Des thèmes et des théories 'allemands' dans 'Actes de la recherche en sciences sociales' dirigée...

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Des thèmes et des théories «allemands» dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales dirigée par Pierre Bourdieu (1975-2001) Joseph JURT * Pierre Bourdieu et la pensée allemande Pierre Bourdieu s’est intéressé dès ses études universitaires à la pensée allemande. Son mémoire de fin d’études en philosophie, établi sous la direction d’Henri Gouhier, a été consacré à Leibniz (il s’agissait d’une traduction commentée de l’ouvrage leibnizien Animadversiones ad Cartesii principia philosophiae). Et à cette époque déjà, il lisait Husserl dans le texte, notamment Erfahrung und Urteil; dans un entretien de 1997, il confia avoir recouru pour son livre central, Méditations pascaliennes (1997), aux traductions de ce livre qu’il avait faites à l’époque. 1 Dans les Méditations pascaliennes, il cite souvent le philosophe allemand, chez qui il avait rencontré la notion d’«habitualité», qui évoquait une problématique dont il se rapprocherait plus tard par ses réflexions sur la logique de la pratique. Chez Husserl déjà, il trouva des observations sur la temporalité qu’il allait approfondir d’une manière féconde. Une métaphysique du temps cartésienne idéaliste, développée à partir d’une situation scolastique extérieure, ne saurait à ses yeux saisir le temps de l’acteur engagé dans l’action, le «temps humain». Une vision intellectualiste du temps ne conçoit la relation avec l’avenir que sous la forme d’un propre conscient. Or, Husserl avait déjà distingué entre protention et projet. Pour l’acteur, le futur est déjà présent. Par la catégorie de l’habitus, Bourdieu désignera plus tard à la fois la présence des expériences du passé et l’anticipation des possibilités de l’avenir. 2 * Albert-Ludwigs-Universität, Freiburg im Breisgau. 1 Pierre BOURDIEU, «Défataliser le monde», in: Les Inrockuptibles 99 (1997), pp. 20- 25. 2 Voir à ce sujet Christian SCHNEIKERT, «Die Wurzeln von Bourdieus Habituskonzept in der Phänomenologie Husserls», in: Alexander LENGER, Christian SCHNEIKERT, Florian SCHUMACHER (Hrsg.), Pierre Bourdieus Konzeption

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Des thèmes et des théories «allemands» dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales dirigée par Pierre Bourdieu (1975-2001)

Joseph JURT*

Pierre Bourdieu et la pensée allemande

Pierre Bourdieu s’est intéressé dès ses études universitaires à la pensée allemande. Son mémoire de fin d’études en philosophie, établi sous la direction d’Henri Gouhier, a été consacré à Leibniz (il s’agissait d’une traduction commentée de l’ouvrage leibnizien Animadversiones ad Cartesii principia philosophiae). Et à cette époque déjà, il lisait Husserl dans le texte, notamment Erfahrung und Urteil; dans un entretien de 1997, il confia avoir recouru pour son livre central, Méditations pascaliennes (1997), aux traductions de ce livre qu’il avait faites à l’époque.1 Dans les Méditations pascaliennes, il cite souvent le philosophe allemand, chez qui il avait rencontré la notion d’«habitualité», qui évoquait une problématique dont il se rapprocherait plus tard par ses réflexions sur la logique de la pratique. Chez Husserl déjà, il trouva des observations sur la temporalité qu’il allait approfondir d’une manière féconde. Une métaphysique du temps cartésienne idéaliste, développée à partir d’une situation scolastique extérieure, ne saurait à ses yeux saisir le temps de l’acteur engagé dans l’action, le «temps humain». Une vision intellectualiste du temps ne conçoit la relation avec l’avenir que sous la forme d’un propre conscient. Or, Husserl avait déjà distingué entre protention et projet. Pour l’acteur, le futur est déjà présent. Par la catégorie de l’habitus, Bourdieu désignera plus tard à la fois la présence des expériences du passé et l’anticipation des possibilités de l’avenir.2

* Albert-Ludwigs-Universität, Freiburg im Breisgau. 1 Pierre BOURDIEU, «Défataliser le monde», in: Les Inrockuptibles 99 (1997), pp. 20-

25. 2 Voir à ce sujet Christian SCHNEIKERT, «Die Wurzeln von Bourdieus

Habituskonzept in der Phänomenologie Husserls», in: Alexander LENGER, Christian SCHNEIKERT, Florian SCHUMACHER (Hrsg.), Pierre Bourdieus Konzeption

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Pendant son séjour en Algérie (1955-1960), Pierre Bourdieu se verra de nouveau confronté avec le problème de la temporalité, mais dans le contexte d’une société précapitaliste. Son intérêt philosophique pour les structures temporelles s’alliait à une perspective ethnosociologique qui s’accentua de plus en plus. Afin de saisir cette logique spécifique, Pierre Bourdieu recourut à la sociologie. Max Weber devint une référence centrale. Il fit venir L’Ethique protestante de Weber, dont il traduisit quelques chapitres. Dans la société traditionnelle de la Kabylie algérienne, il avait découvert l’indépendance relative du symbolique (par exemple l’honneur) par rapport à la dimension économique. Contrairement à Durkheim et à Lévi-Strauss, il partageait avec Max Weber et Marx l’idée que les relations de sens se fondent sur des relations de pouvoir. Si Marx voyait dans le symbolique un simple reflet des relations économico-politiques, Bourdieu en revanche soulignait la logique spécifique du symbolique, qui ne peut être réduit à l’économique (au sens restreint).

Bourdieu empruntait à Marx la théorie de la dynamique du capital; cependant, il ne limitait pas cette notion aux seuls biens économiques, mais distinguait entre capital économique et capital social, culturel, symbolique.3 Lorsqu’il élabora la notion de capital culturel, qui sera très importante pour l’analyse du système éducatif, Bourdieu recourut à la distinction que fait Weber entre la classe sociale, considérée comme un groupe d’individus partageant la même «situation de classe» (Klassenlage) et les groupes de statut (Stände), envisagés comme des ensembles d’hommes définis par une certaine position dans la hiérarchie de l’honneur et du prestige (Klassenstellung).

Pierre Bourdieu, enfin, connaissait très bien les représentants de l’école Warburg. Il partageait avec Cassirer un grand intérêt pour les formes symboliques. Son approche relationnelle, opposée à toute forme de substantialisme, reposait sur Cassirer, qui, dans Substanz und Form, avait désigné cette conception comme le mode de pensée de la science moderne. Outre Max Weber et Cassirer, il faut citer Panofsky, qui lui aussi a inspiré de manière non négligeable Pierre Bourdieu. En 1967, ce dernier édita, dans sa collection «Le sens commun», la traduction française d’Architecture et pensée scolastique, accompagnée d’une postface de sa plume. Ses propos démontrent l’importance que la conception de l’habitus de Panofsky avait ________________

des Habitus. Grundlagen, Zugänge, Forschungsperspektiven, Wiesbaden 2013, pp. 75-90.

3 Cf. Joseph JURT, «Bourdieus Kapital-Theorie», in: Manfred Max BERGMANN, Sandra HUPKA-BRUNNER, Thomas MEYER, Robin SAMUEL (éds.), Bildung-Arbeit- Erwachsenwerden. Ein interdisziplinärer Blick auf die Transition im Jugend- und jungen Erwachsenenalter, Wiesbaden 2012, pp. 21-41.

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pour Bourdieu: Panofsky avait expliqué les analogies entre architecture gothique et philosophie scolastique par le modèle de pensée collectif qu’il désignait comme habitus. Ce qui, fondamentalement, explique les similitudes existant entre les domaines philosophiques et artistiques, ce n’est pas une sorte de Zeitgeist ou encore une idéologie partagée, mais la présence d’une institution, une instance productrice de normes, qui formait cet habitus: l’école comme instance productrice de normes. Bourdieu appliquera cette approche à un grand nombre de champs de la société contemporaine.4

Si Bourdieu s’est inspiré de ces penseurs d’origine allemande, il n’a pas manqué de s’affronter au philosophe allemand contemporain auquel la France de l’après-guerre porta le plus d’intérêt: Heidegger. Il manifestait ses critiques face à cette réception, qui relevait à ses yeux de la mode.5 En novembre 1975, il avait publié dans Actes de la recherche en sciences sociales, un essai important sur ce philosophe de Fribourg, qui sera publié en 1976 en traduction allemande par la maison d’édition Syndikat de Francfort sous le titre Die politische Ontologie Martin Heideggers, en même temps qu’une étude de Jean Bollack et Heinz Wismann; une nouvelle version du livre sera éditée aux Editions de Minuit en 1988, lors de l’affaire Heidegger.6

Pierre Bourdieu ne se contentait pas de s’intéresser aux représentants de la pensée allemande; il cherchait également le contact avec des chercheurs en Allemagne. Il était en relation avec des collègues de l’Université de Francfort et de l’Université Libre de Berlin; les deux universités lui décernèrent le doctorat honoris causa. La remise de cette distinction s’est accompagnée d’un colloque dont les actes ont été publiés en 1993 par Gunter Gebauer et Christoph Wulf, sous le titre Praxis und Ästhetik. Neue Perspektiven im Denken Pierre Bourdieus.7 A partir de la fin des années quatre-vingt, Pierre Bourdieu s’adresse à un public plus large en Allemagne. 4 Voir Joseph JURT, «Die Habitus-Theorie von Pierre Bourdieu», in: LiTheS.

Zeitschrift für Literatur- und Theatersoziologie 3 (2010), pp. 5-17; version électronique: http://lithes.uni-graz.at/lithes/10_03.html; voir aussi Florian SCHUMACHER, «Bourdieus Adaption von Erwin Panofskys kunsttheoretischem Entwurf epochaler ‹Mental Habits›», in: Alexander LENGER, Christian SCHNEIKERT, Florian SCHUMACHER (Hrsg.), Pierre Bourdieus Konzeption des Habitus. Grundlagen, Zugänge, Forschungsperspektiven, Wiesbaden 2013, pp. 109-122.

5 Voir Dominique JANICAUD, Heidegger en France, 2 tomes, Paris 2001; David PETTIGREW, French interpretations of Heidegger: an exceptional reception, Albany (N.Y.) 2008.

6 Pierre BOURDIEU, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris 1988. 7 Gunter GEBAUER, Christoph WULF (Hrsg.), Praxis und Ästhetik. Neue Perspektiven

im Denken Pierre Bourdieus, Frankfurt am Main 1993.

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En octobre 1989, il prononcera une conférence importante à Berlin-Est.8 Ses interventions lors d’une table ronde à Francfort en 1997 avec Joschka Fischer9 et le dialogue avec Günter Grass fin novembre 1999 eurent un grand retentissement.10

J’ai fait la connaissance de Pierre Bourdieu en 1979 dans le contexte d’une présentation de sa théorie du champ littéraire.11 Notre projet de création d’un Centre de recherche et d’études interdisciplinaires sur la France retint toute son attention. Il accepta sans hésiter de donner une conférence sur «Les conditions sociales de la circulation internationale des idées», à l’occasion de l’inauguration du Frankreich-Zentrum de Fribourg en Brisgau, fin octobre 1989. Cette conférence, traduite dans plusieurs langues, a été la base d’un véritable programme de recherche sur les transferts intellectuels transnationaux.12

En 1995, le Frankreich-Zentrum a eu l’idée d’organiser un colloque sur le thème «Algérie-France-Islam». Pour ce projet, nous avons pu compter sur le soutien plein et entier de Pierre Bourdieu. Il prononça le discours d’ouverture que nous avons publié sous le titre «Dévoiler et divulguer le

8 Pierre BOURDIEU, «La variante ‹soviétique› et le capital politique», reprise in:

Pierre BOURDIEU, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris 1994, pp. 31-35.

9 «Die Zukunft Europas hängt von den Deutschen ab. Pierre Bourdieu über die Siege der Linken, die Auferstehung sozialer Utopien und das Schweigen der Intellektuellen», in: Frankfurter Rundschau (13/06/1997), p. 7.

10 «Alles seitenverkehrt. Zivilisiert endlich den Kapitalismus! – Der Literaturnobelpreisträger Günter Grass und der Soziologe Pierre Bourdieu im Gespräch», in: Die Zeit (02/12/1999), pp. 45-47; version française: «La tradition ‹d’ouvrir sa gueule›. Pierre Bourdieu, sociologue français, et Günter Grass, écrivain allemand», in: Le Monde (03/12/1999), p. 16.

11 Joseph JURT, «Die Theorie des literarischen Feldes. Zu den literatursoziologischen Arbeiten Bourdieus und seiner Schule», in: Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte/Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes 4 VI (1981), pp. 454-479; id., Das literarische Feld. Das Konzept Pierre Bourdieus in Theorie und Praxis, Darmstadt 1995; id., «Mes rencontres avec Pierre Bourdieu», in: Gérard MAUGER (éd.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Bellcombes-en-Bauges 2005, pp. 377-385.

12 Pierre BOURDIEU, «Les conditions sociales de la circulation internationale des idées», in: Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte/Cahiers d’histoire des littératures romanes 14/1–2 (1990), pp. 1-10; repris in: Actes de la recherche en sciences sociales 145 (2002), pp. 3-8; traduction anglaise: «The Social Conditions of the International Circulation of Ideas», in: Richard SHUSTERMAN (éd.), Bourdieu. A Critical Reader, Oxford 1999, pp. 220-228; version espagnole: «Las condiciones sociales de la circulación de las ideas», in: Pierre BOURDIEU, Intelectuales, política y poder, Buenos Aires 1999, pp. 159-170.

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refoulé» dans les actes du colloque. En 1996, la ville de Fribourg organisa les «Rencontres culturelles franco-allemandes. Korrespondenzen-Correspondances». La conception en a été confiée au Frankreich-Zentrum de Fribourg. Les rencontres qui avaient pour sujet «L’intégration sociale: un problème culturel» s’achevèrent sur des interventions de Michel Rocard et de Pierre Bourdieu. Sa contribution «Sur la pensée Tietmeyer» eut un très grand écho; elle fut immédiatement publiée dans l’hebdomadaire Die Zeit et dans Libération, et a été traduite en plus de dix langues. Le 26 mai 2000, Pierre Bourdieu prononça sa dernière conférence au Frankreich-Zentrum de Fribourg ayant pour sujet «recherche et action». C’est sous ce titre que nous avons réuni les conférences qu’il avait prononcées dans notre Centre (version française et traduction allemande).13

La spécificité des Actes de la recherche en sciences sociales lors de leur création en 1975

Pierre Bourdieu n’a pas été un chercheur solitaire; il a toujours travaillé au sein et avec une équipe. Dans son auto-analyse il a mis en relief ce style de recherche par rapport à celui de Foucault en remarquant qu’il s’était primordialement investi «dans les entreprises collectives d’un groupe de recherche engagé dans des tâches et des préoccupations très éloignées, comme les enquêtes ethnographiques et statistiques, du monde intellectuel».14 A côté de son activité comme maître de conférences en sociologie à l’université de Lille, il assuma dès 1962 la fonction de secrétaire général du Centre de sociologie européenne qu’avait créé Raymond Aron avec des moyens de la Fondation Ford au sein l’Ecole pratique des hautes études. Ce centre a été dès sa fondation très ouvert à l’extérieur. Le Centre, pouvait-on lire dans une présentation de 1962:

13 Pierre BOURDIEU, Forschen und Handeln/Recherche et Action. Conférences

prononcées au Frankreich-Zentrum de l’Université de Fribourg en Br. (1989-2000). Textes recueillis, présentés et traduits par Joseph JURT, Freiburg/Paris 2004. Sur les rapports de Bourdieu avec le Frankreich-Zentrum voir aussi Joseph JURT, «Pierre Bourdieu und das Frankreich-Zentrum», in: Rolf G. RENNER, Fernand HÖRNER (Hg.), Deutsch-französische Berührungs- und Wendepunkte. Zwanzig Jahre Forschung, Lehre und öffentlicher Dialog am Frankreich-Zentrum, Freiburg 2009, pp. 97-104.

14 Pierre BOURDIEU, Esquisse pour une auto-analyse, Paris 2004, p. 106.

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entend animer des recherches originales en France et en différents pays d’Europe (Angleterre, Allemagne, Italie, Pologne, Turquie, Grèce, etc.), faciliter la communication entre les chercheurs français et étrangers qui s’occupent de problèmes semblables, organiser ou favoriser des recherches comparatives dans les différents pays d’Europe, enfin contribuer à former des spécialistes de la sociologie de l’Europe.15

En 1964, Bourdieu a été nommé, avec le soutien de Raymond Aron, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études et il devint avec Aron co-directeur du Centre; mais Aron se retira plus ou moins. En 1965, le Centre comptait à peu près 25 collaborateurs plus ou moins réguliers; parmi eux notamment Christian Baudelot, Luc Boltanski, Robert Castel, Michel Crozier, Jean Cuisenier, Roger Establet, Claude Grignon, Jacques Lautman, Raymonde Moulin, Jean-Claude Passeron, Renaud Sainsaulieu, Monique de Saint-Martin et Jean-Pierre Worms, Jean-Claude Chamboredon et Dominique Schnapper.16 Ce groupe de chercheurs a dû sa cohérence au charisme de Bourdieu, même si au cours des années quelques-uns se sont séparés de lui. Les premiers travaux ont été tous des travaux collectifs; ainsi l’ouvrage Les héritiers. Les étudiants et la culture (1964) publié en commun avec Jean-Claude Passeron. Ce livre très remarqué qui attira l’attention sur la situation des étudiants a été considéré par Bourdieu comme une sorte de locomotive pour la collection «Le sens commun» qu’il créa au sein de la maison d’avant-garde qu’étaient les Editions de Minuit.17 Une enquête sur l’usage social de la photographie menée en commun avec Luc Boltanski, Robert Castel et Jean-Claude Chamboredon aboutit à l’ouvrage Un art moyen (1965). Suivit l’analyse des conditions de la fréquentation des musées entreprise avec Alain Darbel et Dominique Schnapper publiée sous le titre L’amour de l’art (1966).

Des jeunes chercheurs du groupe autour de Bourdieu se rendaient compte qu’il était difficile de placer des articles dans revues universitaires officielles, telle par exemple la Revue française de sociologie.18 Ils

15 [Raymond ARON, Pierre BOURDIEU], «Centre de Sociologie européenne», in: Revue

française de sociologie 3-3 (1962), p. 325. 16 D’après Nicolas BAVEREZ, Raymond Aron. Un moraliste au temps des idéologies,

Paris 1993, p. 328. 17 Voir Yvette DELSAUT, «Sur Les Héritiers», in: J.-M. CHAPOULIE et al. (éd.),

Sociologues et sociologies. La France des années 60, Paris 2005, p. 70. Raymond Aron n’a pas été d’accord avec les thèses développées dans ce livre et un incident survenu dans le contexte de Mai 68 aboutit à la séparation, Bourdieu dirigeant désormais seul le Centre de sociologie de l’éducation et de la culture au sein du CSE.

18 Nous suivons la présentation de Luc BOLTANSKI, Rendre la réalité inacceptable. A propos de «La production de l’idéologie dominante», Paris 2008, pp. 15-48.

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conçurent alors l’idée de créer leur propre revue dans laquelle ils pouvaient développer les sujets qui les intéressaient sans attendre longtemps le verdict d’un comité de lecture. Ainsi, le groupe autour de Bourdieu créa en 1975 Actes de la recherche en sciences sociales. Ce n’était pas seulement une revue scientifique en plus. Elle se distinguait par les contenus et la forme des publications universitaires courantes. A travers le titre, on suggérait qu’il s’agissait de recherches en cours. En même temps, on voulait offrir une plate-forme à de jeunes chercheurs qui proposaient des pistes qui n’étaient pas encore explorées. Le site actuel du Centre définit l’orientation de la revue qui l’avait caractérisée dès le début: En référant constamment l’analyse conceptuelle à l’expérience directe, cette revue entend incarner une sociologie en actes, qui soumet les objets empiriques à une analyse approfondie. Elle offre ainsi des outils intellectuels pour comprendre les phénomènes sociaux du monde contemporain, dans la perspective d’une sociologie critique des modes de domination.19

La revue n’était pas réservée aux chercheurs confirmés; elle ne s’en tenait non plus aux frontières étroites des disciplines et entendait dépasser les limitations inhérentes aux enracinements nationaux. «Une entreprise collective et profondément concertée, qui a beaucoup exigé de tous ceux qu’elle a mobilisés, à un moment ou à un autre, dans un effort pour associer le souci de la rigueur et la volonté permanente d’innover, par la forme aussi bien que par le contenu», c’est par ces propos que Pierre Bourdieu a caractérisé le projet de la revue dans le centième numéro en l993.20

L’innovation formelle était évidente dès le premier numéro. Il y avait d’abord le grand format qui n’était pas celui des revues traditionnelles; il y avait ensuite la variation des contributions qui pouvait aller d’une petite note jusqu’à des textes très substantiels qui avaient la taille d’un petit livre. Il y avait surtout la présentation graphique qui s’écartait totalement des coutumes académiques. Luc Boltanski s’était passionnée pour la bande dessinée et il en appela à la collaboration de Jean-Claude Mézières, célèbre dessinateur de BD collaborant avec Pierre Christin. Il conseilla le groupe des jeunes chercheurs pour la présentation matérielle de la revue; on y introduisit des éléments visuels: des photographies, des dessins; on disposait les textes d’une manière originale. Cette introduction des éléments visuels apporta une nouvelle dimension dans la présentation des objets de la

19 cse.ehess.fr/sommaire.php?id=227 (consulté le 5 janvier 2014). 20 Pierre BOURDIEU, «Editorial», in: Actes de la recherche en sciences sociales 100

(1993), p. 3.

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recherche et attira un public au-delà du cercle des spécialistes.21 Cette présentation «moderne» allait de pair avec les sujets qui étaient des sujets de la vie actuelle ignorés à l’époque par les revues académiques comme le marché de la mode, la bande dessinée, l’enseignement agricole. Bourdieu affirma dès son premier éditorial que la science n’a pas à reproduire la distinction entre objets nobles et objets ignobles; elle prend acte du fait que «la référence à une hiérarchie de valeurs est objectivement inscrite dans les pratiques et en particulier dans la lutte dont cette hiérarchie est l’enjeu et qui

21 Cette innovation formelle a été tout récemment mise en relief par Felix KELLER,

«Gesellschaft als Comic – Soziologie via Bilderzählung», in: Urs HANGARTNER, Felix KELLER, Dorothea OECHSLIN (éd.), Wissen durch Bilder – Sachcomics als Medien von Bildung und Information, Bielefeld 2013, pp. 93-129; sur Actes, voir pp. 112-118. Felix Keller a mis en relief la forme innovative de la présentation due à l’introduction d’éléments visuels dans une revue scientifique: «In dieser neuen, zutiefst visuellen Ordnung der Darstellung soziologischen Wissens fand die Forschungsgruppe eine ganz andere Form des wissenschaftlichen Ausdrucks. Mehr noch, Boltanski schreibt, wie teilweise die Lust an der Illustration, am Bild, am Grafischen das Textuelle in den Schatten stellte. Inhaltlich jedoch schlossen die beiden ersten Nummern gerade an die kulturelle Dynamik an, die den Comic der damaligen Zeit ergriffen hatte: die Kanonisierung von populärkulturellen Formen und die Zelebration künstlerischer Exklusivität. Die Zeitschrift einem avantgardistischen Angriff auf die Hochkulturgleich, indem die kulturellen Äußerungsformen der ‹Zitadellenkultur› aus dem Kontext gerissen und so zweckentfremdet werden, um die kulturellen Produktionsbedingungen selbst zu durchleuchten. Worin spiegelt sich aber die Comic-Sprache selbst […]? Wohl am ehesten bei der Montage der einzelnen Elemente: Sie erhalten eine ähnliche ‹diskursive› Funktion wie Panels. Die einzelnen Beiträge verwehren sich gegen eine umfassende Darstellungslogik, indem jedes visuelle Element erläutert ist, Sprache und Bild, säuberlich getrennt, sich gegenseitig und stringent erläutern. Es klaffen Lücken zwischen den einzelnen textuellen und grafischen Elementen, die wiederum der Lesende selbst mit seinem Wissen und seinen Imaginationen zu füllen hat. Die einzelnen Elemente wirken wie Panels, je nach Größe und Ausdehnung gewähren sie den kulturellen Artefakten einen anderen Raum, eine andere Bedeutung, lassen Bezüge erscheinen oder imaginieren. Singularitäten, kreuzen sich mit Generalisierungen.» (Ibid., p. 115). Ce travail de mise en forme qui se faisait souvent pendant des nuits dans la Maison des sciences de l’Homme par Pierre Bourdieu et Luc Boltanski aidés efficacement par Rosine Christin et supervisé par le dessinateur Jean-Claude Mézières a été très bien évoquée par Luc Boltanski (cf. note 18, pp. 25-43). La résonance a été dès le premier numéro remarquable pour une revue scientifique: «A notre grande surprise, le premier numéro, tiré à 2000 exemplaires, fut épuisé en deux semaines, et le second tirage, fait immédiatement, se vendit à peu près assez bien […] Au bout d’un an nous avions quand même 1 400 abonnés.» (Ibid., p. 42)

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s’exprime dans des jugements de valeur antagonistes».22 L’intention critique ne se manifestait non seulement par la mise en question de la hiérarchie établie des objets, mais aussi par la mise en forme. Ceci était particulièrement évident dans l’article que Bourdieu consacra dans le numéro 2 de la revue à la lecture de Marx par Etienne Balibar. Il entendait mettre en question par la mise en forme le «discours d’importance» des marxologues parisiens en dévoilant leurs stratégies rhétoriques destinées à créer des significations pour se mettre en valeur comme des interprètes qui connaissent Marx mieux que Marx lui-même. Les gravures d’un Marx statufié étaient accompagnées comme dans la bande dessinée par des bulles reprenant les propos de Marx dans l’Idéologie allemande sur Max Stirner appelé par celui-ci «Frère Sancho» remarquant que celui-ci serait au plus le prêtre de sa propre idéologie. Par analogie, Bourdieu met en relief le geste sacerdotal de l’exégèse marxienne de Balibar: «La dialectique sacerdotale du consacrant sacralisé par les actes de sacralisation se marque par la combinaison des professions d’humilité […] et des marques d’emphase.»23

Avec l’article de Pierre Bourdieu24 sur la lecture de Marx,25 nous sommes déjà en plein dans les sujets «allemands» d’Actes. Nous définissons

22 Pierre BOURDIEU, «Méthode scientifique et hiérarchie sociale des objets», in: Actes

de la recherche en sciences sociales 1 (1975), p. 6. 23 Pierre BOURDIEU, «La lecture de Marx ou quelques remarques critiques à propos de

‹Quelques remarques critiques à propos de Lire le capital›», in: Actes de la recherche en sciences sociales 1 (1975), p. 67; au sujet de la mise en forme de cet article voir Felix KELLER (cf. note 21), pp. 115-116. Cette mise en forme qui sortait de l’ordinaire entendait donner, selon Luc Boltanski, «une représentation du monde qu’un lecteur pouvait découvrir avec surprise, comme si elle lui apportait une vision nouvelle et, en même temps, la reconnaître, depuis sa propre expérience.» (Luc Boltanski (cf. note 18), p. 40). Luc Boltanski met en relief l’«espace de liberté où la création était possible» qui caractérisait le monde universitaire moins normé qu’aujourd’hui. De nos jours, une telle entreprise ne serait, à ses yeux, plus possible: «Mais qui accepterait aujourd’hui de publier un article dans un endroit pareil? […] Une revue en français, sans comité de lecture, tapée à la machine à écrire, collant côte à côte statistiques et petits mickeys, carrément critique – qui en voudrait pour sa carrière? Ce serait du suicide.» (Ibid., p. 48). Si la présentation formelle s’est plus tard davantage standardisée, le souci de la variation formelle et de l’illustration graphique s’est maintenu au sein de la revue. On y mentionne dans les numéros le responsable de la maquette Jean-Pierre Jauneau, relayé plus tard par Gloria Bonet alors que Gérard Paris-Clavel sera responsable du graphisme à partir de 2004.

24 Nous nous consacrons ici à la revue pour la période pendant laquelle elle a été dirigée par Pierre Bourdieu (1975-2001). S’il s’est fondé sur son équipe, c’est lui qui a, grâce à son autorité profondément marquée la revue. Il n’y avait pas un comité de rédaction permanent; Bourdieu a fait appel à des collaborateurs pour les

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le terme «allemand» dans un sens culturel et non pas politique. Nous inventerions les analyses qui portent sur des phénomènes de l’aire germanophone, en y incluant notamment l’Autriche.

Des sujets autrichiens

Des sujets «autrichiens» n’étaient justement pas rares. Ceci était dû à la collaboration de Michael Pollak à la revue dès 1976. Ce chercheur d’origine autrichienne, arrivé en France en 1971, se consacrait à l’histoire de la sociologie allemande et à la culture viennoise du tournant du XXe siècle. Dans son étude sur Lazarsfeld, il mettait en évidence l’importance de la formation du sociologue dans le contexte politique et universitaire viennois.26 Un autre article portait sur la sociologie en acte qu’étaient les combats de Karl Kraus.27 Pierre Bourdieu partageait sa profonde admiration pour Karl Kraus dont les combats, comme l’écrivit Pierre Bourdieu, «[leur] paraissaient constituer un exemple de ce qu’un intellectuel critique pouvait faire pour contribuer à changer le monde, notamment en changeant les mots employés pour le nommer, ou en faisant la guerre à ceux qui emploient les ________________

numéros particuliers selon leurs compétences. Il a su solliciter des articles au sein de son réseau très international. Le Centre de sociologie européenne est indiqué dès le début comme lieu de production et Pierre Bourdieu comme directeur. Dans le numéro 89 (septembre 1991 apparaît une liste intitulée «Comité éditorial et correspondants internationaux». De fait, il s’agit uniquement de correspondants étrangers. La liste disparaît pour réapparaître dans le numéro 125 (décembre 1998) sous le titre «Comité de rédaction» où figurent aussi ses collaborateurs français. Boltanski nomme dans son petit livre sur la première période d’Actes Pierre Bourdieu «le patron». Ce terme rend bien, à son sens, «le genre de relations que nous avions établies et qui mêlaient, de ma part, respect et proximité et, je crois, de la sienne, autorité et affection […] Cette distance, volontairement maintenue de part et d’autre, ne compromettait pas le genre de complicité qui s’instaure forcément entre des personnes qui travaillent quotidiennement ensemble. Elle était au contraire ce qui la rendait possible en en préservant la dignité; en empêchant qu’elle ne se transforme en dépendance.» (Luc Boltanski (cf. note 18), p. 179).

25 On trouvera dans un numéro postérieur d’Actes une étude qui entend historiser Marx à travers un examen de la genèse de l’ouvrage Das Kapital: Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, «Le matérialisme historique a aussi une histoire», in: Actes de la recherche en sciences sociales 55 (1984), pp. 15-21.

26 Michael POLLAK, «Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique», in: Actes de la recherche en sciences sociales 25 (1979), pp. 45-59.

27 Michael POLLAK, «Une sociologie en acte des intellectuels: les combats de Karl Kraus», in: Actes de la recherche en sciences sociales 36-37 (1981), pp. 87-103.

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mots à tort et à travers, comme certain journalisme».28 A la suite d’un colloque, Pierre Bourdieu intervint dans sa revue sur Karl Kraus et le journalisme,29 secondé par un article parallèle de Jacques Bouveresse sur le même auteur.30

L’Autriche est présente également à travers les contributions de l’historien américain Carl E. Schorske, spécialiste de la Vienne fin de siècle. Dans un article, celui-ci interprète la modernité viennoise comme un conflit de générations. Ceci se manifesterait à travers le recours au terme de «Jung» («Jung-Wien»). L’identité de la jeune intelligentsia bourgeoise, déçue par le nationalisme allemand et l’antisémitisme, ne reposait pas sur une cohérence esthétique mais sur une définition de la modernité comme un mode d’existence (cosmopolite) détaché de l’histoire et marqué par une vision du monde pessimiste.31 L’analyse psychologique des rapports inter-générationnels qui caractérise le mouvement trouvera selon Schorske sa forme la plus achevée dans les écrits de Freud (et notamment dans sa théorie du conflit œdipien). Mais Freud n’interprète pas cette crise comme l’effondrement de la culture rationaliste mais la considère à travers des catégories universelles du rapport entre père et fils. Schorske consacre à Freud un autre article dans la revue.32

On doit à Schorske enfin un article sur Gustave Mahler. Bien que d’origine juive Mahler a été admiré comme chef d’orchestre à une époque où l’antisémitisme triomphait à Vienne, mais ses compositions ont été considérées par la critique comme banales et manquant de cohérence formelle. Le compositeur a, selon Schorske, subverti le système classique en empruntant à la vie quotidienne des éléments musicaux (danses paysannes, valses, airs Yiddish et tsiganes, chansons estudiantines). Mahler aurait ainsi ouvert la musique classique, musique de classe, de l’élite cultivée, aux revendications existentielles des musiques de l’homme ordinaire.33 Tia De 28 Pierre BOURDIEU, «Hommage à Michael Pollak», in: Actes de la recherche en

sciences sociales 94 (1992), p. 106. 29 Pierre BOURDIEU, «A propos de Karl Kraus et du journalisme», in: Actes de la

recherche en sciences sociales 131-132 (2000), pp. 123-126. 30 Jacques BOUVERESSE, «Karl Kraus et la presse», in: Actes de la recherche en

sciences sociales 131-132 (2000), pp. 119-121. 31 Carl E. SCHORSKE, «Conflit de générations et changement culturel. Réflexions sur

le cas de Vienne», in: Actes de la recherche en sciences sociales 26-27 (1979), pp. 109-116.

32 Carl E. SCHORSKE, «Vers les fouilles égyptiennes. Freud explorateur des cultures occidentales», in: Actes de la recherche en sciences sociales 95 (1992), pp. 2-12.

33 Carl E. SCHORSKE, «La formation et l’évolution de Gustav Mahler», in: Actes de la recherche en sciences sociales 100 (1993), pp. 5-15. La musique est par ailleurs présente à travers deux autres contributions dans Actes: Alfred WILLENER, «Le

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Nora analysera la réputation de génie de Beethoven comme une construction sociale, culturelle et technique. Elle explore les fondements sociaux du succès de Beethoven pendant ses quinze premières années à Vienne. Ce succès aurait été facilité par les changements dans l’organisation sociale et le climat culturel du parrainage musical (du cercle proche de ses mécènes aristocrates) et de ses propres efforts pour renégocier la relation musicien/mécène au tournant du XIXe siècle. Le climat favorable à sa musique devint à son tour une ressource pour le développement des projets musicaux de Beethoven.34

Le domaine «autrichien» est donc bien présent dans Actes. Mais la revue n’est pas organisée selon la logique des «area studies». Jamais un numéro n’est consacré aux phénomènes sociaux d’un seul pays. Ce sont toujours des domaines spécifiques qui sont au centre d’un numéro, comme la paysannerie, le patronat, les fonctions de l’art, le capital social, les stratégies de reproduction, les enjeux du football, ainsi de suite. Les études de cas qui reposent souvent sur des enquêtes empiriques proviennent de contextes nationaux très différents. Il va de soi que des études de cas français dominent; mais il y a d’autres centres d’intérêt bien représentés, la Hongrie par exemple, grâce aux nombreuses contributions de Victor Karadi ou le Brésil (avec les textes d’Afranio Garcia Jr., de Sergio Leite Lopes et de Monique de Saint-Martin) et enfin les Etats-Unis avec les travaux Loïc J. D. Wacquant qui collabore depuis 1986 à la revue.

Les sujets «allemands» sont bien présents dans Actes. Nous avons relevé 112 articles avec des sujets «allemands» pour la période 1975-2001; cela fait 3 à 8 articles par an (la revue paraît à raison de quatre numéros par an). S’il y a au cours des années 1970 plusieurs années sans aucun article sur un sujet «allemand», on compte après 1980 chaque année au moins un sinon plusieurs articles avec des sujets allemands; en 1995, il y avait 10 articles «allemands» dans Actes.

La philosophie allemande

Un des centres d’intérêt des textes à sujet allemand a été constitué par la philosophie. Dans un numéro de la première année consacré à la «Critique

________________ Concerto pour trompette de Haydn», in: Actes de la recherche en sciences sociales 75 (1988), pp. 54-61.

34 Tia DE NORA, «Beethoven et l’invention du génie», in: Actes de la recherche en sciences sociales 110 (1995), pp. 36-45.

Des thèmes et des théories «allemands» 13

du discours lettré» a paru l’étude substantielle de Pierre Bourdieu «l’ontologie politique de Martin Heidegger». Il y relève notamment le procédé heideggerien de l’euphémisation des termes à travers son discours philosophique tout en le situant par rapport aux néo-kantiens de Marbourg et sa proximité par rapport aux tenants de la «Conservatisme révolutionnaire» (Jünger, Niekisch, Mœller van den Bruck). L’œuvre de Heidegger est ainsi définie comme:

Une variante «philosophique», c’est-à-dire philosophiquement acceptable, du «conservatisme révolutionnaire», dont le nazisme représente une autre possibilité, produite selon d’autres lois de transformation, donc réellement inacceptable pour ceux qui ne pouvaient et ne peuvent la reconnaître que sous la forme sublimée, euphémisante et euphorisante que lui donne l’alchimie philosophique.35

Le long texte de Pierre Bourdieu est complété dans le même numéro par une analyse de Heinz Wismann et Jean Bollack portant sur les traductions d’Héraclite par Heidegger qui isole certains termes pour se dégager de la tradition existante sans y parvenir.36

Dans le même numéro, on trouve une analyse de discours de Luc Boltanski sur des préfaces à des traductions d’ouvrages philosophiques entre autres une préface à Qu’est-ce que la métaphysique? (1951) et une autre introduisant La science et la technique comme idéologie (1973). Cette analyse dégage les stratégies (implicites) qui orientent l’introduction d’ouvrages philosophiques dans une autre aire linguistique ou plus concrètement dans un autre champ philosophique. Les chances de succès de ce transfert sont, selon Boltanski «fonction de l’importance […] du groupe qui, dans le pays importateur, a intérêt au transfert et du capital symbolique qui peut être mobilisé pour assurer la réussite de l’opération».37 Au sujet de la préface à l’ouvrage de Heidegger, l’auteur relève une stratégie «oblative». Etant donné l’aura du philosophe allemand le préfacier renonce à la glose au profit de l’adoration silencieuse s’exprimant à travers un vocabulaire sacerdotal. Le préfacier de Habermas est confronté à un autre problème: comment montrer la valeur (sociale) d’un auteur célèbre en Allemagne, mais presque inconnu en France. La stratégie de présentation consiste alors

A sélectionner, dans un texte déjà paré des insignes de la distinction philosophique, les marqueurs symboliques de germanité – noms propres ou «philosophèmes»

35 Pierre BOURDIEU, «L’ontologie politique de Martin Heidegger», in: Actes de la

recherche en sciences sociales 5-6 (1975), pp. 109-156, ici p. 156. 36 Heinz WISMANN, Jean BOLLACK, «Heidegger l’incontournable», in: Actes de la

recherche en sciences sociales 5-6 (1975), pp. 157-161. 37 Luc BOLTANSKI, «Note sur les échanges philosophiques internationaux», in: Actes

de la recherche en sciences sociales 5-6 (1975), p. 191.

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«intraduisibles» – qui signalent de façon patente l’identité philosophique et nationale de l’auteur. A travers le produit importé, réduit aux fonctions de support d’une image de marque […] le présentateur se réapproprie toute la «grande» tradition philosophique allemande.38

Au moment de l’affaire Heidegger, à la suite de la publication de l’ouvrage de Victor Farías sur Heidegger et le nazisme (1987), Pierre Bourdieu reprendra son étude sur Heidegger parue dans Actes pour la publier dans une version complétée sous forme de livre.39 Peu après parut dans la revue une étude sur l’itinéraire de Heidegger, fondée notamment sur les résultats de l’historien fribourgeois Hugo Ott (Martin Heidegger: unterwegs zu seiner Biographie [1988]).40

Si les textes consacrés à Heidegger se caractérisent par la tendance critique, la sympathie va plutôt vers une philosophie scientifique. Barry Smith consacre tout un article à ce courant (avec Ernst Mach, Ludwig Boltzmann, Ludwig Fleck, le Cercle de Vienne, Karl Popper, Wolfgang Stegmüller, Ludwig Wittgenstein) qui est situé dans le contexte autrichien.41 Un texte de Wittgenstein avait été déjà publié dans un numéro en 1977,42 accompagné d’une étude de Jacques Bouveresse.43 L’originalité de Wittgenstein réside, selon cette étude dans son opposition simultanée à l’égard d’une interprétation subjectiviste-psychologique et une conception objectiviste de la notion d’«explication», tout en dépsychologisant radicalement la notion cruciale de «compréhension».

L’article sur la philosophie scientifique de Barry Smith avait paru dans le numéro d’Actes consacré à l’«anatomie du goût philosophique». Il s’agit de démontrer que la réflexion philosophique n’échappe pas au réseau des déterminations sociales qui pèsent sur toute activité humaine. La réflexion philosophique dépend ainsi des programmes d’enseignement et elle est

38 Ibid., p.193. 39 Pierre BOURDIEU, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris 1988. 40 Joseph JURT, «L’itinéraire de Heidegger», in: Actes de la recherche en sciences

sociales 80 (1989), pp. 76-80. 41 Barry SMITH, «L’Autriche et la naissance de la philosophie scientifique», in: Actes

de la recherche en sciences sociales 109 (1995), pp. 61-71. 42 Ludwig WITTGENSTEIN, «Remarques sur Le Rameau d’or de Frazer», in: Actes de

la recherche en sciences sociales 16 (1977), pp. 35-42. Sur les rapports entre l’approche de Bourdieu et celle de Wittgenstein vor Boike REHBEIN, «Bourdieus Habitusbegriff und Wittgensteins Sprachphilosophie», in: Alexander LENGER, Christian SCHNEIKERT, Florian SCHUMACHER (Hrsg.), Pierre Bourdieus Konzeption des Habitus. Grundlagen, Zugänge, Forschungsperspektiven, Wiesbaden 2013, pp. 123-130.

43 Jacques BOUVERESSE, «L’animal cérémoniel: Wittgenstein et l’anthropologie», in: Actes de la recherche en sciences sociales 16 (1977), pp. 43-54.

Des thèmes et des théories «allemands» 15

caractérisée par une hiérarchie des sujets. Ulrich Johannes Schneider relève ainsi dans son texte comment le canon des sujets philosophiques s’est constitué au début du XIXe siècle dans l’université allemande. Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle ce canon est dévalorisé au profit d’une approche historiciste de la philosophie. L’«herméneutisation» des textes de l’histoire de la philosophie s’oppose à une approche systématique.44 Louis Pinto analyse le rôle essentiel qu’a joué le néo-kantisme dans la philosophie universitaire allemande du dernier tiers du XIXe siècle à travers l’exemple de Hermann Cohen. L’apparition de nouveaux savoirs, perçue comme une menace pour l’unité encyclopédique de la philosophie, a pu contribuer à un processus d’«épuration» des sujets et à établir une hiérarchie des savoirs, aboutissant à une alternative entre le point de vue de l’idéal et le matérialisme, «alternative où était engagée une vision de l’‹esprit allemand› autant qu’une conception de la science et de la destination de l’homme – en bref une vision de la ‹philosophie allemande›».45 Si Louis Pinto avait étudié à propos de Hermann Cohen le passage de cet universitaire de la sociologie à la philosophie (transcendantale), le sociologue allemand Wolf Lepenies examina d’une manière générale le rapport entre la sociologie et la philosophie en Allemagne et en France, constatant une alternance de l’emprunt à la légitimité intellectuelle de la philosophie et de la revendication d’une identité spécifique.46 Si la philosophe allemande du XIXe et du XXe siècle est au centre des études qui portent sur les conditions sociales de cette discipline, la période antérieure n’est pourtant pas totalement négligée. On relève ainsi dans la revue également une étude sur Leibniz47 et une autre sur l’Aufklärung allemande.48

44 Ulrich Johannes SCHNEIDER, «L’historicisation de l’enseignement de la philosophie

dans les universités allemandes du XIXe siècle», in: Actes de la recherche en sciences sociales 109 (1995), pp. 29-40.

45 Louis PINTO, «La dénégation de l’origine. Hermann Cohen, de la sociologie à la philosophie transcendantale», in: Actes de la recherche en sciences sociales 109 (1995), p. 99.

46 Wolf LEPENIES, «Contribution à une histoire des rapports entre la sociologie et la philosophie», in: Actes de la recherche en sciences sociales 47-48 (1983), pp. 37-44.

47 Eliane ALLO, «Un nouvel art de gouverner: Leibniz et la gestion savante de la société par les assurances», in: Actes de la recherche en sciences sociales 55 (1984), pp. 33-40.

48 Isabelle KALINOWSKI, «Critique de la raison: une anthologie philosophique de l’Aufklärung allemande», in: Actes de la recherche en sciences sociales 111-112 (1996), pp. 125-128.

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La philologie, l’Histoire et la sociologie en Allemagne

Ce n’est pas seulement la philosophie allemande qui fait à plusieurs reprises l’objet d’études dans la revue, mais également d’autres disciplines qui sont toujours situées dans leur quête de légitimité. Dès le premier grand numéro voué à la «critique du discours lettré», Jean Bollack présente la philologie allemande notamment à propos de la fameuse «question homérique». La philologie classique devait son statut à la valorisation de son objet, les textes classiques. En Allemagne, elle entendait se constituer comme une approche scientifique et elle démontra à travers la critique analytique de Kirchhoff, Lachmann et Wilamowitz que le texte homérique était constitué par des couches historiques successives, ce qui ébranla la thèse de l’unité esthétique du texte, thèse chère aux philologues français pour qui l’usage pédagogique de ces textes était primordial.

Science historique qui décomposait les textes les plus sacrés, la Bible ou Homère, pour construire des périodes d’histoire à partir d’un document littéraire, l’analyse triomphait en Allemagne de ses contradicteurs par la force de l’appareil et la masse des productions plus que par la discussion. Mais les objections qu’on lui fit, en France, exprimaient en fait, à travers ce cas symbolique, la difficulté d’adapter à l’enseignement traditionnel des disciplines beaucoup moins contestées, telles que la grammaire historique, la grammaire comparée ou la critique des textes. Dans les propos ou les discours, «allemand» ou «germanique» signifient souvent science, en bonne ou en mauvaise part, et de même l’analyse, la science allemande en général.49

L’introduction de méthodes de travail mises au point par deux générations universitaires en Allemagne devait mener à un conflit au sein du système français où la pédagogie était surtout censée former des qualités littéraires.50

La plupart des contributions sur les disciplines universitaires en Allemagne portent cependant sur l’Histoire. En 1990, Thierry Nadau consacra un texte à l’Alltagsgeschichte allemande qui avait pu apparaître comme un double de la tradition française des Annales mais qui par son ton et ses méthodes, «tend de plus en plus à s’en démarquer, jusqu’à peut-être annoncer une nouvelle tradition historiographique».51 Un numéro postérieur rend compte sous le titre «France et Allemagne, deux histoires contrastées»

49 Jean BOLLACK, «Ulysse chez les philologues», in: Actes de la recherche en

sciences sociales 5-6 (1975), pp. 9-35, ici p. 23. 50 Ibid., p. 23. Sur le système universitaire allemand vu par Durkheim voir aussi

Franz SCHULTHEIS, «Un inconscient universitaire fait homme: le Privatdozent», in: Actes de la recherche en sciences sociales 135 (2000), pp. 58-62.

51 Thierry NADAU, «L’Alltagsgeschichte», in: Actes de la recherche en sciences sociales 83 (1990), pp. 64-66, ici p. 64.

Des thèmes et des théories «allemands» 17

de plusieurs recherches comparatives entre les deux pays. En tentant d’élaborer une interprétation structurelle et sociale des racines de l’antagonisme franco-allemand, Hartmut Kaelble rompt dans son ouvrage Nachbarn am Rhein, remarque Christophe Charle, avec les approches culturalistes répétitives. Selon le même historien, les phénomènes d’incompréhension ou de mauvaises interprétations qui caractérisent souvent les rapports culturels franco-allemands ont pour origine des problèmes de traduction et de réception des auteurs majeurs. Dans le domaine historiographique, on constaterait souvent une ignorance réciproque entre les «écoles» françaises et allemandes.52 Dans le numéro de mars 1995 d’Actes, consacré à l’«Histoire sociale des sciences sociales», on trouve sept articles qui portent sur l’historiographie en Allemagne. Carola Lipp présente aussi l’Alltagsgeschichte allemande caractérisée par son orientation anthropologique opposée au modèle dominant, de type sociologique.53 Hartmut Kaelble analyse l’histoire sociale européenne comparée aux XIXe et XXe siècles, une approche très diversifiée qui est surtout pratiquée en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne.54 Un bilan historiographique France-Allemagne portant sur les intellectuels et le Bildungsbürgertum au XIXe siècle est présenté par Christophe Charle. Celui-ci constate que dans les nombreuses études on devrait davantage situer les intellectuels dans leurs multiples dimensions au sein de la société.55 Dans un autre article, on rend compte de deux séminaires qui ont eu lieu à Paris et à Göttingen avec des historiens allemands dans un dialogue fructueux avec Pierre Bourdieu.

L’historien allemand Lutz Raphael avait mené auparavant un entretien avec Pierre Bourdieu sur les rapports entre la sociologie et l’histoire en Allemagne et en France. Cet entretien, d’abord publié dans la revue Geschichte und Gesellschaft, parut dans le même numéro d’Actes dans une version actualisée. Le sociologue en appelle à l’émergence d’une science sociale unifiée où l’histoire serait une sociologie historique du passé et la sociologie une histoire sociale du présent. Selon Bourdieu, l’histoire comparée est beaucoup moins développée en France qu’en Allemagne, «où

52 Christophe CHARLE, «France et Allemagne, deux histoires contrastées», in: Actes

de la recherche en sciences sociales 93 (1992), pp. 69-74. 53 Carola LIPP, «Histoire sociale et Alltagsgeschichte», in: Actes de la recherche en

sciences sociales 106-107 (1995), pp. 53-66. 54 Hartmut KAELBLE, «La recherche européenne en histoire sociale comparative

(XIXe-XXe siècle)», ibid., pp. 67-79. 55 Christophe CHARLE, «Intellectuels, Bildungsbürgertum et professions au

XIXe siècle. Essai de bilan historiographique comparé (France, Allemagne)», ibid., pp. 85-95.

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elle pouvait s’appuyer sur le grand modèle weberien et où elle a aussi été favorisée par l’interrogation sur la période nazie qui obligeait à poser la question de la singularité allemande, du Sonderweg, donc à comparer avec d’autres traditions nationales».56

La sociologie en Allemagne est bien sûr également évoquée dans les colonnes d’Actes. Michael Pollak avait analysé, nous l’avons vu, les origines autrichiennes de la sociologie de Lazarsfeld dans le contexte de son rapport avec les milieux socialistes et juifs de Vienne. Il étudie dans sa contribution les attitudes différentes à l’émigration en s’appuyant sur la comparaison entre les attitudes opposées d’Adorno et de Lazarsfeld. Il relève surtout les capacités spécifiques qui ont permis au sociologue de fonder une nouvelle entreprise intellectuelle reposant sur une organisation presque industrielle à la faveur d’une méthodologie positiviste.57 On doit également à Michael Pollak une étude consacrée à Max Weber et notamment son enquête sur les ouvriers agricoles de la Prusse orientale. Tout comme l’Interprétation des rêves à travers laquelle Freud livre sous la forme d’un traité scientifique une analyse de ses rapports à son père, à la politique et à la judéité et à l’université, l’œuvre de Weber relève, selon Michael Pollak «d’une analyse des rapports à sa famille, à la politique, au protestantisme et – indirectement – à l’esprit national, à l’institution universitaire et à l’école historique qui y domine à l’époque.»58

C’est au sociologue allemand Alois Hahn qu’on doit une contribution à la sociologie de la confession depuis la période du Moyen Age qui relève une intériorisation et une subjectivation de la culpabilité et en même temps une intensification de l’autocontrôle.59 Martin Gierl s’adonne à propos du piétisme allemand à une étude sociologique de la croyance qui est mise en

56 Pierre BOURDIEU, «Sur les rapports entre la sociologie et l’histoire en Allemagne et

en France. Entretien avec Lutz Raphael», ibid., pp. 108-122, ici p. 119. 57 Michael POLLAK, «Paul F. Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale

scientifique», in: Actes de la recherche en sciences sociales 25 (1979), pp. 45-59; l’article de Michael Pollak suscita tout un débat dans la revue; voir la réaction de Joffre DUMAZEDIER, «A propos de l’étude de Michael Pollak sur ‹Paul Lazarsfeld, fondateur d’une multinationale scientifique›», in: Actes de la recherche en sciences sociales 55 (1984), pp. 49-53. Et la réponse de Michael POLLAK, «Projet scientifique, carrière professionnelle et stratégie politique», ibid., pp. 54-63.

58 Michael POLLAK, «Un texte dans son contexte. L’enquête de Max Weber sur les ouvriers agricoles», in: Actes de la recherche en sciences sociales 65 (1986), pp. 69-75, ici p. 75. On doit à Michael Pollak également une étude sur Max Weber en France. L’itinéraire d’une œuvre, Paris 1986.

59 Alois HAHN, «Contribution à la sociologie de la confession et autres formes institutionnalisées d’aveu», in: Actes de la recherche en sciences sociales 62-63, (1986), pp. 54-68.

Des thèmes et des théories «allemands» 19

question par la croyance scientifique.60 On doit enfin la seule étude consacrée au milieu ouvrier allemand à Alf Lüdtke. Le désir de «n’en faire qu’à sa tête» (Eigensinn) des ouvriers allemands, couplé à l’acceptation valorisante d’un idéal de «travail allemand de qualité», se retrouve dans l’ambiguïté de leurs attitudes politiques, plus axées sur les motivations concrètes que sur des mobilisations globales.61

Des études portant sur l’histoire sociale d’autres disciplines en Allemagne sont plutôt sporadiques. Nous avons relevé la thèse de la genèse de la psychanalyse à partir d’un conflit de générations dans la Vienne Fin de siècle que nous devons à Carl E. Schorske.62 Ulfried Geuter a étudié la professionnalisation de la psychologie en Allemagne sous le nazisme63 alors qu’une autre contribution analyse l’attitude des romanistes sous le Troisième Reich.64 Quant aux études littéraires, on analyse leur évolution après 1945, allant de l’approche immanente vers des esquisses d’une histoire sociale de la littérature.65 Dans le numéro «Edition et éditeurs», deux jeunes chercheurs allemands analysent le paysage éditorial d’Allemagne. Ils relèvent dans l’espace germanophone de fortes tendances à la concentration et à l’internationalisation. L’analyse porte surtout sur le rôle des éditeurs dans le secteur de la traduction. On y voit se cristalliser la contradiction entre les stratégies économiques et culturelles et les compromis entre les deux logiques que la plupart des acteurs de ce champ sont contraints d’adopter.66 Dans le même numéro d’Actes, on trouve un article sur la réception des

60 Martin GIERL, «De la croyance religieuse à la croyance scientifique», in: Actes de

la recherche en sciences sociales 123 (1998), pp. 86-94. 61 Alf LÜDTKE, «Ouvriers, Eigensinn et politique dans l’Allemagne du XXe siècle»,

in: Actes de la recherche en sciences sociales 113 (1996), pp. 91-101. 62 Carl E. SCHORSKE, «Conflit de générations et changement culturel. Réflexions sur

le cas de Vienne», in: Actes de la recherche en sciences sociales 26-27 (1979), pp. 109-116.

63 Ulfried GEUTER, «La professionnalisation de la psychologie sous le nazisme», in: Actes de la recherche en sciences sociales 64 (1986), p. 81.

64 Joseph JURT, «La Romanistique allemande sous le Troisième Reich: attentistes, résistants, émigrés», in: Actes de la recherche en sciences sociales 86-87 (1991), pp. 125-128.

65 Joseph JURT, «De l’analyse immanente à l’histoire sociale de la littérature: à propos des recherches littéraires en Allemagne depuis 1945», in: Actes de la recherche en sciences sociales 78 (1989), pp. 94-101.

66 Markus GERLARCH, Claudia SCHALKE, «Le paysage éditorial allemand», in: Actes de la recherche en sciences sociales 130 (1999), pp. 29-47.

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écrivains allemands en Grande-Bretagne67 et un autre portant sur la traduction de la littérature française en Allemagne.68

Dans le numéro «Histoires d’art» on a pu trouver la traduction d’un texte de Panofsky de 1954 sur Galilée critique d’art;69 l’historienne de l’art Nathalie Heinich s’est adonnée à une lecture critique de la thèse de Walter Benjamin sur la perte de l’aura des œuvres d’art à l’ère de la reproductibilité:

La valorisation politique du négatif (les masses) dans la mise en évidence des effets négatifs du négatif (perte de l’aura par les techniques de reproduction) [témoignerait des] «tentatives désespérées» d’un intellectuel allemand de l’entre-deux-guerres pour parvenir à être, sans contradiction, ce qu’il est: un esthète progressiste.70

Des faits historiques et sociaux d’Allemagne

Toute une série d’articles analysent non seulement l’historiographie, mais des faits concrets de l’histoire d’Allemagne. Olivier Christin étudie les efforts de pacification religieuse dans le Saint-Empire et en Suisse au XVIe siècle et il y perçoit la genèse de l’Etat moderne et de la liberté de conscience.71 Les procédés sociaux de la dénonciation sont analysés à travers les circonstances du meurtre d’un pasteur dans le Wurtemberg du XVIIe siècle72 et les procès pour incendie volontaire instruits devant les assises de Munich dans le dernier tiers du XIXe siècle.73 Christophe Duhamelle éclaircit les stratégies de reproduction et de transmission des pouvoirs à travers l’exemple de la noblesse rhénane aux XVIIe et

67 Martin CHALMERS, «Les écrivains allemands en Grande-Bretagne», in: Actes de la

recherche en sciences sociales 130 (1999), pp. 81-85. 68 Joseph JURT, «L’‹intraduction› de la littérature française en Allemagne», in: Actes

de la recherche en sciences sociales 130 (1999), pp. 86-89. 69 Erwin PANOFSKY, «Galilée critique d’art», in: Actes de la recherche en sciences

sociales 66-67 (1987), pp. 2-24. 70 Nathalie HEINICH, «L’aura de Walter Benjamin. Note sur l’œuvre d’art à l’ère de sa

reproductibilité», in: Actes de la recherche en sciences sociales 49 (1983), pp. 107-110.

71 Olivier CHRISTIN, «Sortir des guerres de Religion. L’autonomisation de la raison politique au milieu du XVIe siècle», in: Actes de la recherche en sciences sociales 116-117 (1997), pp. 24-38.

72 David SABEAN, «La conscience et la peur: qui a tué le pasteur?», in: Actes de la recherche en sciences sociales 51 (1984), pp. 41-53.

73 Regina SCHULTE, «Les incendiaires», ibid., p. 55-66.

Des thèmes et des théories «allemands» 21

XVIIIe siècles74 alors qu’Hervé Joly analyse les règles de succession managériale dans trois grandes entreprises chimiques allemandes de l’après-guerre. Il y perçoit un «modèle allemand» spécifique. L’hétérogénéité sociale et géographique des origines des chefs d’entreprise trouve sa limite dans l’exclusion des milieux populaires liée aux exigences académiques élevées. L’absence de lien familial avec les dirigeants précédents est compensée par une exigence de fidélité à l’entreprise. Le statut du chef reste lié à sa fonction dans l’entreprise et ne lui survit pas durablement.75

En 1982 un numéro entier est consacré aux camps de concentration. On y trouve en traduction des passages importants d’un récit d’une femme qui a survécu aux camps, Margareta Glas-Larsson.76 Michael Pollak analyse la genèse de la «solution finale». Il s’oppose à une interprétation téléologique. L’extermination des Juifs n’a pas été une conséquence inévitable de l’idéologie raciale. L’ambiguïté des mesures antisémites d’avant-guerre avait permis au régime de renforcer l’adhésion de groupes sociaux qui pouvaient en tirer profit et de maintenir des espoirs (illusoires) au sein de la communauté juive. Elément de la guerre totale, la «solution finale» n’a pu s’imposer qu’à un moment où aucun frein ne pouvait plus arrêter la barbarie.77 Dans un numéro postérieur, Michael Pollak se consacre avec Nathalie Heinich à une analyse comparative de différents types de témoignage de rescapés du camp d’Auschwitz.78 A travers les entretiens réalisés avec des femmes qui avaient survécu aux camps, il s’avère que les récits de vie doivent être considérés comme une reconstruction de l’identité et pas seulement comme des récits factuels.79

74 Christophe DUHAMELLE, «L’héritage collectif. Vocation, patrimoine et famille dans

la noblesse rhénane aux XVIIe et XVIIIe siècles», in: Actes de la recherche en sciences sociales 105 (1994), pp. 37-45.

75 Hervé JOLY, «Le choix du dauphin. Règles de succession managériale dans les grandes entreprises chimiques allemandes», ibid., pp. 52-59; voir aussi Hervé JOLY, Patrons d’Allemagne. Sociologie d’une élite industrielle 1933-1989, Paris 1996.

76 Margareta GLAS-LARSSON, Michael POLLAK, Gerhard BOTZ, «Survivre dans un camp de concentration», in: Actes de la recherche en sciences sociales 41 (1982), pp. 3-28.

77 Michael POLLAK, «Des mots qui tuent», ibid., pp. 29-45. 78 Michael POLLAK, Nathalie HEINICH, «Le témoignage», in: Actes de la recherche en

sciences sociales 62-63 (1986), pp. 3-29. 79 Michael POLLAK, «La gestion de l’indicible», ibid., pp. 30-53; voir aussi Michael

POLLAK, L’Expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris 1990.

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La nouvelle Allemagne après l’unification a été également évoquée comme un «événement symbolique»80 suscitant la question de savoir si la nouvelle identité politique se manifesterait à travers de nouveaux symboles.81

En ce qui concerne les faits de société, on pouvait lire sous la plume de Florence Tamagne une analyse comparative de l’homosexualité en Allemagne, en Angleterre et en France dans l’entre-deux-guerres. L’Allemagne a été, selon l’auteur, le centre du modèle homosexuel communautaire; le mouvement se traduit en plus par la prise de conscience revendicative. Le modèle allemand est tourné vers l’extérieur: les homosexuels n’ont de cesse de convaincre la société de les accepter. Ils sont en dialogue permanent avec les autorités et mobilisent des ressources auprès de l’opinion publique. L’homosexualité allemande est un mouvement de masse alors qu’elle reste en France foncièrement individualiste. L’Allemagne, qui était le centre de liberté homosexuelle dans les années 1920, devient le centre de répression à partir de 1933: les lois anti-homosexuelles sont renforcées et la persécution est organisée activement par le régime nazi.82

Michael Pollak a également étudié les modes de vue des homosexuels. En 1985, il a lancé la première enquête sur le Sida en France et il en a publié les résultats dans un article publié en commun avec Marie-Ange Schiltz dans les colonnes d’Actes.83 Dans un numéro postérieur, on publie les résultats d’un projet de recherche analogue (financé par le ministère de la Santé allemand) portant sur la situation en Allemagne.84

Plusieurs numéros d’Actes sont consacrés à l’analyse des pratiques sportives. Dans un des premiers numéros, la revue a publié un texte de Norbert Elias tiré d’un ouvrage inédit que le célèbre sociologue avait bien voulu communiquer à Actes.85 Christoph Wulf et Gunter Gebauer étudient 80 Jürgen LINK, «La réunification allemande comme événement symbolique», in:

Actes de la recherche en sciences sociales 98 (1993), pp. 59-61. 81 Joseph JURT, «La nouvelle Allemagne: quels symboles?», ibid., pp. 45-58. 82 Florence TAMAGNE, «Histoire comparée de l’homosexualité en Allemagne, en

Angleterre et en France dans l’entre-deux-guerres», in: Actes de la recherche en sciences sociales 125 (1998), pp. 44-49.

83 Michael POLLAK, Marie-Ange SCHILTZ, «Identité sociale et gestion d’un risque de santé. Les homosexuels face au sida», in: Actes de la recherche en sciences sociales 68 (1987), pp. 77-102.

84 Willy H. EIRMBTER, Rüdiger JACOB, Alois HAHN, «Le sida: savoir ordinaire et insécurité», in: Actes de la recherche en sciences sociales 104 (1994), pp. 81-89.

85 Norbert ELIAS, «Sport et violence», in: Actes de la recherche en sciences sociales 6 (1976), pp. 2-21; on trouvera dans la revue un autre article (ne portant pas spécifiquement sur l’Allemagne) de Norbert Elias, «Remarques sur le

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les Jeux Olympiques de 1936 à Berlin.86 Dans le numéro portant sur les enjeux du football, deux chercheurs présentent le SV Sodingen, le dernier des clubs ouvrier de football de haut niveau dans l’Allemagne fédérale de l’après-guerre. Son ascension et puis son déclin à partir de 1959 paraissent être liés à l’évolution du football vers le professionnalisme, mais aussi par la crise du charbon qui avait profondément bouleversé les rapports sociaux dans la Ruhr.87 Dans le même numéro, on peut lire un article de Gunter Gebauer sur le nouveau nationalisme sportif à l’occasion des Jeux Olympiques de Barcelone.88

Conclusion

L’Allemagne et les recherches allemandes sont donc bien présentes dans la revue dirigée par Pierre Bourdieu: à raison de quatre articles par an. Ces articles portent sur un éventail très large de sujets ayant pour objet l’Allemagne contemporaine mais également des faits historiques. Il s’agit presque toujours, conformément à la philosophie de la revue, d’études de cas qui permettent d’en tirer des conclusions plus générales tout en soulignant la spécificité allemande. Les articles à sujet allemand ont été écrits par des auteurs français, américains, et anglais; mais nous avons inventorié 26 chercheurs germanophones (allemands, autrichiens et suisses) comme auteurs de ces textes. Egon Fleig, historien de l’Antiquité, et Jutta Scherrer, spécialiste des études slaves, ont également publié dans Actes des articles sur leur terrain de spécialisation. Tout ceci est une preuve de la dimension internationale de la revue.89 Adoptant souvent une perspective ________________

commérage», in: Actes de la recherche en sciences sociales 60 (1985), pp. 23-29. Norbert Elias figura dans le numéro 89 également parmi le comité éditorial de la revue. Voir aussi l’étude de Florian Schumacher: «Norbert Elias’ ‹sozialer Habitus› als Vorläufer des Bourdieu’schen Habitus? Eine vergleichende Analyse», in: Alexander LENGER, Christian SCHNEIKERT, Florian SCHUMACHER (Hrsg.), Pierre Bourdieus Konzeption des Habitus. Grundlagen, Zugänge, Forschungsperspektiven, Wiesbaden 2013, pp. 131-148.

86 Gunter GEBAUER, Christoph WULF, «Les jeux de la violence», in: Actes de la recherche en sciences sociales 79 (1989), pp. 63-75.

87 Heinrich T. BREUER, Rolf LINDNER, «SV Sodingen: le dernier club de banlieue. Le football ouvrier dans la Ruhr», in: Actes de la recherche en sciences sociales 103 (1994), pp. 52-55.

88 Gunter GEBAUER, «Le nouveau nationalisme sportif», ibid., pp. 104-107. 89 Yves Gingras a relevé la résonance internationale d’Actes; parmi les citations

renvoyant à la revue Actes on trouve un taux de 64% de sources francophones, 26%

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comparative, la revue Actes de la recherche en sciences sociales a contribué d’une manière à la fois substantielle et originale à la production d’un savoir sur l’Allemagne et l’aire germanophone.

________________ d’anglophones et plus de 3% allemandes alors que l’American Journal of Sociology est cité à hauteur de 97% par des articles de langue anglaise, ce qui ne laisse que 3% pour les autres langues, ce qui dénote un degré d’internationalisation beaucoup plus bas. Voir Yves GINGRAS, Les dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie, Paris 2014, p. 77.

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Adorno, Theodor W., 18 Allo, Eliane, 15 Aron, Raymond, 5, 6 Balibar, Etienne, 9 Baudelot, Christian, 6 Baverez, Nicolas, 6 Beethoven, Ludwig van, 12 Benjamin, Walter, 20 Bergmann, Manfred Max, 2 Bollack, Jean, 3, 13, 16 Boltanski, Luc, 6, 7, 8, 9, 10, 13 Boltzmann, Ludwig, 14 Botz, Gerhard, 21 Bourdieu, Pierre, 1, 2, 3, 4, 5, 6,

7, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 17, 18, 23

Bouveresse, Jacques, 11, 14 Breuer, Heinrich T., 23 Cassirer, Ernst, 2 Castel, Robert, 6 Chalmers, Martin, 20 Chamboredon, Jean-Claude, 6 Chapoulie, Jean-Michel, 6 Charle, Christophe, 17 Christin, Olivier, 20 Christin, Pierre, 7 Christin, Rosine, 8 Cohen, Hermann, 15 Colliot-Thélène, Catherine, 10 Crozier, Michel, 6 Cuisenier, Jean, 6 Darbel, Alain, 6 De Nora, Tia, 12 Delsaut, Yvette, 6 Duhamelle, Christophe, 20, 21 Dumazedier, Joffre, 18 Durkheim, Emile, 2, 16

Eirmbter, Willy H., 22 Elias, Norbert, 22, 23 Establet, Roger, 6 Farías, Victor, 14 Fleck, Ludwig, 14 Fleig, Egon, 23 Foucault, Michel, 5 Freud, Sigmund, 11, 18 Galilée, 20 Garcia, Afranio, 12 Gebauer, Gunter, 3, 22, 23 Gerlarch, Markus, 19 Geuter, Ulfried, 19 Gierl, Martin, 18, 19 Gingras, Yves, 23, 24 Glas-Larsson, Margareta, 21 Gouhier, Henri, 1 Grignon, Claude, 6 Habermas, Jürgen, 13 Hahn, Alois, 18, 22 Hangartner, Urs, 8 Heidegger, Martin, 3, 13, 14 Heinich, Nathalie, 20, 21 Héraclite, 13 Hörner, Fernand, 5 Hupka-Brunner, Sandra, 2 Husserl, Edmund, 1 Jacob, Rüdiger, 22 Janicaud, Dominique, 3 Joly, Hervé, 21 Jünger, Ernst, 13 Jurt, Joseph, 2, 3, 4, 5, 14, 19,

20, 22 Kaelble, Hartmut, 17 Kalinowski, Isabelle, 15 Karadi, Victor, 12 Keller, Felix, 8, 9

Joseph Jurt 26

Kirchhoff, Adolf, 16 Kraus, Karl, 10, 11 Lachmann, Karl, 16 Lautman, Jacques, 6 Lazarsfeld, Paul, 10, 18 Leibniz, Gottfried Wilhelm, 1,

15 Leite Lopes, Sergio, 12 Lenger, Alexander, 1, 3, 14, 23 Lepenies, Wolf, 15 Lévi-Strauss, Claude, 2 Lindner, Rolf, 23 Link, Jürgen, 22 Lipp, Carola, 17 Lüdtke, Alf, 19 Mach, Ernst, 14 Mahler, Gustave, 11 Marx, Karl, 2, 9, 10 Mauger, Gérard, 4 Meyer, Thomas, 2 Mézières, Jean-Claude, 7, 8 Mœller van den Bruck, Arthur,

13 Moulin, Raymonde, 6 Nadau, Thierry, 16 Niekisch, Ernst, 13 Oechslin, Dorothea, 8 Ott, Hugo, 14 Panofsky, Erwin, 2, 3, 20 Passeron, Jean-Claude, 6 Pettigrew, David, 3 Pinto, Louis, 15 Pollak, Michael, 10, 18, 21, 22 Popper, Karl, 14

Raphael, Lutz, 17 Rehbein, Boike, 14 Renner, Rolf G., 5 Rocard, Michel, 5 Sabean, David, 20 Sainsaulieu, Renaud, 6 Saint-Martin, Monique de, 6, 12 Samuel, Robin, 2 Schalke, Claudia, 19 Scherrer, Jutta, 23 Schiltz, Marie-Ange, 22 Schnapper, Dominique, 6 Schneider, Ulrich Johannes, 15 Schneikert, Christian, 1, 3, 14,

23 Schorske, Carl E., 11, 19 Schulte, Regina, 20 Schultheis, Franz, 16 Schumacher, Florian, 1, 3, 14,

23 Shusterman, Richard, 4 Smith, Barry, 14 Stegmüller, Wolfgang, 14 Stirner, Max, 9 Tamagne, Florence, 22 Wacquant, Loïc J. D., 12 Weber, Max, 2, 18 Wilamowitz, Ulrich von, 16 Willener, Alfred, 11 Wismann, Heinz, 3, 13 Wittgenstein, Ludwig, 14 Worms, Jean-Pierre, 6 Wulf, Christoph, 3, 22, 23

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Résumé En 1975 Pierre Bourdieu a fondé avec son équipe du Centre de sociologie européenne la revue Actes de la recherche en sciences sociales. Il ne s’agissait pas seulement d’une revue scientifique en plus. Elle se distinguait par les contenus et la forme des publications universitaires courantes. En référant l’analyse conceptuelle à l’expérience directe, la revue entendait incarner une sociologie en actes, qui soumet les objets empiriques à une analyse approfondie. Pierre Bourdieu s’est référé dès ses études à la pensée allemande (Max Weber, Karl Marx, Cassirer, Panofsky). Des thèmes et des théories «allemands» sont constamment présents dans la revue («allemand» signifiant l’espace germanophone incluant notamment l’Autriche). Nous avons répertorié 3,8 articles à sujet allemand par an. Ces articles ont pour objet d’abord sur la philosophie allemande, la philologie, l’historiographie et la sociologie en Allemagne, des faits historiques et sociaux. Ces articles portent ainsi sur un éventail large de problèmes concernant l’Allemagne contemporaine mais aussi son passé. Conformément à la philosophie de la revue, il s’agit toujours d’études de cas qui permettent d’en tirer des conclusions plus générales. La revue a contribué d’une manière substantielle et originale à la production d’un savoir sur l’aire germanophone. Zusammenfassung 1975 gründete Pierre Bourdieu zusammen mit seiner Forschungsgruppe des Centre de sociologie européenne die Zeitschrift Actes de la recherche en sciences sociales. Das war nicht bloss ein weiteres wissenschaftliches Organ. Die Zeitschrift unterschied sich sowohl durch ihren Inhalt wie durch die formale Gestaltung von den üblichen universitären Publikationen. Die theoretischen Konzepte wurden immer über empirische Untersuchungen ermittelt. Die Zeitschrift verstand sich so als eine Soziologie, die einen Blick in die Werkstatt erlaubt. Pierre Bourdieu selber hatte sich in seinen Arbeiten seit seinem Studium auf deutsche Denker bezogen (namentlich Max Weber, Karl Marx, Cassirer und Panofsky). Es war so fast selbstverständlich, dass sich deutsche Themen und Theorien in der von ihm geleiteten Zeitschrift wiederfanden. Wir haben so pro Jahr 3,8 Artikel zu «deutschen» Themen und Theorien inventarisieren können («deutsch» meint dabei deutschsprachig und schliesst vor allem auch Österreich ein). Die Artikel galten der deutschsprachigen Philosophie, der Wissenschaftsgeschichte (Philologie, Geschichtswissenschaft, Soziologie in Deutschland), aber auch historischen und sozialen Themen. Die Artikel beziehen sich auf eine breite Themenpalette sowohl in Bezug auf das zeitgenössische Deutschland wie auf dessen Geschichte. Es handelt sich dabei immer um Fallstudien, die es indes erlauben, daraus allgemeinere Schlüsse zu ziehen. Die Zeitschrift von

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Pierre Bourdieu trug so in origineller und substantieller Weise zur Produktion eines Wissens über den deutschsprachigen Bereich bei.