De l'insurrection au jeu. La pensée de Mehdi Belhaj Kacem

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La pensée de Mehdi Belhaj Kacem : de l'insurrection au jeu Nous ambitionnons de rendre compte d'une grande partie de l'oeuvre de Belhaj Kacem; notre première partie thématisera cette époque qui se complaît dans son soi-disant "nihilisme"; ensuite, il sera question de la singulière oblitération d'une tradition philosophique qui osait placer le mal au centre de son dispositif; enfin, nous tâcherons d'éprouver le jeu comme horizon émancipateur. Notre propos ne consistera en aucun cas à multiplier les comparaisons avec ses possibles prédécesseurs; nous n'oublieons pasr que "le fait de ne voir que ressemblance et de tout égaliser est caractéristique d'une faible vue" 1 . Cependant, et malgré les limites inhérentes à ce type d'étude, il s'agira de se donner une idée de l'inscription des analyses de Belhaj Kacem dans une certaine filiation, laquelle est d'ailleurs pleinement revendiquée, surtout lorsque il affirme que son oeuvre est rédigée comme si il était un métaphysicien protestant 2 .Il apparaîtra que notre auteur puisera à diverses sources, y compris chez des penseurs dits "autoritaires". MBK, à l'instar d'un Pierre Leroux ou d'un Walter Benjamin, n'a jamais hésité à se référer à des auteurs d'extrême droite : il se trouve que ceux-ci ont tout autant sinon davantage pensé le Κοινόν que les philosophes dits "de gauche" Quand à ces derniers, il ne s'agirait pas de s'imaginer qu'ils auraient pu, par on ne sait quelle grâce, éviter de puiser dans l'intarissable source du mal, qui alimente comme nous allons le voir toute activité humaine, et en particulier celle politique. Nous sommes gré à ce jeune penseur de bien l'établir: "L'esprit du nihilisme demande, tout de même, si des figures hagiographiques de la gauche révolutionnaire valent fondamentalement mieux, et fonctionnent fondamentalement sur un autre schéma, que celui consubstantiel et invétéré de l'humain, de la stratégie toujours plus avide d'appropriations tentaculaires, même si elles ne sont pas monétaires. En quoi le tyran marxiste- léniniste, imitant monstrueusement le fonctionnement du tsarisme ou du vieil impérialisme chinois (...) l'emporterait-il en dignité sur l'adipeux PDG ou l'Emir saoudien?" 3 On retrouve là le geste heideggerien consistant à renvoyer dos à dos communisme et libéralisme, tous deux assujettis à leur propre "insurrection", laquelle repose justement sur ce que MBK nomme " pléonectisme", et dans cet extrait "appropriation tentaculaire" nous aurons l'occasion d'en reparler. Aussi, nous pouvons rendre grâce à notre auteur de s'enquérir de schèmes de pensée trop souvent méprisés par les "penseurs communistes", aux prétendues mains pures. La fidélité à la pensée d'Adorno ou de Benjamin est ici patente; elle consiste à interroger sans relâche toutes les pensées autoritaires ainsi que leurs conséquences, en particulier toutes celles qui ont misé sur la "personne authentique", le soi, l'ipséité. 4 Prendre au sérieux toutes les pensées ennemies qui ne visent qu'à valider et à conserver l'autorité et l'injustice est donc nécessaire pour proprement s'en défaire. Il s'agirait en effet de se proposer quelque contre-poisons aux pensées de Heidegger, Schürmann, Schelling...justement en s'"expliquant" avec elles. Nous aurons donc ici l'occasion de rappeler leur source cachée à tous, bien entendu inavaouble -Rousseau- au sérieux, lorsque celui-ci affirme : " Il faut tirer du mal même le remède qui doit le guérir". Nos deux premières parties thématiserons précisément cette malignité,. Tout d'abord, son versant stérile mais"souriant", -encore que, c'est pour le moins un "sourire jaune' : Belhaj Kacem a largement thématisé dans son oeuvre ce démocratisme pseudo- nihiliste qui patauge dans l'ironie. C'est seulement en s'en détournant que nous pourrons pleinement prendre en compte les pensées occidentales qui ont vraiment travaillé sur la question du mal sans chercher à l'escamoter, à noyer le poisson dans une philosophie de l'Ἀγάθων, du Bien suprême, ce qui tend à en nier la positivité : tendance que MBK nomme"catholique". 1 Nietzsche, Le gai savoir , par. 228 2 "A l'inverse de Badiou, je serais plutôt un métaphysicien protestant : ce qui fonde l'humanité est le péché originel, l'effraction de la violence. A la limite, le Mal précède le Bien et, dans mon système, je définis l'évènement par ce leitmotiv: la transgression (donc le Mal) précède la législation (l'équation loi = Bien) " in Philosophie magazine 3 La transgression et l'inexistant, inédit, "Expropriation" 4 "Ce n'est qu'en intégrant l'objectivité, et en s'y adaptant d'une certaine manière, c'est-à-dire consciemment, que l'individu est en mesure de développer la résistance contre elle. Le moteur de ce qui un jour ne craignait pas de s'appeler personnalité est devenu la conscience critique. Elle s'imprègne de cette ipséité qui s'était figée et durcie dans la notion de personnalité." in Modèles critiques , Payot, p.204

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La pensée de Mehdi Belhaj Kacem : de l'insurrection au jeu Nous ambitionnons de rendre compte d'une grande partie de l'oeuvre de Belhaj Kacem; notrepremière partie thématisera cette époque qui se complaît dans son soi-disant "nihilisme"; ensuite, ilsera question de la singulière oblitération d'une tradition philosophique qui osait placer le mal aucentre de son dispositif; enfin, nous tâcherons d'éprouver le jeu comme horizon émancipateur. Notrepropos ne consistera en aucun cas à multiplier les comparaisons avec ses possibles prédécesseurs;nous n'oublieons pasr que "le fait de ne voir que ressemblance et de tout égaliser est caractéristiqued'une faible vue"1. Cependant, et malgré les limites inhérentes à ce type d'étude, il s'agira de sedonner une idée de l'inscription des analyses de Belhaj Kacem dans une certaine filiation, laquelleest d'ailleurs pleinement revendiquée, surtout lorsque il affirme que son oeuvre est rédigée commesi il était un métaphysicien protestant2.Il apparaîtra que notre auteur puisera à diverses sources, ycompris chez des penseurs dits "autoritaires". MBK, à l'instar d'un Pierre Leroux ou d'un WalterBenjamin, n'a jamais hésité à se référer à des auteurs d'extrême droite : il se trouve que ceux-ci onttout autant sinon davantage pensé le Κοινόν que les philosophes dits "de gauche" Quand à cesderniers, il ne s'agirait pas de s'imaginer qu'ils auraient pu, par on ne sait quelle grâce, éviter depuiser dans l'intarissable source du mal, qui alimente comme nous allons le voir toute activitéhumaine, et en particulier celle politique. Nous sommes gré à ce jeune penseur de bien l'établir:"L'esprit du nihilisme demande, tout de même, si des figures hagiographiques de la gaucherévolutionnaire valent fondamentalement mieux, et fonctionnent fondamentalement sur un autreschéma, que celui consubstantiel et invétéré de l'humain, de la stratégie toujours plus avided'appropriations tentaculaires, même si elles ne sont pas monétaires. En quoi le tyran marxiste-léniniste, imitant monstrueusement le fonctionnement du tsarisme ou du vieil impérialisme chinois(...) l'emporterait-il en dignité sur l'adipeux PDG ou l'Emir saoudien?"3 On retrouve là le gesteheideggerien consistant à renvoyer dos à dos communisme et libéralisme, tous deux assujettis à leurpropre "insurrection", laquelle repose justement sur ce que MBK nomme "pléonectisme", et danscet extrait "appropriation tentaculaire" nous aurons l'occasion d'en reparler. Aussi, nous pouvonsrendre grâce à notre auteur de s'enquérir de schèmes de pensée trop souvent méprisés par les"penseurs communistes", aux prétendues mains pures. La fidélité à la pensée d'Adorno ou deBenjamin est ici patente; elle consiste à interroger sans relâche toutes les pensées autoritaires ainsique leurs conséquences, en particulier toutes celles qui ont misé sur la "personne authentique", lesoi, l'ipséité. 4 Prendre au sérieux toutes les pensées ennemies qui ne visent qu'à valider et àconserver l'autorité et l'injustice est donc nécessaire pour proprement s'en défaire. Il s'agirait en effetde se proposer quelque contre-poisons aux pensées de Heidegger, Schürmann, Schelling...justementen s'"expliquant" avec elles. Nous aurons donc ici l'occasion de rappeler leur source cachée à tous,bien entendu inavaouble -Rousseau- au sérieux, lorsque celui-ci affirme : "Il faut tirer du mal mêmele remède qui doit le guérir". Nos deux premières parties thématiserons précisément cettemalignité,. Tout d'abord, son versant stérile mais"souriant", -encore que, c'est pour le moins un"sourire jaune' : Belhaj Kacem a largement thématisé dans son oeuvre ce démocratisme pseudo-nihiliste qui patauge dans l'ironie. C'est seulement en s'en détournant que nous pourrons pleinementprendre en compte les pensées occidentales qui ont vraiment travaillé sur la question du mal sanschercher à l'escamoter, à noyer le poisson dans une philosophie de l'Ἀγάθων, du Bien suprême, cequi tend à en nier la positivité : tendance que MBK nomme"catholique".

1 Nietzsche, Le gai savoir, par. 2282 "A l'inverse de Badiou, je serais plutôt un métaphysicien protestant : ce qui fonde l'humanité est le péché originel,l'effraction de la violence. A la limite, le Mal précède le Bien et, dans mon système, je définis l'évènement par celeitmotiv: la transgression (donc le Mal) précède la législation (l'équation loi = Bien) " in Philosophie magazine3 La transgression et l'inexistant, inédit, "Expropriation" 4 "Ce n'est qu'en intégrant l'objectivité, et en s'y adaptant d'une certaine manière, c'est-à-dire consciemment, quel'individu est en mesure de développer la résistance contre elle. Le moteur de ce qui un jour ne craignait pas de s'appelerpersonnalité est devenu la conscience critique. Elle s'imprègne de cette ipséité qui s'était figée et durcie dans la notionde personnalité." in Modèles critiques , Payot, p.204

"Notre" "nihilisme" : le sarcasme dépressif

"La dérision est donc devenue la forme obligée du rapport à soi qu'entretient l'individu du nihilisme occidental. (...)Il sefout de tout et de tout le monde, mais "il plaisante"; il se raille et raille tout ce qui existe, mais ce n'est pas sérieux; lerespect démocratique et sa charité bien ordonnée exige qu'on se "chambre" à tout instant"

Belhaj Kacem, Ironie et vérité, introduction

"Mais patience! Rira bien qui rira le dernier- et les bluffeurs ne perdent rien pour attendre. (...) Et si par hasard laconscience n'arrivait pas à rebondir sur le scandale? Si elle y enfonçait ou si elle y prenait goût? Et si elle s'écrasait ausol, pitoyable acrobate?" Jankelevitch, L'ironie, p.124

Notre point de départ sera celui qui mène le plus facilement dans les méandres de l'esprit dunihilisme : le tome I, qui propose une élégante introduction à des concepts complexes par unedescription de la Stimmung de notre temps, particulièrement en France : une forme de spleencollectif très particulier, qui se sent tenu de verser dans des comportements qui confinent àl'impératif tant ils nous tiennent quitte de toute lucidité à notre égard, - et il faut bien se protéger :"le sarcasme mondain sophistiqué, le "mot d'esprit", la virtuosité de saisie instantanée des rapportsmondains, la violence de salon"5; "la jeunesse rigolarde et dépressive, morne et jouisseuse,frénétiquement curieuse et consumériste de culture, en même temps que profondément sceptique etmorose, incrédule en tout et indifférente pour tout dire"6. "La distanciation obligatoire, la réductionsurmoïque de ce qu'on est, le sarcasme comme forme à priori d'être au monde, le ricanement et lanausée de la dépréciation infus e de tout, et d'abord de soi-même, l'asphyxie du "tout-dire", de lanudité obligatoire". Cette ironie serait le mode d'accès à sa vérité que se propose le sujetcontemporain, entendu que ce qui se révèle par ce biais amène aussi bien une façon insigned'obturer cette vérité, en un sens particulier. Ce qu'on peut le plus reprocher à ce type de poses quine vit que de chambrage et de pseudo-dépréciation de soi, c'est sa capacité à (se) détourner de touteréflexion sur le mal, qui est, comme nous le verrons dans notre développement, ce qu'il est le plusurgent de méditer. Or, ce qui a longtemps relégué cette urgence aux calendes grecques a trèsprobablement été la superposition d'un autre thème : la guerre donquichottesque contre le néant, lalutte contre le soi-disant nihilisme, qu'on va accuser à bon compte de toutes les infâmies, de tous lesdésespoirs. On aurait pu penser que c'était passé. C'était sous-estimer le goût que certains peuventavoir pour la détresse; notre époque en est donc encore à mobiliser ce concept de "nihilisme" adnauseam pour s'en prendre à bon compte à tout ce qui continue de lui paraître exécrable etmédiocre. Rien de tel pour le reconduire que de ne jamais se demander s'il est vraiment opératoire.La pensée de Mehdi Belhaj Kacem a justement ceci d'étonnant et de salutaire qu'elle permet de neplus s'en laisser compter par plus d'un siècle d'apories et de conséquences tragiques : elle refuse enbloc l'idée même du" nihilisme", pure invention qui permet justement au ressentiment de sedéchaîner. "Philosophes, encore un effort pour sortir de Heidegger et de Nietzsche!" 7On doit bienadmettre à cet égard que le patronnage de la pensée de Badiou lui a permis de pointer ce que peutavoir de sotte l'affirmation nietzschéenne consistant à nier l'existence du vide et sa propension àvouloir en faire la forclusion; il apparaît bien tard que Nietzsche a été un auteur trop lu qui apervertit et faussé un nombre incroyable de pensées. Heidegger lui-même, peu prompt à assumerses torts, affirmait à qui voulait l'entendre que son embardée nationale-socialiste ne résultait qued'une proximité trop grande avec le philosophe moustachu, qu'il aurait très vite appris à condamnerjusqu'à en faire son bouc émissaire (il en trouvera vite un plus somptueux : le mauvais destin del'être lui-même8!). Si on passe les premières années de son interminable Auseinandersetzung avec

5 Ironie et vérité, Nous, 2009 p.136 Ibid, p.277 Pop philosophie, Perrin, tempus, 2ème ed. 2008, p. 1218« L'essence du malfaisant ne consiste pas dans la pure malice de l'agir humain, elle repose dans la malignité de la

cet auteur -des années fastes pour sa pensée, d'ailleurs : 1936-37-, la suite n'a été qu'une longuetentative de déconstruction et d'accusation de cette "volonté de volonté" insurgée qui se seraitpleinement déployée à partir de la pensée nietzschéenne – ce qui permet au passage d'ailleursd'égratigner sa suite ontologico-historiale jüngerienne. L'Occident a donc deux conceptionsprincipales du "nihilisme", dont la conjonction semble avoir été pour le moins funeste, etinterminable. Elle invite encore notre époque à prendre la pose sacastique – qui rit jaune- qui defacto, "laisse-aller", "laisse-être" le déploiement catastrophique de l'essence de la technique, avectout juste un haussement d'épaules. Selon MBK, Heidegger perpétuerait la chasse au nihilisme,entendu que pour lui il ne s'agirait plus de la "haine du vide9. Nous y reviendrons dans notreseconde partie : il s'agit de dénoncer -et subrepticement, perversement, d'assumer, c'est tout le sensde la méditation de la Machenschaft puis du Gestell- la funeste emergence dans la penséeoccidentale du rengorgement, de l'insurrection de la subjectivité, de la volonté de volonté,Ce ttetendance prométhéenne colorera toutes ses méditations impubliées et ses cours entre 1934 et 1945(d'autres inflexions et motifs interviendront après la guerre, mais qui ne changeraient rien àl'essentiel, comme on peut aisément le constater dans le fameux La question de la technique : il"faut" encore stigmatiser et "assumer" la Figure de Janus de l'essence de la technique...) Doit-ons'étonner que Heidegger, face à cette insurrection dont il faudra retracer la provenance, ait promu lemotif de la "sérénité" à l'heure-même (la découverte des camps) où on avait légitimement un peu dumal à l'être, serein? Contre l'insurrection de notre être, il en appellera à un laisser-être à l'heuremême où les cheminées de four venaient à peine d'être dynamitées en vue du déni. Oublier, serecueillir? C'est W. Benjamin qui a su très tôt qualifier cette pose, affirmant en une vue souveraineque "le recueillement est devenu pour une bourgeoisie dégénérée l'école de du comportementasocial". Biberonnée à Maître Eckart, Angélus Silésius, Schelling10, Rilke...l'Allemagne s'est vuservir une énième fois par Heidegger cette potion fameuse : surtout ne pas agir, laisser-être, laisser-faire. Un quiétisme favorise la passivité complice et une obnubilation pour l'attente résignée, ledépouillement, la "pauveté" face au déchaînement historial; tentation insigne : "De cette passivité, ilarrive que les philosophes se fassent complices, lorsque ils désaisissent l'homme au profit d'entités àmajuscule : l'artiste au service de l'Art, le penseur au service de la Pensée, l'étant au service del'être"11 Or, on doit aussi à MBK d'avoir montré pleinement que cette tendance défaitiste etcomplaisante à l'égard du pire, n'est en quelque sorte que le revers de la médaille de l'ironie, duchambrage rigolard et l'impératif catégorique sarcastique, masque grimaçant qui s'accomodeparticulièrement bien des situations politiques désastreuses et des invitations au laisser-faire. Ceserait l'esprit de notre temps, éclairci dans le tome I de l'esprit du nihilisme, Ironie et vérité. Onpensait ce mouvement culminant dans les années 90, il n'a eu de cesse de s'intensifier sous les

fureur. » « Lettre sur l'humanisme » in Questions III, Paris, Gallimard, p.1459 Adorno résume l'opération de Heidegger, qui a largement subverti le sens initial du terme utilisé par Jacobi et

Dostoïevski : "La philosophie n'a plus voulu renoncer à ce terme. D'une façon conformiste, dans l'orientationcontraire à celle de Nietzsche, elle a transformé sa fonction pour en faire le concept général d'une situation accuséed'être nulle, ou s'accusant elle-même de nullité. Pour une pratique de pensée pour laquelle le nihilisme est de toutefaçon quelque chose de mauvais, cette situation est dans l'attente d'une injection de sens, indifférente à la questionde savoir si la critique de ce sens qu'on attribue au nihilisme est fondé ou non. De tels discours sur le nihilisme sont,en dépit de leur gratuité, propres à susciter la haine. Mais ils démolissent un épouvantail qu'ils ont eux-mêmesdréssés. (...) Que les hommes veuillent le néant, comme Nietzsche le suggère par endroits, constituerait pour toutevolonté individuelle déterminée, une hubris ridicule" in Dialectique négative, petite bibli. Payot, pp.458-459. C'estl'utilisation du terme "néant" qui déclenche à elle-seule toute l'embardée anti-nihiliste. Reste à savoir si Adorno araison d'accuser ainsi Heidegger, rejoignant ainsi les considérations de Faye père à ce sujet, lequel affirme que toutela pensée heideggerienne du nihilisme consisterait en une stratégie de défense contre les accusations de "nihilismemétaphysique" de la part d'un obscur fantoche nazi nommé Ernst Krieck. cf. Janicaud, Heidegger en France, vol. II,p.143. En 1940, c'est toute la métaphysique occidentale qui sera ontoligico-historialement décrétée"nihiliste"...

10 Exemple, parmi tant d'autres, de cette crainte toute germanique d'agir effectivement contre le mal : "Les hommes(...)n'ont jamais proprement livré au mal qu'un combat extérieur, un combat qui, à la fin, aboutit le plus souvent àune transaction avec lui", Schelling, Philosophie de la révélation, Leçon XXXIV, Puf, p.296. On retrouvepleinement ce mépris de toute action comprise comme contamination chez le Heidegger "revenant de Syracuse",après 1934, donc.

11 Mikel Dufrenne, Esthétique philosophique , "Mal du siècle? Mort de l'art?", p.173

années Bush, Berlusconi et Sarkozy : Belhaj Kacem décrit une véritable "démocratisation" de laposture ironique, là où elle était encore réservée aux élites à l'époque de Kierkegaard. Quoid'étonnant à ce que cet impératif catégorique se soit installé et perdure, au fond? Il y a encore peu,la pensée – d'un allemand, et pas n'importe lequel- avait enregistré l'ampleur du désastre, du désêtre,de cette détresse qui gît au coeur même de l'être : Reiner Schürmann, en s'appropriant les célèbres etenfin "traduites"Beiträge de Heidegger a résumé puis démolit les derniers espoirs de fonder unephilosophie pratique positive, faisant au passage voler en éclat toutes celles qui s'étaient érigées etqui avaient certes leur vérité historiale : le mal est profond, la fracture ne peut être réduite par aucuneudémonisme scientiste ou religieux : dés lors la pensée se doit d'être lucide, et de s'interdire de "trouver la paix en elle-même dans une quelconque vérité " .12 Les eudémonismes pointés du doigtsont en effet toujours prompts à prendre la forme de philosophies prescriptives, autorisant quelquesarchontes à nous conseiller tel ou tel ordre hégémonique, fantasme qui s'est perpétué jusqu'àHeidegger et Badiou. Désormais, "le bien ne peut plus être envisagé, sinon, est-on tenté de dire,comme la négation abstraite du mal toujours déjà déchaîné."13 La tentative de pensée nietzschéennedénonçant le "nihilisme", cette "volonté de néant", ne sert qu'à noyer le poisson, à ne surtout pastraiter la question de la radicalité de notre condition, par laquelle se déchaîne le mal. "Nihiliste" vadevenir une accusation infâmante dont on ne mesure pas l'absurdité, et qui permettre auressentiment des uns et des autres d'accuser un peu tout le monde : la société du spectacle, ladémocratie, la science, l'art contemporain...Un certain post-modernisme résigné se donne ainsi lebeau rôle consistant à distribuer les bons points, et n'envisage pas le moindre nouvel évènement depensée : il s'agirait au contraire de favoriser l'Andenken par la "pensée faible" qui réendure le passé,et d'être obnubilé par ce vide qui viendrait en quelque sorte confirmer notre "nullité". Belhaj Kacemincrimine cette tendance à chercher à se faire tout petit, précisément au sens que dénonçait déjàNietzsche dans le paragraphe 267 de Par-delà le bien et le mal: "les chinois ont un proverbe que lesmères apprennent de bonne heure à leurs enfants : Siao-sin, "fais-toi un coeur petit"." Le déclinismeambiant, l'ennui de la répétition reposent sur cette tonalité. Nietzsche renchérit: "La première chosequ'un Grec antique reconnaîtrait aussi en nous Européens modernes, c'est, je n'en doute pas, notrefaçon de nous rapetisser, - rien que cela l'empêcherait de nous trouver "à son goût"." Ce goût duminuscule, du dérisoire, se retrouve dans tous les discours à ce point lucides sur leur propremédiocrité qu'ils en appellent à toujours plus d'humilité, ce dont témoigne leur recours permanent etgratuit au sarcasme, à l'ironie. Belhaj Kacem a détecté à son tour ces pensées "faibles" comme uneénième invitation, particulièrement retorse, à revenir à Platon. Heidegger déjà interprétait la penséenietzschéenne comme un simple platonisme retourné , et il est remarquable que, pourtant lui aussine se soit pas gêné pour autant pour reprendre et réoritenter ce terme surchargé de "nihilisme", où ilne serait certes plus questions de "dénoncer le vide"14, mais plutôt la "volonté de volonté."Le"nihilisme" demeure un enjeu, un terme fourre-tout et stratégique en tant qu'il permet d'accuser unecertaine catégorie de population. D'autres, ravis de pouvoir scander leur inconséquence, s'enréclameront au contraire d'une certaine manière. Ainsi, Jünger, l'anarque aristocrate auto-proclamérevendique crânement le nihilisme, assumant le "travail", y compris le "sale" travail, comme un jeuaristocratique auquel il pourra consentir à l'occasion; c'est en quelque sorte un flambeur nihiliste,s'accomodant de toutes les situations : jouer avec la situation du monde en se plaçant abstraitementau-delà de ce qui s'y joue est bien sûr commode. Il sera d'ailleurs loisible de se demander si lapensée ludique que va envisager MBK ne court pas elle-même ce risque de complicité avec lesforces de la réaction, ce qui avait été précisément reproché aux pensées du "nihilisme"complaisantes avec elles dans leur sarcasme, leur prétendu détachement – sur lequel il faudra aussirevenir- leur ironie, et leur "ludisme". Ce n'est en tout cas pas la pensée "de gauche" qui arevendiqué ces traits, mais presque toujours des pensées considérées comme "autoritaires" : celles-là même qui ont formenté ou installé des régimes fascistes. Il faut comprendre ceux-ci comme des

12 Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1974, réédition collection « Tel », p.92 13 Jean-Luc Nancy, L'expérience de la liberté, Galilée, p.16814 Philippe Sollers, L'infini, automne 2013, p.22 : "Heidegger le note avec rigueur : "sans la manifestation originelle du

néant, il n'y aurait ni être personnel ni liberté"

reliquats de révolutions ratées, d'atroces promesses avortées, que devra forcément prendre encompte la vraie révolution, celle qui les rédimera toutes. D'où l'intérêt de voir là où le bât blesse lesconcernant : pourquoi la révolution nationale allemande a tourné au cauchemar absolu, pourquoimai 68 a accouché de plusieurs générations lasses ou désabusées et de l'homo festivus. Bien sûr, lesapproches sont fort nombreuses. Ce n'est finalement que récemment que certains proposentd'envisager un "nietzschéisme de gauche" ou une espèce d'heideggerianisme doux. D'autresn'hésitent même pas du tout à se référer à Schmitt. D'autres, apparemment plus conséquents,prennent constamment leurs distances critiques avec les pensées autoritaires, même lorsque c'estpour en fonder des transgressives, ludiques et ironiques, lesquelles semblent quand mêmesusceptibles de cautionner l'ordre régnant : reproche que nous aurons à évaluer. Mais il s'agitsurtout de les jauger, ces pensées infâmes, et d'éprouver de nouveau leur sens et leurs limites. Ainistrouve-t-on parmi les diverses figures de "joueur" cherchant volontairement à correspondre à cestraits du prétendu nihiliste, la figure du flâneur, décrit par Benjamin et vanté opportunément parVattimo. Il n'est guère étonnant que Belhaj Kacem s'en prenne parfois à la "pensée faible": il l'amême en ligne de mire lorsque il évoque toutes ces pensées qui pataugent avec complaisance dansce nihilisme tiède, à la fois satisfait et dépressif, qui ne propose plus guère que de hanter les centresurbains et de multiplier les répétitions antiquaires de la tradition. "Quiconque s'entiche de"nihilisme" avoue au fond qu'il ne supporte pas l'évidence de l'infini. Qu'il se dit : je ne pourra êtrecet infini à moi tout seul. Je suis donc fini, tout est fini et marqué par la finitude. Le nihilisme deHeidegger – plus que celui de Nietzsche – est au fond une stratégie de ressentiment."15 Cet appel àla pieuse remémoration -surtout à l'université où les professeurs érudits en sont friands- estlancinant, et déjà à l'époque Benjamin nomme avec mépris cet usage une "relique sécularisée". Celadit, les critiques que MBK adresse à cette génération molle, qui ne semble même pas souhaiterd'évènement, ne l'empêchera pas d'affirmer que "le désœuvrement est le seul et unique problèmepolitique impronostique qui se présente à une philosophie contemporaine."(p.104), celui qui permetde repenser la communauté de façon plus conséquente que les fascismes et les communismesdélirants où se maxime le mal. Il ne s'agit pas, même si c'est tentant, d'accabler ces générationsdésenchantées qui camouflent fort mal leur désespoir derrières leurs boutades et leurs rires jaunes.C'est ce qu'a magistralement relayé Tristan Garcia lors du colloque MBK à l'ENS. 16Enfin, last butnot least, puisque nous en sommes à proposer une sorte de liste de platoniciens travestissant tantbien que mal leur amour de l'archétype derrière leur critique acide du "spectacle" ou du "nihilisme",un mot sur Tiqqun. Nous ne nous étendrons pas sur leur tendance à traiter tout le monde de Bloomou de jeune fille, on dénotera juste avec MBK que cela traduit là aussi sans mal un ressentiment,celui pour lequel tout paraît faux. On se plaît à harceler l'homo festivus au nom de l'authenticité eton se mure dans l'orgueil du sarcastique dépressionniste qui aurait lu Heidegger, Jünger et Schmitt-entre autres joyeusetés- uniquement pour accabler l'époque de façon tout à fait narcissique et stérile"Le sujet contemporain, pour Tiqqun, est un simulacre vide, et bientôt affaissé, comme le trahissentdéjà mille symtômes maniaco-dépressifs, par l'inanité du semblant qu'il est."17 Jusque là , lediagnostic semble le bon. Mais le bât blesse, sitôt qu'on admet que "personne ne fait semblantd'avoir quelque chose qu'il n'a pas."18Universaliser le bloom devient alors absurde, et jette lediscrédit sur ceux qui le font avec un apparent ressentiment. Ce ressentiment qui suit comme sonombre toute pensée restée secrètement platonicienne, reposant sur un idéal du bien à la mesureduquel on entreprend de juger le monde contemporain. Ceci ne serait pas si grave si la conséquencen'en était pas un déni, un obstruction fondamentale. En effet, comme chez Badiou, cette démarche

15 Pop philosophie, ibid. p.13416 Son propos concernant "la fatigue de l'esprit" a fait d'ailleurs grande impression auprès des auditeurs, Mehdi Belhaj

Kacem en premier. Il y était notamment question d'une pensée occidentale devant se rendre malade "intensémentpour se rendre plus et mieux capable de se soigner elle-même "alors que pour l'instant "Le nihiliste est petit-joueur".La pensée doit se "pardonner" dans une rémission du nihilisme, s'affaiblissant volontairement. Cf. "Passion dusingulier et fatigue du négatif" visible ici sur le site vidéo du club de la Montagne Sainte-Geneviève :http://vimeo.com/74795924

17 Ironie et vérité , p.3318 Ibid, p.35

revient à tout condamner comme insuffisant ou corrompu par rapport à un idéal communiste, ce quiamène à escamoter la catégorie ontologique du mal, qu'on mécomprend comme dégradationontologique de l'idéal. On vante alors un puritanisme ambigu, voire complètement schizo selonMBK. D'un côté, on en reste au fantasme de pouvoir envisager la pureté politique par-delà le mal(jamais vraiment pensé), et de l'autre, une condamnation sans appel de tout ce qui dans ladémocratie pataugerait dans le nihilisme, et qui n'est au fond que la conséquence de ce refus depenser le mal dans sa "positivité". Heureusement pour nous, Belhaj Kacem ne s'est pas attardé danscette contradiction patente, et a su dépasser l'étape obligée, pour tout gauchiste, du lancéd'anathèmes contre la modernité : sport héspérique par excellence depuis deux siècles, d'abord danscette Allemagne jalouse de la Révolution, jusqu'à Heidegger, puis en France, surtout dans lestravaux de Debord, Baudrillard ou Badiou. Dans tous les cas, ils prétendent "dépasser" ce prétendunihilisme global de la démocratie moderne, ce qui sera pourtant la meilleure manière de maximiserle mal qui s'y déploît effectivement, notamment en niant l'existence des déchets nécessairesaccompagnant chacune de ces tentatives de dépassement. Les pensées d'extrême-droite et d'extrêmegauche rivalisent d'aveuglement à cet égard. On oblitère ainsi volontiers la violence originaire etencore plus volontiers ses conséquences immondes, et ce déni se perpetuera sans difficulté tant ilaccompagne l'histoire ontologique de l'occident depuis Parménide jusqu'à Badiou en passant partoutes les tentatives hémémoniques reposant sur un référant-maître, comme l'a bien montréSchürmann. A chaque fois , il ne s'agit guère que de penser la soi-disant nécessité devant laquelles'incliner, afin de ne pas prendre en vue la liberté-pour-le-Mal, l'architransgression originaire etimmémoriale. MBK en appelera à cet égard à une forme de courage philosophique : "il s'agit de sedébarasser une fois pour toute de tous les référents phantasmatiques et de s'abandonner, selon unhéroïsme proprement moderne, qui fut aussi celui de Lacoue-Labarthe, à la déssaisie métaphysiqueinconditionnelle qui nous arrive." 19Montrer la faille qui traverse chacun des référents-maîtres et quibrise toute hégémonie principielle est donc une tâche qui s'impose à toute pensée refusant toutmiroir-aux-alouettes, et qui- si elle ne veut pas céder sur le mal et sur notre abyssale conditionfacticielle-, devra suivre les pas de Rousseau ou de Schelling, comme nous aurons tout le loisir de levoir dans notre seconde partie. Alors seulement apparaîtra la co-ppropriation originaire et tragiqueentre l'appropriation que nous sommes, et l'expropriation, l'Enteignis que l'on expie forcément enretour, comme une espèce de Νέμεσις immanente. Ceci ne signifiera pourtant pas une acceptationrésignée de cette condition tragique : c'est là d'ailleurs toute la limite de Schürmann, dans le sillagedu maître de Todtnauberg (desespoir également lisible chez Lacoue lui-même). Sa pensée ouvrenotre ère partagée entre dégoût et recours suscept à l'ironie, pire manière d'avaliser les desastresexpropriant. Belhaj Kacem, en particulier dans Ironie et vérité coince ce motif trop usité du"nihilisme"et en propose une description corrosive, si bien qu'on ne pourra plus jamais avoir tropd'indulgence pour les attitudes complaisantes du stade esthétique qui s'installent, ou plutôts'avachissent dans le sarcasme, le "chambrage", et une légèreté d'apparat qui masque très mall'angoisse sourde qu'elle est censée recouvrir. L'accusation ou l'aveu de "nihilisme" masque à peinedes attitudes déplorables, et surtout une incapacité insigne à en sortir : on s'y plaît, et on en tiremême à l'occasion profit. Ce "dépressionnisme" diffus de notre temps, à l'oeuvre autant chez lesbeaufs de TF1 que les "branchés" de Canal + ou du Palais de Tokyo, est une plaie, car comme l'èredu Gestell qu'il accompagne comme sa Stimmung, il ne semble pouvoir s'arrêter, se perpétuantindéfiniment dans une conscience malheureuse du plus mauvais aloi, et friande de remémorationincessante, comme l'y invite quelque pensées se revendiquant "faibles". On peut même se dire quele simple fait de la dénoncer comme le fait MBK peut être encore une manière de s'y complaire;ainsi dit-il qu'elle "n’est pas un modèle de société vivable à long terme ; c’est une société qui survitaux désillusions du passé, et ne mise pas gros sur son propre avenir.20" (Abécédaire, p.86) Pour ensortir, il faudra relever le défi consistant à penser pleinement le mal, et cesser d'en déformer lareprésentation par l'usage de cette catégorie fâcheuse et fumeuse de nihilisme, qui n'a que deuxvocations : accuser ce qui est à la fois d'inauthenticité et d'insuffisance par rapport à ce qui devrait

19 L'effet Meillassoux, p.190, inédit20 La transgression et l'inexistant, p.86, inédit

être, ce qui revient cependant paradoxalement à perpétuer ce qui est ainsi accusé, notamment enl'explicitant. Ceci revient à accepter la fameuse innocence du devenir, notamment du devenir de laviolence originaire qui n'en finit pas de se déployer et d'ironiser à son propre sujet : quiétismed'autant plus inacceptable qu'il prend le masque minable du bon mot, de l'esprit. Cela dit, puisque ilest ici question de Nietzsche, il ne faut pas oublier que ce dernier peut donner prise a à peu prèsn'importe quel point de vue, et il ne serait pas difficile de trouver dans ses oeuvres desdénonciations de l'anthropocentrisme grotesque qui soutient les frayées "innocentes" de la violenceoriginaire vantée par ailleurs : ainsi de l'introduction de Vérites et mensonges au sens extra-moral,et de nombreux textes des Fragments posthumes qui contredisent de manière flagrante la thèseheideggerienne si commode s'efforçant de réduire la volonté de puissance à la simple fureurimpérialiste d'une volonté de volonté. Bien sûr, il n'en reste pas moins que le corpus nietzschéen estrempli d'aphorismes désastreux et donquichottesques contre ce "nihilisme" honni qui est l'arbre quicache la forêt du mal. Certes, on lui sera gré d'avoir multiplié les sarcasmes21 contre tous leseudémonismes, toutes les frayées meutrières menées au nom du bien. Mais trop de textes semblentprescriptifs, condamnent et recommandent : le Nietzsche d'avant la folie commençait mêmetranquillement à devenir mégalomane, réclamant un rôle de philosophe conseiller du Kaiser...Anotre sens, seule la probité belhajkacemienne, à la suite d'Adorno, Benjamin, Schürmann, etLacoue-Labarthe- consiste vraiment à s'interdire une bonne fois pour toutes les fantasmes utopiquesappropriateurs – violants- afin que cessent les malheurs qu'ils corroborent à chaque tentative deréalisation. Cela n'est possible que par l'atteinte d'un concept du mal suffisamment décisif pourmettre fin à tous les prométhéismes et toutes les promesses de "lendemains qui chantent". Cela nesignifie pas pour autant qu'il faille sombrer dans ce si facile dépressionnisme qui fini toujours parcautionner le pire avec "sérénité"et à en rire grassement. C'était le sens de cette première partie : neplus accorder de crédit aux pensées archiques ne devrait pas pour autant être une invitation àsombrer dans une ironie douce-amère, qui cache trop mal son angoisse. De la même manière quel'art22, selon la théorie esthétique adornienne, se doit d'être dénonciation des fausses promesses desLumières, la philosophie à venir doit encore procéder à d'énièmes et espérons d'ultimesdéconstructions des modèles encore efficients de constructivisme légitimant subrepticement le pire,de positivismes insidieux y compris et surtout lorsque ils s'engagent à expliquer corrélativement lanature humaine et la marche du progrès.23Il s'agit maintenant de nous pencher sur toutes ces pensées

21 Et ceux-ci font sens pour une pensée du jeu, surtout à partir de 1881 dans son oeuvre, où , comme le note Jean-CletMartin "Dès lors sa pensée s'approfondit et se radicalise, l'instinct parodique qui était déjà là se fait plus pénétrant, necherchant pas tant à se moquer d'autrui qu'à faire entrer la pensée et la représentation de soi dans une sorte de jeu quiinstaure le règne de la méfiance à l'égard de toute forme d'idéologie, préparant l'assomption d'un grand éclat de rire. "(cf. Son site internet Strass de la philosophie) Cette invitation à rejeter toutes les idéologies, toutes les hégémonies,correspond à la visée de MBK, surtout depuis qu'il a envoyé paître Badiou. Cela dit, on peut tout aussi bien y voir lesdébuts de l'execrable posture parodique dont il s'agit désormais de saisir la portée désastreuse sur notre époque.

22 "Dans tous ses moments, l'art ne doit jamais oublier la crise du sens qui se produit actuellement, celle du sens conféré subjectivement à l'oeuvre, de même que celle d'une conception cohérente du monde. Sinon il se prostitue et se met au service de la légitimation. Aujourd'hui, les seules oeuvres d'art qui réussissent à acquérir un sens et une légitimation sont celles qui résistent le plus à la notion de sens." in Modèles critiques , p.57

23 "La traduction du désespoir historique en norme qu'il faudrait respecter se fait l'écho de cet effroyable fatras que fut ladoctrine théologique du péché originel, selon laquelle la corruption de la nature légitimerait la domination, le malradical légitimant le mal.Cette façon de penser possède son slogan qui lui permet de proscrire, de manière obscuratiste,l'idée de progrès dans les Temps modernes : la foi dans le progrès. L'attitude de ceux qui taxent la notion de progrès deplatitude et de positivisme est elle-même le plus souvent positiviste. Ils expliquent le cours du monde, qui tout encontrecarrant constamment le progrès du monde n'a pourtant cessé d'en être un en estimant que l'organisation du mondene tolère pas le progrès et que celui qui n'y renonce pas est sacrilège. Avec une autosatisfaction qui va loin, on prendparti pour ce qui fait peur, et l'idée de progrès est dénigrée suivant le schéma qui veut que ce qu les hommes ontmanqué leur a été recusé ontologiquement; au nom de la finitude et de leur état de mortels, ils auraient pour devoird'assumer pleinement les deux. On pourrait en toute lucidité répondre à ce faux respect que le progrès, depuis la frondejusqu'à la bombe atomique, exprimait certes un rire satanique, mais que c'est seulement à l'ère de la bombe atomiquequ'il faudrait recherche un état où la violence disparaîtrait complètement. Une théorie du progrès devra néanmoinsintégrer ce qu'il y a de pertinent dans les invectives à l'étard de la foi dans le progrès, comme antidote à la mythologiequi la mine" in Modèles critiques, p .189 Où l'on voit au passage que MBK n'a pas été contaminé par ce nécessitarismeglauque de Heidegger/ Schürmann, bien qu'il ait recours à la notion -qu'il laïcise- de "péché originel." C'est tout

"sombres" qui plutôt que de construire des doctrines du bien ont eu le courage de ménager dansleurs spéculations une place centrale pour la négativité sans assomption; mieux : pour le mal saisicomme le positif par excellence, témoignant de la liberté humaine.

De l'Ἀδικία en passant par l'insurrection, jusqu'à l'archi-transgression : ne pas céder sur lemal

"Ce que l'humanité peut acquérir de plus précieux et de plus haut, elle l'obtient par un crime, et il lui faut en accepterdésormais les conséquences, c'est-à-dire tout le torrent de maux et de tourments dont les êtres célèstes offensés doiventaffliger la race humaine." Nietzsche, Naissance de la tragédie, O.C., p.67

"il pèche en tant qu'il est; pour lui, il n'y a pour ainsi dire aucun autre mouvement que celui de pècher, il doit ou bienne pas se mouvoir du tout, être entièrement inactif, ou il peut uniquement pécher. (...) il pèche, c'est-à-dire il devientcelui qui nie Dieu, dès le début, c'est-à-dire dés qu'il se meut."

Schelling, Philosophie de la révélation, leçon XXXIV, PUF, p.285

Il nous faut penser l'Enteignis qui accompagne tout Ereignis, surtout lorsque l'évènement estpréparé historiquement, suscité, voulu, ce qui ouvre une voie royale pour faire couler le sang et ravirΝέμεσισ. "L'Histoire nous raconte comment le vide absolu s'installe dans le monde"24 : ce seracertes notre propos. Cependant, Il ne s'agira pas ici pour autant de dénoncer ce nihil. Ce serait là,comme nous allons le voir, le contresens absolu, l'absurdité et la folie de toutes les philosophies quiont cherché à "dénoncer" ce vide. C'est absurde, car il est le corrélat de nos tendancesappropriatrices, il est littéralement notre co-ppropriant. Mieux : c'est ce que nous sommes. La pensée de Mehdi Belhaj Kacem, depuis L'esprit du nihilisme, est indissociable d'une méditationdu mal, de l'architransgression inhérente à notre humanité même. Elle est pléonectique : celasignifie qu'elle a appris à mimer les lois à l'oeuvre dans la nature afin de les répéter et de lestransgresser : les deux étant indissociables. Mouvement irréversible : une fois cette boîte de Pandoreouverte, impossible de l'annuler, il faut vivre avec, pour le meilleur (personne ne va nier lamultitude d'appropriations bénéfiques) et le pire (toutes les formes d'expropriation). La moindre deschoses est alors de ne pas tomber dans deux grands écueils qui datent de l'envoi déstinal platonicien– d'où l'intérêt de se pencher sur les présocratiques, d'ailleurs- : la censure et la complaisance. Nierl'existence du mal ou le célébrer à demi-mots sont des aberrations quasiment immémoriales, en toutcas encore hégémoniques de nos jours. Et pourtant, il existe toute une tradition de penseurs quin'ont pas cédé sur le mal ou le péché originel, et qui ont philosophé pleinement celui-ci sanschercher à l'évacuer en ne l'envisageant que comme "manque" ontologique, comme aberration denos représentations humaines trop humains, voire comme "nihilisme", mode raffiné mais finalementtraditionnel d'évacuation du mal. Il y a une histoire de la forclusion du mal – jusqu'à Badiou, pourqui "le mal n'est qu'une catégorie de la théologie, ou de la morale, qui est une théologie dégradée"-,que nous allons essayer de résumer ici, pour bien plutôt nous concentrer sur les rares oreilles assezfines pour saisir ce qu'a d'éminemment positif le mal. Envisager cette hisoire des penseurs du mal àla juste hauteur de son essence revient peu ou prou à chercher les "grands astreignants"dont lesdoctrines traversent plus ou moins sourdement la pensée heideggerienne, ainsi que ses raresauthentiques héritiers, Schürmann et Belhaj Kacem, donc. Bien sûr, ils sont nombreux -ne serait-ceque Bataille ou Blanchot à avoir glosés sur le mal, particulièrement au XXème siècle. Mais jamaisau niveau ontologique auquels les penseurs suivants ont su se hisser, notamment à la suite deSchelling. Doit-on s'étonner que la parole natale de l'histoire de la philosophie occidentale thématise d'embléel'aspect insolite de cet étant que nous sommes en tant qu'il "persiste et manque d'égards"?

l'intérêt de ses efforts : endurer ces deux pensées sans en demeurer captif.

24 Cédric Longet, Disparité, ed. Vermifuge, p.99

Bien sûr, la perspective d'Anaximandre de Milet est plutôt cosmologique; elle n'en reste pas moinsl'envoi originaire de la philosophie occidentale, quand bien même celle-ci prend un malin plaisir àobstruer le contenu du legs. Bien sûr, on doit à Heidegger, dans son essai des Holzwege, d'avoirabordé à nouveau frais cette parole oubliée, et à vrai dire c'est tout sauf un hasard si il s'en estchargé, surtout en 1946. Mais déjà dans un cours de 1941 portant sur le premier philosophe,Heidegger affirmait que « Le caractère inaugural de l’être s’oppose à la constance »25. La paroled'Anaximandre thématise le séjour, le passage, à l'encontre de la propension humaine à vouloirs'installer, et de toutes les tentatives de pensées archiques qui vont débuter avec Parménide etPlaton. Celles-ci tentent de stabiliser dans la présence ce qui serait pourtant voué à s'évanouir. Defait, et comme c'est le cas dans le théâtre tragique, il s'agit de dénoncer la tendance d'un étantparticulier à se rengorger, à entrer en insurrection contre les autres étants auxquels il est pourtantcensé payer comme eux "châtiment et rétribution pour l'injustice", ou "le manque de déférence".Quelle injustice? Celle de l'iniquité, qui dérange le séjour des autres, les expropriant par-là-même deleur site : possibilité que porte l'homme dans son intimité, celle d'un étant qui se sépare de l'ordre, sedurcit contre l'injonction commune, et par-là se sépare, est amené à se détacher, correspondant à ceque le christianisme a pu comprendre par la suite comme étant le dia-bolique26. Il faudra nousdemander comment nous sommes en mesure de nous départir ainsi de l'"ordre". N'est-ce pas celui-ciqui nous intime pourtant un tel détachement? Notre être tout entier ne consiste-t-il pas à céderfatalement à cette possibilité, laquelle consacrerait paradoxalement notre liberté en l'abîmant?Anaximandre thématise le premier cette injustice qui consiste en la tentation de l'insistance dansl'être, celle qui rend possible l'insurrection, et qui trouve son paradigme dans l'attitude scientifique,qui d'emblée s'approprie, au mépris de toutes les expropriations que cela va fatalement impliquer.Un poète comme Pindare la célèbrera pourtant dans sa septième Olympique ": L'art qu'engendre lascience sait grandir toujours plus beau sans recourir à la fraude" -c'est pourtant bien cette "fraude"qui nous interresse ici- ou encore "c'est en respectant Prométhée que les hommes trouvent la vertuet la joie." Un tel optimisme parménidien sera la règle de tout positivisme et de toute doctrinephilosophique jusqu'aux pensées du mal. Or, au bout de ce dernier chemin, il y aura ReinerSchürmann, qui retrouvera la nécessité de "dépasser les représentations de la présence constante quifait la loi."27Heidegger va s'intéresser à la parole d'Anaximandre juste après avoir passé dix années àdécrire la pensée nietzschenne de la volonté de puissance comme l'être-insurgé par excellence, cequi se dresse et calcule à des fins de puissance en consommant tout le reste : en droite ligne de cequ'il pense à travers la Machenschaft (années 30) puis le Gestell. Ainsi, dés la parole originaire de laphilosophie occidentale, serait peu ou prou thématisé l'ancêtre de la pensée du mal belhajkacémien,compris comme "archi-transgression". Cette pensée se retrouve également en partie chez Héracliteou même chez ce même Pindare que nous venons d'évoquer; mais déjà plus ou si peu chezParménide, qui est à l'origine de la forclusion du mal qui perdurera jusqu'à Badiou et au-delà, avecun point d'orgue chez Leibniz en qui Belhaj Kacem voit le penseur avec lequel le geste platoniciende Badiou a la plus grande proximité. Il résume l'opération ancestrale en ces termes dans sonabécédaire : "On fait passer l'original, l'étant empirique, pour une parodie confuse de l'épurationmimético-technique; et cette dernière, enfant-roi de la mimésis métaphysique, pour l'original dontl'étant réel n'est plus que la dégradation déchéante (la singularité monstrueusement incongrue). Déslors, toutes les formes du Mal ne sont à leur tour que des représentations confuses, des duplications

25 GA 51 p. 10726 Schelling, dans sa "Satanologie", n'hésitera d'ailleurs pas à thématiser tout ensemble ce que les grecs nommaient la

Νέμεσις et ce que le christianisme nommera "le Satan", dont la nature est "d'instituer en possibilité l'interdit, ce qui ne doit pas être afin que le mal proprement dit devienne manifeste" in Philosophie de la révélation, PUF Epiméthée, leçon XXXIV, p.279.

27 Le principe d'Anarchie, § 48, p.339 "Une fois compris que le temps durable est le nerf de tout rapport au chef, et lerapport pros hen, le muscle du bras par lequel il gouverne, on n'aura aucune chance de récupérer le conceptd'économie anarchique pour les régimes "métaphysiques" à outrance. Ce qui fait alors la loi, c'est le phyein, la venueinstable à la présence."Cf aussi p.360: "La présence s'étale, se consolide, s'obstine contre l'absence. Permanence etpersistance qui sont à l'opposé de l'mergence originaire, incéddamment neuve et "ajustée" à l'absence. (...) Lavolonté humaine (...) est cette force qui cherche à ériger le soi en soi permanent et le temps en présence constante."

de l'intelligible divin, exempté de ces regrettables confusions qui troublent la tranquillité siesteusedu métaphysicien professionnel."28 On serait tenté d'ajouter que cette propension à relativiser nepeut plus guère être menée que de façon consciente pour quiconque a pris acte des pensées de ladéconstruction, ce qui la rend d'autant plus déplorable après cet exécrable vingtième siècle qui n'acéssé de présenter le mal à proximités de nos narines...On peut ici penser à cette scène décisive dulivre célèbre de Goethe, où Mephistophélès dit qu'au fond "Il n'y aura pas plus de mal que si çan'avait pas été" : selon Adorno, c'est la phrase "que prononce le diable à un moment positif duFaust, pour en dévoiler le principe le plus secret : la destruction de la mémoire."29 La forclusionpasse également par l'oubli actif, qui ne fera que peu de cas de la Shoah ou des millions de mortsprovoqués par Mao et Pol-Pot. L'eudémonisme continue son bonhomme de chemin historial commesi de rien n'était, même si il y a bien sûr des fulgurances aux moments-clés de l'histoire, surtoutoutre-Rhin. Ainsi chez Kant, pour qui "l'homme est mauvais par nature" : "ce qui signifie que cecis'applique à lui considéré en son espèce; ce n'est pas qu'une qualité de ce genre puisse être déduitede son concept spécifique d'homme en général, comme si elle était nécessaire"30 On a là leslinéaments d'une pensée qui n'hésitera bientôt plus à imputer à l'espèce humaine la possibilité dumal, en en faisant même la possibilité par excellence. On pourra aussi reconnaître une pensée dumal conséquente chez le Hegel du Système de la vie éthique31, et aussi lorsque, à propos de laTerreur, il évoque la fameuse "furie de la disparition" qui fait écho à la pensée du séjour abordéeplus haut. C'est de toute façon au sein de la tradition protestante que sera pleinement pensé le mal,et Belhaj Kacem rend pour cela souvent hommage à Luther – il aurait tout aussi bien pu décelercette obsession pour le mal dans les sources mystiques, notamment chez Eckart et Angélus Silésius,ceux-ci ont également médité la persistance, le détachement et le laisser-être qui inspirerontparticulièrement Schelling par le biais de Böhme et Baader. L'histoire de sa reception et de celle desmystiques par celui qu'Heidegger estimait plus important que Hegel reste encore à retracer, et onsait que par ce biais des thèmes cabbalistiques et véto-testamentaires féconderaient secrètementtoute la pensée germanique, Heidegger compris – ce qui ne manque pas de sel et donne beaucoup àpenser. Est-ce un hasard si c'est dans une atmosphère protestante qui naîtra l'approche rousseauistequi va plus ou moins secrètement inspirer l'Auseinandersetzung que vont mener les penseursallemands avec les conséquences négatives de la révolution française, notamment la Terreur? Qu'estce qui a surgit à travers cette liberté humaine qui ne fait qu'un avec le "supplément d'origine"qu'estla technique? Des conquêtes pour le moins inattendues que ne vont pas laisser passer lesphilosophies qui vont se mettre à sa suite. "Ce que Rousseau découvre ou invente, c'est letranscendental comme la négativité même, ou si l'on préfère, la négativité transcendentale. On peutdire aussi, comme Hölderlin, la "médiateté", qui est la "Loi" (transcendentale) de l'impossibilité del'immédiat. (...) la loi qu'établit Rousseau, énonce que la phusis est, paradoxe absolu, la condition depossibilité de la technè."32Ici, Lacoue-Labarthe rappelle les enjeux abyssaux ouverts par le SecondDiscours, lesquels seront réétudiés à nouveaux frais par tous les penseurs du hiatus entre nature ettechnique, fond et liberté, notamment les tenants de l'idéalisme allemand et Heidegger lui-même.Mehdi Belhaj Kacem reconnaît d'ailleurs en Schelling le seul métaphysicien du mal conséquent àproprement parler. Il a su penser radicalement le χωρισμός , cette faille qui nous constitue, à traversla fameuse "liberté pour le mal" ; ceci à partir des Recherches de 1809, qu'il va ensuite approfondirdans d'autres grandes oeuvres comme Conférences de Stuttgart, Les âges du monde et ses leçonsd'Erlangen. Il n'est pas question pour nous ici rappeler les développements exceptionnels de cespensées. Avant de dire un mot de sa philosophie du mal, nous souhaiterions juste rappeler que c'estcelui qui passe pour l'inventeur du terme "socialisme", Pierre Leroux, qui avait déjà détecté chez cetauteur un potentiel inavouable pour toute pensée "de gauche" (à cet égard, Engels en particulieraura fait beaucoup de mal, préférant se gausser dans un Anti-Schelling), même si il n'estévidemment pas dans notre propos de "réhabiliter" Schelling : il reste clairement un théoricien

28 La transgression et l'inexistant, "Nihilisme" , inédit 29 Adorno, Modèles critiques, p.114 Ce motif est bien sûr central chez W.Benjamin également. 30 Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Vrin p.5231 Trad. Franc., Paris, Payot, p.148 sq. 32 Lacoue-Labarthe, Poétique de l'histoire, Galilée p.43

d''extrême droite", ou "autoritaire".. Selon Gerard Bensussan, "avec une très sûre intuition, Lerouxcroit pouvoir trouver chez Schelling une pensée capable de dire spéculativement cet au-delà dupolitique, l'indéterminité qui est à son fondement et qu'il s'efforce, lui, de maintenir comme telledans la dimension de l'émancipation elle-même. Il y a, par-delà toute présence à la communautépolitique ou sociale, une absence (...) Cette absence dans la présence serait alors la trace, lemouvement effacé d'une altérité irréductible qu'on appelera, comme on voudra, Dieu, infini du sensou excès utopique"33 Ce qui est thématisé ici sous le nom de "méta-politique", c'est exactement ànotre sens le terrain sur lequel va se placer Belhaj Kacem à son tour avec sa pensée du jeu. Maisrevenons à ce que le jeu sera censé parer : le mal. Une différence majeure avec la pensée de MBKsubsistera chez Schelling : chacun y est d'emblée et à chaque instant libre pour le mal maiségalement pour le bien, se décidant le plus souvent pour le "Verbe", en en devenant le substratdocile ou bien s'emparant plutôt de la puissance de ce verbe à ses propres fins insurgées - nousallons rappeler de quoi il s'agit juste après. Or, pour Belhaj Kacem, cette possibilité là, disjonctive,insurgée, est la seule qui nous est impartie et elle est originaire, c'est ce qu'il nomme lepléonectisme et qui nous définit littéralement et sans réserve : le transgressif précéde le legislatif, nelui est même pas co-originaire. A cet égard, on peut remarquer qu'il radicalise donc encore cettepensée du mal que Schelling pouvait opposer à Hegel, et qui ferait donc de lui un penseur encoretrop "catholique" pour le "protestantisme radical" assumé par MBK, qui souhaite selon ses propresdires dérober aux religions le thème du mal, en permetttre un traitement philosophique approfondi.Qu'entendre par ce "catholicisme", terme peu amène qui qualifiera parfaitement la démarche d'unBadiou? C'est la pensée qui fait , conforme à la tradition métaphysique, passer la legislation avant latransgression, et souhaite "dépasser le mal". Or, "prétendre rédimer le mal", c'est "toujours ledécupler", dira Belhaj Kacem à la suite d'Adorno, lequel affirme que tous les dépassements, "mêmecelui du nihilisme, sont toujours pires que ce qu'ils prétendent dépasser".34 Qu'il s'agissed'"épuration" ou bien de "rédemption", ce n'est qu'un fantasme, probablement le pire : celui quiespère appliquer en politique cet isomorphisme égalisateur couronné de tant de succès en science, etqui violante la nature, oubliant que celle-ci est muette. Ce qui la fait parler n'est que méthode etmathématique35, introduisant frauduleusement de l'égalité là où il n'y a que singularité. Or "l'égalitéest l'illusion transcendentale par excellence de la conscience humaine" selon Belhaj Kacem, illusionmétaphysique à laquelle une pensée de gauche conséquente devrait renoncer, sans quoi ellecontinue d'alimenter ce contre quoi elle doit lutter : le pléonectisme, dont la forme n'est certes pasque capitaliste.36 Il est tout autant sinon plus à l'oeuvre dans ce que MBK nomme "égalitarisme

33 In Le dernier Schelling, raison et positivité, sous la direction de J-F Courtine et de J-F Marquet, Vrin, 1994, p.8334 Dialectique négative, p.466 Il s'agit de rejeter tous les discours – et ils sont légions!- du "dépassement du nihilisme:

"Nihilistes sont ceux qui opposent au nihilisme leurs positivités de plus en plus délavées et qui par elles se conjurentavec toute la bassesse et finalement avec le principe de destruction. La pensée met un honneur à défendre ce qui est dénigré sous le terme de nihilisme" (ibid.)

35 Simple "vêtement d'idées" dira Husserl (Cf. Krisis, HUA VI 51-52, ed. Gallimard Tel p.60.) ce que la penséepléonectique feint d'oublier pour tout égaliser, comme si la nature était écrite en langage mathématique

36 Renvoyer dos à dos les diverses versions politiques du pléonectisme est un geste fort de Heidegger, effectué dansson cours de 1935 d'introduction la métaphysique. Aussi dans un traité impublié peut-on lire: "Ist der»Kommunismus« die metaphysische Verfassung der Völker im letzten Abschnitt der Vollendung der Neuzeit, dannliegt darin, daß er bereits im Beginn der Neuzeit sein Wesen, wenngleich noch verdeckt, in die Macht setzen muß.Politisch geschieht das in der neuzeitlichen Geschichte des englischen Staates. Dieser ist – auf das Wesen hingedacht unter Absehung von den zeitgemäßen Regierungs- und Gesellschafts- und Glaubensformen – dasselbe wieder Staat der vereinigten Sowjetrepu-bliken, nur mit dem Unterschied, daß dort eine riesenhafte Verstellung in denSchein der Moralität und Völkererziehung alle Gewaltentfaltung harmlos und selbstverständlich macht, währendhier das neuzeitliche »Bewußtsein« rücksichtsloser, wenngleich nicht ohne Berufung auf Völkerbeglückung, sichselbst im eigenen Machtwesen bloßstellt. Die bürgerlich-christliche Form des englischen »Bolschewismus« ist diegefährlichste." in GA 69 [1939-1940], “Entwurf zu Koinon. Zur Geschichte des Seyns”, p.208-209. Qui d'autre queHeidegger pouvait renvoyer dos à dos les deux blocs en y voyant deux formes de "bolchévisme"? C'est bien qu'ilvisait autant le Koïnon communiste que celui libéral, chacun n'étant qu'un valet plus présentable que le nazisme dupléonectisme (à noter que comme à chaque fois avec le double langage heideggerien, on peut à raison interpréterceci comme un texte belliciste. Certains estimeront même que "bolchévique" recouvre encore un sens moinsenviable, surtout depuis qu'on a pris connaissance des passages les plus infâmes des Cahiers noirs...) Comme JeanLuc Nancy, nous sommes quand même ici convaincus : "Nul doute qu'il ne faille pas non plus chercher à imputer ce

carcéral ou génocidaire" et dont on peine à imaginer les conséquences délirantes en Corée du Nordpar exemple. Voilà où mèneraient inéluctablement toutes les pensées du Κοινόν, qui pavent l'enferde bonnes intentions, font fi de l'abyssale liberté humaine et surtout nie le fait que chaquesingularité est insubsumable. La pensée de MBK y est attentive, à l'instar de celle d'Adorno, qui à latoute fin de sa Dialectique négative affirme que "le regard micrologique déchire les enveloppes dece qui, selon le critère générique qui subsume, reste desespérément isolé, et fait éclater son identité,l'illusion selon laquelle il serait un simple exemplaire. Un tel penser est solidaire de lamétaphysique à l'instant de sa chute" (p.492). Cette attention au détail au détriment de la totalitésera une des ressources qui permettra de repenser à neuf les rares possibilités pour la communautéd'atteindre l'unisson, ce qu'indiquera, nous le verrons, le jeu sous la forme d'une concorde dans ce"rythme de vie qui maintient les hommes" (Archiloque). Nous allons aborder la pensée qui à notresens permet le mieux d'évoquer le mieux l'unisson et le schisme, l'être-en-commun et l'isolementensemble. Penser le "commun" ou la "nature", schématiser les modes d'ipséisation de chaquepersonnalité, toute la tradition occidentale semble en être coutumière depuis Parménide/ Platon. Ilconviendra à cet égard de se demander si Schelling déroge à la règle. De fait, la "liberté pour lemal", loin d'être chez lui un fait primitif comme chez MBK, ne peut encore être comprise que dansl'horizon d'une liberté pour le bien, vouée à se laisser informer par le verbe comme le reste de lacréation : cela semble ainsi être encore une version de l'eudémonisme. Mais Schelling aide à penserle mal par l'attention qu'il porte au "principe barbare", au Grund, sa Naturphilosophie est en celaprécieuse à plus d'un titre, même si Belhaj Kacem prend bien soin de s'en distinguer. Faisons quandmême un rappel de la pensée schellingienne de la liberté. Il part du problème de la co-possibilité duDieu omnipotent et de l'homme simultanément libre : il sera ainsi le même et l'autre de l'Absolu.Dieu ne (se) révèle en effet qu'en cet autre : c'est par Lui qu'il accèdera à la liberté. Il concèdera enquelque sorte par contraction cette place à l'homme – comme dans le fameux Tsimtsum de laKabbale- ce qui est comparable à un acte folie divine. La révélation procède ainsi. Le fond sauvage,égoïste et autarcique, "s'aimant infiniment" comme chez Angélus Silésius, tournoyant indéfinimentdans cet amour de soi sans aucun égard pour autre que lui-même, est en quelque sorte la préhistoiredivine, sa phrase obscure qui ne peut cependant être confondue avec le mal ou le diable. C'est l'âgedu Père, qui n'est que colère, sourde jalousie, égoïsme angoissé. Le véritable évènement du devenir-Dieu de Dieu, c'est son auto-reconnaissance fulgurante. En effet, son "regard" s'appréhende Lui-même, et ce "Verbe" va en quelque sorte se "reprendre" en son propre fond réticent : l'in-forme étantainsi mis en forme par ce Logos, ce Verbe qu'est le regard luminant. Cette lumière est ce qui "crée"à proprement parler des étants, les fait-être en mettant en forme le fond : Einbildung. Le fondobscur et "sauvage" -si important pour ces pensées qui ne transigent plus avec le mal et doiventainsi changer de régime discursif37 - est comme on l'a dit réticent à se faire ainsi "reprendre" par leregard in-formant. Plus le fond est pro-fond et réticent, plus l'in-formation se doit d'être intense pouren permettre la reprise. Dans ce procès, chaque être créé est donc composé de plus ou moins de"fond" égoïstes divin initial, et d'autre part d''in-formation, cette donation de l'Amour renduepossible dans cette "seconde" phase – à ne pas comprendre chronologiquement, le procès étantimmémorial- qu'est le stade du "Fils". Chacun de nous serait ainsi un moment de l'auto-révélation

mal aux uns, pour en exempter les autres : il appartient à l'essence ou à la structure de la liberté telle qu'elle s'estlibérée." in L'expérience de la liberté, Galilée, p.167

37 Sur ce thème, les travaux ne manquent pas; mais on se référera en particulier aux interprétations de Richiraccompagnant sa traduction des âges du monde (cf. «Sauvagerie et utopie métaphysique», Préface à F.W.J.Schelling, Les Ages du monde -versions premières, 1811-1813, traduits de l’allemand et annotés par BrunoVancamp, Editions Ousia, Bruxelles, 1988, pp. 5-34); y est décrite "l'adultération" (p.17) de l'idée avec le Grund, cequi amènent la pensée et l'être, l'identité et l'originaire à se déployer dans ce qu'il nomme un "porte-à-faux" qui, si iln'est pas pris en compte, mène tout droit à un "nihilisme spéculatif", celui-là même de la "philosophie négative". Ils'agit plutôt de trouver un "logos sauvage comme l'innocence et l'inconscience divine elle-même", lequel serait"susceptible de ne pas trahir la profusion originaire." , "A notre sens, c'est ce que tentait déjà Schiller à travers sonanthropologie du ludique, relancée par Belhaj Kacem, ce que nous montrerons dans la troisième partie. En tout cas,Schelling s'y est cassé les dents, lui "qui n'a pas voulu comprendre que les lacunes de non-sens laissées béantes parles découpages identitaires du logos philosophique ne peuvent se bourrer de sens que par la création artiste" (etludique, nous nous hâtons de l'ajouter) dont l'"harmonie" ne se situe que "dans son "imminence" utopique (p.26)

de Dieu à lui-même. Or, l'être humain, contrairement à la plante ou à l'animal, est tellementcomposé de fond réticent et angoissé, que Dieu a dû intensifier au maximum le regard in-formateurpour dompter ce fond. Ceci en fait dans le pire des cas l'être le plus intelligent – pléonectique- maisaussi le plus susceptible d'égoïsme, les deux allant de toute évidence de pair chez Schelling. Le mal,cependant, n'intervient à proprement parler que lorsque un être ne se laisse pas reprendre commetous les autres par cette in-formation qui con-forme les êtres sous la même Loi (comme chezAnaximandre). Il se peut en effet que le fond de l'homme, sa partie égoïste, soit très réticente- maisaussi en cela totalement charmée par le Verbe, cela va toujours ensemble et Schelling nomme cetteobscure propension, "Sehnsucht" – que ce fond va chercher à s'attirer cette intelligence à ses propresfins, la détourner de la con-formation voulue par l'Amour : refus de la création qui mène àl'irruption barbare de l'informe. C'est là la bien nécessaire insurrection où tombe l'être de péché.Comme chez MBK, le malheur provient bien de la volonté-de-science. Le mal intervient lorsque leslois de la nature sont interceptées par l'archi-transgression, celles-là même qui vont noussubjectiver. Il s'agirait selon Schelling se de départir de cet as-sujet-tissement auquel mène lafascination pour le Verbe qui amène au détâchement de la liberté, et à son objectivation (toute"pléonectique") de ce qui est.38 Nous ne pouvons guère aller plus avant dans cette description de laphilosophie de la liberté schellingienne; mais on voit suffisamment que le Bien y prééexistenéanmoins au Mal, la Loi à la Transgression. C'est la limite de la comparaison avec la penséebelhajkacémienne. Chez Schelling, le fond – la nature-, ne peut le mal à lui tout seul. C'est sacapacité à s'assujettir l'esprit, le verbe, le λόγος qui est funeste. Sans cette Sehnsucht, cette maladie,cette passion de l'appropriation, l'homme coulerait peut-être des jours heureux. Mais il est cetteStimmung toute entière. "Nur wer die Sehnsucht kennt, weiß, was ich leide." Le mot de Goethe nousconcerne tous, à cet égard. Excité de manière inavouable par le regard lumineux et in-formant,l'homme se trouve au fond à chaque instant dans la dé-cision consistant à se laisser reprendrecomme le reste du règne, ou à s'en emparer, ce qui repose le plus souvent des présomptions toutesprométhéennes. Le mal schellingien (et heideggerien39; sachant que ce dernier invite littéralement àle laisser-être car "là où croît le danger"...etc, ce qui est abject) consiste alors à entrer eninsurrection contre l'ordre de ce qui est créé (ou contre les dispensations de l'être pour le second,c'est le même schéma...), afin d'en détourner le verbe. Le Mal consiste à ne penser qu'à soi (en tantque formation de la volonté de puissance : donc en tant qu'individu bourgeois bien sûr ou en tantque formation organique, Etat ou autre, "z. B. die S.S" ose même affirmer Heidegger dans Zü ErnstJünger40,. Mais les fameux "Cahiers noirs" évoqueront, eux, "les juifs"...) en Lui (ou en oubliantl'être...) La liberté humaine repose sur la possibilité de rendre hommage à Dieu en suivant sonVerbe, ou au contraire à se rendre libre pour le mal en détournant collectivement ou solitairementl'esprit qui nous est imparti de façon égoïste. Les animaux, insuffisamment intriqués initialementdans le fond, sont donc fatalement moins in-formés, n'ayant pas même la possibilité ou la tentationde ce mal. Et "Seul ce qui est spirituel inspire de la terreur." On n'est ici guère plus éloigné dupropos heideggerien concernant la Machenschaft puis le Gestell, comme gigantesquesexcroissances spirituelles et pécheresses de la τέχνη sur la φύσις, laquelle est oblitérée, obstruée,niée dans son être initial. Même si le propos de Belhaj Kacem, dans le sillage de celui deSchürmann, radicalise encore ces deux pensées de la liberté transgressive, on a ici plus que desconsonances avec ces pensées le précédant. Il a cependant bien raison de marquer la specificité desa pensée. MBK célèbre en effet les pensées luthériennes qui ne perdent pas de vue la primauté du

38 Un exemple parmi tant d'autres où Schelling invite à la dépossession de soi, à la sérénité: " l'homme "était l'éternelleliberté qui s'était perdue et mise en quête de soi à travers la nature toute entière - il était cette liberté reconduite à soi-même, et il aurait donc dû le demeurer; cependant, à force de se contempler en cette liberté elle-même, d'enrechercher le fond, de l'attirer à soi, en voulant donc se faire sujet, il est sans doute devenu durablement sujet, maisl'éternelle liberté ne lui est restée alors que comme simple objet. Comment peut-il prendre un nouveau départ pourredevenir ce qu'il était - la sagesse, autrement dit l'auto-connaissance de l'éternelle liberté - sinon en se dé-posantsoi-même de son lieu, en s'exposant hors de soi?" in Oeuvres métaphysiques, trad. Courtine-Martineau, p.290

39 Nous rejoignons les mêmes conclusions que Nancy, op cit. pp.164-174, qui adresse des questions décisives à toute lapensée de "l'estre" comme simple ontodicée abandonnant l'être de l'étant à la fureur de la dévastation.

40 GA90, p.202, §193 "Die organische Konstruction"

péché originel- qu'il veut "laïciser": nous sommes assez persuadés que sa pensée aura alors toutintérêt à se confronter à fond aux méandres spéculatives schellingiennes pour proposer uneontologie non-religieuse du mal. Ce mal que la pensée occidentale aura décidément refusé de penserjusqu'au bout, Heidegger et surtout Badiou en accentuant sa forclusion. J'ai d'abord cru que leHeidegger de La dévastation et l'attente annonçait avec le terme Aufstand la même chose que MBKsous les noms d'archi-transgression et de pléonectisme. C'était oublier le fantasme tout germaniquede l'origine. A travers la notion d'insurrection, le penseur allemand tâche certes d'évoquer une formede prométhéisme, celui à l'oeuvre à travers la méditation de la Machenschaft dans les années 30puis du célèbre Gestell après la guerre. Celle-ci fait immanquablement penser à ce que nous avonsévoqué plus haut. Mais Heidegger ne tente pas, comme nous allons le voir, de déterminer ladimension proprement "maligne" de l'homme, cherchant au contraire à l'imputer à un envoi destinalde l'être, ce qui permet de disculper au passage ses concitoyens et même les dictateurs de "leurs"atrocités. Le reproche de "catholicisme" sera alors adressé à Heidegger. Cela nous a fort étonné, caril s'inspire pourtant allègrement des spéculations schellingiennes; tous les "traites impubliés" desannées 30 gagneraient à être lus sous cet éclairage-là, et pas seulement par rapport à sa lecture deHölderlin. Nous songeons notamment à toute la thématique de la "fugue", de l'"ajointement", quiobsède Heidegger particulièrement à cette époque, et qui témoigne selon Adorno d'une forme decrainte, "crainte ontologique de ne rien penser qui ne soit pur, crainte scientifique de ne rien penserqui ne soit "relié" 41 On sait l'insurrection, Aufstand, consiste littéralement à rompre les liens, ouplutôt à les tirer à soi, à utiliser le Verbe divin à ses propres fins (en tout cas chez Schelling) ou à serendre sourd à la voix de l'être au profit de la volonté de volonté, cette aséité pléonectique quiconfine à l'idiotisme42 (chez Heidegger). Elle apparaît à des moments clés de sa pensée, notammentà la toute fin de La dévastation et l'attente : "Le 8 mai 1945, En ce jour où le monde fêtait savictoire, et n'avait pas encore compris qu'il est , depuis des siècles, vaincu par sa propreinsurrection". Passage décisif où apparaît une filiation évidente avec la pensée de l'Ἀδικία telle quenous l'avons abordé plus haut. Puisque le mal advient de façon destinale, il ne reste plus qu' à serésigner et à déchaîner son mépris contre toute la pensée de l'action qui chercherait à s'en départir(qu'on songe à la célèbre et comique rencontre avec Sartre après guerre, ou à cette slogan qui traduitle désarroi de celui revenu de Syracuse : "aucune révolution n'est suffisammentrévolutionnaire"...qu'on songe aussi aux excuses qu'Heidegger semble donner par avance aux"Hauptverbrecher"43) Ce n'est en tout cas pas fortuit si réapparaît chez lui une pensée traditionnelleet bien commode de la "sérénité", qui comme on l'a vu avec Adorno "célèbre son triomphe dans uneretraite stratégique"44. On a là une énième variété de conscience malheureuse inconséquente qui

41 Modèles critiques, p.2142 "Das seynsgeschichtlich unbedingte Wesen des Man ist der Idiotismus.", Über den Anfang, GA70, p.34 43 "Il arrive ainsi qu’on attribue ‘le pouvoir’ à certains ‘détenteurs’ et qu’on leur fasse porter la responsabilité de ce

qu’ils ‘font’ de ce pouvoir, au lieu de comprendre que ces détenteurs ne sont que les valets que ‘fait’ le seulpouvoir." ou encore " Le pouvoir ne peut être pris. On ne peut prendre le pouvoir. Car c’est nous, en réalité, qu’ilpeut posséder,

car le pouvoir est totale subjectivité. Les ‘détenteurs’ du pouvoir ne détiennent que de simples instruments de pouvoir.Ils n’ont pas le pouvoir, parce que c’est le pouvoir qui les a." in GA69. Rappelons en outre que rien n'assure que les"Traités impubliés" n'aient été retouchés après guerre. Qu'on songe ne serait-ce qu'aux réécritures et euphémisationsdes traducteurs. C'est simple, le propos ci-dessus pourrait être là une tentative de défense historiale, destinale auprocès de Nuremberg!

44 Ibid ,p.19. Cf. Aussi Karl Jaspers La culpabilité allemande, ed. De Minuit, entre autres pp.72-73 : "On pourraitpenser ceci : il est pourtant permis à certains hommes d'être complètement apolitiques, de vivre hors de cette réalité,comme les moines, les ermites, les savants et les chercheurs, les artistes. S'ils sont vraiment apolitiques, estime-t-on,ils n'ont aucune part à la culpabilité. Mais la responsabilité politique les englobe parce qu'eux aussi vivent grâce àl'ordre de l'Etat. Rien ne reste extérieur à un Etat moderne. On voudrait bien rendre possible une vie à l'écart, maison ne le peut qu'après avoir reconnu cette restriction. Nous voudrions admettre et aimer une vie étrangère à lapolitique. Mais les hommes qui refuseraient toute participation aux affaires de l'Etat perdraient le droit de porter unjugement sur les actes concrets de la politique quotidienne et de faire ainsi eux-mêmes une politique exempte derisques. En se réfugiant dans le domaine apolitique, on est contraint de s'exclure aussi soi-même de tout espèced'activité efficace de citoyen" Heidegger en prend aussi pour son grade aux pages 33 (sur le silence), p.48 (leconformisme politique), pp.54-55 (sur le peuple), p. 64 et surtout pp.118-119 (sur le facile recours au malmétaphysique), p.77 (sur la "grandeur interne"), p.78 (sur la pseudo-résistance complaisante)...si bien qu'on dirait

stimulera tous les penseurs académiques du Zen et de l'abandon. Mehdi Belhaj Kacem, de son côté,n'abordera le mal qu'en l'homme, sans chercher de stratégies retorses pour plus ou moins ledédouaner ( Heidegger jette comme d'habitude le trouble en faisant également référence à la moraleet à la responsabilite...Des textes antidâtés après l'arrivée des alliés, peut-être?)Notre auteurenvisagera à travers le jeu un type d'action qui pourrait contenir la fureur du mal, en détournerl'énergie. Mais avant cela, il s'est commis avec un autre penseur "catholique".Finalement, c'est à son corps défendant chez Badiou (même s'il n'a heureusement pas eu une oncede pouvoir dans sa carrière stérile qui est réstée celle d'un "militant") que le thème de l'insurrectionmaligne serait le plus prégnant, puisque s'y maximiserait la tendance pléonectique originaire,consistant à évider par le noumène, à introduire du vide transcendental dans l'étant, ce qui a poureffet de diviser, séparer (ce qui proprement dia-bolique...)en identifiant : l'isomorphisme ,nomothétique, est cette violance anthropomorphique infligée originairement à la φύσις , consistant àen dénier toute singularité, alors même qu'on n'y trouvera en réalité pas deux choses "égales", lanature n'étant certainement pas écrite en langage mathématique. Cette tendance qui naît avecParménide; l'"être humain est cette passion du vide pénétrant la Nature"45 Trop souvent dénoncéecomme "nihilisme," elle est pourtant ni plus ni moins ce que nous sommes : nous ne pourrons detoute façon pas nous en départir, il va donc falloir faire avec. Cesser de croire avec Anaximandre etle Heidegger de La dévastation et l'attente qu'il sera loisible d'"octroyer à la moindre des choses, deretourner là où elle-même repose."(p.57) C'est poétiquement dit, mais c'est un miroir aux alouetteset le pire hymne aux charniers "déstinaux" : celui qui porte la marque du déni. Il vaut mieuxadmettre que notre pléonectisme s'impose,qu' il faut composer avec, trouver un nouveau Κοινόν àtravers lui. Penser le "communisme" vrai ne consisterait cependant pas à élaborer à partir de là unénième égalitarisme meurtrier, ce que tente encore Badiou, offrant par-là bien involontairementmatière à critique à son ex-disciple furibard. Prêt à accepter la grandeur de sa pensée, Badiou n'enreste pas moins pour MBK un "épistémocrate": il "se cramponne à l'universel facile de la scienceabstraite" (...) "passant par perte et profits les charniers sino-cambodgiens, les violences historiquesde la division sexuelle et de ses singularisations." 46 Il conviendrait au contraire de prendre acte denotre πλεονεξία afin de l'assumer autrement en privilégiant les possibilités pacifiques qu'elle recèle.Pour bien penser le communisme sans mobiliser de façon violante l'ancestral recours àl'isomorphisme qui égalise tout, il s'agira d'envisager avec Reiner Schürmann un "principed'anarchie", un discord originaire, qui est pour MBK indissociable de la pensée du Κοινόν et même"l'enveloppe" comme il est précisé par La conjuration des Tartuffes. En pensant le pléonectisme,Belhaj Kacem se met à la file de ces pensées protestantes qui ne veulent pas céder sur le mal, à ladifférence bien entendu que lui souhaite avant tout laïciser ce "péché originel", ne surtout pasl'abandonner aux théologies : il s'agit au contraire de leur dérober cet élément essentiel. Laphilosophie doit affronter les religions sur leur terrain de prédilection, et penser la malignité propreà la liberté humaine. Dans son dernier ouvrage, il élabore l'hypothèse d'une provenancespéciquement "masculine", phallogocentrique de cette démarche originaire qu'est le "pléonectisme"-terme, à notre sens, peu heureux : "C’est le sujet d’Être et sexuation : là où Hegel place le lienpolitique originaire dans la violence de la relation Maître-esclave, je place la situation amoureuse-libidinale originaire sur un envoi pas moins négatif, qui est une relation « violante » entre homme etfemme."47 Et de la même manière que certains ont proposé les vocables differance ou même encoreessance, nous sommes tentés de lui proposer un autre terme pour désigner ce qu'il appelleégalement archi-transgression, et qui spécifie par exellence l'essence de l'homme : la violance.Comme le rappelle à dessein Didier Franck dans son ouvrage sur Heidegger et le christianisme -quiporte comme par hasard sur la parole d'Anaximandre-, "le suffixe -ance, provenant de -antia, adonné naisssance à des noms abstraits d'action" (note, p.19). S'il est vrai qu'au commencement étaitl'action, celle-ci était pour MBK d'emblée pléonectique : appropriation transgressive dont

que l'oeuvre le concerne diectement. S'en rend-il compte? Sa lettre à Jaspers du 8 avril 1950 ne le montre guère...45 Cédric Longet, Disparité, ed. Vermifuge, p.9846 La conjuration des Tartuffes, ibid. , p.151 47 La transgression et l'inexistant, p.78

l'archétype se trouverait dans l'activité scientifique qui fixe notre compréhension de la vérité (qu'ilentend supplanter par l'activité ludique). Cette violance 48serait approximativement la même quecelle décrite par Schelling lorsque il décrit la possibilité insigne et catastrophique de s'éloigner ducentre pour se situer dans la périphérie, de s'emparer du Verbe à ses propres fins égoïstes Cependant, différence fondamentale: Belhaj Kacem, conséquent avec les pensées post-modernes etsurtout celle de l'an-archisme schürmanien, n'a plus recours à un quelconque principe hégémoniqueou un quelconque référent-maître, archique. Surtout, la pensée schellingienne ne place pas laviolance à l'origine de l'existence humaine, mais uniquement sa possibilité. MBK, lui, atteint cetteludicité où rien ne fait obstacle à une nouvelle appropriation de soi de l'humanité, sanscomplaisance ni faux-semblants serait rendue possible. "Seule une pensée qui, sans restrictionmentale, dépourvue de toute illusion quand à son royaume intérieur, reconnaît son absence defonction et son impuissance, entreverra peut-être un ordre du Possible, du Non-Etant, où leshommes et les choses seraient à leur vraie place."49, affirme Adorno, qui se demande plus loinpourquoi ce monde qui aux vues des forces productives, pourrait d'ores et déjà être le paradis, estpour beaucoup un enfer. Avec lui, on peut aussi s'intérroger sur l'opportunité de "laïciser le péchéoriginel" comme le souhaite Belhaj Kacem, tant on encourt ainsi le risque de la complaisance pourle mal évoqué plus haut. Ayant reperé les thèmes prométhéens dans les philosophies de l'existenceet de l'insurrection, Adorno s'en alarmait : "Le thème religieux d'Adam réapparaît, radicalementsécularisé comme jadis chez Hobbes déjà, défiguré au service du mal lui-même. Parce qu'il estimpossible aux hommes d'instaurer un ordre juste, on leur recommande l'ordre juste existant."(p.171) La solution du jeu et du sport évoquée par MBK ne consiste-t-elle pas justement en quelquesorte à "prendre acte" objectivement de la violance, ce qui revient à l'avaliser en lui donnant toutjuste forme? On voit poindre ici le reproche classique du "manque de sérieux" du jeu, de sonimmaturité qui ferait écran aux grands problèmes du monde à résoudre. Pour être juste avec elle,voyons dans quelle mesure la ludologie belhajkacémienne entrouvre de nouvelles possibilités, enacceptant tout à la fois cette violance originaire comme ce qui nous revient de plus propre, tout ense refusant toutes les complaisances du nihilisme contemporain, et en cherchant une façon dedésamorcer, ou plutôt de réorienter cette violance. Contre toute attente, le jeu se révèlera commeune des rares dimensions où pourra s'instituer une totale équité, tous les participants volontaires yjouissant enfin des règles plutôt que de les subir, comme c'est le cas habituellement dans les autresdomaines de la vie : politique, économie, éthique... Il sera alors difficile mais envisageable de nepas céder au desespoir auquel fait référence Adorno dans son texte intitulé "Eduquer aprèsAuschwitz" : "si la barbarie s'incrit dans le principe même de la civilisation, il peut semblerdeséspéré de vouloir s'y opposer.50"La violance paraît en effet inéluctable : notre liberté-pour-le-malayant toujours-déjà choisi cette option immémoriale. On ne peut pas la contrecarrer. Elle devra doncêtre assumée tout en étant orientée et contrôlée, ce que permettrait peut-être un rapport plus ludiqueau monde. "Plutôt que de la nécessité, le jeu nous libère de la liberté" 51, tentait déjà laconiquementKostas Axelos. Cette liberté étant essentiellement celle "pour-le-mal", c'est bien aussi cequ'envisagera Belhaj Kacem dans sa pensée du mal et du jeu. "Que reste-t-il d'une liberté pour lebien? Peut-on même poser la question?"52 s'interroge Nancy dans le cadre d'une méditation de notre

48 Précisons qu'apparemment, ce mot est utilisé par un psycho-sociologie nomme Igor Reitzman (cf.(http://lmsi.net/Reflexions-sur-la-violance,303#nb1)à dont nous ne reprenons pas les analyses, mais qui peuvent enpartie les recouper, puisque il entend par ce terme les conduites qui ont pour projet (conscient ou non) de forcer,contraindre, mais aussi emprisonner, annexer, confisquer, chosifier, instrumentaliser, programmer, rendre dépendant,prendre emprise, faire pression, etc. " MBK entend désigne davantage le pléonectisme pour signifier une actionoriginaire et constituante de toute anthropologie, dont on ne peut dés lors se départir.

49 Ibid, p.2450 Ibid. p.23651 Kostas Axelos, Le jeu du monde, ed. De Minuit, Paris, 1969 p.43352 Ibid. p.167-168. Cf aussi p.177-178: "L'homme bon sera le dernier à dire "je suis bon" (...) il n'est bon que recevant

"l'attestation de son "être-méchant"" , "Il n'est pas innocent parce qu'il est, en tant qu'existant jeté au monde, dans l'élément propre de sa liberté, il en est le fait." Ou bien encore, p.190 : "S'il y a une espérance de la pensée, sans laquelle nous ne penserions même pas , elle ne consiste pas dans l'espoir d'une libération totale de la liberté qui devait advenir comme sa maîtrise totale. L'histoire d'une pareille attente est close. La menace d'une dévastation de

"être-en-dette". Tout l'enjeu dans notre seconde partie était précisément de suggérer qu'il est urgentd'abandonner les eudémonismes car nous ne sommes jamais innocents. Il ne faut donc pas céder surle mal, puisque il est l'energie-même de la liberté humaine. Il va donc falloir le canaliser, lesubvertir – par le jeu.

Quelle pensée du jeu? Antécédents et critiques

"Quels jeux sacrés allons-nous devoir inventer?" Friedrich Nietzsche, Le gai savoir

"Ni différence ni identité, tel est le programme de ce que le début du XXIème siècle a à penser" Mehdi Belhaj Kacem, La conjuration des Tartuffes

Tout d'abord, le lecteur doit savoir que cette partie du travail a été rédigée à la suite d'une lecturefort enthousiasmée d'une partie de l'abécédaire consacrée au jeu (toutes les références entreparenthèses lui seront consacrées), particulièrement optimiste quand aux capacités de cette activitépour sortir l'humanité des impasses pléonectiques, maximisées au XXème siècle dans la politique.Ce relatif optimisme semble être le même que celui de Casanova lorsqu'il s'extasiait sur lespossibilités étonnantes des jeux de cartes, aptes selon lui à rompre les classes sociales et lesfrontières, apportant une forme de justice supérieure. On retrouvera aussi les enjeux dégagés parSchiller dans ses célèbres Lettres sur l'éducation esthétique, voyant dans le jeu l'activitéanthropologique par excellence, permettant de lier les tendances antithétiques qui nous fondent etnous déchirent. Lors d'entrevues récentes, MBK nous a confirmé avoir probablement été trop loindans cette direction, qui était liée à un engouement momentané bien qu'authentique pour le mondedu poker. Mais déjà pouvait-on lire dans l'Abécédaire certaines précautions; on peut ainsi lire page102: "Entendons-nous bien : nous ne pensons évidemment pas que l’humanité convolera dans lemeilleur des mondes possibles quand celui-ci se sera transformé en table de poker géante. Nousprélevons simplement, en phénoménologues, les traits universels de la promesse que serait unesociété tout entière placée sous le signe esthétique du jeu." Le but de notre analyse sera d'éprouverla teneur de cette promesse à l'aune d'autres pensées.L'engouement pour le jeu de carte n'est certes pas qu'un épisode isolé, tant Belhaj Kacem s'est faitconnaître en tant qu'anthropologue testeur de jeu, passant des heures face au célèbre jeu TombRaider, célébrant son équipe préférée, la Juventus de Turin, ou évoquant Existenz de Cronenberg.Après tout, Leibniz lui -même ne s'était-il pas intéréssés aux jeux en vogue de son époque?Heidegger lui-même s'extasiait à propos de la classe d'un Beckenbauer, comme De Staël et RenéChar au Parc des Princes. Là où la sociologie a depuis longtemps thématisé le rapport au jeu et enparticulier au sport comme un thème important d'étude, la philosophie rechigne depuis Platon àl'étudier comme un domaine primordial; tout au plus la thématise-t-elle comme un aspect d'unePaïdeïa et surtout comme un entraînement à des activités plus sérieuses, ou un simple délassementparfois nécessaire mais souvent luxueux, surnuméraire. Un des problèmes de l'approchebelhajkacémienne est qu'elle mèle deux types de rapport au jeu. Il y a une différence, à notre senslourde de conséquence, entre des "activités" où nous sommes simples spectateurs, et d'autres oùnous sommes pleinement mis à profit. En quoi est concerné le supporter avachi sur son canapé?Ceci est d'autant plus étonnant que notre auteur évoque dans Inesthétique et Mimésis le célèbrepassage de la Lettre à D'Alembert où Rousseau appelle de ses voeux des fêtes civiques où chaquecitoyen serait au centre des spetacles, et non simple observateurs passifs : reproche amer qu'ilopposait au théâtre, au spectacle, à la Mimésis et à son irrépréssible pouvoir de contagion. Lacoue-Labarthe dans sa Poétique de l'histoire, estime que tout se joue dans la compréhension de cettedernière telle qu'elle est abordée dans la Poétique : du reste, le texte rousseauiste témoigne bien du

l'existence a seule, aujourd'hui, de la positivité."

plaisir procuré par l'imitation, et ne condamne pas, d'un geste platonicien caricatural, tout art : ilrêve encore d'un art supérieur, redevenu nature53. Lacoue évoque en ces termes les enjeux de cettecélébration de la liberté : la "fête civique est probablement la première tentative pour forcer ourompre ce que Jacques Derrida appelait naguère la "clôture de la représentation" : la divisionspectaculaire elle-même (...) un spectacle sans "spectacle", et réduit à la seule auto-représentationdu peuple dans la joie de l'amour et de la fraternité : la communion même (...) ou l'effectuationheureuse de la communauté comme oeuvre d'art vivante."54MBK rêvait même d'un "jeu grandeurnature" à l'époque d'Evidenz...Et il écrit ceci dans l'abécédaire : "par jeu, nous entendons une formed’art qui ait effectivement atteint à ce que les « dépassements » des avant-gardes visaient : lasuppression de l’attitude simplement spectatrice, un art où tous soient partie prenante" (p.86).Discours très audible si on prend comme lui mai 68 en référence d'un jeu total, grandeur nature, oùchacun aurait à partiper.55On pourrait néanmoins se demander si s'y trouvait quelque chose del'ordre d'une agonisique. Quand à nous, avachis dans notre canapé ou au bistrot, goûtant auxfulgurances d'un Messi ou d'un Kobe Bryant -les consommant-, sommes-nous vraiment partie-prenante du jeu? "Non, Peuple heureux, ce ne sont pas là vos fêtes! C'est en plein air, c'est sous leciel qu'il faut vous rassembler et vous livrer au doux sentiment de votre bonheur." nous rappelle leRousseau de la Lettre. Mais, mêmeau fond au stade : arrive t-on à y être de quelque façonspectacteur de soi-même, jusque dans les Tifos? MBK l'admet lui-même, cette position passive nepermettrait guère de faire du sport l' "oeuvre d'art totale" rêvée. Pourtant c'est bien l'objectif admisde cette pensée qui a pris acte des échecs et des impasses des avant-gardes artistiques qui créaientpar exemple des espèces d'"opéras géants" où tous auraient leur place -ce qui évidemment perpétuépar le cinéma aujourd'hui. Bref, nous verrons qu'il n'est pas évident que le jeu et le sport permettentd'atteindre et de maintenir les objectifs que leur prête l'auteur selon que l'on en soit acteur ou simplespectacteur : la révolution ne sera pas télévisée, et Walter Benjamin a vite pointé le fait quel'intermédiation technique que nécessite la diffusion s'exploits sportifs (au même titre que lesmontages cinématographiques ou politiques, de propagande) pose également problème. Il s'agitaussi d'évaluer ce que deviendrait le goût pour la compétition qui pourrait s'y épanouir. A cet égard,le constat de MBK, comparable à celui de Norbert Elias, est relativement simple : par le jeu et et lesport en particulier, l'humanité détiendrait la possibilité d'une authentique Catharsis de ses affectsnégatifs, de cette violance dont nous parlions plus haut : les critères de cette réussite sont énoncésde la façon suivante (p.100 dans l'abécédaire) : c'est l'émulation saine qui rendrait possible une telle"pacification" supposée, canalisant toutes les tendances pléonectiques qui au lieu de faire souffrircomme d'habitude le sujet politique de la règle, lui apprendrait à en jouir en communauté. Par le jeuet le sport, les citoyens réinventeraient leur liberté à travers de nouvelles lois, cette fois-ci acceptées.Chacun y ferait dans l'épreuve, soutenant et manifestant du mieux qu'il peut ce qui lui est imparti,l'expérience de l'effort en vue de la grâce. "Un être moins beau, ou même qui ne l'est point, peutausi prétendre à la beauté du mouvement"56 affirmait déjà à dessein Schiller. On songe à Messi ouRibéry...Il serait donc à souhaiter toujours davantage de Sportization (pour reprendre le terme forgépar Norbert Elias) de nos sociétés afin que puissent se démarquer les meilleurs sans pour autantaccabler les moins doués : élitisme pas vraiment étonnant de la part de la pensée kacémienne, ellequi vomit le culte de la nullité instauré pour nos médiocraties sarcastiques, où le jeu de la société

53 Cf. Manuscrit de Genêve I, 2 : Où Rousseau, dans cette première version du Contrat social, invite à chercher "dans l'art perfectionné la réparation des maux que l'art commencé fit à la nature". "Il faut tirer du mal même le remède qui doit le guérir". C'est nous qui soulignons ces lignes essentielles qui inspirent tout le programme de MBK.

54 Poétique de l'histoire, ibid. p.84 cf. Aussi p.122 : "Rousseau "invente" (c'est-à-dire découvre) que nous appelonsaujourd'hui une "autre scène"". Lacoue précise dans une note à cette page qu'il n'est pas du tout certain queHeidegger, lui, "ait cru à Nuremberg ou aux jeux de 1936." Bien qu'on le sait admirateur de Beckenbauer on connaîtquand même la page ravageuse où il se moque de l'époque où le plus grand homme d'un peuple est un boxeur. Il esttoujours scindé entre sa pensée de l'être-peuple et son dégoût pour toute massification et standardisation de celui-ci.La joie de la fête civique ne sera fera pas "sans effusion", elle "n'en est pas pour autant fusion, elle n'interditnullement à chacun d'être soi" (p.131)

55 Comme le soutiendra par exemple...D.Cohn-Bendit : "Comprendre que la lutte révolutionnaire ne peut être qu'un jeuoù tous éprouvent le besoin de jouer", in Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, p.267

56 De la dignité et de la grâce, ed. Sulliver p.13

consiste en permanence à se dévaluer et à mépriser toute réussite. Loin d'être irrecevable, un telpropos n'en témoigne pas moins de réelles accointances avec un argumentaire libéral, très souventprompt à vanter la compétition et la réussite du plus fort. Bien sûr, MBK le sait, qui dans Latransgression et l'inexistant, rappelle tranquillement que le capitalisme consiste dans le faitd'assumer pleinement l'inégalité obscène, là où le jeu et le sport qu'il vante en permettrait lanécessaire Catharsis : "une conservation qui soit une suppression, non une suppression qui soit unehonteuse conservation", précise-t-il pour éviter toute confusion. Il s'agirait en effet de penser lapriorité du ludique conjointement à un "anarcho-écologisme" vivant en retrait et "sans pourquoi".Comme il le précise dans la partie "nihilisme"de l'abécédaire . Les peuples pourraient par le jeu et lesport atteindre un certain bonheur : se jouant eux-mêmes avec grâce en transcendant le semblant –comme dans la démarche artistique; "ça ne revient pas à se prendre au sérieux mais à préssentirl'utopie déjà concrète où le monde serait l'immence théâtre gracieux qu'il peut devenir. L'incessantjeu." C'est beau sur le papier mais pour le coup cela semble totalement utopique – quelle rupture lepermettrait? On voit bien les peuples s'enthousiasmer pour la coupe du monde de football et dansune moindre mesure pour les jeux olympiques, mais cette "sportization" de la société est loin d'avoiratteint cette centralité que MBK appelle de ses voeux. De plus, il affirme que les jeux devraient"rester multiples", ce qui cadre assez mal avec son propos apologétique sur les grandes réunionssportives, lesquelles standardisent au contraire les pratiques jusqu'à les massifier, uniformisant lesattitudes. Il refuse les analyses à l'emporte pièce du phènomène sportif par les pensées de gauchequi selon lui "délirent par impuissance", "quand elles se transforment en contre-fétichisme de ladénonciation de phénomènes qui n’ont rien de spécifiquement « capitalistes » en eux-mêmes" .Certes, le jeu et le sport en particulier sont sous le feu des critiques depuis que des générations desociologues marxistes et gauchistes ont supposé suffisant édifiant et évident d'y voir une nouvelleversion de Panem & circens. Les "critiques de la raison ludique" étant de toute façon légions, nousavons sélectionné celles qui nous semblent quand même significatives, d'autant qu'on en retrouvechez des auteurs dont se réclame souvent Belhaj Kacem par ailleurs. Nous n'avons certes pas laplace ici pour analyser comme il se doit l'intérêt et les limites des différentes anthropologies,sociologies et ontologies du jeu, sachant que l'entreprise kacémienne, à l'instar de celle de Schiller,repose sur la première de ces approches, pensée conjointement à une réflexion sur l'art. Elle faitsigne vers l'émergence d'un nouveau régime de la vérité, qui s'appuierait certes sur le pléonectismeinhérent à la condition humaine, l'appropriation scientifique violante, mais en le subvertissant. Lejeu permettrait au sujet de recouvrer son autonomie tout en en jouissant par l'acceptation de règlescommunes, ce qui aurait valeur d'émancipation politique – tant la politique qui précède n'est quecelle où nous souffrons des règles imposées par l'architransgression scientiste et de sesconséquences violantes. Nous pourrions déjà nous demander si le sujet ludique appelé de ses voeuxpar MBK résiste à la déconstruction de la volonté de puissance par Heidegger, qui ne s'attaquecertes pas qu'à la volonté de puissance en tant que connaissance, mais aussi à celle en tant qu'art.57

MBK distingue lui ces deux tendances, évoquant certes leur contiguïté, le pléonectisme donnant enquelque sorte cette énergie sans laquelle l'épanouissement ludique ne saurait même avoir lieu.(d'ailleurs, les animaux eux aussi jouent, et ce, à mesure de leurs capacités d'appropriation). Unenouvelle anthropologie cherchera à détourner le péché originel de l'architransgression pour en tirerde nouveaux fruits, dans le but noble de limiter autant que possible l'Enteignis par quoi s'"expie"fatalement toute appropriation. Dans la section "jeu" de La transgression et l'inexistant, on peut lirececi : "Il faudrait donc un dépassement de la science –et du scientisme philosophique invétéré quis’y agglutine-, qui soit une conservation, c’est-à-dire une conservation par strates de tous les « âgesdu monde » anthropologiques, tekhnaï archaïques et argent compris". Projet mirobolant, avouons-le.Encore que. Il ne serait en efffet pas question d'une société ludique ou sportive en rupture avec ce

57 Le mot de Goethe "Si tu veux pénétrer dans l'infini, contente toi de parcours le fini dans tous les sens" pourrait correspondre peu ou prou à cette tentation belhajkacémienne de mettre à profit la violance évidante en en multipliantcathartiquement les subversions ludiques, ce qui correspond cependant à ce que déconstruit Heidegger dans son cours sur "L'éternel retour du même" (1937, in Nietzsche I, pp.203-366) où il propose notamment une critique de la raison ludique, de la volonté de puissance "esthéticienne" faisant feu de tout bois pourvu qu'elle jouisse, jusqu'à ne plus être qu'éternel retour de la volonté de volonté. Jusqu'à quel point faut-il en tenir compte?

qui précède, mais qui chercherait plutôt à en détourner le sens, afin que chacun puisse se mesureraux autres avec les mêmes règles, et en en jouissant potentiellement tout autant, profitantnotamment de la "relance" propre au jeu58 : chaque nouvelle partie rabat les cartes; ainsi, au poker,on peut "se refaire". Ce principe même égalise les conditions des candidats : "une société où lesmeilleurs sont récompensés selon leurs mérites, mais où même le plus mauvais, le plus bête etméchant, a le droit de gagner de temps en temps." (p.105) dit MBK. A cet égard, il compare mêmecette activité aux dialogues socratiques, cloturés, aporétiques, voués à la relance incessante,redonnant leur chance à chaque vérité énoncée. Nous verrons plus tard qu'il ne croit pas si bien dire,tant les pièges de l'ironie pourront être similaires à ceux qui guettent le joueur. Dans tous les cas, detelles perspectives n'ont jamais (pu être?) été pensées par les philosophes "eudémonistes" ou"catholiques" tels qu'ils sont définis plus haut. Déjà Aristote, dont MBK peine à imaginer qu'il n'aitpas écrit d'"Olympiques" (?), craignait dans l'Ethique à Nicomaque une confusion entre ce qui est lafin en soi – le bonheur- et la proposition hasardeuse d'activités sans suites ni finalités comme cellesludiques. Essentiellement stérile, l'homme ne produirait , alors rien, ni bien, ni oeuvre, et ne viseraitaucune modification utile du réel. Cordialement méprisé au moyen-âge, notamment par Thomasd'Aquin, il redeviendra thème de pensée acceptable à l'âge classique où il sera compris commeentraînement et stimulation pédagogique de la raison, Leibniz encourage ainsi chacun à jouer pouraméliorer les facultés de calcul. Il s'agit encore et toujours en ce cas de s'approprier. Il n'en reste pasmoins stigmatisé comme divertissement du tragique de l'existence, comme chez Pascal Il faudraattendre la si moquée "fête civique" rousseauiste ainsi que le Kant le la troisième critique pour quele concept même du jeu soit pris au sérieux par la philosophie : par Schiller. Le précédent schillerienIl n'est peut être pas inutile de rappeler qu'au moment où il sent que la révolution allemande de sontemps tourne à l'atroce guignolade, Heidegger s'est référé, en 36, non seulement à Schelling, maiségalement, dans un de ses séminaire, à Schiller. Il a été celui qui, contre la Terreur et le Rousseau dela Lettre à d'Alembert, va estimer qu'il a manqué à la Révolution française une éducation ésthétique– et ludique- pour les citoyens, qui ont fini par céder totalement à la démesure. Il a pu regretter leimpasses du citoyen de Genève : "sa sensibilité passionnée est cause que, pour se délivrerrapidement du conflit qui est dans l'humanité, il préfère la voir retourner à l'uniformité pauvred'esprit de son état primitif plutôt qu'aboutir à l'harmonie riche d'esprit d'une culture achevée où ceconflit prendrait fin; il préfère que l'art n'ait pas de commencement plutôt que d'attendre sonaccomplissement"59 On voit là la ligne de crête qui départagera les pensées révolutionnairesfrançaises et allemandes. Il s'agira certes comme chez Rousseau de chercher un art "redevenunature", sans pour autant en rester à sa critique féroce de l'éducation esthétique. Schiller, d'unecertaine manière, va croire de nouveau au fait que "c'est par la beauté qu'on s'achemine vers laliberté" : l'instinct de jeu selon lui y présidera. Dans la quinzième de ses magnifiques Lettres surl'éducation esthétique (d'ailleurs un des premiers ouvrages lu par Heidegger dans son enfance),nous pouvons lire ceci :"Pour des motifs transcendentaux, la raison pose l'exigence : il doit y avoirune union entre l'instinct formel et l'instinct matériel, c'est à dire qu'il doit y avoir un instinct de jeu,car le concept d'humanité ne peut se parfaire que par l'unité de la réalité et de la forme, du hasard etde la nécessité, de la passivité et de la liberté. Elle est obligée de poser cette exigence parce qu'elleest raison, parce qu'en vertu de son essence même elle requiert la perfection, l'abolition de toutes leslimites, et que l'action exclusive de l'un ou de l'autre des deux instincts laisse la nature humaineimparfaite et fait d'elle le fondement d'une limite." (pp. 200-201) Outre la distinction classique entreforme et matière (qui correspondra peu ou prou chez Schelling à celle entre verbe et fond...) l'accentdoit être mis dans ce texte sur la raison, la ratio : celle-là même qui s'incarnera comme volonté depuissance et qui tombera sous le coup de la déconstruction heideggerienne évoquée plus haut en

58 "L'idée régulatrice du jeu (comme celle du travail salarié) est l'éternel recommencement à partir de zéro" précise Benjamin, in Charles Baudelaire, "Thèmes Baudelairiens", p.186 La parenthèse dans cette phrase indique bien une hostilité certaine de l'auteur au ludisme tel qu'il pourra être envisagé par MBK. "L'ouvrier retrouve dans le jeu ce qui l'aliène dans le travail" propos sans équivoque dans le même ouvrage p.183...

59 Poésie naïve et poésie sentimentale, Aubier-Montaigne, trad. Leroux p.163

note. Il faut nous demander : dans quelle mesure le jeu peut-il échapper à toute ratio, autre nomdésignant le calcul pléonectique? Mais surtout, nous avons ici la présentation d'une des raresanthropologies du jeu se rapprochant de la perspective kacémienne, laquelle consiste au fond en uneanthropologie spéculative, cherchant à cerner les conditions optimales d'épanouissement, c'est à dired'appropriation "limitant la casse" des expropriations qui leurs sont fondamentalement60 liées.Schiller se réfère (comme MBK avec Pindare) explicitement aux grecs, qui font la catharsis de laviolance politique par le sport : "Tandis qu'aux jeux d'Olympie les peuples grecs prennent plaisir àdes joutes où sans répandre de sang on rivalise de force, de vitesse, de souplesse, ainsi qu'à lacompétition plus nombre des talents, le puple romain se délecte à l'aginie d'un gladiateur, abattu, oude son adversaire lybien. Ce seul trait suffit à nous faire comprendre pourquoi c'est en Grèce qu'ilnous faut rechercher les figures idéales d'une Vénus, d'une Junon, d'un Apollon." (p.205) Outrel'analogie entre qualité de la catharsis opérée et beauté qui peut en résulter 61, on voit ici que Schilleravait déjà eu l'intuition de la nécessité d'une sportization bien menée. On serait tenté d'avancerqu'une telle communauté épanouie ne se peut guère envisager qu'entre gentleman, le jeu pouvanttrès facilement dégénérer en simple perpétuation de la violance, voire comme sa plus cruelle etinapparente prolongation innocente. La tâche que lui impute Schiller n'en reste pas moinsgigantesque, l'instinct de jeu devant permettre de nouveau cette compréhension de l'union intime dela liberté et de la nécessité qu'avaient saisis les grecs, union interne qui permettrait justemennt unecommunion avec les autres. L'accord en l'homme ferait signe vers un accord entre les hommesrationnels : le jeu, postulant le sens commun, rendrait possible une sociabilisation supérieure,utopique, inespérée qui nous réconcilierait même avec la nature62. Pour le comprendre, il fautenvisager quelque peu les analyses schilleriennes, qui situent la liberté humaine au-delà de la simplelutte pour l'existence, au-delà de la sempiternelle tendance à s'approprier et, fatalement, à exproprier: liberté-pour-le-mal qu'il faut subvertir. La figure de Junon que Schiller convoque pourrait bien êtrecelle du joueur : "Toute sa personne se fonde en elle-même et y a sa demeure, elle est un mondecomplètement fermé, comme si elle était au-delà de l'espace, elle ne s'abandonne ni ne résiste (noussoulignons en resongeant au fond réticent de Schelling); il n'y a pas là de force qui serait en lutteavec d'autres forces ni de défaut par où le temps pourrait faire irruption."(p.207) Le jeu ne serait niabandon à la nécessité (du verbe, de l'état moral), ni résistance insurgée (du fond, de l'état sensible);il semble encore moins, n'en déplaise à Novalis,"expérimentation du hasard". Face à cette figurejunonienne du jeu, "nous nous trouvons simultanément dans l'état de suprême repos et de suprêmeagitation; il en résulte la merveilleuse émotion pour laquelle l'intelligence n'a pas de ce concept ni lalangue de nom" (p. 209). Cette émotion magnifique, qui pourrait par bien des aspects êtreapparentée à la techno-esthétique de Simondon, permettrait de dépasser cette double legislation quinous déchire selon Schürmann, et qu'il faut accorder sans qu'aucune des deux ne s'impose : il fauttrouver un troisième terme. Avant MBK, Schiller avance dans sa septième lettre que "ni la

60 Konrad Lorenz a eu par exemple cette intuition d'une co-ppropriation originaire de l'appropriation et del'expropriation, tout "progrès" technique se payant automatiquement de négativité : "Les mécanismes ducomportement instinctif n’étaient évidemment pas en mesure d’affronter les nouvelles conditions crééesinévitablement par la culture, dès son apparition. On a pu démontrer que les premiers inventeurs d'outils en pierre,les australopithèques africains, utilisèrent ces armes nouvelles pour tuer promptement leurs frères de race. L'hommede Pékin, ce Prométhée qui apprit le premier à garder le feu, l'utilisait pour rôtir ses congénères: à côté des premièrestraces d'utilisation régulière du feu, on trouve les os mutilés et grillés du Sinanthropus pekinensis lui-même. Onserait presque tenté de croire que chaque présent que la pensée conceptuelle donne à l’homme se paieinévitablement par un mal dangereux qui en est la conséquence directe. in, L’Agression, une histoire naturelle dumal, 1969 p.231, Flammarion

61 Il va sans dire que se pose toujours la question de savoir dans quelle mesure toutes les déconstructionsheideggeriennes de la volonté de puissance en tant qu'art s'imposeraient également aux pensées vantant lesressources d'une raison ludique, tant art et jeu semblent charrier les mêmes enjeux. Penser leur distinction ou de leurapparentement sera donc essentiel

62 "La fin n'est jamais que de représenter l'homme à l'état d'innocence , c'est-à-dire dans un état d'harmonie et de paixavec lui-même et avec le monde extérieur. Or, un pareil état n'existe pas seulement avant le commencement de laculture; il est aussi celui que la culture, pour peu qu'elle obéisse partout à une tendance déterminée, se proposecomme sa fin dernière. Seules l'idée de cet état et la foi en sa réalité possible peuvent réconcilier l'homme avec tousles maux auxquels sur le chemin de la culture il est exposé" in Poésie naïve et poésie sentimentale, Ibid. p.197-199

philosophie ni la politique ne peuvent nous y aider" : ce sera la tâche de l'art - mais d'un artvraiment en mesure de permettre la catharsis du pléonectique, cet état moral niant la nature et lasensibilité et menant tout droit à la barbarie. La tendance au jeu permettrait l'ajointement, leconcours, la "fugue" de l'état moral et de la nature sensible en nous à travers un ἀγών sain,émancipateur. Cette propension, Schiller la déduit : il ne se contente pas de la décrire à partird'observations empiriques ou d'une phénoménologie de l'agir humain. Il part d'une anthropologiepure cherchant à subordonner réciproquement les deux tendances l'une à l'autre. Le jeu est l'antagonisme "entre réalité et forme, contingence et nécessité, passivité et liberté" (p.214). En cela il,est un concept régulateur, une utopie laquelle vise sa réalisation par la beauté. La 14ème lettreévoquera à cet égard (les Beiträge!) la nécessité d'un "nouveau commencement". Cela passera par lefait d'ôter aux lois de la raison "leur contrainte morale, les réconcilier avec l'intérêt des sens"(p.209) pour créer une "forme vivante" vecteur d'équilibre, d'harmonie organique, synthèse libre depesanteur et de légèreté, de règle et de transgression, d'austérité et de joie, de sérieux etd'éxubérance. Pour reprendre le vocable schellingien, le jeu et le sport allieraient pleinement le Pèreet le Fils, la Loi du verbe et la liberté humaine; il serait en cela un autre nom de l'amour commeajointement des deux tendances : "La tâche de la culture est d'assurer à chacun des deux instinctsses frontières. Elle doit donc à toutes les deux une égale équité et son rôle est d'affirmer nonseulement l'instinct sensible contre l'instinct raisonnable, mais encore celui-ci contre celui-là. Sonoeuvre est par suite double : elle est premièrement de protéger la vie sensible contre lesempiètements de la liberté; deuxièmement d'assurer la sécurité et la personnalité contre la puissancedes sensations. Elle atteindra le premier objectif en developpant la faculté de sentir, le second, endeveloppant la faculté raisonnable" (Treizième lettre). Le jeu est conciliation mais aussi libérationpar rapport à la contrainte extérieure, la capacité legislatrice peut se proposer librement de nouvellesrègles, éprouvant pleinement son autonomie : jouir de la règle là où la politique et la science nousl'infligent, voilà l'alléchant programme de la pensée ludique schillero-belhajkacémienne. Cespensées proposent un "saut" progressif qui libèrerait la nature comme la moralité (-accordant fondaorgique et esprit, φύσις et τέχνη , affect et pléonectisme), saut qui pour autant aurait toujours déjàété effectué en partie par l'homme. Il s'agirait de libérer totalement ce potentiel de toute contrainteintérieure et extérieure afin de donner de nouvelles voies à la civilisation : guider la tendance àl'appropriation vers l'ἀγών pacitique pour la détourner de sa voie naturelle qui est l'accumulation, laπλεονεξία. On peut même y voir au fond un pléonectisme pleinement assumé63, mais enfin mis àprofit de la quête de joie et de beauté qui devrait animer toute politique se permettant encorel'audace et l'insolence de l'utopisme -lequel dégénérera malheureusement en inspiration du national-esthétisme. Ce, même si ceci demeure fort platonicien, jusque dans l'opposition qui reste très, tropclaire et traditionnelle entre les "lois de la raison avec leur contrainte morale" et "l'intérêt des sens",qu'il semble commode et schématique de chercher ensuite à réconcilier dans la belle apparenceludique, laquelle escamoterait comme par magie (Mögen, rappelle Schelling dans ses Leçonsd'Erlangen...) rien de moins que le sérieux de la réalité où se déchaîne la violance. Il n'en reste pasmoins que Schiller indique une direction de pensée originale et adéquate à nos exigences post-modernes : "N'aie pas peur du désordre en dehors de toi, mais du désordre en toi; aspire à l'unité,mais ne la cherche pas dans l'uniformité; aspire au repos, mais par l'équilibre, non pas l'arrêt de tonactivité." (Je souligne contre toutes les pensées de la Gelassenheit) "Mais quand tu te sauras consoléd'avoir perdu le bonheur de la nature, fais que sa perfection serve de modèle à ton coeur (...) Nepermets plus qu'il te vienne à l'esprit de vouloir échanger ton sort contre le sien, mais accueille-la en

63 "Ce dont nous avons besoin ici, c'est d'une autre souveraineté encore, en retrait à l'abri, en pleine retenue pourlongtemps encore isolée et silencieuse. Ici, ceux qui sont à venir doivent se tenir prêts à créer les nouveaux sites ausein de l'être-même, à partir d'où vient à soi de nouveau un constance dans le conflit qui oppose la terre au monde"Heidegger, Contributions à la philosophie, par. 26 "(terre et monde" indiquant le Streit originaire entre la φύσις et laτέχνη, qu'il s'agit précisément de repenser à neuf). A la fin de ce paragraphe, Heidegger en appelle à "vouloir" toutautant la singularité du Seyn que "la platitude de ce qui est commun". Chez MBK -qui nous semble cet "interptète"que l'auteur des Beiträge appelle de ses voeux au paragraphe 40 de ce traité extraordinaire- cela signifierait qu'ilfaudrait assumer tout autant ce que d'aucuns nomment "le nihilisme" et son ironie complaisante, que ce qui pourraits'accorder à neuf grace au site évènementiel ludique. Peut-être vont-ils effectivement de pair...

toi et aspire à marier l'avantage infini qu'elle a sur toi avec ta propre prérogative infinie, et àengendrer de l'union de tous les deux la vie divine."64

Premières critiques ludologiquesCherchons désormais du côté de l'Ecole de Francfort des voix dissonantes. Le Marcuse d'Eros etcivilisation, plus prompt à promouvoir le potentiel subversif et libérateur de la sexualité, n'acependant pas manqué de rappeler les présupposés de l'opération schillerienne 65 ,mais lui-mêmeadmettra la "valeur explosive" (p.167) de cette pensée, et le fait que "dans une civilisation vraimenthumaine, l'existence humaine sera jeu plutôt que labeur, et l'homme vivra dans l'apparence plutôtque le besoin. Ces idées représentent une des positions les plus avancées de la pensée." (ibid p.165)Il s'avoue d'autant plus tenté que la pensée du jeu proposée par Schiller n'a absolument pas pour butde cautionner d'avance la société du spectacle et du divertissement déjà honnie par Rousseau, et quis'apparente à "l'ornement, le luxe, les vacances d'un monde régressif" (p.166). Pour lui, Schiller visebien une révolution totale où chacun pourra abondamment jouir à partir de ses propres facultés ,notamment de son imagination, formant de nouvelles légalités non contraignantes, librementconsenties et éprouvées : le travail cessera de ses les approprier. (dans la même veine MBK rêved'activités où le jeu et le travail "seraient indiscernables", p.104 de l'Abécédaire) Ni la nature ni lanature de l'homme n'y seraient dominées, puisque "l'instinct formel dominateur" – le pléonectismebelhajkacémien- y serait mis à contribution tout en étant subverti. "Libérée de la domination et del'exploitation violente, et modelée par l'instinct de jeu, la nature se libérerait aussi de sa proprebrutalité et deviendrait libre d'étaler la richesse de ses formes gratuites." Elle cesserait enfin d'êtreprise pour simple substrat ou fond dédié à l'esprit. La nature humaine, prenant ses distances avec sesinstincts comme leur domptage pléonectique, se dédierait alors des activités atéliques, ayant leurpropre fin en elles-même, s'apparentant en cela à des πρᾶξις . L'humanité qui joue sortirait enquelque sorte de l'histoire, du temps, réconciliant dans l'instant l'absolu et le devenir à travers labeauté du geste. "la Fête serait le temps hors du temps, suspendu, extatique de la jouissance de soi :du se-regarder-faire et de l'exister pur, (...), de l'extimité" dit Lacoue-Labarthe. 66Cette humanitéapprendrait à jouir toujours mieux de sa société d'abondance – sans laquelle elle ne saurait certesexister ("l'ordre non-répressif est essentiellement un ordre d'abondance" précise Marcuse, p.170).Mais elle célébrerait surtout, il faut le rappeler, "rien, si l'on veut", dit Rousseau. Ce rien qui nousconstitue et qui suscite tant d'accusations de nihilisme. Ce rien qui nous apparenterait aux dieux,nous situant dans un certain "rapport" à l'immédiateté : oxymore permettant un pur remerciement àce qui est et à ce que nous sommes. Là serait -car c'est évidemment utopique- toute la beauté du jeu/de la fête civique.Suffirait-il pour autant d' avoir accès à la beauté comme ressource du jeu pour réussir à subvertir lestendances civilisatrices qui mèneraient, elles, immanquablement à la barbarie? S'il est vrai que"celui qui n'a pas en soi l'énergie et l'étoffe du mal est également incapable du bien" (Schelling), ilreste quand même à envisager tous les obstacles inhérents au jeu et au sport que MBK rejette d'ungeste souverain, alors même que certaines critiques sont justement soulevées par ces "grandsastreignants" auxquels il se réfère de bonne grâce. Marcuse que nous venons d'évoquer, rappelle àjuste titre qu'un règne du jeu pourrait équivaloir à ce qu'avait préssenti Carl Jung : "une libérationde l'agression", celle-là même qui anime Alex et ses droogies dans Orange mécanique: ils sont "trèsjoueurs"...C'est également cette brutalitas à laquelle renvoie le Nietzsche de Heidegger, flairant dansla volonté de volonté un tel ludisme déchaîné (cela dit, lui n'a pas l'air si opposé à un tel "saut"barbare dans un nouveau commencement, se contentant de l'attendre...). La Catharsis appelée deses voeux par MBK est-elle effective? La promotion du jeu n'est-elle pas une autre manière desouffler sur les braises de la violance? Marcuse voit dans cette pensée schillerienne unrapprochement ambigu entre le principe de réalité et celui de plaisir; mais ne serait-ce pas plutôt quele premier serait résorbé, englouti, par la quête de jouissance? Il pointe également dans la penséeludique une certaine propension à fondre les antagonismes dans un grand tout indifférencié,

64 Poésie naïve et poésie sentimentale, Ibid. p.9665 cf. Eros et civilisation, ed. De Minuit, 1963, Paris pp.160-17266 Poétique de l'histoire, ibid. p.133

tendance également démasquée par Jankélévitch67, qui les reconnaît à l'oeuvre dans les penséesromantiques, notamment celles de Schlegel ou Novalis. Elles mènent tout droit au spleen et àl'ennui évoqué par notre première partie, "synthèse des disonnances et fusion des contrastes". Cetteindifférenciation pourrait également être à l'oeuvre dans les pensées schellingiennes etheideggeriennes de l'ajointement, de la fugue, évoquées plus haut. On y retrouverait, inattendue, labelle âme qui "meurt de langueur, d'irréalité et de tristesse en sa vide pureté – Avec le monde et lamoralité, sombre la personne elle-même : elle s'efface à son tour dans l'immensité océanique de sapropre liberté (...)68 Il faudrait bien sûr ici plus d'analyses; mais nous faisons ici allusion au fait quapensée ludique aurait ainsi plus que de simples affinités avec l'ironie69 et ses impasses; et c'estsûrement tout sauf un hasard si l'ère du sarcasme obligatoire pointé plus haut est contemporain durègne du sport et des divertissements ludiques. Nous ne croyons pas non plus que la tendresse(récente, le ton de ses précédents ouvrages était littéralement cinglant) de Mehdi Belhaj Kacempour cet impératif historial qu'est l'ironie, et qu'il avait tant dénoncé, soit fortuit. Il est à corréleravec cet enthousiasme tout schillerien pour les ressources "politiques" (les guillemets s'imposent)du jeu. Notre auteur n'hésite par exemple pas à apparenter hardiment le football à une "religion" ,évoquant avec emphase la "transe" et la "ferveur" que suscite une belle passe d'arme au poker. Cecipeut bien sûr correspondre aux recherches d'un Benvéniste selon lequel le jeu aurait été initialementun rite70 qui aurait perdu son sens, à savoir le lien avec le mythe ou l'histoire qui l'expliquait audépart, sécularisé. Huizinga, dont MBK cite explicitement l'ouvrage Homo Ludens dans uneinterview, rejoindra en partie cette piste d'une survivance rituelle à travers une activité sécularisée.Difficile cependant de ne pas prendre en compte d'autres pistes de provenance que celle religieuse,notamment celles d'Elias concernant la sportization moderne des sociétés, qui pourrait bien avoirdes ressorts un peu plus triviaux qu'escomptés. Nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs vers cesgros dossiers, et nous attarder cependant sur la conception rituelle grecque, à laquelle cherche à seréférer notre auteur. Mehdi Belhaj Kacem évoque en effet avec enthousiasme à Pindare, estimant àraison y trouver des célébrations de l'agôn sportif; mais il serait peut être refroidi de ne découvrirqu'un poète des puissants, soutenant servilement les tyrans et n'ayant pas d'affinité spécifique avecla démocratie athénienne. De fait, ses apologies de l'instinct agonal servaient le plus souvent àmettre en valeur la seule race héllène, ce que ne manquent pas de critiquer des auteurs clés commeAdorno : "A un simple match de football,la population locale acclame sa propre équipe au-delà dela décence et au mépris des lois de l'hospitalité." (p.147) Pindare, élitiste, entend plutôt humilier lesjaloux : dans la sixième Olympique, il affirme que "L'envie des autres est seule cause que la critiquemenace ceux qui, arrivés les premiers au terme du douzième parcours, apparaissent dans l'éclat quela grâce a répandu sur eux." Deux affects négatifs apparaissent ici : la jalousie, ainsi que lafanfaronnerie possible du gagnant, dont la gloire mal comprise tournerait facilement en "gloriole"grotesque. Nous avions déjà donné la parole à Archiloque plus haut : "ne jamais exulterouvertement dans la victoire, ne jamais s’abandonner chez soi aux lamentations de la défaite; maisprendre le plaisir où il se trouve, ne pas s’en faire avec excès dans le malheur et saisir le rythme quimaintient l’humanité dans ses attaches". Voilà résumée la bien nécessaire Stimmung qui devraitpréciser au jeu. "Heidegger à son tour invoquera la nécessite de l'Αἰδώς71, cette retenue grave etpudique qui fait assumer la victoire dans la dignité. Il n'est cependant pas si courant de la croiser de

67 Jankélévitch, L'ironie, Flammarion Champs, p.15068 Ibid.69 Cf Infra, l'article de Michaël Crevoisier70 cf. Le jeu comme structure : "En ce qu'il ne conserve que la forme du sacré et la projette hors de la réalité, le jeu

s'assure à la fois la magie de l'irréel et la consistance de l'humain, la joie de l'expansion libre et l'ordonnance de la sécurité. Chacun peut alors à la mesure de son imagination et de sa passion, le valoriser à nouveau et le resacraliser en fonction d'un mythe personnel" in Deucalion num. 2, 1947 p.162. On se référera également avec profit aux analyses récentes de Giorgio Agamben sur le lien entre jeu et rite dans Enfance et histoire, petite bibl. Payot, en particulier pp.121-140

71 Parménide, son cours important de 1942-43, Gallimard nrf, tr. fr. p.123-124 où il est précisé que cette vertu d'"excellence" "accorde" et ne saurait être comprise à partir de notions modernes comme la "performance". Il évoque à la page suivante l'exaltation, qui serait bien plutôt un trait romain, celui nommé "fanaticus." Terme que ne renieraient pas de nombreux "supporters"...

nos jours, ce que ne manque pas de pointer Adorno72. Un propos de MBK dans son abécédaire y faitd'ailleurs écho : "Le fait anthropologique originaire est, bien entendu, l’introduction radicale del’inégalité sur terre." (p.80) C'est bien sûr le pléonectisme scientifique qui est encore désignécoupable. Et ne trouve-t-on pas dans le pléonectisme subverti par le ludisme de nouvelles pommesde discordes? Les tensions graves qui peuvent résulter de l'agonistiques ne sont pas toujoursrésorbées "cathartiquement", d'autant que c'est vraiment beaucoup demander que de se montrertoujours "beau joueur". Déjà Kant était sceptique, affirmant, concernant le sens de l'honneur : "lasatisfaction avec laquelle les vainqueurs célèbrent leurs exploits montre que ce dont ils se régalentn'est au fond que leur supériorité et la ruine qu'ils ont pu causer, sans avoir d'autre fin."73

La thèse de MBK sur la Catharsis ludique est également remise en cause par cette inteprétation deMikel Dufrenne : "L'origine des jeux olympiques pourrait être les épreuves imposés aux adolescentslors des cérémonies de l'initiation. De toute façon, la fête ici, plutôt que d'autoriser l'orgie et deconstituer une soupape de sécurité pour les tensions que suscite l'ordre social, assure l'intégration del'individu dans la société, et peut être des cités dans la fédération. Elle réalise la communion par ceque Durkheim appelait l'effervescence"74 Plutôt que de proposer initialement la purgation appeléede ses voeux par notre auteur, l'ambition héllène était avant tout hégémonique : l'organisationpolitique y était déjà exaltée – et on n'aura pas même besoin d'évoquer les visées réelles des jeuxolympiques actuels ou d'institutions comme la FIFA ou un quelconque ministère des sports : lapolitique, la plus "pléonectique" mène le bal, jusqu'à instrumentaliser la "fusion" que suscite lesport. Certes, l'interprétation proposée par Dufrenne ne nie pas la thèse belhajkacémienne, mais enexplicite les conditions douteuses : un déploiement planétaire du jeu se fera toujours sur fond depléonectisme et à son service75, il ne nous faut jamais en perdre de vue les conséquences. Et surtout,cette intérprétation dissocie Catharsis et fonction politique, là où Belhaj Kacem les lie absolument :"La fonction de la Catharsis, dans la Cité grecque, était, on le sait, éminemment politique : laTragédie, mais aussi l’Olympiade, formalisaient la communauté comme œuvre, l’œuvre commefaçon de souder la communauté. Inutile d’insister sur la fonction qu’occupe dans nos sociétés lesport de masse" (p.99), Une société coercitive et répressive s'y fait au contraire jour dés le départselon Dufrenne, qui au lieu de purger les affects négatifs liés au pléonectisme politique, semble aucontraire chercher à les intensifier dans l'effervescence communautaire, pour ne pas dire ethnique.,Mais MBK est fasciné par l'existence des communautés de joueurs, par exemple de la poker-community, rappelant à l'envi à quel point de telles communions manquent chez les artistes, lesamants (quoi qu'en pensait Blanchot), les philosophes, pour ne pas parler de la scène politique.. Onn'oubliera pas qu'on parle par contre d'une "communauté scientifique" : il n'y en a en fait que là oùse joue décisivement la vérité. Il s'agit d'envisager un paradigme ludique pour nos existences,capable de subvertir ou au moins d'amender, si cela est même possible, le pléonectisme scientifiquequi a pignon sur rue depuis 2500 ans. L'appropriation, originairement "scientifique" étant notre lot,il sera difficile de supplanter sa tendance naturelle au profit d'une attitude censée être plus innocentejusque dans l'émulation. Cela dit, nous ne sommes pas certains de toujours partager sonenthousiasme en tant que spectateur de grands évènements sportifs (hormis le plaisir qu'en procurela contemplation esthétique, dont on a peine à croire qu'elle pourrait suffire à être décisive) tant lepléonectisme, qu'il admet "indéracinable" y est parfois visible, pour ne pas dire flagrant, rendantbien secondaires les jouissances des spectateurs et même de l'athlète. L'émulation peut bien être

72 cf. Adorno, Ibid. "La raillerie à l'égard des victimes s'associe régulièrement au mécanisme qui engendre de tellesvictimes" (p.210) A moins d'affirmer de façon péremptoire que le vaincu ne s'identifierait jamais à la victime, nuldoute que le jeu et le sport charrient également du ressentiment et de l'humiliation, ce qui jette forcément le troublesur leur pouvoir émancipateur.

73 Kant, la religion dans les limites de la simple raison, ibid, p.5474 Mikel Dufrenne, Esthétique philosophique, "à propos de Pindare", p.16075 Quelques preuves parmi des milliers d'autres : les stades de la coupe du monde de foot qui se déroulera au...Qatar

sont construits par de quasi-esclaves, des travailleurs qui ont perdu tous leurs droits : déjà 400 morts népalais sont àdéplorer sur les chantiers. Plus près de nous dans le temps, la coupe du monde 2014 qui se déroulera au Brésilsuscite la fureur des citoyens de ce pays qui préfereraient que leur gouvernemen investisse moins dans le sport, etdavantage dans les infrastructures : hopitaux, écoles, routes etc. Ce sont là des faits qu'on ne saurait sous-estimer.

abordée en des termes laudatifs -qui en nieraient l'indépassable réalité-, elle n'en crée pas moins,elle aussi, des "déchets" : les enumérer serait long. MBK préfère se concentrer sur la reconnaissancedes meilleurs, bien plus facile à repérer dans ce domaine que dans les autres arts, qu'en politique ouen science où ils peuvent tomber dans le pire anonymat, surtout de leur vivant, éclispés par de ruséstocards. Le sport, lui ne mentirait pas. C'est éminemment discutable et discuté, notamment par lessociologues marxisants déchaînés qu'on a évoqué plus haut, mais notre auteur les méprisecordialement, ne leur donnant aucune audience dans son oeuvre. Pour lui, du moins dans lapremière version de l'article "jeu" de la transgression et l'inexistant, la cause est entendue :" plus lejeu envahira la Cité, plus nous serons dans la vérité"(p.84) Il s'agit de rejoindre peu ou proul'intuition rousseauiste de la « fête civique » , qui "supprime l’inégalité en la conservant, sous formed’émulation incessante et organisée." Nous continuerons à évaluer cette subversion plus loin. D'autres lectures de Pindare effectuées par Dufrenne rejoignent notre propos concernant lescapacités du jeu à constituer du lien social et à laisser-être la nature plutôt que de toujours chercherà se l'approprier, à la violenter; en effet, à travers la gloire atteinte par le sportif dans l'instant, ceserait la φύσις elle-même qui serait célébrée : "Ainsi, l'institution de la fête vise, autant qu'àresserer le lien social, à associer les hommes à la gloire du monde. (...) La beauté du monde, c'estd'abord son accomplissement dans le regard qui s'égale à lui"76 Ne souffrant plus de sa finitude parl'atteinte de la grâce, l'homme sportif ne serait plus tenté de se prendre pour Dieu et de rechercher lafixation hubristique de l'éternel par l'appropriation scientifique; heureux de sa condition, ils'accomplirait enfin dans l'instant où il peut jouir du jeu : "le temps de la présence est trop pleinpour qu'on lui oppose l'éternité, le monde trop beau pour qu'on lui oppose un autre monde. (p.164)Le sacré célébré aux divers jeux ne cherche pas tant à transcender le profane qu'à le consacrer, cequi correspondrait effectivement au souhait de Belhaj Kacem de laïciser l'infini : le bonheur, dans lejeu, c'est tout de suite, ici-bas, dans ce que d'autres se complaisent à ne voir que comme "vallée delarmes" ou règne désolant du specacle. L'hymne de Pindare n'est pas celui des lendemains quichantent : sans intention eschatologique, il glorifie l'immanence, la vie terrestre, transfigurée par leκαιρός qu'a su saisir l'athlète et la gloire qui en découle. Où l'on voit que MBK avait bien raison dese référer au poète, mais peut être pas pour les raisons qu'il avançait.Autres critiques du jeu : vers quelle ludosophie?Adorno, dans Modèles critiques, ne s'avoue comme Benjamin pas persuadé qu'à travers le sportapparaitraient des nouveautés émancipatrices aptes à nous faire dépasser la violance capitaliste. Lesport tomberait au contraire sous le coup de sa critique de celle-ci dont les activités parodiques endemeurent de simples prolongements. Nous citons un long passage critique : "Les pseudos activités sont des fictions ou des parodies de cette productivité que la société exigeconstamment d'une part, et que d'autre part elle entrave et ne souhaite pas tellement chez lesindividus. Seuls des hommes émancipés seraient capables d'utiliser leur temps libre de façonproductive, non pas ceux qui, au sein de l'hétéronomie, sont devenus pour eux-mêmes hétérénomes.Cependant le temps libre ne s'oppose pas seulement au travail. Dans un système où le plein emploien tant que tel est devenu un idéal, la liberté prolonge directement le travail comme son ombre. Iln'existe toujours pas de sociologie pertinente du sport, et notamment des spectateurs demanifestations sportives. On peut toujours faire cette hypothèse parmi d'autres que les efforts requispar le sport, le fonctionnalisation du corps dans l'équipe, qui s'effectue précisément dans les sportsles plus en vue, permettent aux hommes de s'entraîner, dans le savoir, à des comportements plus oumoins sublimés, qu'on attend d'eux dans le travail. L'ancien argument selon lequel on fait du sportpour rester en forme n'est faux que parce qu'on prétend que la forme est la fin en soi; c'est pourtantla forme pour le travail qui est le but inavoué du sport. Souvent on s'impose à soi-même dans lesport pour en jouir comme du triomphe de sa propre liberté, ce que sous la pression sociale on estobligé de s'imposer comme attrayant.77" La critique est aussi définive que cinglante, et on doute queMBK la mettrait au compte d'un "crétinisme gauchiste", expression par laquelle il accable parexemple ceux qui voient dans le poker le sport capitaliste par excellence. Il doit entre autres à

76 Ibid. "Pindare et Rousseau", p.16177 Ibid. p.212-213

Adorno cette phrase clé de sa Théorie esthétique qu'on peut comprendre différemment à partir dePrismes78 , selon laquelle "L'art qui cherche à se sauver de l'apparence par le jeu devient sport "(Théorie esthétique, p. 136) ; phrase qu'on peut croire uniquement inspirée de Benjamin mais dontl'origine est inattendue puisque elle est inspirée de...Spengler-- encore un penseur autoritaire. MBKdoit également à Adorno d'être un des premiers penseurs de la singularité insubsumable ne tombantpas pour autant dans les facilités anti-universalistes- et qui n'attendra pas les philosophies françaisesde la difference pour affronter les pensées de l'hégémonies sur leur propre terrain. Il est donc pourlui une référence et sa critique du jeu et du sport comme simples continuations du travail s'impose :nous y reviendrons dans un prochain travail Marcuse, déjà évoqué plus haut, pointe pour sa part lanécessité impérieuse de détourner l'homme du travail, jugé essentiellement expropriant et répressifcomme chez Rousseau. Mais inutile ici de procéder à de longs developpements pour fairecomprendre qu'il sera fort ardu d'imposer de telles transformations ludiques de l'activité humainedans une quelconque civilisation, en particulier celle du Travailleur tant le jeu garde son aurad'activité oisive, surnuméraire et luxueuse : il le décrit comme "improductif et inutile, précisémentparce qu'il refuse les traits répressifs et exploiteurs du travail et des loisirs". 79 On voit ici se dégagerun débat profitable entre les membres éminents de l'Ecole de Francfort, qui éclairerait à coup sûr lesenjeux du travail belhajkacémien. C'est que son hypothèse est fort discutable.Faudrait-il penser lejeu comme "l'insurrection" ultime :appropriation consentante de la violance la retournant contreelle-même? Peut-on légitimement le rêver achevant de briser les hégémonies, leur avènementhistorial meurtrier et incessant, qui semble impossible à conjurer, ce qui rendait si sombre la penséed'un Schürmann? Il était aussi celui qui invitait à pleinement suivre les conséquences de l'an-archisme décelé dans l'oeuvre heideggerienne. Ne plus être dupe. Mais pas à n'importe quel prix :pas au prix du dépressionnisme dénoncé dans notre première partie. "Faire sa vie avec magie et sans illusions80" : le jeu permettrait ce "libre usage de ce qui nous estpropre", répondant à la pro-vocation de la technique par une autre provocation permettant enfin delui correspondre librement, sans tomber ni dans le déni eudémoniste, ni dans le quiétisme facile,complice et complaisant de la sérénité fasciste ou bien dans le démocratisme-ironique nous invitantà laisser-être le pléonectisme le plus déchaîné voire à plaisanter à son sujet. Le ludique serait dumême ordre que la "bonne ironie" qu'appelle de ses voeux MBK à la fin du "Théorème deBaudrillard"81 : un manière de déposer le régime dépressioniste du post-moderne, lequel est tenté delaisser se déchaîner le pléonectisme, le rationnalisme inhérent au Gestell : effrayante et inacceptable

78 On retrouve en effet la même phrase dans ces deux ouvrages, avec cependant d'autres perspectives cf. Prismes"Spengler après le déclin" p.58 Petite bibliothèque Payot : "Spengler pousse cette idée jusqu'à la thèse selon laquellel'art lui-même se change en sport (in Déclin de l'occident, I, 47) Si l'on pouvait résumer en un mot les tendances lesplus importantes de l'art de masse actuel, on ne pourrait en trouver de plus frappant que celui du sport, dufranchissement d'obstable rythmiques, de la compétition que ce soit entre les exécultants ou entre la production et lepublic." Ici comme à travers sa lecture de Veblen, on peut voir le profit qu'Adorno fait de ses lectures de penséesautoritaires. Autre exemple, p.93 : "les manifestations sportives furent les modèles des rassemblements de massestotalitaires. En tant qu'excès tolérés, elles associent l'aspect de cruauté et d'agression avec le respect autoritaire,discipliné, des règles du jeu : elles sont légales comme les pogromes de l'Allemagne nazie et les démocratiespopulaires." Ou p.94 "Il comprend le sport comme pseudo-activité : canalisation d'énergies qui autrementrisqueraient de devenir dangereuses; intestissement d'une activité dépourvue de sens, dotée des caractéristiquesfallacieuses du sérieux et de l'importance. Moins on est soi-même obligé de gagner sa vie, plus on se voit amené àdonner l'apparence d'une activité sérieuse, socialement reconnue et en même temps désintéréssée. En même temps,le sport correspond à l'esprit prédateur, agressif et pratique. Il réunit les existences contradictoires d'une activitérationnelle et du gaspillage de temps. C'est ainsi qu'il devient l'élément de la duperie, du make believe. Il faudraitcertes compléter l'analyse de Veblen. Car le sport n'implique pas seulement le désir de violenter; mais aussi celui desubir soi-même, de souffrir. (...) L'esprit du sport en est marqué, non seulement en tant que survivance d'une formerévolue de société, mais plus encore en tant qu'amorce de l'adaptation à la menace que représente la nouvelle formede société." Connaissant le respect de MBK pour Adorno, nous aimerions beaucoup l'entendre sur ces lignes qu'ilconnaît forcément : dans quelle mesure pourraient-ils remettre en cause la légitimité de l'horizon ludique?

79 Eros et civilisation, p.171 Marcuse précise que le comportement ludique se détourne aussi bien de la vérité que des valeurs supérieures que les sociétés pléonectiques se plaisent à imposer, dans leur structure répressive. La libération des instincts ici en question serait suprêmement subversive.

80 Longet, Disparité, Ibid, p.13081 Ironie et vérité, op.cit. p.47

dé-position de la volonté dans le pire des cas, plaisant masque grimaçant de l'ironiste dans lemeilleur. Il y a donc de l'espoir : nous pouvons encore songer à "une révolution future desconceptions et des manières de voir qui feront rougir de honte tous les représentants desconceptions antérieures" : la pensée de Belhaj Kacem invite à la réconciliation de ce qui se scindeen nous et par nous, sans pour autant nier la douleur originaire et terminale impliquée par cettefaille. Ceci, grâce à l'action subvertissant l'insurrection originaire- mise en jeu de soi qui invite àcette "fête de la paix" que serait justement un monde ludique. "Alors, la vie n'est pas "un jeu", biensûr. Mais "c'est bien pour cela qu'il est intéressant de lui tendre le miroir du jeu"82, nous dit BelhajKacem. Laissons de nouveau la parole à Hölderlin:

"Ne raille jamais l'enfant, même si dans sa simplicitéSur le cheval de bois il se rengorge et s'en croitÔ bons amis! Nous aussi nous sommesPauvres d'actions et fertiles en pensées!Mais peut être, comme l'éclair sort des nuées,L'action sort-elle des pensées, intelligente et mûre?Le fruit succède-t-il, comme à la sombre feuilleDu bosquet, au calme écrit?" (Aux Allemands, IV, 132 s.)

Stéphane Domeracki, professeur de philosophie à Dijon.

82 Pop philosophie, Ibid. p.377