Hiram au théâtre. Circulations maçonniques et théâtrales en Europe (draft)
"Aux Etats-Unis de France et d'Irlande" : circulations révolutionnaires entre France et Irlande à...
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Projet de thèse :
« Aux Etats-Unis de France et d’Irlande » :
Circulations révolutionnaires entre France et Irlande
à l’âge de la République atlantique
Mathieu Ferradou
Au printemps 1793, avec les massacres de Machecoul, la « Vendée » se soulève en
réaction immédiate à la levée des 300 000 hommes décrétée par la Convention le 24 février,
quelques semaines seulement après la déclaration de guerre de la France contre l’Angleterre le
1er
février. En juin se constitue ainsi l’« Armée catholique et royale » qui mène une guerre
contre la Révolution jusqu’en 1796, moment où elle prend officiellement fin, notamment suite
à l’échec du débarquement de Quiberon l’année précédente, épisode dans lequel le général
Hoche, le « pacificateur de la Vendée », joua un rôle décisif.
En Irlande, le printemps 1793 voit les catholiques de tout le pays se révolter contre la
création d’une milice dans laquelle ils sont enrôlés de force pour assurer la défense de l’île
face à une menace française. Dans le Munster, notamment, les émeutes contre les pouvoirs
établis – protestants – sont particulièrement violentes et s’accompagnent de cris de ralliement
en faveur d’un débarquement français. Ces émeutes anti-milice atteignirent un niveau
de violence jusque là inédit dans l’Irlande du XVIIIe siècle et la répression menée par le
gouvernement anglo-irlandais de Dublin franchit elle aussi un seuil d’intensité, mettant ainsi
fin à l’« économie morale » qui présidait jusqu’alors les rapports entre les catholiques
dominés et l’Ascendancy protestante en Irlande. Après 1793, cette dernière eut recours à une
violence croissante pour maintenir sa domination politique et sociale. Ces émeutes créèrent
ainsi « cette atmosphère de peur et de répression qui rendit [la Révolte de] 1798 possible voire
qui firent qu’un 1798 était inévitable »1. En 1798, donc, éclata la Révolte, menée à la fois par
la société des United Irishmen (Irlandais Unis), fondée en 1791 en pleine effervescence
provoquée par la Révolution française2, et par les Defenders, société secrète catholique
3.
1 Thomas BARTLETT, « An End to Moral Economy : The Irish Militia Disturbances of 1793 », Past & Present,
99 (1), May 1983, p. 41-64 (p. 44). 2 La société des Irlandais Unis est fondée en octobre 1791 à Belfast et en novembre à Dublin par des protestants
de la Church of Ireland (Theobald Wolfe Tone et Thomas Russell) et des presbytériens. Elle a pour but une
union de tous les Irlandais, quelle que soit leur confession, et une représentation plus démocratique au Parlement.
Voir David DICKSON, Dáire KEOGH & Kevin WHELAN (éd.), The United Irishmen. Republicanism, Radicalism
and Rebellion, Dublin, The Lilliput Press, 1993 ; Nancy J. CURTIN, The United Irishmen. Popular Politics in
Ulster and Dublin, 1791-1798, Oxford, Clarendon Press, 1998 [1994]. 3 Les Defenders sont une société secrète formée à l’origine dans le comté d’Armagh dans les années 1780 dans
un contexte de rivalités économiques autour de la terre et des emplois liés à la manufacture du lin entre
2
Auparavant, en 1796-1797, Hoche avait dirigé l’expédition malheureuse, aux côtés de
Theobald Wolfe Tone, « ambassadeur incognito » des Irlandais Unis auprès du Directoire à
Paris4, pour tenter de libérer l’Irlande et de l’aider à gagner son indépendance contre
l’Angleterre. La seconde tentative à l’été 1798 vint trop tard : la rébellion avait déjà été
écrasée, notamment en Ulster et surtout dans le sud, à Wexford, où une éphémère république
avait été proclamée.
Cette mise en parallèle montre à quel point la comparaison entre la France et
l’Irlande, deux matrices du républicanisme au XVIIIe siècle, peut être utile même si elle
concerne deux pays qui ont connu des destins très différents pendant la décennie
révolutionnaire. Car si le catholicisme, avec la Vendée, est associé en France à la Contre-
Révolution, en Irlande, le bas-peuple catholique se souleva à Wexford en même temps que les
républicains presbytériens de l’Ulster. Alors que la France, avec la Révolution et dans la
chaîne des révolutions atlantiques, pose les fondements d’une modernité républicaine sans
cesse réinterrogée depuis entre partisans de la Révolution et les contre-révolutionnaires, les
Irlandais formulent un projet républicain d’union nationale, cherchant à « faire de tous les
Irlandais des Citoyens, de tous les Citoyens des Irlandais »5, mais qui connait un échec
sanglant en 1798, entraînant la division entre le républicanisme catholique, séparatiste
nationaliste et le loyalisme protestant et unioniste (situation en partie inverse par rapport à
l’avant-1790 lorsque le catholicisme était identifié au jacobinisme monarchique et le
presbytérianisme au républicanisme). Les mouvements Young Ireland et Fenian au XIXe
siècle, le soulèvement de Pâques en 1916, la guerre d’Indépendance irlandaise de 1919-1921
puis la Guerre civile irlandaise de 1922-1923, la partition de l’ile et la fondation de l’Irlande
du Nord en 1920 furent autant d’évènements qui contribuèrent à accentuer ces divisions,
associant République à catholicisme et unionisme à protestantisme. Avec les « Troubles » de
1968 à 1998, les historiens irlandais, notamment ceux de l’« école révisionniste » portèrent un
regard sévère sur les premiers républicains des années 1790 et sur le caractère « sectaire » de
protestants et catholiques. Ces derniers, ayant reçus en 1778 et 1782 de nouveaux droits (notamment celui de
posséder la terre) représentaient une concurrence nouvelle pour les tenanciers protestants. De fait, les Peep
O’Day Boys, une bande protestante qui s’organisa progressivement (et qui fut à l’origine en 1795 de l’Ordre
d’Orange), menait des raids contre les catholiques qui cherchaient à s’armer et ainsi à se doter d’un autre attribut
de la citoyenneté. Face à ces raids, les catholiques fondèrent les Defenders. Les affrontements entre les deux
groupes étaient quasiment ritualisés mais à partir des années 1790, la violence réciproque augmenta dans un
contexte de polarisation de la société irlandaise. Voir Jim SMYTH, The Men of No Property: Irish Radicals and
Popular Politics in the late Eighteenth Century, New York and Basingstoke, Mcmillan 1992. 4 « I am here a kind of ambassador incognito » : Tone au général Henri Jacques Guillaume Clarke, 18 juillet
1796, dans T. W. MOODY, R. B. MCDOWELL and C. J. WOODS (eds.), The Writings of Theobald Wolfe Tone,
1763-1798, 3 vol., Oxford, Clarendon Press, 1998, 2001 et 2007, vol. II, p. 242. 5 Déclarations et Résolutions de la société des Irlandais Unis de Belfast, 18 octobre 1791, dans The Writings of
Theobald Wolfe Tone, op. cit., p. 140. Les traductions proposées ici sont les nôtres.
3
la Grande Rébellion de 1798 : du fait leur alliance avec les Defenders catholiques, ils furent
jugés responsables de la corruption du républicanisme en sectarisme6.
Dans ce contexte, Marianne Elliott a publié en 1982 Partners in Revolution, un
ouvrage fondamental pour toute étude des liens entre la France révolutionnaire et l’Irlande.
Elle y avance trois thèses majeures, démontrées par une érudition et un travail d’archives
considérables. Tout d’abord, les Irlandais Unis ne seraient devenus des républicains
révolutionnaires que tardivement (vers 1795-1796) et à contrecœur, davantage par
opportunisme que par conviction, en réaction à l’intransigeance du gouvernement. De plus,
leur alliance avec la France à la même période aurait été poussée par la nécessité, leur
conférant un poids politique et militaire sans commune mesure avec leurs propres moyens
mais les rendant dépendants de la politique extérieure de la France du Directoire. Enfin,
l’alliance entre les Irlandais Unis et les Defenders (vers 1795-1796) n’aurait été, là aussi, que
réalisée à contrecœur, les Irlandais Unis se méfiant des catholiques, comptant sur leur alliance
avec la France pour ne pas dépendre d’eux. Dans un précédent article, Marianne Elliott voyait
même dans les Irlandais Unis des apprentis-sorciers cherchant à se rallier les Defenders mais
n’ayant pas pu les contrôler, ces derniers étant incapables de comprendre le républicanisme
séculaire de leurs alliés protestants. Elle accusait ainsi le « défendérisme » d’être responsable
de la corruption du républicanisme irlandais en un nationalisme catholique exclusif7. De plus,
selon elle, le passage d’un « catholicisme dépolitisé » avant les années 1780 à un catholicisme
nationaliste dans les années 1790 ne s’expliquerait que par l’influence de la propagande
radicale des Irlandais Unis8.
Si l’analyse de Marianne Elliott à propos des liens entre les Irlandais Unis et le
Directoire forme la partie la plus solide de son ouvrage, son jugement sur le républicanisme
6 Nancy J. CURTIN, The United Irishmen. Popular Politics in Ulster and Dublin, 1791-1798, Oxford, Clarendon
Press, 1998 [1994], p. 1-66. Sur le révisionnisme irlandais, cf. Nancy J. CURTIN, « ‘Varieties of Irishness’:
Historical Revisionism, Irish Style », Journal of British Studies, Vol. 35, No. 2, April 1996, p. 195-219 ; S. J.
CONNOLLY, « Eighteenth-century Ireland. Colony or Ancien Régime? » dans David George Boyce and Alan
O’Day (dir.), The Making of Modern Irish History. Revisionism and the Revisionist Controversy, London and
New York, Routledge, 1996, p. 15-33. Pour une vision contradictoire : Jim SMYTH, « Introduction », dans id.
(éd.), Revolution, Counter-revolution and Union: Ireland in the 1790s, Cambridge, Cambridge University Press,
2000, p. 1-20 ; Kevin WHELAN, «’98 after ’98: The Politics of Memory », dans Id., The Tree of Liberty.
Radicalism, Catholicism and the Construction of Irish Identity, 1760-1830, Cork, Cork University Press, 1996,
p. 133-175 ; Id., « The Revisionist Debate in Ireland », Boundary 2, Vol. 31, n° 1, Spring 2004, p. 179-205. 7 Marianne ELLIOTT, « The Origins and Transformations of Early Irish Republicanism », International Review of
Social History, vol. XXIII, 1978, p. 405-428. Le terme de « défendérisme », désigne à la fois le mouvement et
l’idéologie qui le sous-tendait. 8 Marianne ELLIOTT, Partners in Revolution: the United Irishmen and France, New Haven & London, Yale
University Press, 1982, p. 3-74 (p. 17).
4
opportuniste de Wolfe Tone et des Irlandais Unis a été nuancé depuis9. De même, sa vision de
la politisation tardive des catholiques et par le biais unique des Irlandais Unis, ainsi que son
regard porté sur les Defenders et leur corruption du républicanisme presbytérien des Irlandais
Unis semblent pouvoir être réinterrogés. En effet, Marianne Elliott caractérise la loyauté des
élites catholiques irlandaises envers la Couronne britannique comme étant « quasiment
servile » même lorsqu’elles demandaient, à partir du milieu du XVIIIe siècle, la fin des lois
pénales qui sévissaient contre les catholiques10
. Pourtant, la figure de Charles O’Conor of
Belanagare, représentant de l’« underground gentry » catholique11
, montre que la loyauté à la
Couronne n’empêchait pas un discours de revendications qui, sans être radical, n’en était pas
moins subversif lorsqu’il était porteur d’une remise en cause de la domination anglo-
irlandaise protestante sur l’île à travers les lois pénales, les rendant responsables de la misère
économique du pays, le tout en faisant appel aux arguments et aux auteurs des
Lumières, notamment françaises12
.
De la même manière, l’idée selon laquelle le XVIIIe siècle irlandais fut un siècle de
tranquillité et la décennie des années 1790 un accident, résultat d’une agitation exogène13
, a
été reprise par Marianne Elliott pour qui les troubles agraires qui agitent l’Irlande du XVIIIe
siècle sont le « symptôme du désespoir catholique et de l’absence de chefs » (exilés depuis la
fin du XVIIe siècle) du fait des lois pénales. Pour elle, avant le rapprochement entre les
Defenders et les Irlandais Unis, le mécontentement catholique, s’il est endémique, traduirait
davantage la nostalgie d’un monde révolu entretenue par les ballades, un monde caractérisé
par des structures claniques (le sept irlandais), dans lequel la propriété privée n’existe pas,
mais cette nostalgie ne serait pas anti-anglaise14
. Là encore, la comparaison avec la France
semble offrir des pistes de compréhension fécondes : le XVIIIe siècle français, lui aussi
qualifié de tranquille, a toutefois été réinterprété pour au contraire souligner son
9 Thomas BARTLETT, « The Burden of the Present: Theobald Wolfe Tone, Republican and Separatist », dans
David DICKSON, Dáire KEOGH & Kevin WHELAN (éds.), The United Irishmen. Republicanism, Radicalism and
Rebellion, Dublin, The Lilliput Press, 1993, p. 1-15. 10
ELLIOTT, 1982, p. 3. 11
Kevin WHELAN, « An Underground Gentry? Catholic Middlemen in Eighteen-Century Ireland, dans Id., The
Tree of Liberty », op. cit., p. 3-56. 12
Mathieu FERRADOU, L'Irlande et les Lumières françaises au dix-huitième siècle. L'exemple de Charles
O'Conor of Belanagare (1710-1791) dans la Question catholique, mémoire de maîtrise non publié, dirigé par
Paul BRENNAN et Daniel TEYSSEIRE, Université de Caen, 2000. 13
“Jusqu’à l’importation des idées françaises à la toute fin de la période, il n’y avait aucun signe d’aucun
mouvement politique que ce soit contre le système de gouvernement », écrit J. C. BECKETT, The Anglo-Irish
Tradition, London, 1976, p. 63 et 82-83, cité par Jim SMYTH, « Introduction » dans id. (éd.), Revolution,
Counter-revolution and Union: Ireland in the 1790s, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 1-20 (p.
3). 14
ELLIOTT, 1982, p. 3-34.
5
« intranquillité »15
. De plus, en puisant dans la réflexion proposée par Pierre Serna, alliant les
concepts de révolution et de guerre d’indépendance16
, il semble possible d’aborder les débats
historiographiques irlandais par un autre biais, dépassant les positions de chaque camp :
l’Irlande du XVIIIe siècle pourrait être analysée à la fois comme une société d’Ancien
Régime et une colonie. Dans ce contexte, la référence au passé par les catholiques et
notamment à un passé mythifié comme socle intellectuel pour questionner voire remettre en
cause l’autorité coloniale britannique (et son projet impérial) ainsi que celle du Château de
Dublin peut alors être comprise non pas comme l’indice d’une population « a-politique » mais
au contraire la preuve d’une contestation articulée avec les armes intellectuelles à sa
disposition. Le sept irlandais, avec à sa tête un roi choisi, semble alors être une sorte de
projection républicaine dans un passé mythifié dans lequel la terre appartenait à tous en
collectif, confrontation flagrante avec les confiscations de terres catholiques par les
protestants au XVIIe puis au XVIIIe siècle avec les lois pénales17
. L’étude du passé gaélique
de l’Irlande par Charles O’Conor, sa description des institutions des « Anciens Irlandais » (en
réalité les mythiques Tuatha dé Danaan des légendes irlandaises) comme étant porteuses de
liberté et de prospérité grâce, par exemple, aux principes des élections pour tous les offices,
apparaît, dans un contexte colonial, tout à fait subversive18
.
Cette réflexion permet également de faire le lien entre le jacobitisme millénariste des
Defenders et leur « jacobinisme » mâtiné de symbolisme maçonnique19
. Dans un article
fondamental, Thomas Bartlett a ainsi publié et présenté en 1985 un ensemble de documents
sur les Defenders20
. Ces documents avaient été compilés en 1795 par le gouvernement anglo-
irlandais pour le vice-roi d’Irlande, Lord Camden. Parmi ceux-ci se trouvait un serment prêté
par les Defenders :
« Aujourd’hui toi A. B. déclare volontairement être fidèle aux Etats-Unis
de France et d’Irlande et de tous les Etats associés dans le christianisme
15
Jean NICOLAS, La Rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris,
Seuil, 2008 [2002]. 16
Pierre SERNA, « Toute révolution est guerre d’indépendance », dans Jean-Luc CHAPPEY, Bernard GAINOT,
Guillaume MAZEAU, Frédéric REGENT, Pierre SERNA, Pour quoi faire la Révolution, Marseille, Agone, 2012, p.
21-49 (p. 21-22). 17
En 1778, moment où les catholiques reçoivent de nouveau le droit de posséder des terres, source de richesse
mais surtout de citoyenneté, ils ne possèdent plus que 5% des terres en Irlande (contre 22% en 1688) alors qu’ils
représentent 70% de la population (SMYTH, 1992, p. 13). 18
Tom DUNNE, « Popular Ballads, Revolutionary Rhetoric and Politicisation », dans Hugh GOUGH & David
DICKSON (éds.), Ireland and the French Revolution, Dublin, Irish Academic Press, 1990, p. 139-155 (p. 143). 19
Jim SMYTH, 2000, p. 9 ; Brendán Ó BUACHALLA , « From Jacobite to Jacobin », dans Thomas BARTLETT,
David DICKSON, Dáire KEOGH, Kevin WHELAN (éds.), 1798, A Bicentenial Perspective, Four Courts Press,
Dublin, 2003, p. 75-96. 20
Thomas BARTLETT, « Defenders and Defenderism in 1795 », Irish Historical Studies, vol. XXIV, n°95, May
1985, p. 373-394.
6
qui existent à présent ou dans le futur pour le bien-être de tous nos Frères
Unis ; que tu les aideras à la mesure de tes moyens sans blesser ton âme ou
ton corps et aussi longtemps qu’ils se montreront loyaux envers toi. »
Combinaison improbable et surprenante (surtout vue de France) de religiosité
populaire, de cosmopolitisme et de ferveur révolutionnaire, ce serment interroge et, à lui seul,
justifie que le regard porté sur les Defenders qui seraient sectaires, superstitieux et frustres,
incapables de comprendre la portée de leurs propres serments (par opposition aux Irlandais
Unis qui seraient éclairés, non-sectaires et au contraire porteurs d’un nationalisme séculaire et
inclusif) est au minimum à nuancer21
.
Car dans le même corpus de documents, la description de plusieurs dessins, retrouvés
le 24 février 1795 dans les papiers du Frère Phillips, de Killfree, près de Boyle, le seul qui ait
jamais réussi à infiltrer les Defenders (avant que son corps ne soit retrouvé noyé), suscite le
même étonnement :
« Les dessins sont tous très bien faits. Ils sont, 1èrement : un Arbre
de la Liberté dont les branches représentent les différents Etats d’Europe.
Les branches portent toutes des roses à peine en bourgeon, d’autres qui
s’ouvrent et au sommet de l’arbre une rose entièrement éclose depuis la
France.
« 2èmement : un triangle équilatéral représentant l’égalité avec un
cœur en son centre.
« 3èmement : A l’intérieur d’un cœur de plus grande taille deux
roses entièrement écloses issus du cœur représentant la France et l’Irlande.
Des lignes sont tracées passant à travers le cœur avec, au bout, chacune
une lettre pour les quatre directions d’une boussole. Au nord, une fleur de
lys de grande taille qui s’élève depuis la pointe du cœur avec les mots
“Fleur de luce displayed”. [...] »
Ce mélange de symbolique révolutionnaire, franc-maçonne et royaliste interpelle lui
aussi et encourage à reconsidérer la culture politique des Defenders avant leur alliance avec
les Irlandais Unis en 1795-1796. D’autant que, quelques années plus tard, un catéchisme
publié par les Irlandais Unis à Cork en 1797, se récitait ainsi :
Que tiens-tu dans ta main ? Une branche.
De quoi ? De l’arbre de la liberté.
Où a-t-il poussé en premier lieu ? En Amérique.
Où a-t-il fleuri ? En France.
Où les graines sont-elles tombées ? En Irlande.
21
« Les demandes de droits humains naturels – que les révolutionnaires américains et français avaient avancé
contre la menace du despotisme – avaient été absorbés dans les menaces et les serments de la protestation
populaire irlandaise. Cela ne signifie pas pour autant que ceux qui prêtaient ces serments comprenaient
totalement l’importance de telles théories ou la signification des évènements en France qu’ils célébraient »
(ELLIOTT, 1982, p. 16).
7
Notre thèse aurait donc pour thème les circulations révolutionnaires entre France et
Irlande à l’époque de la Révolution française et, plus largement, à l’époque et dans l’espace
de la République atlantique. Il s’agit de chercher à mieux comprendre qui furent les passeurs
et comment ils s’intégraient dans des réseaux entre les deux pays en lien avec les trois
royaumes (Angleterre, Écosse, Irlande) mais également dans le contexte de l’Europe et de
l’Amérique révolutionnaire. Plus particulièrement, l’attention sera portée sur les circulations
révolutionnaires qui ont atteint les masses populaires irlandaises. Deux organisations seront
l’objet d’interrogations renouvelées : les Irlandais Unis mais surtout les Defenders qui
empêchent les interprétations faciles et permettent de questionner les catégories habituelles
entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires, catholiques et protestants, jacobites et
jacobins, et qui posent la difficile question de la politisation populaire dans une Irlande
catholique marginalisée après un siècle de lois pénales. En d’autres termes, il parait nécessaire
d’accorder à ces « sans-culottes irlandais »22
l’attention qu’ils méritent, tout autant que les
« Defenders français » (ainsi qu’un autre serment appelle les sans-culottes)23
ont bénéficié
d’approches renouvelées dans l’historiographie récente24
.
La principale difficulté pour répondre à ces problèmes réside dans le fait que les
sources disponibles ne forment pas un corpus unique, bien identifié et cohérent. Afin de
suivre les multiples connexions entre les deux pays, la démarche prosopographique semble la
plus appropriée : il s’agit de reconstituer les parcours des individus identifiés comme ces
« passeurs de révolution ». Cette démarche, dans la continuité de notre travail de master 2,
nécessite de mobiliser un ensemble disparate de sources25
. Tout d’abord, il semble nécessaire
de poursuivre l’exploration des archives des collèges irlandais, qu’elles soient aux Archives
nationales ou au Centre culturel irlandais (à Paris) ou dans les fonds d’archives
départementaux (notamment à Toulouse, Bordeaux, La Rochelle, Nantes, Douai et Lille)26
.
En Irlande, les Archives diocésaines de Dublin recèlent encore des sources peu explorées27
.
L’objectif serait de suivre et d’élargir une piste prometteuse indiquée par Louis Cullen. Dans
22
ELLIOTT, 1982, p. 41. 23
« D’où as-tu reçu tes commandements ? D’abord du château d’Orléans nous reçûmes notre commandement de
planter l’Arbre de la Liberté dans les terres irlandaises ; les Defenders français soutiendront la cause et les
Defenders irlandais mettront à bas les lois britanniques » (BARTLETT, 1985, p. 389). 24
Haim BURSTIN, L’Invention du sans-culotte. Regard sur le Paris révolutionnaire, Paris, Odile Jacob, 2005. 25
Mathieu FERRADOU, Histoire d’un « festin patriotique » à l’hôtel White (18 novembre 1792) : les Irlandais
patriotes à Paris, 1789-1795, mémoire de Master 2 sous la direction de Pierre Serna et avec le soutien de
Thomas Bartlett, préparé à l’IHRF, université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, 2014. 26
Si nous avons pu travailler sur les deux premiers dépôts d’archives, les archives des collèges irlandais de
province restent encore à localiser. 27
Dáire KEOGH, The French Disease. The Catholic Church and Irish Radicalism, 1790-1800, Dublin, Four
Courts Press, 1993 a travaillé sur ces sources, notamment la correspondance de l’archevêque Troy,
principalement pour étudier le comportement du haut clergé catholique face à la Révolution française.
8
deux articles importants, il a étudié les liens entre les Defenders et la France, notamment à
travers le rôle fondamental et trop méconnu de James Coigly28
. Coigly avait suivi une
formation au collège irlandais de Paris (collège des Lombards) entre 1785 et 1789 comme 478
de ses compatriotes sur le continent (348 en France et 180 à Paris à la veille de la
Révolution)29
. Or, en 1789, Coigly quitte la France après avoir manqué de se faire « pendre à
la lanterne » pour devenir l’un des artisans du rapprochement entre les Defenders et les
Irlandais Unis dans le comté d’Armagh dès l’été 179230
. De plus, avant son départ, Coigly
avait tenté d’amener les étudiants du collège à en prendre le contrôle contre leur supérieur,
John Baptist Walsh (cousin du comte Antoine Walsh de Serrant, lieutenant général des
armées du roi). Ce combat fut poursuivi par les étudiants du collège et aboutit en octobre 1792
à la « République au collège », c’est-à-dire à la prise de contrôle par ces derniers, uniquement
pendant quelques semaines, du collège, s’appuyant alors sur le nouveau contexte politique du
moment. Inspirés sans doute par le « catholicisme des Lumières » identifié par Bernard
Plongeron31
et au contact du milieu intellectuel universitaire parisien dans lequel les Irlandais
jouaient un rôle important32
, ces étudiants firent preuve d’un véritable « catholicisme
républicain » en actes. Il s’agirait donc de revenir sur ce milieu intellectuel et de l’étudier plus
avant pour tenter de comprendre si le catholicisme irlandais en exil était héritier de
l’Aufklärung et comment il a pu inspirer un « catholicisme républicain ».
A la suite de la « République au collège », acte républicain et révolutionnaire
inaugural, William Duckett, Nicholas Madgett, Bernard MacSheehy et d’autres confirmèrent
leur engagement dans la Révolution en entrant au service du gouvernement en tant qu’agents,
espions, traducteurs ou soldats33
. Entre 1792 et jusqu’à leur mort, ces Irlandais patriotes
œuvrèrent à l’indépendance de leur pays depuis la France, tissant des liens de chaque côté de
la Manche en relation avec les futurs chefs des Irlandais Unis et ce dès le célèbre dîner à
l’hôtel White du 18 novembre 1792 qui rassembla à Paris des radicaux anglais et des
28
L. M.CULLEN, « Political Structures of the Defenders », dans Hugh GOUGH, David DICKSON (éds.), Ireland
and the French Revolution, op. cit., p. 117-138 ; Id., « Late-Eighteenth Century Politicisation in Ireland :
Problems in its Study and its French Links », dans Louis BERGERON, L. M. CULLEN (dir.), Culture et pratiques
politiques en France et en Irlande, XVIe-XVIIIe siècle, Actes du colloque de Marseille, 28 septembre-2 octobre
1988, Paris, Publications du CRH, 1991, p. 137-157. 29
Patrick O’CONNOR, « The Irish College in Paris from Penal Days Seminary to Irish cultural Centre », dans
Jane CONROY (ed.), Franco-Irish connections. Essays, Memoirs and Poems in Honour of Pierre Joannon,
Dublin, Fourt Courts Press, 2009, p. 258-268. 30
Dáire KEOGH (éd.), A Patriot Priest. The Life of Father James Coigly, 1761-1798, Cork, Cork University
Press, 2006 [1998]. 31
Bernard PLONGERON, Théologie et politique au siècle des Lumières (1770-1820), Paris, Droz, 1973. 32
Thomas O’CONNOR, An Irish Theologian in Enlightenment France. Luke Joseph Hooke, 1714-96, Dublin,
Four Courts Press, 1995. 33
D’autres anciens étudiants participèrent également aux expéditions françaises en Irlande comme par exemple
James Blackwell et Thomas McKenna.
9
représentants de toute la galaxie révolutionnaire européenne voire atlantique. Ensemble,
étudiants irlandais, futurs chefs des Irlandais Unis comme le « citoyen-lord » Edward
Fitzgerald ou les frères Sheares, représentants des brigades irlandaises comme le général
Dillon et des Volontaires irlandais comme Thomas MacDermott, ils organisèrent, à l’automne
1792 et à l’hiver 1792-1793, au sein du « Club britannique » (ou Société des Amis des Droits
de l’Homme – SADH), une véritable conspiration visant à déborder Brissot et le Comité
exécutif pour entraîner la France dans la guerre contre l’Angleterre et ainsi « révolutionner »
l’Irlande et l’Angleterre. Au même moment, les Defenders prirent contact avec le
gouvernement français, à Londres et à Paris, réclamant l’aide de la France pour se soulever
contre l’Angleterre, notamment via leur agent à Paris, Richard Ferris. Les atermoiements de
Lebrun et du gouvernement français, les mesures extrêmement efficaces prises par le
gouvernement anglais, mirent fin aux espoirs d’une révolution en Irlande. Cependant, ces
patriotes irlandais continuèrent leur combat, participant aux projets concernant l’Irlande,
notamment les deux expéditions de 1796 et de 1798 mais aussi les mutineries de 1797 dans la
Navy. Ainsi, après avoir identifié, dans notre mémoire de Master 2, les patriotes irlandais à
Paris et leurs actions ou sein de la SADH, il semble à présent opportun de poursuivre l’étude
de leurs actions. Par exemple, William Duckett, Nicolas Madgett et Richard Ferris méritent,
de par leur rôle crucial et méconnu, de bénéficier d’une attention renouvelée et d’une relecture
des sources disponibles sur leurs actions en faveur de la France et de l’Irlande34
. Ces sources
sont réparties en France (aux Archives nationales, notamment les archives du pouvoir
exécutif, mais aussi les archives de police générale, aux Archives diplomatiques, dans la
Correspondance Politique Angleterre et celle avec Hambourg35
), en Angleterre (les archives
du Foreign Office, des Treasury Solicitor’s Papers, du Home Office, du Privy Council, mais
également les archives personnelles du ministre Grenville ou de son sous-secrétaire, Bland
Burges36
) et en Irlande (notamment le très important fond des Rebellion Papers37
).
34
Pour l’étude de ces trois personnages, outre les sources que nous avons déjà identifiées (mais qui restent à
exploiter pour certaines), quelques indices ténus laissent espérer que des sources familiales et orales puissent être
découvertes. 35
Peut-être également la Correspondance Politique Etats-Unis. 36
Les deux premiers fonds ont déjà fait l’objet de notre investigation mais celle-ci doit être complétée ; les
archives du Home Office, connues des historiens irlandais, restent à explorer dans notre cas, notamment en ce
qui concerne les activités des Defenders surveillés par le gouvernement irlandais. L’ensemble de ces fonds est
localisé aux National Archives, à Kew. Les archives de la répression (procès de Defenders) doivent également
être mobilisées. Les Grenville Papers sont à la British Library, les Bland Burges Papers à la Bodleian Library, à
Oxford. 37
Ces archives sont présentées par Deirdre LINDSAY, « The Rebellion Papers », History Ireland, vol. 6, no. 2,
Summer 1998 (disponible en ligne : http://www.nationalarchives.ie/topics/rebellion/rebpapers.htm). Ce fond est
composé de 68 cartons et est constitué dans sa majeure partie de correspondances assemblées par Edward Cooke,
10
Toutefois, il s’agirait également, dans le sillage de ces agents, d’étendre le champ de
l’investigation : qu’en est-il des Irlandais dans les villes portuaires (Rouen, Saint-Malô,
Nantes, La Rochelle, Bordeaux) où la classe marchande catholique irlandaise a de nombreux
établissements ?38
Ces marchands semblent faire le lien entre les étudiants, les prêtres et la
gentry catholique restée en Irlande39
. De plus, ils obligent à réfléchir en termes de classes et
d’idéologies. Ainsi les patriotes irlandais identifiés à Paris semblent-ils être des représentants
de cette gentry/ classe marchande catholique qui envoyait ses enfants sur le Continent. Les
prêtres impliqués dans la Grande Rébellion de 1798 semblent également issus de cette
« classe moyenne » catholique tandis que le haut clergé catholique irlandais a condamné ces
prêtres rebelles. Les Defenders sont quant à eux issus des classes populaires, urbaines et
rurales.
Enfin, les représentants des Brigades irlandaises jouent un rôle dans les connexions
entre la France et l’Irlande. Plusieurs représentants de ces exilés irlandais jacobites ont déjà
fait l’objet de nos recherches, notamment le général Arthur Dillon, mais celles-ci sont là
encore à poursuivre. Ainsi, l’un des convives présents au dîner à l’hôtel White, Thomas
MacDermott, bien qu’il retombe dans l’anonymat, mérite une investigation plus poussée : sa
simple présence en France en 1792 alors qu’il est originaire d’une des plus anciennes familles
catholiques d’Irlande et qu’il prétend avoir été un colonel des Volontaires pendant la
« révolution » de 1782 suscite des interrogations pour lesquelles nous n’avons pas de
réponse40
. La figure de François Noël reste elle aussi à mieux connaître41
.
Cette multiplicité de sources (et de localisations) imposera sans doute une redéfinition
régulière de notre sujet d’investigation. Néanmoins, notre ambition, en étudiant, ces
« passeurs de révolution », est de mieux comprendre comment les idées révolutionnaires et
le sous-secrétaire d’Etat au gouvernement de Dublin à partir de 1795. Bien connu des historiens irlandais, il reste
encore à explorer pour y retrouver, espérons-nous, les traces de contacts entre la France et l’Irlande. 38
Cette dimension a été pour le moment absente de notre propre travail. Nous supposons que les archives
départementales des villes concernées disposent de fonds susceptibles de nous intéresser, mais il s’agit d’une
spéculation pour le moment même si une piste se dessine : Paul BUTEL, Louis CULLEN (dir.), Négoce et industrie
en France et en Irlande aux XVIIIe et XIXe siècles : actes du Colloque franco-irlandais d’histoire, Bordeaux,
mai 1978, Paris, CNRS, 1980. 39
Kevin WHELAN, « Politicisation in County Wexford and the Origins of the 1798 Rebellion », dans Hugh
GOUGH, David DICKSON (éds.), Ireland and the French Revolution, op. cit., p. 156-178. Une figure encore
énigmatique et digne d’intérêt est celle du comte de Rice, marchand catholique devenu comte d’Empire,
mentionné dans les sources concernant les Defenders et un « Comité révolutionnaire irlandais » encore mal
identifié qui demande l’aide de la France en novembre-décembre 1792. 40
Sa correspondance pourrait se trouver aux Archives de Paris. 41
Ecrivain, agent à Londres puis en Hollande et à Venise, administrateur, pédagogue, François Noël joue un rôle
trouble lors de son séjour londonien, notamment du fait de ses contacts irlandais. Richard Hayes prétend qu’il
était d’origine irlandaise (Ireland and Irishmen in the French Revolution, London, 1932, p. 17). Un faux rapport
de Saint-Just assigne cette même origine à Noël dont le nom serait la francisation de O’Neill (Albert MATHIEZ,
« Un faux rapport de Saint-Just », Annales révolutionnaires, t. VIII, 1916, p. 599-611).
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républicaines circulent, naviguent et voyagent entre la France et l’Irlande, mais aussi les
Etats-Unis et les Antilles, dessinant ainsi un « Atlantique vert »42
. Ce sont ces connexions
qu’il faut tenter de mieux identifier. Le regard depuis la France permet de faire un pas de côté
par rapport aux débats historiographiques irlandais et de contribuer à la connaissance des
réseaux révolutionnaires et républicains en France. L’étude des liens entre ces deux
mouvements révolutionnaires peut éclairer notre compréhension respective et mutuelle sur
chacun d’entre eux, ainsi que la réussite du premier en France et l’échec – immédiat – du
second en Irlande.
Mathieu Ferradou
IHRF/IHMC-Paris-I Panthéon Sorbonne
42
Michael DUREY, Transatlantic Radicals and the American Republic, University Press of Kansas, 1997 ;
Thomas BARTLETT, « “This famous island set in a Virginia sea” : Ireland in the British Empire, 1690-1801 »,
dans P. J. MARSHALL, The Oxford History of the British Empire, vol. II, The Eighteenth Century, Oxford, 1998,
p. 253-275 ; Kevin WHELAN, « The Green Atlantic: Radical reciprocities between Ireland and America, 1789-
1812 », dans Kathleen Wilson (éd.), A New Imperial History: Culture, Identity and Modernity in Britain and the
Empire, 1660-1840, Cambridge, 2004, p. 216-238.