Entre reconnaissance et visibilité. Les luttes des acteurs islamiques en Suisse et en France

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Chapitre 8 ENTRE RECONNAISSANCE ET VISIBILITÉ LES LUTTES DES ACTEURS ISLAMIQUES EN SUISSE ET EN FRANCE Alexandre PIETTRE et Christophe MONNOT La présente contribution entend prolonger la réexion menée dans cet ouvrage sur l’institutionnalisation de l’islam en Suisse par une mise en contraste avec un contexte voisin et pourtant très différent, la situation française. Dans ce pays, l’islam est implanté depuis plus d’un siècle, alors qu’en Suisse, c’est un phénomène récent. Là-bas, il est à majorité d’origine maghrébine et sahélienne, alors qu’ici, il est plutôt balkanique et turc. En Suisse, les derniers relevés structurels de la population comptent une part de 4,5 % de la population de confession musulmane 1 , alors qu’en France, ce taux (estimé à partir de l’origine géographique des personnes) est deux fois plus élevé 2 . Sur le plan institutionnel, les régimes entre l’Etat et la religion sont également bien différents selon les pays. En Suisse, la majorité des cantons reconnaît des Eglises (catholique et/ou réformée) en leur offrant un statut légal particulier 3 . En France, la loi de 1905 1. En Suisse, on comptait en 2011, selon le relevé structurel de l’OFS, environ quatre musulmans sur dix de nationalité balkanique (kosovare, serbe, macédonienne, bosniaque ou du Monténégro), trois musulmans sur dix de nationalité suisse (personnes souvent naturalisées) et moitié moins de nationalité turque. Voir http://www.bfs.admin.ch/ bfs/portal/fr/index/news/01/nip_detail.html?gnpID=2011-557 (consulté le 15.03.2013). 2. Bernard GODARD et Sylvie TAUSSIG, Les musulmans en France. Courants, insti- tutions, communautés : un état des lieux, Paris, Robert Laffont, 2007 ; Jonathan LAU- RENCE et Justin VAÏSSE, Intégrer l’islam. La France et ses musulmans, enjeux et réussites, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 18. 3. Sandro CATTACIN, Cla Reto FAMOS, Michael DUTTWILER et Hans MAHNING (éd.), Etat et religion en Suisse : luttes pour la reconnaissance, formes de reconnaissance,

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Chapitre 8

ENTRE RECONNAISSANCE ET VISIBILITÉ

LES LUTTES DES ACTEURS ISLAMIQUES EN SUISSE ET EN FRANCE

Alexandre PIETTRE et Christophe MONNOT

La présente contribution entend prolonger la réfl exion menée dans cet ouvrage sur l’institutionnalisation de l’islam en Suisse par une mise en contraste avec un contexte voisin et pourtant très différent, la situation française. Dans ce pays, l’islam est implanté depuis plus d’un siècle, alors qu’en Suisse, c’est un phénomène récent. Là-bas, il est à majorité d’origine maghrébine et sahélienne, alors qu’ici, il est plutôt balkanique et turc. En Suisse, les derniers relevés structurels de la population comptent une part de 4,5 % de la population de confession musulmane 1, alors qu’en France, ce taux (estimé à partir de l’origine géographique des personnes) est deux fois plus élevé 2.

Sur le plan institutionnel, les régimes entre l’Etat et la religion sont également bien différents selon les pays. En Suisse, la majorité des cantons reconnaît des Eglises (catholique et/ou réformée) en leur offrant un statut légal particulier 3. En France, la loi de 1905

1. En Suisse, on comptait en 2011, selon le relevé structurel de l’OFS, environ quatre musulmans sur dix de nationalité balkanique (kosovare, serbe, macédonienne, bosniaque ou du Monténégro), trois musulmans sur dix de nationalité suisse (personnes souvent naturalisées) et moitié moins de nationalité turque. Voir http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/news/01/nip_detail.html?gnpID=2011-557 (consulté le 15.03.2013).

2. Bernard GODARD et Sylvie TAUSSIG, Les musulmans en France. Courants, insti-tutions, communautés : un état des lieux, Paris, Robert Laffont, 2007 ; Jonathan LAU-RENCE et Justin VAÏSSE, Intégrer l’islam. La France et ses musulmans, enjeux et réussites, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 18.

3. Sandro CATTACIN, Cla Reto FAMOS, Michael DUTTWILER et Hans MAHNING (éd.), Etat et religion en Suisse : luttes pour la reconnaissance, formes de reconnaissance,

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implique une stricte indépendance des Eglises par rapport à l’Etat. Néanmoins, ces deux types de régime se caractérisent par l’absence de reconnaissance juridique de l’islam. En France, afi n de permettre à l’Etat de contrôler l’exercice du culte musulman, la loi de 1905 n’a pas été appliquée à l’islam dans les départements français de l’Algérie d’avant 1962 4. Encore aujourd’hui le Conseil français du culte musulman (CFCM) s’inscrit à bien des égards dans cet héri-tage colonial d’encadrement par l’Etat du culte musulman 5. La création de ce Conseil en 2003, sous l’impulsion et la supervision de l’Etat, est fondée sur le modèle d’une « Eglise », avec sa hié-rarchie 6, et l’objectif est de faire émerger un islam de France et l’équivalent d’un clergé musulman 7. En Suisse, malgré la neutralité confessionnelle de la Confédération, une tentative d’encadrement de l’islam – en régulant l’entrée d’imams formés – se fait par l’Offi ce fédéral des migrations qui a établi certaines conventions notamment avec la Diyanet de Turquie ou le Rijaset de Bosnie pour délivrer des visas d’établissement aux imams reconnus par ces ins-tances musulmanes nationales 8. Cette tentative d’encadrement ne s’accompagne pourtant d’aucune reconnaissance juridique de

Berne, Commission fédérale contre le racisme, 2003 ; René PAHUD de MORTANGES, « L’impact de la pluralisation religieuse sur l’ordre juridique de l’Etat », in : Christoph BOCHINGER (éd.), Religions, Etat et société. La Suisse entre sécularisation et diversité religieuse, Zurich, Neue Zürcher Zeitung, 2012, pp. 141-169 ; René PAHUD de MOR-TANGES et Erwin TANNER (éd.), Coopération entre Etat et communautés religieuses selon le droit suisse, Zurich, Schulthess, 2005 ; René PAHUD de MORTANGES, « L’évo-lution du droit face à la pluralisation religieuse en Suisse romande », in : Jean-Pierre BASTIAN (éd.), La recomposition des protestantismes en Europe latine : entre émotion et tradition, Genève, Labor et Fides, 2004, pp. 163-172.

4. Franck FRÉGOSI, L’islam dans la laïcité, Paris, Fayard, 2011 ; Raberh ACHI, « La séparation des Eglises et de l’Etat à l’épreuve de la situation coloniale. Les usages de la dérogation dans l’administration du culte musulman en Algérie (1905-1959) », Politix, 2004, pp. 81-106.

5. Dans la mesure où celui-ci est d’abord perçu comme source potentielle de troubles à l’ordre public. Voir Anna BOZZO, « Islam et République : une longue histoire de méfi ance », in : Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD et Sandrine LEMAIRE (éd.), La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005, pp. 74-82.

6. Jocelyne CÉSARI, L’islam à l’épreuve de l’Occident, Paris, La Découverte, 2004, pp. 100-101 ; Franck FRÉGOSI, « Nouvelles fi gures ou mutations du leadership religieux musulman dans un espace laïque. Le cas de la France », in : Martine COHEN, Jean JON-CHERAY et Pierre Jean LUIZARD (éd.), Les transformations de l’autorité religieuse, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 169-185. Voir également le chapitre 2 du présent ouvrage.

7. Franck FRÉGOSI, « La formation des imams en France : entre respect des besoins communautaires et attentes des pouvoirs publics », in : Francis MESSNER et Anne-Laure ZWILLING (éd.), Formation des cadres religieux en France : une affaire d’Etat ?, Genève, Labor et Fides, 2010, pp. 101-118 ; Bernard GODARD et Sylvie TAUSSIG, op. cit.

8. « Formations des imams, instruction religieuse islamique et autres aspects de l’islam dans la vie publique », PNR 58, Cahier thématique I, FNS, Berne, 2010, p. 9.

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l’islam. Par ailleurs, dans les deux pays, l’absence de reconnais-sance se cristallise autour d’une même tentative d’endiguer la visi-bilité de l’islam dans l’espace public, avec les lois contre le port du voile en France 9 et l’article constitutionnel interdisant la construc-tion de minarets en Suisse 10.

Dans ces conditions, nous tenterons de montrer dans ce chapitre comment les luttes pour la reconnaissance des musulmans, en Suisse aussi bien qu’en France, passent par des luttes pour la visibilité. Mais en se rendant visibles dans l’espace public, certains collectifs ou acteurs musulmans vont entrer en tension avec l’enjeu même de la reconnaissance sociale de l’ensemble des associations. En publi-cisant leurs actions et leurs revendications, ces acteurs suscitent des réactions qui sont de nature à alimenter et à intensifi er le rejet et la phobie dont les musulmans sont l’objet.

Les luttes pour la reconnaissance des organisations et fédérations islamiques peuvent entrer en tension avec d’autres luttes pour la visibilité d’acteurs islamiques, par exemple deux fi gures particuliè-rement controversées, Tariq Ramadan et Nicolas Blancho 11. Elles soulèvent la question de la façon dont les enjeux de reconnaissance et de visibilité peuvent et doivent s’articuler pour ne pas anéantir la possibilité même d’engager un processus de reconnaissance de la présence musulmane en Suisse. C’est à l’exploration de cette possi-bilité et de ses conséquences que sera consacrée notre comparaison entre luttes des acteurs et demandes de reconnaissance des associa-tions de part et d’autre du Jura 12. A la lumière de cette compa-raison, ce ne sont pas seulement des différences qui nous sont apparues, mais aussi des similitudes profondes. Les luttes des acteurs, relativement aux normes institutionnelles contrastées entre

Ce cahier peut être téléchargé : http://www.pnr58.ch/fi les/downloads/NFP58_Themen-heft01_FR_def.pdf (consulté le 15.03.2013).

9. Jurisprudence du Conseil d’Etat en 1989, loi sur le voile islamique en mars 2004, loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public en octobre 2010, etc. Voir le numéro coordonné par Claire de GALEMBERT, « Le voile en procès », Droit et Société 68, 2008 ; Claire de GALEMBERT, « Cause du voile et lutte pour la parole musul-mane légitime », Sociétés contemporaines 74 (2), 2009, pp. 19-47 ; Emmanuel TERRAY, « La question du voile : une hysté rie politique », Mouvements 32 (2), 2004, pp. 96-104.

10. Article constitutionnel 72, alinéa 3 : « La construction de minarets est inter-dite », entré en vigueur le 29 novembre 2009, voir Patrick HÄNNI et Stéphane LATHION (éd.), Les minarets de la discorde : éclairage sur un débat suisse et européen, Gollion, Infolio, 2009 ; Jean-François MAYER, « A Country without Minarets : Analysis of the Background and Meaning of the Swiss Vote of 29 November 2009 », Religion 41 (1), 2011, pp. 11-28.

11. Voir le chapitre 6 du présent ouvrage.12. Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.

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la Suisse et la France en termes de rapport entre l’Etat et les cultes, sont prises dans la relation paradoxale entre enjeux de reconnais-sance et enjeux de visibilité, entre faire connaître et reconnaître. Cette relation paradoxale est-elle seulement celle, déjà bien connue, entre la revendication de la reconnaissance d’une spécifi cité et la revendication d’un droit à l’égalité et à l’indifférence ? 13

L’analyse et la comparaison d’événements, d’une part dans la banlieue parisienne (des meetings politiques suite à l’initiative pour un « Printemps des quartiers » et des réunions publiques organisées par un groupe d’associations de quartier), d’autre part dans le canton de Vaud (des assises annuelles de la principale fédération des asso-ciations musulmanes du canton, ainsi que sa tentative de médiation entre une municipalité et une association kosovare), soulèvent des enjeux théoriques et épistémologiques importants. Elles mettent en évidence des lignes de force dans les logiques d’action vis-à-vis de l’enjeu de la reconnaissance et de la visibilité 14. Les associations lut-tent pour leur reconnaissance en tant qu’acteurs sociaux ou religieux légitimes. Ce faisant, elles s’engagent dans un processus de recon-naissance en assimilant le cadre normatif existant au travers duquel elles se rendent visibles et dont elles escomptent une visibilité accrue. Cependant, cette lutte implique aussi de se faire connaître avant de se faire reconnaître. Elle consiste alors à apparaître de façon disruptive dans l’espace public, à générer un confl it sur la seule question de savoir si l’acteur islamique peut ou non apparaître dans l’espace public. Or en tant que tel, ce confl it précède et excède tout procès de reconnaissance, car il implique de se rendre reconnaissable dans l’es-pace public en interrogeant la façon dont les opérations de reconnais-sance sont effectuées au profi t de certains groupes et au détriment d’autres 15. Un exemple emblématique est l’obtention de carrés musul-mans 16 qui, en Suisse, remet en question les normes des cimetières communaux organisés pour garantir la neutralité confessionnelle.

13. Egalité et indifférence entendues dans le sens donné par Nancy FRASER, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005. Pour qui la reconnaissance de chacun comme membre à part entiè re de la vie collective implique le principe d’é gale participation avant le droit à la diffé rence identitaire.

14. A ce sujet, mentionnons l’article de Philippe GONZALEZ, « Lutter contre l’em-prise démoniaque. Les politiques du combat spirituel évangélique », Terrain (50), 2008, pp. 44-61, qui montre comment certains pasteurs évangéliques glissent du combat spi-rituel vers la lutte pour la reconnaissance et la visibilité politique de leurs groupes.

15. Judith BUTLER, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, La Découverte, 2010.

16. Voir Sarah BURKHALTER, La question du cimetière musulman en Suisse, Genève, CERA, 1999.

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Ces lignes de force semblent représenter trois moments de luttes engendrées par l’« expérience morale du mépris social » 17, sachant que toutes se fondent sur un « désir de reconnaissance » 18, que de la reconnaissance dépend la « viabilité d’une vie » 19, et qu’une opéra-tion de reconnaissance implique toujours au préalable que se fasse connaître celui qui demande à être (re)connu 20. Ces trois moments structurent ce chapitre : 1) la lutte pour la reconnaissance : « l’at-tente normative que les sujets adressent à la société [dans] la visée de voir reconnaître leurs capacités par l’autrui généralisé » 21, sachant que la reconnaissance elle-même dépend des instances qui l’opèrent et implique de se conformer aux normes que celles-ci requièrent ; 2) la lutte pour la visibilité, dans le sens d’une « reven-dication beaucoup plus essentielle de ce que signifi e l’existence publique dans les socié té s actuelles » 22 en termes de dignité, et qui implique de ne pas avoir à être comptable de son régime de visibilité et des effets qu’elle produit, voire de prôner une certaine forme de méconnaissabilité au regard des normes existantes 23 ; 3) la lutte pour la « reconnaissabilité » qui, en se forgeant une identité politi-quement reconnaissable en tant qu’elle est orientée vers la question de l’égalité, implique de remettre en question « la manière dont ces normes distribuent la reconnaissance sur un mode différentiel » 24. Ainsi, en confrontant les matériaux empiriques recueillis dans le cadre de recherches ethnographiques menées en Suisse et en France, les luttes des acteurs apparaîtront comme oscillant entre lutte pour la reconnaissance dans le cadre normatif existant, lutte pour la visi-bilité, au prix d’une méconnaissabilité, et lutte pour la reconnaissa-bilité. Nous constaterons toutefois que si ces luttes s’observent de part et d’autre de la frontière, elles ne se distribuent pas de la même manière dans les deux pays, mais sont fonction des contextes institutionnels et de l’arsenal législatif déployé à l’encontre de la visibilité de l’islam dans l’espace public.

17. Axel HONNETH et Olivier VOIROL, La société du mépris : vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2006.

18. Axel HONNETH, « La théorie de la reconnaissance : une esquisse », Revue du MAUSS 23 (1), 2004, pp. 133-136.

19. Judith BUTLER, Ce qui fait une vie.20. ID., Défaire le genre, Paris, Ed. Amsterdam, 2006.21. Axel HONNETH, art. cit., p. 134.22. Olivier VOIROL, « Les luttes pour la visibilité . Esquisse d’une problé matique »,

Réseaux 1 (129-130), 2005, pp. 89-121, ici p. 92. Voir également Etienne TASSIN, Le trésor perdu. Hannah Arendt et l’intelligence de l’action politique, Paris, Payot, 1999, pp. 535-537.

23. Nacira GUÉNIF-SOUILAMAS, « Reconnaître les corps : pour une politique de l’alté-rité incarnée », in : Jean-Paul PAYET et Alain BATTEGAY (éd.), La reconnaissance à l’épreuve, Lille, Presses du Septentrion, 2008, pp. 175-182.

24. Judith BUTLER, Ce qui fait une vie, p. 12.

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1. Une étude comparée de plusieurs réunions publiques

L’analyse que nous proposons découle de deux terrains d’en-quêtes ethnographiques, chacun des auteurs ayant participé pendant plusieurs années aux principales activités des collectifs musulmans dans son pays. L’un, dans la banlieue parisienne, et l’autre, en Suisse romande, ont mené une enquête par observation participante 25. Ils ont partagé des événements ordinaires, fêtes, assemblées générales, repas, partages informels, et mené des entretiens avec des acteurs locaux. Les observations étaient consignées dans des carnets de terrain, les entre-tiens enregistrés ou retranscrits afi n de constituer un corpus de données pour l’analyse 26. Un aspect important de cette analyse est d’être fondé sur le partage et la comparaison de deux terrains à partir de postures et d’outils communs. L’examen de ce matériau a fait apparaître une simi-litude des stratégies déployées par les acteurs malgré les contextes institutionnels contrastés. Dans le cadre de cette contribution, il a semblé opportun d’éclairer les traits saillants similaires plutôt que de s’intéresser aux multiples différences. Les similitudes permettent en effet de prolonger la réfl exion sur la situation suisse engagée dans le présent ouvrage, en éclairant différentes logiques stratégiques dans ce qu’il est convenu d’appeler la « lutte pour la reconnaissance » des groupes musulmans. Cette mise en commun des données s’est consa-crée de manière particulière à l’exploration des processus d’engage-ment public 27 des acteurs islamiques et de leurs façons de faire communauté 28, de part et d’autre de la frontière.

25. Daniel CEFAI (éd.), L’enquête de terrain, Paris, La Découverte-MAUSS, 2003 ; Pierre BOURDIEU, « Sur l’objectivation participante. Réponse à quelques objections », Actes de la recherche en sciences sociales 23, 1978, pp. 67-69 ; Howard S. BECKER, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 ; Bastien SOULÉ, « Observation participante ou participation observante ? Usages et justifi cations de la notion de participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives 27 (1), 2007, pp. 127-140.

26. C. EMERSON MICHAEL, Rachel I. FRETZ, Linda L. SHAW et Philippe GONZALEZ, « Prendre des notes de terrain. Rendre compte des signifi cations de membres », in : Daniel CEFAI (éd.), L’engagement ethnographique, Paris, EHESS, 2010, pp. 129-168 ; Dunya ACKLIN MUJI, Alain BOVET, Philippe GONZALEZ et Cédric TERZI, « De la socio-logie à l’analyse de discours, et retour. En hommage à Jean Widmer », Réseaux 5 (144), 2007, pp. 267-277.

27. Olivier FILLIEULE, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engage-ment individuel », Revue française de science politique 51 (1-2), 2001, pp. 199-205 ; ID., « Some Elements of an Interactionnist Approach to Political Disengagement », Social movements studies 9 (1), 2010, pp. 1-15.

28. Ivan SAINSAULIEU, Monika SALZBRUNN et Laurent AMIOTTE-SUCHET (éd.), Faire communauté en société. Dynamique des appartenances collectives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

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– En Suisse, il s’agit des Assises annuelles de l’Union vaudoise des associations musulmanes (UVAM), le 29 avril 2012 (tenues au Complexe culturel des musulmans de Lausanne [CCML] en pré-sence de Tariq Ramadan) et le 21 avril 2013 (au même endroit, mais sans ce dernier), ainsi que d’une table ronde organisée le 19 mars 2012 par l’UVAM en vue d’une médiation entre l’association locale des musulmans kosovars et la municipalité de Payerne, suite à l’ac-ceptation de la validité des oppositions de citoyens au changement d’affectation d’un ancien atelier d’architecture en salle de prière musulmane.

– En France, il s’agit de meetings mis sur pied dans la commune de Doucy 29 dans le cadre de l’initiative pour un « Printemps des quartiers » durant la campagne pour l’élection présidentielle de 2012 (initiative dans laquelle étaient engagés, outre une myriade d’associations locales, Tariq Ramadan et le Parti des Indigènes de la république 30), ainsi que d’une réunion publique organisée en novembre 2012 par un groupe d’associations locales, réunion consacrée à la question de savoir comment la « communauté » doit réagir aux « attaques islamophobes » (suite à la mise en ligne en septembre 2012 de la bande-annonce du fi lm Innocence of Muslims injuriant le Prophète et destinée à provoquer l’ire des musulmans).

2. (In)visibilité des luttes pour la reconnaissance

« Musulmans vaudois : ensemble pour la reconnaissance »

Les assises 2012 de l’UVAM étaient organisées dans la région lausannoise sur le thème de « Musulmans vaudois : ensemble pour la reconnaissance » avec un conférencier de marque : Tariq Ramadan. L’après-midi était divisée en deux parties : la première était réservée à une présentation de l’Union, avec ses objectifs et ses revendications de reconnaissance institutionnelle, incluant un temps de questions et de dialogue avec les personnes présentes ; la seconde était réservée à la prise de parole de « frère Tariq », comme il

29. Pour des raisons d’anonymat, tous les noms propres ont été modifi és sur les ter-rains locaux français.

30. Suite à l’Appel des Indigènes de la république publié en janvier 2005, le Parti des Indigènes de la république (PIR) a vu le jour en 2010. Pour l’histoire et les principaux textes de ce mouvement, voir Houria BOUTELDJA et Sadri KHIARI (éd.), Nous sommes les Indigènes de la république, Paris, Amsterdam, 2012.

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était présenté par les responsables, et d’un temps de questions et de dédicace de son nouvel ouvrage. Le président, assisté d’un autre responsable, a pris la parole pour présenter les buts de l’Union et répondre aux questions des 400 personnes présentes (dont 120 femmes). Il rappelle que l’objectif de l’UVAM, depuis sa créa-tion en 2004, est l’obtention d’une reconnaissance légale, une pos-sibilité offerte dans le cadre de la nouvelle Constitution vaudoise 31. Pour cela il rappelle les missions de cet organe faîtier qui est d’« améliorer l’image des musulmans-es », de « rendre les musul-mans-es et leurs vies visibles », d’obtenir une « reconnaissance affective/sociale des musulmans-es dans le canton » en les incitant « à vivre et jouir pleinement de leur vie de bon citoyen ». Il rappelle encore que, depuis la création de l’UVAM, les articles de journaux locaux ne sont plus diffamatoires au sujet des associations locales. Grâce à son action, l’Union est devenue une référence dans le canton, assurant ainsi la représentativité des musulmans. Du côté des responsables, tous les objectifs sont subordonnés à la « recon-naissance légale de l’islam dans le canton » en positionnant l’Union vaudoise comme l’« organisation de référence dans le canton qui assure une forte représentativité des musulmans ».

Comme l’observe Axel Honneth, la lutte pour la reconnaissance s’effectue sur un mode négatif, dans la mesure où elle apparaît comme une quête opposée à l’expérience du mépris. Ce qui est pre-mier dans le lien social, à l’origine de tout processus de reconnais-sance, c’est moins le fait de reconnaître qu’un désir d’être reconnu, qui désigne une aspiration foncièrement morale. « Lorsque ces attentes normatives sont déçues par la société, cela provoque préci-sément le type d’expériences morales qui donnent à l’individu le sentiment d’être méprisé. » 32

Le mépris a ici ses racines dans les conséquences des attentats du 11 septembre 2001, puis, encore plus signifi catives pour la Suisse, les votations sur les naturalisations facilitées en 2004 33. L’UDC 34 avait alors parfaitement orchestré sa campagne pour orienter l’enjeu

31. Le but est d’obtenir le statut de communautés religieuses reconnues d’intérêt public selon la Loi « sur la reconnaissance des communautés religieuses et sur les rela-tions entre l’Etat et les communautés religieuses reconnues d’intérêt public » (LRCR 180.51), adoptée en janvier 2007 par le Grand Conseil du canton de Vaud (le Parlement cantonal), suivant les articles 169, 171 et 172, de la Constitution vaudoise entrée en vigueur le 14 avril 2003. Un « règlement d’exécution » de cette loi est en cours d’adop-tion.

32. Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, p. 195.33. Voir à ce propos, le chapitre 3 du présent ouvrage, pp. 80-85.34. Voir note 75, p. 49.

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du vote sur l’augmentation de la présence musulmane facilitée par les changements législatifs, plutôt que sur l’objet réel des nouvelles lois (des changements de règles pour faciliter l’accès à la nationalité suisse aux « étrangers » de deuxième et troisième génération), lois qu’elle avait combattues au Parlement. Ce contexte de multiples expériences de mépris social, qui auparavant seraient passées ina-perçues, incita les différentes associations du canton à se fédérer.

L’UVAM entend depuis 2004 faire (re)connaître la communauté, la rendre visible sous ses attraits citoyens et religieux, se prémunir face au mépris et apparaître sur la scène publique. Cet objectif est à mettre en relation avec ce que Honneth souligne quand il relève qu’il n’y a pas de reconnaissance absolue ou en soi, mais toujours la reconnaissance de quelqu’un ou d’une communauté faisant l’ex-périence du mépris, le mépris correspondant alors au fait d’un juge-ment négatif sur « la valeur sociale de certains individus ou certains groupes » 35, considérant que leur mode de vie est inadéquat au sys-tème de référence qui défi nit la société. Un mépris qu’en l’occur-rence la communauté ressent concrètement, puisque, lors des assises de 2012, plusieurs fi dèles ont exprimé leurs doléances, telle l’ab-sence de carré musulman dans le canton, l’absence de règlements dans les cantines scolaires, etc.

Parmi ces doléances, un point soulevé mérite une attention parti-culière, en ce que son traitement illustre le fait qu’une lutte pour la reconnaissance implique une visibilité. L’UVAM fournit en effet des communiqués de presse, délègue des personnes compétentes pour parler des musulmans dans les médias ou les représenter dans les instances publiques ; pourtant, la visibilité est tributaire du pro-cessus pour la reconnaissance : elle doit se conformer à des injonc-tions normatives et, pour obtenir la reconnaissance, s’accommoder d’une invisibilité et d’une indifférenciation 36. Lors de la rencontre évoquée, plusieurs fi dèles ont profi té de la tribune qui leur était donnée pour demander aux responsables pourquoi l’Union vaudoise ne revendiquait pas le droit d’abattre des animaux sans étourdis-sements (pratique rituelle) pour disposer de la viande halal 37, une

35. Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, p. 164.36. Ibid. ; Nancy FRASER, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance », Revue

du MAUSS 23 (1), 2004, pp. 152-164.37. Christine RODIER, « De la rareté d’une consommation à l’élaboration d’une

norme : le halal ou comment l’exceptionnel devient banal », Anthropozoologica 45 (1), 2010, pp. 59-66, et La question halal. Sociologie d’une consommation controversée, Paris, Presses Universitaires de France, à paraître.

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pratique interdite en Suisse 38. Les responsables ont répliqué qu’ils n’avaient aucune revendication publique à ce propos et qu’ils ne comptaient pas la porter dans un tel contexte légal. Cette revendica-tion est donc explicitement passée sous silence, et rendue invisible, du fait de son incompatibilité avec le droit fédéral 39. Les instances de l’UVAM ont insisté sur le fait que leurs revendications se cen-traient sur des aménagements possibles dans le cadre législatif à disposition.

La demande pour une reconnaissance est une possibilité offerte par le droit cantonal, et il était dès lors plus important de se centrer sur ce combat que de se rendre visible sur des revendications impos-sibles à obtenir et susceptibles d’obérer du même coup le processus engagé vers une reconnaissance juridique de la communauté musul-mane dans le canton. Dans cette lutte, il faut « prendre en compte le fait que l’infrastructure de la communication et des rapports sociaux, qui s’est mise en place au cours du XXe siècle, fait de la conquête de l’apparence médiatisée la condition d’une lutte pour la reconnais-sance de thématiques, de pratiques, de formes de vie » 40. L’UVAM attache en conséquence une importance particulière à son apparition dans la sphère publique et médiatique. Elle se met à disposition des médias pour fournir de l’information, mais également, à l’interne comme un organe de régulation des revendications. Certaines sont rendues publiques, alors que d’autres sont étouffées, à l’évaluation des critères normatifs et législatifs en vigueur.

On observera, avec Nancy Fraser 41, que la reconnaissance ne doit pas être pensée en termes simplement psychologiques ou éthiques de vie bonne et de réalisation de soi, mais aussi en termes de justice sociale et de politique de reconnaissance. Cette dernière doit se régler au niveau institutionnel, et elle implique de savoir quel critère normatif appliquer pour accéder à une demande de recon-naissance émanant d’une communauté qui se sent discriminée d’un

38. Comme le relève Sami A. ALDEEB ABU-SAHLIEH, responsable du Centre du droit musulman à St-Sulpice : « La Constitution et, par la suite, la loi exigent que l’animal de boucherie soit étourdi avant d’être saigné. On parle généralement de l’interdiction de l’abattage rituel, mais l’interdiction ne porte de fait que sur le non-étourdissement alors que l’abattage rituel comporte d’autres aspects qui ne sont ni abordés ni mis en cause par la norme légale », http://www.sami-aldeeb.com (consulté le 15.03.2013).

39. Voir l’article de Patrizia CONFORTI, « Religion et loi. L’abattage rituel sans étourdissement restera interdit en Suisse », Religioscope, 18 mars 2002, article en ligne : http://www.religioscope.com/info/notes/2002_029_abattage_ch.htm (consulté le 15.03.2013).

40. Olivier VOIROL, art. cit., p. 108.41. Nancy FRASER, art. cit., et op. cit.

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point de vue identitaire, culturel ou religieux. A cet égard, il convient, d’après Nancy Fraser, de refuser les demandes de statut particulier et de n’accéder qu’à celles qui procèdent d’une revendication d’égalité de statut, dans la mesure où cette égalité, conjointement avec une juste redistribution au plan économique et social, conditionne la « parité de participation » de chacun à la société. Or, c’est bien ainsi que l’on peut appréhender la lutte pour la reconnaissance de l’islam portée par l’UVAM, dans la mesure où une égalité de statut avec d’autres religions minoritaires comme la communauté juive est politiquement envisageable dans le contexte institutionnel du canton de Vaud, étant donné l’ouverture offerte par la loi d’une reconnais-sance légale possible de l’islam à travers une organisation représen-tative de droit privé bénéfi ciant d’un statut « d’intérêt public ». Les responsables de l’Union vaudoise attendent encore la publication du règlement d’application ou d’« exécution » de cette loi. Cependant le chemin de la reconnaissance légale est encore semé d’embûches, dans la mesure où elle impliquerait une instance de représentation démocratique ayant autorité sur l’ensemble de ses membres 42.

Il s’agit pourtant bien d’une lutte qui émane des acteurs quant à la possibilité de reconnaissance (même si l’égalité de statut avec les Eglises historiques, réformée et catholique, n’est pas offerte dans le cadre de la loi), à la différence de la France où l’assurance offerte par la laïcité en termes d’indépendance des religions vis-à-vis de l’Etat a toujours été refusée à l’islam. Hier dans les Départements français d’Algérie, aujourd’hui au cours d’un processus d’institu-tionnalisation de l’islam passant par le CFCM fondé en 2003, piloté par l’Etat et pour cette raison largement rejeté par les musulmans de France, les grandes fédérations qui se sont associées à ce processus s’échinant par ailleurs à le paralyser.

Mais si la lutte pour la reconnaissance évoquée implique de se faire connaître et de se rendre visible, cela ne s’applique qu’au niveau cantonal et de l’UVAM elle-même. En visant la reconnais-sance légale, l’Union vaudoise se positionne exclusivement sur la question de l’exercice du culte, non sur les « œuvres », l’action sociale et éducative ou la vie civique, qui impliqueraient précisé-ment de devoir se rendre visible au niveau local. Le président de l’UVAM justifi e ce positionnement, qui implique une certaine conformation à l’invisibilité attendue au niveau local (symbolique-ment requise par le référendum anti-minarets), au regard de la quête de la reconnaissance légale. Sa crainte est d’apparaître aux yeux du

42. Voir à ce propos le chapitre 2 du présent ouvrage.

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public comme encourageant et développant des activités de « mis-sion » en direction de la société suisse et de rendre plus diffi cile encore le chemin vers la reconnaissance. Dans cette confi guration, la visibilité qui est prise en charge au niveau cantonal dans la lutte pour la reconnaissance menée par l’Union vaudoise permet aux associations musulmanes locales qui en sont membres de rester invisibles localement, de peur de susciter des réactions de rejet dans leur voisinage et de ne plus pouvoir vivre tranquillement leur foi et faire vivre leur communauté 43.

« Une seule communauté qui vaille : la communauté nationale »

En France, la communauté d’expérience des musulmans est celle du mépris social, en tant que sujets connaissant intimement l’expé-rience du racisme et de l’islamophobie 44 dans un contexte où la seule visibilité publique de l’islam génère de façon exponentielle des paniques moral es 45 qui se traduisent par une infl ation législa-tive et réglementaire visant au premier chef la prohibition du port du voile dans l’espace public 46. Celle-ci se fait sur fond d’un processus qui voit une conception fermée de la laïcité – précisément celle qui en proposant la prohibition du port de la soutane dans l’espace public avait été rejetée par la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat – l’emporter sur une conception ouverte de la laïcité où l’absence de reconnaissance institutionnelle des cultes valait assu-rance de l’indépendance de ces derniers vis-à-vis de l’Etat et garantie de la liberté religieuse. Ainsi transformée en arme de combat contre l’islam, la laïcité permet à quiconque s’en réclame de s’opposer à la reconnaissance de l’existence même de l’islamophobie, celle-ci fai-sant l’objet d’une dénégation 47 dans le champ politique. La légiti-

43. Voir le chapitre 5 du présent ouvrage.44. Jörg STOLZ, « Explaining Islamophobia. A Test of Four Theories Based on the

Case of a Swiss City », Revue suisse de sociologie 31 (3), 2006, pp. 547-566.45. Stanley S. COHEN, Folk Devils and Moral Panics : The Creation of the Mods

and Rockers, London, Routledge, 2002 ; Didier FASSIN, « Les économies morales revi-sitées », Sciences sociales 64 (6), 2009, pp. 1237-1266.

46. Loi sur la prohibition des signes religieux ostensibles dans les écoles en 2004, loi d’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public en 2010, règlements intérieurs dans les écoles interdisant aux mères voilées d’accompagner les sorties sco-laires et volonté proclamée du ministère de l’Education nationale de promulguer un décret pour universaliser cet interdit en 2012, projets de loi visant à interdire aux femmes voilées d’être assistantes maternelles en 2012, et à interdire le port du foulard dans tous les établissements accueillant des enfants (y compris les crèches privées).

47. Didier FASSIN, « Nommer, interpréter. Le sens commun de la question raciale », in : ID. et Eric FASSIN (éd.), De la question sociale à la question raciale ?, Paris, La Découverte, 2006, pp. 19-36.

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mité de l’usage de la notion étant par ailleurs l’objet de controverses récurrentes dans le champ académique 48, où d’aucuns la récusent comme désignant un « racisme imaginaire » tentant « d’interdire toute discussion critique sur l’islam » en l’amalgamant avec les dis-criminations subies par le s Maghrébins 49.

Dans ces conditions où les opérateurs de reconnaissance sont dans la dénégation même de l’existence de l’islamophobie, il n’y a pas de procès de reconnaissance possible des musulmans de France qui ne soit subordonné à une injonction à l’invisibilité de l’islam dans l’espace public, à la « modernisation » doctrinale de l’islam et à sa conformation non seulement aux normes démocratiques, mais aussi aux « valeurs de la République » et à l’idée qu’il n’y a « qu’une seule communauté qui vaille, qui s’impose : la communauté natio-nale » 50. Ainsi, ce qui est prohibé, c’est la possibilité même pour les musulmans d’apparaître en tant que tels dans l’espace public. C’est donc aussi la possibilité d’une lutte pour la reconnaissance dont l’enjeu serait de revendiquer une égalité de statut 51 qui est mise à mal. Dès lors, les luttes des acteurs islamiques vont d’abord se traduire, au niveau local, en termes de lutte pour la visibilité, comme nous allons le voir.

Néanmoins, cela n’empêche pas les acteurs de porter des straté-gies de reconnaissance qui visent à s’inclure dans les normes exis-tantes et passent donc par une certaine conformité à des exigences normatives en termes d’invisibilité. Cela peut être le cas au niveau local lorsqu’il s’agit d’obtenir un permis de construire de la munici-palité pour une mosquée ou d’obtenir la signature d’un bail. Parfois, des stratégies sont déployées en termes de « mieux-disant répu-blicain » par certaines associations locales liées à des fédérations

48. Ibid.49. Bernard GODARD et Sylvie TAUSSIG, op. cit., p. 385. C’est précisément parce que

l’on ne peut pas nier l’évidence des discriminations subies par les musulmans (par exemple lorsque des mosquées sont profanées) que l’on peut ici parler de dénégation : il ne s’agirait que de racisme anti-maghrébin. Cette dernière qualifi cation permettant de contenir dans l’ordre de la xénophobie et des discriminations ethno-raciales celles qui viseraient les adeptes de la religion musulmane, alors que le racisme ici en cause « essentialise » en bloc une religion et ses adeptes, à l’instar de l’antisémitisme. Il touche avant tout et tout autant la Bretonne qui s’est convertie que le jeune garçon arabe de troisième ou de quatrième génération qui se « convertit » sur le mode du born again. L’islamophobie se caractérise donc par le fait de ne pas supporter la proximité de l’islam, non son extranéité, en soupçonnant les musulmans de vouloir obéir à d’autres lois que celles de la République. Bref, d’être des ennemis de l’intérieur.

50. Propos tenu par le ministre de l’Intérieur Manuel Valls lors de l’inauguration de la grande mosquée de Strasbourg, le 27 septembre 2012.

51. Nancy FRASER, op. cit.

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nationales impliquées dans le CFCM, dans le but d’obtenir la gestion du lieu de culte. L’idée est de se substituer à des associations locales plus représentatives, mais engagées dans des luttes pour la visibi-lité 52. Elles se déploient alors avant tout au niveau régional et national, où les organisations musulmanes se conçoivent d’abord comme représentantes d’un lobby musulman auprès des pouvoirs publics – en prenant volontiers pour modèle la communauté juive –, dans la perspective d’obtenir une égalité de statut dans le cadre des normes existantes. En dehors des grandes fédérations qui sont par-ties prenantes du CFCM, d’autres associations sont dans cette démarche de reconnaissance, comme l’Union des associations musulmanes de Seine-Saint-Denis (UAM 93) 53 ou le Collectif des musulmans de France. Ces deux associations ont en commun la volonté d’être reconnues comme des interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics. L’UAM 93 le fait en organisant régulièrement des tables rondes avec les représentants des services de l’Etat dans le Département et avec des élus. Elle entend jouer auprès des élus le rôle d’intermédiaire pour les associations musulmanes par ailleurs engagées localement dans des luttes pour la visibilité, lorsque celles-ci rencontrent des diffi cultés avec leurs lieux de culte. Quant au Collectif des musulmans de France, après avoir été fortement engagé dans une lutte pour la visibilité en étant le fer de lance de la critique du CFCM et en signant l’Appel des Indigènes de la répu-blique en 2005, il tente aujourd’hui de promouvoir auprès des asso-ciations et des pouvoirs publics les fi nancements provenant du Qatar, notamment pour des projets de mosquée en banlieue. Il pri-vilégie alors des actions discrètes de lobbying auprès des élus pour contester les projets de loi islamophobes, plutôt que l’animation de mouvements sociaux de protestation qui seraient beaucoup plus visibles.

Ainsi, en France, la reconnaissance légale de l’islam n’est pos-sible qu’au prix d’une entorse au principe de laïcité et à sa perver-sion, rendant tout procès de reconnaissance prisonnier de paradoxes

52. Citons l’exemple fameux de la mosquée d’Epinay-sur-Seine qui, après l’ouver-ture d’une mosquée de 700 m2 pouvant accueillir 1400 fi dèles, est aujourd’hui fermée sur fond d’un confl it entre l’association dépendante de la Mosquée de Paris – à laquelle le maire avait confi é la gestion du lieu de culte – et une association locale du renouveau islamique contestant sa légitimité. Privée des dons des fi dèles, l’organisation liée à la Mosquée de Paris n’a pu honorer ses charges, et la mosquée d’Epinay-sur-Seine est aujourd’hui fermée, les fi dèles priant sous une grande tente installée par l’association contestataire.

53. L’UAM 93 est l’exemple français qui peut se rapprocher le plus de la fédération vaudoise de l’UVAM.

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diffi cilement surmontables et laissant libre cours à des luttes pour la visibilité qui se déploient à un niveau micro- et mésociologique autour d’enjeux de civilité et de modes de présentation de soi dans l’espace public 54, à l’échelle locale et translocale 55. En Suisse, la perspective d’une possible reconnaissance légale dans plusieurs cantons oriente les acteurs dans des stratégies qui impliquent que la visibilité se fait tributaire du procès de reconnaissance engagé et est donc limitée aux organisations qui portent cette lutte pour la recon-naissance, tandis qu’au niveau local, les associations cherchent à se faire les plus discrètes possible pour respecter un environnement potentiellement hostile et ne pas compromettre la lutte pour la recon-naissance dans laquelle elles sont engagées au niveau cantonal.

3. (Mé)connaissabilité des luttes pour la visibilité

Table ronde à Payerne

Les luttes des acteurs islamiques en Suisse ne sont cependant pas uniquement subordonnées à l’enjeu de la reconnaissance légale, et les acteurs de l’UVAM sont aussi travaillés par l’enjeu de la visibi-lité. L’organisation de la table ronde à Payerne procède de cette volonté de faire prévaloir un droit d’apparaître dans l’espace public. L’Union vaudoise s’est en effet appuyée sur le refus d’une com-mune d’octroyer un droit de changement d’affectation d’un atelier en chambre de prière pour publiciser son action. Elle a tout d’abord fait un communiqué de presse (liant trois affaires récentes surve-nues dans le canton) pour alerter les médias et proposer une soirée de discussion entre les autorités et la population. Par cette opération, l’UVAM cherchait à se rendre visible autant dans la sphère publique qu’envers ses membres qui pourraient douter de son utilité (la reconnaissance promise tarde à venir). Les médias ont « fait appa-raître, on le sait, de nouvelles formes de pouvoir, mais aussi ouvert simultanément la voie à des pratiques de lutte visant la visibilité. On qualifi era ainsi de “lutte pour la visibilité” cette dimension spéci-fi que de l’agir qui, partant d’un vécu de l’invisibilité ou de la dépré-ciation symbolique, déploie des procédés pratiques, techniques et communicationnels pour se manifester sur une scène publique et

54. Nilüfer GÖLE, Interpé né trations. L’Islam et l’Europe, Paris, Galaade, 2005.55. Monika SALZBRUNN et Yasumasa SEKINE (éd.), From Community to Commona-

lity. Multiple Belonging and Street Phenomena in the Era of Refl exive Modernization, Tokyo, Seijo University Press, 2011.

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faire reconnaître des pratiques ou des orientations politiques », note Olivier Voirol 56. Avec cette apparition médiatisée, l’UVAM a voulu dénoncer les refus opposés aux communautés musulmanes locales de se réunir dans des conditions décentes. Pour la soirée de table ronde, elle avait invité différents acteurs locaux : le président de l’association kosovare, la syndique [maire], un pasteur, un diacre catholique, une représentante du Bureau d’intégration du canton, un sociologue et, pour animer le débat, un journaliste des émissions religieuses de la Radio suisse romande. La population n’a pas véri-tablement répondu à l’appel, mais en termes de mobilisation, cette soirée fut un succès. Une centaine de personnes étaient présentes, le conseil municipal in corpore, les membres de l’association koso-vare, mais aussi de nombreux acteurs musulmans du canton qui étaient là pour manifester leur solidarité avec la communauté de Payerne. Une mobilisation qui rendait visible la « cause musul-mane ». Ce temps fort de l’action de l’UVAM semble donc bien relever d’une lutte pour la visibilité, telle que la défi nit Etienne Tassin au regard d’une approche phénoménologique de l’espace public :

Les luttes qui conduisent ainsi des acteurs à s’exposer ne sauraient se résumer à de simples luttes pour la reconnaissance, de quelque ordre qu’elle soit. Qu’il s’agisse de conquérir des droits ou d’être reconnu dans ses droits (ou dans les droits qu’une identité revendiquée se déclare en droit de requérir), la reconnaissance ne se laisse elle-même comprendre qu’au regard de la visibilité, c’est-à-dire de l’accès à la scène d’exposition, d’apparition. Au lieu de subordonner toute lutte politique à un procès de reconnaissance, il faudrait bien plutôt lier les procédures de reconnaissance au mode phénoménal du plan politique et à l’enjeu politique que dessine la visibilité. La reconnaissance requiert la visibilité et non l’inverse. La visibilité dessine l’enjeu, ou tout au moins un enjeu décisif, du politique 57.

La table ronde a ainsi permis à une lutte pour la visibilité non tributaire d’un procès de reconnaissance de se déployer. « La visi-bilité dessine l’enjeu ». Subtilement, l’UVAM a, dans un même geste (politique), rendu visibles et du même côté tous les acteurs

56. Olivier VOIROL, art. cit. pp. 107-108.57. Etienne TASSIN, « Les gloires ordinaires. Actualité du concept arendtien d’es-

pace public », Communication donnée aux journées d’études IRIS – Publislam, A-t-on enterré l’espace public ? Enquête sur les avatars récents d’un concept, Paris, EHESS, 2 et 3 décembre 2009. Voir ID., Le trésor perdu. Hannah Arendt et l’intelligence de l’action politique, pp. 535-537.

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religieux de la place. L’association payernoise des musulmans a pu profi ter de cette tribune. La Télévision suisse romande a fait un reportage, et les journaux ont recensé l’événement en reprenant l’ar-gument du besoin d’une salle de prière pour la communauté locale, argument souffl é par l’UVAM. L’association locale sortait de l’ano-nymat et était médiatisée, entourée d’autres acteurs religieux et de la société civile. Ce tour de force de l’Union vaudoise a non seule-ment permis d’extraire une association de la banalité, mais, par sa mobilisation, a démontré son utilité auprès de ses membres.

En effet, si l’Union poursuit un objectif de reconnaissance, avec une marge de manœuvre étroite, elle souffre d’un défi cit d’image à l’interne. Elle doit se rendre visible pour les membres, tant les fi dèles musulmans que les associations locales. C’est à cette fi n que l’UVAM avait invité Tariq Ramadan pour ses assises. Sa popularité auprès des membres maghrébins et le titre de sa conférence repre-nant les objectifs de l’Union ne pouvaient qu’assurer une grande visibilité à une fédération cantonale, qui est d’abord une construc-tion abstraite ayant des liens ténus avec les fi dèles locaux.

A l’interne, le discours de Tariq Ramadan, introduit par une longue prière, était sans rapport avec l’agenda de l’UVAM concer-nant sa quête d’une reconnaissance légale. Il consistait à déployer ses thématiques bien connues concernant l’Occident comme « espace du témoignage », consistant à « dire qui je suis » dans des sociétés religieusement plurielles, à se rendre ainsi visibles dans l’espace public et à affi rmer que « la Suisse doit reconnaître l’islam tel qu’il est ». On est ici bien loin de la prévention du comité direc-teur de l’UVAM vis-à-vis de tout ce qui pourrait apparaître comme des activités de « mission » de nature à alimenter la phobie de l’islam et à obérer les chances d’obtenir une reconnaissance légale.

Ainsi, la lutte pour la visibilité précède et excède la lutte pour la reconnaissance, dans la mesure où il faut se faire connaître avant de pouvoir être reconnu, et que c’est à travers cette lutte pour la visibi-lité prise en charge par les acteurs les plus entreprenants qu’une communauté musulmane vaudoise émerge, par-delà les origines ethniques et les affi liations jurisprudentielles des uns et des autres. Cette performance communautaire de la lutte pour la visibilité s’ins-crit aujourd’hui dans le cadre et les limites de la lutte pour la recon-naissance légale, mais si celle-ci venait à être déçue, la première reprendrait immédiatement le dessus. Ainsi réagissait fi n novembre 2012 un des acteurs les plus investis dans l’Union vaudoise au report du règlement d’application de la loi sur la reconnaissance des communautés religieuses : « Tu vois, on a fait profi l bas, on a été

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gentils, et on a été d’accord sur tout, mais, maintenant, on devra faire entendre nos revendications. » On perçoit ainsi que les moda-lités de ces luttes, oscillant entre enjeu de reconnaissance et enjeu de visibilité, sont tributaires des temporalités et des environnements différents dans lesquels elles se déploient.

Un « Printemps des quartiers » populaires

En France, les luttes pour la visibilité ont largement pris le dessus, en particulier au niveau local. Ainsi, pendant la campagne présiden-tielle de 2012, l’initiative pour un « Printemps des quartiers » popu-laires parvint à réunir jusqu’à 800 personnes en meeting, en se déplaçant de ville en ville et de quartier en quartier. Elle rassemblait notamment le Parti des Indigènes de la république (PIR), Tariq Ramadan, des acteurs de la gauche radicale et une myriade d’asso-ciations locales ou de collectifs thématiques (notamment contre les violences policières). Par leur investissement dans cette initiative tant au niveau local que national, de jeunes acteurs du renouveau islamique qui avaient créé en 2008 un collectif local d’associations dans une municipalité communiste de la banlieue parisienne, le Col-lectif des associations de Doucy, et avaient rejoint en 2009 l’un des mouvements nationaux portant la lutte contre le racisme et l’is-lamophobie, ont largement contribué au succès de cette initiative. Ils sont eux-mêmes intervenus à plusieurs reprises à la tribune, introduisant volontiers leurs discours par des formules islamiques rituelles 58. Ils ont notamment eu l’occasion d’y narrer le récit de leur lutte locale. Elle trouve son origine dans un combat victorieux contre la volonté de la majorité municipale d’alors d’obtenir la fer-meture de leur mosquée. Ces réunions leur ont permis d’exprimer, au nom de tous, ce qui les rassemblait : une même lutte pour la visibilité. Celle-ci consiste d’abord à apparaître en tant que musul-mans dans l’espace public et à faire communauté dans cette appari-tion même. Découplée d’enjeux de reconnaissance légale, cette production de communauté s’éprouve publiquement, à travers une visibilité disruptive – méconnaissable – qui tente de modifi er les frontières de l’espace public, en générant des controverses publiques 59 à propos de « ce qu’il y a à y faire, à y voir, à y nommer » 60. Mais pour redéfi nir effectivement ces frontières, cette

58. Telles que « Bismilah ar-rahman ar-rahim, as-salama wa-’aleykum wa-rahma-tullah wa-barakatuh ».

59. Nilüfer GÖLE (éd.), Controversies around Islam in Europe, London, Ashgate, 2013.60. Jacques RANCIÈRE, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 2004, p. 242.

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lutte pour la visibilité doit parvenir à produire un public tiers au-delà de la communauté qu’elle manifeste 61 en s’effectuant à l’intersection d’autres luttes, en l’occurrence, de minorités stigmatisées (Noirs, Roms, etc.) et de groupes sociaux dominés (habitants des quartiers populaires en général). Emblématique de cette primauté de l’enjeu de la visibilité est l’allocution de Chakir du Collectif des associations de Doucy lors d’un de ces meetings :

Le « Printemps des quartiers », qu’est-ce que c’est ? C’est justement mettre en lien toutes les banlieues, toutes les minorités, afi n que tous les gens prennent conscience, en réalité, qu’il y a possibilité d’agir dans le local comme au niveau national, pour revendiquer nos droits, en réalité pour revendiquer notre droit d’exister. On ne parle pas de machin ! On parle de dignité. Donc moi, c’est à travers l’islam que j’ai trouvé cette dignité, et c’est à travers ma mosquée que j’ai pu me conscientiser politiquement. Et j’ai compris qu’en réalité si jamais l’islam, il valait quelque chose de par ma pratique, c’était de par l’impact que je pouvais avoir autour de moi, de par les bienfaits qu’on pouvait donner aux nôtres. Etre reconnaissant en réalité envers mon Seigneur, être reconnaissant envers mes frères qui m’ont aidé, et bien c’est justement de les aider.

Apparaître en tant que musulmans dans l’espace public, produire une communauté à travers cette apparition même, reconquérir une dignité du fait même de cette exposition dans l’espace public. Ainsi que le souligne Tassin, « public ne signifi e commun qu’à condition de signifi er d’abord visible » 62. Car ici, cette communauté opère moins comme un fait que comme une utopie 63, en tant qu’elle se constitue avec la confl ictualité qu’elle génère, à travers la lutte. C’est par l’action politique et à travers la condition de pluralité (« mettre en lien toutes les banlieues, toutes les minorités ») que Chakir pense pouvoir être « reconnaissant envers son Seigneur » et « aider ses frères ». En effet, en s’énonçant en termes de lutte pour la « dignité » ou pour un « droit d’exister », elle n’est pas ordonnée à l’opération d’une quelconque instance de reconnaissance, elle n’est pas comptable du régime de visibilité qu’elle déploie (affi r-mer faire de la politique du lieu de l’islam, utiliser en public des

61. Francisco NAISHTAT, Action et langage. Des niveaux linguistiques de l’action aux forces illocutionnaires de la protestation, Paris, L’Harmattan, 2010.

62. Etienne TASSIN, Le trésor perdu. Hannah Arendt et l’intelligence de l’action poli-tique, p. 535.

63. Jean-Paul WILLAIME, « La communauté : une utopie qui travaille toujours le lien social », in : Ivan SAINSAULIEU, Monika SALZBRUNN et Laurent AMIOTTE-SUCHET (éd.), op. cit., pp. 233-237.

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formules rituelles, ou encore ne pas serrer la main aux femmes, revêtir un qamis, se laisser pousser une barbe, etc.). Pour autant, cela ne veut pas dire qu’elle prend congé de tout enjeu de reconnais-sance, car il s’agit bien, pour celui qui initie l’action, d’être reconnu par le public auquel il tente de donner fi gure, en invoquant non seu-lement « ses frères » en islam, mais aussi « toutes les banlieues, toutes les minorités ». Il s’agit bien d’être dans une logique de revendication en termes d’égalité des droits 64. Or, cela suppose de prendre acte du fait que cette affi rmation communautaire peut faci-lement, si elle ne parvient pas à générer un public qui reconnaisse son action comme légitime, se renverser en son contraire : l’affi rma-tion de cette communauté imaginée comme étant déjà existante et unifi ée, et sa promotion à l’exclusion de toute autre minorité, la visibilité n’étant alors plus l’enjeu de l’action, mais son instrument pour mettre en scène une néo-ethnicité musulmane 65 réifi ée, alté-risée et essentialisée. On ne parlera plus alors de lutte, mais de stra-tégie de visibilité, lorsqu’elle ne parvient pas à trouver son public et qu’elle aboutit à une réduction du « spectre de la visibilité » plutôt qu’à son élargissement, ainsi que le note Olivier Voirol :

On peut alors formuler l’hypothèse que la progression d’une concep-tion instrumentale de la visibilité, portée notamment par la multipli-cation des technologies marketing et leur extension à l’ensemble des

64. Francisco NAISHTAT, op. cit.65. Concept proposé par Olivier ROY, L’islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002,

pp. 65-66. Considérant que l’on emploie en Europe la catégorie « musulmans » comme catégorie ethnique qui défi nit un groupe « par une origine et une culture communes », il constate néanmoins qu’« elle ne correspond pas à une translation en Occident d’une culture donnée, mais à une reconstruction d’un groupe à partir de marqueurs sélec-tionnés en fait par la logique du pays d’accueil, qui sépare la religion des autres sphères symboliques […]. C’est la déculturation par rapport aux cultures d’origine qui permet d’isoler des marqueurs strictement religieux. […] Le paradoxe est donc que l’ethnisa-tion du musulman se fait à partir d’une matrice occidentale où la religion est d’abord posée comme objet séparé du reste de l’activité sociale, puis “objectivée”, défi nie comme une culture en soi et considérée, chez le musulman, comme explicatif de l’en-semble de son activité sociale […]. Le paradoxe apparent est que les néo-fondamenta-listes reprennent à leur compte cette communautarisation appliquée de l’extérieur, et qu’ils vont être les premiers à parler de “culture musulmane” […] ». Voir aussi Rachid ID YASSINE, L’islam d’Occident ? Introduction à l’étude des musulmans des sociétés occidentales, Perpignan, Ed. Halfa, 2012, pour qui la construction de cette néo-ethnicité musulmane par l’Occident ne doit cependant pas faire perdre de vue que les musulmans des sociétés occidentales sont historiquement « engagés dans la suppression des fron-tières entre Islam et Occident et dans la réaffi rmation de celles qui séparent culture et religion » (p. 265), en parvenant à conjuguer islamité en tant qu’elle se rapporte à une éthique et non à une culture, et occidentalité en tant qu’elle se rapporte à une culture dans ses modalités expressives.

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sphères d’activité, loin de contribuer à un élargissement du champ de la visibilité sociale, produit une opacisation croissante des rapports sociaux. Les personnes tendent alors à disparaître sous l’amoncelle-ment d’une visibilité stratégique dont la fi nalité est de contraindre autrui à l’attention et de susciter son adhésion immédiate. La réduc-tion du visible à des stratégies manipulatoires tend simultanément à faire disparaître les personnes et, du coup, à dissoudre tout espace intersubjectif à partir duquel peut s’élaborer une opinion publique dans le jugement et l’exercice de la critique 66.

Ainsi, malgré le succès d’audience indéniable de l’initiative pour un « Printemps des quartiers », auquel ils avaient pleinement contribué, les acteurs du Collectif des associations de Doucy l’ont dénoncée après les élections présidentielles, de façon apparemment incohérente, en accusant le PIR et Tariq Ramadan de chercher à travers ce type d’initiative à faire des alliances et des compromis avec les « Blancs ».

Or, on ne saurait rendre compte de ce processus sans le mettre en relation avec les jeux de pouvoir locaux. La très grande visibilité conquise à travers cette action politique était en effet sans rapport avec leur impact réel dans l’espace social local. Elle a aussi suscité hostilité ou réserve de la part de nombreux acteurs islamiques et/ou issus de l’immigration, quant à l’ambition de représenter politique-ment les « quartiers » et les musulmans. Ainsi les acteurs n’étaient-ils pas parvenus à mobiliser leur cheikh et leurs « frères » contre la candidature « islamophobe » du candidat socialiste aux élections législatives de juin 2012. Pire encore, celui-ci avait été accueilli à bras ouverts dans leur mosquée, tandis que leur action sociale et citoyenne au niveau local, qui repose essentiellement sur le fait qu’ils sont employés par la commune dans les centres sociaux et moins sur leur engagement associatif 67, ne leur a pas permis d’être pleinement reconnus comme acteurs légitimes dans les arènes publiques locales. En effet, cette reconnaissance fragile est large-ment tributaire du maire communiste qui leur avait permis d’orga-niser des meetings de l’initiative pour un « Printemps des quartiers » sur la commune. Il leur avait même octroyé un local dans la pers-pective des élections municipales de 2014 alors qu’ils nourrissent le projet d’y présenter une liste autonome. Cela est motivé par un

66. Olivier VOIROL, art. cit., p. 31.67. Pour souligner leur autonomie face aux pouvoirs publics, ces acteurs ont sou-

haité s’abstenir de subventions pour leurs activités associatives (principalement la réa-lisation de documentaires militants et des cours d’arabe), réduisant par là même leur capacité d’agir dans l’espace social local.

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contexte où sa réélection semble compromise, car il doit faire face à une dissidence interne à sa propre majorité 68.

C’est en tout cas dans ce contexte lourd de confl its internes aux réseaux d’acteurs du renouveau islamique et des luttes de l’immi-gration postcoloniale, suite à leur rupture avec le « Printemps des quartiers », que les acteurs du Collectif avaient pris l’initiative d’une réunion publique sur la question de la lutte « de la commu-nauté » contre l’islamophobie. Cette dernière s’est soldée par un échec relatif en termes d’affl uence : ils sont une quarantaine alors qu’ils étaient plusieurs centaines au même endroit quelques mois plus tôt dans le cadre du « Printemps des quartiers » 69. Conformé-ment à ce que relève Francisco Naishtat, l’incapacité à générer un public vaut sanction, qui résilie l’action collective :

Ce n’est certes que le passage au tiers constitué comme espace public de visibilité qui permettra de parler de collectif, et cela, à travers le sens de l’action commune performativement inscrite […]. L’expres-sion d’« action collective » interpelle donc le public, au-delà de la supposition certes correcte d’une intention commune partagée par les agents individuels et qui serait commune à tous les participants, comme ce que met en jeu une intention coopérative, certes indispen-sable à un certain stade pratique, mais en tout point insuffi sante du point de vue de l’unité performative ou pragmatique de l’action 70.

Ainsi, leur lutte pour la visibilité consistant à exister politique-ment en tant que musulmans de concert avec une pluralité d’acteurs s’est muée, lors de cette réunion, en une stratégie de visibilité consistant à mettre en scène une néo-ethnicité musulmane qui tend à les isoler politiquement tant au niveau local que translocal. L’on perçoit ici comment des luttes pour la visibilité, quand elles sont déçues en termes de reconnaissance, peuvent virer à des processus stériles de radicalisation où ce qui se joue avec la visibilité – générer une confl ictualité à même de faire « exister politiquement » une communauté d’expérience – risque de se solder par un échec 71.

68. Les socialistes et les écologistes sont généralement parties prenantes des majo-rités municipales de gauche, y compris quand celles-ci sont dirigées par le parti commu-niste. Cependant, dans ce cas, ces deux composantes sont dans l’opposition à la réélection du maire.

69. Dont un public local constitué d’à peine une dizaine de jeunes « frères » de la mosquée gravitant autour du Collectif des associations de Doucy, se tenant à l’écart au fond de la salle.

70. Francisco NAISHTAT, op. cit., pp. 139-140.71. Etienne TASSIN, Le maléfi ce de la vie à plusieurs. La politique est-elle vouée à

l’échec ?, Paris, Bayard, 2012.

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Comme l’a déclaré un participant, depuis la salle : « Je ne doute pas qu’il y ait de la richesse dans ces débats, mais je doute qu’il y ait de la communauté. » Les acteurs s’affrontent ici devant un public absent. Or,

l’action collective n’est pas une force quelconque, elle n’est pas une quelconque pression en vue d’une revendication, elle est une force illocutionnaire : elle doit permettre ainsi la formation d’un public tiers par lequel non seulement le thème d’injustice monte en visibi-lité, mais aussi le thème de justice monte en généralité, c’est-à-dire fait corps et s’incarne dans la personne du tiers 72.

La lutte pour la visibilité que portaient les membres du Collectif des associations de Doucy lors du « Printemps des quartiers » tend alors à s’opacifi er avec un nouveau discours de combat de Chakir, s’opposant à l’idée que la lutte pour l’islamophobie puisse devenir « l’affaire de tous » 73 :

Il faut faire de la politique par la religion, la religion c’est de la poli-tique ! L’islamophobie ne peut pas être traitée en désislamisant la chose […]. Il faut accepter d’être les ennemis de l’intérieur ! […] Il y a des ordres divins, on ne joue pas avec l’honneur des musulmans, et je le dis ici, une goutte de sang musulman vaut tout l’or du monde ! […] L’important, c’est l’autonomie. Il faut assumer d’être une cinquième colonne. L’islamophobie, c’est avant tout la peur de la civilisation alternative que l’islam peut offrir. Si vous voulez aller vers ce projet lumineux, rejoignez-nous ! Merci d’être venus, Barakallahufi k.

A la lumière de ce qui se joue en France, où l’espace des luttes de l’immigration postcoloniale et des acteurs du renouveau islamique est particulièrement fragmenté parce que fondamentalement clivé entre enjeux de reconnaissance et enjeux de visibilité, on voit fort bien le risque encouru en Suisse si l’attente de reconnaissance légale était déçue : la performance communautaire réalisée par l’UVAM s’en remettrait diffi cilement, avec des associations locales qui ne pourraient assumer la lutte pour la visibilité qu’engageraient alors les acteurs les plus entreprenants aujourd’hui dans la lutte pour la reconnaissance légale. Les institutions n’auraient rien à gagner à jouer cette division, car celle-ci est particulièrement à même d’ali-menter des processus de radicalisation, y compris parmi les acteurs

72. Francisco NAISHTAT, op. cit., p. 198.73. Ainsi que l’affi rmait une de leurs détractrices ce soir-là.

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les plus invisibles aujourd’hui, notamment les Kosovars qui sont dans un processus d’institutionnalisation encore fragile ou d’autres groupes qui n’entretiennent pas de liens institutionnels avec le pays d’origine. Tandis que, pour les acteurs, se pose la question de savoir comment parvenir à articuler enjeux de visibilité et enjeux de reconnaissance dans leurs luttes, quand celles-ci se heurtent à des obstacles diffi cile-ment surmontables en termes de reconnaissance légale.

Ainsi, les luttes pour la visibilité, lorsqu’elles sont tenues en échec – quand elles ne parviennent pas à redéfi nir les frontières de la visibi-lité, à se faire valoir, donc à devenir reconnaissables –, peuvent s’abîmer en des stratégies où la visibilité ne constitue de fait plus l’enjeu de l’action, mais devient un instrument pour montrer des identités forgées en dehors de la dynamique de la lutte ou malgré elle. Identités réifi ées et altérisées du fait même des frontières de la visibilité que ces stratégies contribuent à renforcer 74, de « la réduc-tion du spectre de la visibilité » et de « la production de l’invisibilité sociale » 75.

4. Les luttes pour la reconnaissabilité

Un carré reconnaissable

Notre enquête ethnographique a pu cependant repérer que si l’enjeu de la visibilité devient aussi central pour les acteurs isla-miques, c’est parce que ce n’est qu’à travers elle qu’ils peuvent devenir reconnaissables, c’est-à-dire capables de remettre en cause les normes qui font que telle personne ou communauté est reconnue et l’autre exclue. Il s’agit en effet « de se demander comment de telles normes opèrent de sorte à produire certains sujets comme des personnes “reconnaissables” tout en en rendant d’autres infi niment plus diffi ciles à reconnaître. » 76 Pour l’UVAM, l’enjeu de sa reconnaissance comme représentante légale d’une commu-nauté religieuse passe par la lutte pour la reconnaissabilité des musulmans comme citoyens pouvant légitimement remettre en cause certaines normes existantes.

74. Voir Monika SALZBRUNN, « Performing Gender and Religion. The Veil’s impact on Boundary-Making Processes in France », Women’s Studies 41 (6), 2012, pp. 682-705.

75. Olivier VOIROL, art. cit., pp. 89-121.76. Judith BUTLER, Ce qui fait une vie, p. 12.

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En luttant pour devenir reconnaissable comme communauté reli-gieuse sur le plan cantonal, l’Union vaudoise compte ainsi pouvoir obtenir des changements normatifs qui permettront de son point de vue l’accès à une reconnaissance. Lors des assises 2012, plusieurs acteurs avaient demandé que l’UVAM entreprenne quelque chose pour la création d’un carré musulman. Une revendication entendue puisque cette demande a alimenté plusieurs débats lors des assises l’année suivante. Certains voyaient dans le refus de créer un cime-tière musulman une intention malveillante à l’égard des musulmans. Les membres du comité ont tenté d’expliquer les différents obs-tacles réglementaires et techniques, mais leur implication dans une telle revendication n’a pas permis d’apaiser la salle. Il a fallu que les spécialistes invités pour l’occasion recadrent la discussion dans le contexte institutionnel et religieux suisse pour qu’une modération de l’assemblée se fasse sentir. La problématique des carrés musul-mans est cruciale, d’autant plus que de nombreux musulmans sont descendants de migrants entretenant un lien ténu avec le pays d’ori-gine. A leurs yeux, il est impossible de considérer le « rapatrie-ment » d’un corps, puisque la patrie, pour eux, c’est la Suisse.

Une des grandes revendications de l’UVAM est donc d’obtenir la possibilité légale d’établir au moins un carré musulman sur le territoire cantonal. Il s’agit d’un enjeu majeur pour les musulmans, qui sanctionnerait symboliquement le fait qu’ils appartiennent vrai-ment à la société helvétique. Pour les acteurs, ce point est d’ailleurs beaucoup plus préoccupant que la possibilité ou non de construire un minaret. Or, cette revendication se heurte au fait que les cime-tières sont communaux, déconfessionnalisés et régis par des lois cantonales, parfois communales. Ainsi, à Zurich, tout partage des cimetières communaux en différents « carrés » confessionnels est interdit, tandis qu’à Neuchâtel, le partage des cimetières commu-naux est toléré. Par contre dans le premier canton, les cimetières privés sont autorisés alors qu’ils sont interdits dans le second 77.

Dans le canton de Vaud, selon le Règlement sur les cimetières 78, il est stipulé que : « Les fosses sont creusées à la suite les unes des autres, d’une manière continue, sans distinction de confession, de famille ou de sexe ; sont réservées les dispositions adoptées pour séparer les adultes des enfants, ainsi que celles relatives aux

77. Sarah BURKHALTER, « La question du cimetière islamique en Suisse : quels enjeux pour la communauté musulmane ? », Revue européenne de migrations interna-tionales 14 (3), 1998, pp. 61-75, ici p. 62.

78. Règlement sur les inhumations, les incinérations et les interventions médicales pratiquées sur des cadavres (RIMC 818.41.1).

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concessions. » 79 Cette réglementation est particulièrement problé-matique pour les musulmans qui ne peuvent ainsi pas être inhumés dans les conditions inhérentes à leur jurisprudence religieuse. Une solution pour contourner cette réglementation est d’ouvrir un cime-tière privé, mais le prix des concessions est prohibitif. Si bien que la revendication des musulmans concernant les cimetières a peu de chance d’aboutir aujourd’hui, alors qu’il s’agit d’un enjeu central pour cette communauté.

La lutte pour la reconnaissabilité va dès lors consister à montrer qu’il ne s’agit pas de réclamer une exception à la règle pour leur cas particulier, mais bien de changer les règles, afi n que chacun puisse être mis en sépulture conformément à ses propres rites religieux. Ainsi, la lutte pour la reconnaissabilité ne vise pas seulement à conquérir une place en se conformant aux conventions dominantes, mais à attribuer une valeur sociale à un mode de vie qui en était auparavant dépourvu. A cet égard, il n’est pas innocent que l’UVAM privilégie la revendication des carrés musulmans plutôt que celle de l’abattage rituel, tant il est vrai que la « viabilité d’une vie » se mesure à la sépulture qu’on lui donne. Il s’agit, comme le synthétise O. Voirol, de « faire voir ce qui ne se voit plus et de viser la trans-formation des modalités de l’apparence publique en faisant recon-naître des formes expressives jusqu’alors exclues » 80. Dans ses revendications pour les carrés musulmans par la lutte pour la « reconnaissabilité », l’UVAM fait manifestement prévaloir un droit d’apparaître dans l’espace public avec une revendication poli-tiquement reconnaissable 81 pour laquelle il ne s’agit ni de s’inclure dans les normes existantes ni de s’en exclure, mais de « proposer un nouveau cadre » 82.

« Je suis une musulmane fondamentale »

En France, le cadre réglementaire ne s’oppose pas à la dimension communautaire de l’exercice du culte musulman : les carrés musul-mans dans les cimetières n’ont pas attendu la création du CFCM pour être autorisés, ni le commerce et le business de la certifi cation halal pour se développer. Le paradoxe est ici que le cadre légal et

79. Article 54 du RIMC, entré en vigueur le 15.12.1986, http://www.vd.ch/fileadmin/user_upload/organisation/dsas/ssp/fichiers_pdf/Lois_reglements_arretes/RIMC.pdf (consulté le 15.03.2013).

80. Olivier VOIROL, art. cit., p. 115.81. Etienne TASSIN, Le trésor perdu. Hannah Arendt et l’intelligence de l’action

politique.82. Judith BUTLER, Ce qui fait une vie, p. 153.

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réglementaire ne s’oppose en rien à la reconnaissance sociale et symbolique de l’islam, mais que des dispositions d’exception au regard de la loi de 1905 – que ce soit en matière de liberté de cons-cience et d’exercice des cultes, ou d’indépendance de ces derniers par rapport à l’Etat – ont été adoptées à l’égard de l’islam au nom d’une conception fermée de la laïcité, rejouant là le combat de la République face à l’emprise de l’Eglise catholique.

A cet égard, les luttes pour la reconnaissabilité se cristallisent en France autour de l’enjeu de la reconnaissance de l’islamophobie comme étant une discrimination de même nature que l’antisémi-tisme ou la négrophobie, voire le sexisme ou l’homophobie, en affi rmant qu’il s’agit d’une lutte qui « concerne tout le monde » bien qu’elle soit d’abord l’affaire des musulmans. Or, cette perspec-tive n’est rien moins qu’évidente pour les acteurs eux-mêmes, notamment du fait de la reconnaissance symbolique dont bénéfi cie la communauté juive à travers le Conseil représentatif des institu-tions juives de France, ou celle que les homosexuels ont obtenue avec la conquête du droit au mariage. C’est pourquoi la lutte contre l’islamophobie hésite entre : a) une lutte pour une reconnaissance morale comme racisme parmi d’autres déjà reconnus par la Répu-blique et qui doit être « l’affaire de tous » ; b) une stratégie de visi-bilité qui consiste à affi rmer que la lutte contre l’islamophobie doit être « islamisée » ; c) une lutte pour la reconnaissabilité politique des musulmans, qui indique que la reconnaissance de l’islamo-phobie est tributaire d’une remise en cause de la conception même de l’Etat-nation et de la façon dont celui-ci opère des procès de reconnaissance de certains groupes au détriment d’autres.

Tout procès de reconnaissance est en réalité préparé et condi-tionné par des dispositifs de pouvoir, qui impliquent non une recon-naissance de l’indétermination absolue du sujet, mais la reconnaissance d’une forme spécifi que et déterminée de sujet plutôt qu’une autre. S’agit-il de communautés religieuses ? Si oui, lesquelles ? De commu-nautés raciales ou ethnoculturelles ? De minorités nationales ? Ou encore de la communauté gay ? Voire de la « communauté d’expé-rience » 83 relative aux discriminations de genre ? Ne s’agit-il que du sujet libéral, à l’exclusion de toute autre forme déterminée de sujet, sans considération pour les conditions de sa formation, ni pour le fait que « ses réponses morales et ses schèmes d’évaluation sont marqués par la spécifi cité culturelle et lourds de conséquences

83. Jean-Luc NANCY, La communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986.

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politiques alors même que son provincialisme se donne pour raison universelle » 84 ?

L’opposition entre assimilationnisme et multiculturalisme, liber-tariens et communautariens, se heurte ici à une aporie irréductible, dans la mesure où, en défi nitive, les communautariens partagent avec les libertariens le même « lexique subjectiviste et particula-riste, en l’appliquant, plutôt qu’à l’individu, à la communauté elle-même » 85. C’est ce que Judith Butler met aussi en évidence quand elle indique que cette opposition est tributaire du cadre imposé par une certaine conception libérale du sujet, qui présuppose les termes du débat normatif sur ces questions, sous forme d’une opposition de formes prédéterminées de sujet :

Par exemple, qu’il y a des sujets, musulmans ou homosexuels, qui se dressent les uns contre les autres en situation d’opposition morale, qu’ils représentent différentes « cultures » ou divers « moments du développement historique » […]. Pour répondre à ce cadre (fra-mework), on peut insister sur le fait qu’il y a diverses constructions du sujet à l’œuvre et que la plupart des versions du multiculturalisme se fourvoient en supposant savoir par avance quelle forme va prendre le sujet. Le multiculturalisme qui nécessite un certain type de sujet institue en fait cette exigence conceptuelle en élément de sa descrip-tion et de son diagnostic. Quelles formations subjectives, quelles confi gurations de mondes vécus sont-elles effacées et oblitérées par un geste aussi imposant ? 86

Cette perspective suppose, pour les acteurs islamiques, d’envi-sager leur lutte pour la reconnaissabilité à l’intersection de luttes d’autres minorités stigmatisées ou d’autres groupes sociaux discri-minés, en assumant les tensions et les diffi cultés qu’une telle inter-sectionnalité peut générer, notamment les temporalités distinctes de chacune de ces luttes. Cela suppose de prendre en charge l’écart entre une formation éthique du sujet, irrémédiablement située dans l’espace et dans le temps 87, et le caractère universellement indéter-miné de la subjectivation politique. C’est à cette condition de pou-voir assumer l’écart avec l’éthique située dont elle procède qu’une

84. Judith BUTLER, Ce qui fait une vie, p. 156.85. Roberto ESPOSITO, « Communauté, immunité, démocratie », Transeuropéennes

17, 2000, pp. 35-44, ici p. 36.86. Judith BUTLER, Ce qui fait une vie, p. 155.87. Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité 2. L’usage des plaisirs, Paris, Galli-

mard, 1977.

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subjectivation politique irréductible à toute essentialisation est pos-sible, même lorsque la lutte est relative à des enjeux identitaires et communautaires. C’est alors à peu de chose que l’on distinguera une lutte pour la visibilité, qui est ambivalente et s’accommode d’une certaine méconnaissabilité, d’une lutte pour la reconnaissabi-lité : elles constituent deux moments d’une même lutte, à condition que la première ne se confonde pas avec une simple stratégie de visibilité. Une lutte pour la reconnaissabilité se discernera par sa capacité à s’énoncer de telle façon qu’elle apparaisse inédite dans l’espace public, à travers un « je » ou un « nous » capable de prendre métaphoriquement en charge la distance entre, d’un côté, le sujet qui procède de l’expérience de la domination et de la construction de soi dans un rapport à une économie morale déterminée 88 et, de l’autre, l’acteur qui procède de la révélation de soi et de l’exposition de soi dans l’espace public 89. Par exemple, en enlevant trois petites lettres au mot « fondamentaliste » dans un discours d’anthologie 90 prononcé au nom du « Printemps des quartiers » peu après les atten-tats perpétrés par Mohamed Merah à Toulouse et à Montauban, dans lequel, après avoir expliqué combien elle était liée à lui « comme la corde l’est au pendu », précisément du côté d’un manque criant de reconnaissance, d’un même sentiment d’injustice et d’une même révolte, Houria Bouteldja explicitait tout ce qui l’en distingue en tant que musulmane « fondamentale » :

Mohamed Merah, c’est moi et ça n’est pas moi. Aimé Césaire, le chantre de la négritude, disait : je suis un nègre fondamental. Je dis, ce soir : je suis une musulmane fondamentale. Ce que Mohamed Merah n’aura pas eu l’occasion ni la chance d’être. Qu’est-ce que c’est, un nègre fondamental, une musulmane fondamentale ? C’est un humain, c’est un citoyen entier de son humanité. C’est celui qui refuse d’agir comme son ennemi et de s’identifi er à lui. […] Par son acte, qu’il soit un jeune homme paumé ou agent de la DCRI 91, [Mohamed Merah] a rejoint le camp de ses propres adversaires. De nos adversaires. Par son acte, il s’empare d’une des dimensions prin-cipales de nos ennemis : celle de considérer les Juifs comme une essence sioniste ou une essence tout court. Aucun Juif ne naît avec le

88. Didier FASSIN, « Les économies morales revisitées », Annales. Histoire, Sciences sociales 64 (6), 2009, pp. 1237-1266.

89. Etienne TASSIN, Le maléfi ce de la vie à plusieurs. La politique est-elle vouée à l’échec ? ; notamment p. 54 et pp. 71-74.

90. Houria BOUTELDJA « Mohamed Merah et moi », in : ID. et Sadri KHIARI (éd.), op. cit., pp. 312-313. Ce discours est par ailleurs en ligne : http://www.indigenes-repu-blique.fr/article.php3?id_article=1637 (consulté le 15.03.2013).

91. Direction centrale du Renseignement intérieur.

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sionisme dans le sang, aucun Blanc ne naît avec le racisme dans le sang, aucun Arabe, aucun musulman, aucun Noir ne naît avec la haine et le revanchardisme dans le sang. Et c’est précisément ici que nos routes se séparent. Et c’est précisément à ce carrefour que nous nous affi rmons, ou pas, nègres ou musulmans fondamentaux. Nous ne pouvons pas combattre le racisme et le devenir nous-mêmes, ou en tout cas en revêtir la forme. Ce qui nous caractérise c’est notre détermination à rester sur le terrain politique et sur celui de la dignité humaine. Mais ce choix de ne pas céder à la barbarie ne peut pas être un choix isolé, individuel. Je ne peux pas choisir toute seule d’être une musulmane fondamentale. C’est un choix collectif organisé. Il faut nous sauver les uns les autres, il faut nous protéger les uns les autres. Et il faut protéger nos enfants qui subissent cette violence extrême du monde dans lequel nous vivons et qui, pour lui échapper, ne trouvent rien de mieux à faire que de la reproduire dans toute sa laideur.

En tant que « musulmane fondamentale », Houria Bouteldja ne lutte ni uniquement pour la reconnaissance de la communauté musulmane, ni seulement pour sa visibilité en se revendiquant d’un islam fondamentaliste, car elle permet à la fois à tous les musulman-e-s et à tous les autres groupes discriminés de se reconnaître dans son combat. Mais arrivés à ce point, lorsque la reconnaissance dans le cadre normatif existant paraît impossible, les acteurs semblent s’en-gouffrer plus volontiers entre des luttes clivées entre des stratégies de reconnaissance limitée et des stratégies de visibilité. Et les luttes pour la reconnaissabilité, en raison même de la dignité politique qui les caractérise, semblent vouées à l’échec, alors même qu’elles relè-vent d’une impérieuse nécessité 92.

En Suisse, dans la plupart des cantons, la lutte pour la reconnais-sabilité est encore articulée à une lutte pour la reconnaissance légale, et donc à une perspective qui puisse sanctionner sa réussite ou signer son échec. Encore faut-il bien considérer cette dimension de la lutte intelligible en termes de reconnaissabilité, qui implique de pouvoir envisager que la reconnaissance institutionnelle puisse s’effectuer au prix de nouvelles dispositions normatives. Ainsi, le fait qu’une reconnaissance légale de la présence musulmane soit envisageable en Suisse ne doit pas être considéré comme un contexte permettant de formuler des injonctions à destination des musulmans. En France, de telles injonctions normatives aboutissent à ce paradoxe que c’est au nom même de la laïcité qu’on exclut l’islam du cadre normatif

92. Etienne TASSIN, Le maléfi ce de la vie à plusieurs. La politique est-elle vouée à l’échec ?

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existant. C’est une chose d’exiger que l’organisation sur laquelle repose une reconnaissance juridique respecte le cadre légal, comme l’égalité hommes/femmes ou les procédures imposées par l’Etat. Mais demander à l’islam de se réformer religieusement avant de pouvoir envisager une reconnaissance légale est autre chose. On aboutirait à une situation identique à celle, par exemple, de la Genève du dernier tiers du XIXe siècle où, en contexte de Kultur-kampf, l’Eglise catholique romaine n’était pas reconnue – à cause notamment de sa hiérarchie institutionnelle non démocratique –, au profi t d’une Eglise catholique dissidente et démocratique (les « vieux-catholiques » ou « catholiques chrétiens ») 93. Qu’il s’agisse de religions chrétiennes ou autres, la tentation peut être forte d’exiger d’un groupe qu’il réforme son rite ou sa tradition avant d’engager un quelconque processus de reconnaissance de la part de l’administration publique.

5. Conclusion

En confrontant le matériau empirique recueilli dans le cadre d’en-quêtes ethnographiques menées en France et en Suisse, il apparaît que dans les deux pays, les luttes des acteurs oscillent entre : 1) une lutte pour la reconnaissance dans le cadre normatif existant, impli-quant que la visibilité soit subordonnée à l’engagement d’un procès de reconnaissance ; 2) une lutte pour la visibilité, où cette visibilité constitue l’enjeu même de l’action, à l’écart de tout procès de recon-naissance et pouvant donner lieu à des processus de radicalisation ; 3) une lutte pour la reconnaissabilité qui n’inscrit pas l’enjeu de la reconnaissance dans le cadre des normes existantes, mais dans leur remise en cause en tant qu’elles déterminent les opérations de recon-naissance (où la reconnaissance est toujours reconnaissance de quelqu’un ou d’un groupe déterminé, au détriment d’autres).

Toutefois, ces luttes des acteurs ne se distribuent pas de la même manière dans les deux pays. Elles sont fonction des contextes institutionnels et de l’arsenal législatif déployé à l’encontre de la visibilité de l’islam dans l’espace public. Malgré un obstacle forte-ment médiatisé et politiquement symbolique – l’initiative anti-minarets –, la possibilité de reconnaissance légale de l’islam

93. Voir à ce propos Michel GRANDJEAN et Sarah SCHOLL (éd.), L’Etat sans confes-sion. La laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français, Genève, Labor et Fides, 2010.

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demeure une option ouverte dans plusieurs cantons, dont celui de Vaud au premier chef. Dans ce contexte de reconnaissance légale de certaines communautés religieuses 94, ce sont les luttes pour la reconnaissance qui priment à l’heure actuelle dans plusieurs cantons suisses, notamment celui de Vaud. Cependant, face aux diffi cultés, les acteurs qui les animent sont également tentés par des luttes pour la visibilité. Et ils sont aussi engagés dans des luttes pour la recon-naissabilité sur des points particuliers, comme la sépulture musul-mane, bien qu’ils soient de nature à compromettre le processus de reconnaissance.

La situation en France est à cet égard beaucoup plus tendue : ce sont les luttes pour la reconnaissabilité qui semblent primer à tous les échelons, à l’intersection d’autres luttes, notamment les luttes féministes. Mais ces luttes sont continuellement débordées par des acteurs qui naviguent entre luttes pour la reconnaissance contraintes par le processus d’institutionnalisation de l’islam supervisé par l’Etat et le contrôle social qu’il exerce sur son expression publique 95, et luttes pour la visibilité se déployant à un niveau micro- ou méso-sociologique. Si bien qu’à l’échelle locale, les acteurs peuvent adopter des stratégies clivées de reconnaissance et de visibilité pré-judiciables à leur reconnaissabilité légale.

A cet égard, il est important de souligner l’enjeu majeur de la reconnaissance légale qu’offre le contexte institutionnel de plu-sieurs cantons suisses. Il est également important de comprendre que l’enjeu des luttes pour la reconnaissabilité est de mettre les Etats au défi d’intégrer des sociétés pluriculturelles dans lesquelles se déploie « la constitution migratoire de positions subjectives dyna-miques qui ne se réduisent pas à des identités simples » 96. Il est capital de rappeler que l’accès à l’espace public urbain, en tant que condition même de la démocratie politique, implique que l’on puisse vivre et agir avec nos différences, non en les occultant. De ce point de vue, s’il convient, pour la Suisse, de ne pas rester rivée à une conception du multiculturalisme capable aussi bien d’exclure que d’inclure, nul doute que l’imaginaire régionaliste qui fonde les institutions fédérales et cantonales a des potentialités que le mythe

94. Tous les cantons à l’exception de Genève offrent une reconnaissance légale à l’une ou plusieurs Eglises et communautés religieuses (relevons que « le canton de Neuchâtel procède à des reconnaissances sans que les communautés religieuses concer-nées relèvent du droit public », cf. Sandro CATTACIN, Cla Reto FAMOS, Michael DUTTWILER et Hans MAHNING [éd.], op. cit., p. 78).

95. Solenne JOUANNEAU, Les imams en France. Une autorité religieuse sous contrôle, Marseille, Agone, 2013.

96. Judith BUTLER, Ce qui fait une vie, p. 155.

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fondateur de la République française « une et indivisible » n’a pas. Nul doute également que le mythe fondateur de la démocratie directe du système helvétique permet à une discrimination locale de se reporter sur l’Etat confédéral 97, une potentialité restreinte en France républicaine dans sa prétention à l’universalité de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

97. Rappelons qu’en Suisse, une initiative populaire est une proposition constitu-tionnelle qui, si elle parvient à réunir dans un délai de dix-huit mois 100 000 signatures de citoyens, peut imposer un vote, sans avoir besoin de l’appui du Parlement. L’initia-tive contre la construction de minarets avait été lancée suite aux controverses autour de projets de minarets symboliques sur des salles de prière musulmanes à Wangen puis à Langenthal. Des controverses locales qui aboutirent, grâce à l’appui populiste du parti UDC et du coup d’éclat du petit parti chrétien évangélique conservateur UDF, à une interdiction fédérale, malgré l’opposition de la classe politique à cette révision consti-tutionnelle.

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