Des orphelines consacrées à la musique : essai de définition et étude de l’environnement...

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189 MEFRIM – 120/1 – 2008, p. 189-210. 1. Le terme est emprunté à Brian Pullan, La nuova filantropia nella Venezia cinquecentesca, dans B. Aikema (éd.), Nel regno dei poveri : arte e storia dei grandi ospedali veneziani in età moderna (1497-1797), Venise, 1989, p. 19. 2. G. Ellero, J. Scarpa et M. C. Paolucci, Arte e musica all’Ospe- daletto : schede d’archivio sull’attivita musicale degli ospedali dei Derelitti e dei Mendicanti di Venezia (sec. XVI-XVIII), Venise, 1978, p. 141-153. Des orphelines consacrées à la musique L’environnement social et familial des «filles du chœur» des ospedali vénitiens au XVIII e siècle Caroline GIRON-PANEL INTRODUCTION À l’origine, les ospedali de Venise avaient été créés pour venir en aide aux nécessiteux oubliés par les institutions charitables traditionnelles. Fondé au Moyen-Âge, l’ospedale de San Lazzaro avait pour vocation première de soigner les lépreux, tandis que celui de la Pietà était dès le XIV e siècle destiné à recueillir les enfants aban- donnés. Dans le sillage de la Contre-Réforme, une nouvelle conception de la pauvreté et de la charité donna naissance à des institutions différentes, gérées par des laïcs soucieux de permettre aux laissés-pour-compte de la République de Venise de gagner leur salut par leur travail. Il ne s’agissait plus seulement de les nourrir, les loger et les soigner, mais aussi de leur apprendre un métier afin qu’ils puissent subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Si chaque ospedale venait en aide à une population spécifique (les syphilitiques aux Incurabili, les mendiants aux Mendicanti, les affamés aux Dere- litti et les enfants abandonnés à la Pietà), tous accueillaient également des orphelins, particulière- ment concernés par cette «nouvelle philan- thropie 1 ». Pour pouvoir entrer dans un ospedale, les orphelins devaient répondre à des critères très précis, seul celui de la Pietà acceptant tous les enfants abandonnés pour peu qu’ils fussent d’assez petite taille pour passer dans le tour dis- posé près de la porte d’entrée. Les parents faisant passer pour bâtard un enfant légitime ou ayant les moyens de subvenir à ses besoins étaient menacés de malédiction et d’excommunication par une plaque disposée sur le mur de l’église (fig. 1), mais les gouverneurs de l’ospedale n’avaient bien entendu aucun moyen de vérifier la provenance de l’enfant. Pour être acceptés aux Incurabili, aux Derelitti ou aux Mendicanti les enfants devaient, en revanche, répondre à des critères d’âge (variables selon les époques et les ospedali), avoir été baptisés, être nés d’un mariage légitime et être orphelins de père et de mère. En 1667, les statuts de l’ospedale des Derelitti précisaient également que les orphelines admises dans l’institution ne devaient avoir «aucun défaut notable» 2 . Fig. 1 – Plaque menaçant d’excommunication les parents qui auraient tenté de faire passer leurs enfants légitimes pour bâtards afin de les faire entrer à la Pietà, marbre, Venise, 1548 (Venise, ospedale de la Pietà). Caroline Giron-Panel, École française de Rome, Piazza Farnese 67, I-00186 Roma.

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189MEFRIM – 120/1 – 2008, p. 189-210.

1. Le terme est emprunté à Brian Pullan, La nuova filantropianella Venezia cinquecentesca, dans B. Aikema (éd.), Nel regnodei poveri : arte e storia dei grandi ospedali veneziani in etàmoderna (1497-1797), Venise, 1989, p. 19.

2. G. Ellero, J. Scarpa et M. C. Paolucci, Arte e musica all’Ospe-daletto : schede d’archivio sull’attivita musicale degli ospedali deiDerelitti e dei Mendicanti di Venezia (sec. XVI-XVIII), Venise,1978, p. 141-153.

Des orphelines consacréesà la musiqueL’environnement social et familial des «filles du chœur»des ospedali vénitiens au XVIIIe siècle

Caroline GIRON-PANEL

INTRODUCTION

À l’origine, les ospedali de Venise avaient étécréés pour venir en aide aux nécessiteux oubliéspar les institutions charitables traditionnelles.Fondé au Moyen-Âge, l’ospedale de San Lazzaroavait pour vocation première de soigner leslépreux, tandis que celui de la Pietà était dès leXIVe siècle destiné à recueillir les enfants aban-donnés. Dans le sillage de la Contre-Réforme, unenouvelle conception de la pauvreté et de la charitédonna naissance à des institutions différentes,gérées par des laïcs soucieux de permettre auxlaissés-pour-compte de la République de Venise degagner leur salut par leur travail. Il ne s’agissait plusseulement de les nourrir, les loger et les soigner,mais aussi de leur apprendre un métier afin qu’ilspuissent subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Sichaque ospedale venait en aide à une populationspécifique (les syphilitiques aux Incurabili, lesmendiants aux Mendicanti, les affamés aux Dere-litti et les enfants abandonnés à la Pietà), tousaccueillaient également des orphelins, particulière-ment concernés par cette «nouvelle philan-thropie1».

Pour pouvoir entrer dans un ospedale, lesorphelins devaient répondre à des critères trèsprécis, seul celui de la Pietà acceptant tous lesenfants abandonnés pour peu qu’ils fussentd’assez petite taille pour passer dans le tour dis-posé près de la porte d’entrée. Les parents faisantpasser pour bâtard un enfant légitime ou ayant les

moyens de subvenir à ses besoins étaient menacésde malédiction et d’excommunication par uneplaque disposée sur le mur de l’église (fig. 1), maisles gouverneurs de l’ospedale n’avaient bienentendu aucun moyen de vérifier la provenancede l’enfant. Pour être acceptés aux Incurabili, auxDerelitti ou aux Mendicanti les enfants devaient,en revanche, répondre à des critères d’âge(variables selon les époques et les ospedali), avoirété baptisés, être nés d’un mariage légitime et êtreorphelins de père et de mère. En 1667, les statutsde l’ospedale des Derelitti précisaient égalementque les orphelines admises dans l’institution nedevaient avoir «aucun défaut notable»2.

Fig. 1 – Plaque menaçant d’excommunication les parents qui auraienttenté de faire passer leurs enfants légitimes pour bâtards afin de les faireentrer à la Pietà, marbre, Venise, 1548 (Venise, ospedale de la Pietà).

Caroline Giron-Panel, École française de Rome, Piazza Farnese 67, I-00186 Roma.

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3. C. Vecellio, Degli habiti antichi e moderni di diversi parti delmondo, gravure, Venise, 1598, livre 1, fol. 99.

4. Archivio di Stato di Venezia (ASV), fonds «Ospedali e luoghi

pii», B. 652, 12 mars 1733.5. D. Arnold, The Oratorio in Venice, Londres, 1986.

Fig. 2 – Cesare Vecellio, Degli habiti antichi e moderni di diversi parti delmondo, gravure, Venise, 1598, livre 1, fol. 99 (Paris, Bibliothèque natio-nale de France).

Ces orphelins recevaient une éducation théo-rique et pratique, destinée à permettre aux gar-çons de trouver un emploi au sortir de l’ospedale, età donner aux petites filles les moyens de devenirdes mères de famille ou des religieuses accomplies.La musique n’était à l’origine qu’une partiesecondaire de l’enseignement reçu par les orphe-lins : une gravure de Cesare Vecellio représentantune pensionnaire d’un ospedale évoque ainsi les«orphelines, qui sont des jeunes filles abandon-nées et n’ont pas de parents et se trouvent dans leshôpitaux, où elles sont élevées et instruites dansde nombreuses vertus féminines et égalementdans la musique» (fig. 2)3.

À l’origine, filles et garçons apprenaient lesrudiments du chant pour pouvoir attirer l’attentiondes passants lors des «marches de charité»,accomplies par les petits garçons, ou pouraccompagner les offices religieux. C’est cet aspect,

emprunté à la vie monastique, qui fit la renomméedes ospedali de Venise. En effet, chacune des quatreinstitutions disposait d’une chapelle, ouverte aupublic lors des offices. Ces institutions théorique-ment laïques étaient régies par des statuts large-ment inspirés de la règle monastique. Les officeschantés par les orphelines étaient destinés à lalouange divine, un document daté de 1733 rappe-lant que les «filles du chœur» devaient progresser«pour la plus grande gloire de Dieu, qui aime êtreloué par les timbales et par le chœur, par le psalté-rion et par la harpe, par les cordes et par l’orgue»4.

L’étude des archives montre néanmoins que lamusique n’avait pas qu’une fonction religieuse.Dès le début du XVIIe siècle, les gouverneurs desospedali réalisèrent que leurs institutions pouvaienttirer un bénéfice financier de leur activité musicale.En effet, ces institutions charitables ne recevaientaucun subside de la République, à l’exception del’ospedale de la Pietà, et leur survie dépendait engrande partie de la générosité de leurs bienfaiteurs.Celle-ci pouvait s’exprimer à travers des dons dansles troncs des chapelles ou des legs testamentairesen faveur de l’un des ospedali ou des quatre «lieuxpieux», selon la formule consacrée. Lors des officesreligieux, les dons étaient plus importants, en parti-culier lorsque les théâtres de Venise étaientfermés : les ospedali offraient alors une alternativemusicale intéressante. Lorsqu’ils réalisèrent que lasurvie de leurs institutions dépendait en partie de laqualité de leur offre musicale, les gouverneurs desospedali mirent en place un enseignement degrande qualité et offrirent au cours du XVIIIe sièclede véritables concerts de musique sacrée. SelonDenis Arnold, les ospedali auraient ainsi largementcontribué à la diffusion vénitienne de l’oratorio,qui resta pendant tout le XVIIIe siècle la forme pri-vilégiée pour les œuvres sacrées5.

«CONSACRÉES À LA MUSIQUE». LE STATUT

PARTICULIER DES «FILLES DU CHŒUR»

Terminologie

La terminologie afférente aux filles du chœurdes quatre ospedali vénitiens est riche et variée.

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6. La première illustration porte la légende suivante : «Nelnumero delli molti luoghi, et opere pie, che in Venezia esis-tono, si distinguono per principalissimi li Hospitali dellaPietà, de Derelitti, degl’Incurabili e de Mendicanti, l’originede quali non è questo il momento di esporla, quantunqueprodotta da sola ardente carità verso bisognosi, e particolar-mente in grazie di figliole del tutto, o in parte abbandonate.Alla cura di esse fù data una priora d’abilità, e probità singo-lare, atta al governo, e discreta, acciò come buona madre difamiglia con occulatezza, e gravità applichi al importantecarico per il bene dell’anima, e dell’essercizio di tante inno-centi fanciulle. Nel rimanente li deputati della congregazionea tale incombenza, sopraintendono per il di più, e simil-mente per le maestre, vestiaj, cibarie, visite, ricreazioni, elle-mosine, collocazioni, e doveri del coro, sì per li feriali, che

per li giorni festivi secondo li oblighi ordinarj, et estraordi-narj prefissi. Nella fondazione di essi non si usava la musica,ma solamente quasi a principj del secolo passato fù intro-dotto il canto fermo diretto da un maestro con pochissimaspesa. Questo poi sospeso, indi ripigliato; finalmente verso il1655, s’intodusse il figurato con maggior esborso, e nonsenza qualche dissonanza agl’instituti, e regole di sì fatticonservatori. Quale sia la positura presente, fra applausi, egare, non è del nostro impegno l’ingerirsene; solo accene-remo, ch’ogni hospitale rissente il dispendio di circa sette-cento ducati all’anno, che a tre per cento corrisponde a capi-tali considerabili di ducati ventitre milla trecento trentatre, egrossi otto». La seconde illustration, intitulée simplement«Orfane», évoque également l’activité musicale : «Alcuneorfane fanciulette, che per lo più non hanno persone

Fig. 4 – Giovanni Grevembroch, Orfane fanciulette, dans Gli abiti deiVeneziani da quasi ogni età con diligenza raccolti e dipinti nel secoloXVIII, fig. 36, aquarelle, Venise, XVIIIe siècle (Venise, Musée Correr).

Fig. 3 – Giovanni Grevembroch, Orfane filarmoniche, dans Gli abiti deiVeneziani da quasi ogni età con diligenza raccolti e dipinti nel secoloXVIII, fig. 45, aquarelle, Venise, XVIIIe siècle (Venise, Musée Correr).

Avant le XVIIIe siècle, les qualificatifs qui étaientattribués aux musiciennes des ospedali faisaientvolontiers référence à leur statut d’orphelines oude vierges consacrées à la musique. Au XVIe siècle,c’est encore le terme d’orfane ou orfanelle qui est leplus répandu, comme l’illustre par exemple lalégende choisie par Cesare Vecellio (fig. 2). Au

XVIIIe siècle, les filles du chœur des ospedali étaientencore présentées comme des orphelines, maisleur rapport à la musique était presque toujoursmis en valeur. C’est ainsi que Giovanni Grevem-broch qualifiait tour à tour les filles du chœurd’«orphelines philarmoniques» (orfane filarmo-niche) et de «petites orphelines» (orfane fanciulette).Si les premières sont représentées chantant dans latribune du chœur (fig. 3), et les secondes quêtantpour leur ospedale (fig. 4), l’activité musicalen’était pas mise en avant dans les légendesaccompagnant les deux aquarelles6.

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congiunte vengono condotte a gli ospedali dalla carità defedeli, al fine di essere ben custodite, e civilmente allevate;talmente che spesse volte sono invidiate da quelle chefurono cresciute nelle case da proprij genitori. Fra le altrecose di ammirazione, che di esse si veggono, è la soavitàdella musica, che fanno in coro, con tant’armonia, che moltilasciano le chiese principali e vanno alli loro tempij a sentirlecantare [...]» (G. Grevembroch, Gli abiti dei Veneziani daquasi ogni età con diligenza raccolti e dipinti nel secolo XVIII,Venise, 1981, fig. 36 et 45).

7. «Virgines, Orfanelle dictae in Hospitalibus Venetiarum adMusicalia inservientes», légende de l’estampe intitulée«Putta degli Ospedali», dans V. Coronelli, Ordinum religio-sarum in Ecclesia militanti..., Venise, 1707.

8. E. Yrwin, Voyage à la mer Rouge, sur les côtes de l’Arabie, enÉgypte et dans les déserts de la Thébaïde; suivi d’un autre, deVenise à Bassorah par Latiquée, Alep, les déserts, etc. dans lesannées 1780 et 1781, trad. de l’anglais, 3e éd., Paris, 1792, lettretroisième, vol. 2, p. 243.

9. Outre Eyles Yrwin, on trouve ce terme sous la plume deSamuel Sharp (S. Sharp, Letters from Italy, describing the

customs and manners of that country in the years 1765, and 1766,to which is annexed an admonition to gentlemen who pass theAlps, in their tour through Italy, 2e éd., Londres, 1767, p. 28),de Lady Ann Miller (Lady A. Miller, Letters from Italy, descri-bing the manners, customs, antiquities, paintings, etc. of thatcountry, in the years MDCCLXX and MDCCLXXI, to a friend resi-ding in France, by an English woman, 2e éd. rev. et corr.,Londres, 1777, lettre LIII, vol. 2, p. 360-361), de FriedrichMeyer (F. J. L. Meyer, Les Tableaux d’Italie (Darstellungen ausItalien, 1792), éd. E. Chevallier, Naples, 1980, p. 27) et dePetr Tolstoï (P. A. Tolstoï, Il viaggio in Italia di P.A. Tolstoj(1697-1699), éd. C. Piovene-Cevese, trad. du russe, Genève,1983, p. 185).

10. Le terme de «cloître» est employé par Johann CasparGoethe (J. C. Goethe, Viaggio in Italia (1740), éd. A. Farinelli,Rome, 1933, lettre IV, p. 22-23) et Johann Uffenbach(J. F. A. von Uffenbach, Die musikalischen Reisen des Herrn vonUffenbach : Aus einem Reisetagebuch des Johann Friedrich A. vonUffenbach aus Frankfurt a. M. 1712-1716, éd. E. Preussner,Cassel / Bâle, 1949, p. 64).

11. Ce terme peu usuel se trouve sous la plume d’un écrivain

Fig. 5 – Vincenzo Coronelli, Virgines, Orfanelle dictae in Hospitalibus Vene-tiarum ad Musicalia inservientes, dans Ordinum religiosorum Ecclesie mili-tanti..., gravure, Venise, 1707 (Venise, Biblioteca nazionale Marciana).

Au XVIIIe siècle, la formation musicale reçuepar les orphelines était ainsi mise en valeur, cer-tains précisant qu’elles étaient «consacrées à lamusique», assimilant alors l’activité musicale à unsacerdoce. C’est ce qui apparaît dans la légendequi accompagnait la reproduction d’une fille duchœur d’un ospedale, dans l’ouvrage de VincenzoCoronelli, Ordinum religiosorum in Ecclesia mili-tanti... La jeune fille faisait partie des vierges, desorphelines, et de celles dites ad musicalia inser-vientes (fig. 5)7.

Cette idée de dévotion à la musique sacrée seretrouvait sous la plume de certains voyageurs,indice de la confusion parfois faite entre ospedali etcouvents. C’est le cas par exemple chez EylesYrwin, de passage à Venise en 1780, qui écrivit8 :

Il y a deux endroits à Venise où les amateurs de

musique peuvent, sans peine et sans dépense, jouir

des plus sublimes compositions de cet art. Ce sont

des couvens [sic] de femme, dont vous prendriez les

recluses moins pour des religieuses ordinaires, que

pour les prêtresses du dieu de l’harmonie. Elles lui

sont consacrées dès l’enfance : aussi, leur mélo-

dieuse psalmodie attire-t-elle dans leurs églises une

affluence étonnante les jours de fêtes, entre quatre

et six heures du soir.

D’autres témoignages rendent compte de laméprise des visiteurs étrangers : sensibles à la rela-tive clôture dans laquelle vivaient les musiciennes,au fait qu’elles chantaient derrière des grilles les

dérobant aux regards et à l’interdiction qui leurétait faite d’exercer leurs talents dans le domainede la musique profane, nombreux sont ceux quiévoquent les «couvents»9, les «cloîtres»10 ou les«maisons de religieuses»11.

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français anonyme, auteur d’un petit opuscule intitulé L’hô-pital musicien, paru à Paris en 1778. Il est d’autant plus éton-nant de trouver cette confusion que l’auteur semble fort

bien connaître les ospedali vénitiens et les conservatoiresnapolitains, dont il préconise l’adaptation en France.

Cette confusion se retrouvait également sous laplume des Vénitiens, qualifiant volontiers auXVIIIe siècle les musiciennes de putte, ou «filles àmarier»12. Ce terme s’appliquait aussi bien auxpetites filles qu’aux femmes âgées, et traduisait leurstatut de vierge plus que leur âge. Éternelles«jeunes filles», les filles du chœur se devaient eneffet de conserver leur pureté pour pouvoir seconsacrer intégralement à la musique, ce qui contri-buait à la confusion des visiteurs étrangers, per-suadés qu’elles prononçaient des vœux solennels.

Une autre source d’importance pour l’étude dela terminologie utilisée pour nommer les filles duchœur est évidemment constituée par les livrets demotets ou d’oratorios. Une étude approfondie descent-quarante-et-un livrets de l’ospedale des Mendi-canti retrouvés dans les archives et les biblio-thèques a permis de distinguer plusieurs catégoriesde termes employés pour désigner les putte. Cestermes étaient plus ou moins précis, et désignaientgénéralement une ou plusieurs des qualités de fillesdu chœur (vierge, pieuse, musicienne...). Ainsi, ontrouve des termes généraux se rapportant unique-ment à leur statut de jeunes filles ou de pension-naires de l’ospedale, tels que «filiae xenodochii», «vir-gines», «piae virgines» ou «alumnis». D’autrestermes évoquaient leur appartenance au chœur del’institution : «piae virgines choristae», «piae virgineschori», «chori virginum», «virginibus choristis», «filiaechori» ou encore «filiae choristis». Les termes les pluscourants étaient ceux qui évoquaient directementle chœur de l’ospedale (tableau 1).

Tableau 1

TERMES EMPLOYÉS DANS LES LIVRETS POURDÉSIGNER LES FILLES DU CHŒUR (1660-1800)

NOMBRE

DE LIVRETSDÉNOMINATION POURCENTAGE

3 «virgines» 2%

9 «piae virgines» 7%

18 «piae virgines choristae»ou «piae virgines chori»

13%

(à suivre)

NOMBRE

DE LIVRETSDÉNOMINATION POURCENTAGE

38 «chori virginum»ou «virginibus choristis»

27%

27 «filiae chori»,ou «filiae choristis»

19%

17 «filiae xenodochii» 12%

2 «alumnis» 1%

27 non précisé 19%

141 100%

Une étude plus approfondie des livrets a permisde dresser une chronologie de l’emploi de cestermes. Ainsi, on remarque qu’avant 1740, leslivrets ne mentionnaient que rarement les filles duchœur et se contentaient d’indiquer le titre del’œuvre, le nom du compositeur et le lieu d’exé-cution. Seuls trois livrets sur vingt-trois fournis-saient une indication plus précise : les filles duchœur étaient mentionnées sous le terme de «chorovirginum» en 1706, de «virgines» en 1710 et de«filiabus chori» en 1737. Après 1740, en revanche,presque tous les livrets font référence aux filles duchœur : entre 1740 et 1800, seuls sept livrets ne lescitent pas, soit seulement 6% des livrets dont nouspossédons la page de titre. On remarque également,à la fin du siècle, une nette préférence pour lestermes se rapportant de façon explicite au chœur del’ospedale : à partir de 1760, seuls étaient employésles termes «piae virgines choristae», «piae virgineschori», «chori virginum», «virginibus choristis», «filiaechori» ou encore «filiae choristis». Cette préférencepour des termes moins vagues s’expliquait en partiepar le fait que les chœurs des ospedali, bien consti-tués dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, étaientalors devenus familiers à tous. Les termes de «fillesdu chœur» ou de «pieuses vierges du chœur» nesurprenaient donc pas les acquéreurs de livrets demotets ou d’oratorios, qui savaient qu’ils avaient àfaire aux orphelines de ces institutions.

Cette présentation de la terminologie afférenteaux filles du chœur ne serait pas complète sansune mention des sources littéraires. Le terme de

Des orphelines consacrées à la musique194 Caroline GIRON-PANEL

12. «Puta : pulcella; donzella; fanciulla; femmina nubile, giovane damarito» (G. Boerio, Puta, dans Dizionario del dialetto vene-ziano, réimpr. [de l’éd. de Venise, 1856], Florence, 1993,p. 541).

13. J. J. Rousseau, Confessions, nouv. éd., Paris, 2002, vol. 2,livre VII, p. 53.

14. W. Beckford, Italy, with sketches of Spain and Portugal, 2e éd.rev. et corr., Londres, 1834, lettre IV, vol. 1, p. 130.

15. J. Spence, Letters from the Grand Tour, éd. S. Klima, Montreal/ Londres, 1975, lettre 168, p. 398.

16. D. J. J. Volkmann, Historisch-Kritische Nachrichten von Italien,

Leipzig, 1770, vol. 3, p. 535.17. P. Tolstoï, Il viaggio in Italia... cit.; C. de Brosses, Lettres fami-

lières d’Italie : lettres écrites d’Italie en 1739 et 1740, éd. parF. d’Agay, nouv. éd., Paris, 1986, t. 1, p. 238-239.

18. F. J. L. Meyer, Les Tableaux d’Italie... cit.19. A.-M. Lepage Du Boccage, Lettres de Madame Du Boccage

contenant ses voyages en France, en Angleterre, en Hollande et enItalie... pendant les années 1750-1757 et 1758, 2e éd., Dresde,1771, p. 155.

20. E. Vigée-Lebrun, Souvenirs, Paris, 1835, vol. 2, p. 169-170.

«religieuses», bien qu’impropre, était parfois uti-lisé pour qualifier les musiciennes. Mais lescontemporains préféraient souvent rendre comptede leur talent en ayant recours au vocabulairepoétique. Jean-Jacques Rousseau évoquait ainsiles «anges de beauté» de l’ospedale des Mendi-canti13, tandis que William Beckford comparaitles musiciennes à des «amazones»14. Les chan-teuses étaient également qualifiées de «ros-signols» par Joseph Spence15 et de «virtuoses»par D. J. J. Volkmann16. Mais l’image la plusemployée par les contemporains était celle desanges (Petr Tolstoï, Charles de Brosses17), quireprenait à la fois l’idée de la non-sexualité desmusiciennes et celle de leur dévotion à la musiquesacrée. En outre, la grande majorité des témoi-gnages rappellait que les filles du chœur étaientdissimulées derrière des grilles (fig. 3), ce qui don-nait aux visiteurs l’impression d’entendre unemusique céleste. C’est l’idée qu’exprimait Frie-drich Meyer, lorsqu’il décrivait l’impression res-sentie en pénétrant dans une église résonantd’une musique divine sans qu’il en puisse perce-voir l’origine18 :

Je n’oublierai jamais quelle surprise me causa cette

particularité de Venise, que je préfère à toutes les

autres. Le premier jour de mon arrivée – c’était un

dimanche – sans m’avoir prévenu de rien, on me

conduisit à l’élégante chapelle de l’hôpital des Men-

dicanti. Dès l’entrée, j’entendis les accents d’une

symphonie qui me sembla venue de la voûte. Je ne

voyais pas d’orchestre et pourtant j’entendais la

musique d’un orchestre.

Selon Elisabeth Vigée-Lebrun et Anne-Mariedu Boccage, le fait de ne pas voir les musiciennespermettait à l’auditeur d’imaginer qu’il entendaitle chant des anges. Les termes utilisés par les deux

femmes étaient très proches : Anne-Marie du Boc-cage, de passage à Venise en 1757, évoquait les«concerts séraphiques, composés de filles : voix,instruments, tout était féminin et divin; leursaccords doux et perçants faisaient retentir la voûteet charmaient les oreilles. Une grille voilée lesdérobait aux regards curieux, et donnait à leurschants encore plus de ressemblance à la mélodiedes anges»19. La rhétorique d’Elisabeth Vigée-Lebrun, qui visita les ospedali plus de vingt ans plustard, était tout-à-fait comparable20 :

Je puis dire néanmoins qu’aucune musique n’égalait

celle que j’ai entendue de même à Venise dans une

église. Elle était exécutée par des jeunes filles et ces

chants si simples, si harmonieux, chantés par des voix

si belles et si fraîches, semblaient vraiment célestes;

les jeunes filles étaient placées dans des tribunes éle-

vées et grillées; on ne pouvait les voir, en sorte que

cette musique venait du ciel, chantée par des anges.

Une professionnalisation progressive

Si les voyageurs ne tarissaient pas d’éloge surles musiciennes des ospedali, au point que ces der-niers devenaient un lieu de passage obligé pour laplupart des visiteurs au XVIIIe siècle, c’est que lesgouverneurs avaient pris grand soin de constituer,dès la fin du XVIIe siècle, des orchestres et deschœurs de qualité. Choisies à l’origine parmi lesorphelines les plus douées, les musiciennes furentpeu à peu recrutées à l’extérieur, sur des critèresde talent et non plus de pauvreté.

Les règles générales d’admission variaient peud’un ospedale à l’autre, le cas de la Pietà étant bienévidemment spécifique puisque tous les enfants yétaient acceptés, sans autre critère que celui, théo-rique, de la naissance illégitime. Dans les troisautres ospedali, chaque gouverneur chargé des

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21. Istituto di Ricovero e di Educazione (IRE), Mendicanti(Men), A 1, Capitoli della veneranda congregatione dell’hospitaledella di San Lazaro e dei Mendicanti della città di Venezia peril governo di esso hospitale, chapitre XII, «Del carico e ufficiodelli sei governatori sopra li poveri, et far prender quelli

andranno mendicando», Venise, 1619, p. 46-58.22. Ibid., Men B 1, fol. 187, 22 mai 1639.23. Ibid., Men C 3, fol. 173, 26 décembre 1745.24. ASV, CX Criminali, B 106, 31 août 1673.

pauvres avait le droit de proposer une fois par anun certain nombre de noms de mendiants qu’ilsouhaitait voir entrer dans l’ospedale, selon unquota défini pour chaque quartier (ou sestier) deVenise. Ceux-ci étaient généralement acceptésd’office. En revanche, les demandes spontanéesqui arrivaient chaque jour à l’ospedale étaient exa-minées avec la plus grande attention. En effet, lacapacité d’accueil des établissements charitablesétait limitée, ce qui obligeait les gouverneurs à nerépondre favorablement qu’à une petite partie dessuppliques qu’ils recevaient. Étaient rejetés enthéorie tous les pauvres qui ne correspondaientpas aux critères énoncés dans les statuts : auxMendicanti, par exemple, l’ospedale n’accueillaitque les malheureux atteints de la lèpre ou de lagale, après examen par le médecin du lieu. Enoutre, ils n’étaient recueillis que jusqu’à leur gué-rison. Étaient également acceptés tous ceux qui nepouvaient pas subvenir à leurs besoins en raisonde leur âge (trop jeunes ou trop âgés), de leurmauvaise condition physique ou de toute autreraison valable21. Dans les deux autres ospedali, descritères similaires étaient appliqués : les Derelittiaccueillaient en priorité les personnes âgées et/outrop pauvres pour pouvoir se nourrir, les Incurabililes malades souffrant de syphilis ou d’autres mala-dies vénériennes.

Pour les enfants, l’une des conditions sine quanon de l’admission au sein de l’ospedale était lestatut d’orphelin, qui devait être certifié par leprêtre de la paroisse de l’enfant. Une exceptionpouvait toutefois être faite s’il était avéré que lesparents de l’enfant étaient trop pauvres pour lenourrir, et que personne d’autre ne pouvait leprendre en charge dans sa famille, ce qui devaitêtre confirmé par une lettre du prêtre de saparoisse de résidence. Celui-ci devait égalementattester que l’enfant était bien de naissance légi-time, les enfants illégitimes étant tous théorique-ment confiés à l’ospedale de la Pietà. La vie reli-gieuse du requérant, enfant ou adulte, était enfinexaminée attentivement par les gouverneurs :pour qu’une demande fût acceptée, elle devaitêtre accompagnée d’une attestation du prêtre de la

paroisse affirmant que le postulant était boncatholique, qu’il avait été baptisé et qu’il fréquen-tait régulièrement les sacrements. Quelquesexceptions purent toutefois être faites dans le casd’enfants élevés par des parents «hérétiques», laplupart du temps musulmans, qui étaient alorsrecueillis pour être convertis.

Ces critères très stricts étaient valables pour lesfilles du chœur comme pour les filles «ducommun», les musiciennes n’étant à l’originequ’une catégorie privilégiée d’ouvrières. Ellesétaient probablement choisies par la maestra distrumenti, chargée de détecter des talents musicauxchez les plus jeunes. Les enfants sélectionnéesétaient alors élevées spécifiquement pour le ser-vice du chœur, dispensées d’une partie des corvéesquotidiennes (tasca) que devait accomplir touteouvrière. C’est en 1636 que les gouverneurs desMendicanti décidèrent pour la première fois quequatre filles «du lieu» seraient choisies pour servirle chœur, l’expérience étant sans doute suffisam-ment concluante pour que trois ans plus tard, lesgouverneurs chargés des affaires spirituellesdécident de «choisir sans aucune partialité cesfilles du lieu qu’ils sauront être les plus aptes pourapprendre la musique, aussi bien pour chanterque pour jouer de l’orgue et d’autres instru-ments»22. Il n’était pas alors question d’accepteraux Mendicanti des jeunes musiciennes si elles nerépondaient pas aux exigences de pauvreté, decitoyenneté ou autres. Ainsi, en 1649, lorsqueMarieta «dal Fattor» fut acceptée comme pauvre,il était précisé que si elle se révélait apte, elle seraitemployée au service du chœur : c’était avant toutune orpheline, et elle était acceptée en tant quetelle, non à cause de ses talents supposés de musi-cienne23.

Assez rapidement, cependant, des jeunes fillesfurent admises dans les ospedali dans le but précisd’être employées au service du chœur. Le premiercas semble être celui d’Isabetta Negri, qui entraaux Mendicanti le 29 novembre 1660, comme l’in-dique un document précisant qu’elle était «pro-posée comme pauvre à notre congrégation, offrantde s’employer au service du chœur»24. Une autre

Des orphelines consacrées à la musique196 Caroline GIRON-PANEL

25. IRE, Men C 2, fol. 174, 18 décembre 1660.26. Ibid., Men B 6, n. 6420, 21 septembre 1753.27. Malgré un double vote, la proposition des députés au chœur

fut rejetée. Les documents postérieurs laissent toutefois sup-poser que l’introduction d’une nouvelle musicienne dans lechœur ait suivi ce schéma (IRE, Men B 6, n. 5432, 30 août1739).

28. L’attestation délivrée par les professeurs de musique étaitgénéralement signée par le maître de chœur, la maestra dicoro, et parfois par les autres maestri qui pouvaient se trouverà l’ospedale au moment de l’audition (maestro di strumentidans le cas d’une instrumentiste, maestro di maniera pour unechanteuse). Mais il arrivait également que les jeunes fillessoient entendues par des musiciens extérieurs à l’ospedale.Ainsi, l’audition de Giovanna Cedroni, en septembre 1733,eut lieu en présence du maître de chœur, Giuseppe Saratelli,mais également d’Antonio Lotti, convié pour l’occasion(ASV, fonds «Ospedali e luoghi pii», B 652, 27 septembre1733). Celui-ci fut également amené à donner son avislorsque les députés au chœur proposèrent que soientadmises dans l’ospedale Soffia Sopradacij et Gerolama Tara,en décembre de la même année (ASV, fonds «Ospedali e

luoghi pii», B. 652, 6 décembre 1733). On peut aussi noterqu’au XVIIIe siècle, les auditions avaient lieu de plus en plusfréquemment devant les présidents et une partie des gouver-neurs, qui pouvaient ainsi juger par eux-mêmes de la qualitédes jeunes filles proposées par les députés au chœur. Il n’estpas impossible qu’ils aient également assisté à ces auditionspour le simple plaisir d’entendre de jolies voix, les jeunesrequérantes étant généralement à cette époque des musi-ciennes déjà accomplies. En effet, ce n’est probablement pasun hasard si les présidents assistèrent aux auditions d’AngelaFranchini, de Laura Risegari ou de Santa Suardi, toutesâgées de quatorze ou quinze ans et déjà bonnes musiciennes(IRE, Men B 6, n. 6163 et n. 6164, 18 mai 1750 et n. 6185, 4avril 1750). Il semblerait que les présidents aient pris lapeine de se déplacer uniquement lorsqu’ils étaient assurésde la qualité des chanteuses. L’exemple de GiovannaCedroni est encore plus parlant : son audition avait pris laforme d’un véritable concert en miniature, puisqu’elle yavait chanté non seulement le répertoire habituel de l’ospe-dale, mais également plusieurs airs d’opéra (ASV, fonds«Ospedali e luoghi pii», B. 652, 27 septembre 1733).

source, qui date son entrée à l’ospedale du 18décembre 1660, précise qu’elle fut acceptée «pourl’usage du chœur, avec une attestation du pèreNadal», i.e. de Natale Monferrato, qui était à cettedate le maître du chœur de l’ospedale25. Aupara-vant, toutes les filles du chœur étaient passées dustatut de fille «du commun» à celui de fille duchœur : Isabetta Negri semble être la première àrentrer dans l’ospedale directement comme musi-cienne. Les gouverneurs, en demandant à NataleMonferrato de juger des dons musicaux de lajeune fille, s’étaient engagés sur la voie de la sélec-tion par le talent : dorénavant, de plus en plus defilles furent acceptées sur des critères artistiqueset, au XVIIIe siècle, le statut d’orpheline ne fut plusune condition sine qua non pour entrer à l’ospedale,pour peu que la jeune fille présentât un don avérépour la musique.

À cette époque, un véritable recrutement demusicienne fut mis en place dans trois des quatreospedali. L’âge restait toutefois un critère impor-tant dans la sélection des musiciennes, seules lestrès jeunes filles étant acceptées. En effet, dès1676, un système d’enseignement particulier avaitété mis en place qui obligeait les musiciennes àapprendre la musique jusqu’à l’âge de vingt ansenviron. Le cursus habituel des musiciennescomportait trois étapes : jusqu’à 16 ans, ellesétaient dites incipienti et apprenaient les bases duchant et d’un instrument; entre 16 et 21 ans, ellesse perfectionnaient dans la classe des profitienti etjouaient ou chantaient dans le chœur, puis les plus

douées d’entre elles accédaient au statut de solisteet d’enseignante (maestra). Il était donc nécessairequ’elles commençassent à apprendre la musiquetrès jeunes, afin de pouvoir servir le chœur au plustôt. Néanmoins, le talent pouvait pallier la jeu-nesse : si les jeunes filles étaient jugées suffisam-ment avancées dans l’apprentissage de la musiquepour intégrer directement la classe des profitientiou celle des solistes, elles pouvaient alors êtreadmises au sein du chœur après l’âge limite, fixéen 1753 à douze ans26.

Afin de s’assurer du talent des jeunes fillesrecrutées, un véritable système d’audition futmis en place dès 1739. À cette date, les gouver-neurs députés au chœur fixèrent définitivementles modalités d’admission des filles du chœurrecrutées hors de l’ospedale : chaque postulantedevrait se faire connaître auprès du quadernier, àqui étaient confiés les registres de l’institution etqui était chargé de vérifier qu’elle répondait auxcritères requis. Si tel était le cas, il devait leurdélivrer un billet avec lequel elles pouvaient seprésenter au maître de chœur pour qu’il juge deleurs capacités de musiciennes27. Tous les dos-siers d’admission au sein du chœur comportentainsi, outre les documents habituels (demandeécrite, certificat de baptême, attestation debonnes mœurs), cette attestation signée dumaestro et de la maestra di coro, éventuellementdu maestro di strumenti, dans le cas d’une instru-mentiste, ou du maestro di maniera, dans le casd’une chanteuse28.

197

29. En août 1773, Ferdinando Bertoni, alors maître de chœur àl’ospedale des Mendicanti, fut ainsi chargé de décider si lescinq jeunes filles prises à l’essai six mois ou un an aupara-vant étaient d’une réelle utilité pour le chœur. Il devait s’ex-primer sur la qualité de la voix de chacune des musiciennesqu’il avait suivi pendant toute la période probatoire, maiségalement sur sa bonne volonté à travailler. Ainsi, le maestrojugea que Luigia Montani, à l’essai depuis six mois, avaitune voix «sans grande force ni agilité». Mais elle chantaitavec grâce et montrait de la bonne volonté pour étudier, cequi laissa penser à Ferdinando Bertoni qu’elle «ne sera[it]pas extraordinaire mais pourra[it] servir utilement lechœur». De Rosa Marcolini, en revanche, on ne pouvait pasespérer de grande réussite car, si elle possédait une voix desoprano très forte et très étendue, elle avait «peu d’intona-tion et un défaut de gorge» et montrait peu de volonté pourétudier. La troisième musicienne à être jugée en cette occa-sion, Teresa Luppi, était originaire de Ferrare, et les profes-seurs de musique furent sans concessions à son égard : dotée

d’une très belle voix de soprano, «agile et forte», elle avaittout pour devenir une excellente musicienne. Mais les pro-fesseurs indiquaient qu’elle faisait preuve de «peu de désiret peu de volonté d’étudier», ce qui expliquait qu’elle ait faittrès peu de progrès au cours des six mois de probation. Lesmaestri réservèrent en revanche leur jugement sur MariaCecchini, trop souvent malade pour pouvoir progresser, etsur Lucietta Cassini, arrivée depuis trop peu de temps dansl’ospedale pour avoir pu profiter de leurs leçons. Ils indi-quaient cependant que cette dernière était pourvue d’unetrès belle voix de contralto, «avec toutes les avantages quel’on demande à une voix extraordinaire». En outre, elleavait démontré une «grande volonté d’étudier», ce quiinduisait les professeurs de musique à penser qu’en conti-nuant à travailler comme elle l’avait fait pendant six mois,elle pouvait fort bien réussir (ASV, fonds «Ospedali e Luoghipii», B 657, 6 août 1773).

30. IRE, Men C 3, entrée «Putelle accettate con oblationi», 19janvier 1671 (n. st.).

Le but de ces auditions était double : il s’agis-sait à la fois de s’assurer que les connaissancesmusicales de base étaient déjà acquises, mais éga-lement de juger de la motivation de la jeune fille,afin de déterminer si son éventuel talent était pro-metteur29. Dans le cas contraire, sa demande d’ad-mission avait toutes les chances d’être rejetée, l’os-pedale ne pouvant se permettre d’entretenir demédiocres musiciennes, alors que des nécessiteuxse voyaient chaque jour refuser l’entrée de l’ospe-dale.

Différentes catégories de «filles du chœur»

Si les modalités de recrutement évoluèrent aucours des siècles, la constitution des chœurs desospedali fut également variable. Plusieurs situationspouvaient en effet coexister au sein d’un mêmechœur. Aux côtés des «filles du chœur» propre-ment dites, qu’elles fussent issues des filles «ducommun» ou qu’elles aient été recrutées spéci-fiquement comme musiciennes, pouvaient setrouver des puttelle accettate con oblationi, des figlie dieducatione et des figlie di spese. Ces termes dési-gnaient différentes catégories d’élèves payantes.

Les puttelle accettate con oblationi devaient payerune somme d’argent pour être admises dans l’ospe-dale, afin de compenser le fait qu’elles prenaientéventuellement la place d’une véritable orphelinepeut-être plus misérable. En effet, ces jeunes filles,qui pouvaient entrer comme filles «du commun»ou comme «filles du chœur» avaient souventencore leurs parents mais ils ne pouvaient s’oc-

cuper d’elles et décidaient de les placer dans unospedale afin qu’elles y reçoivent une instructionde base. La somme versée par les parents pouvaitparfois être considérable, comme l’illustrel’exemple de Maria et Andrianna Siffonte, filles dePiero Siffonte, qui entrèrent aux Mendicanti enjanvier 1671, en versant à la congrégation lasomme de 600 ducats30.

À la différence des puttelle accettate con oblationi,les figlie di educatione ne versaient pas nécessaire-ment de somme de départ mais elles devaientfinancer leur séjour à l’ospedale. Leur statut étaittrès proche de celui des filles du chœur : internes,elles vivaient à l’année dans l’ospedale et recevaientles mêmes leçons que les musiciennes «officielles»du chœur. En outre, ce statut pouvait n’être quetemporaire, une partie des figlie di educatione finis-sant par intégrer le chœur lorsqu’une place selibérait. Ce système permettait aux jeunes filles derecevoir un enseignement musical de qualité, etaux gouverneurs de s’assurer à moindres frais dutalent de la musicienne avant de l’intégrer défini-tivement au sein du chœur. Le statut de figlia dieducatione fut d’ailleurs au fil du temps assimilé àune période transitoire, sorte de préalable à l’ad-mission dans le chœur. Au XVIIIe siècle, les gou-verneurs précisèrent aussi de plus en plus souventlors de l’admission d’une figlia di educatione l’âgejusqu’auquel il lui était permis de rester dans l’os-pedale. Si ce n’était pas une musicienne excep-tionnelle, elle devait ensuite rentrer chez sesparents ou son tuteur, ou rester dans l’ospedalecomme figlia di spese (cf. infra). En revanche, s’il

Des orphelines consacrées à la musique198 Caroline GIRON-PANEL

31. Ibid., Men C 4, entrée «Putelle a spese et in educatione»,fol. 841, 7 mai et 11 juin 1719.

32. Ibid., entrée «Putelle a spese et in educatione», fol. 841, 20janvier 1724 (n. st.).

33. ASV, fonds «Ospedali e luoghi pii», B. 646, pièce 8 «Le putte

in educatione», 26 juillet 1706.34. ASV, fonds «Ospedali e luoghi pii», B. 651, 6 août 1731. Le

maestro Aliprandi est bien entendu Bernardo Aliprandi,maestro di strumenti aux Mendicanti de 1724 à 1732.

s’avérait qu’elle pouvait être utile au chœur, elle yétait généralement introduite avec le statut de filledu chœur.

À mesure que s’étendait la renommée desmusiciennes des ospedali, les aspirantes au statutde figlia di educatione furent de plus en plus nom-breuses, ce qui amena les gouverneurs à énoncerdes règles strictes pour en limiter le nombre. En1719, les gouverneurs des Mendicanti décidèrentainsi que seules pourraient être acceptées in educa-tione ou a spese leurs propres filles ou nièces31. Cedécret fut rapidement contourné, la fille de Lodo-vico Ferro, médecin aux Mendicanti, étantacceptée à ses frais in educatione dès janvier 172432.Il restait néanmoins plus facile d’être acceptée ineducatione si l’on avait des liens de parenté avec unemployé ou une fille du chœur de l’ospedale. C’estainsi qu’en 1699, la liste des neuf filles se trouvantillégalement in educatione aux Mendicanti montraitque deux d’entre elles étaient les nièces de pen-sionnaires de l’ospedale et qu’une troisième était lapetite-fille de l’ancienne prieure33. De même, lessuppliques pour que soit acceptée une petite fillein educatione provenaient souvent de filles duchœur, qui demandaient l’autorisation d’ensei-gner la musique à leur nièce. Ce fut le cas deChiara Capponi, qui demanda en 1724 aux gou-verneurs de faire entrer sa nièce Isabetta dans l’os-pedale et de la prendre in educatione. Dans sa sup-plique, elle indiquait que la jeune Isabetta, âgée desept ans, connaissait déjà les rudiments de lamusique, et qu’elle savait chanter, jouer du violonet de l’orgue. En outre, il semble qu’elle vivait déjàdepuis un certain temps dans l’ospedale, au vu etau su de tous, puisque Chiara Capponi précisaitque sa nièce «s’est rendue capable de servir lechœur de ce lieu pieux, où elle s’entraîne conti-nuellement, à la satisfaction de monsieur lemaestro Aliprandi, ce qui fait espérer qu’elle pourrapar la suite se rendre très utile à ce mêmechœur»34. Chiara Capponi souhaitait régulariser lasituation de sa nièce, craignant sans doute qu’ellese fasse expulser si les gouverneurs décidaient derenvoyer toutes les figlie di educatione et figlie di

spese dans leurs familles, comme ils l’avaient déjàfait auparavant. Isabetta Capponi fut doncacceptée comme figlia di educatione, eu égard pro-bablement à ses talents de musicienne, mais égale-ment au fait que son père, munitionnaire àCorfou, ne pouvait pas la prendre en charge. Vuson statut particulier, elle ne pouvait pas êtreacceptée comme orpheline et les gouverneurs nesouhaitaient pas que l’ospedale finance le séjour dela petite fille tant qu’ils n’étaient pas certainsqu’elle serait réellement utile au chœur. Elle futdonc acceptée à l’essai, sans devoir offrir unesomme d’argent à l’ospedale. En revanche, elledevait payer pour sa nourriture, apporter sonpropre lit et son propre linge. En 1731, les gouver-neurs demandèrent à Bernardo Aliprandi son opi-nion sur ses qualités de musicienne. Celui-ci leurayant confirmé qu’elle était une chanteuseaccomplie, mais également une excellente orga-niste et une très bonne violoniste, elle fut acceptéecomme fille du chœur. Elle n’était donc plus ni ineducatione ni a spese, et jouissait des prérogativeshabituelles aux filles du chœur.

Si certaines figlie di educatione pouvaient égale-ment être dites a spese, ce qui signifiait qu’ellesavaient versé une somme pour être admise dansl’ospedale et qu’elles continuaient de payer pour lesfrais généraux (habillement, leçons, nourri-ture...), le statut de simple figlie a spese existaitaussi. Ces dernières payaient pour recevoir desleçons des filles du chœur, mais elles n’étaient pasau service de celui-ci. Leur nombre ne cessa d’aug-menter à mesure que les difficultés financières desospedali s’aggravaient et que leur renommées’étendait. L’origine géographique des filles duchœur illustre combien la célébrité des chœursvénitiens s’étendait loin des frontières de la Répu-blique Sérénissime dès la fin du XVIIe siècle. Ausiècle suivant, deux jeunes bavaroises deman-dèrent ainsi à venir prendre des leçons de musiqueauprès des maestri et des filles du chœur de l’ospe-dale des Mendicanti. Marianna Noder et CattarinaHadt, âgées l’une de quatorze, l’autre de dix-huitans, furent respectivement admises comme figlie di

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35. ASV, fonds «Provveditori sopra ospedali e luoghi pii», B. 7,fol. 191, 4 septembre 1787, et B 9, fol. 345, 6 octobre 1792.

educatione a spese en 1787 et 179235. Les deuxjeunes filles étaient recommandées par l’Électeurde Bavière en personne, qui souhaitait qu’ellesapprennent la musique italienne. La premièredevait rester trois ans dans l’ospedale, la secondeun an seulement, car elle possédait déjà bien latechnique de la musique vocale et ne venait àVenise que pour se perfectionner. Elles furenttoutes deux acceptées, mais leur séjour ne devaitrien coûter à l’ospedale, les frais quotidiens étantpayés par l’Électeur de Bavière. En outre, ellesdevraient pendant toute la durée de leur séjour seplier à la discipline du lieu. En contrepartie, l’Élec-teur de Bavière avait une exigence : il avait étédécidé que les deux jeunes filles ne participeraientpas aux concerts sacrés donnés par le chœur del’ospedale, étant convenu qu’elles n’étaient là quepour recevoir les leçons des professeurs demusique.

Les «filles du chœur» des quatre ospedali deVenise constituaient donc une micro-société, diffi-cile à définir. Ni religieuses, ni simples musi-ciennes, consacrées à la musique et vivant dansune relative clôture, elles suscitaient la curiositédes Vénitiens comme des voyageurs de passage,qui citaient de plus en plus fréquemment auXVIIIe siècle les ospedali comme un lieu incontour-nable pour quiconque accomplissait le «GrandTour». Toutefois, si les putte appartenaient à unospedale jusqu’à leur mariage ou leur prise devoile, seules éventualités leur permettant dequitter leur institution d’origine, elles s’inséraientégalement dans des réseaux complexes, mettanten scène famille, amis et même «bienfaiteurs»appartenant parfois au patriciat de Venise.

RÉSEAUX FAMILIAUX, RÉSEAUX DE SOCIABILITÉ

Jusqu’à présent, les recherches menées sur lesputte des ospedali de Venise se sont concentrées surl’activité musicale. La carrière des musiciennes lesplus célèbres a pu attirer l’attention des musico-logues, comme l’indique l’ampleur de la biblio-graphie relative à une Faustina Bordoni ou à uneMaddalena Lombardini-Sirmen, mais aucune

étude n’a été consacrée à l’ensemble des musi-ciennes, à leurs conditions de vie, à leur envi-ronnement social et familial. Une telle étudenécessite des recherches minutieuses dans desfonds d’archives très divers (archives institution-nelles, paroissiales, judiciaires), les informationsqu’ils recèlent étant souvent fort dispersées.

La base de données constituée sur les musi-ciennes des Mendicanti compte à ce jour plus de300 noms, et a permis de retracer avec une assezgrande précision l’environnement familial, socialet culturel de ces jeunes filles. Les archives parois-siales ont fourni des informations précieuses surles musiciennes ayant choisi de quitter l’ospedalepour se marier, en permettant notamment unemeilleure connaissance du milieu socio-profes-sionnel dont était issu leur époux. La consultationde l’intégralité des archives de l’établissement aégalement permis de replacer les musiciennes àl’intérieur de réseaux familiaux parfois trèsétoffés, qui viennent remettre en question leurstatut d’orphelines. Si, par nature, la majorité desmusiciennes de la Pietà n’étaient pas des orphe-lines mais des enfants illégitimes, il était générale-ment admis que les putte des autres ospedali méri-taient le titre d’«orfane» sous lequel elles étaientsouvent désignées (cf. supra). Or une étude atten-tive de la base de données prosopographique amontré que cette dénomination ne concernaiteffectivement qu’une petite partie des filles duchœur des Mendicanti, la majeure partie d’entreelle n’ayant perdu qu’un seul ou aucun de leursparents. En outre, cette proportion tendit à s’ac-centuer au cours du XVIIIe siècle, au moment oùla professionnalisation des musiciennes entraînaitune évolution de la méthode de recrutement ausein du chœur, et elle atteignit près de 100% pourles figlie di educatione.

Des orphelines musiciennes?

Les sources iconographiques comme lessources littéraires attestent que la confusion entrefilles du chœur et orphelines musiciennes étaitfréquente jusqu’au XIXe siècle. Les gravures repré-sentant les putte évoquent généralement la situa-

Des orphelines consacrées à la musique200 Caroline GIRON-PANEL

36. G. Albrizzi, Forestiere illuminato intorno le cose più rare e curioseantiche e moderne della città di Venezia..., Venise, 1740, p. 260.

37. P.-J. Grosley de Troyes, Nouveaux mémoires, ou observations surl’Italie et les Italiens, par deux gentilshommes suédois, Londres,1764, t. 2, p. 53; G.-F. Coyer, Voyage d’Italie, Paris, 1776,

vol. II, p. 287-288.38. C. de Brosses, Lettres familières d’Italie... cit.39. C. Burney, The Present state of music in France in Italy...,

Londres, 1771, p. 182-183.

tion familiale des musiciennes : dès 1598, CesareVecellio dépeint les «orphelines, qui sont desjeunes filles abandonnées et n’ont pas de parents»(fig. 2), terme dont Vincenzo Coronelli donne latraduction italienne («Orfanelle dictae») quelquesannées plus tard (fig. 5). En 1740, dans son Fores-tiere illuminato . . . , Giovanni Battista Albrizziévoque à son tour les jeunes filles «restées sansleurs parents, auxquelles on apprend à chanter età jouer de la musique»36. Plus étonnant, ce poncifse retrouve dans les témoignages des voyageursjusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,alors même que la proportion de véritables orphe-lines a singulièrement diminué au sein des ospe-dali. Il semblerait que l’évocation des filles duchœur sous le terme d’«orphelines» se répandedans les années 1740, au moment même oùcelles-ci commençaient à être mentionnées sur leslivrets (cf. supra). Les voyageurs prenaient néan-moins souvent le soin de préciser que les musi-ciennes sont ou bien des orphelines, ou bien des«filles trouvées» (Pierre-Jean Grosley, Gabriel-François Coyer37), ou bien encore des «fillesbâtardes ou [...] que leurs parents ne sont pas enétat d’élever» (Charles de Brosses)38. Seul CharlesBurney, pourtant observateur attentif, écrivait que«les musiciennes sont [à l’Ospedaletto comme à laPietà] toutes orphelines39», ce qui était inexact.Une mention plus tardive encore des «orphelinesmusiciennes» se trouve dans la légende du tableaupeint par Gabriel Bella à l’occasion du concertdonné en 1782 en l’honneur de Pavel Petrovic – lefutur tsar Paul Ier de Russie – et de son épouse,venus incognito à Venise sous le pseudonyme de«Comte et Comtesse du Nord» (fig. 6). Le tableauporte officiellement le titre de «Cantate des orphe-lines pour les Ducs [sic] du Nord», mais le termed’orpheline n’apparaît pas sur la toile elle-même,qui présente dans son angle inférieur droit unphylactère portant l’inscription suivante : «Can-tata delle Putte delli Ospitalli Nella Procurazia FilaMonici Fatta Alli Duchi Del Nordo. Gabriel BellaF.» (fig. 7).

En réalité, sur les 322 musiciennes recensées à

l’ospedale des Mendicanti, seules neuf étaient réel-lement dites «Orfana», ce qui représentait moinsde 3% des effectifs totaux. Ce chiffre atteignait10% si l’on considère par défaut comme orphe-lines toutes les musiciennes ne possédant pas denom de famille, et dépassait les 12% si l’on ajoutecelles dont la tessiture faisait office de nom defamille (telle Franceschina «dal Basso», dite aussisimplement «cantora»). Une analyse plus fineportant sur les 165 musiciennes pour lesquelles ila été possible de recueillir des informations pré-cises sur l’environnement familial fournit des élé-ments supplémentaires. Parmi ces 165 musi-ciennes, entrées aux Mendicanti entre 1601 et1776, 86 avaient au moins un de leurs parents envie au moment de l’admission à l’ospedale, soit52%. Seules seize d’entre elles avaient à la foisleur père et leur mère (9,5%), trente-trois (20%)avaient seulement leur mère et trente-sept(22%), seulement leur père. Le terme d’«orphe-lines» semble donc bien mal approprié pour dési-gner les filles du chœur de cet ospedale, et rienn’indique que la situation ait été différente auxDerelitti et aux Incurabili. Il semblerait donc quela persistance du vocable n’illustre en rien l’évo-lution observable dans les ospedali au cours duXVIIIe siècle, alors que la professionnalisationprogressive des musiciennes avait conduit à l’as-souplissement des règles d’admission, le statutd’orpheline n’étant plus une condition sine quanon pour entrer dans l’ospedale. Il faut néanmoinsinsister sur le fait que les jeunes filles ayant perduleur père étaient nettement plus défavorisées quecelles qui n’avaient plus leur mère, celle-ci pei-nant à assumer seule les besoins de sa famille.C’est pour cette raison que les suppliquesenvoyées par les mères abandonnées par leurmari furent généralement acceptées, dès leXVIIe siècle, par les gouverneurs, même s’il fallaitpour cela admettre un enfant qui ne fût pas réel-lement orphelin. Ce fut le cas, par exemple, deMarina et Giulia Berti, acceptées aux Mendicantien 1696 alors que leur père était «parti ailleurs»[sic]. Après quinze années passées à servir le

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40. IRE, Men C3, 8 juin 1696 et ASV, fonds «Ospedali e luoghipii», B. 647, 30 mars 1711.

Fig. 6 – Gabriel Bella, La cantata delle orfanelle per i Duchi del Nord, huile sur toile, Venise, v. 1782 (Venise, Fondazione Querini Stampalia).

chœur, elles obtinrent l’autorisation de quitterl’ospedale afin d’entrer au couvent de Sainte-Catherine de Chioggia40.

L’importance des liens familiaux

L’exemple de ces deux musiciennes illustreégalement un autre aspect des réseaux familiauxdans lesquels les filles du chœur pouvaient s’in-sérer. Les deux jeunes filles avaient en effet unfrère, Nadal, qui semblait en mesure de subvenir àleurs besoins. Apparemment, une somme de 260ducats avait été versée au moment de l’admissiondes deux petites filles, alors âgées de neuf et

Fig. 7 – Gabriel Bella, La cantata delle orfanelle per i Duchi del Nord,détail, huile sur toile, Venise, v. 1782 (Venise, Fondazione QueriniStampalia).

Des orphelines consacrées à la musique202 Caroline GIRON-PANEL

41. Ospedali civili riuniti, fonds «Atti antichi ospedali», B. 5,processo 60, pièce 16.

42. ASV, fonds «Ospedali e luoghi pii», B. 647, 30 mars 1711.43. Ibid.

44. Ospedali civili riuniti, fonds «Atti antichi ospedali», B. 5,processo 60, pièce 16.

45. Istituto di Ricovero e di Educazione, Men B. 6, n. 6058, 25janvier 1759 (n. st.).

quinze ans. Il s’agit là d’un exemple du systèmedes oblationi, qui permettait de contourner lesrègles strictes d’admission en contrepartie d’unesomme d’argent. C’est ainsi que des enfantsn’ayant pas le statut d’orpheline purent êtreacceptées dans les ospedali, la somme perçue lorsde leur admission étant censée couvrir leurs fraisde bouche et d’hébergement. Cette somme étaitparfois payée par le curé de la paroisse où résidaitl’enfant, mais le plus souvent, elle l’était par unmembre de la famille de celle-ci. Ce fut le cas, parexemple, pour Lugrezia, Bianca et Maria Malas-pina en septembre 1671. Elles entrèrent aux Men-dicanti grâce à la générosité de leur oncle, quirenonça en leur nom à ses droits sur l’héritage deleur père afin que l’ospedale puisse les acceptersans avoir rien à débourser. En outre, il dota cha-cune de ses nièces de cent ducats, pour qu’ellepuisse se marier ou entrer en religion si tel étaitson souhait41. Cette dot fut également versée parNadal Berti en 1711, lorsque ses sœurs expri-mèrent le souhait de prendre le voile au monas-tère de Chioggia, afin qu’elles puissent y êtreacceptées sans qu’il n’en coûte rien à l’ospedale42.

Il arrivait donc parfois que des enfants soientadmis comme «pauvres» ou «orphelins» dans unospedale alors qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre.Dans le cas des sœurs Berti comme dans celui dessœurs Malaspina, un membre de la famille étaitpourtant en mesure de subvenir aux besoinsmatériels des enfants, comme l’indique l’impor-tance des sommes versées. L’oncle des sœursMalaspina et le frère des sœurs Berti sollicitèrentl’aide de l’ospedale lorsqu’il ne leur fut plus possiblede concilier vie professionnelle et charge defamille. Nadal Berti exerçait son service auprès desambassadeurs de la République et était doncamené à séjourner fréquemment loin de Venise43,tandis qu’Antonio Malaspina, ecclésiastique, avaitété envoyé au Levant pour accomplir son minis-tère44.

Ces deux exemples illustrent le rôle que pou-vaient jouer la parenté élargie. Nombre de fillesdu chœur se trouvaient en effet sous la protectiond’un membre de leur famille : même si elles

étaient orphelines, elles pouvaient être temporai-rement hébergées par un oncle, un cousin ouun frère plus âgé. Cette protection pouvaits’avérer indispensable pour entrer dans l’ospedaleafin d’obtenir le financement nécessaire pourcontourner les strictes règles d’admission, maiselle pouvait également constituer une conditionsine qua non pour être admise au sein du chœur(cf. supra). En outre, il semblerait que les petitesfilles aient eu plus de facilité pour entrer dans lechœur si elles étaient liées à l’une des musi-ciennes de l’institution. Ce fut le cas d’IsabettaCapponi, qui n’aurait probablement pas étéadmise dans l’ospedale si sa tante n’y avait pas étéfille du chœur (cf. supra), mais également de biend’autres fillettes qui ne remplissaient pas toujoursles conditions exigées pour entrer dans l’ospedaleet ne furent acceptée que sur l’instance expressede membres de leurs familles qui y étaient déjàpensionnaires. Ceci n’était pas vrai seulementpour les filles du chœur : en 1749, Fiorina Amo-revoli, fille du chœur et prieure, fit entrer sanièce, Elisabetta Zampieri, comme pauvre auxMendicanti et offrit à l’ospedale 250 ducats pourqu’elle soit acceptée, bien qu’elle ne fût qu’or-pheline de mère45.

Une fois admises dans un ospedale, les réseauxfamiliaux continuaient de jouer un rôle fonda-mental dans la vie des musiciennes. En effet,celles-ci vivaient, au même titre que les ouvrières,dans une relative clôture qu’elles ne pouvaientcontourner qu’en obtenant une autorisation desortie, délivrée par les gouverneurs, qui s’assu-raient du bien-fondé de la demande (générale-ment motivée par des raisons médicales ou reli-gieuses) et de la moralité de l’accompagnateur.Afin de pouvoir quitter temporairement l’ospedale,les jeunes filles devaient donc être accompagnéesd’une personne approuvée par les gouverneursqui venait les chercher aux portes de l’établisse-ment, les accompagnait jusqu’au lieu où elles sou-haitaient se rendre et les raccompagnait à la fin dudélai imparti. Il va de soi que les gouverneurs nelaissaient pas des inconnus accompagner leursprotégées, qui étaient donc chaperonnées la plu-

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46. Ces précautions visaient à s’assurer de l’honneur des jeunesfilles, dans une institution qui vivait principalement de lacharité publique. De la bonne réputation des musiciennesdépendait la survie financière des ospedali, le statut de viergeétant une condition indispensable pour pouvoir servir lechœur (sur la question de la réputation à Venise à l’époquemoderne, voir A. Cowan, «Looking in and looking out» : obser-vation, gossip and street culture in early modern Venice, àparaître). C’est ce qui explique la confusion souvent faite parles voyageurs étrangers, qui qualifient les filles du chœur dereligieuses, bien qu’elles ne prononcent pas de vœux.

47. Sur cette question, on consultera avec profit les différentescontributions réunies par C. Grandi dans l’ouvrage suivant :«Benedetto chi ti porta, maledetto chi ti manda» : l’infanziaabbandonata nel Triveneto (secoli XV-XIX) [colloque, Trévise,

1996], Trévise, 1997 (Studi Veneti, 6 ), en particulier la contri-bution de C. Grandi, P come Pietà : i segni corporei dell’identitàistituzionale sugli esposti di Santa Maria della Pietà di Venezia (sec.XVII-XIX), p. 242-256 et celle de L. Fersuochi, Le modalitàdell’esposizione infantile a Santa Maria della Pietà di Veneziadurante la veneta Repubblica, in particolare nell’anno 1778 moreveneto, p. 225-241. Pour une vision plus large, voir l’ex-cellent article de F. Doriguzzi sur l’ospedale San Giovanni deTurin, Vestiti e colori dei bambini : il caso degli esposti, dansEnfance abandonnée et société en Europe, XIVe-XXe siècle [col-loque, Rome, 1987], Rome, 1991, p. 513-537.

48. IRE, Men C 4, 2 février 1722 (n. st.).49. Ibid., Men B 7, 24 février 1771 (n. st.).50. Ibid., no 7673, 26 septembre 1773.

part du temps par des membres de leur famille,généralement leurs frères ou leurs oncles46. MariaCanuti, par exemple, obtint ainsi la permissionpresque chaque année entre 1732 et 1750 dequitter l’ospedale pendant un mois pour aller inVilla (c’est-à-dire sur la Terre ferme), chez sonfrère Nicolò Canuti, prêtre de la paroisse véni-tienne de San Giovanni Novo. Celles qui n’avaientpas de famille ou dont la famille résidait trop loinde Venise s’étaient mises sous la protection d’ungouverneur de l’ospedale ou de «bienfaiteurs», quiappartenaient généralement aux grandes famillespatriciennes de Venise, et pouvaient ainsi obtenirdes autorisations de sortie pour aller «en villégia-ture» chez leurs protecteurs.

S’il n’était pas rare que les filles du chœuraient pour protecteur un patricien ou une patri-cienne, elles étaient presque toutes d’extractionsociale très basse, du moins à l’origine. Le cas de laPietà est une fois encore particulier car il arrivaitque les enfants abandonnés soient vêtus de somp-tueux vêtements, ce qui laisse supposer une ori-gine noble47. Dans la majorité des cas, toutefois, lesmusiciennes choisies parmi les orphelines étaientissues de milieux pauvre et respectable, deux cri-tères incontournables pour pouvoir être acceptéesdans l’institution. Même si, par la suite, les critèresd’admission dans le chœur reposèrent plus sur letalent que sur la charité, les filles du chœur res-tèrent d’origine modeste. Toutefois, l’apparition defiglie di educatione a spese changea quelque peu ladonne, puisque les frais entraînés par leur héber-gement et leur instruction étaient généralementfinancés par leurs parents ou un membre de leurfamille, ce qui impliquait qu’elles viennent d’unefamille quelque peu fortunée. C’est particulière-

ment frappant dans le cas des filles de gouver-neurs, tous par essence patriciens ou cittadini deVenise : D. Agostin Rubbi obtint ainsi l’autorisa-tion de faire entrer sa fille Lucieta in educatione auxMendicanti en 1722, contre la somme de 50ducats48.

On peut également déduire l’origine noble decertaines filles du chœur à partir d’indicationséparses dans les archives. La jeune MaddalenaRosalia, acceptée comme figlia di educatione auxMendicanti en 1771, était ainsi la fille du comted’Afflissio49. Plus étonnant, car elle n’était pas unefille in educatione mais bien une fille du chœur, Gio-vanna Vincenza Anselmi, dont la présence estattestée aux Mendicanti en 1773, était la fille d’An-tonio Anselmi, lui-même fils du «N. H. ValerioAnselmi». Ces initiales, dont le développement est«nobilhomo», indiquent l’appartenance au patri-ciat vénitien. On peut noter que l’origine noble dela jeune fille n’était probablement pas étrangère aufait qu’elle fut acceptée dans l’ospedale bien qu’ellene fût ni orpheline ni pauvre, et que le chœur setrouvât déjà au complet avec soixante-dix musi-ciennes50.

Liens familiaux et liens de sociabilité

Il convient cependant de rappeler qu’il s’agit làde cas exceptionnels, la majorité des filles duchœur étant toujours d’extraction sociale modesteau XVIIIe siècle. Les archives fournissent parfoisdes renseignements précieux sur l’emploi de leurpère et indiquent que toutes ou presque venaientd’une famille modeste. Le corpus est malheureu-sement peu étendu, puisqu’on ne connaît la pro-fession du père que pour dix-sept filles du chœur

Des orphelines consacrées à la musique204 Caroline GIRON-PANEL

51. ASV, fonds «Ospedali e luoghi pii», B. 651, 6 août 1731.52. Ibid., B. 646, pièce 8 «Le putte in educatione», 26 juillet

1706.53. Ospedali civili riuniti, fonds «Atti antichi ospedali», B 5,

processo 60, pièce 16.54. IRE, Men B 5, n. 4464, 20 janvier 1724.55. Ibid., Men B 6, n. 6175, 24 août 1750.56. On trouve seulement six exemples de témoins signant d’une

simple croix : Pietro Costantini, pensionnaire aux Mendi-canti, qui témoigne pour la musicienne Sofia Sopradacij en

1750 (Archivio storico del patriarcato di Venezia ASPV, fonds«Curia – sezione antica», Examinum matrimoniorum, 235,no 221); Valentino de Giusto et Valentino Paparazzo, tousdeux livreurs, témoins de Giambattista Gallo qui épousa Eli-sabetta Trentin en 1772 (Ibid., 279, no 264); Simeon Clerici,livreur, témoin de Giovanni Vicentini qui épousa BiancaGhisi en 1776 (Ibid., 285, no 220) et Giovanni Girardi, tapis-sier et Francesco Redolfi, domestique, tous deux au servicedu cittadino Andrea Sanfermo, qui épousa Cecilia Martinellien 1776 (Ibid., 288, no 469).

des Mendicanti. Cet échantillon permet néan-moins de tirer quelques conclusion. On remarqueainsi que plus d’un tiers d’entre eux (35%) étaientmilitaires ou exercaient un emploi en rapport avecles armes. Iseppo Capponi, le père d’ElisabettaCapponi, est ainsi dit «munitionnaire à Corfou»51.Parmi les militaires, certains étaient probablementde simples soldats, tels le père de Pasqualigna,figlia di educatione arrivée à l’ospedale l’âge de septans, «lorsque sont père est parti au régiment»52.D’autres étaient officiers : Guglielmo Terri, père dedeux filles du chœur, était capitaine, tandis queGasparo Malaspina, père de trois d’entre elles,était lieutenant-colonel. Le père d’AndriannaBianchi, acceptée en 1670, était colonel et gouver-neur aux Mendicanti. Il est assez surprenant deconstater que la majorité des militaires pour les-quels nous avons des informations sont des offi-ciers, ce qui laisse supposer une origine socialerelativement élevée et une certaine fortune per-sonnelle. Cela est confirmé par le fait que le pèrede Lugrezia, Maria et Bianca Malaspina leur avaitlaissé suffisamment de bien pour que leur onclepuisse, en renonçant simplement à ses droits surl’héritage de son frère, subvenir aux besoins de sestrois nièces pendant toute la durée de leur séjouraux Mendicanti (cf. supra)53. De même, le fait quele père d’Andrianna Bianchi soit gouverneur auxMendicanti prouve, plus encore que son statutd’officier, qu’il n’était pas d’extraction modeste.

Si six des pères pour lesquels nous possédonsdes informations avaient un emploi en rapportavec l’armée, quatre autres exerçaient des profes-sions liées à la médecine. Ainsi, le père de Marga-rita Bonafede, l’une des plus célèbres soprano duchœur, était dit «chirurgien», et celui d’AnnaMaria Steccotti était «barbier». On trouve égale-ment un pharmacien (ou spiciar) et un vendeurd’agrumes (narancer). L’une des filles des Mendi-canti était la fille de Lodovico Ferro, médecin à

l’ospedale, mais elle était figlia di educatione a spese,ce qui explique son origine sociale plus élevée54.C’était également le cas de Marieta Carli, figlia dispese et fille d’un lapidaire (ou diamanter) vénitien.Enfin, certaines filles du chœur étaient filles demusiciens : ce fut le cas de Marieta Giusti, engagéecomme maestra en 1618 et fille de l’organiste deSaint-Marc Paolo Giusti. De même, Maria Giro-lama et Maria Elisabetta Rossoni, qui entrèrentdans le chœur en 1750, venaient d’une famille demusiciens puisque leur père, Lorenzo Rossoni, etleur cousin, Giuseppe Pisoni, étaient tous deuxprofesseurs de musique, «parmi les meilleurs pro-fesseurs de leur genre»55.

Si ces exemples semblent indiquer que les fillesdu chœur venaient d’un milieu modeste et nonmisérable, il faut se garder de déductions hâtivesreposant sur un corpus somme toute très réduit.Toutefois, les premières recherches effectuées surles musiciennes ayant quitté le chœur pour semarier tendent à confirmer cette première impres-sion. Les archives patriarcales de Venise four-nissent en effet, à travers les Examinum matrimo-niorum, de précieuses indications sur l’originesociale et familiale des filles du chœur. L’échan-tillon des vingt-sept mariages étudiés pour l’ospe-dale des Mendicanti indique ainsi que rares étaientles témoins (amis ou membres de la famille convo-qués pour attester du célibat des futurs époux) àne pas savoir signer de leur nom56. Ces témoinsétaient généralement des connaissances du futurépoux, qui avait été amené à les côtoyer dans sontravail, bien qu’il exerçât souvent lui-même uneactivité plus qualifiée, étant parfois même l’em-ployeur de ses témoins. Les témoins des filles duchœur étaient fréquemment des membres de l’os-pedale d’où elles étaient issues, ce qui leur permet-tait d’affirmer avec certitude que la jeune fillen’avait jamais contracté d’engagement matrimo-nial. On retrouve ainsi fréquemment Bartolomeo

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57. Les ouvriers de l’Arsenal, ou arsenalotti, habitaient en effetpresque tous dans le quartier de Castello, où une habitationleur était attribuée. Pour plus de précisions, voir R. C. Davis,Shipbuilders of the Venetian Arsenal. Workers and workplaces inthe preindustrial city, Baltimore / Londres, 1991, 270 p. etF. C. Lane, Navires et constructeurs à Venise pendant la Renais-sance, nouv. éd., trad. de l’angl., Paris, 1965.

58. ASPV, fonds «Curia – sezione antica», Examinum matrimo-niorum, 233, no 56.

59. Bortolo Brochi, âgé de 28 ans au moment de la demande,semble être originaire de Venise. Dès 1733, sa présence estattestée dans un régiment de Brescia, où il aurait eu le grade

d’enseigne (alfier). À l’âge de 15 ans, il serait parti à Spalato,en Dalmatie, où il aurait passé trois ans à «l’école de philo-sophie», après quoi il semble être entré comme simple soldatdans un régiment trévisan, avec lequel il aurait navigué pen-dant plusieurs années à travers la mer Adriatique jusqu’àCorfou. Après un séjour d’un an à Venise, vers 1742, il seraitreparti pour Constantinople, avec le bayle Donà, où il seraitdemeuré près de trois ans. De retour à Venise en 1746, iln’aurait passé que quelques mois en ville, avant de repartirpour une destination inconnue. D’après les témoignages,Bortolo Brochi ne serait revenu à Venise qu’en juin 1749,soit moins de six mois avant la demande d’autorisation de

Zucchi, gouverneur aux Mendicanti, parmi lestémoins des futures épouses.

Ces témoignages nous permettent parfois dedéterminer le quartier dans lequel étaient nées lesmusiciennes, ce qui peut fournir de précieusesindications sur leur milieu d’origine et même surl’emploi occupé par leurs parents. Certains quar-tiers de Venise étaient en effet réservés à des caté-gories bien précises de travailleurs, comme lequartier de l’Arsenal, par exemple57. La professionde leurs témoins, lorsqu’ils ne viennent pas desMendicanti, nous renseigne également sur lesréseaux familiaux et amicaux dans lesquels elless’inséraient. Ainsi, les témoins de Margarita Bona-fede nous fournissent des informations intéres-santes sur son enfance, avant qu’elle n’entre auxMendicanti. Giovanni Piemonte, chiffonier(tamiser) et Giovanni Diotallevi, colporteur (mer-ciarius), disent ainsi connaître la musiciennedepuis l’enfance, époque où elle habitait près dechez eux dans la paroisse de S. Antonin58.

Origine et statut social des époux

Plus intéressant encore, les archives patriar-cales nous donnent des informations uniques surle statut socio-professionnel des époux des musi-ciennes. Trente-et-un sont connus, la professionde la moitié d’entre eux étant attestée par lesarchives. L’étude de ce corpus restreint tend àmontrer que la majorité des musiciennes quittantl’ospedale pour se marier épousaient des artisans.En effet, dix des seize époux dont la profession estconnue travaillaient dans l’une ou l’autre des cor-porations de métier : trois étaient employés dansune pharmarcie (specier ou droghier), les autres serépartissent entre métiers du livre (garzon di librer)métiers de bouche (giovane da salumier ou zuccarer),blanchisserie («da bianco») et même métiers plusqualifiés tels que joaillerie et taille de vêtements de

soie. Deux autres prétendants étaient employéscomme domestique dans des familles nobles deVenise, tandis qu’un troisième exerçait le métierde barbier. Cette répartition socio-économiquerappelle celle que l’on trouvait pour les pères desmusiciennes, souvent eux aussi artisans. La dif-férence principale réside dans l’absence quasi-totale de militaires, un seul des époux, BortoloBrochi, mari de Gerolama Tavani, étant ancienmilitaire reconverti en tavernier. Cela s’expliquesans doute par le fait que les gouverneurs devaients’assurer de la moralité du prétendant et de sacapacité matérielle à entretenir le ménage pourpouvoir autoriser le mariage. Or, les simples sol-dats pouvaient difficilement fournir ces preuves, lasolde perçue n’étant souvent pas suffisante poursubvenir aux besoins d’un couple chargé d’en-fants. De plus, la vie militaire faisait courir à ceshommes des risques réels, les anciennes filles duchœur pouvant alors se retrouver veuves etrevenir à leur misère antérieure, dont le passagepar l’ospedale était supposé les avoir sorties. Enfin,à partir des années 1740, plusieurs témoignagesétaient nécessaires aux futurs époux pour prouverleur statut de résident vénitien et surtout leurabsence d’engagement matrimonial. L’exemple deBortolo Brochi montre combien ces deux élé-ments étaient difficiles à prouver pour un mili-taire, le jeune homme ayant dû recourir à quatretémoignages, contre deux habituellement, dontcelui d’un notaire. Cette situation particulièreexplique peut-être également que la demande aitémané du père, Pietro Brocchi, qui devait alors seporter caution à la fois de la moralité de son fils etde son aptitude à subvenir aux besoins duménage. Si la supplique a été acceptée par les gou-verneurs, c’est sans doute parce que BortoloBrochi avait alors renoncé au métier des armespour reprendre la taverne paternelle, s’assurantainsi un revenu fixe59.

Des orphelines consacrées à la musique206 Caroline GIRON-PANEL

mariage, parvenue aux gouverneurs des Mendicanti le 27décembre, après que les témoignages aient été enregistrésdans les Examinum matrimoniorum. Cette situation parti-culière explique que le prétendant ait pris la précaution defaire témoigner quatre personnes différentes l’ayant connulorsqu’il résidait hors de Venise et pouvant donc attester deson célibat (ASPV, fonds «Curia – sezione antica», Examinummatrimoniorum, 234, no 487).

60. ASV, fonds «Ospedali e luoghi pii», B. 651, 18 septembre1729.

61. J. Richard, Description historique et critique de l’Italie ou Nou-veaux mémoires sur l’état actuel de son gouvernement, des sciences,des arts, du commerce, de la population et de l’histoire naturelle,Dijon / Paris, 1766, vol. 2, p. 333-334.

62. Pietro Canal, dans sa Musica, vol. 1, p. 496, écrit que Faus-tina Bordoni était élève aux Incurabili. E. Selfridge-Field,

Les gouverneurs des ospedali prenaient grandsoin de vérifier la moralité et surtout la solvabilitédes prétendants, afin d’éviter que ceux-ci n’uti-lisent les talents musicaux de leurs épouses à desfins mercantiles. Les musiciennes du chœurétaient en effet censées réserver l’exercice de lamusique à l’enceinte de l’ospedale, de leur couventou de leur demeure particulière, l’éducationreçue étant théoriquement destinée à la louangedivine, non au plaisir profane des auditeurs. Ilétait donc formellement interdit aux filles duchœur de chanter ou jouer en public une fois sor-ties de leur institution d’origine, et les marisdevaient s’engager à respecter cette interdictionsous peine de devoir restituer l’intégralité de ladot de leur épouse. C’est ce que les gouverneursdes Mendicanti rappelèrent à Giulio Locadellolorsque celui-ci exprima son désir d’épouserMaria Bressan en 1729. Prudent, il joignit à sasupplique une attestation de ses parents danslaquelle ils affirmaient qu’ils l’aideraient à sub-venir aux besoins du ménage si besoin était. Enoutre, ils s’engageaient à lui fournir les instru-ments nécessaires à l’exercice de sa profession detailleur de vêtements de soie, ce qui lui assuraitune activité stable et rémunératrice. Les députésau chœur, porte-paroles des gouverneurs, accé-dèrent à la requête du jeune homme, après avoirvérifié que «les habitudes, l’habileté et l’emploidu requérant étaient suffisants pour soutenir lescharges du mariage»60. L’abbé Richard, de passageà Venise au milieu du XVIIIe siècle, rappelle cetusage61 :

Ces jeunes filles, sous l’inspection des administra-

teurs qui en répondent à la république, restent dans

les conservatoires, jusqu’à ce qu’il se présente pour

elles un établissement honnête, et approuvé par les

magistrats qui en ont soin. Il arrive souvent qu’elles

charment quelques-uns de leurs auditeurs, qui se

déterminent à les épouser; ce qui arrive communé-

ment quand elles sont d’une figure intéressante.

Dans ce cas, le futur époux présente l’état de ses

biens au bureau d’administration, qui s’informe s’il

est légitime, s’il est de bonnes mœurs, et si une

femme peut espérer un sort heureux avec lui : alors

on lui accorde la jeune élève qu’il demande.

Le fait que la majorité des époux des filles duchœur semblent avoir été des artisans s’expliquepeut-être par les modalités de rencontre entre lessoupirants. Si l’abbé Richard évoque des idyllesentre musiciennes et auditeurs, il est probableque les rencontres entre futurs mariés aientplutôt eu lieu hors de l’ospedale. En effet, lesarchives nous indiquent que souvent, les futursépoux se connaissaient depuis l’enfance, ayantgrandi dans le même quartier. Il n’était donc pasrare qu’une musicienne épousât un homme exer-çant le même métier que son père, même s’ilsemble que le passage par un ospedale ait permisune certaine ascension sociale pour ces jeunesfilles. Deux cas particuliers sont toutefois à sou-ligner : celui des putte épousant des musiciens etcelui, plus rare encore, des musiciennes épousantdes nobles Vénitiens.

Les cas de filles du chœur ayant épousé desmusiciens sont relativement rares, les gouver-neurs hésitant sans doute à donner leur accord àun mariage susceptible de déboucher sur uneexploitation commerciale de l’enseignement dis-pensé à la jeune fille. Plusieurs exemples sontnéanmoins attestés, dans les quatre ospedali. C’estainsi que Faustina Bordoni, mezzo-soprano dansle chœur de la Pietà, épousa en 1730 le composi-teur Johann Adolf Hasse, qui devint par la suitemaître de chœur aux Incurabili. Aux Mendicanti,deux exemples de musiciennes ayant épousé descompositeurs sont bien connus. Lelia Achiappati,entrée dans l’ospedale en 1760, devint soliste dèsl’année suivante et apparaît sur tous les livretsd’oratorios composés entre 1762 et 1768. En1768, elle épousa Pietro Guglielmi, alors composi-teur pour la Pietà, et commença dès 1769 àchanter en public les compositions de son mari62.À la même époque, une autre musicienne talen-

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quant à elle, la compte parmi les élèves de la Pietà (Annotatedmembership lists of the Venetian instrumentalists’ guild (1672-1727), dans Royal musical association research chronicle, n. 9,1972, p. 1-52). Sa présence dans le chœur des Mendicantiest toutefois attestée par les archives.

63. Sur la carrière de Maddalena Lombardini-Sirmen, onconsultera avec profit l’ouvrage de J. Baldauf-Berdes etE. Arnold, Maddalena Lombardini-Sirmen, eighteenth-centurycomposer, violinist and businesswoman, Lanham (Mld.) /Londres, 2002, XVI-170 p.

64. E. Yrwin, Voyage à la mer Rouge... cit. L’anecdote est certaine-ment rapportée par l’auteur, qui n’a pas pu assister lui-même à l’événement. Antonio Sacchini avait en effet quittéle chœur de l’Ospedaletto depuis sept ans lorsque EylesYrwin visita Venise.

65. E. Wright, Some observations made in travelling through France,Italy, etc. in the years 1720, 1721, and 1722, Londres, 1730,vol. II, p. 79.

66. ASPV, «Registro dei matrimoniali celebrati alla Pietà», no 9,14 février 1776.

tueuse avait quitté le chœur pour suivre uncompositeur : Maddalena Lombardini-Sirmen,violoniste virtuose formée par Tartini, était l’undes fleurons du chœur des Mendicanti jusqu’àson mariage avec Pietro Sirmen, en 1767. C’estsans doute ce qui explique la réticence des gou-verneurs à autoriser ce mariage, la jeune femmeayant été contrainte de présenter sa demande àdeux reprises avant que celle-ci ne fût acceptée. Ilest probable que les autorités de l’ospedale avaientperçu, outre la perte que ce mariage impliquaitpour le chœur, le danger qu’il représentait. L’his-toire leur donna raison puisque la violoniste netarda pas à jouer à l’étranger les compositions deson mari, avant de publier elle-même plusieursconcertos, exemple unique de musicienne forméedans les ospedali ayant fait carrière commecompositrice63.

Malgré les réticences des gouverneurs, il arri-vait donc que les meilleures musiciennes duchœur épousent des compositeurs, parfois mêmele maître de chœur de leur propre ospedale. C’esten tout cas ce que semble indiquer le témoignagede Eyles Yrwin, qui évoque le mariage de Sac-chini, maître de chœur à l’Ospedaletto, avec l’unede ses élèves64 :

Les cantatrices que nous avions déjà entendues dans

l’église nous régalèrent de nombre d’airs sérieux et

comiques, tous infiniment agréables. C’étoient les

écolières de Sachini. Ce célèbre artiste, qui lève par

ses talents tant de contributions dans les pays étran-

gers, se fait, dans le sien, un plaisir de les consacrer

gratuitement à l’amusement de ses compatriotes.

L’une de ces cantatrices étoit sur le point de se

marier avec le maître de musique dont je viens de

parler.

Si certains musiciens profitaient des talents deleur épouse pour faire connaître leurs composi-

tions, d’autres semblent avoir respecté l’engage-ment pris de ne jamais la laisser exercer en public.C’est du moins ce qu’affirme Edward Wright, depassage à Venise dans les années 1720. Il dit eneffet avoir rencontré un certain Natale Bianchi,marchand vénitien ayant épousé une anciennechanteuse de l’ospedale des Incurabili. Bien quecelle-ci «chante admirablement bien, d’après legentleman qui nous a introduit [chez le mar-chand], il ne nous fut permis ni de l’entendre, nide la voir»65.

Si les cas de mariages entre musiciennes etcompositeurs restent donc relativement rares, il enva de même pour les unions entre filles du chœuret patriciens ou cittadini de Venise. Même si lesputte étaient réputées vertueuses et éduquées pourêtre de parfaites maîtresses de maison, leur originehonteuse ou modeste empêchait théoriquementtoute union au-dessus de leur condition. Certainsexemples sont néanmoins attestés dans lesarchives, notamment à l’ospedale des Mendicanti.On sait que Cecilia Martinelli épousa en 1776 le«Circospetto signore» Andrea Sanfermo, titrereflétant son appartenance au corps des secrétairesdu Sénat ou du Conseil des Dix. Le jeune homme,pourvu apparemment d’une domesticité consé-quente, précise qu’il «vit de ses rentes», ce quiindique une véritable aisance financière. Plus inté-ressant encore est le cas de Camilla dal Corno, filledu défunt capitaine Giacomo dal Corno, quiépousa la même année le nobiluomo GiovanniCarlo Zorzi. L’acte de mariage précise qu’il étaitveuf en premières noces de la nobildonna LucreziaBadoer, ce qui l’apparentait à l’une des plusanciennes familles de Venise66. L’histoire est d’au-tant plus intéressante qu’il s’agit apparemmentd’un mariage arrangé par l’oncle de la musicienne,lequel avait sollicité en février 1776 l’autorisationde retirer sa nièce du chœur «à l’occasion d’unmariage convenable». Le terme utilisé par l’oncle

Des orphelines consacrées à la musique208 Caroline GIRON-PANEL

67. J. Spence, Letters from the Grand Tour... cit.68. IRE, Men B 2, fol. 126, 2 février 1670 (n. st.).

69. ASV, fonds «Ospedali e luoghi pii», B. 652, 25 janvier 1732(n. st.).

de la jeune fille illustre l’occasion exceptionnellequi se présentait pour elle, ce qu’admettent lesgouverneurs qui lui accordent de quitter le chœurafin de «procéder au mariage décent arrangé [parson oncle]». Joseph Spence, qui visite Venise en1741, se fait l’écho de ces mariages entre musi-ciennes et nobles vénitiens. Il cite le cas de lachanteuse Emilia, l’une des meilleures solistes desIncurabili, qui était alors «sur le point d’épouserun gentleman de Venise. Il était tombé amoureuxde sa voix et une brave dame âgée, qui avait étéune auditrice et une admiratrice fidèle de la chan-teuse, lui donna une fortune évaluée à plus demille livres (ce qui est deux à trois fois plus enItalie qu’en Angleterre) afin de faire d’elle un partihonnête pour lui. Des choses de ce genre arriventde temps en temps»67.

Si ces quelques cas illustrent la possibilitépour les filles du chœur de se marier très au-dessus de leur condition première, les cas demariages avec des patriciens restent néanmoinsfort rares. Cependant, des relations réelles exis-taient entre les ospedali et les familles patriciennesde Venise, à travers l’implication des gouverneursdans la congrégation mais aussi grâce à l’exis-tence de relations de patronage entre les musi-ciennes et les patriciens (ou patriciennes) deVenise.

Les liens avec des familles patriciennes

Dès le XVIIe siècle, certaines filles du chœurjouirent de la protection de patriciens apparte-nant ou non à la congrégation d’un ospedale. Cesliens privilégiés pouvaient s’exprimer par l’inter-médiaire d’une aide financière, en particulierdans le cas des putte accettate con oblationi. Ainsi,Francesco Morosini, agissant pour le compted’une «procuratrice» anonyme, offrit dix ducatspar an à l’ospedale des Mendicanti pour payerles frais d’hébergement de Marina Muranese,«jusqu’à ce que l’on déclare celle-ci suffisamment[instruite] pour être utile au chœur»68. De même,c’est un prince anonyme qui finança le séjour destrois sœurs Malaspina, leur père étant mort à sonservice69.

S’il s’agit là de cas relativement rares, un véri-table système de patronage existait en revanchedans tous les ospedali, la quasi-totalité des filles duchœur ayant un ou plusieurs «bienfaiteurs», selonle terme consacré. Sur les cinquante-cinq filles duchœur des Mendicanti pour lesquelles nous possé-dons des informations, plus de la moitié (vingt-neuf, soit 52%) avaient pour bienfaiteurs despatriciens. Quatorze d’entre eux étaient gouver-neurs dans l’ospedale, ce qui semble indiquer quela pratique était fréquente. Une étude attentivedes sources nous indique néanmoins que les gou-verneurs choisissaient soigneusement leurs proté-gées. En effet, près des trois-quarts d’entre eux(dix sur quatorze) avaient choisi de devenir lesbienfaiteurs de solistes du chœur, c’est-à-dire demusiciennes accomplies. Souvent chanteuses,elles tenaient le premier rôle dans les oratorioscomposés pour les grandes occasions et consti-tuaient ainsi l’élite du chœur des Mendicanti.

Outre les gouverneurs, d’autres patriciens oucittadini pouvaient entretenir des relations depatronage avec les filles du chœur. C’est ainsi quel’on trouve plusieurs procurateurs de Saint-Marc(ou leurs épouses), fonction honorifique fortprisée à l’époque moderne pour les honneurs quilui étaient attachés. La liste de bienfaiteurs nousrenseigne sur les liens étroits existant entre lesfilles du chœur et les familles patriciennes. AuxMendicanti, on trouve ainsi des représentants desfamilles Gradenigo, Sanudo, Venier, Rezzonico etDolfin. Certains ont pour protégées, de façonsimultanée ou consécutive, plusieurs filles duchœur, toujours choisies parmi les plus expéri-mentées. C’est le cas par exemple de la nobildonnaSamaritana Venier, bienfaitrice de Maria Bassa,Francesca Rossi et Angela Cristinelli, respective-ment maestra (et violoniste virtuose), organiste etsoliste dans le chœur. Cet exemple reflète égale-ment le rôle que pouvaient tenir les épouses degouverneurs : le mari de Samaritana Venier, Vin-cenzo, était en effet gouverneur aux Mendicanti,«député chargé des filles du chœur» dans lesannées 1740, au moment où son épouse apparaîtcomme bienfaitrice. Il semble même que le décèsde celui-ci (attesté dès janvier 1751) n’ait pas

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70. IRE, Men B 6 no 6231, 9 mai 1751.71. L’ensemble de ces documents est étudié dans l’article sui-

vant : C. Giron-Panel, Entre Église et théâtre : la fugue de deuxmusiciennes vénitiennes en quête de gloire, dans Clio, la revued’histoire des femmes, no 25, 2007, p. 99-119. L’intégralité deces documents à également été publiée par P. G. Gillio, «Le

donne di teatro non anno pregiudizi» : notizie inedite sulla fugadall’Ospedale dei Mendicanti di Adrianna Ferrarese, virtuosa friu-lana e interprete mozartiana, dans Musica e storia, XIII/3, 2005,p. 426-451.

72. ASV, fonds «Ospedali e luoghi pii», B. 687, Notatorio A,p. 143, 15 février 1691 (n. st.).

empêché son épouse de continuer son activité depatronage puisqu’elle apparaît dans les archivesjusqu’en mai de la même année70.

Le fait d’avoir un bienfaiteur ou une bienfai-trice haut placé dans la société vénitienne compor-tait pour les filles du chœur plusieurs avantagesnon négligeables. Pour celles qui n’avaient plus defamille, cela leur permettait en premier lieu d’ob-tenir des autorisations de sortie, sésame indispen-sable pour quitter l’ospedale pour une durée plus oumoins longue. Les archives nous indiquent que lesmusiciennes liées aux gouverneurs de l’institutionpar une relation de patronage obtenaient ainsi plusfacilement des autorisations de sortie pouvant allerjusqu’à un mois. Les filles du chœur pourvues deriches bienfaiteurs pouvaient également recevoirde précieux cadeaux, et parfois une dot substan-tielle venant arrondir celle offerte par l’ospedale etleur permettant de contracter un mariage très au-dessus de leur condition (cf. supra).

Il semblerait que les filles du chœur aient par-fois entretenu des relations amicales avec leursbienfaiteurs, notamment lorsqu’il s’agissait defemmes. Le cas d’Andrianna Ferrarese est parti-culièrement éclairant. Cette jeune musicienne,soliste dans le chœur entre 1779 et 1783, avaitpour bienfaitrice une certaine «procuratrice Gio-vanelli», certainement épouse d’un procurateurde Saint-Marc. Séduite par le fils du consul deRome, elle s’enfuit avec lui en janvier 1783 pourtenter de faire carrière au théâtre. Retrouvée àPortogruaro et chassée de l’ospedale pour avoirperdu sa virginité, elle fit appel à sa bienfaitriceafin que celle-ci l’aide à obtenir des gouverneurs lareconnaissance de son «mariage». Les lettresenvoyées par la musicienne à sa protectrice laissedeviner de véritables liens d’amitié entre les deuxfemmes, même si leurs relations restaient mar-quées par la distance due au rang de la procura-trice. On peut noter, néanmoins, que c’est à elleque s’adressa Andrianna Ferrarese lors de sa mésa-venture, alors qu’elle n’écrivit ni à son père, ni àun proche. On peut y voir le reflet du pouvoir de

la procuratrice, seule à même de fléchir les gou-verneurs et, peut-être, d’obliger le consul de Romeà reconnaître comme valide l’engagement pris parson fils auprès de la musicienne. Si la procuratrice,sans doute peu désireuse de mêler son nom à unehistoire si inconvenant, ne répondit pas à la chan-teuse, le degré d’intimité des deux femmes estattestée par une lettre antérieure précisant que lapatricienne avait prêté autrefois un manteau à lamusicienne, ce qui indique que les deux femmesavaient été auparavant très proches71.

Si les patriciens de Venise ne dédaignaient pasprendre pour protégées les musiciennes des ospe-dali, c’est que le statut de «bienfaiteur» leurconférait certains avantages. Bien qu’il fût théo-riquement interdit aux filles du chœur de se pro-duire en public, il est très probable que les musi-ciennes obtenant l’autorisation de passer un moisin Villa chez leurs bienfaiteurs y donnaient desconcerts. Il va de soi que les archives ne four-nissent pas la preuve de cette activité illégale. Tou-tefois, certains indices permettent d’étayer l’hypo-thèse de concerts donnés dans les demeuresestivales des patriciens par les musiciennes desospedali. Ainsi, une étude précise des demandes desortie déposées par les musiciennes de la Pietà etcelles des Mendicanti a permis de réaliser qu’unepartie d’entre elles quittaient leur ospedale aumême moment pour se rendre chez les mêmesbienfaiteurs. Or, il s’agissait généralement d’unechanteuse et de deux instrumentistes, souventune violoniste et une violoncelliste ou une orga-niste... soit la composition idéale d’un trio (voix,cordes, basse continue). C’est le cas, par exemple,des trois protégées de la patricienne SamaritanaVenier, déjà évoquée, mais également de plusieursmusiciennes de la Pietà. Un document, daté defévrier 1691, évoque même explicitement l’activitémusicale d’Anzelica dal Tenor et de Paolina dallaViola, qui se rendent chez la nobil donna ZanettaVendramin tandis que deux autres filles du chœur,Rosa et Vendramina sont invitées chez la patri-cienne Chiara Bragadin72.

Des orphelines consacrées à la musique210 Caroline GIRON-PANEL

73. Il s’agit d’Alvise Pisani (doge de 1735 à 1741), dont la pré-sence est attestée aux Mendicanti en 1702 et 1718 et deLodovico Manin (doge de 1789 à 1797), gouverneur en

1763. Gabriel Marcello, également gouverneur aux Mendi-canti, fut candidat à la dogature en 1762, sans succès.

Les patriciens pouvaient donc tirer de multi-ples avantages de leur activité de patronage. Outrela possibilité de disposer – chose inouïe – des meil-leures musiciennes de Venise, d’autant plus pri-sées qu’elles ne se produisaient théoriquementjamais en public, ils contribuaient ainsi à leurrenommée en tant que mécènes. Après leur mort,ils avaient également la garantie que les plus bellesvoix de Venise chanteraient leurs louanges, lesmusiciennes étant censées chanter plusieursmesses pour le repos de l’âme de leurs bienfai-teurs. Enfin, il semblerait que les ospedali aientreprésenté pour les patriciens et les cittadini deVenise une étape non négligeable dans l’accessionaux hautes fonctions de la République. En effet, iln’est pas impossible que ces institutions aientconstitué pour de jeunes patriciens un lieu d’ap-prentissage de la vie publique, le mode de fonc-tionnement des ospedali étant largement inspiré decelui du Grand Conseil. En outre, l’étude de la car-rière menée par certains gouverneurs vientconfirmer cette hypothèse : de nombreux gouver-neurs obtinrent, après leur passage dans la congré-gation d’un ospedale, des charges importantes ausein du Grand Conseil, deux anciens gouverneursdes Mendicanti accédant même à la dogature73.

CONCLUSION

Si les recherches sur l’environnement social etfamilial des musiciennes des ospedali sont loind’être achevées, un autre chantier mériterait

d’être ouvert sur les gouverneurs de ces institu-tions. Ignorés à la fois des historiens et des musico-logues, ils constituent pourtant un vaste champd’étude recélant certainement des trésors pourune meilleure connaissance du patriciat vénitienet du milieu des cittadini. Plusieurs pistes peuventd’ores et déjà être envisagées, en s’inspirant parexemple des travaux menés sur le personnel diri-geant des Scuole Grandi. Il serait ainsi intéressantd’étudier précisément à quel moment d’une car-rière intervenait la nomination comme gouver-neur d’un ospedale, afin de savoir s’il s’agissait réel-lement d’un tremplin pour de jeunes patriciens,éventuellement cadets de famille privés d’autrescharges plus recherchées. Sachant qu’il existaitune véritable concurrence musicale entre lesquatre institutions, toujours à la recherche desmeilleurs compositeurs capables de faire évoluer lechœur tout en conservant la faveur du public, onpeut également s’interroger sur la possibilité d’une«concurrence du patronage», qui aurait poussé lesfamilles les plus prestigieuses de Venise à entre-tenir des liens privilégiés avec un ospedale, inter-venant éventuellement dans le choix du composi-teur afin de s’assurer du succès du chœur.

Ces hypothèses de travail et les pistes derecherche qu’elles permettent d’envisagerindiquent combien riche et encore incomplète estl’histoire des ospedali, qui se confond avec un largepan de l’histoire économique, sociale et culturellede la République de Venise.

Caroline GIRON-PANEL