Droits savants et coutumes dans la France médiévale et moderne. L'exemple du don mutuel entre...

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DIRECTEUR Joseph Mélèze Modrzejewski Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS Revue historique de droit français et étranger N°3 JUILLET-SEPTEMBRE 2014 TRIMESTRIELLE PP. 335-488

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DIRECTEURJoseph Mélèze Modrzejewski

Revue soutenue par l’Institutdes Sciences Humaines et Socialesdu CNRS

Revue historiquede droit français

et étranger

N°3 JUILLET-SEPTEMBRE 2014 TRIMESTRIELLE PP. 335-488

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SOMMAIRE DU N° 3-2014

ARTICLES :Nicolas Laurent-Bonne. – Droits savants et coutumes dans la France mé-

diévale et moderne. L’exemple du don mutuel entre époux ............... 335Damien Salles. – Endoscopie d’un privilège : le committimus dans l’an-

cien droit .............................................................................................. 357Pierre-Olivier Chaumet. – Aux origines de l’Islam en France. L’histoire

controversée de la construction d’une mosquée parisienne auXIXe siècle (1846-1905) ........................................................................ 411

VARIÉTÉS :Isabelle Brancourt. – Au plus près des sources du Parlement criminel :

jalons sur l’inceste au début du XVIIIe siècle......................................... 437

COMPTES RENDUS :Marco Urbano Sperandio. – Nomen Christianum. La persecuzione come

guerra al nome cristiano et Diocleziano e i cristiani. Diritto religionepolitica dell’era dei martiri (Laurent Reverso)...................................... 453

Marie-Pauline Deswarte. – La République organique en France (GérardGuyon) ................................................................................................. 461

Julio Alvear Téllez. – La libertad moderna de conciencia y de religión. Elproblema de su fundamento (Gérard Guyon)..................................... 463

Fritz Sturm. – Das Preußische Allgemeine Landrecht. Geist und Aus -strahlung einer großen Kodifikation (Joseph Mélèze Modrzejewski) . 465

Robert Jacob. – La grâce des juges. L’institution judiciaire et le sacré enOccident (Brigitte Basdevant-Gaudemet) ........................................... 467

Laura Pettinaroli, éd. – Le gouvernement pontifical sous Pie XI. Pratiquesromaines et gestion de l’universel (Brigitte Basdevant-Gaudemet).... 469

REVUES................................................................................................................. 475NOUVELLES DIVERSES :

Institut de Droit Romain 2014-2015........................................................... 481Collegio dei Diritti Antichi : Diocleziano e la frontiera giuridica dell’Impero,

Almo Collegio Borromeo, Pavie, janvier 2014 (Massimiliano DilibertoPaulsen)............................................................................................... 482

OUVRAGES envoyés à la Direction de la Revue ................................................. 487

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Droits savants et coutumes dans la France médiévale et moderne.L’exemple du don mutuel entre époux1

Résumé. – Dans le sillage de Klimrath et de Laboulaye, nombre d’auteursont vanté le génie créatif et l’auto-développement de la coutume au MoyenÂge. La défense de ce droit forgé par les populations elles-mêmes invite àregarder la coutume comme la principale source du droit privé médiéval.Une telle position, faisant par ailleurs échapper la France septentrionale auphénomène de réception du droit romain, conduit à postuler que la monar-chie capétienne, respectueuse des coutumes, s’est défendu d’intervenir dansla sphère du droit privé. Une série d’études récentes invite à reconsidérer cetinventaire des modes de production normative. L’histoire des libéralitésentre époux, qui n’a que très rarement retenu l’attention des historiens dudroit, offre à cet égard un point de vue privilégié sur l’ordre juridique mé-diéval, sur l’imbrication et l’interpénétration des différentes sources du droit.Abstract. – In the wake of Klimrath and Laboulaye, many legal historianspraised the creative genius and the spontaneous development of custom inthe Middle Ages. The defence of this law – a law forged by the peoplesthemselves – invites us to consider custom as the most important source ofmedieval private law. Such a position – which, moreover, makes northernFrance escape the phenomenon of the reception of Roman law – leads oneto postulate that the Capetian monarchy, respectful of customs, forbade it-self from intervening in the sphere of private law. A series of recent studiesinvites us to reconsider this inventory of the modes of norm production. Thehistory of gifts between spouses, which has rarely attracted the attention oflegal historians, offers in this respect a vantage point on the medieval legalorder and on the nesting and interpenetration of different sources of law.MOTS-CLÉS : COUTUME, SOURCES DU DROIT, LIBÉRALITÉS ENTRE ÉPOUX

La théorie des sources du droit, élaborée par les exégètes de la première moi-tié du XIXe siècle, est bâtie sur un idéal-type, la loi. La plupart des civilistes,

(1) L’auteur remercie sincèrement les professeurs Franck Roumy, Nicolas Cornu Thénard etSara McDougall, ainsi que Rachel Guillas, Rémi Faivre-Faucompré et Victor Simon pour leursconseils dans l’élaboration de cet article.

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comme Demolombe 2, Aubry et Rau ou encore Huc, n’envisagent les autresphénomènes juridiques que par rapport à la loi 3. La coloration légaliste de cettethéorie explique l’incertitude relative à la jurisprudence, la mise à l’écart de ladoctrine, l’éviction de la pratique extrajudiciaire et les difficultés d’appréhen-sion du phénomène coutumier. Dans sa fameuse Méthode d’interprétation etsources en droit privé positif, François Gény souligne les carences de la com-munis opinio, s’attaquant notamment au « fétichisme de la loi » 4. Cherchant àrenouveler la théorie des sources, l’auteur propose de faire un inventaire desmodes de production du droit qu’il qualifie de sources formelles, au rang des-quelles figurent la loi écrite et, à un degré inférieur, la coutume 5. Cette réhabi-litation de la coutume par le doyen de Nancy, si relative qu’elle puisse paraître,est le résultat d’une mise à profit des recherches historiques conduites depuisles premières décennies du XIXe siècle 6.

En France, une contestation du positivisme légaliste s’observe en effet dansl’historiographie, dès la naissance de la première école d’histoire du droit sousla Monarchie de Juillet. Klimrath et Laboulaye – thuriféraire des enseigne-ments de Savigny – entreprennent une revalorisation de la coutume à l’aided’une exploration des monuments juridiques nationaux 7. Dans leur sillage, lesnombreuses éditions critiques publiées entre la deuxième moitié du XIXe et lespremières décennies du XXe siècle témoignent de cet effort. Combattant l’ado-ration de la loi qui irradie la doctrine civiliste et dénigrant le positivisme froidhérité de la Révolution, certains historiens du droit vantent le génie créatif et

(2) Dans ses Cours de Code Napoléon, Demolombe se contente par exemple de présenter briè-vement, au détriment des autres phénomènes, la publication, les effets et l’application des lois engénéral (C. DEMOLOMBE, Cours de Code Napoléon, t. I, Traité de la publication, des effets et del’application des lois en général. De la jouissance et de la privation des droits civils. Des actesd’État civil. Du domicile, 3e éd., Paris, 1865, p. 1 s.). Le traitement du « prince de l’exégèse » estsymptomatique de ces premiers commentaires attachés à décrire un nouvel « ordre », dans le sil-lage du légicentrisme révolutionnaire (C. DEMOLOMBE, Cours de Code Napoléon, op. cit., t. I,p. 38). Duranton se contente à son tour d’insérer des éléments très généraux sur l’élaboration,l’exécution et l’abrogation de la loi (C. DURANTON, Cours de droit civil français, 4e éd., Paris,1844, t. I, p. 19 s.).

(3) N. HAKIM, L’autorité de la doctrine civiliste française au XIXe siècle, Paris, LGDJ, Biblio-thèque de droit privé, 2002, t. 381, spéc. p. 299 s. et S. GERRY-VERNIÈRES, Les « petites sources »du droit. À propos des sources étatiques non contraignantes, Paris, Économica, 2012, p. 37.

(4) F. GÉNY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, Paris, LGDJ, 1919, t. I, p. 70.(5) La relative déconstruction du légicentrisme par Gény et la reconstruction d’un pluralisme

sont présentées par J. BOULAIRE, « François Gény et le législateur », Le renouveau de la doctrinefrançaise. Les grands auteurs de la pensée juridique au tournant du XXe siècle, éd. N. HAKIM etF. MELLERAY, Paris, Dalloz, 2009, p. 77-79. Le pluralisme insufflé par Gény est discuté et relati-visé par S. GERRY-VERNIÈRES, Les « petites sources » du droit, op. cit., p. 40-41.

(6) Dans ses pages consacrées à la coutume, Gény utilise massivement les travaux des histo-riens du droit allemands – comme Savigny (F.-C. VON SAVIGNY, Traité de droit romain, trad.C. GUENOUX, Paris, 1840), Puchta (G. F. PUCHTA, Das Gewohnheitsrecht, Erlangen, 1828) ouGierke (O. VON GIERKE, Deutsches Privatrecht, Leipzig, 1895) – et français, comme Meynial(E. MEYNIAL, « Encore Irnerius », RHD, t. 21, 1897, p. 353) ; voir notamment F. GÉNY, Méthoded’interprétation, op. cit., t. I, p. 314 s., no 114 s.

(7) J. POUMARÈDE, « Défense et illustration de la coutume au temps de l’exégèse (Les débutsde l’école française du droit historique) », La coutume et la loi. Études d’un conflit, éd. C. JOUR-NÈS, Lyon, PU Lyon, 1986, p. 95-112.

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l’auto-développement de la coutume, dont ils font un véritable « dogme » 8. Laposition de ces juristes – comme Giraud, Laferrière, Brissaud, Viollet ou encoreOlivier-Martin –, aux accents de Volksrecht, constitue un témoignage édifiantdu mythe populaire de la coutume 9, devenu l’un des lieux communs de la plu-part des manuels d’histoire du droit. Pour l’époque médiévale, cette exaltationdu génie populaire conduit à postuler que la monarchie capétienne, respec-tueuse des coutumes, s’est défendue d’intervenir dans la sphère du droit privé,laissant ainsi les groupes sociaux régler leurs rapports 10. La préservation de cedroit forgé par les populations elles-mêmes invite à regarder la coutume commela principale source du droit privé, faisant de surcroît échapper la France sep-tentrionale au phénomène de réception du droit romain 11. Par un renversementde la projection historique – du présent vers le passé –, les juristes contempo-rains en sont venus à esquisser les contours d’un ordre juridique médiéval bâtisur un idéal-type, la coutume.

L’histoire des libéralités entre époux, qui n’a guère retenu l’attention deshistoriens du droit 12, offre à cet égard un point de vue privilégié sur les sourcesdu droit médiéval. L’étendue des développements consacrés par la doctrine à

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(8) J. KRYNEN, « Entre science juridique et dirigisme : le glas médiéval de la coutume », Ca-hiers de recherches médiévales, t. 7, 2000, no 3.

(9) Ce mythe populaire de la coutume a naguère été relevé par F. GÉNY, Méthode d’interpré-tation, op. cit., t. I, p. 384 et, plus récemment, par P. JESTAZ, « Source délicieuse (remarques encascades sur les sources du droit) », RTD civ. 1993, p. 73. Des juristes espagnols ont égalementdénoncé cette « mythification », comme A. IGLESIA FERREIRÓS, La creación del derecho. Una his-toria de la formación de un derecho estatal español, 2e éd., Madrid, Marcial Pons, 1996, p. 410.

(10) Cette commune opinion est relevée par J. KRYNEN, « Voluntas domini regis in suo regnofacit ius. Le roi de France et la coutume », El dret comú i Catalunya. Actes dels VII simposi in-ternacional, éd. A. IGLESIA FERREIRÓS, Barcelona, Associació Catalana d’Història del Dret Jaumede Montjuïc, 1998, p. 59-63 et ID., « Entre science juridique et dirigisme : le glas médiéval de lacoutume », loc. cit.

(11) Le débat a tout récemment été revivifié par une série de contributions de Jacques Krynen(J. KRYNEN, « La réception du droit romain en France. Encore la bulle Super speculam », Initium,t. 13, 2008, p. 553-586 ; ID., « Voluntas domini regis in suo regno facit ius. Le roi de France et lacoutume », loc. cit. ; ID., « Entre science juridique et dirigisme : le glas médiéval de la coutume »,loc. cit. ; ID., « Le droit romain “droit commun de la France” », Droits, t. 38, 2003, p. 21-35) etde Gérard Giordanengo (spécialement G. GIORDANENGO, « Les droits savants au Moyen Âge :textes et doctrines. La recherche en France depuis 1968 », BEC, t. 148, 1990, p. 439-476 ; ID.,« Résistances intellectuelles autour de la Décrétale Super speculam [1219] », Histoire et Société.Mélanges offerts à Georges Duby, Aix-en-Provence, PU de Provence, 1992, t. III, p. 141-155 ; ID.,« Jus commune et “droit commun” en France du XIIIe au XVe siècle », Droit romain, jus civile etdroit français, éd. J. KRYNEN, Toulouse, PU des sciences sociales de Toulouse, 1999, p. 219-247).On pourra également se reporter aux critiques formulées par André Castaldo (A. CASTALDO, « Pou-voir royal, droit savant et droit commun coutumier dans la France du Moyen Âge. À propos devues nouvelles I », Droits, t. 46, 2007, p. 118 ; ID., « Pouvoir royal, droit savant et droit communcoutumier dans la France du Moyen Âge. À propos de vues nouvelles. II. Le droit romain est-ille droit commun ? », Droits, t. 47, 2008, p. 173-247), ainsi que la réplique de Gérard Giorda-nengo (G. GIORDANENGO, « Roma nobilis, orbis et domina. Réponse à un contradicteur », RHD,t. 88/1, 2010, p. 91-150).

(12) Au cours du siècle dernier, les thèses de François Dumont et de Raymond Davrou, publiéesrespectivement en 1928 et 1932, sont vraisemblablement les seules monographies qui concernent di-rectement ce sujet (F. DUMONT, Les donations entre époux en droit romain, Paris, Sirey, 1928 et R. DA-VROU, Étude historique du don mutuel entre époux dans l’ancien droit français, Paris, Sirey, 1932).

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ces libéralités, tant dans les œuvres anonymes composées à l’aube de la re-naissance juridique du XIIe siècle que dans les commentaires des civilistes ita-liens de la fin du Moyen Âge, témoigne de leur importance théorique. Présentesdans la plupart des coutumiers médiévaux, les libéralités entre époux sont éga-lement réglementées par l’ensemble des coutumes officiellement rédigées sousl’autorité royale, à la charnière du Moyen Âge et de l’Époque moderne. Lesnombreuses consultations rassemblées dès la fin du XVe siècle dans les recueilsde Consilia, l’abondante jurisprudence et le grand nombre d’actes de la pratiquecontenant de telles dispositions – contrats de mariage, donations ad hoc ou tes-taments – témoignent par ailleurs de leur importance pratique 13.

Les développements consacrés aux libéralités entre époux dans les ouvragesrédigés à la fin du XIXe et dans les premières décennies du XXe siècle confir-ment l’orientation prise par l’historiographie juridique. Les auteurs s’attachenten effet à présenter la tradition romaine des pays de droit écrit et les règles cou-tumières de la France septentrionale, qu’ils opposent systématiquement. Ex-posant d’abord le régime romain de révocabilité des donations entre époux, ilsrelèvent ensuite, en pays de coutumes, l’interdiction pure et simple de telles li-béralités, tant entre vifs qu’à cause de mort, à l’exception du don mutuel 14.

La position de ces auteurs est d’abord contestable du point de vue de la lec-ture qu’ils font du droit romain. Les compilations de Justinien ne prévoient pasun mécanisme de révocabilité, mais laissent en vérité cohabiter deux régimesdifférents. D’un côté, les mores, postérieures à la loi Cincia (204 av. J.-C.), pro-hibaient purement et simplement les donations entre vifs afin d’éviter que lesépoux ne se dépouillassent l’un l’autre (invicem spoliarentur), par amour mu-tuel (mutuo amore) 15. De l’autre, un sénatus-consulte rendu en 206 sur propo-sition de Caracalla (oratio Antonini), sans revenir sur le principe de prohibition,décidait que la donation devenait valable si le conjoint donateur mourait sansla révoquer 16. Seules les donations à cause de mort étaient autorisées et révo-cables du vivant du conjoint donateur 17. Des premiers glossateurs aux huma-

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(13) N. LAURENT-BONNE, Aux origines de la liberté de disposer entre époux, Paris, LGDJ, Bi-bliothèque d’histoire du droit et droit romain, t. 28, à paraître.

(14) J. BRISSAUD,Manuel d’histoire du droit privé à l’usage des étudiants en licence et en doc-torat, Paris, Albert Fontemoing, 1908, p. 1603, n. 10 ; C. GIRAUD, Précis de l’ancien droit cou-tumier français, 2e éd., Paris, 1875, p. 89. Voir également les développements de P.-C. TIMBAL,Droit romain et ancien droit français. Régimes matrimoniaux, successions, libéralités, Paris, Dal-loz, 1960, p. 222, no 438.

(15) D., 24, 1, 1 [ULPIANUS, Libro 32 ad Sabinum]. Les différentes hypothèses formulées parla romanistique sur l’origine de cette prohibition sont présentées par G. HAMZA, « Les motifs dela prohibition de la donation entre époux en droit romain et l’hypothèse de son origine », Le droitde la famille en Europe. Son évolution depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, éd. R. GANGHOFER,Strasbourg, PU Strasbourg, 1992, p. 481-490.

(16) D., 24, 1, 32, pr. – 2 [ULPIANUS, Libro 33 ad Sabinum]. Sur l’innovation du sénatus-consulte sévérien, voir notamment J. GAUDEMET, « Perseverantia voluntatis », Mélanges PhilippeMeylan, Imprimerie centrale de Lausanne, 1963, p. 159-165 et J.-P. CORIAT, Le prince législateur.La technique législative des Sévères et les méthodes de création du droit impérial à la fin du Prin-cipat, Rome, École française de Rome, 1997, p. 509-510.

(17) D., 24, 1, 9, 2 [ULPIANUS, Libro 32 ad Sabinum] ; D., 24, 1, 10 [GAIUS, Libro 11 ad edi-cum pronvinciale] ; D., 24, 1, 11, 1 [ULPIANUS, Libro 32 ad Sabinum]. Cette exception aux mores

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nistes, la romanistique médiévale et moderne entonne la même antienne : lesdonations mortis causa entre époux sont valables 18 ; les donations entre vifsdemeurent quant à elles nulles ab initio et pendant toute la durée du mariage,mais deviennent valables lorsqu’elles sont confirmées, à la mort du donateur,soit de manière tacite par l’absence de révocation, soit expressément dans sesdernières volontés 19. La doctrine, fixée à l’aube du XIIIe siècle, est ensuite consa-crée par la législation pontificale, dans la décrétale Donatio du pape Gré-goire IX20.

Ce régime dual des donations entre vifs ne saurait être pleinement identifié àun mécanisme de révocabilité. On comprend cependant assez aisément la lec-ture orientée qu’en font les historiens du droit des dernières décennies du XIXe

et du début du XXe siècle : la révocabilité de l’article 1096 du code civil est re-gardée, non sans artifice, comme l’héritière de l’oratio Antonini. Le sénatus-consulte sévérien, interprété par la romanistique médiévale, aurait été consacrépar le législateur napoléonien au détriment de la tradition coutumière, issue duvieux droit germanique. Cette lecture de l’histoire s’observe dans la doctrine ci-viliste : lorsqu’il s’agit de dénoncer « l’arbitraire » des dispositions de l’article1096, Émile Acollas relève qu’elles sont « en harmonie avec la tradition issuedu sénatus-consulte de Septime-Sévère et d’Antonin Caracalla »21 ; lorsqu’à l’in-verse il s’agit de les justifier à l’aide d’arguments historiques, Delvincourt dé-clare sans ambages qu’elles sont « semblables, presqu’en tous points », auxrègles romaines 22. Le droit romain est ici piétiné par la doctrine comme une tra-dition à abattre, ou brandi par celle-ci comme un argument historique justifiantla supériorité technique de la loi civile codifée. Cette interprétation biaisée dessources du droit romain, aux confins de l’instrumentalisation, révèle égalementen toile de fond le conflit doctrinal entre légicentrisme et pluralisme juridique.

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prohibitives serait une création de la jurisprudence de l’Époque classique, ainsi que le relèventE. DIAZ RODRIGUEZ, Algunos aspectos de la donatio mortis causa en el derecho romano, Oviedo,Universidad de Oviedo, 2000, p. 179 et S. DI PAOLA, Donatio mortis causa. Corso di diritto ro-mano, Napoli, Jovene, 1969, p. 65. Le régime des donations mortis causa entre époux a été étu-dié par H. ANKUM, « Donations in contemplation of death between husband and wife in classicalroman law », Index [Omaggio a Peter Stein], t. 22/1, 1994, p. 635-656.

(18) Parmi les civilistes, voir notamment Flores Duacenses super D., 24, 1 : « Donatio intervirum et uxorem mortis causa valet » (DOUAI, Bibl. mun., ms. 574, fol. 58va) ; ODOFREDUS, Com.ad D., 24, 1, 3, 13 (Lectura super Digesto veteri, Lugduni, 1550, réimpr. anast., Bologna, 1967[OJR, t. II], fol. 184) ; ROFFREDUS BENEVENTANI, Libellus juris civilis (Avinionensis, 1500, réimpr.anast., Augustae Taurinorum, 1968 [CGJC, t. VI], fol. 151v) ; JACOBUS CUJACIUS, Commentariiin libros XXXVI Pauli ad Edictum (Opera omnia, Venetiis, 1758, t. V, col. 547).

(19) Addit. ad D., 24, 1, 32, 1 : « Sed imperator Antoninus ut aliquid laxaret de juris rigore vo-luit predictam regulam, scilicet quod regulariter non tenet inter vivos, sed relaxat quod teneat simorte confirmetur » (CITTÀ DEL VATICANO, Bibl. Apost., ms. Vat. lat. 11155, fol. 308v) ; CYNUS

PISTORIENSIS, Com. ad C., 5, 9, 6, no 2 : « Donatio inter virum et uxorem constante matrimonioest prohibita, sed morte confirmatur » (In Codicem et aliquot titulos primi pandectorum tomi, idest Digesti veteris doctissima commentaria, Francofurti ad Moenum, 1578, réimpr. anast., To-rino, 1964, fol. 300) ; BALDUS, Com. ad D., 24, 1, 23 (In secundam Digesti veteris partem, Ve-netiis, 1599, réimpr anast., Goldbach, 2004, fol. 198).

(20) X, 4, 20, 8.(21) É. ACOLLAS, Manuel de droit civil, Paris, 1869, t. II, p. 695.(22) C.-É. DELVINCOURT, Cours de Code civil, Bruxelles, 1825, t. V, p. 57.

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Engagés dans cette contestation du règne de la loi, les historiens du droit ensont venus à dresser un inventaire des modes de production du droit privé mé-diéval, où se côtoient une législation royale impuissante, une coutume omni-potente et un droit romano-canonique idéalisé. Pierre Petot compare les juristesmédiévaux aux médecins qui, cherchant des « vérités absolues » – révélées parJustinien pour les uns et Hippocrate pour les autres –, ne se soucient guère dela pratique 23. Les auteurs soulignent ainsi un paradoxe, que d’aucuns parais-sent même regretter : le droit savant est enseigné comme un droit idéal alorsqu’il n’est pas appliqué ; le droit coutumier est passé sous silence alors qu’ilconstitue le seul droit vivant.

Les recherches récentes invitent d’abord à reconsidérer l’influence du droitromain dans la moitié Nord de la France 24. L’acculturation des règles romaines,fruit de leur potentiel technique, s’observe dès le Moyen Âge central dans lescoutumiers privés. Les premiers d’entre eux, rédigés sous le règne de saintLouis, se présentent pour la plupart comme des recueils bigarrés, entrelardés decitations ou de traductions du Corpus de Justinien et des Décrétales de GrégoireIX, auxquelles s’ajoutent ordonnances royales, droit coutumier et jurispru-dence 25. Ce phénomène se manifeste notamment dans les Coutumes de Beau-vaisis (1283) par une réception des règles romaines relatives aux secondesnoces 26 ou, dans la Somme rural de Jehan Boutillier (1393-1396), par une ac-

(23) P. PETOT, Histoire du droit privé français. La famille, Paris, 1922, rééd. C. BONTEMS, Paris,1992, p. 75-76.

(24) Voir spécialement les travaux de J. Krynen et de G. Giordanengo préc., supra, note 11.(25) Parmi l’abondante bibliographie sur l’influence des droits savants sur les coutumiers mé-

diévaux, voir J. GAUDEMET, « L’influence des droits savants (romain et canonique) sur les textesde droit coutumier en Occident avant le XVIe siècle », Actas del III congreso internacional de de-recho canónico, Pamplona, 1976, Pamplona, Universidad de Navarra, 1979, p. 165-194, ainsique les notices de G. GIORDANENGO, in Dictionnaire historique des juristes français, éd. P. ARA-BEYRE, J.-L. HALPÉRIN et J. KRYNEN, Paris, Puf, 2007. La crispation du débat entourant la « ré-ception » du droit romain dans la France médiévale tient également au vocabulaire employé parles historiens pour décrire ce phénomène. Les vocables « Rezeption » et « Aufnahme » sontd’abord utilisés en Allemagne pour décrire la diffusion du droit romain dans l’Empire, au MoyenÂge tardif. Historiens du droit allemands et français ont ensuite contesté l’utilisation de ces termescar ils sous-entendraient une froide transposition des règles romaines ou, plus exactement, une es-pèce d’exequatur donné par le législateur ou le juge (sur ces questions de vocabulaire, voirF. ROUMY, « La contribution de Jean Gaudemet à l’histoire du droit romain au Moyen Âge », à pa-raître dans L’œuvre scientifique de Jean Gaudemet. Actes du colloque des 26 et 27 janvier 2012).Pourtant, ainsi que l’a relevé Jean Gaudemet, la réception s’apparente davantage à un phénomèned’acculturation, non sous l’effet de la conquête ou de la contrainte, mais en raison du potentieltechnique des règles romaines (J. GAUDEMET, « Les modalités de réception du droit à la lumièrede l’histoire comparative », Le nuove frontiere del diritto e il problema dell’unificazione. Atti delcongresso internazionale organizzato dalla Facoltà di giurisprudenza dell’Università di Bari[Bari, 2-6 aprile 1975], Milano, Giuffrè, 1979, p. 411-450 et ID., « La réception du droit romaindans les pays latins », Diritto romano, codificazioni e sistema giuridico latino-americano, éd.S. SCHIPANI, Milano, Giuffrè, 1981, p. 477-490).

(26) PHILIPPE DE BEAUMANOIR, Les coutumes de Beauvaisis, XII, 387 (éd. A. SALMON, Paris,1899, réimpr. anast., Paris, 1970, t. I, p. 174). Ce passage des Coutumes de Beauvaisis, vraisem-blablement repris par Beaumanoir à la romanistique, avait été signalé par P. VAN WETTER, « Ledroit romain et Beaumanoir », Mélanges H. Fitting, Montpellier, Imprimerie générale du Midi,1908, t. II, p. 553-554, sévèrement critiqué par A. CASTALDO, « Pouvoir royal, droit savant et droit

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culturation du principe romain de prohibition des donations entre époux 27,quand il ne s’agit pas tout simplement de traduire mot pour mot la législationpontificale, comme c’est le cas dans Li livres de jostice et de plet (1259-1270) 28.

Les études de Laurent Waelkens et de Kees Bezemer consacrées à l’écoled’Orléans invitent ensuite à reconsidérer l’intérêt qu’ont les juristes savantspour la pratique et la coutume 29, spécialement Jacques de Révigny († 1296) etcertains de ses élèves – comme Jacques Le Moiste de Boulogne († 1301) et Raould’Harcourt († 1307) – ou encore Pierre de Belleperche († 1308). Ces juristes or-léanais, pour certains membres du Parlement 30, ont su combiner jurisprudence,coutumes personnelles et territoriales au droit romano-canonique, objet de leurenseignement. Dans leurs rares lecturae et répétitions, les références aux cou-tumes sont nombreuses. Mais, noyées dans le flot d’allégations savantes, ellessont souvent implicites et difficilement identifiables. Intégrant le droit coutu-mier à « la systématique du droit savant » 31, Jacques de Révigny consacre par

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commun coutumier dans la France du Moyen Âge. À propos de vues nouvelles. II. Le droit romainest-il le droit commun ? », loc. cit., p. 194. On ne peut pourtant que souscrire à l’analyse de P. VanWetter, tant le traitement de Beaumanoir évoque les développements de la romanistique médiévalesur l’action en retranchement et la fixation d’une quotité disponible spéciale entre époux (voirN. LAURENT-BONNE, Aux origines de la liberté de disposer entre époux, op. cit., no 220-227).

(27) JEAN BOUTILLIER, Somme rural, XLV (éd. L. CHARONDAS LE CARON, Paris, 1611, p. 327).Boutillier reprend notamment aux civilistes la définition de l’étendue de la prohibition romaine :la donation consentie à la femme en sa maison est valable et celle consentie sous le toit du mariest prohibée. On relève notamment des développements comparables chez Placentin (PLACENTI-NUS, Summa ad C., 5, 3 [Summa Codicis, Moguntiae, 1536, réimpr. anast., Torino, 1962, p. 195])ou encore Jacques de Révigny (JACOBUS DE RAVANIS, Com. ad C., 5, 3, 6, Cum in te [Lecturasuper Codice, Parihisiis, 1519, réimpr. anast., Bologna, 1967, fol. 215]). Sur l’étendue de la pro-hibition romaine et sa réception dans les coutumiers médiévaux, voir N. LAURENT-BONNE, Aux ori-gines de la liberté de disposer entre époux, op. cit., no 94-97.

(28) Li livres de jostice et de plet, X, XX, 8 [= X, 4, 20, 8] (éd. J. RAPETTI, Paris, 1850, p. 244).Ce phénomène ne s’observe du reste pas seulement en France. Dans les fueros de la ville de Va-lence, rédigés en 1238 à l’initiative du roi Jacques Ier d’Aragon (†1276), l’évêque de Huesca Vidalde Cañellas reprend également presque mot pour mot la décrétale Donatio du pape Grégoire IX(Fori antiqui Valentiae, LXXX, 1 [éd. M. DUALDE SERRANO, Madrid-Valencia, Consejo Superiorde Investigaciones Cientificas, 1950-1967, p. 137-138]). Sur la réception des règles romainesdans les autres royaumes méridionaux, voir N. LAURENT-BONNE, Aux origines de la liberté dedisposer entre époux, op. cit., no 42 s.

(29) L. WAELKENS, La théorie de la coutume chez Jacques de Révigny, Leiden, Brill, 1984 ;K. BEZEMER, « French customs in the commentaries of Jacques de Revigny », TVR, t. 62, 1994,p. 81-112 ; ID., « Legal remedies for non-roman law in medieval doctrine. The condictio exconsuetudine and similar actions », Miscellanea Domenico Maffei dicata Historia – Ius – Stu-dium, Goldbach, Keip Verlag, 1995, t. II, p. 171-188 ; ID.,What Jacques Saw. Thirteenth centuryFrance through the eyes of Jacques de Revigny, professor of law at Orleans, Frankfurt-am-Main,Klostermann, 1997 ; ID., « “Ne res exeat de genere” or How a French Custom Was Introduced intothe “ius commune” », RIDC, t. 11, 2000. 67-113.

(30) Alors qu’il enseigne à Orléans, Le Moiste de Boulogne apparaît à la même époque commemembre du Parlement, qu’il préside ensuite en 1296 (F. SOETERMEER, in Dictionnaire historiquedes juristes français, op. cit., p. 491-492). Pierre de Belleperche quitte quant à lui Orléans en1296 après avoir été nommé clerc du roi et membre du Parlement (F. SOETERMEER, in Dictionnairehistorique des juristes français, op. cit., p. 61-62).

(31) F. SOETERMEER, in Dictionnaire historique des juristes français, op. cit., p. 664.

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exemple de nombreux développements au retrait lignager, au douaire, auxdroits héréditaires ab intestat de la veuve, à l’exclusion des filles dotées, ou en-core à la mainmorte 32. Le droit romain constitue alors un vivier de conceptstechniques, dans lequel puisent ces juristes pour compléter et théoriser le droitmatériel coutumier 33. C’est à l’aide d’une méthode comparable que Pierre deBelleperche s’empare d’une institution du droit privé coutumier : le don mutuelentre époux.

I

Des formulaires, produits dans la vallée de la Loire et le nord de l’Aquitaine,en Bourgogne et dans les régions d’entre Loire et Escaut, ainsi que sur les rivesdu lac de Constance, entre le début du VIIIe et la fin du IXe siècle, prévoient plu-sieurs modèles de donations mutuelles entre époux. Les libéralités qu’ils renfer-ment sont désignées par différents vocables : parfois qualifiées de « jusliberorum »34, elles prennent aussi le nom d’« interdonatio »35 ou de « donatiointer virum et uxorem »36. L’auteur du recueil dit de Lindenbrog, vraisemblable-ment rédigé en Bavière avant la fin du VIIIe siècle 37, utilise l’affatomie entreépoux38, tandis que la plupart des formules présentent simplement une juxtapo-sition de deux donations dans lesquelles les conjoints se donnent alternativementleurs biens. Constituant un remède pour les couples sans enfants, ces conven-tions protéiformes témoignent de leurs préoccupations testamentaires et visent àprotéger le conjoint survivant. Les vocables employés par les rédacteurs insistentpar ailleurs sur la parité des époux, l’égalité et la réciprocité des dons : dans unedes formules de Marculf, élaborée entre la fin du VIIe et le début du VIIIe siècle 39,l’épouse consent ainsi une donation à son mari similiter in compensatione 40.

Au Moyen Âge central, les donations mutuelles tendent à se généraliser età se distinguer des autres formes de libéralités. Dans le ressort des principales

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(32) K. BEZEMER, « French customs in the commentaries of Jacques de Revigny », loc. cit.,p. 86-93.

(33) K. BEZEMER, What Jacques Saw, op. cit., p. 13-21.(34) Formulae Andecavenses, 41 (éd. K. ZEUMER, Formulae merowingici et karolini aevi, Han-

noverae, 1886 [MGH, Legum sectio, V/1], p. 18).(35) Marculfi formularium, I, 12 (éd. cit., p. 50) ; Marculfi formularium, II, 7 (éd. cit., p. 79).(36) Formulae Turonenses, 17 (éd. cit., p. 144) ; Formulae Salicae Lindenbrogianae, 13 (éd. cit.,

p. 275) ; Formulae Salicae Merkelianae, 16 (éd. cit., p. 247).(37) A. JEANNIN, Formules et formulaires. Marculf et les praticiens du droit au premier Moyen

Âge (Ve-Xe siècles), thèse droit dactyl., Université Jean Moulin Lyon 3, 2007, p. 277-283.(38) Formulae Salicae Lindenbrogianae, 13 (éd. cit., p. 276). L’affatomie est une institution

contractuelle d’héritier qui prend la forme d’une adoption in hereditatem (voir la notice deD. ANEX-CHABANIS, in Lexicon des Mittelalters, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1998,t. I, col. 194, Vo Affatomie, ainsi que F. ROUMY, L’adoption dans le droit savant du XIIe AU XVIe

siècle, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, t. 279, 1998, p. 61-63 et P. JOBERT, La donationdans le Haut Moyen Âge (450-1050). Essai sur l’histoire d’un concept juridique, thèse droit dac-tyl., Université de Dijon, 1971, p. 34-36).

(39) La datation de ces formules est proposée par A. JEANNIN, Formules et formulaires, op. cit.,p. 158-178.

(40) Marculfi formularium, I, 12 (éd. cit., p. 50).

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coutumes de l’ouest de la France, en Anjou et en Poitou, une étude des actes dela pratique permet de distinguer nettement deux périodes. Du XIe au XIIe siècle,les donations entre conjoints sont peu pratiquées. Aucune tendance nette ne sedégage par ailleurs des rares conventions existantes, lesquelles sont tantôt uni-latérales, tantôt réciproques. À partir du XIIIe siècle, à l’inverse, leur nombres’accroît et le don mutuel devient la forme dominante. D’abord consenti sousla forme d’une donation pieuse avec réserve d’usufruit au profit du conjointsurvivant 41, il acquiert progressivement une autonomie, notamment en raison del’essor de la communauté conjugale 42.

Les styles de procédure, les coutumiers et la jurisprudence du Parlement, depeu postérieurs, confirment la tendance observée dans les actes de la pratique.Dans les premières décennies du XIVe siècle, l’auteur des Aliqua de stylo curieaffirme qu’« en certains lieux » de telles conventions sont permises 43– Jacquesd’Ableiges précisant qu’il s’agit de Paris et du Vexin 44 – ; la Très ancienne cou-tume de Bretagne (ca. 1312-1325), le style des frères Maucreux, les coutumesde la ville de Reims et les décisions du Pseudo Jean des Marès (ca. 1388) au-torisent également les conjoints à passer de telles conventions 45. Dans un arrêtdu Parlement rendu le 4 avril 1315 et inséré dans le recueil des Olim, les juges

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(41) Ces donations pieuses avec réserve d’usufruit ont été étudiées par E. SANTINELLI, Desfemmes éplorées ? Les veuves dans la société aristocratique du Haut Moyen Âge, Lille, PU duSeptentrion, 2003, p. 82-83 et J.-F. LEMARIGNIER, « Les actes de droit privé de Saint-Bertin auHaut Moyen Âge. Survivances et déclin du droit romain dans la pratique franque », RIDA, t. 5,1950, p. 35-72.

(42) J.-L. THIREAU, « Aux origines d’une tradition coutumière : les libéralités entre époux dansles coutumes de l’Ouest au Moyen Âge », Coutumes, doctrine et droit savant, éd. V. GAZEAU etJ.-M. AUGUSTIN, Paris, LGDJ, 2007, p. 43-64 ; ID., « Les pratiques communautaires entre épouxdans l’Anjou féodal (Xe-XIIIe siècle) », RHD, t. 67/2, 1989, p. 207-235.

(43) Aliqua de stylo curie, 19 : « Maritus uxori nec eciam, secundum aliquorum locorumconsuetudinem, nichil in morte donare potest, vel sibi invicem legare. Tamen graciam sive dona-cionem mutuam et equalem sibi facere de omnibus bonis mobilibus possunt et conquestibus suis,que valebunt perpetuo pro donatario et ejus heredibus in quibusdam locis » (éd. A. GIFFARD,« Études sur les sources du droit français du XIIIe AU XVe siècle. VI. Eudes de Sens et Jacquesd’Ableiges », RHD, t. 37, 1913, p. 691). Bien qu’ils aient le même titre, ce style de procédure estdifférent de celui qui a été édité par P. OURLIAC, « Un nouveau style du parlement de Paris », Mé-langes d’archéologie et d’histoire, t. 54, 1937, p. 301-343.

(44) JACQUES D’ABLEIGES, Le grant coustumier de France : « Possumus tamen invicem gra-tiam mutuam omnium bonorum que valet et tenet [...] ; et ideo, licet conjuges habeant intentio-nem quod valeat in proprietate, propter obstaculam consuetudinis non valebit ut agerit nec valebitut valere poterit secundum quosdam et potissime secundum Odonem de Senonis. Tamen in Vul-gassinio gallice Veuguecin bene possunt donare invicem mobilia perpetuo » (PARIS, Bibl. nat.,ms. Nouv. acq. fr. 3555, fol. 97 ; éd. A. GIFFARD, « Études sur les sources du droit français du XIIIe

au XVe siècle. VI. Eudes de Sens et Jacques d’Ableiges », loc. cit., p. 681-682).(45) Très ancienne coutume de Bretagne, 41 (éd. M. PLANIOL, La très ancienne coutume de

Bretagne, Rennes, 1896, p. 98-99) ; PIERRE et GUILLAUME DE MAUCREUX, Ordonnances de plai-doyer de bouche et par escript, Deffence de donacion (PARIS, Bibl. nat., ms. Fr. 19832, fol. 29 ;éd. S. PILLET, « “Les ordonnances de plaidoyer de bouche et par escript” des frères Maucreux[BnF. ms. fr. 19832] », RHD, 2006/2, p. 213) ; Coutumes de la ville de Reims du XIVe siècle, 22(éd. P. VARIN, Archives législatives de la ville de Reims, I, Paris, 1840, p. 617) ; PS. JEAN DES

MARÈS, Déc. 58 (Decisions de messire Jean des Mares, éd. J. BRODEAU, Coutumes de la prévôtéet vicomté de Paris, Paris, 1669, t. I, p. 537).

Don mutuel entre époux 343

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constatent que les coutumes de Sens et de Villeneuve-le-Roi permettent detelles libéralités, réciproques et égales 46. La possibilité pour les conjoints de seconsentir une donation mutuelle est encore invoquée devant le Parlement, en1341, comme « coutume notoire » 47 de Fontenay, dans le bailliage de Senlis 48.

Le don mutuel entre époux paraît donc correspondre à une pratique anciennesinon approuvée par les juridictions royales. Il a par ailleurs très tôt retenu l’at-tention des civilistes médiévaux, ainsi qu’en témoignent la Lectura au Code etune repetitio de Pierre de Belleperche.

Relevant alors le principe romain de prohibition des donations entre épouxdont il cherche à déterminer le champ d’application, Pierre de Belleperche sedemande si un don mutuel de l’universalité des biens consenti au survivant desconjoints est frappé d’une telle interdiction :

Item argumentum est quod ad satis inter maritum et uxorem, non tenet do-natio, ut infra, De donationibus inter virum et uxorem per totum [C., 5, 16][...]. Dabo ad vitam tua omnia et tu etc., vir dicit, nunquid valet ? 49

Le futur chancelier de Philippe le Bel déploie une méthode comparable dansune repetitio donnée à Orléans, au cours de laquelle il commente une constitu-tion de Justinien insérée dans le titre du Code consacré aux donations entreépoux (C., 5, 16, 25) 50. Ce texte qui complète l’oratio Antonini, concerne l’in-

(46) « Constante matrimonio inter eos, ipsi Guillelmus et Beatrix, mutuo et hinc inde dona-cionem equalem inter vivos sibi fecerunt invicem de omnibus bonis mobilibus communibus interipsos, videlicet quod ille ex ipsis duobus qui superviveret haberet et lucraretur in perpetuum omniabona mobilia supradicta ; de qua donacione, sic mutua et equali, facte fuerunt littere, sigillo pre-positure Ville-Nove-Regis sigillitate, sub cujus districtu dicti Guillelmus et Beatrix, conjuges,ante donacionem predictam et diu post, continue suam fecerunt mansionem et in qua Villa-Nova-Regis contractus et convenciones donacionis predicte facti fuerunt et initi et in qua castellaniadecessit dicta Beatrix, uxor sua predicta, quodque, de consuetudine dicte prepositure et castella-nie Senonensis et Ville-Nove-Regis predicte, talis donacio valida est et habere debet perpetui ro-boris firmitatem » (éd. A.-A. BEUGNOT, Les Olim ou registres des arrêts rendus par la cour du roisous les règnes de saint Louis, de Philippe le Hardi, de Philippe le Bel, de Louis le Hutin et dePhilippe le Long, Paris, 1839-1848 [= Olim], t. III/2, p. 1010-1012, LXVI).

(47) La notion de consuetudo notoria, qui apparaît dans les arrêts du Parlement entre 1270 et1280, tient à la reconnaissance tirée de l’ancienneté de la coutume ou à la confirmation interve-nue en amont par une décision judiciaire (J. HILAIRE, La construction de l’État de droit dans lesarchives judiciaires de la Cour de France au XIIIe siècle, Paris, Dalloz, 2011, p. 98-99).

(48) PARIS, Arch. nat., X1A 9, fol. 263-264. Cette affaire a été étudiée par B. D’ALTEROCHE, Del’étranger à la seigneurie à l’étranger au royaume. XIe-XVe siècle, Paris, LGDJ, Bibliothèque dedroit privé, t. 360, 2002, p. 238.

(49) PETRUS DE BELLAPERTICA, Com. ad C., 3, 28, 12, Si pater (CAMBRIDGE, Peterhouse Col-lege lib., ms. 34, fol. 98va). Le manuscrit de Florence ne contient pas le commentaire de cetteconstitution, Pierre de Belleperche passant directement de la loi Si mater (C., 2, 28, 3 ; FIRENZE,Bibl. Medicea Laurenziana, ms. Santa Croce Plut. 6 sin. 6, fol. 139vb) à la loi Cum filium (C., 3,28, 17 ; FIRENZE, Bibl. Medicea Laurenziana, ms. Santa Croce Plut. 6 sin. 6, fol. 140va).

(50) PETRUS DE BELLAPERTICA, Repetitio super C., 5, 16, 25 (Repetitiones variae, Francofurtiad Moenum, 1571, réimpr. anast., Bologna, 1968 [OJR, t. XIX], p. 24-30). Il s’agit de l’une desseules répétitions de Belleperche dont on ne conserve aucun témoignage manuscrit, avec les Re-petitiones super C., 4, 63, 3 (Ibid., p. 80-85), C., 7, 47 (Ibid., p. 76-80), C., 7, 63, 4 (Ibid., p. 18-24) et C., 8, 6 (Ibid., p. 88-94). Les manuscrits sont recensés par K. BEZEMER, Pierre deBelleperche. Portrait of a legal puritan, Frankfurt-am-Main, Klostermann, 2005, p. 173-180.

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sinuation et détermine les effets de cette formalité sur la confirmation de la li-béralité à la mort du conjoint donateur. Si la donation entre époux, nulle ab ini-tio, dépasse le seuil légal de cinq cents sous d’or, elle peut être confirmée parle silence du donateur à condition toutefois qu’elle soit insinuée 51 : en pareilcas, la confirmation est censée rétroagir au jour de l’acte 52. Si cependant la li-béralité excédant le seuil légal n’a pas été soumise à cette formalité, elle doitalors faire l’objet d’une confirmation expresse, dans les dernières volontés dudisposant 53. Devant ses étudiants, Pierre de Belleperche cherche à délimiter lechamp d’application de cette constitution et, partant, se demande si un don mu-tuel de biens immeubles peut être confirmé à la mort du disposant :

Juxta hoc quaero, donatio inter virum et uxorem confirmatur. Pone, dant in-vicem mutuas donationes, vir dat uxori omnia bona immobilia et econtra,nunquid confirmatur donatio ? 54

Le juriste orléanais estime que le don mutuel entre époux est valable dès laconfection de l’acte, sans qu’il soit nécessaire de le confirmer au décès du do-nateur. Cette convention échappe en effet à la prohibition romaine des morescar elle ne constitue pas une « pure libéralité » (mera liberalitas) 55. Belleperchereprend les développements des glossateurs qui ne frappaient d’une telle in-terdiction que les dispositions à titre gratuit 56. La pure libéralité suppose l’exis-tence de trois éléments : l’absence de condition, l’intention libérale 57 etl’appauvrissement du donateur consécutif à l’enrichissement du donataire 58.

(51) C., 5, 16, 25, pr.(52) C., 5, 16, 25, 2.(53) C., 5, 16, 25, 1.(54) PETRUS DE BELLAPERTICA, Repetitio super C., 5, 16, 25, no 12 (Repetitiones variae, éd. cit.,

p. 27).(55) PETRUS DE BELLAPERTICA, Com. ad C., 3, 28, 12, Si pater : « Argumentum est quod sic :

non est mera liberalitas » (CAMBRIDGE, Peterhouse College lib., ms. 34, fol. 98va) ; ID., Repetitiosuper C., 5, 16, 25, no 12 : « Videtur quod sic, quia non est mera liberalitas et non prohibetur nisimera donatio » (Repetitiones variae, éd. cit., p. 27).

(56) Voir notamment ODOFREDUS, Com. ad D., 24, 1, 10, Vis Esse desinunt : « Ideo non valetdonatio simplex facta inter virum et uxorem constante matrimonio » (Lectura super Digesto Ve-teri, Lugduni, 1550, réimpr. anast., Bologna, 1967 [OJR, t. II], fol. 185v).

(57) On relève une telle définition chez les tout premiers acteurs de la renaissance juridique duXIIe siècle : Brachylogus, XIII, 3 : « Simplex donatio est quae ex sola liberalitate procedit » (éd.E. BÖCKING, Corpus sive Brachylogus juris civilis et incerti scriptoris epitome juris civilis, Be-rolini, 1829, réimpr. anast., Goldbach, 2002, p. 49) ; Gl. Londinensis ad Inst., 2, 7 : « Donacio estmera et absoluta largitas ex sincera liberalitate profluens » (éd. P. LEGENDRE, « Recherches sur lescommentaires pré-accursiens », TVR, t. 33, p. 378) ; Epitome « Exactis regibus », VII, 7 : « Meradonatio est que inter vivos donatio quandoque vocatur, scilicet cum quis pura dat liberalitate, nonob causam secuturam » (éd. M. CONRAT, Die Epitome Exactis regibus herausgegeben mit An-hängen und einer Einleitung. Studien zur Geschichte des römischen Rechts im Mittelalter, Ber-lin, 1884, réimpr. anast. Aalen, 1965, p. 102).

(58) Exceptiones Petri legum Romanorum, 36 (éd. C. G. MOR, Scritti giuridici preineriani, Mi-lano, 1938 [Orbis Romanus, X], t. II, p. 78) ; Gl. ad D., 24, 1, 1 : « Tenet in his in quibus alter neclocupletior nec alter pauperior » (DOUAI, Bibl. mun., ms. 576, fol. 254vb) ; Gl. ad D., 24, 1, 5, 17,Vo Locupletior : « Maritus donator efficitur pauperior, uxor autem cui donatur non efficitur locu-pletior vel econtra maritus non efficitur pauperior, uxor autem efficitur locupletior, valet donatio »(CITTÀ DEL VATICANO, Bibl. Apost., ms. Vat. lat. 1413, fol. 347va) ; ALBERICUS DE ROSATE, Com.ad D., 24, 1, 5, 8 : « Donatio valet inter conjuges, quando donans non efficitur pauperior, nec do-

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Pour la donation mutuelle, l’égalité et la réciprocité des dons excluent la gra-tuité de l’acte 59.

Le don mutuel entre époux est conçu comme une exception à la prohibition ro-maine des mores. La méthode du juriste orléanais consiste ainsi à apprécier lavalidité d’une institution coutumière à l’aune des critères romains, bâtis par lesglossateurs. Cette articulation entre le principe romain et son exception coutu-mière paraît ensuite influencer les auteurs de différents coutumiers privés, commeJacques d’Ableiges, le Pseudo Jean des Marès ou encore Jehan Boutillier 60.

La question posée par Pierre de Belleperche à ses étudiants orléanais ne re-lève pas d’une simple dispute scolaire. À une époque où les règles romainessont massivement reprises dans la plupart des coutumiers et styles de procédure,doctrine et praticiens doivent s’interroger sur la validité du don mutuel dès saconfection, en l’absence de confirmation expresse. La controverse est rappor-tée par l’auteur des Aliqua de stylo curie, qu’André Giffard a naguère attribuésà un avocat au Parlement, Eudes de Sens 61 :

Item dicunt quidam quod si talis donacio mutua fiat inter vivos, debet inmorte confirmari ; et eciam si sint liberi in potestate, debet fieri de eorumconsensu, etc. Quod alii non credunt 62.

À la fin du XIVe siècle, un manuscrit du Grant coustumier de France deJacques d’Ableiges (1388), conservé à la Bibliothèque nationale de France, faitencore allusion à ce débat 63.

Belleperche est de surcroît étonnamment précis sur les conditions de validitédu don mutuel. Il insiste d’abord sur l’exigence de réciprocité, à l’aide de tour-

natarius locupletior » (Commentarii in secundam Digesti veteris partem, Venetiis, 1586, réimpr.anast., Bologna, 1977 [OJR, t. XXII], fol. 208v).

(59) Par analogie, il compare la réciprocité de l’acte à la constitution de dot compensée en re-tour par la donatio propter nuptias (PETRUS DE BELLAPERTICA, Repetitio super C., 5, 16, 25, no 12 :« Non est mera liberalitas et non prohibetur nisi mera donatio, quia si constante matrimonio dotemreceperit, potest econtra sibi donare donationem propter nuptias » [Repetitiones variae, éd. cit.,p. 27]).

(60) JACQUES D’ABLEIGES, Le grant coustumier de France, XXXII : « Item nota secundumconsuetudinem Parisiensem quod uxori vivae nihil legare possum, vel in morte donare. Possumustamen invicem facere donationem mutuam omnium bonorum, quaequidem donatio valet et tenet »(éd. É. DE LABOULAYE et R. DARESTE, Paris, 1868, p. 321) ; PS. JEAN DES MARÈS, Déc. 235 (éd.cit., 589) ; JEHAN BOUTILLIER, Somme rural, XLV (éd. cit., p. 328).

(61) Legum professor licentiatusque in decretis, Eudes de Sens est également avocat au Parle-ment et avocat pensionnaire de Mahaut d’Artois (L. de CARBONNIÈRES, in Dictionnaire historiquedes juristes français, op. cit., p. 707-708). Félix Aubert a cependant contesté l’attribution de cestyle à Eudes de sens (F. AUBERT, « Les sources de la procédure au Parlement au XIVe siècle »,BEC, t. 76, 1915, p. 516).

(62) Aliqua de stylo curie, 20 (éd. cit., p. 691).(63) JACQUES D’ABLEIGES, Le grant coustumier de France : « Possumus tamen invicem facere

donationem mutuam omnium bonorum, quaequidem donatio valet et tenet non ut donatio totiusrei, dato quod hoc agatur, sed ut usufructus promissus sicut consuetudo patitur, quia permittit gra-tiam mutuam consuetudo et donacionem equalem in vita vel in morte. Et si fiat in vita, secundumquosdam in morte debet confirmari » (PARIS, Bibl. nat., ms. Nouv. acq. fr. 3555, fol. 97 ; éd.A. GIFFARD, « Études sur les sources du droit français du XIIIe AU XVe siècle. VI. Eudes de Sens etJacques d’Ableiges », loc. cit., p. 681-682).

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nures parfois redondantes : dans son casus, les époux se consentent « récipro-quement des donations mutuelles » (invicem mutuas donationes). L’expressionutilisée par le juriste orléanais est comparable à celles qu’emploient les juri-dictions séculières, les styles de procédure et les coutumiers privés. Dans l’ar-rêt rendu par le Parlement le 4 avril 1315, les parties « se sont réciproquementconsenties une donation égale », « mutuelle » et « réciproque » 64. Le vocabu-laire employé par l’auteur du Grant coustumier de France, volontairement re-dondant, insiste également avec emphase sur la réciprocité : dans le ressort dela coutume de Paris, les conjoints peuvent se consentir « réciproquement » (in-vicem) une donation « mutuelle » (mutua) 65. Au XIVe siècle, les coutumes deReims et le Coutumier bourguignon glosé permettent aux époux de se consen-tir des dons, « l’un à l’autre, l’autre à l’un » 66 ou « aliter et contra » 67. L’analysedu vocabulaire employé par Belleperche tend à démontrer que le juriste aconnaissance de la pratique, tant judiciaire qu’extrajudiciaire.

La réciprocité des dons ne suppose toutefois pas que les époux se consententsimultanément les deux donations dans un seul et même acte. Pierre de Belle-perche décide que la libéralité unilatérale, nulle ab initio, ne devient valableque dans deux hypothèses : soit, conformément au droit romain, le donateurmeurt sans la révoquer ; soit le gratifié consent un contre-don au disposant. Enpareil cas, aucune condition de délai n’est par ailleurs exigée : la seconde do-nation peut même intervenir plus d’un an après, ratifiant rétroactivement la pre-mière 68. Quel que soit l’intervalle, les libéralités sont réputées avoir été faitessimultanément (simul) et dans le même acte (semel) 69. Le contre-don consentien retour par le premier gratifié produit les mêmes effets que la confirmationrétroactive intervenue au décès du donateur. La méthode du juriste orléanaisconsiste donc à fondre le don mutuel coutumier dans le régime romain des do-nations entre époux, issu de l’oratio Antonini.

Belleperche expose ensuite les principales conditions égalitaires exigées parla plupart des coutumes : les dons doivent être égaux (aequalitas rebus do-

(64) Olim, III/2, LXVI.(65) JACQUES D’ABLEIGES, Le grant coustumier de France, XXXII (éd. cit. [supra, n. 60],

p. 321).(66) Coutume de Reims du XIVe siècle, VI, 2 (éd. cit., p. 829).(67) Coutumier bourguignon glosé, 388 (M.-L. MARCHAND, J. METMAN et M. PETITJEAN, Le

coutumier bourguignon glosé [fin du XIVe siècle], Paris, CNRS, 1982, p. 278).(68) PETRUS DE BELLAPERTICA, Repetitio super C., 5, 16, 25, no 12 : « Plus dico, nedum inter ma-

ritum et uxorem permissa est donatio, si mutua fuerit, sed si primo maritus dederit rem uxori etex intervallo forte post annum uxor sibi donavit rem, ista donatio primam ratificat et retrotrahi-tur » (Repetitiones variae, éd. cit., p. 26).

(69) PETRUS DE BELLAPERTICA, Repetitio super C., 5, 16, 25, no 12 : « Quidam rusticus uxorisuae omnia donavit, domina consilium petiit et dicebam, quod non tenuit, nisi sibi donatio mutuafieret et illa sibi dedit, nunquid confirmetur ? Videtur quod sic, in illis actibus, qui eodem temporerobur accipiunt, non est inspicendum quod prius et quod posterius [...]. Sic donatio inter virum etuxorem non recipit robur, nisi per mortem accipiat, ergo videntur simul et semel factae » (Repe-titiones variae, éd. cit., p. 26).

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nantis), les époux doivent détenir des patrimoines équivalents (aequalitas per-sonarum in rebus) et avoir le même âge (aequalitas in personis) 70.

De peu postérieurs à la repetitio orléanaise, le style des frères Maucreux etle Grant coustumier de France renfermant des dispositions semblables, exi-gent que la libéralité mutuelle soit « ygual » 71 ou « equalis » 72. Une telle condi-tion est également prescrite à Villeneuve-le-Roi, ainsi que le relève le Parlementdans son arrêt du 4 avril 1315 73. L’inégalité quantitative des conventions, sanc-tionnée par les juridictions séculières, est parfois soulevée devant le Parlementpar les héritiers querelleurs 74.

Pierre de Belleperche exige par ailleurs que les époux aient des patrimoineséquivalents. Cette « égalité de chevance », que requiert un commentaire mar-ginal des coutumes de la ville de Reims 75, est également invoquée par les héri-tiers du donateur à l’appui de leur demande en nullité de la donation 76.

L’égalité d’âge, comme les autres conditions égalitaires, réduit quant à ellel’impact de l’aléa lié à la mort du donateur et assure ainsi une égalité deschances de jouissance future. C’est aussi à l’espérance de vie et à l’état de santédes époux que doit penser le civiliste orléanais. L’événement incertain – la mortdu donateur – est déterminé par l’âge et la santé physique des cocontractants.Plusieurs coutumiers privés, de peu postérieurs, prescrivent également une tellecondition : à Reims, au XIVe siècle, les conjoints ne doivent pas être malades de

(70) PETRUS DE BELLAPERTICA, Repetitio super C., 5, 16, 25, no 12 : « Breviter credo dicendum,quod mutua donatio teneat, ubi continet praesumptione juris aequalitatem rebus donatis et ae-qualitatem personarum in rebus, quia tantum habet unus, quantum alius » (Repetitiones variae, éd.cit., p. 27).

(71) PIERRE et GUILLAUME DE MAUCREUX,Ordonnances de plaidoyer de bouche et par escript,Deffence de donacion (PARIS, Bibl. nat., ms. Fr. 19832, fol. 29 ; éd. cit., p. 213).

(72) JACQUES D’ABLEIGES, Le grant coustumier de France, XXIII (éd. cit. [supra, note 60],p. 323). On relève encore des dispositions comparables dans les Aliqua de stylo curie, 19 (éd.cit., p. 691).

(73) Olim, III/2, LXVI.(74) En 1364, Regnaud de Graçay invoque devant le Parlement la nullité de la libéralité consen-

tie par son frère à sa belle-sœur, prétendant que, dans le ressort des coutumes du Berry et deBourges, la validité de la convention dépend de cette condition égalitaire : « Secundum consue-tudinem Bituricensem et civitatis Bituricensis, conjuges inter se non possunt donationem mu-tuam facere, nisi donatio equalis esset » (PARIS, Arch. nat., X1A 18, fol. 74r). Un argumentcomparable est avancé par les héritiers présomptifs d’Hugues Chevalier et rapporté dans un arrêtdu Parlement rendu le 1er février 1381 (PARIS, Arch. nat., XIA 31, fol. 104r-105v).

(75) Coutume de Reims du XIVe siècle : « Quant ilz sont en pareille santé, etc., car, comme au-cuns tiennent, il convient aussi qu’ilz soyent en assez pareil aaige et qu’ilz assez [sic, ayent ?] pa-reille chevance, ou autrement la convenance mutuelle ne vauldroit riens, propter inequalitatem ;et hoc sonat ce mot : mutuelles » (éd. cit., p. 617).

(76) À la mort de la veuve de Raoul de Leury, son fils Raoul de Fleur, prévôt de Laon, jalouxde la libéralité consentie à son beau-père Jean Paillard, prétend devant le juge qu’elle a été ex-torquée par de « sournois stratagèmes ». Il avance surtout que le donataire est « de petite origine,humble et populaire » et n’a pas plus de cent livres de biens, alors que sa mère, née d’une grandelignée, détient un patrimoine d’environ quatorze-mille livres. Dans un arrêt du 30 mai 1383, lesjuges ne retiennent cependant pas cet argument et décident que la libéralité mutuelle est valable,en dépit de l’inégalité patrimoniale (PARIS, Arch. nat., X1A 31, fol. 226v).

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« maladie mortelle » 77 ; un manuscrit français du Grant coustumier de Jacquesd’Ableiges relève par ailleurs que les conjoints doivent être « en bon propos etsanté » 78. Illustrant cette ultime condition, Belleperche donne à son lecteur unexemple édifiant : si un vieillard et sa jeune épouse dont l’espérance de vie dé-passe soixante ans, se consentent une donation mutuelle, la convention n’estalors pas valable propter inaequalitatem 79. Devenu un topos de la littératuremédiévale, le mariage de la jeune damoiselle et du vieux barbon n’est pas mar-ginal 80. Le maître orléanais et les civilistes postérieurs sont les témoins de cephénomène social 81.

Dans sa repetitio, Pierre de Belleperche affirme enfin que les époux peuventse donner mutuellement la pleine propriété de leurs biens immeubles 82, tandisque dans la Lectura sur le Code, il est question de l’universalité des biens 83.Ces hésitations montrent qu’au tournant des XIIIe et XIVe siècles, la quotité dis-ponible entre époux est encore flottante, comme l’atteste également à la mêmeépoque, l’auteur des Aliqua de stylo curie 84.

Les développements de Pierre de Belleperche consacrés au don mutuel entreépoux invitent à nuancer le portrait-type du juriste savant qu’avaient esquisséles historiens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Tout comme Jacquesde Révigny, Belleperche est un praticien avisé, combinant droit romano-cano-nique – objet de son enseignement –, coutumes, jurisprudence et pratique ex-trajudiciaire. La méthode du maître orléanais, comparable à celle de la plupartdes civilistes et des auteurs coutumiers, témoigne des efforts communs dé-ployés par ces juristes pour faire coexister coutumes et jus scriptum des com-

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(77) Coutume de Reims du XIVe siècle, VI, 2 (éd. cit., p. 829-830).(78) JACQUES D’ABLEIGES, Le grant coustumier de France (PARIS, Bibl. nat., ms. fr. 4369,

fol. 98 ; éd. A. GIFFARD, « Études sur les sources du droit français du XIIIe AU XVe siècle. VI. Eudesde Sens et Jacques d’Ableiges », loc. cit., p. 682).

(79) PETRUS DE BELLAPERTICA, Repetitio super C., 5, 16, 25, no 12 : « Item in personis, quia simaritus fuerit senex, ita, quod praesumptio sit, quod non potest vivere per annum et uxor fueritjuvenis, ita quod potest vivere per 60 annos, tunc non tenet, sic intelligo, sicut donatio inter virumet uxorem non valet » (Repetitiones variae, éd. cit., p. 27).

(80) Dans Le livre de la vertu du sacrement de mariage, Philippe de Mézières († 1405) dénoncepar exemple, à la fin du XIVe siècle, les mariages trop précoces pour les jeunes femmes, enferméesau domicile d’un époux âgé (J.-P. LEGUAY, Vivre en ville au Moyen Âge, Paris, J.-P. Giserot, 2006,p. 94).

(81) Balde prend l’exemple d’un vieil homme épousant une jeune fille : pour récompenser cettebeauté, le futur époux peut se porter débiteur d’une dot qu’il n’a jamais reçue. Cette libéralité dé-guisée est valable et constitue la juste rémunération du privilège accordé par la jeune femme aubarbon (BALDUS, Com. ad C., 5, 11, 4, Si voluntate, no 4-6 [In quartem et quintum Codicis librum,Venetiis, 1599, réimpr. anast., Goldbach, 2004, fol. 174]).

(82) PETRUS DE BELLAPERTICA, Repetitio super C., 5, 16, 25, no 12 : « Pone, dant invicem mu-tuas donationes, vir dat uxori omnia bona immobilia et econtra, nunquid confirmatur donatio ? Vi-detur quod sic » (Repetitiones variae, éd. cit., p. 27).

(83) PETRUS DE BELLAPERTICA, Com. ad C., 3, 28, 12, Si pater (CAMBRIDGE, Peterhouse Col-lege lib., ms. 34, fol. 98va).

(84) Aliqua de stylo curie, 19 : « Tamen graciam sive donacionem mutuam et equalem sibi fa-cere de omnibus bonis mobilibus possunt et conquestibus suis, que valebunt perpetuo pro dona-tario et ejus heredibus in quibusdam locis. Alibi vero non valebit dicta donacio, nec potest fierinisi quoad usumfructum dumtaxat dictorum mobilium et conquestuum » (éd. cit., p. 691).

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pilations justiniennes. Au prix d’un habillage conceptuel et sémantique, les rè-gles, le vocabulaire technique et les concepts romains sont mis au service del’écriture du droit matériel coutumier.

Le don mutuel coutumier, théorisé par le juriste orléanais, est ensuite reprispar son principal relais en Italie, Cynus de Pistoie († 1336) et diffusé dans ladoctrine civiliste italienne.

II

Ami de Dante et célébré comme l’un des précurseurs du Dolce stil novo,Cynus de Pistoie est également l’auteur d’une importante Lectura sur le Codede Justinien. Composé avec une rapidité exemplaire entre 1313 et 1314, soncommentaire doit beaucoup aux maîtres orléanais. Rares sont en effet les pas-sages qui ne sont pas ponctués d’allégations aux opinions de Révigny et deBelleperche 85. Véritable passeur de la pensée orléanaise, Cynus de Pistoie en as-sure la diffusion auprès de la doctrine italienne, tant civiliste que canonique 86.

Cynus reprend sans surprise les développements de Belleperche consacrésau don mutuel entre époux, qu’il condense en une phrase lapidaire :

Item est argumentum quando conjuges donant sibi ad vitam, si contingat al-terum praecedere, quod valeat, quia non est liberalitas mera, argumentumhujus legis, secundum Pet[trum de Bellapertica]. 87

Dans le sillage du maître orléanais, le commentateur italien estime que le donmutuel entre époux, consenti au survivant d’entre eux, est valable car il neconstitue pas une « pure libéralité » (mera liberalitas). Il justifie la validité d’unetelle convention à l’aide des catégories juridiques bâties par la romanistique,mais passe néanmoins sous silence les conditions égalitaires exigées, à peine de

(85) Cynus se rend à Orléans une première fois, en 1292, alors âgé de vingt-deux ans : il y vi-site le studium et consulte certainement des manuscrits de Jacques de Révigny (G. M. MONTI,Cino da Pistoia giurista, Città di Castello, 1924, p. 38-40). L’année jubilaire oblige par ailleursPierre de Belleperche à se rendre à Rome ; en chemin, il est invité à donner une répétition à Bo-logne et rencontre Cynus à cette occasion, qui est le reportator de ce cours (L. CHIAPELLI, Vittaet opere giuridiche di Cino da Pistoia con molti documenti inediti, Pistoia, 1881, p. 196 ; F. SOE-TERMEER, in Dictionnaire historique des juristes français, op. cit., p. 61). C’est vraisemblable-ment à la suite de cette rencontre que le civiliste italien se rend une seconde fois à Orléans, autourde l’année 1303 (L. CHIAPELLI, Nuove ricerche su Cino da Pistoia con testi inediti, Pistoia, Tip.cooperativa, 1911 ; réimpr. in ID., Cino da Pistoia giurista. Gli scritti del 1881 et del 1910-1911,éd. D. MAFFEI, Pistoia, Società pistoiese di storia patria, 1999, p. 217).

(86) L’influence des civilistes orléanais sur la Lectura de Cynus a été étudiée par W. M. GOR-DON, « Cinus and Pierre de Belleperche », Daube Noster. Essays in legal history for David Daube,éd. A. WATSON, London – Edinburgh, Scottish Academic Press, 1974, p. 105-117 et, plus récem-ment, par K. BEZEMER, « Word for word (or not) : on the track of the Orleans sources of Ci-nus’Lecture on the Code », TVR, t. 68, 2000, p. 433-454. Sa Lectura connaît un grand succèsainsi qu’en témoigne notamment le grand nombre de manuscrits en circulation conservés dans desbibliothèques publiques (voir G. DOLEZALEK, Verzeichnis der Handschriften zum römischen Rechtbis 1600, Frankfurt-am-Main, 1972).

(87) CYNUS PISTORIENSIS, Com. ad C., 3, 28, 12, Si pater, no 2 (In Codicem, éd. cit., fol. 154).

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nullité, par Pierre de Belleperche. Des lacunes comparables s’observent dansd’autres parties de sa Lectura : lorsqu’il traite du retrait lignager, l’auteur italienne développe pas tous les aspects de la question, laissant par exemple de côté leretour des fruits produits par la chose ayant fait l’objet du retrait. Une telle ques-tion doit avoir pour Cynus « un parfum trop français », comme le fait remar-quer Kees Bezemer 88. Il en va probablement ainsi des conditions de validité dudon mutuel que requièrent à la même époque le Parlement et la plupart des cou-tumes septentrionales du royaume de France. La transplantation de cette insti-tution coutumière dans la doctrine civiliste italienne ne peut se faire qu’au prixde l’abandon de certaines conditions autochtones.

Les civilistes postérieurs conçoivent à leur tour la donation mutuelle commeune exception à la prohibition des donations entre époux. Les bartolistes ap-précient la validité de la donatio mutua à l’aune des règles romaines : Balde(†1400) et Barthélémy de Saliceto († 1412) estiment qu’elle est valable car ellene constitue pas une disposition à titre gratuit 89 ; la convention dont les effetssont reportés à la mort du disposant est analysée par Paul de Castre († 1441)comme une donation à cause de mort échappant à la prohibition des mores 90.

Passant sous silence les règles coutumières qu’ils ignorent, les juristes ita-liens bâtissent un régime juridique du don mutuel, sui generis : il est irrévoca-ble, même en l’absence de confirmation testamentaire 91 et échappe à laformalité de l’insinuation 92. En l’absence de tradition, le donataire dispose desurcroît d’une action pour se faire délivrer la chose donnée à la mort du dispo-sant. Les juristes fixent également la quotité disponible entre époux à l’uni-versalité des biens 93.

Les développements de la doctrine italienne exercent une influence durable,tant sur la pratique que sur les législations séculières et les commentaires quiles accompagnent.

Dans la partie septentrionale du royaume de France, les développements desdocteurs sont utilisés par les auteurs de coutumiers privés et les commentateurs

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(88) « Too French a flavour » (K. BEZEMER, « “Ne res exeat de genere” or How a French Cus-tom Was Introduced into the “ius commune” », loc. cit., p. 100).

(89) BALDUS DE UBALDIS, Com. ad C., 3, 28, 12, no 2 : « Inducitur haec lex in argumentumquod reciproca donatio inter virum et uxorem tenet, quia non videtur mera liberalitas, secundumPetrum [de Bellapertica] » (In primum, secundum et tertium Codicis librum, Venetiis, 1599,réimpr. anast., Goldbach, 2004, fol. 196v) ; BARTHOLOMAEUS DE SALICETO, Com. ad C., 3, 28,12 : « Reciproca donatio inter virum et uxorem valeat, quasi non sit mere liberalitatis » (In ter-tium et quartum Codicis libros, Venetiis, 1574, fol. 33v).

(90) PAULUS DE CASTRO, Com. ad. C., 3, 28, 12 : « Facit etiam secundum Cyn[um Pistoriensem]et alios iste textus, cum si quod si conjuges faciant sibi invicem reciprocam donationem, si contin-gant alterum praemori, non dicatur donatio prohibita » (In primam Codicis partem commentaria,Venetiis, 1575, fol. 143).

(91) PAULUS DE CASTRO, Com. ad C., 3, 28, 12 (In primam Codicis partem commentaria, éd.cit., fol. 143).

(92) LUDOVICUS PONTANUS ROMANUS, Com. ad D., 39, 5, 27, no 6 (Super prima parte Digestinovi, Lugduni, 1547, fol. 55v).

(93) PAULUS DE CASTRO, Com. ad C., 3, 28, 12 (In primam Codicis partem commentaria, éd.cit., fol. 143).

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de coutumes. Dans la première moitié du XVe siècle, Jean Masuer se demandesi les conjoints auvergnats peuvent s’avantager mutuellement. En guise de ré-ponse, le juriste riomois se contente de renvoyer, comme souvent, au com-mentaire de Cynus de Pistoie 94. La coutume d’Auvergne, rédigée sous l’autoritéroyale en 1510, interdit à l’épouse d’avantager son mari par donation ou toutautre contrat 95. En dépit de cette interdiction, Charles Du Moulin (†1566) es-time que la donatio mutua est valable dans le ressort de cette coutume 96. L’al-légation au commentaire de Cynus par Masuer et l’exception savante introduitepar Du Moulin permettent de pallier le silence de la coutume.

Des développements comparables s’observent également en Bourgogne. Àla fin du XIVe siècle, l’auteur du Coutumier bourguignon glosé relève que ledon mutuel entre époux « ne vault de coustume, mais de droit, il vault » 97. Lacoutume de Bourgogne, rédigée officiellement en 1459, interdit aux conjointsde « faire traicté, donation, confession, n’autres contracts, constant leur ma-riage, par testament n’ordonnance de dernière volonté » 98. Rédigé en des termestrès généraux, le texte ne dit rien du don mutuel. Barthélémy de Chasseneux(†1541) estime qu’une telle convention est néanmoins valable dans le ressortde cette coutume, de jure communi 99. Les développements du juriste bourgui-gnon, parmi les derniers représentants du mouvement bartoliste français, ne re-lèvent pas d’une simple dispute scolaire. L’utilisation du jus commune paraît àl’inverse justifier la pratique notariale bourguignonne, contraire aux disposi-tions de la coutume. Pendant tout le XVIe siècle, les notaires qui instrumententà Dijon, à Beaune ou à Semur-en-Auxois, rédigent en effet des donations mu-tuelles entre époux, tant dans des contrats de mariage 100 que dans des actes ad

(94) JOHANNES MASUERIUS, Practica forensis, XXIV : « Item an valeat donatio mutua factainter conjuges ad vitam superviventis, notat Cy[nus Pistoriensis], lege Si pater, C., De inofficiosotestamento [C., 3, 28, 12] » (Parisiis, 1546, p. 238). Le 16 mars 1449, Masuer donne sa biblio-thèque aux religieux de Saint-Amable de Riom. L’acte de donation contient la liste des ouvrageset leur estimation. On y relève notamment un volume de « Chins », autrement dit un exemplairede la Lectura de Cynus (A. TARDIF, « La Practica forensis de Jean Masuer », RHD, t. 7, 1883,p. 285-286). Sur Jean Masuer, voir par ailleurs la notice de J. VENDRAND-VOYER, in Dictionnairehistorique des juristes français, op. cit., p. 546-547 et la bibliographie citée par l’auteur.

(95) Coutumes générales du haut et bas pays d’Auvergne, XIV, 46 (G.-M. CHABROL, Coutumesgénérales et locales de la province d’Auvergne, Riom, 1784, t. II, p. 470).

(96) [CHARLES DU MOULIN] Notae solemnes Caroli Molinaei [...] ad consuetudines Gallicas,in Opera omnia, Parisiis, 1681, t. II, p. 748.

(97) Coutumier bourguignon glosé, 388 (éd. cit., p. 278).(98) Coutumes générales du pays et duché de Bourgogne, IV, 7 (C.-A. BOURDOT DE RICHE-

BOURG, Nouveau coutumier général, Paris, 1724, t. II, p. 1172).(99) BARTHÉLÉMY DE CHASSENEUX, In consuetudines ducatus Burgundiae, IV, 7, Vo Donations :

« Intelligendum est, quando est donatio simplex, secus sit, si sit donatio mutua, doctores in legeSi pater puellae, C., De inofficioso testamento [C., 3, 28, 12], cum talis donatio mutua, non sit veradonatio [...]. Sed quaero, nunquid haec donatio mutua seu reciproca esset valida in hac patria du-catus Burgundiae stante hac consuetudine ? Videretur quod sic, quia consuetudo natura recipitinterpretationem a jure communi » (Lugduni, 1543, fol. 157r-157v). L’auteur formule une opinionsemblable dans son recueil de consilia (ID., Cons. 2 [Consilia, Lugduni, 1588, fol. 20v-21]).

(100) Dans leur contrat de mariage, les époux se réservent parfois la possibilité de se consen-tir « constant leur mariage, telles donations et traictez que bon leur semblera nonobstant ladictecoustume » (contrat de mariage rédigé le 24 mai 1551 par Jehan Paiget, notaire à Beaune [PARIS,

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hoc 101. Utilisés par les commentateurs, les développements de la romanistiquesont également repris par les plaideurs. Devant le parlement de Bourgogne,Anthoinette Forget soutenait par exemple en ces termes la validité de la dona-tion mutuelle passée avec son époux Philibert Guillemot et insérée en 1574dans leur contrat de mariage :

Pour le soustenement de ladicte donation estoit dit par ladite Forget, que enpays de droit escrit la donation reciproque estoit bonne et valable, quiamutuo affectu non se spoliant et que donatio inter vivos etiam morte confir-matur [...]. Outre ce que ladicte donation est valable et peut estre soustenuepar le droict escrit, comme mutuelle et reciproque, quia donatio mutua intervirum et uxorem valet, Jas[on] in lege Si pater pueallae, C., De inofficiosotestamento [C., 3, 28, 12] 102.

Dans la partie méridionale du royaume de France, la construction des doc-teurs permet également aux praticiens de contourner la prohibition des libéra-lités entre époux. En Provence et en Dauphiné, Étienne Bertrand (†1516) estconsulté à plusieurs reprises par des conjoints désirant s’avantager mutuelle-ment ou par des héritiers contestant la validité d’une telle convention 103. À l’aided’allégations au commentaire de Cynus, le praticien méridional plaide en faveurde la validité de ces libéralités mutuelles. Il exprime une telle opinion dans unesérie de consultations délivrées par exemple aux marchands Benoît DuCamps 104 et Pierre Bachaudi 105, ainsi qu’à Denis de Grello 106, François Guigo-

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Bibl. nat. de France, ms. Nouv. acq. fr. 8661, fol. 3]). On relève de très nombreuses clauses de cetype dans une série de contrats de mariage rédigés par le même notaire beaunois (PARIS, Bibl. nat.de France, ms. Nouv. acq. fr. 8661, fol. 16 ; fol. 25v ; fol. 26v-27 ; fol. 62 ; fol. 108v-109), ouencore par Esme Poillechat, notaire à Dijon (DIJON, Arch. dép. de la Côte-d’Or, 4 E 8 905).

(101) Parmi les nombreuses conventions, voir notamment le don mutuel passé entre Jehan Ja-quot et Marthe Godray, son épouse, rédigé le 5 juin 1566 par Jean Taby, notaire à Dijon (DIJON,Arch. dép. de la Côte-d’Or, 4 E 2/1281), ou encore le don mutuel passé entre Claude Duvey etBarbe Angely, son épouse, rédigé le 5 avril 1587 par Philippe Royer, notaire à Semur-en-Auxois(DIJON, Arch. dép. de la Côte-d’Or, 4 E 106/2).

(102) J. BOUVOT, Nouveau recueil des arrests de Bourgogne, I, Donation, q. 1 (Cologne, 1623,t. I, p. 91-95).

(103) Étienne Bertrand a laissé un ensemble de près de quatre mille consultations, constituantun très riche témoignage de la pratique du droit méridional ; sur cet auteur, voir P. ARABEYRE, inDictionnaire historique des juristes français, op. cit., p. 79 et P. OURLIAC,Droit romain et pratiqueméridionale au XVe siècle, Paris, Sirey, 1937.

(104) STEPHANUS BERTRANDI, Cons. 292, no 8 : « Hujusmodi vero hoc est remuneratorie suntdonationes prementionate : una scilicet alterius et econtra, pro hoc facit id quod notant Cy[nus],Bal[dus], Salic[etus], Pau[lus] de Cast[ro], Alexand[er] de Imo[la], dominus Jas[on de Mayno] etalii in lege Si pater puellae, C., De inofficioso testamento [C., 3, 28, 12]. [...] Mutua et reciprocadonatione facta inter conjuges et per quam primo decedens donat superstiti, dicunt illam valereper dictam legem Si pater puellae [C., 3, 28, 12] » (Consilia, Lugduni, 1560, t. III, fol. 351).

(105) STEPHANUS BERTRANDI, Cons. 385, no 2-3 : « Donatio inter vivos videatur esse prohibitainter conjuges [...]. Fallit etiam dicta regula quando fit invicem mutua et reciproca donatio interconjuges [...], argumentum, lege Si pater puelle, C., De inofficioso testamento [C., 3, 28, 12],quod etiam per illam legem ibi voluerunt Cy[nus], Bal[dus], Salic[etus] [...]. Cum igitur donatiosuperius mentionata et facta inter dictos Bachaudi et dominam Antonetam fuerit jurata, ac etiammutua et reciproca, illa videtur valuisse et valere, non obstantibus juribus, que videntur prohiberedonationem inter vivos inter conjuges » (Consilia, éd. cit., t. II, fol. 184v-185).

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nis 107 et Claude Corderii 108. Dans sa consultation sur l’affaire de Ganay, Charlesdu Moulin donne un avis semblable. Le célèbre juriste parisien est consulté en1525 par les descendants de Jean de Ganay. Les héritiers contestent la validitédu don mutuel que le chancelier et son épouse Jeanne Boileau s’étaient consen-tis. Les époux, dont le domicile est établi à Paris, ont acquis au cours de leurmariage des immeubles situés dans la province lyonnaise, régie par le droitécrit. Du Moulin estime que ces immeubles sont inclus dans la donation mu-tuelle passée à Paris : citant les développements des civilistes, il estime que, dejure communi, de telles conventions sont valables en pays de droit écrit 109.

Théorisé par Pierre de Belleperche, repris par Cynus de Pistoie et la plupartdes bartolistes, le don mutuel entre époux est ensuite diffusé dans toute l’Europe,des royaumes méridionaux aux principautés allemandes. En Italie, dans l’une deleurs nombreuses consultations, les civilistes Ludovico Pontano (†1439) etCarlo Ruini (†1530) décident que la donation mutuelle est valable en dépit del’interdiction qu’ont les époux de s’avantager par dispositions entre vifs 110. Lejuriste portugais Antonio de Gama Pereira (†1604) déclare quant à lui sans dé-tour qu’il « ne fait aucun doute » que de telles conventions sont valables 111.

(106) STEPHANUS BERTRANDI, Cons. 183 : « Quod mutuum pactum seu reciproca donatio dequa supra et que mutuo et vicissim sibi invicem facta legitur per Dionysium de Grello et Steve-nam conjuges, non fuerit proprie, seu mera aut simplex donatio » (Consilia, éd. cit., t. II, fol. 102).

(107) STEPHANUS BERTRANDI, Cons. 115, no 5 : « Sed pro solutione hominis, hic est adverten-dum, quod non solum donaverit eadem Ludovica [Carpenelle] dicto magistro [Francisco] Gui-gonis, sed etiam mutuo ac vicissim et reciproce donavit idem magister Guigonis prefate Ludovicequod non est fieri prohibitus [...]. Et quia in casu nostro donationes mutuo et vicissim fueruntfacte, incontinenti una scilicet post aliam, una fuit recompensatio alterius. Et sic saltem usque adsummam seu valorem concurrentem, non potest dici vera donatio et talis que censeri debeat pro-hibita » (Consilia, éd. cit., t. VII, fol. 82v-83).

(108) STEPHANUS BERTRANDI, Cons. 229, no 11 : « Addo quod inter dictos Corderii et Joannamfacta est reciproca donatio per quam ipsi reciproce sibi mutuo et vicissim donaverunt, dictus sci-licet Corderii medietatem omnium bonorum suorum si premoreretur et prefata Joanna medieta-tem dicte ejus dotis si premoreretur que reciproca donatio valuisset, etiam si fuissent conjuges, perid quod scribunt Paulus de Castro, Alexander de Imola et multi alii in lege Si pater puelle, C., Deinofficioso testamento [C., 3, 28, 12] » (Consilia, éd. cit., t. VII, fol. 162v).

(109) CHARLES DU MOULIN, Cons. 53, no 20 : « De jure communi nullus contractus inter virumet uxorem est prohibitus, nisi qui in meram et puram unius donationem indicit. Et de donationemutua jure plenae et perpetuae proprietatis inter conjuges permissa, textus est in lege Quod autem,§ Si vir et uxor, ff., De donationibus inter virum et uxorem [D., 24, 1, 7, 2], late tradunt omnesscribentes, in lege Si pater puellae, C., De inofficioso testamento [C., 3, 28, 12] » (Consilia, inOpera omnia, op. cit., t. II, p. 966).

(110) LUDOVICUS PONTANUS DE ROMA, Cons. 517, no 27-28 : « Quoniam quod dicitur donatio-nem per uxorem viro factam nullam esse procedit nisi vir econverso mulieri donet : quoniam tuncreciprocatio donationis validitatem utriusque inducit, ut est casus notabilis in lege Quod autem,§ Si vir et uxor, ff., De donationibus inter virum et uorem [D., 24, 1, 7, 2] et in lege Si mulier dotis,ff., De pactis dotalibus [D., 23, 4, 21]. Notant Petrus [de Bellapertica] et Baldus in lege Si paterpuellae, C., De inofficioso testamento [C., 3, 28, 12] » (Consilia et allegationes, Francofurti adMoenum, 1577, fol. 280-280v). Du même auteur, voir également ID., Cons. 146, no 3 (Consilia,éd. cit., fol. 72) ; CAROLUS RUINUS, Cons. 126, no 5-6 (Consilia seu responsa, Lugduni, 1546, t. I,fol. 191v).

(111) ANTONIUS DE GAMA, Dec. 231 (Decisiones supremi senatus regni Lusitaniæ, Cremonæ,1598, fol. 98v).

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En Saxe, la femme mariée, juridiquement incapable, demeure sous la tutellede son mari et ne dispose d’aucun patrimoine 112, si bien que le Sachsenspiegel(ca. 1221-1227) de Eike von Repgow lui interdit de donner quoi que ce soit àson époux 113. Dans les premières décennies du XVIe siècle, Ludwig Fachs(†1554) estime néanmoins que le don mutuel entre époux échappe à cette in-terdiction 114. À l’Époque moderne, une méthode comparable est déployée enBrandebourg par Joachim Scheplitz (†1634) 115 et à Nuremberg par Lazarus Carlvon Wölckern (†1761) 116. En 1608, les réformateurs des Stadtrechte de Lübecken viennent même à consacrer les développements de la doctrine permettantaux conjoints de se consentir des libéralités réciproques 117.

L’ensemble des sources étudiées invite à réviser l’inventaire des modes deproduction du droit qu’a dressé l’historiographie. L’ordre juridique qui se meten place en France aux derniers siècles du Moyen Âge n’est pas unitaire. Àcette absence d’unité qu’a relevée Jacques Krynen 118, s’ajoute l’absence de ver-ticalité. Pourtant, lorsqu’il s’agit de réhabiliter la législation du roi de France

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(112) Sachsenspiegel, I, 31, 1 : « Man und Weib haben nicht gezweiet Gut zu ihremLeibe : Stirbt aber das Weib bey deß Mannes Leben, sie erbet kein fahrende Haabe, dann alleingerad- und aigen, als sie das hat an ihren nehesten : Kein Weib mag auch ires Guts ichts verge-ben, ohn ihres Mannes willen, daß er es durch Recht leiden dörffe » (Sachsenspiegel Überset-zung, éd. K. A. ECKHARDT, t. I, Hannover, 1967 [MGH, Bibliotheca rerum historicarum, Corpusiuris europensis, XVI/1], p. 41).

(113) Sachsenspiegel, I, 31, 2 : « Wann ein Mann ein Weib nimt, so nimt er sie in sein Gewehr,und alles ihr Gut zu rechter Vormundschafft. Darum mag kein Weib ihrem Mann eine Gab gebenan ihrem aigen, oder an ihrer fahrender Hab, da sie es ihrem rechten Erben nit entfrembde nachihrem Todt. Dann der Mann mag an seines Weibs Gut kein andere Gewehr gewinnen, dann als erzu dem ersten mit ir empfieng in Vormundschafft » (éd. cit. p. 41) ; voir par ailleurs F.-W. FRICKE,Das Eherecht des Sachsenspiegels, Frankfurt-am-Main, Haag Herchen Verlag, 1978 et F. VON

MARTITZ,Das eheliche Güterrecht des Sachsenspiegels und der verwandten Rechtsquellen, Leip-zig, 1867, p. 231-237. Eike von Repgow établit une version latine du Sachsenspiegel entre 1221et 1224, puis une traduction en bas allemand entre 1224 et 1227 (H. COING, Römisches Recht inDeutschland, Milano, Giuffrè, 1964 [Ius Romanum Medii Aevi, V, 6], p. 108-111). Les sources ca-noniques d’Eike von Repgow ont été étudiées par P. LANDAU, « Der Entstehungsort der Sach-senspiegels Eike von Repgow, Altzelle und die anglo-normannische Kanonistik », DeutschesArchiv für Erforschung des Mittelalters, t. 61/1, 2005, p. 73-101.

(114) Le juriste reprend les développements des bartolistes estimant qu’il ne s’agit pas d’une« pure libéralité » (mera liberalitas). LUDWIG FACHS, Differentiarum juris civilis et saxonici libriduo, I, 4 : « Nec etiam extenditur ad donationem reciprocam inter virum et uxorem factam, cumtalis donatio non sit mera liberalitas » (Ienae, 1595, p. 14-15 ; BERKELEY, Robbins collection,ms. 47, fol. 2v). On relève une opinion comparable chez HENINGUS GODEN, Cons. 10, no 8 (Consi-lia [...] utriusque juris doctoris Henningi Goden, Vitebergae, 1545, fol. 277).

(115) JOACHIMUS SCHEPLITZ, Promptuarium tam juris civilis, quam feudalis, XX, 10 (Franco-furti, 1608, p. 448). En Brandebourg, les époux ne peuvent par principe disposer de leurs biensqu’en l’absence d’enfants et seulement à hauteur du quart de leur patrimoine (Corpus constitu-tionum Marchiarum, I, II, 3, éd. C. O. MYLIUS, Berlin, 1735, t. I, p. 22).

(116) L. C. VON WÖLCKERN, Commentatio succincta in Codicem juris statutarii Norici [1564],V, 7, 43 (Nürnberg, 1737, p. 455).

(117) Stadtrecht von Lübeck, VI, 2 (DAVID MEVIUS, Commentarii in jus lubecense libri quinque,Francofurti – Lipsiae, 1620, p. 209). Voir également L. KIRCHHOFF, Cons. In lege Quod dotali, C.,De pactis, no 4 (Responsa juris sive consilia, Francofurti, 1568, t. II, p. 107).

(118) J. KRYNEN, « Entre science juridique et dirigisme : le glas médiéval de la coutume », loc.cit., no 33.

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et l’emprise de celui-ci sur le phénomène coutumier, d’aucuns s’attachent à es-quisser les contours d’un ordre juridique hiérarchisé. Ce schéma est le fruitd’une projection de la théorie contemporaine des sources du droit sur l’époquemédiévale et révèle de surcroît les stigmates du positivisme légaliste. Du secondversant du Moyen Âge à l’aube des Temps modernes, l’horizontalité de l’ordrejuridique s’observe dans la normativité peu ou prou équivalente des différentessources du droit et la relative absence de hiérarchie 119. En dépit des séduisantesconstructions de la doctrine et du développement de l’absolutisme monar-chique, législation royale, coutumes locales, droit romano-canonique et pra-tique judiciaire ou extrajudiciaire entrent en interaction et s’interpénètrent parl’action conjuguée du législateur, de la doctrine et des praticiens.

La modélisation savignienne n’est quant à elle guère plus tenable. L’inter-ventionnisme du roi de France et de ses agents ébranle le mythe populaire dela coutume. Le contrôle des juridictions – spécialement du Parlement – et l’in-fluence déterminante des juristes savants conduisent à reconsidérer l’impor-tance de l’opinio necessitatis 120.

Qu’il s’agisse de défendre un droit coutumier de génération spontanée ouune législation royale placée au sommet de la pseudo-hiérarchie des normes, leshistoriens du droit s’attachent systématiquement à l’origine – populaire ou éta-tique – de la norme. Cette analyse formelle des sources du droit, comparable àcelle des juristes contemporains, paraît incapable de retranscrire la diversité etla complexité de la réalité normative médiévale. Il suffirait pourtant de recon-naître, à côté d’un droit qui s’impose grâce au pouvoir de coercition – législa-tion royale, coutume officiellement rédigée et jurisprudence –, l’existence d’undroit dont l’autorité repose sur un pouvoir de persuasion – coutume, doctrineet pratique extrajudiciaire. Une telle analyse des sources du droit médiéval etmoderne permettrait de concilier l’hétérogénéité normative et les difficultésd’exécution au développement de l’État royal ; elle permettrait également de re-connaître à la doctrine romano-canonique l’autorité si particulière qui lui est at-tachée et difficilement perceptible par le juriste contemporain.

Nicolas LAURENT-BONNE

École de droitUniversité d’Auvergne

(119) Voir la critique formulée par M. TROPER, The Structure of the Legal System and the Emer-gence of State, New York, NYU School of Law, 2012 (Straus Working Paper, 01/12), p. 16-18 (enligne : http://www.nyustraus.org/pubs/1112/documents/wp6troper.pdf [consulté le 17 septembre2014]).

(120) Voir, à cet égard, les récents travaux de Jacques Krynen, cités supra, note 11, ainsi queJ.-L. HALPÉRIN, Profil des mondialisations du droit, Paris, Dalloz, 2009, p. 86-89.

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