Hiram au théâtre. Circulations maçonniques et théâtrales en Europe (draft)

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1 Hiram au théâtre. Circulations maçonniques et théâtrales en Europe Pierre-Yves Beaurepaire Si les egodocuments 1 sont essentiels pour étudier le rapport du public du XVIII e siècle au théâtre, et dans le cas du théâtre de société pour comprendre sa pratique et l’insertion de cette dernière dans l’offre de divertissement et de sociabilité, les romans dits d’émigration – avec leur part inégale de souvenirs autobiographiques et de fiction – sont intéressants pour saisir en temps d’exil la signification du théâtre pour les émigrés, qu’il les rattache au souvenir de leur vie sociale d’avant et/ou participe de leur intégration dans un nouvel environnement, comme l’illustre notamment le roman de B. A. Picard, Le retour d’un émigré ou Mémoires de M. d’Olban (1803). Dans la lettre XXXIV écrite par d’Olban à Saint-Val et à Sophie depuis Berlin, on lit : Parmi un grand nombre de Français que j’avais laissé ici en 1797, errant et sans état, j’en ai retrouvé plusieurs qui se sont mariés et avantageusement établis ; entre autres les comtes de Cabanel, de Macnémara, le marquis de Saint-Marc, le vicomte Duplessis. Ces aimables chevaliers de l’ancienne noblesse française sont très liés avec le prince de K***. Ils n’ont pas perdu la gaieté ni le goût des plaisirs ; ils l’ont communiqué aux familles avec lesquelles ils se sont alliés. Duplessis a un superbe hôtel dans le quartier de Cologne, où il a fait construire un petit théâtre. Ses amis et lui, et des femmes charmantes, douées d’autant de grâces que de talents, s’amusent à y jouer des pièces de l’ancien répertoire des Italiens. J’ai assisté ces jours derniers à une représentation du Faucon de Sedaine, et de Blaise et Babet de M. Monvel. La salle de ces amateurs est petite, mais jolie ; leur jeu n’est pas savant, mais il est naturel, et l’intelligence supplée à l’art. Ils m’ont prié, si je correspondais avec quelqu’un de Paris, de faire venir ce qui a paru de nouveau l’hiver dernier sur le théâtre de la République, et sur celui appelé maintenant l’Opéra Comique National. Il pense que ce qu’on a joué à cette époque doit être bon, ou moins mauvais que les pièces d’été, et ils n’ont pas absolument tort. Lorsque les comédiens sont le plus frappés d’une pièce dans le nombre de celles qui leur sont présentées, ils la réservent pour la saison où ils sont le plus sûrs d’attirer un public nombreux. Ainsi, cher Saint-Val ; réunis les comédies et les opéras mêlés d’ariettes qui ont obtenu du succès l’année dernière, en déposant le paquet chez l’ambassadeur de Prusse, à Paris, et en le mettant sous le couvert du prince K***, à Berlin. 2 Avec cette première lettre fictive, le lecteur familier des correspondances européennes du XVIII e siècle reste en territoire familier et repère à la fois l’importance de la pratique amateur et de la figure de l’amateur comme juge du goût : sa surface sociale le qualifie sur le théâtre mondain et l’emporte encore sur la seule mesure de la performance. Les circulations des pièces sont attestées de même que le recours au canal diplomatique pour les acheminer. 1 Le terme egodocument a été créé par le chercheur néerlandais Jacob Presser dans les années 1950 pour désigner les écrits dans lesquels un auteur évoque sa vie personnelle et ses sentiments, c’est-à-dire tous les textes où affleure un ego. Sur l’œuvre de Presser, on pourra se reporter à Winfried SCHULZE, « Ego-Dokumente : Annäherung an den Menschen in der Geschichte ? Vorüberlegungen für die Tagung « Ego Dokumente » », in Winfried SCHULZE (dir.), Ego-Dokumente : Annäherung an den Menschen in der Geschichte, Akademic Verlag, Berlin, 1996, p. 11-30. ; ainsi qu’à Rudolf DEKKER, « Jacques Presser’s heritage : Egodocuments in the study of history », Memoria y civilizaciòn, 2002, n°5, p. 13-37. Le terme est aujourd’hui largement employé en Europe et a donné lieu à de nombreuses entreprises éditoriales, notamment : Pierre-Yves BEAUREPAIRE et Dominique TAURISSON (dir.), Les ego-documents à l’heure de l’électronique. Nouvelles approches des espaces et des réseaux relationnels, Montpellier, Presses universitaires de Montpellier, 2003, 555 p. qui a réuni littéraires et historiens. La European Scientific Foundation (Strasbourg) a consacré aux egodocuments un programme intitulé « Ego-documents in an European Context. First-person writings in Europe from the end of the Middle Ages to the beginning of the twentieth century”. 2 B. A. PICARD, Le retour d’un émigré, ou Mémoires de M. d’Olban, Romans de l’émigration (1797-1803), présentés, édités et annotés par Stéphanie GENAND, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 461-462.

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Hiram au théâtre. Circulations maçonniques et théâtrales en Europe

Pierre-Yves Beaurepaire

Si les egodocuments1 sont essentiels pour étudier le rapport du public du XVIIIe siècle

au théâtre, et dans le cas du théâtre de société pour comprendre sa pratique et l’insertion de cette dernière dans l’offre de divertissement et de sociabilité, les romans dits d’émigration –avec leur part inégale de souvenirs autobiographiques et de fiction – sont intéressants pour saisir en temps d’exil la signification du théâtre pour les émigrés, qu’il les rattache au souvenir de leur vie sociale d’avant et/ou participe de leur intégration dans un nouvel environnement, comme l’illustre notamment le roman de B. A. Picard, Le retour d’un émigré ou Mémoires de M. d’Olban (1803).

Dans la lettre XXXIV écrite par d’Olban à Saint-Val et à Sophie depuis Berlin, on lit : Parmi un grand nombre de Français que j’avais laissé ici en 1797, errant et sans état, j’en ai retrouvé plusieurs qui se sont mariés et avantageusement établis ; entre autres les comtes de Cabanel, de Macnémara, le marquis de Saint-Marc, le vicomte Duplessis. Ces aimables chevaliers de l’ancienne noblesse française sont très liés avec le prince de K***. Ils n’ont pas perdu la gaieté ni le goût des plaisirs ; ils l’ont communiqué aux familles avec lesquelles ils se sont alliés. Duplessis a un superbe hôtel dans le quartier de Cologne, où il a fait construire un petit théâtre. Ses amis et lui, et des femmes charmantes, douées d’autant de grâces que de talents, s’amusent à y jouer des pièces de l’ancien répertoire des Italiens. J’ai assisté ces jours derniers à une représentation du Faucon de Sedaine, et de Blaise et Babet de M. Monvel. La salle de ces amateurs est petite, mais jolie ; leur jeu n’est pas savant, mais il est naturel, et l’intelligence supplée à l’art. Ils m’ont prié, si je correspondais avec quelqu’un de Paris, de faire venir ce qui a paru de nouveau l’hiver dernier sur le théâtre de la République, et sur celui appelé maintenant l’Opéra Comique National. Il pense que ce qu’on a joué à cette époque doit être bon, ou moins mauvais que les pièces d’été, et ils n’ont pas absolument tort. Lorsque les comédiens sont le plus frappés d’une pièce dans le nombre de celles qui leur sont présentées, ils la réservent pour la saison où ils sont le plus sûrs d’attirer un public nombreux.

Ainsi, cher Saint-Val ; réunis les comédies et les opéras mêlés d’ariettes qui ont obtenu du succès l’année dernière, en déposant le paquet chez l’ambassadeur de Prusse, à Paris, et en le mettant sous le couvert du prince K***, à Berlin.2

Avec cette première lettre fictive, le lecteur familier des correspondances européennes du XVIIIe siècle reste en territoire familier et repère à la fois l’importance de la pratique amateur et de la figure de l’amateur comme juge du goût : sa surface sociale le qualifie sur le théâtre mondain et l’emporte encore sur la seule mesure de la performance. Les circulations des pièces sont attestées de même que le recours au canal diplomatique pour les acheminer.

                                                                                                               1 Le terme egodocument a été créé par le chercheur néerlandais Jacob Presser dans les années 1950 pour désigner les écrits dans lesquels un auteur évoque sa vie personnelle et ses sentiments, c’est-à-dire tous les textes où affleure un ego. Sur l’œuvre de Presser, on pourra se reporter à Winfried SCHULZE, « Ego-Dokumente : Annäherung an den Menschen in der Geschichte ? Vorüberlegungen für die Tagung « Ego Dokumente » », in Winfried SCHULZE (dir.), Ego-Dokumente : Annäherung an den Menschen in der Geschichte, Akademic Verlag, Berlin, 1996, p. 11-30. ; ainsi qu’à Rudolf DEKKER, « Jacques Presser’s heritage : Egodocuments in the study of history », Memoria y civilizaciòn, 2002, n°5, p. 13-37. Le terme est aujourd’hui largement employé en Europe et a donné lieu à de nombreuses entreprises éditoriales, notamment : Pierre-Yves BEAUREPAIRE et Dominique TAURISSON (dir.), Les ego-documents à l’heure de l’électronique. Nouvelles approches des espaces et des réseaux relationnels, Montpellier, Presses universitaires de Montpellier, 2003, 555 p. qui a réuni littéraires et historiens. La European Scientific Foundation (Strasbourg) a consacré aux egodocuments un programme intitulé « Ego-documents in an European Context. First-person writings in Europe from the end of the Middle Ages to the beginning of the twentieth century”. 2 B. A. PICARD, Le retour d’un émigré, ou Mémoires de M. d’Olban, Romans de l’émigration (1797-1803), présentés, édités et annotés par Stéphanie GENAND, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 461-462.

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La correspondance fictive se poursuit avec la lettre XXXV, que Saint-Val écrit à d’Olban depuis la capitale française, véritable chronique de l’actualité théâtrale parisienne :

Nous avons passé quelques-unes de nos soirées au spectacle : d’abord à l’Opéra ou Théâtre des Arts ; nous y avons vu Les Mystères d’Isis. C’est encore l’Allemagne [opéra en quatre actes, texte d’Etienne Morel de Chédeville, musique de Mozart, représenté le 25 Thermidor an IX] qui revendique l’honneur de cette belle composition. Le génie de Mozart a enflammé le génie de Gardel. Euterpe et Terpsichore ont prêté leur pouvoir magique à l’un et à l’autre pour charmer les oreilles et enchanter les yeux […] Le lendemain nous sommes allés au Théâtre de la République voir La Mort d’Abel, tragédie en trois actes, de Legouvé. Sujet simple et sublime, personnages intéressants, caractères fidèlement tracés par Gessner, langage absolument conforme aux lieux, aux temps, aux circonstances. Legouvé n’a eu qu’à élaguer les beautés nombreuses de son modèle, pour les placer dans un cadre plus resserré, et qu’à les mettre en beaux vers. […] La petite pièce Défiance et Malice nous a beaucoup amusés. Quoique l’auteur ait cru donner le change au public par l’idée bizarre de ne mettre en scène que deux acteurs, néanmoins je crois m’être aperçu avec beaucoup d’autres personnes, que sa comédie est un assemblage de plusieurs scènes extraites d’autres comédies et adroitement réunies ensemble ; mais ce larcin poétique m’a paru ingénieux. Il serait à souhaiter que les plagiaires de nos jours eussent, comme cet auteur, assez de talent et de goût pour rajeunir le style de nos anciennes comédies, et nous en faire une agréable de cinq ou six qu’on ne représente plus. Du grave Théâtre de la République nous sommes allés à celui du Vaudeville. On nous a d’abord donné La Sorcière. Il paraît que cette pièce n’eut pas grand succès dans sa nouveauté, car l’auteur a gardé l’anonyme. Cependant cette pièce n’est pas sans mérite, et le public n’aurait point à se plaindre si celles qu’on s’obstine à lui donner après leur chute, n’étaient pas plus mauvaises que celle-ci. […] Cette pièce a été suivie de Santeuil et Dominique, en trois actes et à trois acteurs, que Sophie a trouvée charmante. Le principal héros est Santeuil, chanoine de Saint-Victor, auteur de plusieurs hymnes latines adoptées par l’Eglise, auquel Dominique, Arlequin de la Comédie Italienne, joue différents tours, plus ingénieux les uns que les autres, pour le corriger de sa vanité qu’il portait aussi loin que le plus orgueilleux des poètes. Cette pièce est digne de son auteur, M. de Piis, l’un des restaurateurs du vaudeville. Le spectacle a été terminé par Téniers. Tu m’as souvent cité le trait de ce peintre flamand qui, affligé de voir ses ouvrages peu recherchés, fait courir le bruit de sa mort, et disparaît. Sa perte est vivement sentie. Ses tableaux se vendent un prix fou, et quand ils sont tous convertis en argent, le peintre vient ressusciter auprès de sa prétendue veuve. L’auteur a brodé cette anecdote, et ce qu’il y a mis du sien n’a servi qu’à le rendre plus agréable. Téniers est le fruit des délassements de M. Bouilly3, auteur de Pierre le Grand, que nous vîmes ensemble en 1790, et en dernier lieu de L’Abbé de l’Epée, drame si justement applaudi au Théâtre Français. La réunion des trois pièces que nous venions de voir nous a fait revenir d’une prévention injuste : on nous avait dit que le vaudeville vieillissant, ne savait plus murmurer des airs plaintifs, comme dans le Tableau de Fielding ou dans Sophie ; mais je me suis convaincu moi-même que le vaudeville est un enfant charmant qui pleure quelquefois avec plus de grâce encore l’instant d’après. […] Les dissipations que nous nous sommes permises ne m’ont point fait oublier l’objet principal de mon voyage, qui était de me procurer les ouvrages que tu m’as demandés. L’Oratorio de Haydn est regardé ici comme une production sublime, et elle y excite la même admiration que chez le prince de K***4.

De son côté, la recherche maçonnique a montré depuis plus d’une décennie

l’importance du théâtre pour la Maçonnerie de société5 et ses loges huppées – souvent mixtes – où gens du monde et de goût travaillent la pierre brute dans l’entre-soi d’un hôtel particulier, d’un château d’agrément ou d’une ville d’eau, à travers toute l’Europe, mais aussi pratiquent la musique amateur – seuls ou avec le concours de professionnels –, le

                                                                                                               3 Jean-Nicolas Bouilly (1763-1842), membre de la loge Les Frères artistes à l’orient de Paris (Michel GAUDART DE SOULAGES, Hubert LAMANT, Dictionnaire des francs-maçons, Paris, Jean-Claude Lattès, 1995, p. 183). 4  B.  A.  PICARD,  Le  retour  d’un  émigré,  ou  Mémoires  de  M.  d’Olban…,  op.  cit.,  p.  464-­‐468.  5 Pierre-Yves BEAUREPAIRE, « Théâtre de société et Franc-maçonnerie aristocratique dans l’Europe des Lumières : une rencontre réussie », actes de la journée d’étude de Paris, Les théâtres de société au XVIIIe siècle organisée par Dominique Quéro, Université de Paris-Sorbonne, 14 juin 2003, Revue d’histoire du théâtre, 2005, n°1, p. 53-59.

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divertissement lettré, les bals, des jeux d’adresse et de « société » et organisent des concerts par souscription. En revanche, les recherches sur les acteurs professionnels (ou semi-professionnels) francs-maçons sont quasiment inexistantes pour le XVIIIe siècle.

Pour expliquer ces lacunes, il faut sans doute rappeler que le Grand Orient de France décrète en 1774 « qu’il ne reconnaîtra pas les comédiens et gens attachés aux théâtres publics comme Membres de l’Association et qu’il leur refusera tous certificats qui pourraient leur donner à des droits à la correspondance et à visiter des loges régulières »6. Parallèlement, et le rapprochement ne doit rien au hasard, « il prononce l’exclusion contre tous ceux qui, dans les arts et métiers ne seront pas maîtres ». L’obédience naissante est alors tenue par le duc de Montmorency-Luxembourg, administrateur général, bien décidé à reprendre en main l’Art royal et à effacer le souvenir des dérives de la Grande Loge, sa devancière, où un maître de danse, Lacorne, avait pu devenir substitut du Grand Maître. Certains chercheurs n’ont manifestement pas poussé l’examen plus loin. Pourtant, les traces documentaires existent qui témoignent de liens forts et précoces dans l’histoire de l’ordre entre acteurs de théâtre et Franc-maçonnerie. Par ailleurs, ce silence de la recherche tranche sur l’intérêt que les historiens de la franc-maçonnerie et les musicologues portent depuis longtemps aux musiciens francs-maçons, bien au-delà des seuls grands noms 7 . Certes, on pourrait insister sur l’importance des « colonnes d’harmonie » dans la vie de la loge et sur des productions musicales expressément dédiées à la Franc-maçonnerie. Mais l’argument ne convainc pas totalement. En effet, la loge est aussi un théâtre avec ses décors – objets de toute l’attention des frères et d’importantes commandes –, sa dramaturgie – centrale dans le grade de maître et dans l’ensemble des hauts grades –, ses mises en scène « rituéliques »8, l’intervention parfois d’une machinerie complexe. Dans les ateliers les plus fortunés, la pratique évoquée plus haut du théâtre de société par tout ou partie de la loge, nourrit bien évidemment ce goût de la mise en scène et de la théâtralisation des travaux maçonniques dans l’espace-temps protégé de la tenue fraternelle9. On ne peut donc qu’être étonné par cette absence de travaux historiques. Mais l’intérêt de chercheurs en science de l’information et de la communication pour le caractère heuristique du concept de performance appliqué à la Franc-maçonnerie augure, semble-t-il, d’une évolution favorable, lorsqu’ils sont sensibles à la profondeur historique de la pratique maçonnique10.

                                                                                                               6 Claude-Antoine Thory, Acta Latomorum ou Chronologie de l'Histoire de la Franche-Maçonnerie Française et Etrangère, A Paris, chez Pierre-Elie Dufart, 1815, I, p. 112. 7 Alberto BASSO, L'invenzione della gioia. Musica e massoneria nell'età dei Lumi, Milano, Garzanti, 1994 ; Roger COTTE, La musique maçonnique et ses musiciens, Paris, Ed. du Baucens, 1974, collection Bibliothèque internationale d'études maçonniques, rééd. 1991 ; Malcolm DAVIES, The masonic muse: songs, music and musicians associated with Dutch freemasonry, 1730-1806, Koninklijke Vereniging voor Nederlandse Muziekgeschiedenis, 2005 ; Gérard GÉFEN, Les musiciens et la Franc-Maçonnerie, Paris, Fayard, 1993 ; Gerardo TOCCHINI, I Fratelli d’Orfeo. Gluck e il teatro musicale massonico tra Vienna e Parigi, Firenze, Olschki, 1998 ; Gerardo TOCCHINI, « Massoneria, cultura della rappresentazione e mecenatismo musicale nel Settecento », Studi Storici, XLI, 2 (2000), p. 471-531. 8 Voir notamment François Gruson, « Le temple maçonnique entre modèle rituélique et réalité construite », communication au séminaire doctoral du Laboratoire de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Lille – mars 2014, accessible en ligne : https://www.academia.edu/8153786/Le_temple_maconnique_entre_modele_rituelique_et_realite_construite. 9 De ce point, les recherches sur la Franc-maçonnerie ne se sont sans doute pas assez inspirées des perspectives offertes par l’œuvre d’Erving Goffman. Voir tout particulièrement : Erving GOFFMAN, Les Rites d’interaction, traduit de l’anglais par Alain Kihm, Paris, Les éditions de Minuit, 1974, « Le sens commun », à compléter bien sûr par l’œuvre majeure que constituent les deux volumes de La Mise en scène de la vie quotidienne : I. La Présentation de soi, traduit de l’anglais par Alain Accardo, Paris, Les éditions de Minuit, 1973, « Le sens commun » ; II. Les Relations en public, traduit de l’anglais par Alain Kihm, « Le sens commun ». 10 Céline BRYON-PORTET, Sociologie de la clôture, à paraître aux Presses Universitaires de la Méditerranée.

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Circulations d’acteurs professionnels et expansion maçonnique : l’héritage du siècle des Lumières

Dans la perspective européenne que nos avons adoptée, les circulations d’acteurs professionnels participent clairement de la « culture de la mobilité » (Daniel Roche). Collectivement ou individuellement, des acteurs figurent même parmi les pionniers de l’expansion européenne de la Franc-maçonnerie au XVIIIe siècle. En travaillant sur la Franc-maçonnerie féminine, Margaret C. Jacob puis Malcolm Davies ont notamment mis l’accent sur la création de la loge De Juste par des actrices de la Comédie française de La Haye en 1751, ce qui en ferait la première loge dite d’adoption, c’est-à-dire ouverte aux femmes, connue à ce jour11. En Russie, la figure d’Ivan P. Elagin, directeur de l’administration des théâtres de 1766 à 1779 et fondateur du système maçonnique éponyme, est beaucoup plus documentée12. Pour notre part, nous nous sommes intéressé à deux itinéraires maçonniques et théâtraux, celui de Claude-Etienne Le Bauld de Nans (1735-1791) à Berlin, siège d’un théâtre français, et celui de Joseph Uriot (1713-1788) entre la France, les Pays-Bas autrichiens et l’Allemagne.

Rédacteur d’un périodique francophone comme il en a tant fleuri dans les milieux huguenots de Prusse, la Gazette de Berlin13, Le Bauld de Nans est aussi acteur et régisseur de la Comédie française de Berlin. Sur le plan maçonnique, il exprime également ses talents comme orateur d’une loge en vue, Royal Yorck (sic) zur Freundschaft – ancienne loge francophone de l’« Amitié » qui, distinguée par le duc d’York en 1765, a intégré son patronage dans son nom. Dans la concurrence à laquelle se livrent les loges berlinoises dans les hommages adressés au souverain Frédéric II, ancien maçon lui-même, protecteur de l’ordre dans ses Etats, mais qui ne participe plus activement aux travaux, la loge de Le Bauld de Nans n’hésite pas à investir la sphère de la presse périodique pour faire l’histoire de la loge, donner des comptes rendus des fêtes qu’elle organise et de ses actions philanthropiques. Elle célèbre avec empressement l’anniversaire du souverain protecteur et publie les lettres qu’il lui adresse, manière de montrer au public que le soutien de Frédéric lui est plus que jamais acquis. Ainsi à l’occasion de l’anniversaire du roi en 1778, la Gazette de Berlin publie la lettre de remerciement du roi, « d’autant plus précieuse pour les francs-maçons, qu’elle fait de cette société l’éloge le plus brillant ». Or, la même année, le théâtre français de Berlin est en crise car il coûte trop cher à Frédéric II dont la fin de règne est difficile. On a conservé un « Mémoire pour les acteurs de la troupe de Comédie Française de Sa Majesté » le roi de Prusse du 10 avril 1778 que Jean-Jacques Olivier a publié14. Les signataires parmi lesquels Le                                                                                                                11 Margaret C. JACOB, Living the Enlightenment: Freemasonry and Politics in Eighteenth-Century Europe, New York, Oxford University Press, 1991, p. 124, p. 130. Malcolm DAVIES, « The Grand Lodge of adoption, la loge de juste, The Hague, 1751: a short-lived experiment in mixed freemasonry or a victim of elegant exploitation? », p. 52-87. 12 Douglas SMITH, Working the Rough Stone. Freemasonry and Society in Eighteenth-Century Russia, DeKalb, Northern Illinois University Press, 1999. 13 Il est à ce titre pris en compte par François LABBE, La Gazette littéraire de Berlin 1764-1792, Paris, Honoré Champion, 2004, 525 p. 14 Brandenburg-Preußischen Hausarchivs zu Berlin-Charlottenburg, Acta betr. Theater-Angelegenheiten, F. 96 Uu, « Mémoire pour les acteurs de la troupe de Comédie Française de Sa Majesté » (10 avril 1778) publié par Jean-Jacques Olivier, Les Comédiens français dans les cours d’Allemagne au XVIIIe siècle, 2e série, La Cour royale de Prusse 16..-1786, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1902, p. 146-150. L’orthographe a été modernisée par nos soins. On y lit notamment que « le renvoi de la troupe de Comédie française au Service de Sa Majesté signifié le 1er avril par une circulaire de M. d’Arnim et daté du 31 mars, avec déclaration que ses appointements sont rayés et retirés, expose au sort le plus fâcheux les familles de ceux des Acteurs qui ont été réengagés, et qui se reposaient sur la valeur des engagements contractés sous le nom et l’autorité du roi. Mais ils ont trop de confiance dans l’équité et la justice de Sa Majesté, et ils se flattent qu’elle daignera écouter favorablement les raisons qui militent en leur faveur. C’est sur la foi des contrats désignés sous le titre particulier d’engagements, que les acteurs français établissent et assurent leur sort et leur fortune dans leur patrie ; c’est sur la foi des mêmes contrats qu’ils passent au service des princes étrangers qui les appellent dans leurs cours. Ces

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Bauld de Nans en appellent au souverain contre la décision du baron von Arnim, surintendant et directeur général des spectacles et menus plaisirs, mais aussi au respect du droit puisqu’un contrat repris par les signataires a été conclu pour l’année 1778. Au-delà du topos – et de la réalité – du coût d’un théâtre français sur lequel Rahul Markovits a insisté dans sa thèse15, la guerre de succession de Bavière accapare Frédéric II, qui n’est d’ailleurs pas connu pour ses largesses, si l’on songe à la manière dont il compose sa collection de peintures. Le roi fait la sourde oreille, et le soutien de la loge de Le Bauld de Nans reste également sans effet auprès du protecteur de l’ordre16.

S’il est chronologiquement antérieur à celui de Le Bauld de Nans, le parcours de Joseph Uriot mérite de retenir plus longtemps notre attention car il reflète non seulement les différents enjeux des circulations internationales liées au théâtre au XVIIIe siècle mais aussi les interactions entre circulations maçonniques et celles des acteurs, que l’on retrouvera sous la Révolution autour de l’axe Bruxelles-Hambourg. On se limitera ici à une synthèse en marche, car la recherche sur Uriot se poursuit depuis plus de dix ans au fil des découvertes archivistiques en Europe et tout récemment en Amérique-du-Nord17.

Bien que méconnu, Joseph Uriot a laissé de très nombreuses traces documentaires en raison de son intense activité maçonnique, dramatique et éditoriale. Il s’efforce de vivre son idéal maçonnique, d’expliquer de manière pédagogique et imagée le projet universaliste de l’ordre. Bibliothécaire, lecteur et proche conseiller du duc de Wurtemberg, il a mis ses talents au service de la cour comme fournisseur de divertissements lettrés et a organisé de nombreuses fêtes. On lui doit notamment des opéras ballets comme Les Fêtes thessaliennes, opéra-ballet allégorique représenté sur le grand théâtre de Stuttgart pour célébrer l’arrivée de leurs Altesses impériales Paul Petrovitch, Grand Duc de Russie, et Marie Federovna, Grande Duchesse de Russie, née princesse de Wurtemberg18, ou d’autres comme Le Temple de la bienfaisance et L'Amour fraternel dont les sujets traduisent clairement les valeurs que

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         contrats ont toujours été respectés dans toutes les circonstances possibles : les acteurs sont tenus d’en remplir les clauses, les intendants des spectacles des souverains les observent également ; la gloire de leurs maîtres leur en fait un devoir ; et l’équité et la raison leur en font une loi indispensable. Ils savent faire obéir les acteurs résistants, par le pouvoir que donnent les engagements et ils ne peuvent renverser les usages qui font la base des droits des acteurs et qui sont observés et reconnus en tous lieux. Les circonstances qui accompagnent le renvoi actuel de la Troupe de Comédie de Sa Majesté, attaquent les droits des acteurs ; et c’est pour les faire connaître et pour les réclamer qu’ils élèvent la voix […] ». 15 Rahul MARKOVITS, « Un « empire culturel » ? Le théâtre français en Europe au XVIIIe siècle (des années 1730 à 1814) », thèse de doctorat d’histoire sous la direction d’Alain Cabantous, Université Paris I Panthéon Sorbonne, 2010, 464 p. ; du même auteur, « ‘L'Europe française’, une domination culturelle, Kaunitz et le théâtre français à Vienne au XVIIIe siècle », Annales, Histoire, Sciences Sociales juillet-septembre 2012, n°3, p. 717-751. 16 A l’inverse, le frère du souverain, le prince Henri de Prusse, franc-maçon de très longue date et, lui, très actif, connu pour sa francophilie et son amour du théâtre n’hésite pas à soutenir des acteurs français, y compris pendant la Révolution. 17 Mme Sarah de Bogui, conservatrice de la Bibliothèque des livres rares et collections spéciales de l’Université de Montréal, a en effet attiré notre attention sur un « Recueil de trois cent trente estampes d’histoire ancienne et moderne, sacrée et profane avec de courtes explications faites pour l’instruction d’Antoinette Juin par son aïeul maternel Joseph Uriot ancien bibliothécaire et lecteur de SAS Mgr le duc régnant de Würtemberg en MDCCLXXXVIII » conservé à Montréal. Preuve que Uriot, qui devait mourir cette même année, n’avait rien perdu de sa passion pour la pédagogie. 18 Les Fetes thessaliennes. Opera-ballet allegorique, représenté sur le grand theatre de Stoutgard pour celebrer l'arrivée de leurs altesses imperiales Paul Petrovitch, grand duc de Russie, et Marie Federowna, grande duchesse de Russie, née princesse de Wirtemberg-Stoutgard. Le ( ) du mois de septembre MDCCLXXXII =Le Feste della tessaglia. Opera allegorica, mista di ballo, e di canto, rappresentata sul gran teatro di Stutgard per celebrar l'arrivo delle loro altezze imperiali Paolo Petrovitch, gran duca di Russia, e Maria Federowna, gran duchessa di Russia, nata principessa di Wirtemberg-stutgard. Il giorno ( ) di settembre MDCCLXXXII, A Stoutgard, de l'imprimerie de Cotta, imprimeur de la Cour & de la Chanc., [1782], (avec en regard du texte français le texte italien).

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défend Uriot19. Il enseigne alors la langue française et l’histoire à la célèbre Karlsschule du château de la Solitude près de Stuttgart – académie militaire créée par le duc de Wurtemberg en 1770. C’est à ce titre qu’il révise la partie française du Nouveau Dictionnaire de la langue allemande et française de Christian-Friedrich Schwan publié à Mannheim en 178220. Mais c’est en réalité dès le début des années 1740 qu’Uriot a commencé à se faire un nom et à associer activité théâtrale et maçonnique.

En 1742, Uriot est à Francfort-sur-le-Main, véritable plaque-tournante des échanges culturels franco-allemands, tant dans le champ théâtral que dans le domaine du livre. Sur le plan théâtral, on ne peut pas ne pas rapprocher sa présence à Francfort avec l’inauguration du théâtre de la ville le 17 juin de la même année, elle-même liée à la réunion cruciale de la Diète impériale qui doit élire le successeur de l’empereur Charles VI mort en 1740. La présence de la Diète induit une forte demande culturelle ; c’est en effet à l’occasion de sa réunion que les deux troupes de théâtre, allemande et française, sont invitées par les autorités municipales à donner de nombreuses représentations. On joue à cette occasion Le comte d’Essex de Thomas Corneille, puis la comédie Le Galant coureur ou l'ouvrage d'un moment de Marc-Antoine Legrand. La troupe française, menée par Jean-Baptiste Gherardi, rencontre un succès considérable21.

Or, c’est dans ce contexte que Joseph Uriot visite la loge dite de l’Union le 11 juillet 1742, l’une des plus remarquables loges européennes du temps qui reçoit de nombreux diplomates européens notamment français, à la suite du maréchal de Belle-Isle22. C’est une loge qui a gardé des liens très étroits avec une loge londonienne homonyme qui réunissait la fine fleur de la Maçonnerie huguenote. On y écrit des apologies de l’ordre – que publie le célèbre libraire-imprimeur François Varrentrapp, lui-même membre de l’ordre –, et on projette les contours d’un cosmopolitisme maçonnique porteur de projets de paix universelle, qui font sens dans le contexte de la guerre de succession d’Autriche. Lors de sa visite à l’Union, Uriot y prononce un discours remarqué : Le Véritable portrait d’un Franc-Maçon écrit par Mr Uriot à un de ses amis. Publié sous le titre Lettre d’un franc-maçon à Monsieur de Vaux23 et dédié au prince de Thurn und Taxis, Georg Kloß l’a considéré comme la «

                                                                                                               19 Joseph URIOT, Le Temple de la bienfaisance ballet donné par l'Academie-militaire de la solitude a l'occasion du retour de S.A.S. Monseigneur le duc regnant de Wirtemberg et Teck. &c. &c. et executé par les eleves de l'Academie, et de l'Institut d'education. mars MDCCLXXV, De l'imprimerie de Cotta, imprimeur de la Cour [1775] ; Joseph URIOT, L'Amour fraternel opera-ballet allegorique a l'arrivée de S.A.S. monseigneur le prince Frederic de Wirtemberg et de S.A.R. Madame la princesse son epouse, a la Solitude, executé et representé par les eleves de l'Academie-ducale-militaire, et de l'Institut d'Education. juin MDCCLXXV, De l'imprimerie de Cotta, imprimeur de la Cour [1775]. 20 Nouveau dictionnaire de la langue allemande et françoise composé sur les dictionnaires de M. Adelung et de l'Académie françoise. Enrichi des termes propres des sciences et des arts. Ouvrage utile et même indispensable à tous ceux qui veulent traduire, ou lire les ouvrages de l'une ou de l'autre langue. Par Chrétien Frédéric Schwan. Revu et corrigé pour la partie françoise par M. Uriot [...]. Tome premier qui contient les lettres A-H. de l'alphabet allemand, expliqué par le françois. - Nouvelle édition corrigée en plusieurs endroits et augmentée, A Mannheim, chez C.F. Schwann et M. Fontaine, 1783-1787, 2 vol. in-4. 21 Bruce ALAN BROWN, « La diffusion et l’influence de l’opéra-comique en Europe au XVIIIe siècle », dans Philippe VENDRIX (dir.), L'Opéra-comique en France au XVIIIe siècle, Liège, Mardaga, 1992, p. 289. A noter, que le phénomène est comparable pendant l’occupation française de Francfort au cours de la guerre de Sept Ans, comme en témoignent notamment les papiers personnels de François de Théas comte de Thorenc conservés aux Archives départementales des Alpes-Maritimes (25 J). Voir aussi Martin Schubart, François de Théas comte de Thoranc, Goethes Königslieutenant, Dichtung und Wahrheit, München, 1896, Bruckmann. 22 Karl DEMETER, Die Frankfurter Loge Zur Einigkeit 1742-1966, Ein Beitrag zur deutschen Geistes und Sozialgeschichte, Frankfurt am Main, Verlag Waldemar, 1967 ; François LABBE, « Le rêve irénique du marquis de La Tierce, « Franc-maçonnerie, Lumières et projets de paix perpétuelle dans le cadre du Saint-Empire sous le règne de Charles VII (1741-1745)», Francia, 18/2 (1991), p. 47-69. 23 Joseph URIOT, Lettre d’un Franc-Maçon à Mr de Vaux ; conseiller de Sa Majesté le Roy de Pologne ; Duc de Lorraine. Et de S. A. E. Le comte Palatin du Rhin. Nouvelle édition, A Francfort sur le Meyn, MDCCXLIII.

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première présentation publique de la Franc-maçonnerie en Allemagne [qui] a beaucoup contribué à faciliter l’entrée de la Franc-maçonnerie en Allemagne, et à apprendre aux profanes sa pureté et son caractère inoffensif ». En 1744, Uriot fait paraître Le Secret des francs-maçons mis en Evidence Par Mr Uriot, qui inclut un échange de correspondance avec Mme de Grafigny, dans lequel on apprend qu’il est membre de la loge de l’Egalité, orient de Bruxelles. Il est alors acteur au Théâtre de la Monnaie et l’on a conservé ses Complimens prononcés sur le Grand Théatre de Bruxelles en 1743, pour l’ouverture et la fermeture de la saison – ce qui a fait avancer à certains l’idée qu’il en fut le directeur. Nous le retrouvons de 1745 à 1759 à Bayreuth, où il continue de mener de pair son métier d’acteur et son rôle d’intermédiaire maçonnique entre la France et l’Allemagne. Avec plusieurs artistes, membres comme lui de la Comédie française de Bayreuth, il fonde en effet en 1750 une loge française, l’Uriotino24 . Mais, la loge d’Uriot vient troubler le bon fonctionnement d’un orient bavarois hiérarchisé entre la loge de cour (Hofloge)25, du margrave Frédéric, beau-frère de Frédéric II de Prusse, et la loge de ville. L’infériorité sociale des membres de la loge d’Uriot autant que l’absence de patentes régulières, permettent aussitôt aux deux autres loges de Bayreuth de l’ostraciser comme « bâtarde ». Mais il faut aussi prendre en compte le discrédit social de l’acteur de métier, car si les francs-maçons européens ont beaucoup pratiqué le théâtre de société en marge des travaux maçonniques, notamment dans les loges d’adoption, en revanche, en raison de leur quête de respectabilité sociale et de leur volonté de faire reconnaître l’Art royal comme une sociabilité légitime qui réunit le meilleur monde, ils peinent à voir les acteurs autrement que comme des « frères à talent » - catégorie où sont d’ailleurs également relégués la plupart des musiciens -, indignes de la citoyenneté maçonnique de plein exercice26. Mais Joseph Uriot n’est pas homme à se décourager puisqu’en 1769, il publie ses Lettres sur la Franche-Maçonnerie en 1769, avec l’autorisation de la loge de l’Egalité, orient de Bruxelles, vingt-cinq ans après la parution du Secret des Francs-Maçons27.

Les difficultés rencontrées une génération plus tard par Friedrich Ludwig Schröder, figure de premier plan de la scène théâtrale allemande comme de la Franc-maçonnerie28, traduisent à la fois la force des préventions contre les acteurs et les artistes, et le maintien de liens forts entre gens de théâtre et Franc-maçonnerie. Schröder est en effet rejeté à l’unanimité par la loge Jonathan, orient de Brunswick, en raison de sa qualité d’artiste, et il doit attendre 1774 pour être initié et reçu à Hambourg dans la loge Emmanuel zur Maienblume (Emmanuel à la fleur de mai), sur la recommandation de son ami l’Aufklärer Johann Joachim Christoph Bode, alors vénérable maître de la loge Absalom29. A l’instar d’Uriot, Schröder fonde

                                                                                                               24 Pierre-Yves BEAUREPAIRE, L’Europe des francs-maçons XVIIIe-XXIe siècle, Paris, Belin, Europe & Histoire, p. 30-35 et p. 38-42. 25 Winfried DOTZAUER, Quellen zur Geschichte der deutschen Freimaurerei im 18. Jahrhundert, Frankfurt am Main-Bern-New York-Paris, Peter Lang, Schriftenreihe der Internationale Forschungsstelle « Demokratische Bewegungen » in Mitteleuropa 1770-1850, Band 3, 1991, p. 87-88 ; Renate ENDLER, Elisabeth SCHWARZE, Die Freimaurerbestände im Geheimen Staatsarchiv Preußischer Kulturbesitz, 1 : Großlogen und Protektor Freimaurerische Stiftungen und Vereinigungen, Frankfurt am Main-Bern-New York-Paris, Peter Lang, Schriftenreihe der Internationale Forschungsstelle « Demokratische Bewegungen » in Mitteleuropa 1770-1850, Band 13, 1994, p. 65. 26 Gerardo TOCCHINI, « frères à talents – musiciens francs-maçons », Pierre-Yves BEAUREPAIRE (dir.), Les francs-maçons. De l’Art royal aux cyberloges, Paris, Armand Colin, sous presse. 27 Lettres sur la franche-maçonnerie, par Mr. Uriot, bibliothécaire et lecteur de S.A.S. Monseigneur le Duc Régnant de Würtemberg et Teck, Stuttgart, 1769. 28 Eugen LENNHOFF, Oskar POSNER, Internationales Freimaurer-Lexikon, Wien, 1932, reprint 1992, Wien-München, AmaltheaVerlag, p. 1417-1419. 29 Au-delà du seul cadre maçonnique, Hambourg semble plus ouverte aux acteurs et plus favorable à leur reconnaissance sociale. C’est en effet cette ville libre qui octroie pour la première fois en Allemagne le droit de bourgeoisie à un acteur, en 1765, en la personne de Konrad Ernst Ackermann (1712-1771)… qui n’est autre que

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d’ailleurs peu après une loge d’artistes, Elisa zum warmen Herzen (Elisa au cœur chaleureux), considérée elle aussi comme bâtarde.

Bruxelles – Hambourg : théâtre et franc-maçonnerie en Révolution Pendant la Révolution, circulations théâtrales et mobilités européennes des acteurs –

volontaires ou forcées – ne s’interrompent pas. Leur articulation avec les dispositifs de la sociabilité maçonnique – la loge bien sûr mais aussi les correspondances fraternelles et les assemblées où frères et sœurs se réunissent pour faire du théâtre et de la musique en amateurs avec le renfort de professionnels – se maintient également. C’est particulièrement vrai à Hambourg où s’installe une partie de la troupe du théâtre bruxellois de la Monnaie avec son directeur, Herman Bultos, confortant le rôle de plaque tournante des échanges maçonniques et théâtraux acquis par Bruxelles dès le mitan du XVIIIe siècle.

Les Bultos forment une véritable dynastie d’entrepreneurs de loisirs qui exploita notamment le Vauxhall de Bruxelles. Initié à L’Union de Bruxelles en 1754, Pierre François Bultos, le père d’Herman, a été l'un des fondateurs de L’Heureuse Rencontre en 1771, où il côtoie toute la haute société bruxelloise de l'époque30. Ses fils Alexandre Florentin (1749-1787) et Herman (1752-1801) ont pris la direction du Théâtre de la Monnaie en 178331. Herman l’assure seul de 1787 à 1791 puis en association avec Jean-Pierre-Paul Adam de 1791 à 1793 et encore en 1794. C’est alors que quittant Bruxelles en proie aux troubles, la troupe bruxelloise participe à la création à Hambourg d’un théâtre français qui se maintient quatre ans32. Conservée à Nantes dans les archives du poste consulaire de Hambourg, la liste intitulée « Inscriptions de 374 Français et 14 déclarations de Français qui prennent le droit de bourgeoisie de Hambourg sans renoncer pour autant à leur citoyenneté française » et datée du 23 frimaire an V mentionne notamment :

N° 143 23 frimaire an V : Elisabeth Françoise Wydermanns, femme du citoyen Ernest van Hove, native de Bruxelles, domicilié à Paris, rue du Théâtre français n° 9, âgée de 45 ans. Arrivée à Hambourg munie d’un passeport délivré à Paris le 8 germinal an IV.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         le beau-père de Schröder. Ackermann ouvre à Hambourg le théâtre du Gänsemarkt, puis avec Lessing et Ekhof le Deutsche Nationaltheater. Maçon lui-même, Ackermann appartient à la loge Zum Totenkopf (A la tête de mort), orient de Königsberg, où il avait également créé un théâtre [Karlheinz Gerlach, Die Freimaurer im Alten Preußen 1738–1806. Die Logen in Pommern, Preußen und Schlesien, Innsbruck, Studienverlag Ges.m.b.H.2009, p. 319]. 30 Guy SCHRANS, « ‘Le rendez-vous de la noblesse’. La loge bruxelloise « L’Heureuse rencontre au XVIIIe siècle », Acta Macionica, 8, 1998, p. 173-292 ; Marcel BERGE, Notice historique sur la R :. L :. « L’Heureuse Rencontre » à l’O :. de Bruxelles, slnd. 31 Manuel COUVREUR (dir.), Le théâtre de la Monnaie au XVIIIe siècle, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, Groupe de recherche en art moderne, 1996, IV-355 p. 32 Les Bultos ne sont pas évoqués dans Karine RANCE, « Le théâtre français de Hambourg », dans Philippe BOURDIN et Gérard LOUBINOUX (dir.), Les arts de la scène & la Révolution française, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2004, p. 235-248. L’auteur connaît cependant l’origine bruxelloise du noyau de la « Société française dramatique et lyrique » : « La troupe est composée à l’origine de vingt-cinq personnes venues de Bruxelles. Trois familles en composent le noyau (les familles Mees, Adam et Bursay). Il s’agit donc d’un théâtre d’expression française, non d’une compagnie française » (Ibid., p. 236). Une série de rapports de surveillance des émigrés « français » de Hambourg intitulée : « Dem Prätor erstatteten Berichte des Franzosen Legarge [qui signe – rarement – : Legarde deffernarie ou deffermarie] über sie in Hamburg sich aufhaltenden französischen Emigranten, Okt. 1796-Jan. 1800 », conservé au Staatsarchiv Hamburg, sous la cote Senat 111-1, n° 1789, mentionne en revanche à plusieurs reprises le « café Bultos » comme un lieu de sociabilité fréquenté par les émigrés. On y lit aussi, en date du 7 avril 1797 (rapport n°30), que « depuis quelques jours il y a à la Comédie des fuites de cabale que l’on attribue à une jalousie entre Mlle Mees et Mde Chevalier. Ce sont des propos ». Comme indiqué plus haut, les Mees font partie de l’ancienne troupe bruxelloise. Je remercie chaleureusement Silvia Marzagalli pour m’avoir communiqué cette référence.

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N° 144, 23 frimaire an V : Joseph Föllon je dis Foullon, fils de la dame ci-dessus, présentement épouse van Hove, né à Bordeaux, 17 ans. N° 145, 23 frimaire an V: Ernest v[an] Hove, artiste au théâtre français, natif de l’Isle, département du Nord, domicilié à Paris comme dessus, âgé de 39 ans. N° 185, 30 ventôse an V : Pierre Paul Massin, natif de Bruxelles, 30 ans environ, arrivé en cette ville avec la Société française dramatique et lyrique, venant de Bruxelles, au mois de messidor de l’an III, avec laquelle il a continué son état sans interruption à Hambourg et Altona ; a certificat de Bruxelles, 13 nivôse an V, portant que ni lui, ni sa femme Josephine Pustel, 23 ans, ni le frère de celle-ci, Jean-François Pustel, ne sont compris sur les listes des émigrés.33

Après la fin de l’expérience du théâtre français à Hambourg, Herman Bultos, se met

brièvement au service du prince – et frère – Henri de Prusse à Rheinsberg, avant de rentrer à Hambourg. D’ailleurs, les liens de la famille Bultos avec Hambourg et le théâtre ne s’interrompent pas avec la mort d’Herman en 1801, puisque figure dans les demandes de passeports pour Hambourg en l’an XII celle de Joseph Théodore Bultos, « artiste dramatique »34.

Lorsqu’il a quitté Bruxelles pour Hambourg, Herman Bultos s’est installé dans une métropole maçonnique allemande et européenne de première importance. Fondée dans la ville hanséatique en 1737, Absalom zu den drei Nesseln (Absalom aux trois orties) peut en effet légitimement prétendre au titre de plus vieille loge d’Allemagne. Ouverte aux apports maçonniques français, elle entretient aussi des liens étroits avec Londres. Par la suite, alors que l’ordre s’est solidement implanté en Allemagne, c’est à Hambourg que deux figures majeures du théâtre comme de la franc-maçonnerie allemande interviennent. Le premier, Johann Joachim Christoph Bode est surtout connu comme l’un des chefs des Illuminaten –notamment dénoncé par l’abbé Barruel dans ses Mémoires pour écrire l’histoire du jacobinisme publiés à Hambourg chez Fauche en 1798-1799. Mais Bode est d’abord un homme de théâtre et un traducteur. Lorsqu’il voyage en France en 1787, il n’est pas seulement en mission pour les Illuminaten qui espèrent s’implanter à Strasbourg et à Paris35, pas plus qu’il ne vient seulement rencontrer les organisateurs du convent des Philalèthes de Paris. L'actualité de la scène théâtrale parisienne l’accapare comme l’atteste son journal de voyage36. Lorsque il rencontre Savalette de Langes, garde du Trésor royal, il discute certes avec le chef de file des Philalèthes parisiens mais aussi avec le fondateur de la brillante loge des Amis réunis dont le théâtre de société se réunit au château de la Chevrette. Bode rencontre aussi Nicolas de Bonneville futur fondateur du Cercle social, lui aussi homme de théâtre et traducteur. C’est en effet Bonneville traducteur qui avec Friedel fait découvrir le théâtre allemand au public français en publiant entre 1782-1785 le monumental Nouveau Théâtre allemand en douze volumes. Dans le champ maçonnique, Bonneville et Bode partagent les mêmes thèses, celles d’une subversion de la fraternité par les jésuites, et s’inspirent l’un l'autre : Les Jésuites chassés de la Maçonnerie   et leur poignard brisé par les maçons, publié en 1788 par Bonneville – et dédié à la loge parisienne La Réunion des Etrangers –emprunte ainsi beaucoup à l’Essai sur l’origine de la Franche-Maçonnerie de Bode, à l’état de manuscrit lorsque ce dernier a séjourné à Paris37. La même année, Bode traduit l’ouvrage                                                                                                                33 Nantes, Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Hambourg, t. 131. 34 Archives Nationales, F 7, 3565, an XII. 35 Claus WERNER, « Le voyage de Bode à Paris en 1787 et le ‘complot maçonnique’ », Annales historiques de la Révolution française, 1983, 253, p. 432-445. 36 Sächsische Landesbibliothek, Dresde, ms h 37, 2°, Bd. 3, B1. 1-79, Johann Joachim Christoph BODE, Journal von einer Reise von Weimar nach Frankreich. im Jahr 1787. Herman Schüttler en a donné une édition allemande en 1994 : Johann Joachim Christoph BODE, Journal von einer Reise von Weimar nach Frankreich im Jahr 1787, hrsg. sowie mit einer Einleitung, Anmerkungen, einem Register und einem dokumentarischen Anhang versehen von Hermann Schüttler, München, Ars una, 1994, 453 p. 37 HStA Darmstadt, Nachlaß Christian Ludwig, D 4 Konv. 583 Fasc. 8, Essai Sur l’Origine de la Franche Maçonnerie Sur les Sciences Sublimes et occultes cachées sous les titres, Allegories, Sÿmboles, et hiéroglÿphes

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de Bonneville en allemand, qui paraît à Leipzig sous le titre Die Jesuiten vertrieben aus der Freymaurerei und ihr Dolch zerbrochen durch die Freymaurer.

Schröder est encore moins connu en France que Bode, y compris du point de vue des recherches sur la franc maçonnerie ce qui est regrettable. On se souvient que c’est Bode qui avait obtenu de ses frères la réception de Schröder dans les mystères de l’Art royal. Comme lui, Schröder devient un membre actif des Illuminaten à Hambourg – nom d’ordre Roscius38–, tout en poursuivant activement ses recherches maçonniques. Lui qui avait d’abord été rejeté comme indigne de la réception dans l’ordre, finit par s’imposer avec Johann Gottfried Herder, Goethe et Christoph Wilhelm Hufeland comme l’un de ses principaux réformateurs. Il veut retrouver l’esprit de la Maçonnerie anglaise des trois premiers grades, en limitant le nombre de hauts grades et les légendes chevaleresques et mystiques qui se sont développées avec la Stricte Observance Templière. Ses écrits, réunis dans ce qu’on nomme le rituel Schröder (Schröderritual), inspirent encore aujourd’hui la Maçonnerie des Grandes Loges dites « humanitaires » en Allemagne, aux références éclairées et laïques. A la fin de sa vie Schröder est Grand Maître de la Grande Loge de Hambourg.

Sur le plan théâtral, Schröder a été formé très jeune à travers toute l’Europe dans la troupe familiale dirigée par sa mère Sophie Charlotte et son beau-père Konrad Ernst Ackermann – ils se sont mariés en Russie en 1749 –, directeur de théâtre à Königsberg puis à Hambourg. A la mort d’Ackermann, c’est d’ailleurs Schröder et sa mère qui reprennent le théâtre. Comme son frère et ami Bode, Schröder joue un rôle important dans la diffusion du théâtre shakespearien en Allemagne et les débats passionnés qui l’entourent. Nina Birkner écrit à bon droit que « l’importance de Friedrich Ludwig Schröder (1744-1816) dans l’histoire du théâtre pour la réception de Shakespeare en Allemagne se fonde sur sa réforme de la pratique scénique : imposant un style de jeu réaliste et innovant, il établit les pièces de Shakespeare sur la scène allemande »39. Disciple de Lessing et admirateur du jeu de Garrick, tous deux francs-maçons, ses engagements participent aussi de la promotion du Théâtre national allemand40. Il se rend à Vienne où les francs-maçons et Illuminaten Joseph von Sonnenfels (1733-1817) et Aloys Blumauer (1755-1798), oeuvrent également en ce sens. La pièce de Schröder, die Freimaurer (Les francs-maçons) est d’ailleurs créée à Vienne en janvier 1784 et représentée sur la scène du Théâtre impérial. Partant, Schröder entre nécessairement en concurrence avec le théâtre français jusqu’ici dominant en termes de réputation et de distinction. Il ne faut donc sans doute pas surestimer la nouveauté et la portée de la critique du théâtre français qu’il adresse aux autorités municipales de Hambourg lors de la clôture de la saison 179641. Le théâtre national allemand a dû en effet se faire une place par

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         de ses grades et de divers ordres qui en rélévent, Présenté aux R[espectables] f[rères] Philalèthes Assemblées au Convent de Paris 1787 Par un ancien frère. 38 Hermann SCHÜTTLER, Die Mitglieder des Illuminatenordens 17761787/93, Ars Una, Deutsche Hochschuledition, 18, Munich, 1991, p. 140. 39 Nina BIRKNER, « Hamlet sur la scène allemande : l’apport de Friedrich Ludwig Schröder », Revue germanique internationale 5 (2007), Shakespeare vu d'Allemagne et de France des Lumières au romantisme, p. 147. L’auteur écrit également que « pendant les années où il dirige le théâtre de Hambourg, Schröder initie une des plus importantes réformes scéniques du théâtre allemand : en seulement quatre saisons, il monte dix pièces de Shakespeare et se détourne ainsi d’une manière démonstrative du théâtre français classicisant. Ce refus d’adhérer à l’« école de Leipzig » réunie autour de Johann Christoph Gottsched ne se lit pas seulement dans le répertoire constitué par Schröder, mais aussi dans le style de jeu qu’il prône. Celui-ci ne se fonde plus sur la doctrine du classicisme français, mais sur l’interprétation réaliste de David Garrick » (Ibid., p. 162). 40 Roland KREBS, L’idée de « Théâtre National » dans l’Allemagne des Lumières, Théorie et réalisations, Wiesbaden, O. Harrassowitz, Wolfenbütteler Forschungen, Band 28, 1985, 712 p. 41 « A qui s’adresse cette troupe hétéroclite [du théâtre français de Hambourg] –écrit Karine Rance- ? Le public est en partie allemand, comme le révèlent les plaintes du directeur du théâtre allemand, Schröder, dont l’établissement souffre de cette nouvelle concurrence. Ses doléances, exprimées dans la traditionnelle adresse à son public adressée en clôture de saison en mars 1796, signalent d’autres griefs. Schröder s’indigne en effet

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rapport au théâtre français dont la concurrence a souvent entraîné des difficultés financières, dont la famille Schröder a elle-même fait les frais. Dans tous les cas, les francs-maçons belges et français sont accueillis au nom de la fraternité maçonnique sur les colonnes d’Absalom et de ses sœurs d’Hambourg et Altona qui leur remettent secours et certificats qui permettent à certains d’aller jusqu’en Russie42.

L’étude de cette poignée de trajectoires croisées, à la fois théâtrales et maçonniques, entre les Pays-Bas autrichiens et l’Allemagne, justifie donc selon nous la poursuite et l’élargissement de l’enquête, à la fois dans le temps et dans l’espace, car les circulations des troupes comme des acteurs individuels en Suède ou en Russie43 laissent à penser que d’autres rencontres ont dû se produire au cours d’un long XVIIIe siècle.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         d’une comparaison qui a été faite par le Sénat de Hambourg entre son théâtre et l’établissement français. Il déclare en être scandalisé comme Allemand et comme artiste, et fait appel au patriotisme du public allemand pour soutenir une production nationale » : Karine RANCE, « Le théâtre de français de Hambourg », art. cit., p. 237. 42 Friedrich KNEISNER, Geschichte der Loge Absalom zu den drei Nesseln zu Hamburg in dem Jahren 1901-1926. Mit einer Einführung in die Entstehungszeit nebst Stammmatrikel 1737-1769, Hambourg, 1927. Anne MEZIN, Vladislav RJEOUTSKI (dir.), Les Français en Russie au siècle des Lumières. Dictionnaire des Français, Suisses, Wallons et autres francophones en Russie de Pierre le Grand à Paul Ier, Ferney-Voltaire, Centre international d'étude du XVIIIe siècle 23-24, 2 vol. 43 Alexey EVSTRATOV, « Le théâtre francophone à Saint-Pétersbourg sous le règne de Catherine II (1762-1796). Organisation, circulation et symboliques des spectacles dramatiques », thèse de doctorat en littérature française et comparée sous la direction de Pierre Frantz et Wladimir Berelowitch, soutenue à l’Université de Paris Sorbonne le 17 décembre 2012 ; Vladislav RJEOUTSKI, « Les Français dans la franc-maçonnerie russe au siècle des Lumières : hypothèses et pistes de recherche », Slavica Occitania, 24 (2007), p. 91-136.