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« Gouverner le travail par la loi ». Conflits du travail et luttes pour le droit dans une entreprise de Shanghai (2003-2007) Claude Didry * et Tong Wu ** * Institutions et Dynamiques Historiques de l’Économie (IDHE), École Normale Supérieure de Cachan, Bâtiment Laplace, 61 avenue du Président Wilson, F-94235 Cachan cedex. <[email protected]> ** School of Social Development, East China Normal University, Shanghai. <[email protected]> Résumé Le développement d’une « économie socialiste de marché » s’est accompa- gné, en Chine, d’un travail législatif important afin d’élaborer les cadres institutionnels indispensables aux transactions marchandes. Il en résulte la formation d’un « droit pour le marché » dont le développement est encou- ragé par les initiatives des « acteurs intéressés par le marché ». Cet ensemble juridique a également touché les rapports de travail, avec le développement d’un ensemble de règles visant à établir un régime contractuel entre salariés et employeurs. Après avoir examiné l’émergence de cette base juridique pour les échanges, cet article envisage la manière dont ce droit est mobilisé par les travailleurs d’une entreprise de Shanghai dans deux conflits collec- tifs, en 2003 et 2007. Ce cas permet d’éclairer la portée du droit dans les luttes sociales, en faisant également apparaître, d’un conflit à l’autre, une dimension d’« apprentissage institutionnel » par les travailleurs. Chine – Conflits du travail – Droit du travail – Grève – Réformes et économie de marché – Syndicat. Summary “Govern Work Through Legislation”. Workplace Conflicts and the Strug- gle for Law in a Shanghai Enterprise (2003-2007) The development of China’s “socialist market economy” has been accom- panied by a significant legislative project in order to develop the institu- tional frameworks necessary for market transactions. The result is pro- market legislation whose development is encouraged by the initiatives of “actors interested in the market.” This set of laws also affected workplace relations with the development of rules seeking to establish a contractual agreement between employers and employees. After having examined the emergence of this legal basis for trade, this article envisages the manner in which the workers of one Shanghai enterprise mobilized this law during collective conflicts in 2003 and 2007. This case-study illustrates the impact of the law in the social struggles and reveals a dimension of “institutional learning” by the workers from one conflict to the next. China – Employment law – Market economy and reforms – Strike – Trade union – Workplace conflicts. Droit et Société 76/2010 589

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« Gouverner le travail par la loi ». Conflits du travail et luttes pour le droit dans une entreprise de Shanghai (2003-2007)

Claude Didry * et Tong Wu **

* Institutions et Dynamiques Historiques de l’Économie (IDHE), École Normale Supérieure de Cachan, Bâtiment Laplace, 61 avenue du Président Wilson, F-94235 Cachan cedex. <[email protected]>

** School of Social Development, East China Normal University, Shanghai. <[email protected]>

Résumé

Le développement d’une « économie socialiste de marché » s’est accompa-gné, en Chine, d’un travail législatif important afin d’élaborer les cadres institutionnels indispensables aux transactions marchandes. Il en résulte la formation d’un « droit pour le marché » dont le développement est encou-ragé par les initiatives des « acteurs intéressés par le marché ». Cet ensemble juridique a également touché les rapports de travail, avec le développement d’un ensemble de règles visant à établir un régime contractuel entre salariés et employeurs. Après avoir examiné l’émergence de cette base juridique pour les échanges, cet article envisage la manière dont ce droit est mobilisé par les travailleurs d’une entreprise de Shanghai dans deux conflits collec-tifs, en 2003 et 2007. Ce cas permet d’éclairer la portée du droit dans les luttes sociales, en faisant également apparaître, d’un conflit à l’autre, une dimension d’« apprentissage institutionnel » par les travailleurs.

Chine – Conflits du travail – Droit du travail – Grève – Réformes et économie de marché – Syndicat.

Summary

“Govern Work Through Legislation”. Workplace Conflicts and the Strug-gle for Law in a Shanghai Enterprise (2003-2007)

The development of China’s “socialist market economy” has been accom-panied by a significant legislative project in order to develop the institu-tional frameworks necessary for market transactions. The result is pro-market legislation whose development is encouraged by the initiatives of “actors interested in the market.” This set of laws also affected workplace relations with the development of rules seeking to establish a contractual agreement between employers and employees. After having examined the emergence of this legal basis for trade, this article envisages the manner in which the workers of one Shanghai enterprise mobilized this law during collective conflicts in 2003 and 2007. This case-study illustrates the impact of the law in the social struggles and reveals a dimension of “institutional learning” by the workers from one conflict to the next.

China – Employment law – Market economy and reforms – Strike – Trade union – Workplace conflicts.

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C. DIDRY, T. WU

Introduction Le mouvement de réformes engagé par Deng Xiaoping à partir de son arrivée à

la tête du Parti communiste chinois, en 1978, a conduit d’une économie socialiste planifiée à une « économie socialiste de marché » officiellement reconnue dans les années 1990 1. Cette évolution implique le retour à un corpus juridique fournissant des cadres de référence pour les transactions marchandes, au centre desquels on trouve le contrat comme base d’échanges impersonnels 2. Elle implique également la restauration d’un système de juridictions civiles permettant d’accueillir les de-mandes ayant trait aux litiges entre particuliers. Le slogan « gouverner le pays par la loi » tel qu’il est avancé par le secrétaire général du Parti communiste chinois, Jiang Zemin, en 1997 3, traduit la reconnaissance de cette évolution engagée depuis les premières grandes réformes des années 1970. En adoptant une perspective inspirée de la Sociologie du droit de Max Weber, on peut dire que cette évolution tend vers un droit rationnel et formel, le caractère rationnel et formel du droit tenant à l’identification de règles abstraites applicables par les particuliers et les juges dans la résolution des litiges. Ainsi, ce mouvement de réforme s’est accompagné de la constitution d’une base juridique de référence pour les transactions économiques et donc pour les rapports de travail. En quoi cette base juridique affecte-t-elle les luttes sociales dans les entreprises chinoises ?

Ce mouvement vers un droit rationnel et formel a été fortement ébranlé par la répression du mouvement étudiant de 1989 qui a marqué un coup d’arrêt dans la marche vers un état de droit démocratique et une reprise en main de la société chinoise par le Parti communiste. La poursuite du développement d’une économie

1. La notion d’« économie socialiste de marché » apparaît pour la première fois au cours du XV

e congrès du Parti communiste chinois, elle est introduite dans la Constitution en 1993 (Jianfu CHEN, « La dernière révision de la Constitution chinoise », Perspectives chinoises, 82, 2004 [En ligne], mis en ligne le 1er mai 2007 ; http://perspectiveschinoises.revues.org/document1322.html, consulté le 21 janvier 2010).

2. Cette évolution est au cœur de la dynamique institutionnelle de l’Occident analysée par North ; cf. notamment Douglass C. NORTH, Le processus du développement économique, Paris : éditions d’Organisation, 2005, qui mène à des institutions telles que le contrat pour garantir la possibilité d’échanges impersonnels. Dans ce processus, « the rules descend from polities to property rights to individ-ual contracts » (Douglass C. NORTH, Institutions, Institutional Change, and Economic Performance, Cam-bridge : Cambridge University Press, 1990, p. 52). En d’autres termes, la reconnaissance de droits de pro-priété ouvre la voie à l’aménagement de dispositifs contractuels. On pourrait identifier un processus analo-gue en Chine au cours des 30 dernières années. Sur la spécificité de l’institutionnalisme de North dans le courant du « néo-institutionnalisme », cf. Claude DIDRY et Caroline VINCENSINI, « Au-delà de la dichotomie marché-institutions : l’institutionnalisme de Douglass North face au défi de Karl Polanyi », Revue française de socio-économie, 5, 2010. Sur l’extension du capitalisme à l’échelle globale à partir de sa matrice occiden-tale, cf. Jean BAECHLER, Le capitalisme, Paris : Gallimard, 1995.

3. « Gouverner le pays par la loi veut dire que, sous la direction du Parti et en vertu de la Constitution et des lois, les larges masses populaires prennent part à l’administration des affaires d’État, des affaires éco-nomiques et culturelles et des affaires sociales, par diverses voies et sous différentes formes, afin d’assurer l’observation des lois dans tout notre travail et la réalisation graduelle d’une démocratie socialiste systéma-tisée et légalisée, de sorte que ce système et cette légalité restent toujours valables malgré le changement de dirigeant, ou des opinions et de l’attention du dirigeant » (JIANG ZEMIN, rapport présenté au XV

e congrès du Parti communiste chinois, septembre 1997, tiré de http://french.china.org.cn/french/44054.htm (consulté le 18 janvier 2010).

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de marché a conduit cependant à remettre en chantier la construction de cette base légale, quoique de manière ambivalente, les usages du droit par les agents écono-miques dans leurs transactions tendant également à conforter la légitimité de la domination communiste. De plus, a priori, ce mouvement de réforme paraît avoir peu touché les rapports de travail. En effet, de nombreuses recherches mettent l’accent sur la dégradation constante des conditions de travail ainsi que sur la spon-tanéité et la multiplicité des formes prises par les luttes sociales des travailleurs les plus démunis, les travailleurs migrants qui constituent la masse des travailleurs sans qualification. Les travailleurs migrants (minggong) sont les travailleurs qui affluent des campagnes à la suite de l’assouplissement des restrictions de déplace-ment qui sont intervenues au début des années 1980 4. Leur forte mobilité géogra-phique et professionnelle conduit à parler de « populations flottantes ». Leurs luttes vont de l’arrêt de travail aux grèves, au blocage du trafic routier et aux manifesta-tions 5. Elles visent à obtenir la satisfaction de revendications salariales par les em-ployeurs en dehors de tout recours à l’État 6, selon un schéma proche de ce que représentait, pour le syndicalisme révolutionnaire en France au début du xxe siècle, l’« action directe » 7.

Cependant, l’existence de la base légale qui s’est constituée à partir des réfor-mes des années 1980 a permis des apprentissages qui conduisent aujourd’hui à donner une place nouvelle au droit dans les luttes sociales. Ainsi, nous voudrions voir dans cet article comment l’existence de cette base institutionnelle a suscité une forme d’« activisme juridique » dans les luttes revendicatives de travailleurs mi-grants au sein d’une entreprise de Shanghai, la société SNS 8, qui produit des fils métalliques. Ce cas est tiré d’une enquête réalisée au sein du syndicat officiel 9 du quartier de Pu Tuo à Shanghai entre 2006 et 2007, dans le cadre d’une thèse 10. Il permettra d’analyser les mécanismes qui conduisent les travailleurs et leurs repré-sentants à mobiliser le droit dans la recherche d’une solution à un conflit social.

4. Laurence ROULLEAU-BERGER et Lu SHI, « Les travailleurs migrants à Shanghai. Inégalités, niches écono-miques et diversité des parcours d’accès à l’emploi », Perspectives chinoises, 87, janvier-février 2005, p. 2-10.

5. Ching Kwan LEE, « Pathways of Labor Insurgency », in Elizabeth J. PERRY et Mark SELDEN (eds.), Chinese Society : Change, Conflict, and Resistance, Londres : Routledge, 2000, p. 41-61 ; Ching Kwan LEE, « Three Patterns of Working-Class Transitions in China », in Francoise MENGIN et Jean-Louis Rocca (eds.), Politics in China : moving frontiers, New York : Palgrave Macmillan, 2002, p. 62-91 ; Ching Kwan LEE, « From the Specter of Mao to the Spirit of Law : Labor Insurgency in China », Theory and Society, 31 (2), 2002, p. 189-229 ; Feng CHEN, « Industrial Restructuring and Workers’ Resistance in China », Modern China, 29 (2), 2003, p. 237-263.

6. Feng CHEN, « Industrial Restructuring and Workers’ Resistance in China », op. cit.

7. Cf. Jacques JULLIARD, Autonomie ouvrière, études sur le syndicalisme d’action directe, Paris : Gallimard, Le Seuil, coll. « Hautes Études », 1988.

8. Shanghai New Star Industry Wire Netting Co. Ltd est une filiale d’un groupe taiwanais Taiwan Special Wire Netting Co. Ltd (TSWN).

9. Le syndicat officiel est la Fédération des travailleurs de toute la Chine, seul syndicat autorisé actuelle-ment en Chine, les syndicats indépendants du pouvoir politique ayant un statut clandestin ou prenant la forme d’associations dans le cas de travailleurs migrants originaires de la même région.

10. Tong WU, Gouverner le travail par la loi ? L’espace d’action des salariés chinois et le rôle du syndicat dans les entreprises, East China Normal University et École Normale Supérieure de Cachan, mai 2010. L’enquête a porté sur vingt entreprises situées dans les arrondissements de Pu Tuo et de Pu Dong à Shanghai.

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Dans un premier temps, nous envisagerons l’évolution des « règles du jeu » qui résulte des réformes engagées depuis les années 1980. Nous présenterons ensuite les deux conflits majeurs que connaît l’entreprise SNS au début des années 2000, pour analyser enfin la portée d’un tel activisme juridique dans les luttes sociales.

I. Les transformations de la législation chinoise I.1. De l’économie planifiée à l’économie socialiste de marché, une perspective wébérienne sur le droit

La remise en cause de la planification centralisée à partir de la fin des années 1970 en Chine correspond à l’ouverture de formes d’échanges entre les agents éco-nomiques, en dehors des injonctions à la coopération entre les acteurs économi-ques que le pouvoir central impose dans le cadre de la planification. Cette libérali-sation des échanges ne conduit cependant pas à la disparition de toute influence de l’État dans les transactions économiques, en laissant progressivement le champ libre à un marché économiquement idéal au sens de la théorie économique. Elle s’est accompagnée de la réactivation d’un cadre juridique d’ensemble, dont une des vocations principales a été de fournir aux agents un cadre de référence pour leurs échanges, le contrat. Le contrat correspond ici à la capacité des agents de prendre des engagements réciproques s’appuyant sur la garantie de l’État.

La garantie de l’État est, en premier lieu, négative, à travers l’abstention de toute intervention arbitraire dans le déroulement des transactions entre particuliers soit par des réquisitions soit par des taxations venant perturber la transaction, créant une forme d’insécurité sur son issue. Cette garantie implique, en second lieu, une activité des organes étatiques à travers la production d’un cadre d’échange imper-sonnel permettant aux agents de formuler des prétentions devant des tribunaux en cas d’inexécution de leurs obligations par l’autre partie au contrat. Elle suppose, en troisième lieu, la possibilité d’une réquisition de la force publique par la justice, à la suite d’une décision répondant aux demandes formulées par les particuliers à l’encontre d’autres particuliers. La transition économique qui s’engage en Chine sous l’impulsion de Deng Xiaoping est donc de manière indissociable une transi-tion institutionnelle, conduisant d’une forme d’administration économique centra-lisée à une forme d’administration des litiges dans un cadre juridique et judiciaire pris en charge par l’État. Une telle transition ne suppose pas nécessairement l’existence d’un régime démocratique fondé sur un pluralisme politique permettant de garantir un contrôle de l’activité de l’État par la critique d’une opposition. Mais elle implique une complexification de l’État, pour établir des garanties dans une mise en œuvre non arbitraire, c’est-à-dire conforme aux cadres juridiques posés par l’État, de la force publique.

Pour analyser cette transition, nous nous fondons sur La sociologie du droit de Max Weber avec un modèle de système juridique emprunté à l’histoire allemande, celui de la Prusse de Frédéric II. Le règne de Frédéric II traduit une forme d’accom-plissement de la « rationalisation matérielle » qui résulte de la suprématie du pouvoir militaire (« imperium »), incarné par le « Prince », sur les autres forces sociales, qu’il s’agisse des forces religieuses et, plus généralement, de celles des groupements se-

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condaires 11. Dans sa forme originaire, le pouvoir du Prince repose sur la domination d’un homme à qui revient la capacité de régler les litiges qui apparaissent dans la communauté, ce que Weber qualifie de « pouvoir patriarco-princier » se fondant sur une « justice patriarcale » entendue comme forme communautaire du droit 12. Il coïncide avec une dimension de rationalisation matérielle, au sens où le pouvoir patriarco-princier s’exerce au travers d’une résolution des litiges qui vise moins la justice entre les particuliers, que la réalisation de principes éthiques ou utilitaires : « Ce sont des impératifs éthiques ou des règles autoritaires, des règles d’opportunité ou des maximes politiques qui brisent le formalisme de la caractéristique extérieure de l’abstraction logique 13. » En d’autres termes, la prévisibilité que le droit introduit dans les rapports entre les agents se trouve mise en cause par la volonté changeante du Prince. Cette remise en cause de la prévisibilité et de la sécurité juridique est parti-culièrement manifeste dans la situation chinoise de 1949 à 1978, avec les épisodes des Cent Fleurs, du Grand Bond en Avant et de la Révolution culturelle.

Pour Max Weber, avec le règne de Frédéric II, caractéristique du « despotisme éclairé », cette orientation aboutit à une politique de grandeur nationale qui impose la recherche systématique d’une maximisation de la puissance de la nation, afin de la rendre apte à se doter d’une armée efficace en mettant l’activité de tous les sujets au service de cette fin. Pour cela, le Prince doit veiller à la satisfaction des désirs de ses sujets. Ainsi, avec le despotisme éclairé, « le pouvoir politique patriarcal se transforme en État-providence et procède sans tenir compte ni des désirs concrets des intéressés, ni du formalisme de la pensée juridiquement formée » 14. Cette politique est relayée par une volonté de dégager la justice de ses « arguties juridi-ques » 15, pour aboutir à une « administration de la justice » visant à une justice matérielle, c’est-à-dire en imposant des finalités sociales éthiques ou utilitaires non juridiques. Dans cette perspective, « administration et juridiction ne font qu’un, non pas au sens où l’administration prend la forme de la juridiction mais, à l’inverse, dans le sens où la juridiction prend la forme de l’administration » 16. Le juge disparaît au profit de l’inspecteur qui règle les litiges de manière patriarcale à partir des demandes de sujets ayant un accès direct aux lois et règlements. La di-mension patriarcale se prolonge au sommet de l’État avec, dans le cas de Frédé-ric II, la fameuse « justice de cabinet » par laquelle le souverain est conduit à tran-cher les cas difficiles qui n’ont pas été résolus aux niveaux inférieurs. Le rappro-chement avec l’économie planifiée en Chine se justifie jusqu’à un certain point, dans la mesure où les variations de la ligne du Parti ont fortement remis en cause la rationalité des politiques menées.

11. Les développements qui suivent sont tirés de Claude DIDRY, « Droit, histoire et politique dans la socio-logie du droit de Max Weber », in Michel COUTU et Guy ROCHER (dir.), La légitimité de l’État et du droit : autour de Max Weber, Paris : LGDJ, Sainte-Foy (Québec) : Presses de l’Université Laval, 2006, p. 91-114.

12. Max WEBER, Sociologie du droit, introduction et trad. par Jacques Grosclaude, Paris : PUF, 1986, p. 192.

13. Ibid., p. 43.

14. Ibid., p. 203.

15. Ibid., p. 203.

16. Ibid., p. 193.

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La transition d’une économie planifiée à une économie socialiste de marché telle qu’elle s’engage à partir de l’arrivée de Deng Xiaoping au pouvoir se traduit par des évolutions institutionnelles majeures qui tendent au développement d’un droit rationnel formel sans y aboutir complètement, les institutions juridiques coexistant avec un pouvoir d’arbitrage d’autres organes administratifs. Une nouvelle constitu-tion, adoptée en 1982, ouvre la voie à la propriété privée individuelle pour dévelop-per une économie de marché complémentaire à l’économie socialiste, conçue encore alors comme relevant de la planification des activités d’entreprises d’État. Progressivement, la dimension de propriété publique tend à s’estomper en aboutis-sant, dans la révision constitutionnelle de 1993, à un remplacement des termes « économie planifiée » par « économie socialiste de marché ». Cette ouverture à la propriété privée s’accompagne du développement de la législation sur les contrats économiques qui aboutit à un droit unifié : la loi chinoise sur les contrats de mars 1999 qui compile trois lois antérieures, la loi sur les contrats économiques portant sur les échanges dans l’économie domestique, la loi sur les contrats étrangers cou-vrant les contrats avec des étrangers, la loi sur les contrats technologiques couvrant les transferts de technologie et notamment les licences 17. La mobilisation de ce droit par les acteurs se heurte à la domination du Parti communiste et à la tradition du dirigisme économique qui demeurent fortes et limitent l’indépendance du pou-voir judiciaire. Cependant, le développement d’« acteurs intéressés au marché » 18, au centre desquels la classe des propriétaires et des dirigeants d’entreprise, tend à créer un débat plus ouvert sur les évolutions législatives et à rechercher une formali-sation plus grande de la résolution des litiges devant la justice au-delà de la pression politique qu’implique la direction de l’économie qu’entend assurer le Parti. Ce déve-loppement d’acteurs intéressés au marché tend également à créer des contradictions d’intérêts dans l’élaboration de nouvelles lois, contradictions qui, en l’absence de démocratie pluraliste, s’expriment dans les instances du Parti notamment depuis son ouverture à la nouvelle catégorie sociale des chefs d’entreprise en 1997.

I.2. L’émergence d’un droit du contrat de travail

Ces réformes se traduisent par une remise en cause progressive du droit enca-drant les rapports de travail dans les entreprises chinoises. Dans un premier temps, le système de l’« unité de travail » (danwei) dans les entreprises d’État est progressi-vement remis en cause. Ce système de l’« unité de travail » correspond à une situa-tion dans laquelle l’entreprise se trouve directement soumise aux impératifs du plan, sans contrainte de rentabilité. Elle est, à l’égard des travailleurs, une « institu-tion totale » fournissant une garantie d’emploi à vie qui s’accompagne d’une pro-tection sociale large (accès à des soins médicaux, crèches etc.) 19. Au lendemain de la loi de 1988 sur les entreprises d’État qui impulse une séparation progressive des

17. Donald C. CLARK, « Legislating for a Market Economy in China », The China Quarterly, 191, 2007, p. 567-585.

18. Max WEBER, Sociologie du droit, op. cit., p. 102.

19. Corine EYRAUD, « Les réformes de l’entreprise d’État chinoise : un changement radical de la société urbaine ? », Gérer et Comprendre, 55, mars 1999, p. 113-125.

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entreprises et de l’État, une loi de 1992 consacre leur transformation en société par actions et une loi de 1993 introduit une obligation de rentabilité qui se fonde sur l’introduction d’un système comptable. Dans ce contexte, le « contrat de travail » pour les nouvelles embauches se substitue à l’emploi à vie en usage dans le système de l’« unité de travail » (quatre règlements provisoires de 1986 20). Le « contrat de travail » ouvre la voie à une négociation des salaires et à la rupture des rapports de travail, couplée à l’institution d’une assurance-chômage dans les entreprises d’État. Ce nouveau système marque le début des importantes restructurations que connaissent ces entreprises au début des années 1990.

La loi sur le travail de 1994 marque un tournant, au lendemain du voyage de Deng Xiaoping dans le Sud, à Canton, en 1992 21. Elle introduit un droit commun du travail s’appliquant à l’ensemble des entreprises chinoises, au-delà de la distinc-tion entre entreprises d’État et entreprises privées. Elle définit le contrat de travail comme « l’accord conclu entre un salarié et un employeur qui établit une relation de travail et définit les droits et les obligations de chaque partie. Un contrat de tra-vail est conclu dès lors qu’il existe une relation de travail établie » (art. 16). Cette loi établit également un droit à la négociation collective et définit les conditions de validité d’un « contrat collectif » (art. 34 et 35).

La loi de 1994 se greffe sur le règlement de 1993 sur la médiation et l’arbitrage organisant un système de règlement des litiges, avec un « comité de médiation des litiges du travail » au sein de l’entreprise et un « comité d’arbitrage » tripartite à différents niveaux territoriaux. Les comités d’arbitrage sont composés de syndicalis-tes représentant les travailleurs, de représentants des employeurs et de représentants des bureaux du travail 22 à différents niveaux territoriaux : arrondissement pour les PME, municipalité pour les grandes entreprises. Leur saisine est payante (200 yuans à Pékin) 23. Leur activité connaît un développement important, en passant de 19 000 litiges traités en 1994 à 350 000 en 2007. Mais cette procédure reste soumise à la durée du traitement des litiges (1 mois pour la médiation, 3 mois environ pour l’arbitrage) à

20. Il s’agit du règlement provisoire sur la mise en œuvre du contrat de travail au sein des entreprises d’État, du règlement provisoire sur le recrutement au sein des entreprises d’État, du règlement provisoire sur le licenciement disciplinaire au sein des entreprises d’État et du règlement provisoire sur l’assurance chômage au sein des entreprises d’État. Ces règlements sont promulgués par le Conseil des affaires d’État.

21. Ce voyage, au moment du Nouvel an lunaire, marque la relance des réformes, après la répression de Tienamnen, en soulignant l’importance des zones économiques du Sud telles que Shenzhen, alors en plein développement.

22. Les bureaux du travail regroupent différents services visant à suivre la population des travailleurs et à accueillir les plaintes dont ceux-ci font part, soit par lettres, soit par des visites. Les réformes récentes ont conduit à la constitution, au sein des bureaux du travail, de « brigades d’inspection du travail » ayant voca-tion à contrôler les conditions de travail. Ainsi, les litiges dont le bureau du travail a à connaître prennent aujourd’hui plusieurs formes : des demandes fondées sur le « sens du juste » des travailleurs, c’est-à-dire sur un sens moral appelant fréquemment une réponse en équité, des demandes mobilisant le droit dans la qualification des faits et l’expression du litige, des contrôles destinés à vérifier l’absence d’infraction à la réglementation du travail (durée du travail, hygiène et sécurité), cf. Isabelle THIREAU et Linshan HUA, « Le sens du juste en Chine. En quête d’un nouveau droit du travail », Annales. Histoire, Sciences sociales, 56 (6), 2001, p. 1283-1312.

23. Aiqing ZHENG, « Actualités juridiques internationales, Chine », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2008, p. 270

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laquelle s’ajoute l’éventualité d’un appel devant le tribunal du Peuple 24. Cette procé-dure a été renforcée par la loi du 29 décembre 2007 entrée en vigueur le 1er mai 2008. La nouvelle loi ouvre la procédure au comité populaire d’arbitrage du quartier et institue un comité d’arbitrage au niveau de l’arrondissement (bourg). Elle instaure la gratuité de la saisine du comité d’arbitrage, confère à l’arbitrage la force exécutoire en réservant les appels devant le tribunal du Peuple au salarié et limite le traitement du litige par le comité d’arbitrage à 45 jours. Elle étend la compétence de la média-tion et de l’arbitrage à de nouveaux domaines comme la Sécurité sociale, la qualifi-cation de la relation de travail ou la formation professionnelle. Pendant la seule année 2008, le nombre des litiges est monté brusquement à 693 000, presque le total des années 2007 et 2006.

La procédure de médiation et d’arbitrage est complémentaire de démarches engagées devant le « bureau des Lettres et des Visites » 25, institution créée au début des années 1950 et placée sous la direction de l’autorité locale 26. Cette institution est destinée à trouver des solutions aux demandes qui lui sont adressées, en impul-sant une action de l’administration concernée, mais sans intervenir directement dans le litige entre les parties. Ainsi, la demande d’un travailleur ne peut pas donner lieu à une action contre l’employeur, mais peut conduire le bureau des Lettres et des Visites à demander une intervention du syndicat officiel ou du bureau du Tra-vail. À côté d’une procédure plutôt formelle devant les comités d’arbitrage, le re-cours au bureau des Lettres et des Visites correspond à la mise en œuvre d’une justice en équité, relayée par l’administration, dans le sens d’un droit « matériel » (Weber), c’est-à-dire conforme à une éthique sociale sans rapport direct à la Loi.

Une nouvelle loi du 29 juin 2007, entrée en application le 1er janvier 2008, est ve-nue renforcer les garanties des salariés 27. Cette loi est le résultat d’une consultation large menée dans le pays. L’écriture du contrat, obligatoire depuis 1994, est désor-mais assortie de sanctions comme notamment le doublement du salaire si aucun contrat n’a été écrit un an après l’embauche du salarié. Elle entraîne également une présomption de contrat à durée indéterminée. Le recours aux contrats à durée déterminée (CDD) est également mieux encadré, le renouvellement du CDD deux fois de suite entraînant sa requalification en contrat à durée indéterminée (CDI). Il en va de même pour l’intérim, le contrat entre le salarié et l’agence devant être de deux ans minimum et le contrat entre l’agence et l’entreprise utilisatrice devant être porté à la connaissance du salarié. Les indemnités à verser en cas de non-respect du contrat sont limitées pour le salarié, notamment en cas de rupture avant terme du CDD ou dans le cas où le salarié a bénéficié d’une formation. Le champ

24. Ibid., Aiqing Zheng parle d’une durée du traitement des litiges allant jusqu’à un an.

25. Le bureau des Lettres et des Visites est une institution de médiation qui peut être saisie par lettre et engage la recherche d’une solution à l’amiable du litige qui lui est soumis par un particulier. Isabelle Thi-reau et Linshan Hua y voient l’équivalent de l’ombudsman dans les pays du Nord de l’Europe (Isabelle

THIREAU et Linshan HUA, « The Moral Universe of Aggrieved Chinese Workers : Workers’ Appeal to Arbitra-tion Committees and Letters and Visits Offices », The China Journal, 50, 2003, p. 83-103).

26. Ibid.

27. Aiqing ZHENG, « L’encadrement de la mise à disposition de la main d’œuvre et ses problématiques en Chine », Bulletin de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2009, p. 59-79

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du licenciement économique, ouvrant droit à consultation du conseil syndical de l’entreprise ou des représentants des salariés, est étendu. Enfin, la primauté de la convention collective sur le contrat individuel de travail est établie (même si la part de salariés couverts par une convention collective ne dépasse pas les 8 %).

I.3. Les évolutions du droit syndical

Après avoir été conçu comme un relais de la politique du Parti communiste, le syndicat officiel voit son organisation et son rôle redéfinis par la loi sur les syndicats de 1992. Cette loi s’applique à l’ensemble des travailleurs chinois, au-delà du par-tage entreprises d’État/entreprises privées. L’article 11 précise les contours de la section syndicale d’entreprise, dont le comité doit être élu par l’assemblée des tra-vailleurs (leur adhésion est collective 28) ou de leurs représentants (en fonction du niveau de représentation dans l’entreprise). Cette loi confère au syndicat un rôle de conciliateur avec les directions d’entreprise dans le cas d’un arrêt collectif de travail ou d’un ralentissement de la production, c’est-à-dire de grève perlée 29, en intro-duisant ainsi une nuance par rapport à la non-autorisation du droit de grève par la constitution de 1982 30. La grève comme action publique susceptible d’introduire une contestation à connotation politique est ainsi strictement contrôlée, voire pé-nalement interdite et ouvre la voie à une réaction répressive des autorités. À l’inverse, les grèves perlées qui, en France, correspondent à une exécution fautive des contrats individuels de travail, sont englobées dans l’ensemble plus large des actions collectives susceptibles d’affecter la productivité du travail. Face à ces ac-tions collectives, les représentants syndicaux et les employeurs doivent œuvrer en faveur d’une solution basée sur les « demandes raisonnables » des travailleurs. Enfin, cette loi ne remet pas en cause le monopole du syndicat officiel, la « Fédération des syndicats de toute la Chine ». Ainsi, les sections du syndicat officiel se trouvent pla-cées en position de quasi-négociateurs dans les situations de conflits collectifs. L’encadrement de cette quasi-négociation est complété par la définition du contrat collectif dans la loi de 1994 qui ouvre un droit d’action devant les comités d’arbitrage, tant pour les travailleurs individuels que pour les représentants syndicaux.

La révision de la loi en 2001 introduit quatre changements majeurs. Un premier changement tient à la suppression des articles concernant les entreprises d’État. Un deuxième confère au syndicat une mission explicite de défense des intérêts des travailleurs au sein de l’entreprise. Un troisième introduit une protection des repré-sentants syndicaux au sein de l’entreprise à l’égard notamment de mesures de li-cenciement. Un quatrième, enfin, établit une responsabilité juridique de l’employeur en cas de violation du droit syndical.

28. Évoquant ainsi le système d’accréditation syndicale anglo-saxon.

29. L’article 27 n’emploie pas le terme « grève » (bagong) et utilise à la place les termes « arrêt de travail » (tinggong) et « grève perlée » (daigong) (Confédération syndicale internationale, « 2007 Rapport annuel des violations des droits syndicaux » sur la Chine, http://survey07.ituc-csi.org/getcountry.php ?IDCountry=CHN&IDLang=FR ; consulté le 21 janvier 2010).

30. Anita CHAN, « La condition ouvrière en Chine : les signes d’une évolution », Perspectives chinoises, 86, novembre-décembre 2004.

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La loi de 1992 et la révision de 2001 traduisent une sensibilité nouvelle de l’État à l’égard des conflits sociaux. Par rapport à la période de l’économie planifiée où les intérêts de l’entreprise et ceux des travailleurs sont considérés comme identiques, l’existence de conflits sociaux liés à une divergence d’intérêts entre employeurs et travailleurs est appréhendée comme un phénomène inéluctable. La production d’une législation visant à encadrer la conciliation et l’arbitrage apparaît aux gou-vernants comme un moyen de peser sur ces conflits, en orientant la conflictualité sociale vers des litiges économiquement motivés et des protestations plutôt indivi-duelles et peu organisées 31.

I.4. L’ambivalence de la puissance publique à l’égard de la législation du travail

Les lois sur le travail et le syndicat traduisent un engagement de l’État en faveur de la protection des intérêts des travailleurs. Mais cet engagement s’inscrit toujours dans une forme de dirigisme économique, conçu cette fois à un niveau plus global. Cela est manifeste avec le principe de l’« édification d’une société harmonieuse » lancé en 2003 par le XVI

e congrès du Parti, développé en six points par le Comité central en 2005 :

— Continuer à placer l’homme au centre des préoccupations. Il faut considérer tou-jours la matérialisation des intérêts fondamentaux de la grande majorité de la popula-tion comme le point de départ et l’aboutissement de toute activité du Parti et de l’État. Il est essentiel de veiller à assurer et à préserver les intérêts fondamentaux de la popu-lation ainsi qu’à en favoriser le développement, et satisfaire continuellement ses be-soins matériels et culturels croissants. Il est important de faire en sorte que la société se développe au profit du peuple, avec le soutien et dans l’intérêt général du peuple et l’épanouissement général de l’homme sera ainsi assuré.

— Persévérer dans le développement scientifique. Il est important de veiller au dé-veloppement du pays, tâche primordiale du Parti, chargé de l’exercice du pouvoir et du renouveau de la nation. À cet effet, la Chine devra établir une planification globale pour assurer le développement des villes et des régions rurales, et celui des diverses régions. Ce développement concernera les domaines économique et social. Il inclura un développement harmonieux de l’homme et de la nature et favorisera le dévelop-pement à l’intérieur et l’ouverture sur l’extérieur. Il est également nécessaire de trans-former le mode de croissance, d’améliorer la qualité des acquis, de promouvoir un dé-veloppement sûr, propre et économe en énergie, et ce, de façon à assurer un dévelop-pement socio-économique durable et harmonieux sur le plan général.

— Persévérer dans la politique de réforme et d’ouverture sur l’extérieur. Il faut orienter la réforme vers la mise en place d’une économie de marché socialiste, et faire en sorte que cette réforme soit conforme aux exigences du progrès social. Il s’agit aus-si de pousser vers l’avant les réformes et les innovations institutionnelles dans les sec-teurs économique, politique, culturel et social. Il est essentiel d’élargir davantage l’ouverture sur l’extérieur, de renforcer le caractère scientifique des prises de décision et la coordination des mesures relatives à la réforme, de manière à assurer la mise en place et l’amélioration des systèmes et des mécanismes et de façon à les rendre plus dynamiques, plus efficaces et plus ouverts.

31. Feng CHEN, « Subsistence Crises, Managerial Corruption, and Labour Protests in China », The China Journal, 44, juillet 2000, p. 41-63 ; Ching Kwan LEE, « Pathways of Labor Insurgency », op. cit. ; Elizabeth

PERRY, « Challenging the Mandate of Heaven : Popular Protest in Modern China », Critical Asian Studies, 33 (2), 2001, p. 163-180.

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« Gouverner le travail par la loi »

— Poursuivre l’extension de la démocratie et de la législation. Il faut intensifier l’édification d’une démocratie politique socialiste et développer la démocratie socia-liste. Il s’agit concrètement de créer un État socialiste géré dans le respect des lois conformément à la stratégie fondamentale d’administration de l’État dans la légalité, de forger un concept d’État socialiste de droit, et de sensibiliser plus largement le pu-blic aux questions liées à la loi. Il s’agit aussi de promouvoir une administration res-pectueuse des lois et règlements dans les secteurs économique, politique, culturel et social, de manière à mettre progressivement sur pied un système de protection basé sur l’égalité sociale et à favoriser l’équité sociale et la justice.

— Traiter correctement les rapports entre la réforme, le développement et la stabili-té. Il est vital de synchroniser l’intensité des réformes avec le rythme du développe-ment et la capacité d’adaptation de la société, et de préserver la stabilité et l’unité de celle-ci. Il importe de promouvoir l’harmonie sociale à travers la réforme, de la conso-lider à travers le développement et de la garantir par la stabilité. Enfin, il faut faire en sorte que les citoyens vivent et travaillent en paix et que l’ordre et la stabilité politique et sociale soient garantis à long terme.

— Préserver la direction du Parti communiste chinois et unir toutes les forces socia-les dans la construction du pays. Il faut que le Parti exerce ses pouvoirs conformément à la loi et dans un esprit à la fois scientifique et démocratique. Il est essentiel de met-tre en valeur le rôle du Parti en tant que centre moteur et préserver la position pri-mordiale des masses populaires. Il faut unir toutes les forces susceptibles d’être ral-liées à la cause du pays et mobiliser tous les éléments positifs, de façon à diriger la Chine vers une situation dynamique amenant chacun à assumer sa responsabilité dans la construction d’une société harmonieuse profitable à tous 32.

L’édification d’une « société harmonieuse » ne remet donc pas en cause une po-litique économique de développement fondée sur l’ouverture aux échanges inter-nationaux, mais introduit le principe d’un développement durable tant à l’égard de la nature qu’à l’égard de la société. C’est dans cette orientation que s’inscrit le souci de préserver les catégories sociales les plus fragiles et celui de développer la démo-cratie et la législation, tout en maintenant l’hégémonie du Parti sur l’État et le pays.

On retrouve la même orientation aux différents niveaux territoriaux. Ainsi, les autorités locales 33 jouent un rôle important dans le règlement des litiges du travail en apportant un soutien aux travailleurs et au syndicat pour mobiliser leurs droits. Le syndicat au niveau du quartier se trouve placé sous la direction des autorités locales et du niveau syndical supérieur, c’est-à-dire le syndicat d’arrondissement. Mais il subit de ce fait des tensions, liées à la pression de ces dernières. Celles-ci visent à encourager la prospérité des entreprises présentes sur leur territoire et ont tendance à couvrir les violations du droit du travail par les employeurs. Elles cher-chent également à sélectionner les entreprises les plus performantes pour maximi-

32. Source : http ://french.china.org.cn/china/archives/congres17/2007-09/03/content_8791172.htm

33. La notion d’« autorités locales » correspond dans ce texte aux différents gouvernements locaux, avec dans le cas de Shanghai, le statut spécial d’une ville-province rattachée directement à l’autorité centrale. La plus haute autorité locale correspond, dans le cas de Shanghai, à la municipalité dirigée par un maire élu par l’assemblée générale du Peuple constituée elle-même de représentants élus par les Shanghaïens, après avoir été désignés comme candidats par le Parti communiste. Viennent ensuite des autorités d’arrondissement constituées selon le même principe (dirigées par un président élu par une assemblée de représentants eux-mêmes élus par les citoyens de l’arrondissement). Puis, enfin, des autorités de quartier constituées selon le même principe à l’échelle du quartier.

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ser leurs rentrées fiscales et à écarter les entreprises polluantes. Selon un représen-tant du syndicat du quartier de Pu Tuo :

Les performances d’une autorité locale résident dans sa contribution au PIB. Ain-si, par exemple, si le taux de la croissance économique cette année n’est pas aussi bon que les premières années, cela suscite une réaction du président de l’autorité d’arrondissement. Il va inciter les départements économiques à trouver des solutions pour ramener l’économie de Pu Tuo en tête. [...] En même temps, l’autorité locale doit promouvoir certaines industries au détriment d’autres. On tend à délocaliser les in-dustries polluantes et à haute intensité de main-d’œuvre pour attirer les entreprises à forte intensité de connaissance et donc à haute valeur ajoutée, susceptibles d’amener plus de ressources à l’autorité 34.

Cependant, ces contraintes de valorisation économique ne conduisent pas à passer systématiquement sous silence les violations du droit du travail. Ainsi, selon cet agent du syndicat de Pu Tuo :

Le président de l’autorité locale [équivalent d’un maire d’arrondissement à Paris] attache beaucoup d’attention à la syndicalisation. Dans les conventions d’investissement, il est demandé à tous les investisseurs de reconnaître l’existence d’une section syndicale dans leur entreprise. Une usine de transformation faisant par-tie du groupe 3M s’est installée dans notre quartier, il y a quelques années. Le syndicat officiel du quartier s’y est rendu à plusieurs reprises afin d’établir une section syndi-cale d’entreprise, mais le directeur général a refusé en avançant différentes raisons. Cela a suscité l’opposition du président de l’autorité locale de Pu Tuo, qui a affirmé à plusieurs reprises dans les réunions administratives que des entreprises comme 3M ne sont pas les bienvenues car elles ne contribuent pas à un développement durable. Ces entreprises visent simplement à bénéficier de conditions immobilières favorables, mais polluent l’environnement en rejetant de nombreux déchets 35.

Les marges de manœuvre des syndicalistes au niveau du quartier sont donc li-mitées par les orientations de la politique économique des autorités locales. Malgré tout, le syndicaliste que nous avons rencontré se montre confiant dans l’efficacité du droit du travail pour la défense des intérêts des travailleurs en évoquant le taux de succès des actions de ceux-ci devant les comités d’arbitrage. Selon lui :

Les principales causes des conflits résident dans le fait que les employeurs ont des arriérés de salaire, de prestations et d’assurance sociale, et résilient unilatéralement les contrats de travail. Mais, pour réaliser une société harmonieuse, le gouvernement apporte plus de soutien aux travailleurs. Les différends sont jugés conformément au droit du travail. Le taux officiel de résolution des conflits est de 85 %. Celui complète-ment en faveur des travailleurs est à peu près de 50 %, les 30 % restants sont le résultat de concessions mutuelles.

34. Entretien avec un agent du syndicat officiel de l’arrondissement de Pu Tuo, septembre 2007.

35. Entretien avec le même agent du syndicat officiel de l’arrondissement de Pu Tuo, septembre 2007.

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« Gouverner le travail par la loi »

II. D’une mobilisation collective à l’autre : l’apprentissage institutionnel des salariés de la société SNS

Pour analyser la mobilisation de cette base légale, nous allons envisager les deux conflits sociaux qu’a connus la société SNS établie à Shanghai depuis 1994. Cette firme est une filiale d’un groupe taiwanais. Elle est, à l’échelle chinoise, relative-ment petite dans la mesure où elle emploie, en 2003, environ 200 salariés peu quali-fiés parmi lesquels on compte 80 % de travailleurs migrants jeunes (entre 20 et 40 ans), originaires de la même région de Chine (province de Anhui) et logés dans des dortoirs proches de l’usine. Les produits de cette entreprise sont des fils métal-liques utilisés dans diverses industries et exportés dans le monde entier. Le conflit de 2003 se fonde sur une connaissance initiale du droit syndical acquise par cer-tains salariés. Le conflit de 2007 repose sur une diffusion de la connaissance du droit au sein de la collectivité des salariés, traduisant une forme d’« apprentissage institutionnel » 36, c’est-à-dire le développement d’une capacité plus grande à saisir la portée empirique des règles de droit par les salariés.

Les entreprises taiwanaises en Chine telles que SNS se caractérisent par une gestion autoritaire et paternaliste qui s’accompagne de mauvaises conditions de travail 37. Ce constat est conforté par des enquêtes sur l’ensemble plus large des entreprises étrangères présentes en Chine, mettant en évidence un contraste entre les entreprises asiatiques (hors Japon), d’une part, et les entreprises occidentales et japonaises, d’autre part. Les entreprises occidentales, marquées par l’importance des lois sociales dans leurs pays d’origine, s’attachent le plus souvent au respect des lois chinoises. En revanche, les entreprises asiatiques se caractérisent par des conditions de travail très difficiles et le non-respect des minima salariaux établis par les différents pouvoirs publics.

II.1. De la mobilisation collective légale à la fondation d’un syndicat dans l’entreprise (2003)

Le premier conflit au sein de la SNS part de l’augmentation du salaire minimum par la municipalité de Shanghai au début du mois de juillet 2003, de 535 à 570 yuans 38 par mois. Au sein de l’entreprise SNS, les salariés sont payés au niveau du salaire minimum initial de 535 yuans par mois. La direction refuse de se plier à cette augmentation et s’en tient à un réajustement de 5 yuans en justifiant sa déci-sion par la localisation de l’entreprise dans un quartier périphérique qui, selon la direction, la ferait échapper au minimum établi par la municipalité. C’est dans ce contexte que trois représentants émanant du personnel rencontrent la direction pour obtenir l’application de ce nouveau salaire minimum. Ces représentants n’ont pas été véritablement désignés par l’ensemble des salariés, il s’agit d’individus qui sont reconnus par les autres salariés comme les plus à même d’engager la négocia-

36. Claude DIDRY, « La règle de droit comme équipement pour le travail juridique : le cas du licenciement collectif pour motif économique », in Thierry KIRAT et Évelyne SERVERIN (dir.), Le droit dans l’action écono-mique, Paris : CNRS éditions, 2000, p. 133-155.

37. Anita CHAN et Hongzen WANG, « The Impact of the State on Workers’ Conditions : Comparing Taiwanese Factories in China and Vietnam », Pacific Affairs, 77 (4), 2004, p. 629-646.

38. Un yuan correspond à environ 10 centimes d’euro.

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tion avec la direction. Dans ce cas, la revendication porte de manière simple sur l’application du nouveau minimum salarial établi par la municipalité de Shanghai. Mais cette revendication relativement modeste, qui ne porte que sur moins de 10 % d’augmentation des salaires, vise à faire valoir plus largement les droits des travail-leurs avec d’importantes implications sur la rémunération des heures supplémen-taires qui représente l’équivalent du salaire de base.

Face au refus de la direction, les représentants appellent les travailleurs à arrêter le travail dans le cadre de discussions informelles au sein du dortoir de l’entreprise où logent ces derniers. Cela aboutit à un arrêt de travail de trois jours à la mi-juillet. Cet arrêt de travail vise un objectif clairement limité, l’augmentation des salaires, et n’affiche aucune portée politique. Il se distingue donc de la grève en tant que telle, comme action collective dans l’espace public, avec une déclaration en bonne et due forme des motifs de l’arrêt de travail et débouchant fréquemment sur une ma-nifestation de rue (trouble de l’ordre public). Ainsi, l’arrêt de travail « sur le tas » perd la connotation subversive que la grève peut avoir à l’égard de l’ordre politi-que 39. L’objectif de ces trois meneurs est d’attirer l’attention du syndicat en se situant dans l’ordre des « demandes raisonnables » visées par la loi de 1992 devant impliquer une intervention du syndicat dans la recherche d’une conciliation avec l’employeur.

Dans le même temps, ces représentants organisent la signature d’une pétition des salariés en vue de la création d’une section syndicale rattachée au syndicat officiel, la Fédération des syndicats de toute la Chine. Cette pétition est remise au président du syndicat au niveau du quartier qui envoie, quelques jours plus tard, un cadre du syndicat pour trouver un règlement à ce conflit. L’arrivée de ce cadre syn-dical conduit la direction du groupe taiwanais à accepter les revendications des travailleurs en alignant les salaires sur le minimum établi par la municipalité de Shanghai, avec un impact sur les arriérés résultant du retard dans l’application de ce minimum et de son extension au paiement des heures supplémentaires. Mais l’action de ce cadre va plus loin. En effet, ce cadre présente les lois sur le travail et le syndicat aux travailleurs et les aide à créer une section syndicale en tentant d’en confier la direction au président du syndicat au niveau de la zone industrielle, mais en passant sous silence l’élection de leurs représentants par les travailleurs. Un des représentants initiaux des travailleurs, M. Ding, fait alors valoir l’obligation légale de procéder à cette élection. Finalement, conformément aux pratiques en usage dans les sections syndicales, trois dirigeants sont élus à la tête de la section, dont M. Ding qui se voit confier la fonction de président de la section. Le candidat de la direction sort battu. La section syndicale est constituée à la fin du mois de juillet.

Dans ce conflit social, la personnalité du meneur principal, M. Ding, joue un rôle déterminant. M. Ding est entouré d’une certaine aura qui tient à son élo-quence et à sa capacité à mener le conflit sans perdre son calme. Il termine à l’époque, en 2003, des études supérieures en collège (deux ans après le bac) avant de rentrer à l’université. Avant de travailler au sein de SNS, il a été militaire. Il a

39. Voir Guy GROUX et Jean-Marie PERNOT, La grève, Paris : Presses de Sciences Po, coll. « Contester », 2008.

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« Gouverner le travail par la loi »

adhéré au Parti communiste pendant cette période. L’idée de créer une section syndicale d’entreprise lui est venue en découvrant la loi sur le syndicat à travers la lecture du Quotidien du travail (Laodong ribao) 40. Après avoir été élu avec les deux autres meneurs à la tête de la section syndicale créée en 2003, il en devient le prési-dent. Ainsi, c’est à la fois par sa maîtrise de l’action collective et sa connaissance du droit syndical qu’il réussit à obtenir la création de la section de l’entreprise SNS. D’une certaine manière, sa connaissance du droit le conduit à reprendre la loi comme une « maxime empirique de l’action » au sens de Max Weber. En effet, pour Max Weber, la portée empirique du droit, c’est-à-dire la traduction de la règle de droit en « maxime d’action », tient au processus par lequel « une “proposition juri-dique” déterminée se voit recréée à nouveau sur le plan empirique, ce qui signifie en l’occurrence qu’elle se présente d’une manière et sur un mode spécifiques avec lesquels une multitude d’individus sont familiers » 41.

II.2. La mobilisation de 2007 pour le paiement des heures supplémentaires

La réussite de la lutte menée en 2003 ne se limite pas à la satisfaction des reven-dications salariales. La mise en place d’une section syndicale d’entreprise aboutit à la syndicalisation de l’ensemble des salariés et à une sensibilisation de ces nou-veaux adhérents au droit du travail notamment par des formations juridiques assu-rées par le syndicat de quartier et la lecture des bulletins syndicaux. Ainsi, la section syndicale de SNS connaît une activité importante, malgré ses difficultés de finan-cement. En effet, les cotisations des salariés s’élèvent à 2 % de la masse salariale versée par l’employeur au syndicat officiel. Sur cette cotisation, 60 % alimente le fonds spécial qui doit revenir à la section syndicale de l’entreprise et 40 % aux ni-veaux supérieurs de l’organisation syndicale. Dans le cas de petits établissements comme SNS, le syndicat tolère que cette cotisation ne soit pas versée par l’em-ployeur au cours des premières années d’existence de la section syndicale.

Cependant, au-delà de l’absence de financement par l’employeur, la section syn-dicale bénéficie de locaux dans l’entreprise avec l’octroi d’un bureau aux dirigeants de la section. De plus, en tant que président de la section, M Ding bénéficie de trois jours de décharge par mois pris sur son temps de travail pour se consacrer à l’animation syndicale. Cela permet à M. Ding de se rendre fréquemment au syndicat de quartier et de participer aux formations qui s’y tiennent. M. Ding est également en contact régulier avec la direction pour présenter les plaintes des salariés individuels sur des questions telles que la durée et les conditions de travail. En dehors de ces activités syndicales, M. Ding suit également, le soir, des cours de droit dans une uni-versité de Shanghai et il a acquis une documentation juridique importante.

La section syndicale de SNS a donc une activité importante qui se traduit par une connaissance du droit de plus en plus large du côté des salariés. C’est dans ce contexte qu’en janvier 2007 l’un des salariés compare le calcul des heures supplé-

40. Journal publié par le Syndicat général de Shanghai, la branche municipale de la Fédération de tous les travailleurs de Chine.

41. Max WEBER, Rudolf Stammler et le matérialisme historique [1907], Paris : éd. du Cerf, Sainte-Foy (Qué-bec) : Presses de l’Université Laval, 2001, p. 156.

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mentaires au sein de l’entreprise avec un règlement municipal, la « Méthode de paiement des salaires au sein des entreprises », promulgué en 2003. Ce salarié a lu le texte de ce règlement dans un livret syndical : il découvre dans ce règlement un article permettant de recalculer le montant des heures supplémentaires que l’employeur aurait dû acquitter. Selon cet article, les heures supplémentaires (avec une majoration de 50 %) sont déterminées à partir de la durée légale du travail, soit 21 jours mensuels pour une durée quotidienne de 8 heures. Or, la direction de l’entreprise procède à un calcul basé sur 30 jours ouvrables. Ce calcul lèse double-ment les ouvriers. En effet, il en résulte un nombre d’heures supplémentaires beau-coup moins important. De plus, le montant du salaire horaire moyen (calculé à partir du salaire mensuel divisé par le nombre d’heures ouvrables) et donc par voie de conséquence de l’heure supplémentaire se trouve également fortement dimi-nué. En appliquant le mode de calcul établi par la « Méthode provisoire » de 2003 sur les années 2005-2006 (les arriérés des années antérieures ne pouvant être re-vendiqués devant la justice), le manque à gagner des ouvriers s’avère considérable. En effet, la perte financière récupérable devant la justice atteint, pour chaque salarié, environ 10 000 yuans (soit 1000 euros), ce qui équivaut à une année de revenu 42.

À la fin du mois de janvier, le président de la section syndicale, M. Ding, réunit l’ensemble des ouvriers de l’atelier pour leur faire part de cette situation. Au cours de cette réunion, les ouvriers souhaitent s’en tenir à une revendication portant sur les heures supplémentaires de 2007, en laissant de côté les arriérés de 2005 et 2006 pour éviter de s’engager dans un conflit avec la direction. Cela conduit M. Ding à proposer une résolution pour appliquer ce règlement et à transmettre celle-ci à la direction. La direction de l’entreprise répond qu’elle va la considérer et donner une réponse après le nouvel an chinois. La réponse donnée à la fin du mois de février est négative.

Face à ce refus, M. Ding se tourne immédiatement vers le syndicat du quartier pour demander que celui-ci fasse pression sur la direction pour appliquer ce rè-glement. Cette pression conduit la direction à se plier à ce règlement. Mais, afin de rattraper cette augmentation de la masse salariale, la direction décide d’augmenter le prix de la location mensuelle des dortoirs de 50 yuans à 100 yuans. Elle supprime également la prime de 4 yuans pour le travail pendant midi et la prime de 6 yuans pour le travail de nuit. Elle supprime enfin la distribution de fruits au déjeuner. Pour les travailleurs, cela représente une perte supérieure à l’augmentation de salaire résultant du nouveau mode de calcul des heures supplémentaires. Les diri-geants de la section syndicale organisent alors un vote des travailleurs pour décider des actions à mener. 80 % des travailleurs votent pour engager une récupération des arriérés de salaire afin de contrer les mesures de la direction en matière d’hébergement et de primes. Les dirigeants de la section syndicale se voient alors confier un mandat pour porter cette affaire devant la « brigade de l’inspection du travail » dépendant du bureau du travail de l’arrondissement. Des agents de la bri-

42. Le revenu mensuel est de 750 yuans en 2006.

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gade se rendent quelques jours plus tard à l’usine pour établir les faits, mais ils déclarent ne rien avoir trouvé d’illicite sans autre explication.

Les dirigeants de la section syndicale envisagent alors début mars, dans un pre-mier temps, de mener une action devant le comité d’arbitrage. Mais cette action s’avère coûteuse, le recours aux comités d’arbitrage demeurant encore payant à l’époque 43. De plus, la procédure judiciaire ainsi engagée risque d’être longue, dans la mesure où la direction de l’entreprise peut être tentée de faire appel de la décision du comité d’arbitrage devant le tribunal du Peuple 44. Face à ces diffi-cultés, les dirigeants de la section syndicale décident finalement de se tourner vers le syndicat d’arrondissement en invoquant l’existence d’un différend collectif dans lequel le syndicat doit intervenir dans un rôle de conciliation avec la direction, aux termes de la loi syndicale de 1992 modifiée en 2001. Ce différend collectif est transmis au centre d’aide juridique du syndicat d’arrondissement avec l’appui de son président pour que ce différend soit traité en priorité par les membres du cen-tre d’aide juridique. En réponse à l’appel du responsable du centre d’aide juridique, des agents de la brigade de l’inspection du travail sont envoyés dès le lendemain et constatent l’existence d’une violation répétée du règlement de 2003, à partir d’une consultation de la comptabilité de l’entreprise. Cela conduit la brigade de l’inspection du travail à imposer le paiement des arriérés de salaire par l’employeur, sans accompagner ce paiement de l’amende prévue par le règlement pouvant aller jusqu’à cinq fois le montant de la fraude.

Cette victoire syndicale conduit la direction à considérer M. Ding comme une source de problèmes dans l’entreprise. La direction multiplie alors les pressions sur M. Ding et sa femme qui travaille également dans l’entreprise. Ces pressions se traduisent notamment, quelques mois après, par une mise en cause du travail de la femme de M. Ding, en déduisant de son salaire le coût des produits défectueux qu’elle a réalisés. M. Ding intervient alors auprès du chef d’atelier de sa femme pour demander les raisons de cette sanction et cette discussion dégénère en affron-tement physique. Il est blessé à la tête et conduit à l’hôpital. À la suite de cette alter-cation, il porte plainte au commissariat local contre le chef d’atelier et obtient le remboursement de ses frais d’hospitalisation et quinze jours d’arrêt de travail. À son retour, sa femme quitte l’entreprise et ouvre une boutique. Face à cette situa-tion, la direction du groupe taïwanais désavoue la direction de SNS et la remplace par une équipe qui se montre plus favorable à la section syndicale. La nouvelle direction ramène la location mensuelle des dortoirs au niveau initial de 50 yuans et rétablit les primes de travail pendant le déjeuner et la nuit. Elle planifie également un déména-gement de l’entreprise dans la province de Jiangsu à 200 kilomètres de Shanghai pour des raisons immobilières et organise une négociation avec la section syndicale, en offrant aux salariés la possibilité de rejoindre sa nouvelle implantation ou de la quitter en bénéficiant d’une prime de départ conformément à la loi sur le travail.

43. Avant la loi sur la résolution des litiges du travail adoptée le 29 décembre 2007 et entrée en vigueur le 1er mai 2008. Cette loi facilite le recours du travailleur à l’arbitrage, lui donne force exécutoire et institue sa gratuité (Aiqing ZHENG, « Actualités juridiques internationales, Chine », op. cit.).

44. Soit une durée d’un an environ si la procédure se prolonge devant le tribunal du Peuple.

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III. La mobilisation des salariés de SNS : un cas d’expérience juridique de la démocratie au travail

La mobilisation du droit du travail et du droit syndical est au centre de la dyna-mique des relations professionnelles au sein de l’entreprise SNS. Elle traduit une évolution importante dans l’expression des revendications des travailleurs et, no-tamment, des travailleurs migrants. En effet, les revendications des travailleurs migrants ont été dominées, dans un premier temps, au cours des années 1990, par l’indignation morale conduisant à des actions collectives relativement violentes et difficilement contrôlables. L’expression des injustices se fonde alors sur une forme d’« économie morale » liée fréquemment à l’origine commune des travailleurs mi-grants d’une même entreprise, proche de l’économie morale identifiée, pour les paysans d’Asie du Sud-Est, par Scott 45. Provenant d’une même région, ces travail-leurs restent liés à la morale communautaire d’un univers rural dominé où la quali-fication juridique des litiges reste secondaire 46. Cette situation contraste fortement avec l’atomisation des travailleurs dans les entreprises occidentales résultant du reflux de la syndicalisation et de la montée des ressources humaines telle que l’analysent Katz, Kochan et Mac Kerzie 47. Elle traduit au contraire l’existence d’une « régulation autonome » forte 48, susceptible de se transformer par l’apprentissage institutionnel des individus.

Les salariés de SNS sont des travailleurs migrants de la « seconde génération », relativement jeunes, autour de trente ans. Même s’ils sont originaires d’une pro-vince rurale, Anhui, ils sont nés avec les réformes et ont été éduqués dans un uni-vers marqué par l’arrivée de nouvelles catégories juridiques jusque dans le monde rural. Certains, comme M. Ding, ont eu d’autres expériences professionnelles avant d’arriver à SNS. Leur connaissance et leur usage du droit marquent un changement dans le « répertoire d’action collective », évoquant le passage d’un « modèle com-munal patronné » à un « modèle national autonome » qui se joue en France au cours des XVIII

e et XIXe siècles 49. La différence tient ici à ce que les actions collectives

dans le cas de SNS prennent une dimension délibérément limitée pour se caler dans les termes du droit dans le cadre d’un régime marqué par l’absence de compé-tition politique. L’action collective ne constitue pas une « cause » extérieure au droit à laquelle des experts en droit (juristes professionnels ou amateurs) apporteraient une qualification juridique 50. À l’inverse, c’est la connaissance du droit par les

45. James SCOTT, The Moral Economy of the Peasant : Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, New Haven : Yale University Press, 1976.

46. Isabelle THIREAU et Hua LINSHAN, « Une analyse des disputes dans les villages chinois : aspects histori-ques et culturels des accords concernant les actions justes et raisonnables », Revue française de sociologie, 39 (3), 1998, p. 535-563.

47. Harry C KATZ, Thomas A. KOCHAN et Robert B. MCKERSIE, The Transformation of American Industrial Relations, New York : Basic Books, 1986.

48. Jean-Daniel REYNAUD, Les règles du jeu, l’action collective et la régulation sociale, Paris : A. Colin, 3e éd., 1997.

49. Charles TILLY, La France conteste : de 1600 à nos jours, Paris : Fayard, 1986.

50. Sur la littérature en matière de cause lawyering, voir Liora ISRAEL, « Les usages militants du droit dans l’arène judiciaire : le cause lawyering », Droit et Société, 49, 2001, p. 793-824.

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acteurs qui les conduit à une action collective « formatée » dans les termes du droit. Des mouvements analogues à ceux de SNS sont analysés par Chloé Froissard 51 dans le cas de travailleurs migrants de Shenzhen. Pour elle, ces mouvements tra-duisent le « pouvoir des sans-pouvoir », consistant à prendre au mot le Parti-État 52.

Après être revenus sur l’importance du droit dans les motivations des actions menées en 2003 et 2007, nous envisagerons la transformation du lien collectif qui en résulte. En effet, ce qui prévaut dans ces actions collectives est moins la dimen-sion communautaire résultant d’une origine commune, que la coordination démo-cratique par un recours systématique au vote de l’ensemble des travailleurs sur les initiatives prises dans le cours de ces conflits sociaux.

III.1. Une mobilisation stratégique des outils juridiques

Dans les luttes sociales menées au sein de SNS, la référence aux outils juridiques apparaît comme un élément constant par rapport auquel la grève est vue comme un levier ponctuel. Cette importance de la référence au droit part d’une bonne connaissance des lois par les meneurs du mouvement. M. Ding souligne ainsi im-médiatement que le recours à un arrêt de travail pour appuyer la revendication d’ajustement des salaires et de paiement des arriérés ne vise pas à faire pression directement sur la direction de l’entreprise. Son objectif est de traduire la revendi-cation salariale en une cause collective qui implique, selon la loi sur le syndicat, une intervention de ce dernier :

L’arrêt de travail n’était pas le but de notre lutte en 2003. Notre premier objectif était de récupérer les arriérés de salaire. Au départ, nous avions essayé de résoudre ce conflit avec le directeur par la voie de la négociation, mais le directeur n’a pas accepté. Ce n’était pas la première fois que nous avions ce problème. Mais si un tel problème n’est évoqué que par des travailleurs individuels, il n’a aucun écho auprès de la direc-tion. C’est pour cela que nous avons décidé l’arrêt de travail, pour exercer une pres-sion sur le directeur général, mais surtout pour attirer l’attention du syndicat officiel. […] Je savais que le syndicat officiel devait nous représenter. De plus, l’établissement d’une section syndicale est un droit établi par la loi. La section syndicale permet en-suite d’intervenir dans les conflits individuels dans l’entreprise 53.

De la même manière, la grève est exclue dans le conflit de 2007 car la section syndicale est déjà présente, de sorte que son intervention peut éviter les menaces de répression que porte en lui un conflit collectif ouvert :

La section syndicale permet d’engager la négociation avec l’employeur dans le ca-dre de la loi. On peut faire grève quand il n’y a aucune organisation des salariés et qu’il est difficile pour les travailleurs de faire valoir leurs droits individuellement. Ce-pendant, on ne peut pas lutter simplement comme ça quand il y a une section syndi-cale. La section syndicale représente tous les travailleurs de l’entreprise et puis la grève n’est pas permise en Chine.

51. Chloé FROISSARD, « The Rise of Migrant Workers’ Collective Actions : Toward a New Social Contract in China », in Khun Eng KUAH-PEARCE et Gilles GUIHEUX (eds.), Social Movements in China and Hong Kong : The Expansion of Protest Space, Amsterdam : Amsterdam University Press, 2009, p. 155-178.

52. Ibid., p. 160.

53. Entretien avec M. Ding, août 2006.

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M. Ding s’appuie sur la connaissance du droit qu’il a acquise à travers la lecture des brochures syndicales :

En 2003, nous avions découvert dans le Quotidien du travail que les travailleurs ont le droit de demander l’intervention du syndicat en cas d’arrêt de travail et l’établissement d’une section syndicale dans leur entreprise […].

Cet usage stratégique du droit dans la constitution d’un différend collectif se re-trouve ailleurs, comme en témoignent différentes enquêtes récentes sur des conflits sociaux. Dans son analyse de la « rébellion organisée » (organised insurgency), Ching K. Lee souligne ainsi que, pour les acteurs observés, « la rébellion organisée doit être placée sur le terrain du système administratif, pour se situer dans un temps plus long et des relations plus pacifiées. Ainsi, face au risque d’une répres-sion étatique, il se pourrait que les travailleurs trouvent dans la loi un levier plus efficace et plus réaliste pour leur action » 54.

La stratégie juridique s’enrichit dans le conflit de 2007 en intégrant la diversité des voies de recours qui s’offrent à la section syndicale et aux travailleurs. L’action devant le comité d’arbitrage est envisagée, mais elle est écartée du fait de son coût et de sa durée, ce qui a conduit les dirigeants de la section syndicale à choisir la voie administrative que constitue le recours à la brigade de l’Inspection du travail :

J’ai réfléchi à l’arbitrage, mais nous aurions dû attendre entre 90 et 180 jours pour le jugement. Il faut avoir suffisamment de temps et d’argent. Même si nous avions ga-gné dans un premier temps, l’employeur aurait pu se pourvoir en appel. Nous aurions dû attendre encore plusieurs mois ou même plusieurs années. Ainsi, la brigade de l’inspection du travail de Pu Tuo nous apparaissait comme le moyen le plus efficace, parce que si l’infraction de l’employeur est établie, elle a le moyen de la sanction-ner 55.

De plus, face à l’inaction initiale de la brigade de l’inspection du travail, le cen-tre d’aide juridique, qui dépend du syndicat local, joue un rôle actif pour fournir une assistance juridique dans les conflits sociaux. Le centre d’aide juridique permet au syndicat officiel d’intervenir dans les situations de crise, en évitant que les conflits n’aboutissent à des manifestations. Il est conduit à établir des priorités d’intervention dans les conflits en fonction de leur importance et de leur urgence et il rend compte de son action au syndicat officiel. Il ne peut pas intervenir directe-ment pour imposer une solution au conflit, mais enclenche une action qui engage le syndicat officiel. Ainsi, le syndicat officiel fournit une assistance qui permet d’activer les autres services administratifs et notamment la brigade de l’inspection du travail 56. Par ses liens organiques avec l’administration et le Parti communiste, le syndicat officiel est souvent tenu pour un alibi de politiques économiques privi-légiant la croissance économique au détriment du bien-être des travailleurs. Dans l’univers de l’administration cependant, le syndicat officiel dispose d’une marge de manœuvre qui lui permet de contrer l’inaction de l’administration du travail, c’est-à-dire de la brigade de l’inspection du travail. Il acquiert ainsi, au sein de la sphère 54. Ching Kwan LEE, « From the Specter of Mao to the Spirit of Law : Labor Insurgency in China », op. cit.

55. Entretien avec M. Ding, octobre 2007.

56. Anita CHAN et Hong-zen WANG, « The Impact of the State on Workers’ Conditions : Comparing Taiwanese Factories in China and Vietnam », op. cit.

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administrative, une forme d’autonomie se rapprochant de la représentation salariale envisagée par Dunlop 57 dans le cadre des « systèmes de relations professionnelles ».

Ainsi, entre le conflit de 2003 et le conflit de 2007, l’approfondissement de la culture juridique des travailleurs permet la mise en œuvre d’une stratégie juridique plus complexe qui, au-delà de la connaissance de la loi, conduit à envisager la di-versité des voies de recours (action en justice, mobilisation de l’administration) pour obtenir son application. Il n’y a pas d’action en justice dans le cas de SNS, mais l’horizon de l’action en justice, rendue, depuis, plus facile par sa gratuité, apparaît comme un levier pour faire sortir les services administratifs de leur inac-tion. De plus, comme nous allons le voir, la création d’une section syndicale appa-raît comme un facteur important dans la capacité de ces travailleurs migrants à sortir de l’« informel » lié à une origine et des conditions de vie communes pour arriver à une délibération organisée.

III.2. Au-delà de l’« économie morale », les conflits collectifs de 2003 et 2007 comme expérience démocratique

La mobilisation collective des travailleurs migrants se caractérise fréquemment par sa spontanéité, sa brièveté et un certain manque de coordination. Cependant, les recherches sur les mouvements collectifs des travailleurs migrants chinois met-tent en évidence l’importance de l’existence d’une origine commune (province, voire village) dans la cristallisation du conflit 58. Cette communauté d’origine se retrouve dans le cas de SNS et se traduit par une interconnaissance préalable im-portante entre les travailleurs : « Beaucoup de mes collègues viennent du même endroit, nous avons de bonnes relations les uns et les autres, ils me font confiance. Beaucoup d’entre eux étaient déjà des amis ou des parents avant d’entrer dans l’usine 59. » De plus, le fait de partager un même dortoir conduit à renforcer cette interconnaissance et à multiplier les occasions de débattre des conditions de tra-vail, comme en témoigne le président de la section syndicale, M. Ding :

La plupart des employés travaillent dans les ateliers. Nous travaillons ensemble, mais plus globalement nous vivons ensemble, nous avons beaucoup de relations les uns avec les autres et quand les salariés ont des problèmes, ils se tournent naturelle-ment vers moi. […] C’est comme çà que, dans le conflit de 2003, même si la différence entre le salaire versé et le salaire minimum était de 30 yuans, nous avons pensé qu’il était de notre droit de le récupérer 60.

Cependant, dans la dynamique des mobilisations de 2003 et 2007, l’engagement des salariés ne résulte pas simplement de ces contacts informels. Il se fonde sur l’organisation d’assemblées générales permettant d’organiser un vote de l’ensemble des salariés sur les décisions à prendre. En 2003, la réunion des travail-leurs s’est produite au cours de l’arrêt de travail, et la pétition pour revendiquer 57. John T. DUNLOP, Industrial Relations Systems [1958], Boston : Harvard Business School Press, revised edition, 1993.

58. Ching Kwan LEE, « Three Patterns of Working-Class Transitions in China », op. cit. ; ID., « From the Specter of Mao to the Spirit of Law : Labor Insurgency in China », op. cit.

59. Entretien avec un salarié de SNS, août 2006.

60. Entretien avec M. Ding, août 2006.

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l’établissement d’une section syndicale a été une première manifestation de cette capacité démocratique à prendre des décisions collectives. En 2007, l’existence de la section syndicale a permis de familiariser les salariés, qui sont de droit tous adhé-rents à la section, avec une activité de délibération collective. Elle a permis l’organisation d’une assemblée générale et d’un vote en bonne et due forme pour savoir s’il fallait ou non s’engager dans la revendication du paiement des heures supplémentaires selon la Méthode établie par le règlement de la municipalité. Dans le cours de ces assemblées générales, un véritable débat s’instaure, avec des voix divergentes soupçonnées parfois d’être manipulées par la direction :

Il est probable que quelques-uns parmi nous [les travailleurs] sont achetés par le directeur. Ils disent du mal de Ding derrière son dos et sapent nos solidarités. Ils ne font rien que provoquer du désordre. Alors que Ding propose de tenir une réunion, les perturbateurs disent que le syndicat n’a aucune fonction, que Ding n’est pas le direc-teur, qu’il n’a pas le pouvoir d’augmenter le salaire. Mais on ne les croit pas parce qu’on a vu le résultat de la lutte du syndicat 61.

Au vu de la dynamique démocratique promue par la section syndicale, il nous semble qu’une analyse qui s’en tiendrait au constat d’une « économie morale » des travailleurs migrants est insuffisante. La mobilisation des outils juridiques et l’exer-cice d’un contrôle démocratique sur les décisions collectives contrastent avec ce qui ressort de l’analyse des relations sociales dans des sociétés rurales précapitalis-tes menée par Scott 62. Dans cette analyse, en effet, les paysans se fondent sur une conception commune de la justice et de l’équité pour remettre en cause leurs ré-munérations. Ce schéma de l’« éthique de subsistance » est repris par Feng Chen 63 pour analyser les mobilisations des travailleurs dans les entreprises d’État, sur la base d’une revendication de retour au niveau de vie précédant les années 1980. Mais ce schéma, outre le fait qu’il occulte les institutions de représentation des travailleurs dans ces entreprises, ne peut pas s’appliquer à la situation de SNS. Pour les travailleurs de SNS, l’action collective ne vise pas à défendre « ce qui nous reste encore », mais à obtenir la mise en œuvre des normes établies par la loi.

Conclusion Les évolutions du système juridique en Chine sont fréquemment analysées en

fonction d’une spécificité chinoise de l’État de droit qui contraste avec la significa-tion qu’il a dans les pays occidentaux. Ainsi, selon Edward Epstein, la loi en Chine est « toujours conçue et fonctionne comme un instrument pour maintenir l’ordre politique socialiste et perpétuer la domination du Parti ». Elle est « utilisée pour réaliser et consolider des changements institutionnels a priori économiques en fonction de la politique prédéterminée » 64. Elle répond au besoin de légitimité d’une nouvelle génération de dirigeants qui n’a pas la légitimité révolutionnaire de

61. Entretien avec un salarié de l’atelier en août 2006.

62. James SCOTT, The Moral Economy of the Peasant : Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, op. cit.

63. Feng CHEN, « Subsistence Crises, Managerial Corruption and Labour Protests in China », op. cit.

64. Edward J. EPSTEIN, « Law and Legitimation in Post-Mao China », in Pitman B. POTTER (ed.), Domestic Law Reforms in Post-Mao China, Armonk (N.Y.) : M. E. Sharpe, 1994, p. 35.

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la première génération. Ainsi, ce n’est que longtemps après les premières réformes de Deng Xiaoping que le développement du système juridique est devenu une prio-rité, à partir du XV

e congrès du Parti communiste chinois en septembre 1997. C’est dans ce cadre que Jiang Zemin, le secrétaire du Parti, a lancé le slogan « gouverner le pays par la loi » (yifa zhiguo) comme élément essentiel dans la construction de la démocratie, repris en 1999 par la 9e Assemblée populaire nationale pour en faire la base d’une nouvelle réforme constitutionnelle 65. De plus, bien que le slogan « gou-verner le pays par la loi » ait été souligné à plusieurs reprises par les principaux dirigeants du PCC, l’État de droit n’est qu’à peine mentionné dans la constitution issue de la révision de 1999 66. La poursuite de la croissance économique demeure donc malgré tout la priorité du gouvernement. L’édification d’une « société harmo-nieuse », slogan avancé en 2003, à partir du XVI

e congrès du Parti communiste, s’inscrit encore dans une optique de dirigisme économique : la recherche d’un « bien-être social » vise à faire face aux déséquilibres que crée le développement rapide de l’économie de marché et à éviter que des troubles sociaux ne remettent en cause les bases de l’État et du monopole politique du Parti.

Mais au-delà des orientations politiques affichées par le Parti communiste dans les années 1990, la marche vers une économie de marché a impliqué un travail législatif constant pour établir les bases institutionnelles des échanges. Dans cette perspective, l’écrasement des aspirations démocratiques portées par les étudiants de la Place Tienanmen en 1989 marque une rupture, mais ne remet pas en cause l’élaboration d’un droit pour le marché selon une dynamique qui rappelle les ana-lyses de Max Weber pour qui « un système juridique rationnel nourrit le marché concurrentiel qui, à son tour, encourage la poursuite de la rationalisation de la loi, une rationalisation qui a rendu possible le développement de l’État-nation centrali-sé » 67. Le développement du droit se conçoit ici dans une fonction avant tout éco-nomique et dans une optique de dépolitisation des litiges à l’inverse de ce que l’on observe en France 68. Dès les années 1980, des réformes constitutionnelles et des lois introduisent la reconnaissance de la propriété privée et posent les bases d’un droit des contrats. Dans les années 1990, le travail législatif se poursuit dans le sens d’une systématisation de ce droit économique avec d’importantes implications dans les rapports de travail, que ce soit à travers la contractualisation des relations de travail individuelles ou à travers la redéfinition de l’organisation et des finalités du syndicat. Ce développement continu d’une législation organisant l’économie socialiste de marché crée ainsi de nouveaux outils pour les acteurs économiques et, notamment, les travailleurs. Il appelle une perspective sociologique sur la mise en œuvre de ce droit par ces acteurs, pour analyser la manière dont il organise et influe

65. Le Quotidien du peuple (renmin ribao), 14 mars 1999.

66. Yongnian ZHENG, « From Rule by Law to Rule of Law ? A Realistic View of China’s Legal Development », China Perspectives, 25, 1999, p. 31-43.

67. David M. TRUBEK, « Max Weber on Law and the Rise of Capitalism », Wisconsin Law Review, 3, 1972, p. 720-753.

68. Jacques COMMAILLE, « La justice entre détraditionnalisation, néolibéralisation et démocratisation : vers une théorie sociologique de la justice », in Jacques COMMAILLE et Martine KALUSZYNSKI, La fonction politique de la justice, Paris : La Découverte, 2007, p. 295-321.

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les activités économiques et les rapports sociaux. Ainsi, ce développement de la législation s’accompagne d’un apprentissage institutionnel des acteurs 69 qui, à son tour, alimente de nouvelles initiatives législatives. En deçà de la recherche d’une « société harmonieuse » visant à éviter les conflits sociaux, la mobilisation du droit par les acteurs vise ainsi précisément à trouver une expression de leurs litiges et de leurs conflits. Dans le cas de SNS, les cadres juridiques issus de ce travail législatif constituent des références constantes tant dans l’expression des revendications, que dans la recherche de leur résolution. Il en résulte un développement de l’organisation syndicale et une familiarisation des travailleurs avec le droit qui re-lancent en retour la capacité de ces derniers à opposer leurs revendications à la direction de l’entreprise. Dans cette dynamique, la connaissance du droit influe sur les interactions sociales les plus courantes et aboutit à une évolution profonde conduisant notamment à remettre en cause des liens communautaires, avec ce que cela implique en termes d’attachements à des normes traditionnelles, pour susciter des liens faisant une place plus importante aux dimensions de délibération que porte en lui le recours au droit. C’est sans doute à ce niveau, et en sortant d’une focalisation sur l’expression de conflits dans les termes des valeurs traditionnelles, que les mutations de la société chinoise doivent aujourd’hui être analysées 70.

69. Claude DIDRY, « La règle de droit comme équipement pour le travail juridique : le cas du licenciement collectif pour motif économique », op. cit.

70. Les auteurs tiennent à remercier Gilles Guiheux pour ses apports essentiels, fruits d’une connaissance irremplaçable du monde chinois, et les referees pour leurs très stimulantes suggestions.

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Les auteurs

Claude Didry Sociologue, directeur de recherche au CNRS, il dirige le laboratoire Institutions et Dy-namiques Historiques de l’Économie (UMR 8533). Ses recherches portent sur les rela-tions professionnelles et le droit du travail ; elles visent à mettre en évidence les bases institutionnelles des processus de mobilisations collectives et des activités de négocia-tions collectives. Parmi ses publications : — L’entreprise en restructuration. Dynamiques institutionnelles et mobilisations collecti-ves (avec Annette JOBERT), Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2010 ; — Le moment Delors, les syndicats au cœur de l’Europe sociale (avec Arnaud MIAS), Bruxelles : PIE Peter Lang, 2005 ; — Naissance de la convention collective. Débats juridiques et luttes sociales en France au début du XX

e siècle, Paris : éd. de l’EHESS, 2002 ; — Le travail et la nation (dir., avec Bénédicte ZIMMERMANN et Peter WAGNER), Paris : éd. de la MSH, 1999.

Tong Wu Maître de conférences à la School of Social Development, East China Normal University (ECNU), Shanghai. Ses thèmes de recherche se concentrent sur les relations profes-sionnelles et les actions collectives en Chine. Dernières publications : — « Auto-organisation conformément à la loi du travail et la gouvernance locale : stra-tégies de l’action collective des travailleurs dans la défense du droit du travail. Un cas d’étude dans une entreprise privée, SNS à Shanghai », Revue Société (Chine), 2010 (à paraître) ; — « Introduction sur les relations professionnelles en France », Études syndicales (Chine), 4, 2007.