par testes E de totes donez las dismes ?39

Comme on le voit la brève intervention de Caïn Si ai rompt le compte sylla-bique des octosyllabes (+ 2). Il est donc plus que probable qu’il s’agit d’une interpolation et que dans le texte originel les vers 655–657 étaient dits d’une traite par Abel. Il est diffi cile de croire qu’un copiste ait introduit cette inter-jection qui rendait le vers hypermétrique et, dans une diction « poétique », en rompait le rythme. Mais si du point de vue métrique l’ajout dépare le vers, du point de vue théâtral, il l’améliore en le rendant naturel. En ajou-tant Si ai l’acteur a imité la dynamique des échanges oraux dans lesquels les intervenants s’interrompent souvent pour exprimer leur réaction. Qui plus est, cette trouvaille de l’acteur jouant Caïn lui permettait de souligner une caractéristique essentielle du personnage, son amour-propre, raison qui l’amène à assassiner son frère.

textes du XIIIe siècle – devenues ensuite typiques dans l’écriture théâtrale – elle cite les références au cadre du jeu : « Lo spazio scenico invece è ricreato direttamente nel dialogo attraverso gli elementi deittici del parlato (avverbi di luogo : “la”, “chaiens”, “laiens”, “sus”, “jus” ; di maniera : “ensi” ; aggetivi dimonstrativi che accompagnono i verbi d’azione all’imperativo : “tenés […] ceste poire” […] che funzionano come le rubriche narrative del primo teatro religioso ma dentro al dialogo stesso » (p. 366). Ces changements marquent un progrès dans l’écriture théâtrale qui se détache de la littérature. Or notre analyse montre que les ajouts d’acteurs dans le Jeu d’Adam correspondent aux caractéristiques que Brusegan tient pour propres à l’écriture théâ-trale. Le travail de Brusegan confi rme ainsi les liens que nous avons soulignés entre le dialogue théâtral et le discours quotidien, ce qui rend compte des motivations des acteurs dans leurs changements. Il faut remarquer que les ajouts de déictiques que nous avons soulignés dans le Jeu d’Adam ont échappé à Brusegan qui écrit : « Nel Jeu d’Adam invece le didasclie si presentano come un linguaggio alternativo alla parola, portando da sole il peso di rappresentare la scena, cioè dicono loro ciò che l’attore deve fare. » (Ibid., p. 366). Si sa remarque est juste pour le texte originel du Jeu d’Adam, ce n’est pas le cas pour la version, remaniée par les acteurs, que nous connaissons.

39. Le Jeu d’Adam, p. 57 : « Abel : Tu es un homme riche et tu as beaucoup de bêtes./Caïn : C’est vrai./Abel : Pourquoi ne les comptes-tu pas toutes/et en offres la dîme ? »

556 C. CHAGUINIAN

Ayant exprimé son point de vue, Abel demande à Caïn s’il va suivre son conseil. Le vers 661 présente un rapide échange entre les deux frères :

Abel : Fras le tu ensi ?Chaim : Or oez furor !40

Le vers est hypermétrique (+ 3 avec rétablissement du /e/ dans fras) et il apparaît que les deux acteurs ont fait des additions. Abel a dû renforcer sa question en ajoutant le tu ou bien ensi (un anaphorique qui renvoie aux vers 655–660 qui expriment son conseil) tandis que Caïn a fait précéder son inter-jection, un subjonctif jussif, par Or (voir, plus loin, le même ajout au vers 170). La forme originelle de l’octosyllabe a vraisemblablement été : Feras ensi ? Oëz furor ! ou bien Feras le tu ? Oëz furor ! Quels que soient les ajouts, le tu […] Or ou bien ensi ? Or, leur raison d’être est de renforcer les deux répliques. La fonction de le tu et ensi est essentiellement la même : tous deux renvoient à la proposition précédente et leur utilisation simultanée par l’acteur relève de l’expressivité orale. Or, quant à lui, donne plus de poids à l’interjection suivant son usage typique en ancien français : « devant un impératif ou un subjonctif, il donne plus de vivacité à un ordre, une prière […]41 ».

Voyons un autre exemple. Le couplet 689–690 présente une stichomythie entre Abel et Caïn :

Chaim : La prove est pres.Abel : Deus m’aidera !Chaim : Je te occirai ades.Abel : Deu le savra42.

Le vers 690 est hypermétrique (+ 2) et le rejet de l’adverbe ades « tout de suite, maintenant » permet de retrouver l’octosyllabe attendu. Ici, outre les raisons métriques, la place d’ades dans le folio s’oppose à y voir une addition du copiste. En effet l’adverbe se trouve dans la marge et le scribe a indiqué son emplacement dans le vers au moyen de deux traits. Cette leçon devait donc se trouver dans le modèle qu’il a consciencieusement suivi pour corriger son oubli initial. À nos yeux il s’agit, une fois encore, d’un ajout d’acteur dont les motivations sont la recherche du naturel. Ades est un déictique qui, dans cet échange, permet à Caïn d’insister sur l’imminence – hic et nunc – du meurtre.

40. Ibid., p. 57–58 : « Abel : Vas-tu le faire ainsi ? Caïn : Écoutez cette folie ! »41. G. HASENOHR, Introduction à l’ancien français de Guy Raynaud de Lage, 2e éd.,

Paris, 1993. Voir § 331.2.42. Le Jeu d’Adam, p. 60–61, v. 689–690 : « Caïn : La preuve est là. Abel : Dieu

m’aidera !/Caïn : Je vais te tuer maintenant. Abel : Dieu le saura. »

TRACES DE LA REPRÉSENTATION DANS LE JEU D’ADAM 557

Dans le passage 697–698, Caïn annonce à son frère qu’il va le tuer :

Chaim : Vols oïr por quoi te oscirai ?Abel : Or le me di, por quoi ?Chaim : Jol toi dirrai43

Le vers 698 est hypersyllabique (+ 2). Ici encore l’action d’un copiste ajou-tant porquoi qui rompt le compte syllabique est douteuse. Mais comme cet anaphorique (il renvoie à porquoi de Caïn) rend le passage plus vivant – de telles reprises sont communes dans le discours parlé –, et a donc une raison d’être théâtrale, il est logique d’y voir un étoffement d’acteur cherchant à créer une mimésis d’un véritable dialogue.

Les exemples vus jusqu’à présent illustrent le désir de créer un dialogue naturel par l’adjonction d’outils typiques des échanges oraux (reprises, déictiques, etc.). D’autres ajouts cherchent surtout à enrichir le sens. Dans le quatrain 73–76, Adam remercie Dieu pour ses bienfaits et lui jure obéissance :

Grant graces rend a ta benignité,Ki me formas e me fais tel buntéQue bien e mal mez en ma poësté.En toi servir metrai, met !, ma volenté44.

L’ajout de la forme met rend le vers 76 hypersyllabique (+ 1). Tous les éditeurs y ont vu une erreur de copie, sans doute causée par metrai. En réalité il s’agit certainement d’un ajout d’acteur. En recourant à une forme du présent et en brisant le rythme du vers, Adam insiste avec force sur son obéissance : il est, dès maintenant, un serviteur fi dèle de Dieu.

Dans le passage 637–638 Abel explique comment l’offrande doit être faite :

Preom lui qu’il nus doinst s’amorE nus defende de mal noit e jor45.

Le vers 638 est hypermétrique (+ 2) et l’enlèvement du syntagme de mal per-met de retrouver l’octosyllabe attendu. Plus qu’un rifacimento d’un copiste aux prétentions littéraires mais médiocre versifi cateur, c’est le principe d’enrichissement d’un texte senti comme trop laconique qui rend le mieux compte de cette adjonction. L’acteur a sans doute voulu rendre plus clair le sens de defende qui, dans le texte original, ne comportait pas d’objet ; il

43. Ibid., p. 61, v. 697–698 : « Caïn : Veux-tu savoir pourquoi je vais te tuer ?/Abel : Oui, dis-le-moi. Pourquoi ? Caïn : Je vais te le dire. »

44. Ibid., p. 23, v. 73–76 : « Je te rends grâces pour ta bonté,/Toi qui me formas et me fais un tel don,/Mettre en mon pouvoir et le bien et le mal./Je mettrai, je mets !, ma volonté à te servir. »

45. Ibid., p. 56, v. 637–638 : « Prions-le de nous donner son amour/et de nous défendre du mal nuit et jour. »

558 C. CHAGUINIAN

n’est pas impossible qu’il ait été infl uencé par la prière Pater noster dont le vers fi nal, Libera nos a malo, exprime une idée similaire et utilise le même syntagme.

Pour le couplet 29–30, où Dieu instruit Adam sur le respect qui lui est dû, le manuscrit porte :

Moi aim e honor ton creator,E moi reconuis a seignor46.

et le vers 29 doit sans doute être lu : Moi aime ! Honor’ ton creator ! Comme on voit, le vers 29 est hypersyllabique (+ 1) et l’enlèvement de moi permet de retrouver la mesure attendue. La leçon originelle du vers a donc dû être Aim’ e honor’ ton creator47 « aime et honore ton créateur » (c’est la correction adoptée par Noomen). Plutôt que d’une erreur scribale sous l’infl uence du vers 30, E moi reconuis, etc., il s’agit probablement d’une modifi cation d’acteur; étant donné que dans les vers précédents Dieu donne des ordres concernant le respect qui lui est dû, l’acteur jouant Dieu a pu vouloir renforcer, grâce au pronom, la nature personnelle de l’ordre. Remarquons encore que dans la leçon originelle, le vers était dit d’une traite alors qu’après modifi cation, il est divisé en deux. Le commandement divin est alors exprimé par deux propositions indépendantes, ce qui lui donne plus de poids.

C’est un ajout similaire que nous trouvons dans les vers 439–440, où Dieu accuse Ève :

Et tu, Eve, mala muiller,Tost me començas de guerreer48

Le vers 440 est hypermétrique (+ 1) du fait du pronom me. En l’ajoutant l’acteur qui jouait Dieu aura voulu souligner que celui-ci est visé par la rébellion – chose inacceptable – car c’est un crime de lèse-majesté.

Cet échantillon d’exemples nous semble suffi sant pour illustrer les moti-vations des acteurs à l’origine des étoffements.

Hypermétrismes « orthographiques »

Les traces de remaniements d’acteurs autorisent à revenir sur certains ajouts dont les critiques ne tiennent généralement pas compte, car leur apport sémantique est à peu près nul. On pourrait parler à leur propos

46. Ibid., p. 21, v. 29–30 : « Aime-moi et honore ton créateur/et reconnais-moi comme ton seigneur. »

47. Une vingtaine d’octosyllabes du Jeu présente une césure épique après la quatrième syllabe. Ce serait le cas ici.

48. Ibid., p. 47, v. 439–440 : « Et toi, Ève, mauvaise femme/tu as vite commencé à te rebeller contre moi. »

TRACES DE LA REPRÉSENTATION DANS LE JEU D’ADAM 559

d’hypermétrismes « orthographiques », comme lorsque la forme originelle est remplacée par un synonyme plus long, par exemple onc par onques ou bien serra pour iert. Les chercheurs estiment qu’en raison de leur caractère inconscient, ce type de modifi cation est négligeable en critique textuelle49. Pourtant, dans le cas d’un texte où l’action des acteurs est patente, cet a priori ne va pas de soi. Certes on ne saurait exclure qu’entre le modèle qui avait intégré les étoffements et notre manuscrit il n’y ait eu plusieurs copies et que certaines des ajouts « orthographiques » soient apparus, de manière mécanique, au cours de cette transmission. Mais cette hypothèse ne change rien au fait que notre texte repose sur une copie retouchée par les acteurs. On peut donc se demander si certaines de ces modifi cations « orthographiques », quand elles ont une valeur expressive, ne pourraient leur être attribuées. En effet, ces interventions peuvent avoir un effet esthétique puisqu’elles allongent les vers et en ralentissent la diction. Voyons quelques exemples. Dans le couplet 735–736 Dieu indique à Caïn la gravité de sa faute et les conséquences de celle-ci :

Mult en faïs grant felonie :Maleit en serras tote ta vie50.

En serras rend le vers 736 hypermétrique (+ 3)51. Le compte peut être retrouvé en enlevant l’anaphorique en qui renvoie au vers précédent et en remplaçant serras par le monosyllabique iers. La comparaison du vers reconstruit avec la leçon du manuscrit montre que les trois syllabes additionnelles ralentissent considérablement la diction et donnent ainsi plus de gravité à l’expression de la punition. La modifi cation pourrait donc remonter à l’acteur jouant Dieu et non à un copiste qui préférait la forme serras à iers52.

Le passage avant le meurtre d’Abel est constitué de vifs échanges entre les deux frères. Le passage 679–684 en donne une bonne idée :

49. « Some kinds of copying errors which turn up frequently have no value for stemma construction because they may be polygenic ; that is, they may have oc-curred with more than one scribe at the same point. These include a word or line out of place, a seriously misspelled word, orthographical variations, a hypometric or hypermetric line, and the omission of an occasional word or sentence. […] The substitution of synonyms (baron for segnor) and clichés (ains le tiers jor passant for ains quinsaine passant) does not carry much weight for establishing a stemma either. Impersonal in nature, clichés were liable to come to any scribe’s mind. » Voir la sec-tion Insignifi cant Errors and Innovations (p. 52–53) dans A. FOULET, M. BLAKELY SPEER, On Editing Old French Texts, Lawrence, 1979.

50. Le Jeu d’Adam, p. 63, v. 735–736 : « Tu as commis une grande félonie/à cause d’elle tu seras maudit toute ta vie durant. »

51. Maleit est normalement trisyllabique maleït.52. L’hypermétrie du v. 760 (+ 1) peut être pareillement corrigée en y remplaçant

serra par iert.

560 C. CHAGUINIAN

Chaim : Abel! morz es !Abel : E jo por quoi ?Chaim : Jo men voldrai vengier de toi !Abel : Sui jo mesfait ?Chaim : Oïl, asez ! Tu es traïtres tot provez !Abel : Certes non sui !Chaim : Dis tu que non ?Abel : Unches n’amai de fere traïson !53

Le vers 684 est hypersyllabique (+ 2) et l’octosyllabe attendu peut être retrouvé en remplaçant unches par unc et en enlevant de. Ici encore des rai-sons théâtrales nous semblent pouvoir rendre compte de l’ajout. Dans ce vers Abel rejette l’accusation de Caïn : en allongeant le vers et ralentissant la diction, sa défense gagne en solennité et contraste d’autant plus avec les brefs échanges des vers précédents.

Dans le couplet 419–420, Adam explique à Dieu qu’il a mangé le fruit sur le conseil d’Ève :

Donat le moi et jo mangaiOr m’est avis que tornez est a gwai54.

Le vers 420 est hypermétrique (+ 2) et la mesure peut être rétablie en enlevant tornez. L’ajout ne change pas substantiellement le sens (quë est a gwai « que c’est pour mon malheur ») mais, en ralentissant le débit, il permet d’insister sur la conséquence de la transgression.

Nous nous en tiendrons à ces trois exemples qui, à nos yeux, soutiennent l’idée que dans le Jeu d’Adam ce genre d’irrégularités mérite d’être analysé du point de vue du jeu55.

La question de la responsabilité des acteurs pour l’ajout de certains pronoms personnels peut, elle aussi, être posée. Leur raison d’être serait le désir, maintes fois rencontré dans notre discussion, de rendre les vers plus « naturels », cette fois-ci en les rapprochant de la norme linguistique contem-poraine. En effet rappelons que dans les textes les plus anciens « l’emploi

53. Ibid., p. 59–60, v. 679–684 : « Caïn : Abel tu vas mourir ! Abel : Mais pourquoi ?/Caïn : Je vais me venger de toi !/Abel : Suis-je coupable ? Caïn : Oui, tu l’es !/Tu es un traître, j’en ai la preuve./Abel : Je ne le suis pas ! Caïn : Tu dis que non ?/Abel : Je n’ai jamais aimé faire trahison. »

54. Ibid., p. 46, v. 419–420 : « Elle me le donna et j’en mangeai/je vois maintenant que cela a causé mon malheur. »

55. Les vers suivants pourraient être étudiés dans cette perspective. Le premier terme entre parenthèses indique l’unité lexicale qui rend le vers hypermétrique tandis que le second indique le terme qui permet de retrouver la mesure. V. 50 (itel/tel), 344 (contre/od), 673, 870, 873 (ovec/od), 809 (encontre/contre), 828 (envers/vers).

TRACES DE LA REPRÉSENTATION DANS LE JEU D’ADAM 561

du pronom reste rare et généralement expressif, répondant à une intention d’insistance ou d’opposition ». Par la suite l’usage du pronom sujet s’est développé et si au XIIIe siècle, par conservatisme ou par licence poétique, la poésie s’en passait encore, en prose il était de norme : « [d]ans la prose du début du XIIIe siècle, c’est l’absence du pronom sujet qui devient relativement rare56 ». Puisque le dialogue théâtral cherche à imiter le discours réel, l’ajout par les acteurs d’outils grammaticaux typiques de la langue contemporaine dans les endroits où l’auteur du XIIe siècle les avait omis – on aurait ici un bon exemple de modifi cation linguistique par désir de « rajeunir » le texte – est peut-être un principe d’explication plus pertinent que l’action de copistes. Remarquons que ces ajouts soutiendraient l’idée que le Jeu d’Adam était joué peu de temps avant la copie du manuscrit de Tours au milieu du XIIIe siècle57. Voyons quelques exemples de tels ajouts. Les deux premiers, très similaires, montrent l’addition du pronom tu. Dans le vers 103 Dieu interdit à Adam de manger du fruit sous peine de mourir :

Sen tu en manjues, sempres sentiras mort58

On rencontre la même construction et le même ajout au vers 159, où le Diable tente Adam à propos du même fruit :

Se tu le manjues, bon le fras59 !

Au vers 399 Adam explique à Dieu pourquoi il s’est caché :

Tel vergoigne ai jo, sire, de toi60

Inutiles pour le compte syllabique et sans valeur sémantique particulière61, ces ajouts rapprochaient simplement les tirades de la norme du discours quotidien. La situation est peut-être un peu plus compliquée dans le qua-train 579–58262, où Ève se demande comment elle a pu violer l’interdit divin :

Por quei ne fui al criator encline ?Por quei ne tien jo, sire, ta discipline63 ?

56. G. MOIGNET, Grammaire de l’ancien français, Paris, 1984, p. 128.57. Voir n. 27.58. Le Jeu d’Adam, p. 25, v. 103 : « Si tu en manges, tu mourras sur le champ. »59. Ibid., p. 30, v. 159 : « Si tu le manges, tu feras bien ! Comme nous l’avons vu

§ 2, l’original devait offrir la forme pleine feras. »60. Ibid., p. 45, v. 399 : « J’ai si honte, sire, devant toi. »61. Au XIIIe siècle le pronom sujet est utilisé « sans qu’aucune nuance d’insistance

stylistique se laisse percevoir » (MOIGNET, Grammaire de l’ancien français, p. 128).62. Les quatrains du Jeu d’Adam sont constitués de décasyllabes.63. Ibid., p. 53, v. 579–580 : « Pourquoi n’ai-je pas été soumise au créateur ?/

Pourquoi n’ai-je pas obéi à tes ordres ? »

562 C. CHAGUINIAN

Ici la recherche d’expressivité n’est pas à exclure : comme le pronom est placé à la césure, son ajout permettait à l’acteur d’insister sur la responsa-bilité d’Ève.

Disons, pour fi nir, quelques mots sur les /e/ parasites et leur opposé, les /e/ caducs, apparus64 pendant la transmission. Comme ces deux phé-nomènes sont une caractéristique des copistes anglo-normands, il semble a priori inutile de les évoquer ici. Mais s’il est possible qu’une grande partie d’entre eux soit apparue lors de la copie, des exemples de vers réguliers malgré ces /e/ ne laissent de surprendre et nous ramènent, une fois encore, à la question de modifi cations d’auteurs. Ainsi dans le couplet 169–170, Adam refuse de suivre le conseil du Diable :

Diabolus : Creras me tu ? Guste del fruit !Adam : Noel frai pas.Diabolus : Or oëz deduit65 !

Le vers 170 est métriquement régulier alors que la forme originelle devait être ferai. Il apparaît donc que la leçon du manuscrit résulte de l’addition de l’adverbe or – qui relève, comme on l’a vu à propos du vers 661, du dis-cours parlé – dont l’ajout compense la perte du /e/ caduc. Voyons une autre illustration de ce même procédé au vers 353. Abattu par sa faute, Adam se demande qui pourra l’aider :

Qui preirai jo ja qui m’aït66 ?

Ici encore le vers est métriquement régulier malgré la perte du /e/ caduc dans preirai (au lieu de preierai). L’adverbe ja – qui marque l’idée du futur « un jour, dans le futur » et relève ici de l’usage parlé en intensifi ant la question – apparaît ainsi comme un ajout compensant le /e/ caduc de la forme verbale. Certes on pourrait supposer qu’un copiste a procédé à ces changements ; pourtant dans un texte marqué par les interventions d’acteurs, serait-il invraisemblable que des interprètes aient tiré profi t des particularités de la prononciation anglo-normande pour modifi er leurs répliques tout en en respectant le mètre ?

Enlèvements et rejets

Nous voudrions fi nir la discussion des interventions d’acteurs en évoquant le cas de certains vers hypométriques. Comme nous l’avons indiqué dans la section 3, les contraintes de la forme versifi ée peuvent amener l’auteur à user de chevilles pour trouver la ou les syllabes nécessaires au vers. Or

64. Voir § 2.65. Ibid., p. 31, v. 169–171 : « Diable : Me croiras-tu ? Goûte du fruit !/Abel : Je ne

vais pas le faire. Diable : Écoutez la bonne blague ! »66. Ibid., p. 43, v. 353 : « Qui prierai-je pour qu’il m’aide ? »

TRACES DE LA REPRÉSENTATION DANS LE JEU D’ADAM 563

la cheville, comme le souligne sa défi nition, est un « terme de remplissage permettant la rime ou la mesure » mais il s’agit d’« une expression inutile à la pensée67 ». Un certain nombre de vers hypométriques pourraient donc s’expliquer par l’enlèvement volontaire de ces termes de remplissage qui rendaient l’expression moins « naturelle68 ». Ici encore la perspective de l’acteur, son désir d’améliorer les répliques, permet d’émettre une hypothèse sur sa responsabilité pour ces changements.

Voyons deux exemples qui illustrent ce type d’intervention. Dans le qua-train 583–586, écrit en décasyllabes, Ève évoque les conséquences du péché pour l’humanité :

Le mien mesfait, ma grant mesaventureCompera chier la nostre engendreore.Li fruiz fu dulz, la paine est dure69.

Le vers 585, même en lisant painë est, est hyposyllabique (– 1). L’ajout de la conjonction mais permet de retrouver la mesure et laisse supposer que le texte originel était Li fruiz fu dulz mais la painë est dure. La perte de mais s’explique-t-elle par l’inattention du copiste ? C’est théoriquement possible mais comme son rejet améliore le passage, il est plus logique d’y voir une intervention consciente d’acteur. Eve y contraste le profi t qu’elle a tiré de la transgression avec les conséquences dramatiques de celle-ci. Or le rejet de l’outil de coordination rend la comparaison plus frappante : en effet la juxta-position de deux indépendantes « le fruit fut doux, la peine est dure » produit une antithèse plus marquée que la construction hypotaxique de l’auteur « le fruit fut doux mais la peine est dure ». Nous trouvons une situation similaire dans le couplet 731–732, où Dieu accuse Caïn de meurtre :

Quen as tu fet ? Ou l’as tu mis ?Jo sai bien, tu l’as ocis70 !

Le vers 732 est hyposyllabique (– 1) et le mètre originel peut être retrouvé par le rétablissement de la conjonction que. La leçon originelle aurait donc été : Je sai bien que tu l’as occis dont le sens est un peu différent : « je sais avec certitude que tu l’as tué ». Ici encore l’analyse du passage rend plausible une explication par le jeu. Dans tout le passage 731–738, Dieu exprime son indi-gnation face au meurtre d’Abel au moyen d’une série de rapides propositions indépendantes. Or dans le vers 732 le recours à la conjonction que et à la

67. Défi nition du Petit Robert s.v. « cheville ».68. Nous visons, évidemment, les hypométries qui ne sont pas dues au /e/ caduc.69. Le Jeu d’Adam, p. 53, v. 583–585 : « Ma grande faute, mon grand malheur/

Coûtera cher à notre descendance./Le fruit fut doux, la peine est dure. »70. Ibid., p. 63, v. 731–732 : « Qu’as-tu fait de lui ? Où l’as-tu mis ?/Je sais, tu l’as

tué ! »

564 C. CHAGUINIAN

construction hypotaxique ralentit le débit : en éliminant que et transformant le vers en deux indépendantes l’acteur aura voulu rétablir un rythme rapide.

5. Conclusion

Confronté aux vers irréguliers mais parfaitement cohérents du Jeu d’Adam, le critique s’interroge sur la modalité de la mouvance qui peut en rendre compte. Dans le cas d’un texte théâtral comme le nôtre, il est de fortes raisons pour soupçonner la responsabilité des interprètes. Non seulement parce que les remaniements textuels sont pratique courante dans le monde théâtral, mais aussi parce que leur étude dans le Jeu d’Adam au moyen des outils de l’analyse du discours soutient cette interprétation. Ainsi que nous l’avons vu, l’analyse des déictiques dans les vers 390 et 665 ne s’explique que par le jeu et leur ajout ne saurait remonter aux copistes.

Dans son article sur l’acteur au Moyen Âge, M. Rousse avait rappelé que « [l]e Moyen Âge nous a livré peu de documents sur l’activité théâtrale dont il a pu être le lieu […]. De ce fait parler de l’acteur et de son métier relève de la gageure71 ». Il s’y était pourtant essayé et en tenant compte de facteurs « externes » (la croissante diffi culté des pièces, la part importante jouée par le dialogue, la complexité psychologique des personnages), en avait conclu qu’entre les XIIe–XIIIe siècles. les acteurs « intériorisent » le jeu et travaillent au plus près avec le texte. Envisagé dans cette perspective, le Jeu d’Adam corrobore les conclusions de M. Rousse et apparaît comme un document exceptionnel puisqu’il permet de découvrir, de l’intérieur, le travail des acteurs sur leur texte. Alors que d’aucuns croient que le jeu du théâtre verna-culaire à ses balbutiements – du moins si l’on interprète ainsi le « silence des siècles »72 – était rudimentaire73, le texte du Jeu d’Adam révèle chez ses acteurs un perfectionnisme et une grande intelligence de la dynamique du jeu.

Au début de ce travail, nous soulignions que le Jeu d’Adam était remar-quable du point de vue historique et littéraire. Au terme de cette étude il

71. ROUSSE, L’Acteur au Moyen Âge, p. 145.72. L’idée qu’avant l’apparition des premiers textes dramatiques le théâtre fran-

çais n’existait pas est de nos jours remise en question. KUROIWA, LEROUX, SMITH, De l’oral à l’oral, p. 18, écrivent : « Selon une perspective évolutionniste aujourd’hui dis-cutée, le théâtre français serait né au XIIe siècle avec les premiers témoins scriptuaires […]. Mais l’origine du théâtre, intrinsèquement lié à l’oralisation, ne peut qu’avoir été antérieure à ces premiers témoins, dont la facture montre un degré certain d’élaboration. »

73. G. COHEN, Histoire de la mise en scène, p. 59, avait cru que les acteurs du Jeu d’Adam étaient « maladroits et de peu de culture, ne sachant pas se tenir en scène, ayant le geste gauche des débutants, la diction trop rapide ou trop lente, parlant sans art, massacrant les vers ou les changeant de place ».

TRACES DE LA REPRÉSENTATION DANS LE JEU D’ADAM 565

apparaît qu’il l’est tout autant par les renseignements qu’il nous offre sur le travail des acteurs de cette période.

University of North Texas (Denton) Christophe CHAGUINIAN

566 C. CHAGUINIAN

APPENDICE

Relevé des vers irréguliers du Jeu d’Adam

Vers hypermétriques

Par ajout d’un /e/ parasite54, 68, 106, 264, 295, 300, 476, 496, 500, 553, 602, 686, 812, 822, 826, 839, 919

Par ajout d’un mot6, 9, 29, 34, 63, 76, 103, 116, 263, 292, 387, 390, 399, 420, 429, 432, 440, 454, 456, 462, 472, 499, 544, 548, 549, 569, 573, 580, 638, 643, 653, 656, 661, 665, 669, 684, 690, 698, 722, 725, 745, 766, 892, 903, 904, 905, 926, 929, 931, 932, 937, 940, 941, 943

Par orthographe/synonyme12, 13, 14, 15, 16, 26, 50, 67, 76, 94, 110, 125, 139, 140, 151, 167, 172, 173, 186, 207, 212, 237, 261, 282, 299, 303, 344, 379, 423, 489, 518, 540, 543, 547, 578, 613, 615, 673, 691, 717, 721, 736, 753, 755, 760, 774, 780, 809, 828, 869, 870, 873, 877, 882, 883, 890, 912, 928, 944

Vers hypométriques

Par chute d’un /e/ caduc7, 32, 41, 48, 55, 58, 90, 121, 165, 213, 214, 285, 297, 323, 395, 396, 493, 617, 652, 674, 687, 778, 836, 852, 879

Par enlèvement d’un mot17, 19, 22, 25, 43, 46, 60, 64, 84, 118, 163, 179, 192, 248, 251, 269, 272, 309, 317, 341, 346, 354, 358, 389, 402, 404, 438, 449, 450, 458, 459, 461, 463, 486, 520, 523, 536, 542, 555, 585, 598, 631, 647, 659, 660, 671, 695, 707, 729, 732, 739, 771, 864, 875, 897, 939

Par orthographe/synonyme8, 60, 64, 168, 178, 316, 319, 352, 365, 406, 410, 431, 444, 460, 478, 557, 582, 586, 620, 626, 632, 666, 841, 843, 863, 865, 876, 896, 906, 910, 914

Vers réguliers retouchés

Vers régulier par chute d’un /e/ caduc et ajout d’un mot/recours à une forme longue159, 170, 315, 353, 488, 646

Vers régulier par enlèvement d’un mot/changement de forme et ajout d’un /e/ parasite/forme longue314, 505