Des silos et des rites dans le monde ibérique. Espace des culte à pontós

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LE SILO : FOSSES À CÉRÉALES ET LIEU SACRÉ ? fin de conserver leurs céréales à moyen et long terme, les peuples ibériques les stockaient dans des silos creusés dans le sol. Une fois vides, ils étaient utilisés comme dépo- toirs. La fouille de ces silos a permis de retrouver dans certains d’entre eux des dépôts d’offrandes; ils étaient par conséquent transformés en lieux sacrés à caractère souterrain. Ces offrandes pouvaient être sanglantes, lorsqu’on sacrifiait un animal, ou non sanglantes, lorsqu’on brûlait des produits végétaux. 38 / Dossiers d’Archéologie / n° 367 >> Des silos et des rites dans le monde ibérique Espaces de culte à Pontós Sur le site ibérique de Pontós en Cata- logne, des silos et des espaces domes- tiques de l’âge du Fer (VII e -II e siècle avant J.-C.) ont livré de curieux assem- blages d’animaux, de céréales, de céramiques, voire d’objets plus inso- lites. Tout laisse penser à des dépôts rituels qui pourraient être en rapport avec les divinités agraires, les cultes chtoniens et le cycle des saisons. Le chien, lié au monde des divinités sou- terraines, y joue un rôle déterminant. Enriqueta PONS >> Musée d’archéologie de Catalogne-Gérone A Lídia COLOMINAS >> McDonald Institute for Archaeological Research, université de Cambridge, Royaume-Uni Traduit de l’espagnol (castillan) par Anne Lopez Reconstitution d’une cérémonie rituelle avec sacrifice de chiens. © D. Vivó

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LE SILO : FOSSES À CÉRÉALES ET LIEU SACRÉ?

fin de conserver leurs céréales à moyen et long terme, les peuples ibériques lesstockaient dans des silos creusés dans le

sol. Une fois vides, ils étaient utilisés comme dépo-toirs. La fouille de ces silos a permis de retrouverdans certains d’entre eux des dépôts d’offrandes ; ilsétaient par conséquent transformés en lieux sacrés àcaractère souterrain. Ces offrandes pouvaient êtresanglantes, lorsqu’on sacrifiait un animal, ou nonsanglantes, lorsqu’on brûlait des produits végétaux.

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>>Des silos et des rites dansle monde ibérique Espaces de culte à Pontós

Sur le site ibérique de Pontós en Cata-logne, des silos et des espaces domes-tiques de l’âge du Fer (VIIe-IIe siècleavant J.-C.) ont livré de curieux assem-blages d’animaux, de céréales, decéramiques, voire d’objets plus inso-lites. Tout laisse penser à des dépôtsrituels qui pourraient être en rapportavec les divinités agraires, les culteschtoniens et le cycle des saisons. Lechien, lié au monde des divinités sou-terraines, y joue un rôle déterminant.

VIVRE AU BORD DES LACS AU NÉOLITHIQUE

Enriqueta PONS

>> Musée d’archéologie de Catalogne-Gérone

A

Lídia COLOMINAS

>> McDonald Institute for Archaeological Research,université de Cambridge, Royaume-Uni

Traduit de l’espagnol (castillan) par Anne Lopez

Reconstitution d’une cérémonie rituelle avec sacrifice de chiens. © D. Vivó

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ANIMAUX SACRIFIÉS Les animaux sacrifiés sont généralement des ani-

maux domestiques, de consommation courante, com -me les brebis, moutons, chèvres, cochons ou bœufs; cesanimaux étaient aussi consommés lors de banquetsrituels, au cours desquels les déchets étaient générale-ment déposés dans des silos vides ou des fosses en suivant certaines règles de commensalité, pour quesoient réaffirmés les liens sociaux entre les personnesou les groupes de famille qui y participaient.

C’est le cas du dépôt de la fosse 362 de Pontós,dont les restes retrouvés se distinguent par la quan-tité d’aliments potentiels et par la nombreuse vais-selle luxueuse de service à boire qui a été jetée unefois la cérémonie achevée (grandes jarres, cruches,nombre important de gobelets à anses de type sky-phos, bols, coupes et coupelles). Ce dépôt suivait unordre précis : avant de commencer à jeter les déchets,un skyphos était déposé au fond de la fosse et deuxautres scellaient le haut du dépôt. Le banquet auraitservi à célébrer un accord entre deux communautésou familles peut-être liées à la corporation des for-gerons, car les niveaux supérieurs sont recouvertsd’une quantité importante de restes de scories pro-venant du nettoyage d’un atelier métallurgique.

Le dépôt de la fosse 373 est encore plus excep-tionnel. Parmi les ossements de mammifères domes-tiques (ovins, caprins, bovins et suidés), des restes dechiens, présentant des traces anthropiques et des frac-

tures résultant de la transformation et probablementde la consommation de leur viande, ont été retrouvés.La découverte d’ossements de canidé présentant destraces de consommation est un fait exceptionnel dansle monde ibérique, ce qui nous indique que nousavons affaire aux vestiges d’un rite peu courant.

Sur le site de Pontós, le chien a joué un rôleimportant dans les pratiques rituelles, comme sacri-fice d’offrande ou de remerciement. Le dépôt du silo134 en est un autre exemple. Une fois le silo vidé deses céréales, il a été rempli de déchets et de restes

Le silo 362 avec les restes de nourriture et de boissons d’un banquet rituel. Reconstitution idéalisée du banquet célébré au-dessus des ruines de l’oppidum.© R. Alvarez

Quelques céramiques de banquet récupéréesdans le silo 362. © musée d’archéologie de Catalogne-Gérone

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culinaires. Plus tard, le contenu de la moitié supé-rieure de la fosse a été vidé et la tête et les deux pre-mières vertèbres d’un chien adulte de plus de 4 ansy ont été déposées. La vertèbre axiale présentait destraces de hache et de couteau indiquant l’égorge-ment puis la décapitation du chien. Cette découvertepourrait sembler banale, mais l’intentionnalité dudépôt, impliquant que la moitié supérieure de lafosse ait été vidée de ses déchets pour y déposer la têtedu canidé, illustre un rituel de caractère souterrain,largement pratiqué dans la Méditerranée classique.

Les animaux sacrifiés se retrouvent aussi fré-quemment en dépôts de fondation dans les espacesdomestiques. Cette pratique était commune à certainsgroupes du nord-est de la péninsule Ibérique. Il s’agis-sait de dépôts effectués sous les sols des maisons. Ilfaut signaler le grand ensemble de plus d’une cen-taine d’exemplaires d’ovicaprins découvert dans lamaison 14 de l’oppidum de Puig de Sant Andreu(Ullastret). De nombreuses espèces étaient représen-tées, mais plus particulièrement la brebis et la chèvre,suivies de près par le cochon, le bœuf et le chien.Dans une zone domestique de la maison aristocra-tique 2 de Pontós, une offrande double, composéed’une brebis et d’un mouton adultes, avec un vaseminiature, a été mise au jour. Les ossements de la tête,du pelvis et des membres ont été enterrés, et lestraces observées montrent que ces deux animaux ontété démembrés et décharnés avant d’être enterrés.

INHUMATIONS RITUELLESLes animaux ont fait également l’objet de rites

non sanglants. Par exemple, une pratique fréquentedans le monde ibérique était l’inhumation de chiensdans des fosses ou des silos réutilisés. À Pontós, on a mis au jour une chienne adulte inhumée, de plusde 4 ans et de taille moyenne, placée au fond du silo 137 et recouverte de nombreuses meules debasalte usées, brisées et calcinées. Au-dessus de cetensem ble, une grande quantité de restes – organiques

Le silo 134 avec offrande de tête de chien :En haut : le silo obstrué a été rouvert pour réaliser une offrande et déposerun crâne de chien. Photo M. Solé. En bas : stratigraphie du dépôt du silo avec l’offrande. Document E. Pons.

Le crâne et les deux premières vertèbres du chien dusilo 134. En haut, sont indiquées les traces de hache etde couteau présentes sur l’atlas et l’axis. En bas,comparaison entre un atlas et un axis de référence etles éléments archéologiques présentant les traces decoups et de découpe. © L. Colominas

ou non – présentaient différents degrés de calcina-tion. Toutefois, la chienne n’avait pas été calcinée.Parmi les nombreuses céramiques mises au jour, onobserve une quantité importante de vaisselle attiqueappartenant au service à boire, dont un cratère encloche 1 à figures rouges. Les offrandes végétales cal-cinées (plus de 6000 graines dont 78% de céréales)renforcent l’hypothèse du caractère rituel du silo, quia pu être dédié à une divinité agraire en vue d’obte-nir une bonne récolte. L’offrande serait accompa-gnée d’une célébration, comme invitent à le penserle cratère et sa scène peinte figurant de joyeuxnoceurs. L’ensemble est daté de la fin du Ve siècleavant J.-C.

DES ASSEMBLAGES SUGGESTIFSLe silo 101 contient un autre type d’offrandes.

À l’intérieur ont été trouvées les traces d’un foyercomposé de bois de sapin mélangé à des restes de bléet un noyau d’olive. Une figurine en terre cuite enforme de tête féminine, identifiée comme la déesseDéméter, a été placée au milieu avec des objets per-sonnels en bronze, notamment un torque. Au-dessusde l’offrande, un second groupe d’objets a été placé,composé de 16 amphores à vin et à bière, de réci-pients et d’ustensiles de table luxueux, comme unkalathos 2, un askos 3, un plat à poisson, et 17 outils enfer très bien conservés et à peine utilisés.

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Inhumation rituelle d’un chien dans le silo 137. Amas de fragments de meule en basalte recouvrant le chien inhumé dans le silo. © musée d’archéologie deCatalogne-Gérone

Cratère en cloche présentant une scène de noceurs dansant au son d’une lyre, retrouvé au-dessus de l’inhumation.© musée d’archéologie de Catalogne-Gérone

Dépôt votif du silo 101de Pontós au cours desfouilles. Photo M. Solé.

1. Cratère en cloche :grand vase grec servantau mélange du vin etde l’eau. La forme dite« en cloche » corres-pond à un vase dont lapanse a une forme decloche retournée etdeux petites anses ausommet.

2. Kalathos : céramique ibérique peinte à largeouverture. Le termegrec signifie « panier ».

3. Askos : récipient céramique ibériqueavec bec verseur etanse, pour stockerl’huile. Le terme grecdésigne une outre enpeau pour le vin.

OBJETS INSOLITESIl est fréquent de retrouver au milieu de ces

dépôts et dans des espaces domestiques des objetsétonnants utilisés comme amulettes ou talismans. Cesont des éléments récupérés sur d’autres pièces, cer-taines d’importation, dont l’étrangeté pourrait bienavoir une explication cultuelle. Il faut signaler letesson de terre cuite représentant une figure ailée,celle du jeune Éros, dieu de l’Amour, provenantd’une boîte de miroir détachable d’origine corin-thienne ; un bec en forme de tête de lion récupérésur une situle en bronze d’origine italique ; uneapplique en forme de tête de mouton en bronzed’origine inconnue ou encore le disque arrachéd’une fibule décoré d’une rosette en corail.

Les pièces discoïdales sont très fréquentes, ce sontdes objets récupérés sur des récipients cassés, parmilesquelles se distingue un ostracon, tesson utilisé pourvoter et pourvu d’une inscription en langue ibé-rique (silo 25). Les astragales ou osselets constituentun autre type d’objets étonnants, utilisés pour lesjeux de hasard ou de prédiction.

Nous pouvons ajouter à ce type d’objets insolitesles vases miniatures, les figurines en terre cuite ou

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Le silo votif 101 de Pontós. Ensemble de certains outilsagricoles placés dans le silo. © musée d’archéologie deCatalogne-Gérone

Objets insolites ou amulettes de Pontós :1 : tesson en terre cuite présentant l’image d’un Érosadolescent (maison 2 de Pontós). 2 : tête féminine en terrecuite du silo 101. 3 : bec d’une situle en bronze en forme detête de lion (maison 2). 4 : pièce discoïdale récupérée d’uncratère grec. 5 : ostracon, ou tesson de céramique, récupérésur une amphore ibérique avec une inscription ibérique(utilisé pour voter) du silo 25. 6 : applique en bronzezoomorphe. 7 : tambour de fibule orné d’éléments en corailet perles en bronze (maison 2). 8 : pièce discoïdale en pâtede verre d’une cruche grecque. 9 : vase caliciformeminiature (silo 137). 10 : vase miniature retrouvé avec ladouble offrande d’ovins (maison 2). 11 : astragales perforésdu silo 153. 12 : astragales polis du silo 138.Photos 1-3, 5-7 © musée d’archéologie de Catalogne-Gérone; 4, 8-12 © M. Solé.

Objets votifs du silo 28 de Pontós.Thymiaterion (brûle-parfum) à têteféminine (Déméter ou Coré) enterre cuite pot à onguent fusiforme.© musée d’archéologie deCatalogne-Gérone

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encore les thymiateria (brûle-parfums) à visage fémi-nin, évoquant Déméter ou Coré-Perséphone, déessesdes saisons, des cultures et par extension de l’amouret de la vie.

Les sphères du sacré et du domestique étaienttrès liées, notamment dans le domaine de l’agricul-ture et de l’élevage, et cela se reflète très bien dans lespratiques rituelles de l’âge du Fer. Avec l’adoption dedivinités étrangères protectrices des semences(Déméter, Coré ou Tanit), on observe dans tout lemilieu ibérique une sorte d’homogénéisation descultes agraires, par ailleurs très enracinés au sein despeuples de la Méditerranée occidentale.

UN ESPACE PARTAGÉ PAR LES DIEUX ET LES HUMAINS

On observe souvent la pratique de rites dans desespaces domestiques de maisons à caractère aristo-cratique. À Pontós, dans la maison 1, c’est le cas dela pièce 3 de la partie agraire, où, en plus des fonc-tions de mouture, de filage et de repos, on observedes fonctions rituelles autour d’un grand foyer. Prèsdu foyer central, des restes d’un autel en marbrepentélique en forme de colonne à chapiteau ionique,dont la partie supérieure présente une cavité noirciepar le feu et des traces de couteau et de hache, ont étéretrouvés. En face du foyer et sur le même axe lon-gitudinal, une sorte de bassin servait peut-être auxlibations d’offrandes liquides. À l’intérieur du bassin,des ossements de chien et une lampe ont été décou-verts. Des ossements de chien calcinés et partagés(trois canidés adultes de taille moyenne) ont égale-ment été retrouvés dans une petite fosse située prèsd’un petit foyer. L’association de tous ces élémentsdans un même lieu permet de supposer qu’il s’agitd’un espace destiné à des pratiques rituelles ayantdonné lieu à des cérémonies de purification (bassinet lampe), de libation (présence de vases miniaturescontenant des restes de produits aromatiques) et àdes sacrifices (foyer, autel pour le sacrifice et restesdes offrandes). Dans cette pièce et dans ses alentours,de nombreux fragments de récipients à boire et desrestes d’ossements d’animaux domestiques, avec uneprédominance du chien, ont été retrouvés. L’étudearchéozoologique a déterminé que les ossements dechien présentaient les mêmes traces de démembre-ment, d’équarrissage et de calcination que le reste desossements d’animaux domestiques.

La cérémonie, ou banquet rituel, avec consomma-tion de chien est survenue peu avant l’abandon défi-nitif du lieu (au IIIe ou IIe siècle avant J.-C.). C’estpourquoi nous pensons que le chien a étéconsommé uniquement à un moment très précis dela vie du site, durant lequel cet animal aurait étéimmolé pour préserver les moissons de la rouille,dont on attribuait l’apparition à l’influence de laconstellation du chien (Pline l’Ancien, Histoires natu-relles XVIII, 69, 6). ■

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• CODINA (F.) et alii — Étude et interprétation des dépôts fauniques sous pavement identifiés au Puigde Sant Andreu (Ullastret, Catalogne), dans S. Bonnardin et alii (dir.), Du matériel au spirituel. Réalitésarchéologiques et historiques des « dépôts » de la préhistoire à nos jours, XXIXe rencontres internationalesd’archéologie et d’histoire d’Antibes, Antibes, 2009, p. 137-144.

• COLOMINAS (L.), PONS (E.), SAÑA (M.) — Ritual Practices and Collective Consumption of AnimalProducts at the Iron Age Rural Settlement of Mas Castellar de Pontós (Girona, Spain) (5th-2nd centuries BC), dans Journal of Environmental Archaeology, vol. 18, no 2, 2013, p. 154-164.

• GARCIA (L.), PONS (E.) — The Archaeological Identification of Feasts and Banquets: TheoreticalNotes and the Case of Mas Castellar, dans G. Aranda, S. Montón, M. Sánchez (dir.), Guess Who’s ComingTo Dinner. Feasting Rituals in the Prehistoric Societies of Europe and the Near East, Oxford, 2011, p. 224-245.

• PONS (E.), ROVIRA (M. C.) — El dipòsit d’ofrenes de la fossa 101 de Mas Castellar de Pontós: un estudiinterdisciplinari, Universitat de Girona, 1997.

• PONS (E.) et alii — Mas Castellar, Pontós (Gérone), dans R. Roure, L. Pernet (dir.), Des rites et deshommes. Les pratiques symboliques des Celtes, des Ibères et des Grecs en Provence, en Languedoc et en Catalogne, Paris, 2011, p. 205-210.

>> Bibliographie

Vases miniatures et lampevotifs découverts dans lamaison 1. © muséed’archéologie deCatalogne-Gérone

Espace de culte partagéentre la divinité souhaitée etles habitants : plan del’établissement agraire, avecles deux maisonsaristocratiques et lalocalisation des élémentsrituels retrouvés. Document C. Garcia-Dalmau.