L'Oeuvre dans l'histoire. J.M. Coetzee et le classique

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J. M. Coetzee et la littérature européenne Ecrire contre la barbarie Textes réunis par Jean-Paul Engélibert

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J. M. Coetzee et la littératureeuropéenne

Ecrire contre la barbarie

Textes réunis par Jean-Paul Engélibert

Liste des abréviations

TC Terres de crépusculeACP Au cœur de ce paysEAB En attendant les barbaresMK Michael K., sa vie, son tempsF FoeWW White WritingAF L’Age de ferDP Doubling the Point: Essays and InterviewsMP Le Maître de PétersbourgGO Giving OffenseSVJG Scènes de la vie d’un jeune garçonLA The Lives of AnimalsD DisgrâceSS Stranger Shores: Essays 1986-1999VAH Vers l’âge d’hommeEC Elizabeth CostelloHR L’Homme ralentiDC Doubler le cap. Essais et entretiens

On a pris le parti de présenter les œuvres de J. M. Coetzee entraduction française et de ne citer le texte original anglaisqu’en cas de nécessité. Les éditions utilisées sont indiquéesdans la bibliographie qui figure en fin de volume. Lescitations y renvoient, sauf mention expresse. Dans les cas oùaucune version française n’était disponible, les traductionssont celles des auteurs.

Note

Ce volume rassemble les communications présentées au colloqueinternational J. M. Coetzee et les classiques/J. M. Coetzee and the Classics, quis’est déroulé à l’université de Limoges les 17 et 18 juin 2005,organisé par Jean-Paul Engélibert dans le cadre de l’équipeEspaces humains et interactions culturelles (EHIC, EA 1087)dirigée par Bertrand Westphal que je remercie ici de l’accueilqu’il a réservé à ce projet, avec le soutien de l’université de

Limoges, de la faculté des Lettres et sciences humaines, de larégion Limousin, du conseil général de la Haute-Vienne et de laville de Limoges. Les articles d’Adrian Kempton, d’AlenaDvorakova, de Patrick Hayes et de Derek Attridge, rédigés etprononcés en anglais, ont été traduits par Catherine Bednarekpour les deux premiers et par Jean-Paul Engélibert pour lesdeux autres.

Introduction

L’œuvre dans l’histoire.J. M. Coetzee et le classique

Puisque à la fin il s’agit de transmettre : leschoses, contrairement aux muses, ne dictent pas,elles sont pourtant le dictant. Jean-Christophe Bailly, « Un chantest-il encore possible ? » 2003

Quoi qu’en dise l’opinion, quoi que prétendent lesclassiques eux-mêmes, le classique n’appartientpas à un ordre idéal, non plus qu’il ne s’atteint enembrassant une conviction, quelle qu’elle soit. Aucontraire, le classique est l’humain ou, du moins,c’est ce qui survit de l’humain.J.M. Coetzee, “Zbigniew Herbert andthe Figure of the Censor,” 1990.

Né en 1940, ayant vécu en Afrique du Sud jusqu’à l’âge de

soixante-deux ans, J. M. Coetzee aura passé l’essentiel de son

existence sous l’apartheid. S’il a habité en Angleterre, puis

aux Etats-Unis, de 1962 à 1972, il n’a jamais pu y oublier ses

origines. En témoigne le récit qu’il donne de ses années

londoniennes dans Vers l’âge d’homme, peignant le personnage qui

porte son nom en jeune provincial égaré dans la capitale.

« L’Afrique du Sud est comme un albatros accroché à son cou. Il

veut qu’on le lui enlève, comment, il s’en moque, pour lui

permettre de respirer enfin » (VAH, 140). En témoigne aussi,

plus largement, toute son œuvre, tournée depuis Terres de

crépuscule jusqu’à Disgrâce, vers l’Afrique du Sud. Comme si son

œuvre romanesque et autobiographique était justement l’effort,

continûment consenti pendant de longues années, d’arracher cet

albatros de son cou. A l’instar du vieux marin de Coleridge qui

devait raconter son histoire pour expier son péché, J. M.

Coetzee a dû jusqu’à la vieillesse se retourner vers la faute

d’être né blanc en Afrique du Sud.

Ce retour, ou cet effort, s’est effectué sous la forme

d’un dialogue permanent avec la littérature européenne. On ne

peut qu’être frappé, à la lecture de ses romans, par la place

qu’y tient un intertexte riche et varié, convoquant des auteurs

anglo-saxons bien sûr, mais aussi germaniques, russes ou

latins1. Les auteurs de ce volume ont voulu explorer cet

intertexte et s’interroger sur ses raisons. Ils se sont demandé

ce qu’un écrivain sud-africain blanc en butte à l’apartheid

avait à faire de Virgile, Defoe, Dostoïevski, Kafka ou Beckett.

Ils ont constaté l’ampleur de la culture mobilisée par ses

fictions, son cosmopolitisme et sa dimension « canonique » :

les œuvres que Coetzee convoque et auxquelles il se mesure sont

parmi les plus grandes, les plus marquantes, de la littérature

européenne, de l’antiquité au XXe siècle. En décrivant cette

confrontation, les études ici rassemblées se sont accordées sur

deux idées, toujours présentes, qu’elles y soient explicites ou

qu’elles sous-tendent leurs analyses.

D’abord, l’importance de la transmission : contre la

barbarie (qui ne se confond pas avec l’apartheid, mais dont

l’apartheid a été, pour J. M. Coetzee, la première forme

visible), la transmission des œuvres les plus exigeantes du

passé est nécessaire. La culture européenne devait être

transmise et prolongée, son entreprise poursuivie, ses valeurs

1 Cet aspect de son œuvre a fait l’objet d’études assez nombreuses,bien que dispersées, publiées en langue anglaise. Voir la bibliographie enfin de volume.

défendues, contre un régime dictatorial et inhumain. Entreprise

relevant d’une exigence d’autant plus prégnante que ce régime

régnait sur un pays que ses colons avaient toujours imaginé,

non comme un Nouveau Monde, mais comme l’extrême pointe de

l’Ancien2. Contre les descendants des colons européens, il

fallait faire vivre une autre idée de l’Europe, une autre idée

de l’Afrique, une autre idée de l’homme.

D’où la forme paradoxale de ce travail. Interrogé après la

parution d’En attendant les barbares sur les auteurs qui avaient été

les plus déterminants pour lui, J. M. Coetzee a répondu : « Le

père le plus authentique est sans doute celui auquel on livre

le combat le plus obscur3 ». Ce n’était pas seulement une façon

d’éluder la question. C’était aussi l’idée qu’il n’y a pas de

transmission sans lutte. Avec la culture européenne mais aussi

contre elle, contre les enfants des colons mais aussi parmi

eux, la transmission du canon littéraire européen pose la

question du classique.

« Qu’est-ce qu’un classique ? »

Cette question, posée par J. M. Coetzee dans une

conférence prononcée en 1991, se pose aujourd’hui à chacun de

ses commentateurs. Auteur lui-même canonisé par les prix les

plus prestigieux (Booker 1983 et 1999, Jérusalem 1987, Nobel

2003, en France Fémina étranger 1985, etc.), il n’a théorisé ce

problème qu’à cette seule occasion. Encore est-ce de biais

2 WW, 2.3 « Il n’est pas de texte qui ne soit politique ». Entretien de J.M.Coetzee à La Quinzaine littéraire, n° 357, Paris, 16-31 oct. 1981. Publié enfrançais, traduit par S. Mayoux.

puisque, bien qu’il soit un auteur extrêmement secret, J. M.

Coetzee a choisi de présenter sa seule réflexion théorique

développée sur la valeur littéraire à partir d’un récit

autobiographique.

« Qu’est ce qu’un classique ? » ancre en effet la théorie

dans l’anecdote. C’est une scène, racontée à la première

personne, qui donne non seulement son prétexte, mais aussi son

contenu, à la question :

J’avais quinze ans quand, un dimanche après-midi de l’été1955, je flânais dans notre jardin de la banlieue du Capen me demandant ce que je pourrais bien faire, puisqu’ence temps-là l’ennui était le plus grand problème del’existence, au moment où j’entendis, venant de la maisonvoisine, de la musique. Aussi longtemps que dura cettemusique, je restai saisi, je n’osai pas respirer. Lamusique me parlait comme jamais auparavant. […] Pour lapremière fois, je subissais l’effet du classique. (SS, 9)

Il apprendra plus tard, écrit-il, que le morceau qui le

subjuguait ainsi était le Clavecin bien tempéré. Dans le même texte,

J. M. Coetzee désigne cette scène comme « un instant de

révélation », puis comme « la révélation [qui] fut un événement

crucial dans [sa] formation ». Vers l’âge d’homme, publié en

Angleterre en 2002, c’est-à-dire un an après la reparution en

recueil de « Qu’est-ce qu’un classique ? », semble le

confirmer : au chapitre II, nous apprenons que John nourrit des

ambitions élevées en tant que musicien. C’est à l’âge de quinze

ans qu’il a demandé des leçons de piano ; à vingt ans il s’est

fixé pour but de jouer la chaconne en ré mineur de Bach dans la

transcription de Busoni (VAH, 29). La révélation de la musique,

racontée et fictionnée deux fois, est donc d’une réelle

importance. Mais quelle question sert-elle à poser ?

La question que je me pose, quelque peu grossièrement,est celle-ci : y a-t-il un sens en lequel je puisse direque l’esprit de Bach me parlait à travers les siècles, àtravers les océans, et m’ouvrait à certains idéaux ? Oubien ce qui se passait en réalité en cet instant était-ilque j’élisais la grande culture européenne et la maîtrisedes codes de cette culture pour sortir par le chemin leplus sûr de la position sociale que j’occupais dans lasociété blanche d’Afrique du Sud, et finalement poursortir de ce que je vivais nécessairement, bien que jen’aie pu alors le formuler qu’obscurément et en termesfaux, comme une impasse historique ? […] En d’autrestermes, cette expérience était-elle ce que je pensais –une expérience esthétique désintéressée et en un certainsens impersonnelle – ou était-ce l’expression déguisée demon intérêt matériel ? (SS, 10-11)

Comme il le fait dans ses romans en opposant des personnages

qui portent des conceptions antagonistes de l’articulation du

roman et de la réalité (Susan Barton et Daniel Foe), ou du

roman et de la politique (Netchaïev et Dostoïevski) ou du roman

et de l’éthique (Elizabeth Costello et Paul West), Coetzee met

en scène une opposition frontale. Si l’adolescent blanc qu’il

fut aima Bach, ce peut être grâce à la grandeur intrinsèque

d’une musique dont la beauté transcende les contingences

historiques et géographiques ou à cause de la fonction sociale

que pouvait lui assigner, dans des conditions historiques

particulières, un garçon qui s’ennuyait dans une Afrique du Sud

maintenue hors de l’histoire par l’apartheid. Bien sûr, ni

l’explication idéaliste et naïve, ni l’explication sociologiste

et cynique ne sont convaincantes. Or, c’est par l’histoire que

Coetzee dépasse cette opposition.

Le classique Bach a été construit historiquement […],construit par des forces historiques identifiables etdans un contexte historique spécifique. C’est seulement

lorsque nous aurons reconnu ce point que nous serons enmesure de nous poser les questions plus difficiles quevoici : quelles sont les limites, du moins s’il en est,de cette relativisation historique du classique ? Quereste-t-il du classique, du moins s’il en reste quelquechose après que le classique aura été historicisé, quipuisse encore prétendre parler à travers les siècles ?(SS, 12)

C’est par une étude de part en part historique que Coetzee

répond à cette question. Il retrace la réception de Bach, de

l’oubli dans lequel il tombe dans les dernières années de sa

vie au revival de 1829, quand Mendelssohn dirige la Passion selon

Saint-Matthieu à Berlin. La vulgate tient pour acquis que c’est un

compositeur absolument oublié que Mendelssohn exhume pour lui

rendre enfin, quatre-vingts ans après sa mort, justice. Mais la

vulgate ignore que Bach n’a jamais été complètement oublié :

vingt ans après sa mort, ses pièces instrumentales étaient

jouées en privé par un cercle berlinois auquel appartenait

l’ambassadeur autrichien en Prusse. Celui-ci, de retour à

Vienne, les fit jouer chez lui. C’est ainsi que Mozart les

connut, copia l’Art de la fugue et l’étudia. C’est là que Haydn

également connut Bach. Quant aux chœurs, ils ont toujours été

connus à la Berlin Singakademie, où on les considérait comme

injouables et d’un intérêt limité aux spécialistes, mais où

Mendelssohn les découvrit et où il travailla à adapter la

Passion selon Saint-Matthieu au goût romantique. Bref, Bach ne cessa

jamais d’intéresser les musiciens, professionnels et amateurs

éclairés, qui y ont toujours trouvé des ressources pour leur

apprentissage, leur perfectionnement ou tout simplement leur

entraînement. Ses œuvres ont franchi l’épreuve du jugement

quotidien des praticiens qui les jouent, les font survivre

depuis trois cents ans et les ont ainsi placées parmi celles

qui nourrissent l’institution musicale. Cette conclusion est à

double entente :

Le critère de la survie et de l’épreuve n’est passeulement horacien, minimal et pragmatique (en effet,Horace dit que si une œuvre reste encore en circulationcent ans après avoir été écrite, elle est un classique).C’est un critère qui exprime une certaine confiance dansla tradition de la mise à l’épreuve ainsi que l’idée queles professionnels ne consacrent pas leur peine et leurattention, génération après génération, à maintenir envie des morceaux de musique dont les fonctions vitalessont éteintes. (SS, 18)

Le classique n’est pas seulement ce qui dure. C’est ce qui, en

franchissant le temps, montre qu’il existe une institution pour

laquelle il présente un intérêt. Cet intérêt ne peut pas être

arbitraire : si l’œuvre survit, c’est parce qu’aux « centaines

de milliers d’intelligences » qui la mettent à l’épreuve, elle

a quelque chose à offrir. Pour déterminer ce contenu, Coetzee

se tourne alors vers le poète polonais Zbigniew Herbert, qui

oppose le classique au « barbare » et définit le premier comme

« ce qui survit à la pire barbarie parce que des générations

successives ne peuvent se permettre de l’abandonner et pour

cette raison le retiennent à tout prix4. »

On a rejoint l’anecdote autobiographique. Bach a permis au

jeune Coetzee de résister à la barbarie de l’apartheid. Les

œuvres de Bach font partie de ce qu’il a dû « retenir à tout

prix » pour échapper à l’impasse historique dans laquelle4 SS, 19. J.M. Coetzee a consacré un article entier à ZbigniewHerbert : “Zbigniew Herbert and the Figure of the Censor,” publié dans la revueSalmagundi, n° 88-89 (1990-1991) et repris dans GO, 147-162. Les classiquesy sont présentés comme des modèles de résistance à la dictature (152).

s’enfonçait son pays. Il n’y a là ni naïveté, ni cynisme, mais

la détermination historique du mot « classique » : est

classique ce qui nous permet de résister à la violence

politique. Le classique est transhistorique parce qu’il est

l’instrument de notre lutte pour la survie. Il traverse

l’histoire parce qu’on se saisit de lui pour la traverser. On

l’élit parce que c’est un instrument qui, Coetzee le précise

tout de suite, ne se laisse pas instrumentaliser – et c’est

sans doute pour cela qu’il est précieux : il nous utilise aussi

bien que nous l’utilisons. Coetzee conclut malicieusement sa

conférence par un mot sur la critique : il n’y a pas de

critique, dit-il, si subversive qu’elle ne renforce pas le

classique. Vouée à interroger le classique, la critique la plus

sceptique est « l’adversaire » (foe) que le classique utilise

pour survivre : en ce sens, quand nous commentons ou réécrivons

les classiques, nous sommes « les instruments de la ruse de

l’histoire5 ». Nous nous servons du classique pour survivre

parce que, symétriquement, le classique se sert de nous pour

assurer sa propre survie. C’est dire que nous ne pouvons

l’utiliser pour notre propre usage que parce qu’il y résiste et

nous plie en retour au sien. C’est cette résistance de l’œuvre

qui la définit comme instrument de lutte contre la barbarie.

Peut-on en conclure que le classique transmet son pouvoir

de résistance ? Il faudrait en même temps conclure que ce qui,

avec lui ou par sa voix, « parle à travers les siècles », est

une puissance : la faculté de se laisser recontextualiser,

l’indétermination relative qui permet d’être réinvesti dans des

conjonctures historiques diverses. J. M. Coetzee refuse5 SS, 19.

d’examiner plus avant cette puissance. Ici s’explique le choix

de traiter la question par le biais de l’anecdote

autobiographique : Bach est un exemple qui permet de ne pas poser

certaines questions. Ses partitions ont survécu parce que les

musiciens les ont trouvées utiles à leur pratique. En prenant

appui sur des œuvres musicales, en expliquant leur destin par

la nature de la pratique musicale, Coetzee évacue la question

du sens : il se donne le moyen d’étudier le classique sans

passer par la question de l’interprétation. Jusqu’à en tirer la

conclusion la plus rigoureuse : le classique est indifférent à

son interprétation (ce qui ne veut pas dire que toutes les

interprétations se valent : il est clair que le Bach de

Mendelssohn est moins informé que celui d’aujourd’hui6).

L’écriture est une lutte

C’est pourquoi il faut en même temps ne pas être dupe de

nos interprétations et nous autoriser à trahir les classiques :

risquer les interprétations que notre conjoncture historique

nous suggère. Autrement dit, travailler les classiques est une

pratique sur le sens de laquelle nous sommes condamnés à nous

leurrer :

L’interprétation de l’histoire est l’interprétation du passé entant qu’il détermine le présent. Dans la mesure où cettedétermination est sensible dans nos vies, l’interprétation del’histoire fait partie du présent. Notre histoire fait partiede notre présent. C’est cette partie de notre présent – cettepartie qui appartient au passé – que nous ne pouvons pascomprendre intégralement, puisque cela supposerait que nousnous comprenions nous-mêmes non seulement en tant qu’objets deforces historiques, mais aussi en tant que sujets de

6 SS, 15.

l’interprétation historique que nous nous donnons de nous-mêmes.7

La lecture des classiques est donc interminable puisque,

aussi loin qu’on la pousse, elle ne nous permettra jamais de

sauter hors de nous-mêmes pour nous saisir en tant que sujets.

Mais en même temps elle est nécessaire : elle constitue

l’institution, la machine littéraire, comme elle constitue

l’institution musicale. L’exemple de Bach nous incite à dresser

un parallèle entre la fréquentation des classiques par

l’écrivain et l’entraînement du musicien. La scène de Vers l’âge

d’homme qui montre le jeune John incapable d’apprendre le piano

parce qu’il est trop impatient pour ne pas brûler les étapes le

confirme : le passage par les classiques est nécessaire à qui

veut pratiquer la musique.

[…] Il est bien décidé à jouer un jour, même mal, l’opus 111 deBeethoven et ensuite la chaconne pour violon en ré mineur deBach dans la transcription pour piano de Busoni. Il atteindraces objectifs sans passer, comme on le fait d’habitude, parCzerny et Mozart. Au lieu de cela, il travaillera ces deuxmorceaux, et seulement ces deux morceaux, sans relâche, encommençant par apprendre les notes, qu’il jouera très trèslentement, puis de jour en jour il accélérera le tempo, aussilongtemps qu’il le faudra. C’est sa méthode à lui pourapprendre le piano, une méthode de son invention. […] Mais cequ’il découvre, c’est que, alors qu’il s’efforce de passer d’untempo très très lent à un rythme simplement très lent, sespoignets se crispent et se bloquent, les articulations de sesdoigts se raidissent, et bientôt il ne peut plus jouer du tout.Alors il est pris de colère, il frappe des poings sur leclavier, et de rage quitte le piano, désespéré.8

Mozart et Czerny sont nécessaires pour des raisons techniques :

on ne peut pas en faire l’impasse sauf à se condamner à ne plus

jouer du tout. La scène autobiographique rappelle l’argument

7 SS, 15.8 VAH, 29.

employé à propos de Bach – la fréquentation des classiques est

une nécessité de la pratique artistique – en offrant la

démonstration symétrique : tout à l’heure il s’agissait de

montrer que le classique était l’œuvre capable de franchir

l’épreuve de « centaines de milliers d’intelligences »

s’exerçant sur elle, cette scène montre à l’inverse que ces

« intelligences » ne peuvent se former qu’en s’exerçant à

l’épreuve des classiques. Peut-on transposer ce raisonnement de

la musique à la littérature ? C’est ce qu’indique un autre

texte, dans lequel Coetzee s’exprime en tant que critique. A

une question de David Attwell sur son intérêt pour Kafka, il

répond :

[…] je travaille sur un écrivain comme Kafka parce qu’il ouvrepour moi ou m’ouvre à des instants de haute intensitéanalytique. Et de tels instants relèvent aussi, toutesproportions gardées, de la grâce, de l’inspiration. Est-ce làun commentaire sur la lecture, sur l’intensité dans le cours dela lecture ? Pas vraiment. Il s’agit plutôt d’un commentairesur l’écriture, l’écriture-dans-les-pas-de-l’autre qui estcelle du critique. Car, d’après mon expérience, ce n’est pas lalecture qui me conduit au dernier embranchement du terrier,mais l’écriture. Je ne peux imaginer aucune intensité delecture qui réussisse à me guider dans le labyrinthe verbal deKafka : pour le faire, il faudrait que je prenne à nouveau lestylo et que je trace pas à pas mon chemin derrière lui. Ce quiest une autre manière de dire que si je peux comprendre ce quej’ai écrit dans mon article sur Kafka au moment où je le relis,je ne pourrais pas le reproduire aujourd’hui sans le réécrire.9

Peut-on dire de la fiction ce que Coetzee dit de la

critique ? Ecrire dans les pas de l’autre est, pour l’auteur de

Foe qu’il est déjà au moment de cette interview (1991) et pour

l’auteur du Maître de Pétersbourg qu’il sera bientôt, une pratique

de romancier autant que de critique. Les mots de « grâce » et

9 DP, 199.

d’« inspiration », qui évoquent pour nous la Muse qui visite

Daniel Foe, David Lurie ou Elizabeth Costello, semblent nous

autoriser à supposer une continuité entre écriture critique et

écriture de fiction10. Suivre pas à pas le prédécesseur qu’il

s’est donné, ce serait, pour le praticien de l’écriture qu’est

Coetzee, l’équivalent de ce qu’est l’apprentissage de Mozart et

Czerny pour le pianiste : un passage obligé pour poursuivre et

enrichir sa propre pratique. Ce serait se donner les moyens

d’écrire, comme le montrerait la présence de Kafka partout dans

son œuvre, des citations de La Colonie pénitentiaire dans En attendant

les barbares au chapitre final d’Elizabeth Costello, en passant par la

temporalité particulière d’Au cœur de ce pays, inspirée de celle

du « Terrier »11.

On comprendrait alors mieux le curieux évitement du sens

auquel procède Coetzee par le biais de l’analogie entre musique

et littérature. Ecrire dans les pas du classique équivaut à se

donner un principe ou un mode de production. Peu importe le

sens – du moins pour l’instant –, ce qui compte est de

continuer à écrire : il s’agit d’abord de reprendre le stylo

posé par ses prédécesseurs. Est-ce la condition pour que se

transmette le pouvoir du classique de résister à la barbarie ?

Si c’est le cas, c’est que pour s’opposer à la barbarie la

littérature doit résister au sens, c’est-à-dire résister aux

significations que l’histoire dépose dans les mots, résister

aux pouvoirs et aux déterminations inscrits dans la langue.10 Muse à laquelle fait allusion le même entretien, à propos de l’écriture de fiction, p. 205. 11 Voir l’analyse du temps dans « Le Terrier » dans l’article ‘Time,Tense, and Aspect in Kafka’s ‘The Burrow’’, in DP, 210-232. Voir aussi ci-après les commentaires de Catherine Coquio sur cet article et la présencede Kafka dans les romans de Coetzee.

L’écriture est une lutte contre ce que la langue véhicule

d’idées reçues, de clichés, de pensées figées, fixées,

appauvries. C’est pourquoi il importe de « penser hors de sa

propre langue », comme Kafka le fait selon Coetzee12. C’est

pourquoi, dans une série d’articles des années 1980-1982,

Coetzee conteste la conception du langage qu’il désigne comme

« l’hypothèse Humboldt-Sapir-Whorf » selon laquelle notre

vision du monde s’origine dans la structure de la langue ou

s’accorde à elle13. Au contraire, il est toujours possible de

penser hors de sa propre langue ou de forcer sa langue au-delà

de ses limites, de lutter avec elle pour exprimer sa pensée.

Le roman présente l’intérêt d’ouvrir cette possibilité

émancipatrice : se libérer du langage du pouvoir. Encore ne

faut-il pas refermer cette ouverture : l’écrivain doit

accueillir son œuvre, la laisser émerger, la « respecter » :

« quel que soit le processus qui se développe quand on écrit,

on doit le respecter14 ».

L’œuvre et l’événément

Résister à la violence politique s’identifie à créer à

nouveaux frais, à créer singulièrement, autrement dit à

accueillir la singularité de ce qui arrive, à écrire ce que

Derrida appelle, justement pour préserver son irréductible

singularité, son essentielle indéterminabilité,

« l’arrivant » :

12 DP, 198. 13 DP, 139-194. L’article sur Newton et l’idéal d’une « languetransparente », p. 181-194, est le plus clair à ce sujet. 14 DP, 205.

Le nouvel arrivant : ce nom peut désigner, certes, la neutralité dece qui arrive, mais aussi la singularité de qui arrive, celui oucelle qui vient, advenant là où on ne l’attendait pas, là oùl’attendait sans l’attendre, sans s’y attendre, sans savoir quoiou qui attendre, ce que ou qui j’attends – et c’estl’hospitalité même, l’hospitalité à l’événement. […] je parlede l’arrivant absolu qui n’est même pas un hôte (guest). Ilsurprend assez l’hôte (host) ou une puissance invitante pourremettre en question, jusqu’à les annihiler ou lesindéterminer, tous les signes distinctifs d’une identitépréalable, à commencer par la frontière même qui délimitait unchez-soi légitime et assurait les filiations, les noms et lalangue, les nations, les familles et les généalogies.L’arrivant absolu n’a pas encore de nom et d’identité.15

Ces lignes, qui suivent une réflexion politique et

précèdent une méditation sur la mort, évoquent pour nous la

condition de la littérature et plus largement des arts tels que

toute l’œuvre de J. M. Coetzee les définit. Ce qu’on fait quand

on écrit ou quand on compose, c’est accueillir le nouvel

arrivant. Dans L’Age de fer, Mme Curren, condamnée par un cancer,

aux prises avec le régime sud-africain de l’apartheid, est

celle qui accueille l’arrivant : le vagabond qu’elle appelle

Vercueil, bien qu’elle ne soit pas sûre que ce soit son vrai

nom, qui sans avoir été invité, sans avoir été attendu,

franchit le seuil de son jardin, s’y installe, puis

s’installera dans sa maison, dans son lit, et pour finir la

prendra dans ses bras à l’instant de la mort. Ce n’est pas un

hasard si elle connaît ses classiques, comme le montre la

contribution d’Adrian Kempton ici même : contre la barbarie au

pouvoir, elle « donne voix aux morts » ; dans l’attente de ce

qui ne saurait s’attendre, elle parle « la langue des morts » :

le latin de Virgile. Langue que, dit-elle énigmatiquement,

15 J. Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996, p. 66-67.

Vercueil pourrait apprendre avec facilité parce qu’il se

« rappellerait beaucoup de choses16 » : il y a une affinité

mystérieuse entre le vagabond et la langue des classiques.

C’est qu’Elizabeth Curren accueille les deux de la même façon :

ouverte à ce qui arrive, quoi qu’il arrive.

Derek Attridge, après Derrida, définit l’arrivant comme

« l’événement qui rompt les catégories du familier et de

l’inconnu par l’émergence d’une hétérogénéité absolue, un appel

de l’autre qui vient d’ailleurs sans véhiculer aucune

obligation morale. Il n’apporte aucune garantie, il n’entre

dans aucun programme, il n’est investi d’aucune signification

particulière. C’est la chose du monde la plus facile à ignorer.

C’est pourquoi on doit lui répondre17. » L’événement comme pure

puissance : lui répondre, pour la vieille dame qu’est Mme

Curren, c’est se rendre capable tout à la fois d’opposer à

l’apartheid, malgré sa propre faiblesse, avec toute sa

faiblesse, la force de sa dignité et de hisser le vagabond

alcoolique à la dignité d’un ange venu accomplir la mission de

l’emmener dans l’au-delà. Dans l’anecdote autobiographique

relatée par J. M. Coetzee et rapportée plus haut, l’événement

fut le Clavecin bien tempéré. Il faut prendre cette anecdote au

sérieux et tout le récit autobiographique de Vers l’âge d’homme

apparaît alors comme le combat contre les pouvoirs inhumains que la

puissance de l’événement a obligé John à mener. Tel est l’effet

du classique. Effet complexe. On pourrait formuler son éthique

avec Gilles Deleuze : « devenir digne de ce qui nous arrive,

16 AF, 212.17 Derek Attridge, J.M. Coetzee and the Ethics of Reading, The University of Chicago Press, 2004, p. 122.

donc en vouloir et en dégager l’événement, devenir le fils de

ses propres événements, et par là renaître, se refaire une

naissance, rompre avec sa naissance de chair. Fils de ses

événements, et non pas de ses œuvres, car l’œuvre n’est elle-

même produite que par le fils de l’événement18. »

L’événement, pour Deleuze, n’est pas simplement ce qui

arrive, c’est la différence que ce qui arrive produit entre

l’avant et l’après. Pure singularité, l’événement ne s’analyse

pas mais rend possibles les analyses. C’est par lui que

prennent sens ce qui le précède et ce qui le suit. L’éthique de

l’événement suppose à la fois de le comprendre, de le vouloir

et de le représenter. Fils d’un instant où le Clavecin bien tempéré

l’a subjugué, J. M. Coetzee a représenté cet événement dans une

œuvre tout entière tendue par la volonté de devenir classique :

de susciter des événements à son tour. Condition qu’il s’est

donnée pour écrire contre la barbarie ou sauver ce qui reste de

l’humain.

Cette volonté est l’objet du premier ensemble de ce

volume, « les classiques et le monde », qui regroupe quatre

essais sur la rivalité des classiques et du monde ou plus

précisément sur les classiques – anciens et modernes – en tant

qu’ils opposent aux violences politiques d’aujourd’hui la

réalité du passé. Cette question s’origine évidemment, pour J.

M. Coetzee, dans l’apartheid, et n’a pas disparu avec lui.

Adrian Kempton la présente à partir de l’exemple privilégié de

L’Age de fer, roman composé dans les dernières années du régime,

et qui constitue un tournant de l’œuvre, au double sens où il18 G. Deleuze, Logique du sens (1969), Paris, UGE 10/18, p. 204-205.

est le premier où abondent les références aux classiques de

l’antiquité grecque et romaine et où il est le dernier écrit

« sur le mode de la confession à la première personne ». A

partir du Maître de Pétersbourg, c’est-à-dire après l’apartheid, le

mode « autrebiographique à la troisième personne du présent »

s’impose. Car le rapport aux classiques s’est enrichi depuis le

début de l’œuvre. Dans ses premiers romans, Coetzee rend

évidente l’influence de maîtres rares et exigeants. Ainsi

Beckett est-il souvent cité dans Au cœur de ce pays, et Lucie

Campos peut-elle voir dans ce roman une recherche beckettienne

de l’« expression juste » en même temps qu’une

reterritorialisation historico-politique des personnages

beckettiens. Magda n’est pas « au milieu de nulle part » comme

Winnie, mais au cœur du veld sud-africain. La rhétorique de

Beckett vient dire l’impossibilité de vivre sous l’apartheid.

Dans En attendant les barbares, le rôle des « classiques » est

déjà différent, car ceux-ci sont deux fois présents, montre

Martine Yvernault, mais comme en creux. Il y a les

« classiques » de l’Empire, que le Magistrat lit tant qu’il

exerce ses fonctions et qui semblent le protéger de la réalité

politique. Les classiques sont alors suspectés d’avoir « la

même utilité que les lunettes de soleil ou la porte fermée sur

les cris des torturés ». Mais face à eux, il y a les classiques

perdus du peuple « barbare » qui a vécu jadis sur le même

territoire : le Magistrat, archéologue amateur, les a exhumés à

l’occasion d’une fouille dans le désert. Il s’agit de

planchettes de peuplier couvertes de signes inconnus,

illisibles. Tablettes illisibles d’une civilisation perdue,

vaincue, dont il ne subsiste rien. Ecritures vaincues par

l’histoire. C’est encore, ultimement, sur la politique que

débouche l’interrogation d’Alena Dvorakova à partir de

l’allusion d’Elizabeth Costello à Nietzsche, référence unique dans

l’œuvre de Coetzee, mais qui signale un dialogue depuis

longtemps mené en sourdine avec le philosophe. Le « corps

substantiel », qui est son propre signe et dont le romancier,

contre Nietzsche, pose l’unité, est « le seul détenteur

concevable du droit de se libérer de l’ingérence des pouvoirs

extérieurs ». Nietzsche offre donc l’exemple d’un classique

combattu en même temps qu’il est cité. C’est que le rapport aux

classiques, puisqu’il ressortit à la fois à la littérature et à

l’histoire, ces deux puissances rivales19, est complexe. Pour

être fidèle aux classiques, il faut aussi savoir les trahir.

Le deuxième ensemble de ce recueil, « réécrire et

trahir », est consacré à l’exploration de ce rapport double et

contradictoire. Rapport à Kafka d’abord, évident dans toute

l’œuvre, comme le signale le titre de la contribution de

Catherine Coquio, « Comme un chien », derniers mots de Joseph K

19 Pour J. M. Coetzee, l’écriture « autonome » est celle qui« rivalise » avec l’histoire en posant ses problèmes propres avec sesmoyens spécifiques (“[it] operates in terms of its own procedures and issues”) et rendainsi visible le « statut mythique » de l’histoire, c’est-à-dire qu’elledébarrasse l’histoire de ses mythes. Entreprise complexe et sur laquelle ilfaut se garder de conclure trop vite. L’auteur ne l’explique que par unemétaphore ironique qu’il serait oiseux de gloser ici : « En Afrique du Sud,la colonisation du roman par le discours historique avance à une vitessealarmante. C’est pourquoi je m’exprime – pour utiliser une image – en tantque membre d’une tribu menacée par la colonisation, une tribu dont certainsmembres ont été trop heureux – et c’était leur droit – d’embrasser lamodernité, d’abandonner leurs arcs et leurs flèches ainsi que leurs hutteset d’emménager sous la voûte spacieuse des grands mythes historiques ».“The Novel today,” Upstream, vol. 6, n° 1, 1988, p. 2-5. Traduit dans LeMonde diplomatique, novembre 2003, p. 33.

dans Le Procès, devenus dans Disgrâce commentaire de David Lurie

sur la situation de sa fille Lucy enceinte d’un des inconnus

qui l’ont violée et condamnée à un pacte humiliant avec leur

protecteur pour continuer à vivre à la ferme. Mais le rapport

de Coetzee à Kafka ne se limite pas à l’emprunt de formules :

plus profondément, il concerne le rapport au temps et donc les

structures narratives des romans. Temps « messianique », écrit

Catherine Coquio en reprenant le mot de Walter Benjamin : celui

de fictions qui s’essaient à sauver ce qui peut l’être de

« l’idée d’humanité »20. Florent Gabaude explore un aspect

particulier de cette tentative en s’intéressant aux deux

conférences de Coetzee sur « la vie des animaux » intégrées

dans Elizabeth Costello. Dans ces textes imprégnés de culture

germanique, empruntant beaucoup à Kafka et à Rilke, se découvre

une pensée de « l’indiscernabilité » des hommes et des bêtes,

c’est-à-dire une recherche éthique au plus près des corps

souffrants des uns comme des autres.

Raphaëlle Guidée examine, dans Foe et Le Maître de Pétersbourg,

le dialogue que Coetzee conduit avec et contre Defoe et

Dostoïevski. La réflexivité de ces romans nous conduit à y lire

l’explicitation des conditions dans lesquelles la littérature

peut prétendre retrouver la violence de l’histoire. Ces

conditions s’appellent, écrit-elle en reprenant un mot de

Giorgio Agamben, « profanation », au sens où profaner, c’est

rendre à l’usage des hommes ce qui a été séparé d’eux. Ce qui a

20 Ce temps messianique a déjà été signalé à propos du Maître de Pétersbourgpar Derek Attridge, qui renvoie à Spectres de Marx de Derrida : « Avantl’arrivant. Le Maître de Pétersbourg et quelques ouvrages récents de JacquesDerrida », in Passions de la littérature :Avec Jacques Derrida, Michel Lisse (dir.),Paris : Galilée, 1996, p. 323-347. Lire en particulier p. 332.

été séparé, c’est le mort (Pavel), l’esclave (Vendredi), mais

c’est aussi le classique : la profanation rend le classique au

monde et lui redonne la possibilité de parler du monde, de

« s’éprouver à nouveau face à lui ». Patrick Hayes montre la

complexité de ce rapport en relisant Disgrâce à la lumière des

Démons de Dostoïevski ; l’intérêt de David Lurie pour Byron ne

se comprend vraiment qu’à travers la médiation du personnage

byronien de Dostoïevski : Stavroguine. On peut reconnaître en

Lurie un Stavroguine mineur ou « comique », à qui la rédaction

de Byron en Italie apprend qu’il ne peut sauver les valeurs

auxquelles il croit qu’en les travestissant. Le parallèle entre

les deux personnages montre un Coetzee dialoguant avec

Dostoïevski et le critiquant dans un débat qui ressortit à la

fois à la politique, à l’éthique et à l’esthétique.

La question esthétique fait le troisième ensemble de ce

recueil : « La question de l’art ». L’œuvre de Coetzee, en se

construisant, se fait peu à peu commentaire d’elle-même. Y

apparaissent à partir du milieu des années quatre-vingt des

figures d’auteurs à travers lesquelles se pose directement la

question des moyens et des fins de l’art. Nathalie Martinière

interroge le roman le plus ouvertement « parodique » de

Coetzee, Foe, pour ses deux figures d’écrivain : Daniel Foe et

Susan Barton. Dans leur opposition se découvre l’enjeu d’un

roman qui n’est pas un simple « palimpseste » de Robinson Crusoë,

c’est-à-dire un texte destiné à effacer celui qui l’a précédé,

mais une œuvre qui cherche les moyens d’écrire après Defoe,

c’est-à-dire une œuvre qui déconstruit le « classique » et le

prend pour point de départ. Avec d’autres repères théoriques,

Eloïze Brezault étudie les deux volumes autobiographiques de J.

M. Coetzee, Scènes de la vie d’un jeune garçon et Vers l’âge d’homme, pour y

voir les débuts de la vocation d’écrivain de John à la lumière

des thèses françaises sur l’autofiction. L’écrivain

fictionnalisant ses propres débuts, mettant en scène l’origine

de son œuvre dans une « autrebiographie », réfléchit

certainement davantage sur son art que sur sa personne. Ce

constat fournit le point de départ de l’article de Derek

Attridge, qui s’attache à l’ensemble des figures d’artistes

dans l’œuvre de J. M. Coetzee depuis la fin de l’apartheid,

moment où ces figures prolifèrent. De Dostoïevski à Elizabeth

Costello, en passant par David Lurie et John, elles présentent

une idée très précise de l’art : ce n’est ni un jeu, ni un

projet, ni une entreprise commerciale, mais « un fardeau à

l’origine incertaine, une obligation de trouver les moyens de

faire justice à des voix inaudibles autrement, un abandon de

soi à d’autres catégories d’êtres ». L’art comme fardeau, mais

fardeau qu’on ne peut éviter de porter, qu’on se doit de

porter : l’art qui prétend à la dignité du classique s’impose à

chacun et par là-même procure l’espoir qu’à travers lui, à

travers le combat pour le sauver, quelque chose de l’humain

survive dans la littérature, par la littérature et peut-être

au-delà de la littérature.

Jean-Paul Engélibertuniversité de Poitiers