Travail, mobilité et légitimité

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Travail, mobilité et légitimité Suppliques au roi dans une société d’Ancien Régime (Turin, XVIII e siècle)* Simona Cerutti Les chroniques et les traités sur les villes italiennes de la Renaissance sont, on le sait, presque unanimes pour assigner aux travailleurs salariés une position margi- nale à l’intérieur de la civitas. L’on sait également que ce choix n’est pas dû au caractère « vil » du travail matériel, mais plutôt aux signes d’une extranéité évi- dente, à leur absence d’implication dans les destinées de la ville. Les artisans sont « des étrangers, qui viennent à la ville vendre le prix de leurs fatigues, et ils s’en retournent chez eux chaque fois que l’envie leur en vient » ; aussi, pour Donato Giannotti, cette extranéité justifie-t-elle qu’on les exclue des instances politiques de la République florentine 1 . Cependant, on retrouve cette assimilation entre artisans et étrangers dans d’autres contextes, notamment dans des situations où l’appartenance à la ville ne se traduit pas par une participation aux institutions politiques, mais concerne, en revanche, l’accès aux ressources locales (économiques, caritatives, relationnelles). « L’extranéité » des artisans a eu la vie longue, couvrant une grande partie de la période moderne et allant souvent de pair avec un langage particulier, celui de la pauvreté et de la misère ; un langage qui, en filigrane, dénonçait une faiblesse qui n’était pas seulement, ni principalement, due à l’absence ou à la pénurie de * Je remercie, pour leur lecture et leurs commentaires, Renata Ago, Andrea Caracausi, Paola Lanaro, Maria Luisa Pesante, Jacques Revel, et Francesca Trivellato. 1 - Donato GIANNOTTI, Repubblica fiorentina, éd. par G. Silavano, Genève, Droz, 1990, liv. 5, p. 101. Annales HSS, mai-juin 2010, n° 3, p. 571-611. 571

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Travai l , mobil i té et légit imitéSuppliques au roi dans une sociétéd’Ancien Régime (Turin, XVIIIe siècle)*

Simona Cerutti

Les chroniques et les traités sur les villes italiennes de la Renaissance sont, on lesait, presque unanimes pour assigner aux travailleurs salariés une position margi-nale à l’intérieur de la civitas. L’on sait également que ce choix n’est pas dû aucaractère « vil » du travail matériel, mais plutôt aux signes d’une extranéité évi-dente, à leur absence d’implication dans les destinées de la ville. Les artisans sont« des étrangers, qui viennent à la ville vendre le prix de leurs fatigues, et ils s’enretournent chez eux chaque fois que l’envie leur en vient » ; aussi, pour DonatoGiannotti, cette extranéité justifie-t-elle qu’on les exclue des instances politiquesde la République florentine 1.

Cependant, on retrouve cette assimilation entre artisans et étrangers dansd’autres contextes, notamment dans des situations où l’appartenance à la ville nese traduit pas par une participation aux institutions politiques, mais concerne, enrevanche, l’accès aux ressources locales (économiques, caritatives, relationnelles).« L’extranéité » des artisans a eu la vie longue, couvrant une grande partie de lapériode moderne et allant souvent de pair avec un langage particulier, celui dela pauvreté et de la misère ; un langage qui, en filigrane, dénonçait une faiblessequi n’était pas seulement, ni principalement, due à l’absence ou à la pénurie de

* Je remercie, pour leur lecture et leurs commentaires, Renata Ago, Andrea Caracausi,Paola Lanaro, Maria Luisa Pesante, Jacques Revel, et Francesca Trivellato.1 - Donato GIANNOTTI, Repubblica fiorentina, éd. par G. Silavano, Genève, Droz, 1990,liv. 5, p. 101.

Annales HSS, mai-juin 2010, n° 3, p. 571-611.

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ressources économiques 2. Par exemple, dans les classifications qu’opère le droitcivil savoyard du XVe siècle – en vigueur durant presque toute l’époque moderne –,les artisans figurent parmi les « personnes misérables » avec les pèlerins, les gensde passage, les soldats, les étrangers, les marchands, etc. ; en somme des acteurssociaux qui, par leur mobilité sur le territoire, ne peuvent pleinement participerau contrat urbain 3.

Ces classifications ne servirent pas seulement à alimenter les statuts ou lestraités juridiques. De toute évidence, elles devaient jouer un rôle à de nombreuxniveaux de la vie sociale, dans la mesure où la misère et la pauvreté revenaient trèssouvent dans les revendications des artisans, en justice comme dans les adressesà l’autorité politique 4. Quel poids avaient toutefois ces représentations sur lescomportements des acteurs sociaux ? Qu’est-ce qui, dans l’expérience du travail,contribuait à les nourrir, en maintenant les artisans aux marges de la citoyenneté ?Dans quel sens la mobilité faisait-elle partie de la culture du travail ? Et enfin,pourquoi cette mobilité, pourtant cause de «misère », était-elle si souvent reven-diquée par les artisans eux-mêmes comme un droit fondamental ? Les pages quisuivent tentent de répondre à ces questions à l’aide d’une source précise : un corpusde suppliques adressées aux souverains savoyards au cours du XVIIIe siècle par desartisans souhaitant exercer leur métier, sans pour autant présenter les réquisitsnécessaires. Dans ces suppliques, on parle abondamment de l’expérience du travailet des droits qui y sont attachés.

Il s’agit d’une source très riche, mais aussi très fragile et complexe. Fragileparce que la forme et le style des témoignages (la supplique) sont si encombrantsqu’ils pourraient, à eux seuls, occuper tout l’espace de la recherche 5, et faire surgirle soupçon que l’information contenue dans la source s’épuise dans la forme dela communication entre sujets et autorité. Une source complexe, en outre, parceque trompeuse. Les textes sont riches de thèmes en apparence très familiers auchercheur et qui se prêtent aisément à l’analyse. Les auteurs des suppliques parlentdu travail, de la place qu’il occupe dans leur vie ; ils attribuent un certain poids etune certaine valeur à leurs compétences ; ils parlent de leurs déplacements comme

2 - Pour une analyse approfondie du langage juridique de la pauvreté, voir GiacomoTODESCHINI, Visibilmente crudeli. Malviventi, persone sospette e gente qualunque dal Medioevoall’età moderna, Bologne, Il Mulino, 2007.3 - Sur les misérables, je renvoie à Simona CERUTTI, « Justice et citoyenneté à l’époquemoderne », in J. C. GARAVAGLIA et J.-F. SCHAUB (dir.), Lois, justice, coutume. Amérique etEurope latines (16e-19e siècle), Paris, Éd. de l’EHESS, 2005, p. 57-91.4 - On trouve des exemples utiles sur l’usage de ce langage à l’époque moderne dansTim HITCHCOCK, Peter KING et Pamela SCARPE (dir.), Chronicling poverty: The voices andstrategies of the English poor, 1640-1840, New York, St. Martin’s Press, 1997 ; JeremyBOULTON, « ‘It is extreme necessity that makes me do this’: Some ‘survival strategies’of pauper households in London’s West End during the early eighteenth century »,International Review of Social History, XIV-8, 2001, p. 47-69 ; Alexandra SHEPARD,« Poverty, labour and the language of social description in early modern England », Past& Present, 201, 2008, p. 51-95 (avec une riche bibliographie).5 - Ce qui s’est produit dans le cas du beau livre de Natalie Zemon DAVIS, Pour sauversa vie. Les récits de pardon au XVIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, [1987] 1988.5 7 2

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autant d’entraves ou de ressources ; ils décrivent et interprètent le rôle des corpora-tions et des confréries.

En réalité, il convient de prendre ses distances avec, d’une part, une lectureessentiellement formelle, surtout attentive au type de communication que la sup-plique instaure avec l’autorité ; et d’autre part, avec une lecture qui s’en tiennestrictement aux faits. Si la forme des suppliques peut, certes, sembler codifiée etsi leur contenu paraît à première vue limpide, les textes comportent un grand nombrede termes qui nous sont, en fait, peu familiers ; du moins, inscrivent-ils des thèmesconnus dans des contextes originaux. Il s’agit donc d’analyser et de peser chaqueinformation à l’aide d’autres sources et d’autres témoignages ; de prendre par consé-quent du recul vis-à-vis du texte même de la supplique, en se servant des mots etdes informations qu’il contient comme des indices dont il faut suivre ailleurs latrace. Les suppliques nous plongent dans un contexte qui pose le double problèmede la mobilité et de l’appartenance locale ; un contexte où les individus, avec leursitinéraires propres, devaient se mesurer aux classifications sociales et juridiquesdans une confrontation qu’ils percevaient à la fois comme concrète et urgente.

Il s’agit donc d’aller du texte-supplique à un contexte plus large pour faireensuite le chemin inverse, du contexte au texte, et utiliser les éléments mis enévidence pour examiner une nouvelle fois le statut des suppliques 6. Aussi faut-ilinterroger le caractère apparemment figé et déférent des adresses à l’autorité. Lesthèmes caractéristiques des suppliques – la demande de protection, les plaintes liéesà la pauvreté ou à la maladie, le rappel des services rendus en vue d’obtenir uneéventuelle compensation, etc. apparaissent, une fois lus sous l’angle du « contexte »de la mobilité, comme de véritables revendications de droits.

À travers leurs suppliques, les artisans piémontais ne réclamaient pas tantd’obtenir des privilèges pour contourner l’absence de droits (en l’occurrence, ledroit d’exercer leur métier) ; ils demandaient en revanche au roi d’intercéder pourque l’on reconnaisse l’existence de droits au travail forgés à l’extérieur des cadresinstitutionnels habituels. Droits et privilèges n’étaient pas des notions contra-dictoires dans la culture juridique de ces sociétés d’Ancien Régime ; dès lors, lescatégories de paternalisme ou de clientélisme paraissent peu pertinentes pour analy-ser la communication avec l’autorité politique.

Les artisans et le roi

Entre les années 1720 et les années 1790, quelques centaines de travailleurs adres-sèrent au roi de Sardaigne des suppliques afin d’accéder au chef-d’œuvre, et doncd’obtenir la maîtrise, sans pour autant présenter les réquisits nécessaires, c’est-à-dire sans la période d’apprentissage ou bien une compétence pleine et entière(dans ce cas, on demandait de pouvoir réaliser un chef-d’œuvre partiel ou simplifié) ;

6 - L’expression est de Bartolomé CLAVERO, «Emisferi di cittadinanza », Storica, 37-13,2007, p. 7-50, ici p. 10. 5 7 3

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ou encore sans l’argent nécessaire pour payer les frais de l’examen. La suppliqueprend parfois la forme d’un petit récit autobiographique : on y raconte ses voyages,ses aléas familiaux, ses rapports et également ses conflits avec les autres artisans,à l’intérieur et en dehors des ateliers. Les suppliants produisaient systématique-ment des témoignages, des lettres et des attestations, mais aussi des serments etdes preuves de fidélité au souverain afin d’appuyer les requêtes présentées ; ensomme, tous les éléments considérés comme efficaces ou tout simplement perti-nents pour étayer la demande. Les métiers dont il s’agit dans ces suppliques sesont presque tous rassemblés en corps à Turin à une époque où se multiplient lescréations de nouvelles associations et où l’on refonde celles qui existaient déjà 7.Le roi n’est pas le destinataire final de ces requêtes : une fois recueillies, elles étaientadressées au consulat de commerce (la magistrature compétente sur les arts) afinqu’à son tour, il les porte à la connaissance des syndics de chaque art.

Dans cette source très riche, j’ai choisi 120 suppliques, en privilégiant cellesqui concernaient les métiers les plus exercés dans la ville et surtout ceux dont ilétait possible de trouver des traces dans d’autres fonds d’archives, afin de construireun contexte de lecture des suppliques aussi dense que possible 8.

Qui en sont les auteurs ? Dans la grande majorité des cas, il s’agit d’hommes.Les femmes ne sont présentes massivement que dans la corporation des bouton-niers et elles produisent des suppliques originales par rapport au reste du corpus.En effet, elles demandent de ne pas encourir de sanctions alors qu’elles ne se sontpas inscrites à l’art, comme le stipulaient pourtant les nouvelles règles de la corpo-ration créée en 1737. Toutes soutiennent qu’elles n’ont jamais été informées decette nécessité, et certaines d’entre elles déclarent même avoir entendu dire queles femmes ne devaient pas se faire enregistrer du tout 9. En outre, elles promettentde ne plus embaucher d’apprentis et de licencier ceux qui travaillent encore dans

7 - La chronologie des suppliques reproduit à l’identique celle du fonctionnement véri-table des corps de métier, après de longues décennies de quasi-inactivité. Pour uneanalyse de la spécificité des corporations turinoises, je renvoie à Simona CERUTTI, Laville et les métiers. Naissance d’un langage corporatif (Turin, XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Éd.de l’EHESS, 1990. Les tailleurs ne figurent pas parmi ces métiers, alors qu’il s’agissaitpourtant du métier le plus exercé dans la ville. Je considère que les raisons de cetteabsence sont liées aux vicissitudes complexes de la corporation au XVIIIe siècle, à mi-chemin entre association artisanale et association marchande, que j’ai analysées dans«Du corps au métier. La corporation des tailleurs de Turin au XVIIIe siècle », AnnalesESC, 43-2, 1988, p. 323-352. Cette source a également été utilisée par Luciano ALLEGRA,« Fra norma e deroga. Il mercato del lavoro a Torino nel Settecento », Rivista StoricaItaliana, III, 2004, p. 872-925 (qui en fournit des interprétations très éloignées de cellesqui seront présentées ici), et par Beatrice ZUCCA MICHELETTO, «Travail, immigrationet relations sociales à travers les parcours d’individus et familles d’une ville d’AncienRégime (Turin, XVIIIe siècle) », L’Atelier du Centre de recherches historiques, 2009, http://acrh.revues.org/index1702.html, qui, en revanche, s’interroge sur le statut de la mobilitédes artisans.8 - Il s’agit des cordonniers, menuisiers, perruquiers, passementiers, étameurs, vendeursd’eau-de-vie, chapeliers et boutonniers.9 - Archivio di Stato di Torino (désormais AST), Sez. Riunite, Consolato di Commercio,vol. 6, Bottonai, 1740, supplica di Giovanna Maria Capella vedova Buttino, c. 19.5 7 4

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leurs ateliers, à l’exception de leurs propres fils. Comme cela arrive souvent, larestriction des droits – d’agir comme une partie contractante, de se porter garantd’un tiers, de prêter ou d’emprunter de l’argent, etc. – se traduit par une limitationà la sphère familiale des possibilités d’action des femmes ou tout dumoins à la sphèredomestique considérée dès lors comme « féminine ». Les constructions normativesalimentent par conséquent ce qui peut sembler relever des imprinting culturels 10.

Ces artisans sont donc en grande majorité des hommes ; ils se déclarentTurinois dans au moins un tiers des cas (31%) ; un autre tiers déclare être originaired’une localité qui fait partie de l’État savoyard ; le dernier tiers est divisé entre ceuxqui ne font aucune déclaration et ceux qui viennent d’un autre État, en majoritédes territoires lombards 11. Faut-il pour autant penser que cette répartition géo-graphique puisse aller jusqu’à expliquer la raison d’être de la source ? La suppliqueau souverain serait alors la forme choisie par les étrangers pour tenter d’accéder àdes corporations dont la vocation serait, au contraire, strictement locale. Le pro-blème est plus complexe qu’il n’y paraît à première vue, quoique le rapport avec lesétrangers soit désormais un sujet classique pour l’historiographie des corporations,ravivée en particulier par les travaux fondamentaux de Michael Sonenscher 12. Lanécessité de concilier la protection des membres stables du corps de métier d’unepart, et de disposer de l’autre d’une nouvelle main-d’œuvre pour répondre aux envo-lées soudaines de la demande, explique la profonde ambivalence des corporationsvis-à-vis de la mobilité. L’historiographie a longtemps formulé ce problème demanière assez réductrice, en l’envisageant sous l’angle d’une aversion des corpsvis-à-vis des étrangers. Cependant, trop de preuves contraires s’accumulent etdémentent cette affirmation, qu’il s’agisse de la prise en compte du fait que lesmembres même des corps de métier se déplaçaient dans une grande partie del’Europe et que ce phénomène était fréquent et ne caractérisait pas uniquementles étrangers 13 ; ou encore de prendre en compte le rôle, reconnu et apprécié,

10 - Dans le domaine de la propriété, Giulia CALVI, Il contratto morale. Madri e figli nellaToscana moderna, Rome/Bari, Laterza, 1994, analyse avec des termes similaires pour laFlorence de l’époque moderne le rapport entre, d’une part, l’incapacité des mères àsuccéder à leurs propres fils et, de l’autre, la définition de la pureté de l’amour maternel.11 - Dans 6% des cas, il n’y a aucune indication d’origine.12 -Michael SONENSCHER, « Journeymen, the courts and the French trades, 1781-1791 »,Past & Present, 114, 1987, p. 655-666 ; Id., Work and wages: Natural law, politics and theeighteenth-century French trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.13 - Josef EHMER, «Worlds of mobility: Migration patterns of Viennese artisans in the18th century », in G.CROSSICK (dir.), The artisan and the European towns, 1500-1900,Aldershot/Brookfield, Scolar Press/Ashgate Pub., 1997, p. 164-186, ici p. 179-180, montreque seul un quart des maîtres présents à Vienne en 1742 était né dans la ville (l’on peutégalement se reporter aux données similaires concernant Amsterdam). Sur Londres,Lien LUU, « Aliens and their impact on the goldsmiths’craft in London in the sixteenthcentury », in D.MITCHELL (dir.), Goldsmiths, silversmiths and bankers: Innovation and thetransfer of skill, 1550 to 1750, Londres, Allan Sutton, 1995, p. 43-52 ; sur Anvers, HaraldDECEULAER, «Guilds and litigation: Conflict settlement in Antwerp (1585-1796) », inM.BOONE et M. PRAK (dir.), Statuts individuels, statuts corporatifs et statuts judiciaires dansles villes européennes (Moyen-Âge et Temps modernes), Louvain/Apeldoom, Garant, 1996, 5 7 5

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de la mobilité des compagnons et des maîtres dans l’introduction d’innovationstechnologiques 14. Maarten Prak et Stephan R.Epstein écrivent, dans un bilanhistoriographique récent :

En dépit d’une littérature sur le sujet qui persiste à dire le contraire, les suppliques etles actions contre les « étrangers » menées par les guildes étaient rarement dirigées contredes immigrants en tant que tels, mais plutôt contre des étrangers non-membres, ou non-résidents. Non seulement les guildes toléraient les migrations, mais elles les encourageaient,notamment en Europe centrale 15.

La dichotomie corps versus étrangers cède donc la place à une dichotomie membresversus non-membres. Nous y reviendrons.

Pour l’heure, il est nécessaire de nous demander si les suppliques sont vérita-blement rédigées par une population étrangère, distincte de celle qui appartientaux corporations. Il faut donc confronter la source à l’ensemble de la populationartisanale, grâce à deux recensements des métiers. Le premier est un inventaire

p. 171-208 (où l’étude des conflits conduit au thème de l’intégration en ville). Voir, enoutre, parmi les nombreux et importants travaux de Stephan R.EPSTEIN, «Labour mobi-lity, journeymen organisations and markets in skilled labour Europe, 14th-18th centu-ries », in L.HILAIRE-PÉREZ et A.-F.GARÇON (dir.), Les chemins de la nouveauté. Innover,inventer au regard de l’histoire, Paris, CTHS, 2003, p. 411-429. Sur la France, voir l’analysemenée par M. Sonenscher sur les compagnons tailleurs de la ville de Rouen : MichaelSONENSCHER, « Journeymen’s migrations and workshop organization in eighteenth-century France », in S. L. KAPLAN et C. J. KOEPP (dir.), Work in France: Representations,meaning, organization, and practice, Ithaca, Cornell University Press, 1986, p. 74-96. Pourde nombreux cas italiens, voir les contributions rassemblées dans Marco MERIGGI etAlessandro PASTORE (dir.), Le regole dei mestieri e delle professioni: secoli 15.-19., Milan,F. Angeli, 2000. Voir en outre Carlo Marco BELFANTI, Mestieri e forestieri. Economiaurbana ed immigrazione a Mantova tra Seicento e Settecento, Milan, F. Angeli, 1994 ; PaolaLANARO, «Corporations et confréries : les étrangers et le marché du travail à Venise(XVe-XVIIIe siècles) », Histoire urbaine, 21-1, 2008, p. 31-48. De plus, le bel articled’Angela GROPPI, « Ebrei, donne, soldati, e neofiti: l’esercizio del mestiere tra esclusionie privilegi (Roma, XVII-XVIII secolo) », in A.GUENZI, P. MASSA et A.MOIOLI (dir.),Corporazioni e gruppi professionali nell’Italia moderna, Milan, F. Angeli, 1999, p. 533-559, et le livre d’Eleonora CANEPARI, Stare in compagnia. Strategie di inurbamento e formeassociative nella Roma del Seicento, Rome, Rubettino, 2007.14 - Sur ce thème, voir en particulier Stephan R.EPSTEIN, «Labour mobility, journey-man organisations and markets in skilled labour, 14th-18th centuries », in M. ARNOUX etP. MONNET (dir.), Le technicien dans la cité en Europe occidentale 1250-1650, Rome, Écolefrançaise de Rome, 2004, p. 251-269 ; Salvatore CIRIACONO, «Migration, minorities, andtechnology transfer in early modern Europe », Journal of European Economic History,34-1, 2005, p. 43-64. Pour un bilan général des contributions récentes à l’histoire descorporations, voir le numéro spécial : «The return of guilds », International Review of SocialHistory, supplément 16, 2008.15 -Maarten PRAK et Stephan R.EPSTEIN (dir.), « Introduction », Guilds, innovation andthe European economy, 1400-1800, Cambridge/New York, Cambridge University Press,2008, p. 1-24. Voir également l’utile compte rendu de cet ouvrage par Regina GRAFE,The Journal of Interdisciplinary History, 40-1, 2009, p. 78-82, qui restitue les principalesétapes du récent débat sur ce sujet.5 7 6

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des arts établi en 1742 : il s’agit d’un «État des négociants, et des artisans de laville de Turin et de ses bourgs 16 », une liste de noms de maîtres – 3 671 en tout –qui n’indique ni leur âge, ni leur origine, ni l’emplacement de leurs échoppes enville. Ces données nous aident donc à peine à quantifier la population de chaqueart ; et la source ne serait en revanche pas du tout fiable s’il s’agissait d’effectuerun relevé démographique 17.

Le second, en revanche, est un document d’une grande richesse. Il s’agit durecensement des ateliers de la ville en 1792 18, dans lequel sont reportés le prénom,le nom, la « patrie » et l’âge des membres de chaque atelier. Il contient 10 130 indi-vidus, sur une population turinoise d’environ 73 500 personnes. Le recensementnaît explicitement de la volonté de contrôler la population des « compagnons,garçons et apprentis ». On demande aux syndics des arts de les enregistrer : « s’ilssavent ou qu’ils viennent à découvrir que certains d’entre eux sont d’un espritturbulent ou insolent, et portés aux désordres [...], ils doivent les dénoncer au ChefPrésident » du consulat de commerce. La conjoncture – délicate – est celle d’unecrise de la production qui a pour origine une chute de la demande des produitsdérivés de la soie, qui eut de très graves répercussions sur l’emploi dans la ville etdans l’État 19. Les signes de la crise se mesurent à la contraction de l’ensemble dusecteur artisanal par rapport à 1742, où l’on recensait 3 671 entreprises alors qu’en1792 on n’en dénombrait plus que 2 572 20. Le déclin économique s’était accompa-gné d’une forte contraction démographique qui, durant la dernière décennie dusiècle, avait réduit la population de la ville d’un sixième, sans diminuer pour autantles flux migratoires qui demeuraient importants : lors du recensement de 1801,40% de la population se déclaraient originaires d’une autre « patrie » que Turin.Ces migrants venaient essentiellement des environs, en particulier des campagneset des montagnes piémontaises 21.

16 - AST, Sez. Riunite, Finanze, I Archiviazione, Commercio, manifatture e fabbrica-zioni, m. 1, n. 23, 1742.17 - Quelques données : menuisiers, 105 ; charpentiers, 20 ; tailleurs, 270 ; vendeursd’eau-de-vie et confiseurs, 87 ; corroyeurs, 30 ; passementiers, 32 ; maîtres ouvriersd’étoffes d’argent et de soie, 188 ; aubergistes, 154 ; cordonniers, 97 ; étameurs, 8 ; chape-liers, 24 ; perruquiers, 87 ; boutonniers, 15. À la page 127 du fascicule, on lit : «Mais ondoit être averti que, comme certaines personnes exercent plusieurs professions, on lesretrouve notées dans la liste de chacune d’entre elles, et donc en double. »18 - AST, Sez. I, Materie Commercio, cat. I, mazzo 2 di addizione,1792, 28 marzo. Desallusions à cette liste se trouvent dans Giovanni LEVI, « Carrières d’artisans et marchédu travail à Turin (XVIIIe-XIXe siècles) », Annales ESC, 45-6, 1990, p. 1351-1364 et dansL. ALLEGRA, « Fra norma e deroga... », art. cit.19 - Sur la crise en question : Franco ARESE, L’industria serica piemontese dal secolo 17.alla meta del 19., Turin, Bona, 1922 ; Giuseppe CHICCO, La seta in Piemonte, 1650-1800.Un sistema industriale d’ancien regime, Milan, F. Angeli, 1995, p. 297-338.20 - L. ALLEGRA, « Fra norma e deroga... », art. cit, p. 876.21 -Maria Carla LAMBERTI, « Immigrate e immigrati in una città preindustriale: Torinoall’inizio dell’Ottocento », in A. ARRU et F. RAMELLA (dir.), L’Italia delle migrazioniinterne. Donne, uomini, mobilità in età moderna e contemporanea, Rome, Donzelli Editore,2003, p. 163 sq. L’analyse du phénomène migratoire conduite par Giovanni LEVI,« Come Torino soffocò il Piemonte », Centro e periferia di uno stato assoluto: tre saggi su 5 7 7

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Dans le recensement de 1792 nous pouvons retrouver les mêmes groupesprofessionnels que dans les suppliques. Observons les données qui les concernent,en nous concentrant notamment sur les origines géographiques déclarées. Remar-quons au passage que cette question intéressait également les contemporains : eneffet, au début du document, le nombre d’inscrits venant de localités extérieuresà l’État savoyard est indiqué. Cette préoccupation était liée, semble-t-il, aux pro-blèmes de juridiction sur les travailleurs, à l’origine du recensement. Les donnéessur les fuori stato (les étrangers) sont relativement homogènes pour les divers métiers,et elles indiquent entre 6 et 8% de la population des maîtres et des compagnons ;en revanche, les pourcentages de Turinois varient considérablement en fonctiondes secteurs.

Métiers Maîtres % Turinois Compagnons % Turinois

Cordonniers 147 47,6 780 40,4Menuisiers 127 16,5 389 9,3Passementiers 29 65,5 52 78,8Étameurs 6 66 19 31,5Vendeurs d’eau-de vie 230 5,6 280 12,1Chapeliers 18 55 135 39,2Boutonniers 7 85 12 83Perruquiers 92 58,6 271 50,5

Enfin, les dernières données fournies sur les provenances concernent les syndicsde chaque art, interlocuteurs du consulat pour le recensement : ils sont au nombre de101, la moitié d’entre eux sont Turinois (51), les autres Piémontais (23), et le restevient des territoires extérieurs à l’État savoyard, en particulier des territoires de laValsesia, une région spécialisée dans les métiers de construction et de menuiserieainsi que dans la vente d’eau-de-vie 22.

Les données concernant les professions se répartissent en deux pôles : d’uncôté, les menuisiers et les vendeurs d’eau-de-vie qui viennent, pour une large part,des vallées lombardes et suisses (les seconds viennent également de la région deGênes) ; de l’autre, les boutonniers, qui, au contraire, apparaissent comme un petitgroupe de Turinois. Pour les deux premiers, la description semble relativementfidèle à la composition du métier ; pour les boutonniers, en revanche, nous savons,soit par d’autres sources soit par les informations que contiennent les suppliquesauxquelles nous avons déjà fait allusion, que les femmes étaient nombreuses àexercer ce métier ; or elles avaient été exclues de la corporation créée en 1737. Lepetit nombre de maîtres enregistrés correspond, de fait, à la structure de l’art, etnon au métier.

Piemonte e Liguria in eta moderna, Turin, Rosenberg e Sellier, 1985, p. 11-69, demeureessentielle.22 - Provenance des 101 syndics des arts : Turin, 51 ; Savoie, 1 ; Dauphiné, 1 ; Suisse, 1 ;Valsesia, 7 ; Milan, 5 ; Piémont, 23 ; Gênes, 2 ; Lusingo, 1 ; Crescentino, 1 ; Cesio, 1 ;Sparone, 1 ; Agrano, 1 ; Campertogno, 1 ; Zumaglia, 1.5 7 8

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Entre ces deux extrêmes, les autres métiers se composent d’une moitié deTurinois environ. Ces chiffres sont tout à fait cohérents lorsqu’on les compareavec les taux d’immigration en ville. Les gens circulent à Turin : la ville n’est passeulement la destination d’une immigration en provenance des campagnes, elleest également traversée par des flux d’individus enmouvement. Il est donc difficiled’imaginer de la part des corps de métier une aversion a priori à l’encontre les étran-gers, d’autant plus que les données concernant les syndics des arts montrent que lesTurinois, dans les corporations, n’avaient pas le monopole des plus hautes charges.

Les deux recensements nous permettent ainsi d’évaluer ce qui caractérise lesporteurs de suppliques. Si on les compare à l’ensemble des artisans, les fuori statosont à peine plus nombreux, tandis que deux bons tiers des auteurs de suppliques sontPiémontais et Turinois. Nous avons donc affaire à un échantillon représentatif del’ensemble de la population artisanale, et non à des franges particulières oumarginales.

Stratifications

Les métiers dont parlent les auteurs de suppliques sont des corps complexes, carextraordinairement stratifiés, bien plus que ce qui peut ressortir des règlementset des autres sources les concernant. La première stratification interne, la plusprévisible aussi, est économique. Les maîtres, les compagnons et les apprentisappelés à déposer un témoignage sur la compétence du porteur de supplique, oubien sur d’autres motifs qui légitiment sa demande (nous y reviendrons d’ici peu),mentionnent au bas de leurs déclarations leur métier, leur âge, et, souvent, leurorigine ainsi que leur niveau de richesse. Sans surprise, les écarts de richesse sontsouvent immenses en fonction des différents statuts occupés dans la profession.Quoique, ce qui est a priori moins évident, les écarts soient parfois aussi considé-rables entre maîtres d’unmêmemétier, avec des chiffres qui doublent, voire triplent.Il est difficile d’établir quelles sont les variables décisives dans la construction deces hiérarchies : l’âge ou l’origine, par exemple, ne semblent pas toujours détermi-nants. Les différents niveaux de richesse traduisent sans doute la grande stratifi-cation des marchés, entre produits neufs et d’occasion, de première ou de moindrequalité, selon la matière première, l’élaboration, etc. 23. Comment ces marchésfurent-ils structurés ? Créèrent-ils des formes de spécialisation ? Tout cela s’avère

23 - Renata AGO, Economia barocca. Mercato e istituzioni nella Roma del Seicento, Rome,Donzelli, 1998, a mis opportunément l’accent sur cette stratification du marché sousl’Ancien Régime. À Turin, les règlements municipaux nous disent, par exemple, quele marché des produits maraîchers devait se tenir sur la Piazza delle Erbe, mais plusieurstémoignages dévoilent qu’au même endroit, « on vend d’habitude les chaussures tra-vaillées, et sans commande », c’est-à-dire déjà prêtes, vendues à des prix beaucoup plusbas que celles faites sur mesure. À l’intérieur de ce marché du « confectionné », d’autresmarchés apparaissent : celui des chaussures pour homme ou pour femme à « talon ouvertou couvert », à semelles en bois ou en cuir, et l’on retrouve des stratifications similairespour ce qui est des meubles ou des perruques : AST, Sez. Riunite, Consolato diCommercio, vol. 9, Calzolai, supplique de Giò Minerolo, 1761. 5 7 9

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très difficile à comprendre. À chaque marché, bien sûr, correspondaient des mar-chandises plus ou moins prisées, des circuits plus ou moins intenses qui permet-taient des gains variables.

Or, à côté de cette stratification économique, les suppliques en font appa-raître d’autres, de nature juridique cette fois, qui viennent infléchir la première etqui sont à même de modeler profondément la physionomie des métiers. On pensenotamment à la stratification née du processus qui touche, bien qu’à des degrésdivers, la grande majorité des corps à partir des années 1730, à savoir le dédouble-ment des droits liés au métier, distinguant la possession de l’atelier, d’une part,de la capacité d’y travailler de l’autre. La renaissance du phénomène corporatif aucours de ces années (on assiste à la création de quinze nouvelles corporations ainsiqu’à la refondation des rares qui existaient déjà 24) institue les corps comme instanceslégitimes d’attribution des droits à exercer un métier. Pour les nouveaux arrivants,on établit les temps et les modes de l’apprentissage, de la confection du chef-d’œuvre, de l’examen à passer et des droits à payer. Mais que faire avec ceux quitravaillent déjà ? Comment affirmer l’autorité du nouveau corps sur la multituded’artisans présents dans la ville ? Les syndics des nouvelles corporations s’efforcentd’établir une séparation entre la possession de l’atelier et les droits à y exercer.Ils instituent ainsi une aire de compétence et de juridiction des corporations, quipeuvent désormais distribuer ces droits. Les syndics pourront dispenser formelle-ment des certificats, moyennant soit le paiement d’une redevance, soit – pratiquebien plus directe et violente – la présence imposée, dans l’atelier, d’un maîtreapprouvé par l’université des arts.

Le cas des cordonniers résume de manière exemplaire ce processus. En 1738,un nouveaumémoire (Memoriale a capi)marque la renaissance effective de la corpo-ration, après de nombreuses décennies de faible activité. On y fixe une durée etune modalité de l’apprentissage, on définit les frontières de la corporation en seconfrontant à l’épineux problème des relations avec les savetiers et les corroyeurs 25.Le mémoire s’inscrit dans un processus général de renaissance des corps de métier,mais aussi dans le contexte du conflit très âpre qui oppose les membres du corpset les compagnons qui exercent le métier en chambre, les « chambrelans », consi-dérés un peu partout en Europe comme les perturbateurs de l’organisation corpora-tive 26. Les archives conservent de nombreuses traces de ce conflit qui a entraînéprocès, suppliques, et dépositions 27. Il explose dans les années 1690 et trouve uneissue dix ans plus tard, avec une sentence du consulat de janvier 1700, qui reconnaîtaux chambrelans le droit de travailler mais leur refuse celui de la vente publique(in pubblico) réservée aux maîtres (ce qui autorisait implicitement la vente hors desmarchés). Dans les années 1730, cependant, l’agressivité nouvelle des syndics remet

24 - Sur cette conjoncture particulière, je me permets à nouveau de renvoyer àS. CERUTTI, La ville et les métiers..., op. cit.25 - AST, I Sez., Commercio, m. 1/2 Calzolai.26 - Voir en particulier : Carlo PONI, «Norms and disputes: The shoemakers’ guild ineighteenth-century Bologna », Past & Present, 123, 1989, p. 80-108.27 - Les documents sont conservés dans AST, I Sez., Arti e manifatture, Commercio,cat. 4, m. 1/2.5 8 0

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l’accord en cause. Le mémoire de 1738 – que, selon les compagnons, le roi a validétout simplement parce qu’il ignorait la sentence émise trente ans auparavant –pose les conditions non seulement de la vente, mais aussi de la possibilité mêmede travailler en chambre. Il « interdit à toute personne qui n’aurait pas réaliséson chef-d’œuvre [...] de ne pas travailler sous la direction d’un maître égalementapprouvé dans les chambres privées, et plus encore, de vendre ou d’exposer à lavente une des œuvres qui reviennent à l’art des cordonniers, sous peine d’uneamende de 20 écus d’or ». Ces nouvelles contraintes suscitent à la fois recours etprotestations. Plus de 500 « compagnons cordonniers, issus aussi bien des chambresque des ateliers » protestent, en affirmant que leur savoir-faire était notoire et enobtenant le soutien desmaîtres qui les faisaient travailler régulièrement. « Sur simplerequête et instance d’Antonio Boscardo, syndic des compagnons cordonniers de ladite corporation, moyennant leur serment », un grand nombre de maîtres déclarent« que cela fait plusieurs années que nous exerçons la profession... et qu’en tant quemaîtres, nous avons l’habitude de donner du travail aux compagnons cordonniersqui travaillent en chambre, et nous n’avons jamais découvert quelque fraude quece soit 28. » On aboutit progressivement à une médiation, certes fort coûteuse, quiréaffirme le principe selon lequel seuls les maîtres approuvés ont légitimement ledroit d’ouvrir un atelier. Tous ceux qui n’atteignent pas ce statut peuvent continuerà travailler dans leur atelier à condition de recourir à un prête-nom, c’est-à-dired’enregistrer officiellement leur échoppe sous le nom d’un maître approuvé. Durantdeux décennies au moins, cette résolution prend la forme d’une taxe exigée par lacorporation, qui s’érige de la sorte en dispensatrice du droit d’ouvrir une échoppe 29.

Mais les choses changent dans les années 1760, qu’un témoin, le cordonnierDefendente Ferrero, définit comme une période de « restrictions notoires duConseilde l’Université des arts 30 ». Sans que les statuts de la corporation n’en conserventla trace, nous savons cependant, à travers les témoignages contenus dans les sup-pliques, que le recours aux prête-noms était devenu la règle. Ces derniers étaientdésignés par le conseil de l’université des arts pour diriger les ateliers des artisansqui n’avaient pas obtenu de patentes. Qu’est-ce qui avait déterminé un change-ment aussi radical ? Cela est difficile à dire. Au-delà des stratégies de pouvoir que,sans surprise, les membres de la corporation mettaient en œuvre, je crois qu’il estpossible de faire l’hypothèse que ces derniers avaient subi la pression de nombreuxnouveaux maîtres certifiés lors de la précédente décennie – qui avaient fait rentrerdes recettes importantes dans les caisses de la corporation. Après en avoir fait des

28 - Ibid., 6 octobre 1738. Voir en outre, ibid., 1745, n. 11, Raccorsi di diversi figlioli dicalzolai affine d’ottenere la grazia delle pene incorse per aver tenuto bottega aperta senza averpassato la metriza ; 1747, n. 12, Sentimento del Consiglio del Commercio sopra una supplicadi Gaspare Dassano chiedente la dispensa dal prescritto da’ regolamenti dell’università deiCalzolai per poter dirigere la bottega da calzolaio nell’Albergo di Virtù ; 1748, n. 13, Rappresen-tanza per parte dell’Università dei calzolai (où les syndics se lamentent du très grandnombre de suppliques qui ont été adressées au roi et qui ont obtenu des dispenses).Le conflit continuera durant toutes les années 1760.29 - Ibid., 1762. Nous l’apprenons grâce à la supplique du cordonnier Giovanni Ripa.30 - Ibid., 1760. 5 8 1

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sources de profit, il s’agissait désormais de leur garantir des gains assurés en lesrépartissant dans les ateliers de la ville.

De fait, ce processus toucha une grande partie des ateliers qui, auparavant,étaient gérés par des artisans non inscrits à la corporation. Même Antonio Boscardo,que nous avons vu mener la protestation des chambrelans en 1738, avait dû serésoudre dans les années suivantes à la présence de deux prête-noms qui s’étaientsuccédé dans son atelier 31. Le phénomène ne fut donc pas – comme le présentetrop souvent l’historiographie – qu’un subterfuge utilisé par les travailleurs pourcontourner les prescriptions des corporations. Ces dernières l’imposèrent aussiactivement ; et le cas spectaculaire des cordonniers n’est pas isolé car l’on trouvedes traces de cet usage également chez les chapeliers et les menuisiers.

Le recours aux prête-noms explique en tout cas la grande concentrationdes suppliques de cordonniers à partir des années 1760. Beaucoup d’entre euxy déclarent que le salaire payé au prête-nom est trop élevé. Surtout, on dénoncecomme profondément injuste l’obligation faite à des travailleurs experts d’en appe-ler à des maîtres dont on doute qu’ils soient plus compétents et que l’on arrivemême à qualifier « de désargentés et d’incapables 32 ».

L’expression n’est pas uniquement dictée par le ressentiment : si nous procé-dons à l’analyse des identités des prête-noms d’une part et des détenteurs d’ateliersde l’autre, nous découvrons que ces termes contiennent une part de vérité. J’aicherché, en effet, dans d’autres sources – et en particulier dans les actes notariés –des traces de ces deux figures sociales. Commençons par dire qu’il s’agit d’uneétude frustrante : sur 30 artisans et 21 prête-noms cités dans les suppliques, j’ai puretrouver des informations biographiques significatives, c’est-à-dire non sporadiques,pour une douzaine d’individus à peine. Nous parlons là, bien évidemment, d’arti-sans modestes qui avaient recours à des écritures privées beaucoup plus souventqu’à des notaires 33. Toutefois, une donnée intéressante ressort d’emblée.On disposepour les prête-noms de traces plus nombreuses, et cela n’est pas lié à un niveaude richesse plus élevé (au contraire, nous le verrons) mais plutôt à une caractéris-tique qui les distingue, à savoir une plus grande stabilité en ville par rapport auxpersonnes qu’ils représentent.

Arrêtons-nous sur quelques exemples, en nous tournant à nouveau versBoscardo, déjà nommé à plusieurs reprises. En 1738, il avait été l’un des protago-nistes du conflit qui avait opposé les compagnons en chambre et les membres dela corporation, qui contestaient aux « chambrelans » le droit d’exercer le métier.En 1760, quand il rédige sa supplique au roi, il demande de ne pas présenter sonchef-d’œuvre « en raison de son âge avancé de 55 ans », qu’il prouve en présentantdes registres de baptême. Il se dit « de Turin » et cordonnier depuis plus de 40 ans.

31 - Voir sa supplique, ibid., 1760.32 - AST, I Sez., Arti e manifatture, Commercio, cat. IV, m. 1/2, Cappellai, n. 5, 1946,Memoriale.., cité également dans L. ALLEGRA, « Fra norma e deroga... », art. cit., p. 910.33 - De manière significative, tous les actes de nomination du prête-nom (les conven-tions) cités dans les suppliques sont des écritures privées, rédigées pour la plupart enprésence « d’amis communs ».5 8 2

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Il explique avoir fait son apprentissage pendant quatre ans auprès du maîtreGiuseppe Antonio Favore dit « le Romain », « cordonnier des prédécesseurs royauxde Sa Majesté », être resté auprès de lui comme compagnon pendant 12 ans, etpendant 20 années encore dans d’autres ateliers de la ville. Enfin, « depuis vingtans et plus il tient ouverte son échoppe sous la direction, cependant, d’un maîtreapprouvé ». Sa supplique porte essentiellement sur ce point : il se plaint au roid’être obligé de « rétribuer un maître approuvé qui n’est qu’un prête-nom et nelui sert à rien d’autre » 34.

C’est précisément à ce dernier maître approuvé par la corporation ainsi qu’àl’autre prête-nom qui l’avait précédé à la direction de l’atelier de Boscardo quel’on demande un témoignage sur le savoir-faire de l’auteur de la supplique quipourrait le faire accéder au rang de maître. Nous disposons de quelques indicationsbiographiques sur ces deux maîtres approuvés. Le premier, Antonio Ricardi, né àTurin, a 43 ans, est maître, mais « il ne tient pas son échoppe ouverte car il n’estpas suffisamment en fonds » et, en effet, il déclare posséder un capital modeste.Matteo Viado, précédent prête-nom, est originaire de Cuneo mais habite à Turindepuis 1733. Il est, lui aussi, plus jeune que Boscardo et il n’a, lui aussi, que peud’argent. Notons, par ailleurs, que leurs dépositions sur le savoir-faire de Boscardosont ambiguës. Il semble qu’elles visent à légitimer leur rôle de spécialistes dumétier sans pour autant se brouiller trop gravement avec lui : ils ont vu « le ditAntonio Boscardo qui coupait, seul, tout le cuir et la semelle... » mais ne l’ont « jamaisvu, en revanche, monter l’empeigne sur le moulage et la coudre... » 35.

Les deux prête-noms sont donc plus jeunes et certainement moins richesque Boscardo. Toutefois, c’est autre chose qui distingue vraiment tous ces person-nages les uns des autres, comme nous l’apprennent les actes notariés. Observonstout d’abord Boscardo. Alors qu’il s’est présenté comme Turinois, il s’avère en faitoriginaire des proches vallées de Lanzo, lieux traditionnels de l’émigration versTurin. Il entretient avec sa région des relations économiques constantes, et probable-ment affectives, étant donné qu’une grande partie de sa famille y réside. En 1750,il partage l’héritage paternel avec ses frères et entre ainsi en possession de sommesimportantes qu’il entend investir à nouveau dans sa communauté d’origine 36.On apprend, par ailleurs, que son activité de cordonnier à Turin a été entrecoupéepar six ans au moins de service militaire et de participations à des campagnes. Ceséléments rectifient donc le portrait donné dans la supplique d’un pauvre maîtreturinois, stable, pris à la gorge par les coûts de rémunération du prête-nom.

Quelques indices enrichissent également le profil des prête-noms. On saitdéjà par leurs déclarations qu’ils sont jeunes et peu aisés ; en revanche, pour savoirquel était leur degré d’enracinement dans la ville, il faut se reporter aux actesnotariés qu’ils ont rédigés. Matteo Viado, originaire de Cuneo, habite à Turin

34 - AST, Sez. Riunite, Consolato, vol. 9, 7 juin 1760.35 - Ibid., Testimonianza di Matteo Viado.36 - AST, Sez. Riunite, Insinuazione Torino, 1750, l. 8, c. 283, Rinuncia di Antonio Boscardoa favore di Giovanni Pietro e Giovanni Antonio Boscardo suoi fratelli. Voir en outre ibid.,1755, l. 9, c. 364, Vendita di Antonio Boscardo a Margherita Bossa. 5 8 3

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depuis plus de vingt ans. Les actes notariés dans lesquels il apparaît le montrentbien inséré dans un réseau de marchands et de marchandes turinois. Son premiermariage, contracté en 1747, lui avait rapporté la modeste dot de 50 lires. Trois ansaprès la mort inattendue de sa femme et de son fils nouveau-né, il se remarie.À nouveau, la dot, bien que deux fois supérieure à la précédente, n’était certespas considérable mais elle avait été apportée par «Monsieur le banquier Martin »qui se disait « résolu à payer, à titre de présent et de subside charitable, la dot decelle-ci », spécifiant « qu’il n’était cependant pas obligé à une telle action, maisqu’il la faisait par pure libéralité et bienveillance » 37. Nous ne savons pas si la« libéralité » était spontanée, ou s’il s’agissait plutôt – comme cela arrivait souvent –de dédommager le mari d’avoir séduit la future épouse 38. Or, Viado bénéficie dèslors de la protection deMartin, l’un des principaux banquiers turinois, qui témoigneà plusieurs reprises en sa faveur dans différents actes 39. Quant au second prête-nom de Boscardo, Ricardi, les maigres informations dont nous disposons à son sujetprésentent un profil similaire à celui de Viado : jeune, bien inséré dans la ville etfils d’un maître cordonnier 40.

Les indications que nous avons pu réunir sur ces personnages sont peu nom-breuses, relativement ponctuelles, et ne permettent pas d’élaborer des modèles.Ajoutées cependant aux informations rassemblées sur les autres prête-noms 41,elles servent au moins à confirmer ce que les artisans eux-mêmes avaient déclarédans les suppliques, et ce dont ils se lamentaient. Les prête-noms étaient souvent« désargentés » par rapport aux compagnons non approuvés 42, et si l’incompétence

37 - Ibid., 1750, l. 3, c. 283, Dote di Giovanna Maria Della Porta moglie di Matteo Viado.Dans le document, il y a également le détail d’un modeste trousseau composé de « deuxrobes de chambre déjà usées avec deux draps également utilisés et un jupon de coton,qui vaut en tout 25 lires ».38 - Sandra CAVALLO et Simona CERUTTI, « Female honor and the social control ofreproduction in Piedmont between 1600 and 1800 », in E.MUIR et G.RUGGIERO (dir.),Sex and gender in historical perspective, Baltimore, The Johns Hopkins University Press,1990, p. 46-72.39 - AST, Sez. Riunite, Insinuazione Torino, 1757, l. 7, vol. 2, c. 731, Quittanza del signorMatteo Viado à favore del Signor Giacomo Cabodo di Monastero Val di Lanzo.40 - Ibid., 1750, l. 3, c. 939, obbligo di Antonio Ricardi ; ibid., 1757, l. 5, c. 996, Quittanzadi Antonio Ricardi à Giò Luigi Tibaudino ; ibid. 1757, l. 9, c. 63, Quittanza di BernardoAntonio Ricardi ad Antonio Vaudagna.41 - Des prête-noms nommés dans les suppliques de Gaspare Canova : Gerolamo Croce,Giuseppe Ambrogio Devachi, Giovanni Matteo Buffa, Sebastiano Maurizio Ugliengo,Giovanni Minerolo, Giuseppe Ludovico Garronis, Antonio Corte, un certain Fulcheri(nous ne connaissons pas son nom), Pietro Cerutto, Giovanni Ripa, etc.42 - La déclaration de Giuseppe Domenico Bertoglio de Turin est, en cela, particulière-ment explicite. Prête-nom et témoin du porteur de supplique Devachi, de Chieri (bienque Chieri soit situé à quelques kilomètres de Turin, et que Devachi déclare habiterdans la capitale, le témoin explique « ignorer si son nom de famille est bien Devachi,parce qu’il l’a toujours entendu appeler soit par son prénom, Ambrogio, soit comme‘l’homme de Chieri’ »), Bertoglio déclare : « Je m’appelle Giuseppe Domenico Bertogliode cette ville, fils de Giò Batta, toujours en vie. Je ne vis plus avec lui depuis un an etdemi. J’ai trente ans, je suis maître cordonnier de profession, pour homme et pourfemme, approuvé en celle-ci. Je ne possède rien parce que je suis fils de famille, et queje vis de mes travaux dans ce métier-là » : ibid., Calzolai, vol. 9, supplica Devachi 1759.5 8 4

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dont ils étaient accusés pouvait n’être qu’un argument pour nourrir la réthoriquedes suppliques, leur jeune âge relatif les rendait au moins suspects d’inexpériencepar comparaison avec les artisans dont ils devaient superviser le travail. Le titrede maître octroyé par la corporation récompensait – ou, autrement dit, signalait –un trait qui les distinguait assurément, à savoir leur enracinement et leur stabilitéen ville.

Le phénomène des prête-noms avait, par conséquent, des implications mul-tiples : il renversait les hiérarchies économiques et celles de l’âge dans la mesureoù les maîtres jugés « responsables » étaient souvent plus pauvres et beaucoup plusjeunes que ceux qui possédaient un atelier depuis longtemps. C’est pourquoi ilconvient de réviser l’image traditionnelle qui présente les membres des corporationscomme des personnes chevronnées et expérimentées, censées se porter garantespour des compagnons plus jeunes, novices et moins riches. C’étaient, au contraire,la stabilité et l’enracinement local qui modelaient les hiérarchies reconnues au seindu métier.

À l’intérieur de cette échelle hiérarchique tous ceux qui « viennent de l’exté-rieur » occupent certes une position marginale, mais moins en raison de leur prove-nance que de leur faible enracinement. Le cas du Français Bartolomeo Chiarmetme paraît très riche d’enseignements à ce sujet.

Chiarmet rédige sa supplique au roi en 1758. Il a 49 ans et explique qu’il estle fils de feu Giacomo, maître cordonnier de Poitiers en France, et qu’il « est venuil y a environ 19 ans dans ces contrées pour y habiter, qu’il a habité continûmentdans la présente ville pour exercer, comme il y a exercé l’art de cordonnier pourfemme dans l’atelier de feu monsieur le cordonnier Carlo Giuseppe Valium, dit‘Talion’ ». Il déclare en outre qu’il s’est marié à Turin et que, suite au décès dumaître Valium, il a racheté son atelier. Il se trouve néanmoins freiné par la corpora-tion, « ne pouvant exercer son art, étant donné sa qualité d’étranger » : il demandeainsi « afin d’être admis à exercer, de se soumettre, si nécessaire, à l’examen appro-prié pour le dit chef-d’œuvre ». Il pourra ainsi pratiquer son métier et ne plus« continuer à entretenir un homme approuvé, à son grand préjudice », en l’occur-rence le dénommé Bernardo Bigano.

Comme Boscardo avant lui, Chiarmet se décrit comme un résident stablemais, comme pour Boscardo, de nombreuses autres données contredisent cetteaffirmation. À commencer par l’identité de deux des trois témoins qu’il a choiside présenter pour prouver son savoir-faire : Giovanni Devois de Poitiers résidantdepuis 5 ans à Turin, et Luigi Liebault de Paris depuis 16 ans. Les témoignages queces derniers produisent concernent essentiellement la vie de Chiarmet à Poitiers,où ils l’ont connu enfant. Ils savent qu’il est fils d’un maître cordonnier qui possé-dait un atelier désormais détenu par la veuve de ce maître à Poitiers, que dans ce

L’idée que le chef-d’œuvre fût « une chose pour les jeunes » et « une chose inconve-nante » pour un compagnon âgé est présente dans nombre de suppliques, et de manièretrès explicite dans celle de Gaspare Canova di Biella, résidant à Turin : ibid., 1750 ; etdans celle du menuisier Giuseppe Mansuehti, ibid., (non daté, mais 1762), qui soutientque le chef-d’œuvre « est une chose à faire pour qui, à un jeune âge, cherche à entre-prendre une telle profession ». 5 8 5

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pays, il jouit d’une « bonne renommée et réputation... ils savent de lui qu’il n’y acommis aucun délit ». Quant à son activité économique, elle se révèle à l’époqueoù il présente sa supplique bien plus solidement enracinée à Poitiers qu’à Turin 43.Marié à la veuve d’un soldat suisse, il ne liquidera finalement qu’en 1762 sespropriétés françaises, suite à l’acquisition d’un riche atelier de cordonnier à Turin 44.Il devra encore s’associer avec la veuve dumaître Zucchi car, en dépit de l’interven-tion du roi et de la médiation du consulat de commerce, il n’a pas réussi à passerl’examen d’accès à la maîtrise. Il a été, en effet, soumis par les syndics « à l’examen(scrutinio) sur sa connaissance de la qualité des cuirs et de leur provenance, etcomme ce dernier n’avait pas donné de réponse catégorique, en particulier en cequi concerne le nom des régions qui produisaient les cuirs, vus aussi bien la diffé-rence de son langage que son manque de savoir-faire en tant qu’étranger aux lieuxde ces états, il fut renvoyé sans avoir été admis pour ne pas avoir réussi à formerles susdites chaussures de ville à talon couvert, qui lui servaient de chef-d’œuvre ».Nous reviendrons sur cette objection des syndics, sur sa signification et sur sesimplications.

Riche, fils de maître, possesseur d’un grand atelier, compétent d’après denombreux témoins, Chiarmet n’a cependant pas atteint le rang de maître. Il doitrecourir à un prête-nom en la personne de Bernardo Bigano. Ce dernier est respon-sable de la manufacture de l’Albergo di Virtù. L’institution n’est certes pas connuepour la qualité de ses produits manufacturés, fabriqués par ses occupants les plusdivers (orphelins, enfants trouvés, etc.), mais plutôt pour l’intérêt qu’elle revêt auxyeux des élites urbaines, qui en contrôlent la gestion et l’accès à travers des logiquesde protection et de clientèles 45.

Le recours aux prête-noms est un phénomène particulièrement massif dansle cas des cordonniers. Seule la lecture attentive des suppliques a permis de lemettre en lumière, alors que dans les mémoires et dans les réglementations pro-duits par l’université de l’art les prête-noms sont présentés comme des individus

43 - AST, Sez. Riunite, Insinuazione Torino, 1760, l. 5, c. 1001, Convenzione tra il SignorBartolomeo Chiarmet e la massa dei creditori del fu Michele Suchi ; ibid., 1761, l. 9, c. 235,Quittanza di Michel Angelo Fissore a favore delli Bartolomeo e Anna Caterina giugali Chiarmetcon ricognizione di questo a favore di quella ; ibid., 1762, l. 10, c. 821, Procuration faite parBarthelmi Chiarmet en faveur de Jacques Chiarmet son frère.44 - L’acquisition est rendue possible grâce à la proposition de satisfaire les très nom-breux créanciers du maître Zucchi. Sur les rapports de dette et de crédit comme moyensd’accès à la propriété, je renvoie à Simona CERUTTI, « Proprietà e credito: tappe neipercorsi di integrazione in città », in G. TODESCHINI (dir.), Credito e cittadinanzanell’Europa mediterranea dal Medioevo all’Età moderna, à paraître.45 - Fondée en 1580 « pour le refuge et pour l’instruction des pauvres de Turin »,l’auberge de la Vertu héberge au XVIIIe siècle des manufactures de laine et d’étoffes desoie dont les produits ne réussirent jamais à atteindre la qualité escomptée. Vers la findes années 1750, lorsque Chiarmet présente sa supplique, près de cent jeunes genstravaillent à l’auberge de la Vertu dans les diverses manufactures, avec des salairesjournaliers modestes par rapport à ceux des ateliers, d’environ 3 sous par jour : AST,Sez. Riunite, Albergo di Virtù, Diario dei mastri, 1752-1757, vol. 219 ; on peut égalementse reporter aux fonds Stipendi et Ruoli allievi, 1757-1813.5 8 6

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que les compagnons introduisent abusivement dans leurs ateliers pour contournerles règles de la corporation (sans surprise, les syndics traquent la « libre » utilisationde cet instrument par les compagnons) ; et c’est ainsi que l’historiographie sur lescorporations décrit généralement ces prête-noms.

Pourtant, bien qu’il ne soit pas possible d’en quantifier l’étendue, ce phéno-mène concerna la plupart des métiers de la ville dans les premières décennies duXVIIIe siècle, révélant un processus d’une grande importance, à savoir la multipli-cation des droits sur l’atelier entre une pluralité de figures : les propriétaires desboutiques, les détenteurs de quelques droits de propriété ou de location sur unepartie des locaux ou des outils, enfin lesmaîtres patentés 46. Le phénomène s’inten-sifia et toucha même des personnes qui n’appartenaient pas du tout au métier. Onenregistre des marchands qui acquièrent des ateliers de coiffure dont ils délèguentla gestion à des compagnons ; des confiseurs qui acquièrent des échoppes sans ymettre un pied pendant des décennies ; des médecins qui possèdent des ateliersde passementiers, et bien qu’ils n’aient de toute évidence aucune qualification pource métier, embauchent des apprentis ; d’autres qui « ne sont pas de la professionde fileurs » mais prétendent « l’exercer en proposant pour la fabrication [...] unepersonne pour la diriger » 47, et ainsi de suite. La stratification à l’intérieur de l’atelierest d’une extraordinaire complexité : le statut de maître peut ne correspondre ni àun savoir-faire plus grand que celui du compagnon, ni à un niveau de richessesupérieur. Au contraire, il n’est pas rare que les hiérarchies économiques soientrenversées : lemenuisierGiuseppeAntonioGerardi, compagnon dumaîtreGiuseppeMaria Molletta, lui avait remis la somme considérable de 500 lires et il « s’étaitporté garant pour le loyer de l’atelier à 200 lires l’année 48 ». Durant ces années,

46 - Il me paraît important de signaler que cemême phénomène, bien loin d’être circonscrità mon champ d’étude, a été repéré dans une grande partie du monde ottoman à lamême époque. Le phénomène du gedik distingue justement deux droits : celui d’exercer,d’une part, et celui de posséder l’atelier, de l’autre. Il a été étudié en particulier parEngin D. AKARH, «Gedik: A bundle of rights and obligations for Istambul artisans andtraders, 1750-1840 », in A.COTTAGE et M.MUNDY (dir.), Law, anthropology, and the consti-tution of the social: Making persons and things, Cambridge, Cambridge University Press,2004, p. 166-200. Pour le cas égyptien, voir les excellents travaux de Pascale GAZALEH,Masters of the trade: Crafts and craftspeople in Cairo, 1750-1850, Le Caire, The AmericanUniversity in Cairo, 1999. Cette extraordinaire convergence de processus similaires dansdes zones différentes devra faire l’objet d’études spécifiques.47 - Les exemples ici reportés sont compris entre les années 1740 et 1770, et sont tirésde L. ALLEGRA, « Fra norma e deroga... », art. cit., respectivement aux pages 884-885,890, 895 et 909, qui les présente comme des exemples d’abus.48 - AST, Sez. Riunite, Consolato, vol. 72, Minusieri, supplica di Giuseppe AntonioGerardi, 1760. J’ai pu retrouver le testament du maître Molletta dans AST, Sez. Riunite,Insinuazione Torino, 1761, l. 11, c. 681, Testamento delli Sigg.ri Giuseppe Maria e MariaLucia Pianta giugali Molletta di Brisago, Lago Maggiore in questa città residenti. Mollettalaisse à son frère « des bancs et des instruments qui appartiennent à la profession deforgeron charpentier, avec 3 douzaines de planches d’arbre épaisses et une douzainede noyer ; le legs ne sera effectif qu’en cas de mort, ou si sa femme quitte le négoce etle travail de forgeron charpentier, priant sa femme de garder dans l’atelier son frère,et de le payer pour chaque journée trente sous, pourvu que le même s’emploie, avec 5 8 7

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des individus qui n’ont pourtant pas de lien avec le métier gravitent autour del’atelier sur lequel ils détiennent des droits ; certains ont donc des droits mais pasd’argent, quand d’autres ont de l’argent mais pas de droits 49.

L’affirmation du principe des prête-noms va certes de pair avec celle de lacapacité exclusive de la corporation à définir les droits d’accès au métier. Parallèle-ment, de manière plus indirecte mais non moins incisive, c’est bien le primat del’appartenance locale qui est aussi affirmé, car les privilèges corporatifs sont bâtissur ces principes. La richesse est bien loin de dominer la stratification interne àl’atelier, tout comme le savoir-faire ne suffit pas à déterminer le droit à exercer unmétier. Ce droit s’entremêle et se confond avec les droits des résidents stables,des individus enracinés. En un mot, des citoyens. Nous verrons par la suite quec’était là l’avis des membres de la corporation et, de façon plus inattendue, c’étaitaussi l’avis des porteurs de suppliques.

Auparavant il faut prendre le temps d’observer la relation entre enracinementet mobilité géographique pour comprendre plus précisément de quelle manièreles membres des corps ainsi que les simples travailleurs faisaient face au problèmedu contrôle de la mobilité et combien ce problème modelait les hiérarchies au seinde l’art. Nous découvrirons que c’est justement ce problème qui constitua l’unedes principales raisons d’être des corporations, de leur succès durant une grandepartie de l’AncienRégime et également de la naissance d’organisations concurrentes.

Apprivoiser la mobilité

Revenons désormais à notre interrogation initiale concernant l’identité des porteursde suppliques. Nous avons vu que la proportion de suppliants déclarant venir d’une« patrie » qui n’est ni la ville de Turin ni même un territoire de l’État savoyard està peine plus grande que celle de membres étrangers dans l’ensemble de la corpora-tion. Et pourtant, il s’agit bien d’« étrangers », c’est-à-dire de personnes relative-ment mobiles sur le territoire dont le rapport discontinu à la ville fait la faiblesse.

toute l’attention possible, au bénéfice de lui et de son négoce, et avec la liberté cepen-dant, à la même femme, si elle ne se trouve pas satisfaite et contentée par ce dernier,de pouvoir le licencier et de se servir de qui elle voudra et lui plaira le plus ».49 - Parmi les nombreuses conséquences d’une telle multiplication de droits sur l’atelier,on peut noter la coexistence de définitions différentes des prérogatives du bon maître.Giò Maria Croce, par exemple, en donne plusieurs définitions : le bon maître « est bonconnaisseur », il « est en état de diriger n’importe quel atelier de maître cordonnier...et de faire ce que les maîtres approuvés ont l’habitude de faire, en discernant si letravail est bien ou mal fait par les compagnons » : AST, Sez. Riunite, Consolato, vol. 10,Calzolai, supplica di Giovanni Maria Croce, 1759 ; Giovanni Figliar, quant à lui, goretto(c’est-à-dire « premier garçon de boutique »), considère que la capacité à bien découperfait la caractéristique principale du bon maître. Mais il ajoute ensuite que le contrôledu travail des compagnons et des subordonnés « est la principale inspection d’un vraimaître » ; Buffa insiste sur la découpe « qui est le savoir-faire le plus important pourformer comme il se doit une chaussure » (ibid., supplica di Giovanni Matteo Buffa,1759), tandis qu’Ostello croit que la « satisfaction totale de la clientèle » est le critèreprincipal d’appréciation (ibid., supplica di Antonio Ostello, 1760).5 8 8

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Et c’est justement ce qui fait naître le conflit avec les corporations, comme entémoignent expressément les suppliques. L’historiographie la plus récente a, avecraison, brisé le mythe si souvent rebattu de l’hostilité des corporations à l’égard desétrangers (c’est-à-dire à l’égard de ceux qui « viennent du dehors »), et souligné enrevanche d’autres dichotomies : internes/externes à la corporation, stables/mobiles,ou résidents/non-résidents. Voici de nouvelles oppositions dont il convient doréna-vant de préciser le contenu. Il faut, en effet, partir de ces dichotomies pour tenterde comprendre plus précisément les principales caractéristiques et stratégies descorps d’Ancien Régime, qui vont certainement au-delà du seul cas savoyard. Ilfaut donc d’abord examiner la vocation principale des corporations, à savoir decontrôler (sans nécessairement réprimer) la mobilité des travailleurs. C’est là unpoint crucial à l’origine non seulement d’une compétition entre les corps mêmes,mais aussi entre les corps et les particuliers ; un point qu’on ne peut bien comprendreque si l’on tient compte de deux traits spécifiques de ces sociétés et de leur écono-mie, souvent soulignés par les historiens : l’importante fluctuation de la demande,couplée à une forte incertitude quant aux mouvements des personnes et donc àla possibilité de mobiliser de la main-d’œuvre ou de pouvoir s’en libérer si besoin.

Les problèmes du contrôle de la mobilité et de la distribution de la main-d’œuvre sont les principales préoccupations des corps demétier, ce qui explique lesprérogatives des personnages essentiels de l’institution, au premier rang desquelsle massaro (le trésorier) ou le bidello (le bedeau). Leur importance ressort dans denombreuses suppliques où ils apparaissent comme les interlocuteurs des compa-gnons quand ces derniers recherchent du travail. On recourait, en effet, au massaroou au bedeau (les termes semblent interchangeables) lorsque l’on cherchait dutravail ou lorsqu’on quittait un travail, mais ces allusions dans les suppliques nepermettent pas d’en détailler plus précisément le rôle.

Toutefois, en 1737, la supplique conjointe de plusieurs compagnons bouton-niers – Cristoforo Lacomba, feu Giacomo de Savoie, Luigi Manessier, Suisse deBerne, Luigi Pattù de Turin, Giuseppe Cornuset, lui aussi de Turin – nous apporteenfin un élément supplémentaire. La création de l’université des arts, la mêmeannée, les a contraints à s’enregistrer ainsi qu’à immatriculer, auprès du consulat,les marques qu’ils utilisent pour signer leurs produits. Ils sont préoccupés parl’augmentation des dépenses qu’implique l’inscription à la corporation, et égale-ment par l’impôt auquel le massaro les soumet, pour « veiller à donner du travailaux compagnons sous la direction de quelque maître que ce soit, et ce pour 10 souschaque fois 50 ». Lemassaro répartit donc les compagnons dans les ateliers et réclame,pour son service, une rémunération. Comme nous le confirment d’autres sourcesplus tardives, cette fonction ne constituait pas une exception, elle était au contrairerépandue, bien organisée et structurée. La première de ces sources est un mémoirepour servir à la constitution d’une université de l’art dans la seconde moitié du siècle,en l’occurrence celle des relieurs de livres. En 1765, quelques maîtres demandentque l’on érige leur art en corporation. Ils allèguent deux motivations : tout d’abord,

50 - AST, Sez. Riunite, Consolato, vol. 6, Bottonai, 1737, c. 15. 5 8 9

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la nécessité de se défendre contre l’ingérence des marchands libraires et impri-meurs qui « s’occupent aussi de la reliure des livres » ; ensuite et surtout, la volontéde structurer les relations d’apprentissage et de mettre un frein à la mobilité jugéeexcessive des jeunes gens. Cinq des treize points du mémoire concernent les rela-tions avec les compagnons et les apprentis. Chaque patron pourra prendre dansson atelier deux apprentis « lesquels devront payer le jour de l’apprentissage 3 liresau trésorier, et 2 lires à répartir entre le syndic et le trésorier ». L’apprentissagedevra durer trois ans, mais « s’il survient des différends, le premier syndic doitfaire le nécessaire, au besoin, pour donner à l’apprenti un autre patron, afin qu’ilpuisse porter à terme son apprentissage ». Le syndic a donc le pouvoir de répartirles apprentis dans les ateliers tandis que la tâche, bien plus délicate, de placer lescompagnons, est accomplie par une autre figure de l’institution, le bedeau. De quis’agit-il et quelle est sa fonction ? Le bedeau, dit-on dans le mémoire, « devra êtrequelqu’un issu de l’art, et connaître tous les maîtres » ; « il sera obligé de chercherun patron au compagnon, qu’il soit du pays ou étranger... il le proposera à l’un desMaîtres de l’art, en suivant la règle de l’ancienneté ». Il intervient tout d’aborddans le cas où, le temps de l’apprentissage une fois révolu, le nouveau compagnonn’entend pas rester auprès de son maître. Le bedeau devra alors lui chercher unenouvelle place, exigeant pour cela 10 sous du compagnon et autant du nouveaupatron. Plus généralement, le bedeau est l’interlocuteur de n’importe quel compa-gnon qui entend quitter un atelier : « Celui-ci doit se présenter au bedeau, qui esttenu d’aller voir le patron pour qui [le compagnon] avait d’abord travaillé, et, aprèsavoir pris connaissance de la cause de son licenciement, si le compagnon s’estcomporté avec honneur avec son dit patron, ce dernier est tenu de lui fournirson attestation, en présence du bedeau, qui devra lui chercher un autre patron. »Le bedeau est ainsi le dépositaire du célèbre « livret » qui permet la mobilité ducompagnon (un instrument certes répressif mais également essentiel pour l’ouvrier,car il atteste qu’il n’est pas débiteur de son précédent patron) 51. En ce qui concerneles compagnons étrangers, « si le bedeau ne trouve aucun patron... il devra le conduireau premier syndic qui lui donnera 30 sous, de temps à autre ». De fait, l’on évoquepeu après le problème de l’estimation des «dépenses qu’aura faites le syndic pour lescompagnons étrangers... en donnant trente sous pour chaque compagnon étranger...à qui le bedeau n’aura pu retrouver un patron » 52.

Nous commençons à y voir plus clair. Bedeau et/ou massaro répartissent lescompagnons, locaux ou étrangers, dans les ateliers. Ils demandent en échange une

51 -Nous savons désormais que le livret n’était pas seulement un instrument des maîtresservant à contrôler la mobilité des compagnons : lorsqu’il attestait l’absence de dettesdu compagnon envers le patron, il fonctionnait comme « laissez-passer », et permettaitdonc la mobilité. Sur ces thèmes, les recherches d’Alain Cottereau sont fondamentales.On peut notamment citer : Alain COTTEREAU, «Droit et bon droit. Un droit des ouvriersinstauré, puis évincé par le droit de travail (France, XIXe siècle) », Annales HSS, 57-6,2002, p. 1521-1557. Sur les relations de dette et de crédit dans l’atelier, voir les récentstravaux d’Andrea CARACAUSI,Dentro la bottega. Culture del lavoro in una città d’età moderna,Venise, Marsilio, 2008.52 - AST, I Sez., Commercio, Cat. IV, m. 5, 1765.5 9 0

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somme qui peut correspondre au salaire d’une journée de travail 53. Au mêmemoment, on offre aux travailleurs étrangers qui s’en remettent à la corporationune protection spéciale en cas de chômage, qui peut leur permettre d’attendre unenouvelle proposition de travail sans sortir immédiatement du cadre institué par lacorporation : le versement de vingt ou trente sous, rémunération équivalente àdeux ou trois journées de travail, devait servir à cet effet 54.

Une première considération s’impose, à savoir que la supposée agressivité descorporations à l’égard des étrangers est un préjugé privé de fondement ou plutôt– et ceci paraît plus intéressant – qu’elle est le fruit d’une lecture anachroniquedes sources aussi indue que fréquente qui assimile les « étrangers » aux individus«mobiles ». L’on peut également s’arrêter sur l’opposition entremobiles et résidents,censée supplanter l’opposition entre étrangers et locaux. Si l’hostilité des membresdes corporations ne vise pas ceux qui « viennent du dehors », elle ne vise pas nonplus tous les travailleurs mobiles ; d’ailleurs comment cela serait-il possible dans lamesure où la mobilité caractérise un grand nombre de métiers, voire l’ensemblede ces sociétés ? Les corporations visent davantage les individus mobiles qui sesoustraient à leur contrôle et à la distribution du travail qu’elles prétendent affir-mer. C’est donc à une mobilité dérégulée, c’est-à-dire une mobilité qui n’est pas

53 - J’ai repéré que les femmes qui cousaient des gants dans les années 1770 percevaient10 sous de salaire, contre les 45 à 60 sous attribués aux artisans masculins, un salaireparticulièrement élevé justifié par le savoir-faire requis : AST, I sez., Commercio, m. II,Guantari e pelli. La paie d’un compagnon cordonnier s’élevait, en revanche, à 18 sousenviron (ibid., m. 10, Calzolai) ; celle d’un tisserand à l’auberge de la Vertu à environ3 sous la journée (voir note 45). Giuseppe Prato, La vita economica in Piemonte a mezzoil secolo XVIII, Turin, Società Tipografico-Editrice Nazionale, 1908, p. 263, dit que lescompagnons chaussetiers percevaient, en 1730, 30 sous la journée, en moyenne et à lapièce, dont il fallait retrancher 1,8 sous pour l’huile, les aiguilles et l’étain. «D’après leConsulat, c’était une rétribution supérieure à celle que la même catégorie de travailleurspercevait en France et à Gênes, et elle leur permettait de ‘ne pas faire que travailler àtoutes les heures de la journée’. » Toutes ces données sont citées dans Ester DE FORT,«Mastri e lavoranti nell’università di mestiere tra Settecento e Ottocento », in A. AGOSTIet G. M. BRAVO (dir.), Storia del movimento operaio, del socialismo e delle lotte sociali inPiemonte, Bari, Laterza, 1979, p. 89-142, ici p. 103 ; un article d’une grande richesse, leseul, à ma connaissance, qui mentionne le rôle du bedeau (p. 117). Le terme bidello seretrouve en 1727 dans les papiers de la corporation des papetiers de Venise (je remercieAndrea Caracausi de me l’avoir signalé). Les salaires des domestiques étaient beaucoupplus bas, et ils s’élevaient environ à un sou la journée. Pour un bon éventail des salairesperçus à Turin à cette époque, voir Nicoletta ROLLA, La piazza e il palazzo. I mercati eil vicariato di Torino nel Settecento, Florence (à paraître).54 - Cette organisation rappelle les bureaux de placement en vigueur à Paris et dansd’autres villes françaises, évoqués dans M. SONENSCHER, « Journeymen’s migration... »,art. cit. Parmi les recherches qui, depuis lors, ont mis en lumière ce type de fonctionne-ment, voir en particulier Catharina LIS et Hugo SOLY, « Il potere dei ‘lavoratori liberi’:azioni collettive dei garzoni cappellai nei Paesi Bassi meridionali (XVI-XIX secolo) »,Quaderni Storici, 87, 1994, p. 587-627 ; Id., « ‘An irresistible phalanx’: Journeymen asso-ciation in Western Europe, 1300-1800 », International Review of Social History, XXIX-S2,1994, p. 11-52, et Walter PANCERA, « Padova, 1704: ‘l’antica Unione de’poveri laneri’contro la ‘ricca Università dell’arte della lana’ », Quaderni Storici, 87, 1994, p. 629-653. 5 9 1

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dirigée par le corps, que s’attaque la corporation ; pour le dire autrement, le but dela corporation et de ses institutions consiste avant tout en la création de canauxdans lesquels diriger la nécessaire mobilité de la main-d’œuvre.

Le contrôle et l’apprivoisement de la mobilité concentrent nombre des fonc-tions de la corporation. Au point que, dans les conjonctures de crise économiquejugées graves par l’ordre public, les institutions corporatives – et le bedeau en parti-culier – furent mobilisées pour des missions de police. Le vicariat de Turin, institu-tion déléguée au contrôle des professions annonaires et à la « politique et police »de la ville 55, est de toute évidence à l’origine des nouveaux statuts des boulangers.Nous sommes en 1794. La crise économique et productive à laquelle nous avonsfait allusion plus haut est d’une extrême gravité. On demande en premier lieu« que soit permis à la corporation d’avoir un bedeau à son service, comme cela sefait dans les autres corporations ». Ce bedeau devra enregistrer « tous les garçons,apprentis, compagnons et leurs semblables, qui se retrouveront sans travail... demême que tous les individus, au fur et à mesure qu’ils seront amenés à démissionnerou à être licenciés » ; et il devra, à la demande du vicaire, lui remettre « la listedes inactifs et des inemployés ». Pour les boulangers également, le bedeau sera ledépositaire du « certificat » de sortie en bonne et due forme, et dans ce cas il pourraexiger une somme du patron « dans le magasin duquel il installera un garçon ». Onréaffirme enfin « qu’aucun pristinaio, c’est-à-dire boulanger, ne peut introduiredans son magasin un garçon, compagnon, apprenti, ou autre, sans l’avoir d’abordsignalé au dit bedeau, à qui il doit également s’adresser dans le cas où, pour leservice de son magasin, il ait besoin de ce genre d’assistants » 56.

On propose donc de mettre au service du vicaire les activités de contrôle etde répartition de la main-d’œuvre effectuées par le bedeau dans une période déli-cate où l’on craint que les nombreux compagnons, devenus malgré eux « inactifs »,ne provoquent émeutes et désordres ; une crainte telle qu’elle a incité les autorités,en 1792, à solliciter le recensement de tous les ateliers turinois dont nous noussommes servis au début de ces pages.

Collectes et festins

Mais comment un système aussi complexe peut-il fonctionner d’un point de vuefinancier ? Comme nous avons vu, l’argent que le vicaire distribue aux compagnons,locaux et surtout étrangers, va de pair avec les sommes demandées aux maîtreschez qui on place les compagnons. Or cette double circulation n’est pas équilibrée.Il faut des recettes pour financer des dépenses qui peuvent se révéler conséquentes.C’est sur ce point que se rencontrent et que fusionnent, d’après les sources, lecorps de métier et la confrérie, les ateliers et les autels dédiés aux arts, le travail

55 - Voir désormais sur ce sujet : N. ROLLA, La piazza e il palazzo..., op. cit.56 - AST, I Sez., Materie economiche, Vicariato, m.1 di 2° addizione, Memoriale a capicon risposte e Patenti concesse da S. M. a favore dei Panettieri di questa città, 29 agosto 1744, concapi di aggiunta 4 novembre 1794.5 9 2

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et la dévotion. Le mémoire des relieurs de livres contient des observations pré-cieuses qui décrivent tout à la fois les rentrées d’argent de la corporation et sastructure interne. Nous lisons que « le premier syndic aura l’obligation d’envoyerle bedeau, une semaine avant le jour de la saint Charles Borromée [protecteur dela corporation], chez tous les maîtres relieurs et leurs compagnons, muni d’unebussola (une urne) pour recevoir l’aumône dont ils voudront bien s’acquitter, à utiliserensuite pour toutes les messes qu’il convient de célébrer... et à appliquer en suf-frage pour les âmes des défunts de leur Profession ; en revanche, il sera interditaussi bien aux maîtres qu’à leurs compagnons de faire imprimer des sonnets et deles distribuer aux particuliers 57 ».

L’allusion aux « sonnets » est importante car elle démontre chez les artisansune capacité et un potentiel d’agrégation sociale et d’élaboration intellectuelle, queles autorités centrales considèrent commemenaçants. La disparition des sonnets desarchives témoigne, probablement, de la méfiance dont ils ont été l’objet 58. Quantaux informations contenues dans la première partie de la citation, elles peuventêtre nourries par d’autres témoignages. Les collectes d’argent, réalisées au moyende boîtes appelées bussole (souvent celles-là mêmes qui étaient utilisées pour tirerau sort les noms des maîtres chargés de remplir telle ou telle charge non électivedans la corporation), sont loin d’être des « aumônes » spontanées. Nous savonsqu’elles revêtaient une grande importance parce qu’elles constituaient à la fois unfonds cérémoniel et un éventuel fonds d’aide pour les maîtres ou les compagnonsnécessiteux ou malades 59. Or, vers le mitan du siècle, les collectes font l’objetd’une véritable bataille entre maîtres et compagnons, une bataille dont on ne peutsaisir l’intensité que si l’on en saisit l’enjeu. Observons l’exemple d’un de cesconflits. À la suite d’un mouvement entamé à la fin des années 1730 par les cha-peliers, relayés par les savetiers, puis par les tailleurs et les imprimeurs 60, les

57 - Ibid.58 - Sur ces thèmes, les travaux de Steven Kaplan n’ont rien perdu de leur richesse :Steven L.KAPLAN, «Réflexions sur la police du monde du travail, 1700-1715 », RevueHistorique, 261-1, 1979, p. 17-77 ; Id., «The character and implications of strife amongthe masters inside the guilds of eighteenth-century Paris », Journal of Social History,19-4, 1986, p. 631-647. Je renvoie également à Simona CERUTTI et Carlo PONI (dir.),« Conflitti nel mondo del lavoro », Quaderni Storici, 80, 1992.59 - Il existe désormais une vaste bibliographie sur ce sujet. Je ne renvoie qu’aux étudesqui m’ont paru les plus proches du cas analysé ici : sur les savetiers, Mario FANTI,« Istituzioni di mutuo soccorso in Bologna tra Cinquecento e Settecento: la compagniadei lavoranti calzolai », in V. ZAMAGNI (dir.), Povertà e innovazioni istituzionali in Italiadal Medioevo ad oggi, Bologne, Il Mulino, 2000, p. 225-245 ; Rinaldo BOLDINI, « Piccolebanche in Calanca, ovvero, della funzione sociale delle confraternite », Quaderni grigioni-taliani, 34-3, 1965, p. 210-222 ; W. PANCERA, « Padova 1704... », art. cit.60 - AST, Sez. I, Commercio, cat. IV, m. 5 (Université des compagnons cordonniers etorfèvres) ; m. 1 bis et m. 1/2 ; ibid., m. VI, pour les selliers ; ibid., m. 11, pour les chape-liers ; pour les boutonniers, voir Felice Amato DUBOIN, Raccolta per ordine di materiadelle leggi cioè editti, patenti, manifesti ecc. Emanati negli Stati di terraferma sin all’8 dicembre1789 dai sovrani della real casa di Savoia..., Turin, Tipografia Mussano, 1818-1869, t. XV,p. 578-87. En outre, de nombreux exemples sont rapportés dans E.DE FORT, Mastri elavoranti..., op. cit. 5 9 3

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compagnons perruquiers réclament eux aussi, en 1747, leur autonomie à l’égarddu corps des maîtres. Leur demande ne se présente pas comme la volonté deconstituer un corps séparé, indépendant de celui des maîtres mais comme la « célé-bration » autonome de la fête de leur saint protecteur, le bienheureux Amédée.« Suivant l’exemple de ce qui se pratique dans les autres arts » et sans causer lemoindre préjudice à la corporation, ils demandent l’autorisation de célébrer la fêtede leur protecteur un autre jour « et, dans ce but, de se réunir chaque année, d’éliredeux d’entre eux ainsi que de faire la collecte deux fois par an... afin de récolterles fonds nécessaires pour une célébration en grande pompe 61. »

Cette demande suscite la protestation véhémente desmaîtres qui demandentl’intervention du consulat. Ils soutiennent que de telles réunions « donneraientlieu à des complots et à des mutineries des compagnons qui nuiraient au servicepublic et aux maîtres approuvés ». Les collectes, soutient-on, « distraient les jeunesdu travail », causant un grave préjudice à l’atelier. Le consulat, quant à lui, partagela même crainte mais il recherche un compromis en refusant aux deux groupes,maîtres et compagnons, la possibilité de constituer des corps 62. Il entend mettreun frein au « despotisme des maîtres, qui veulent subordonner et réduire complète-ment en esclavage les compagnons et les apprentis », mais il refuse égalementla requête des compagnons derrière laquelle transparaît clairement la volonté de« se consulter et de se gouverner comme un corps séparé, avec ses règles propres,imitant les maîtres dans la pratique des collectes et des festins » 63.

De ces deux termes, « collectes et festins », le second évoque les désordreset les excès qui servent avant tout à délégitimer le premier. Les « collectes » eneffet témoignent d’une synergie entre la corporation et la confrérie qui s’opèrejustement autour des « aumônes », de la bussola qui les symbolise, et du momentfestif dans lequel elles s’inscrivent. En ce sens, les témoignages offerts par leschaussetiers sont précieux et explicites quant à la signification et l’usage des aumônesdans l’organisation du travail.

En 1737, le consulat reçoit une supplique signée par deux cents compagnonsqui fabriquent des chaussettes de soie, « certains mariés, d’autres célibataires ».« Pour augmenter leur dévotion », ils demandent de « pouvoir célébrer la fête enleur nom, sous l’égide de la très sainte Vierge de l’Annonciation ». Ils expliquentque « lorsque les uns ou les autres tombent malades, ils sont dépourvus, dans leur

61 - AST, I Sez., mazzo 5, Parrucchieri, Sentimento del magistrato del Consolato sul ricorsodei lavoranti parrucchieri e contro ricorso dell’università dei parrucchieri per la repulsione deldetto ricorso tendente ad ottenere il permesso di formare un corpo separato ed indipendente dadetta università per ciò che concerne la solenizzazione della festa del Beato Amedeo, 1747.62 - Le projet de création d’une université de l’art reçoit un avis négatif, fréquent àcette période du XVIIIe siècle. Les premières critiques envers le système corporatifémergent à partir des années 1750 : voir dans F. A. DUBOIN, Raccolta..., op. cit., t. XVII,p. 927-930, la Rappresentanza inviata dal Consiglio di commercio al primo Segretario di Statoper gli affari esteri, conte di Saint Laurent, circa gli inconvenienti, ed i danni che dall’istituzionedelle diverse università ne derivano alle arti, e professioni meccaniche, 1753.63 - AST, I Sez., mazzo 5, Parrucchieri, Sentimento del magistrato del Consolato sul ricorsodei lavoranti parrucchieri..., op. cit.5 9 4

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maladie, des aides nécessaires, car privés des biens de la fortune ; si bien que, sile mal perdure pendant un certain temps, ils se retrouvent sans moyens de subsis-tance et en danger de mourir de dénuement ». À ce motif s’en ajoute un autreparticulièrement intéressant pour nous : « de temps à autre, arrivent en cette villedes compagnons qui proviennent de territoires étrangers ; ils ne savent où aller,et, de plus, prennent l’initiative de demeurer ici et de travailler dans cette ville ;d’ailleurs, il y a déjà quantité de ces mêmes compagnons étrangers actuellementqui travaillent de leur art ». Ils souhaitent donc élire deux personnes qui, chaquesemaine, s’occuperaient de recevoir l’aumône des compagnons destinée auxmaladeset « également aux compagnons étrangers présents et à venir, mais aussi à l’organi-sation de la fête susdite ; et, pour la dite collecte, qu’il leur soit permis de garderla bussola, et d’établir entre compagnons les règlements qu’ils estimeront les plusopportuns... qu’il leur soit permis de la même manière, lorsque des compagnonsétrangers arrivent, de leur procurer le travail qui leur est dû » 64.

La dévotion, l’autel ou la confrérie sont donc des lieux qui catalysent unecharité d’un type particulier visant à gérer les hauts et les bas dumétier : les dépensescausées par la maladie et de pauvreté (c’est l’aspect le plus explicitement déclaréet reconnu), l’arrivée de ceux qui « ne savent où aller, et, de plus, prennent l’initia-tive de demeurer ici et de travailler dans cette ville ». Les collectes sont l’instrumentqui rend possible le contrôle de la main-d’œuvre, la répartition des compagnons dansles différents ateliers, la possibilité de supporter la charge des compagnons tempo-rairement inactifs, afin de pouvoir ensuite les employer à nouveau et éviter qu’ils nedeviennent, entre-temps, de dangereux concurrents. Durant ces années, la compé-tition entre les maîtres et les compagnons ne se joue pas seulement sur les opportu-nités de profit ou sur la hiérarchie à l’intérieur de l’atelier mais également sur lacapacité à diriger la circulation des hommes, à juguler les conflits qu’elle engendreet enfin à faire face aux fluctuations de la demande 65.

En ce qui concerne les collectes, les conflits sont toujours vifs. En 1756, lesmaîtres tailleurs s’opposent à la requête des compagnons qui souhaitent célébrerle culte de leur saint un autre jour ; en 1788, la corporation des serruriers obtientde nouveaux règlements qui visent, avant tout, à contrôler ce type de velléitéschez les compagnons. On leur interdit « d’imposer, à quelque titre, ou sous quelqueprétexte que ce soit, des aumônes, une taxe ou un impôt, et encore moins de semêler du placement, du retrait ou du transfert des garçons d’un atelier à l’autre,

64 - La supplique, apprend-on, est en fait un fragment de procédure, parce que la « célé-bration » de la fête avec les collectes qui l’accompagnent est à l’origine d’un procès intentépar les maîtres contre les compagnons : F. A. DUBOIN, Raccolta..., op. cit., t. XVI, p. 875.65 - En 1777 à nouveau, les compagnons serruriers avaient mené un véritable soulève-ment contre leurs maîtres, suscitant des inquiétudes envers « cette foule de jeunes,dont un membre ou deux sont presque toujours présents dans chaque rixe ou petitebataille, ou dans n’importe quel autre scandale public », AST, I sez., Commercio, cat. IV,m. VII da ordinare, dans lequel on trouve également l’avis de l’avocat-fiscal du consulat,Ghiliossi, refusant la requête des compagnons qui souhaitaient pouvoir collecter desaumônes. 5 9 5

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sans le consentement des maîtres ». Quant à la fête de leur patron, saint Pierre, ilsne pourront la célébrer que le jour indiqué par les maîtres 66.

On assiste, en somme, à une intense compétition à propos des autels, des imagesde saints et des bussole pour les aumônes. Pour lesmaîtres, l’association des collecteset des « festins » servait sans aucun doute à délégitimer toute forme de gouver-nement parallèle au sein du métier. D’ailleurs, les lieux et les moments de la« sédition » redoutée coïncidaient avec ceux où la main-d’œuvre était répartie.« Les compagnons fabricants d’étoffes de soie chargés des collectes pour le secoursdes pauvres compagnons de cet art, malades, et pour la célébration de leurs fêtes,détournent les aumônes pour les dépenser dans les auberges. » Cependant, à peinequelques lignes plus bas, ils précisent en quoi consistaient en réalité ces rencontres« dissolues » : « ces réunions offrent de plus l’occasion aux compagnons de se subor-ner l’un l’autre pour changer de patron, d’où il s’ensuit que les maîtres manquentsouvent, pour cette raison, des ouvriers dont ils ont besoin » 67.

Les auberges accueillent les populations mobiles et leurs biens et, on le sait,font pour cette raison l’objet d’une attention particulière de la part des autorités.En Piémont, les recensements des arts réservent aux aubergistes une place à partparmi les métiers annonaires davantage contrôlés. Le gouvernement central investitde fait les aubergistes de prérogatives institutionnelles, et ce à mesure que s’affirmel’État savoyard (durant tout le XVIIIe siècle). On les charge ainsi d’enregistrer lesnaissances et les décès, outre les arrivées et les départs des voyageurs 68. De plus,dans les auberges meurent des étrangers dont le fisc de Son Altesse Royale prétendréquisitionner les biens en vertu du droit d’aubaine ; les aubergistes pouvantcompter parmi les premiers bénéficiaires de cette dénonciation de décès. Noussavons que ces lieux se structurent souvent comme de véritables enclaves juridiquesdans lesquelles les biens s’échangent en suivant des circuits spécifiques et, pourcette même raison, les individus qui y résident acquièrent également des droits.M. Sonenscher a démontré comment, à Paris et dans d’autres grandes villes fran-çaises, les compagnons revendiquaient la possibilité de résider dans certains logisoù se créaient des hiérarchies d’ancienneté qui déterminaient l’accès aux ateliers 69.Il n’est pas étonnant, comme l’explique le témoignage des fabricants d’étoffes desoie, qu’il s’agisse de lieux où circulent des informations sur les ateliers, sur lesdéparts et les arrivées d’ouvriers ; des lieux où, en somme, se jouait la répartitionde la main-d’œuvre.

66 - F. A.DUBOIN, Raccolta..., op. cit., t. XVII, p. 212.67 - Ibid., t. XVI, p. 962.68 - Ibid., t. XVII, p. 60-65.69 -M. SONENSCHER, « Journeymen’s migration... », art. cit., p. 89 sq. ; Id., Work andwages..., op. cit., p. 267 sq. ; sur le rôle des auberges, voir également le témoignage ducompagnon vitrier Ménétra, ainsi que les commentaires de Daniel ROCHE (éd.), Journalde ma vie. Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier au 18e siècle, Paris, Montalba, 1982,p. 375 ; pour l’Angleterre, voir l’utile Peter CLARK, «Migrants in the city: The processof social adaptation in English towns », in P.CLARK et D. SOUDEN (dir.), Migration andsociety in early modern England, Totowa, Barnes & Noble Books, 1987, p. 267-291.5 9 6

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Les périodes de collectes fournissent, elles aussi, des indices qui me paraissentimportants. Revenons à la supplique des compagnons perruquiers de 1747. Ceux-cidemandaient, afin de pouvoir célébrer la fête de leur saint patron, « de faire lacollecte deux fois par an ». Face à l’opposition féroce des maîtres et du consulat,ils avaient tenté de rassurer les uns et les autres sur le caractère inoffensif de leurrequête « et afin que leurs patrons ne subissent aucun préjudice du fait de l’interrup-tion du travail, ils proposent de se rassembler et de faire les collectes après ledéjeuner des fêtes qui tombent les lundis » 70.

Depuis la recherche d’E. P. Thompson sur la discipline et le temps du travaildans les sociétés d’Ancien Régime, les historiens connaissent bien le lundi 71. Lestravailleurs anglais l’ont appelé le Saint-Lundi durant toute l’époque moderne ;ils le « sanctifiaient » en refusant de se rendre au travail, et en faisaient le symbolede la résistance ouvrière contre l’imposition par les patrons des rythmes de travail.Or, nous pouvons nous demander si la « sanctification » du lundi, c’est-à-dire satransformation en jour chômé par les travailleurs, n’était qu’une forme de résistanceau « temps de travail ». Car le lundi était jour de collectes : on rendait visite, avecla bussola, aux différents ateliers, on nouait des contacts avec les compagnons ;autant d’activités qui n’étaient pas qu’une façon de « résister » à l’organisation dutravail imposée par les maîtres, mais bien une manière d’en expérimenter active-ment une autre, parallèle et autonome. Les compagnons revendiquaient le droitde constituer, au moyen d’une activité cérémonielle qui leur était propre, un fondsindépendant de celui des maîtres pour subvenir aux besoins des malades et derétribuer, au moins durant quelques jours, les compagnons sans travail (en leurpermettant non seulement de survivre, mais aussi de ne pas se soumettre, parnécessité, à n’importe quelle condition imposée par le maître). Le lundi « férié »n’était pas un jour de repos mais un jour – fort dangereux pour les maîtres –d’activité frénétique.

D’ailleurs, cela n’était pas propre uniquement à l’Angleterre ou au Piémont.L’on ne peut pas ne pas se demander quel rôle pouvait jouer, dans le choix dulundi, le souvenir ou le récit de ce qui se passait le même jour à Paris (une villetrès présente dans le parcours de nombreux compagnons savoyards) 72. À Paris aussion travaillait peu le lundi, mais on ne passait pas son temps à traîner dans lesauberges : les compagnons se réunissaient place de Grève pour se répartir dansles différents ateliers, et nous savons à quel point ce moment pouvait être crucialet combien il était source de conflits avec « l’ordre » des maîtres 73.

70 - AST, I Sez., mazzo 5, Parrucchieri, Sentimento del magistrato del Consolato sul ricorsodei lavoranti parrucchieri, op. cit.71 - E. P.THOMPSON, «Time, work-discipline and industrial capitalism », Past& Present,38, 1967, p. 56-97.72 - Un nombre très élevé de perruquiers passaient par la France, et par Paris en parti-culier : AST, Sez. Riunite, Consolato, vol. 34, 35 et 36. Le menuisier A.Ostello racontequ’il a, lui aussi, vécu une bonne quinzaine d’années à Paris ; il en va de même pour lesieur Catochio, ou bien pour Giovanni Risetto, et de nombreux autres encore (ibid.,vol. 72).73 - Voir en particulier Julie ALLARD, «Territoire partagé, territoire contesté : stratégiesdu maintien de l’ordre à la place de Grève (Paris, 1667-1789) », L’Atelier du Centre de 5 9 7

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Le contrôle de la mobilité faisait donc partie de la « culture ouvrière », juste-ment parce qu’elle était étroitement liée à la condition de compagnon. Les arti-sans étaient ainsi bien des «misérables », c’est-à-dire des étrangers, soit parcequ’ils venaient d’un autre pays, soit parce qu’ils étaient susceptibles de partir,d’abandonner leurs réseaux sociaux et de ne pas avoir le temps ni l’opportunité d’enconstruire de nouveaux. Cette activité de contrôle et donc d’« apprivoisement »de la mobilité était sans doute l’une des principales raisons d’être des corps demétier. À partir du moment où l’on considérait le travail avant tout comme uneressource locale, la condition pour y accéder était de réussir à faire partie du cercledes ayants droit. En d’autres termes, il était nécessaire de passer du rang de «misé-rable » à celui de travailleur, certes mobile, mais enraciné, reconnu, ancré dans leterritoire. En ce sens, l’activité menée par les corps de métier (des maîtres aussibien que des compagnons) était une activité de « production » de stabilité, doncde citoyenneté.

Savoirs locaux

Devons-nous penser que les critères d’appartenance que nous avons mis en évi-dence sont les seuls dont dépendent les hiérarchies dans le métier et dans l’atelieret que le savoir-faire, la compétence professionnelle n’y ont, en revanche, pas leurplace ?L’on sait pourtant qu’un tel vocabulaire tient une grande place dans le langagedes corps : c’est le devoir du maître d’œuvre que de certifier le savoir-faire dupostulant ; les modes et les périodes d’apprentissage sont dictées par les exigencesd’enseignement et d’acquisition du métier ; les persécutions contre les travailleurs« libres » sont perpétrées au nom de l’affirmation et de la défense des compétenceset des aptitudes, etc. C’est justement sur ces thèmes, d’ailleurs, que s’est penchéel’historiographie la plus récente : l’actuelle « réévaluation » des corporations s’appuiesur des arguments d’efficacité (chers aux néo-institutionnalistes, dont les motsd’ordre sont la confiance, la circulation de l’information, susceptible de réduire lescoûts des transactions) et, en même temps, sur la capacité d’innovation assuréepar des formations professionnelles étroitement dirigées, au sein desquelles lecontrôle du savoir-faire s’avère central : « La production du chef-d’œuvre était unedémonstration de savoir-faire, évaluée par les pairs ; ce n’était pas, comme on leconsidère souvent, une tentative d’imposer un standard de qualité uniforme, maissimplement le témoignage du fait que le maître était apte à le produire avec uncertain (un minimum) degré de savoir-faire 74. »

recherches historiques, http://acrh.revues.org/index1668.html ; A. COTTEREAU, «Droit etbon droit... », art. cit., où l’on retrouve, p. 1520, une gravure de Jules Pelcoq, reproduisantles prix-faiteurs en place de Grève.74 - S. R. EPSTEIN etM. PRAK, «Guilds, innovation, ... », art. cit., p. 13. Pour des critiquesenvers cette position, voir en particulier les essais de Sheilagh OGILVIE, «Whatever is,is right? Economic institutions in pre-industrial Europe », Economic History Review, 60-4,2007, p. 649-684 ; Id., « Rehabilitating the guilds: A reply », Economic History Review,611, p. 175-182.5 9 8

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Nos sources emploient également le vocabulaire du savoir-faire et de l’apti-tude au métier. Mais ces dernières sont rarement présentées comme des qualitéspersonnelles, qu’un individu posséderait indépendamment du contexte social oumatériel. Le savoir-faire est décliné en termes d’appartenance : c’est un savoir local,dont onmesure localement l’efficacité. On saisit mieux cette conception des chosesà travers la plupart des procédures d’examen que suivent les syndics des arts, et querapportent les suppliques. En 1761, par exemple, le cordonnier Giuseppe LudovicoGarronis de Rivoli, résident de Turin, demande l’autorisation de passer, à la placedu chef-d’œuvre, un simple examen d’admission à l’art. Il argue du fait qu’il a« fidèlement servi dans le régiment de la garde durant huit années d’affilée et qu’ila été congédié parce qu’il était seul soutien de famille », qu’il est « d’une santéprécaire » et qu’il a à sa charge « sa femme et sa mère décrépite », sans oublier larémunération de l’inévitable prête-nom. Pas moins de six « personnes dignes deconfiance » attestent de sa constance et de son aptitude au travail. Les sieurs PietroNemo et Pietro Candano, syndics de l’art, lui font ensuite passer l’examen « sur laqualité des cuirs, aussi bien locaux qu’étrangers, sur les semelles et les empeignes,démontrant qu’il en avait la connaissance pleine et exacte puisqu’il avait discutéleurs respectives qualité, valeur et destinations. C’est pourquoi nous jugeons cemême sieur Garonis habile et capable d’exercer l’art de la cordonnerie, d’en dirigerun atelier et, par conséquent, d’en être approuvé maître » 75. L’examen porte donc– au moins en partie – sur l’origine des matières premières, du cuir en l’occurrence.L’importance de cette compétence est donc savamment dosée par les syndics afind’accepter ou de refuser des candidats au métier. Dans le cas de Gaspare Canovade Biella, résident de Turin, par exemple, son ignorance sur ce point est relevée,sans qu’elle compromette toutefois sa demande d’inscription à l’art : «QuoiqueGaspare Canova n’ait pas su dire d’où venaient les peaux qui lui étaient montrées,[il a prouvé] cela dit, qu’il avait connaissance de leur qualité, et qu’il avait su endiscerner la valeur 76. »

Mais cette clémence – par ailleurs soigneusement soulignée – est loin d’êtrela règle. Les syndics des corporations utilisent souvent la provenance des matièrespremières comme un critère implacable d’exclusion. Revenons au cas de Chiarmet,présenté plus haut. Sa supplique de 1758 demandait qu’il soit reçu à l’examen duchef-d’œuvre « pour les chaussures féminines à talon couvert uniquement » ; ils’agissait, par cette requête, de contourner les obstacles que lui opposait la corpora-tion pour qui Chiarmet ne pouvait pas « exercer cet art au vu de sa qualité d’étranger ».Le consulat intime l’ordre aux syndics de lui faire passer un examen mais, par troisfois, « le candidat, s’étant présenté aux dits syndics, fut soumis à l’examen (scrutinio)sur sa connaissance de la qualité des cuirs et de leur provenance, et comme cedernier n’avait pas donné de réponse catégorique, en particulier en ce qui concernele nom des régions qui produisaient les cuirs, vus aussi bien la différence de son

75 - AST, Sez. Riunite, Consolato di commercio, vol. 9, Calzolai, supplica di GiuseppeLudovico Garronis, 1761.76 - Ibid., supplica di Gaspare Canova, 1750. 5 9 9

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langage que son manque de savoir-faire en tant qu’étranger aux lieux de ces états, il futrenvoyé sans avoir été admis à la fabrication des susdites chaussures » 77.

Tout bien considéré, dans le cas des cordonniers, la connaissance locale exigéea deux corollaires jugés d’égale importance : le premier, le plus évident, concernela connaissance du territoire et de ses ressources ; le second, moins manifeste etmoins spécifique, relève d’une analyse de la vie interne à la corporation et desproblèmes auxquels elle est confrontée à ce moment précis de son histoire. Versle milieu du siècle, elle est engagée dans un vif conflit avec la Couronne et sesinstitutions ainsi qu’avec les fabricants de cuir, à propos des prix des « cuirs, locauxou étrangers ». La conjoncture est la suivante : les prix du cuir ont augmentéde manière spectaculaire (plus de 30%) en raison, dit-on, du « renchérissement denombreuses marchandises comme la chaux et l’huile de poisson », mais surtout àcause de la guerre et de l’épidémie qui décime le bétail. En 1744, la corporationengage un véritable bras de fer avec l’office général de la solde qui avait annoncél’adjudication de « l’approvisionnement en chaussures pour l’armée ». Le fait queles enchères soient ostensiblement désertées prouve à quel point la corporationétait puissante. Elle justifie le refus de ses membres en affirmant « que les maîtrescordonniers se trouvant dans l’obligation de se procurer des cuirs étrangers à unprix excessif... cela ne vaut pas la peine d’accepter ». La polémique est implicitemais évidente quand on lit le dossier tout entier. D’après lesmembres de la corpora-tion, la pénurie de cuir local découle du fait que le souverain a consenti à la sortiedes cuirs piémontais hors de ses États, sans paiement de l’octroi ; la corporationdemande, en conséquence, que soit interdite l’exportation de cuir piémontais etque la marchandise locale, moins coûteuse, demeure disponible sur place. L’enjeudu conflit est bien le contrôle des mouvements de marchandises et de leurs prix,que se disputent les cordonniers et le consulat de commerce ; pour ce dernier, laposition des cordonniers ne fera que contraindre les « pauvres tanneries du pays [...]à licencier pour ne pas succomber aux pertes entraînées par le vil prix, auquel l’aviditédesdits cordonniers limiterait nos cuirs » 78. Or, effectuer ce contrôle implique, pourles cordonniers, que les membres de la corporation possèdent un tel savoir-fairedes peaux qu’ils puissent démasquer les abus ou les impositions du gouvernement ;il faut connaître et savoir distinguer les matières premières locales (provenant d’unepluralité de localités). Le savoir-faire exigé par la corporation en ce qui concernela qualité et la provenance des cuirs évoque des compétences territoriales (éco-nomiques et productives), et des compétences sociales qui touchent à l’état desrelations entre individus, groupes et institutions plutôt (ou en même temps) quedes compétences techniques valables pour pratiquer le métier où que ce soit.

77 - Ibid., supplica di Bartolomeo Chiarmet 1758, je souligne.78 - AST, I Sez. Materie economiche, Commercio, cat. IV, mazzo 1 d’addizione, Senti-mento del Consiglio di commercio sul raccorso dei calzolai affine d’ottenere la proibizionedell’estrazione da stati di SM d’ogni sorta di corami e pelli di vitelli, 1744 ; Ibid., Informativae Parere del Consiglio del Commercio sull’affare riguardante le istanze dei calzolai per stabilireil prezzo dei corami dell’affaiterie del paese, 1745, et les nombreux autres documents concer-nant ce conflit regroupés dans la même liasse.6 0 0

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Le savoir-faire, objet de l’examen des syndics, est un savoir local ; le domaine del’habileté professionnelle est d’abord construit en termes d’appartenance, et dansun second temps seulement en termes de capacités individuelles.

Le cas des cordonniers est encore une fois emblématique mais il n’est pasisolé. En 1739, les distillateurs d’eau-de-vie et les confiseurs de Turin, en deman-dant de nouvelles règles pour leur art ainsi que de nouvelles procédures pour lechef-d’œuvre, proposent que ce dernier porte « uniquement sur les produits quisont utilisés dans la ville ». Cette clause s’attirera, en l’occurrence, une réponsesèche de la part du consulat : « Sa Majesté ne veut pas que les étrangers soientexclus du nombre de ceux qui exercent cet art, lorsqu’ils font preuve de savoir-faire et qu’on retrouve chez eux les bonnes qualités personnelles qui leur sontdemandées 79. » Le savoir-faire, souligne-t-on, est une caractéristique individuelle,elle fait partie des qualités de la personne ; en revanche, cette corporation, commela précédente, propose d’assimiler compétence et appartenance.

La force du lien créé entre les deux termes est évidente à la lecture du rôleattribué aux témoins du savoir-faire dans les suppliques adressées au roi. Contretoute attente les très nombreux témoignages concernant les capacités de travaildu postulant ne visent que rarement à lui permettre de contourner les règles dela corporation. Leur but n’est pas de dispenser de l’examen des syndics ou d’unchef-d’œuvre, aussi simplifié ou gratuit soit-il ; les témoignages de savoir-faire, ensomme, ne sont pas conçus comme des moyens de demander le privilège d’un accèsdirect au métier pour éviter les prescriptions de la corporation 80. Ils servent plutôtà pallier unmanque bien précis, fondamental et circonscrit : la phase de l’apprentis-sage, c’est-à-dire de l’inscription dans la famille urbaine, sans lequel la demandemême d’accès au chef-d’œuvre ou à l’examen serait illégitime. Ces certificats sontsollicités par des individus qui, arrivés en ville depuis peu, n’y ont pas effectué leparcours d’enracinement qui suppose un séjour prolongé auprès d’un maître censéfournir tout à la fois le savoir-faire, la connaissance et la confiance.

Les témoignages articulent ainsi des considérations sur la capacité de décou-per les tissus et les peaux, de marqueter les bois ou de travailler les métaux, à desremarques sur la bonne renommée et la réputation, les bonnes dispositions decaractère du candidat, sur son inscription reconnue dans la ville. Bernardo Zo et PietroMaurizio Cerruti, maîtres cordonniers approuvés, connaissent Giovanni Minerolodepuis 25 ans ; ils l’ont vu s’appliquer à la découpe des pièces et exécuter les tâchesdifficiles de l’art « de sorte que nous attestons que le dit Minerolo est une personnede bonne renommée, condition et réputation, catholique apostolique et romain 81 ».Les maîtres Giuseppe Rasetto et Giovanni Carlo Ferrarsi témoignent, quant à eux,à propos d’un certain Fulcheri (dont on ne connaît pas le prénom), qui « est dans

79 - AST, Sez. Riunite, Consolato di commercio, vol. 1, Acquavitai, 1739.80 - Le seul cas rencontré où la supplique donne directement accès à l’enregistrementdans le rôle de la corporation, par volonté expresse de Son Altesse, est celui dumenuisierBernardino Negro, fabricant des «métiers à tisser de l’inventeur de la nouvelle façonde tisser, Leclerc », ibid., vol. 72, 1762.81 - Ibid., vol. 9, supplica di Giovanni Minerolo, 1761. 6 0 1

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cet art tout à fait expérimenté, habile et [qui] fabrique parfaitement des chaussuresaussi bien pour hommes que pour femmes, en tout point parfaites et en totaleadéquation avec les exigences de cet art ; et nous l’estimons comme un hommede toute probité, capacité, fiabilité, de bonne renommée, condition et réputation,craignant les justices divine et humaine » ; « ils n’ont pas entendu parler à son sujetdu moindre conflit avec qui que ce soit, encore moins qu’il ait donné le mauvaisexemple, surtout en ce qui concerne son art et sa profession » ; « et ce qui est ditplus haut nous le savons par la pleine expérience que nous avons dudit homme, habituésà le fréquenter et pleinement informés de son excellente attitude et de sa parfaiteaptitude, pour l’avoir vu travailler, etc. » 82. Il en va de même pour de nombreuxboutonniers ou pour l’étameur Pietro Todino 83.

«Excellente attitude et parfaite aptitude » : la reconnaissance du savoir-faireest indissociable du témoignage qui prouve la pleine appartenance au corps citoyen.En se référant à l’Angleterre moderne, Jonathan Barry nous rappelle que l’appren-tissage faisait « affluer du sang neuf dans la grande famille urbaine » et, quoique lessituations diffèrent, le rapprochement avec Turin s’avère pertinent 84. Par ailleurs,toujours à propos des guildes dans l’Angleterre du XIXe siècle, Margaret Somersinsiste, elle aussi, sur la relation entre apprentissage et inscription dans le corpsurbain, en soulignant que ce qui était désigné comme le « savoir-faire de l’artisan »n’était pas qu’une affaire de technique :

Posséder le savoir-faire (skill) signifiait posséder la connaissance et l’appartenance.De nombreux unskilled workers étaient en réalité tout à fait compétents (skilled), maisétaient dépourvus de relational obligation [...]. Est compétente (skilled) en somme unepersonne qui a fait son apprentissage dans les formes [...]. La propriété du savoir-faire(skill) était ainsi une pratique relationnelle plutôt qu’un attribut individuel 85.

Chacune de ces observations est pertinente pour les cas que nous avons analysés,et offre des possibilités de comparaison inattendues entre des systèmes politiquesapparemment très éloignés les uns des autres.

82 - Ibid., supplica Fulcheri, 1760.83 - Ibid., vol. 6, Bottonai, suppliche di Giovanna Maria Cappella, 1740 ; di GiovanniBattista Picco, 1747 ; di Cristina Marchetta, 1740 ainsi que les nombreuses autres conte-nues dans le volume ; Ibid., vol. 40, Stagninari, supplica Todino 1752.84 - Rappelons qu’en Angleterre, durant l’époque moderne, l’accès au statut de freemenétait lié à leur inscription dans un corps de métier : Jonathan BARRY, « I significati dellalibertà: la libertà urbana nell’Inghilterra del XVII e XVIII secolo », Quaderni Storici, 89,1995, p. 487-513, ici p. 502.85 -Margaret SOMERS, «The ‘misteries’ of property: Relationality, rural-industrialization,and community in chartist narratives of political rights », in J. BREWER et S. STAVES (dir.),Early modern conceptions of property, Londres/New York, Routledge, 1995, p. 62-92 ; enoutre, voir le précieux : John RULE, «The property of skill in the period of manufacture »,in P. JOYCE (dir.), The historical meanings of work, Cambridge, Cambridge University Press,1987, p. 99-118.6 0 2

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La compétence au travail et le droit au travail sont étroitement liés parcequ’ils dépendent et témoignent tout à la fois de l’appartenance locale 86. Le travailest présenté et conçu comme une ressource locale, et c’est justement ce caractèrelocal qui est souligné par les corps et qui nourrit leur prétention à contrôler l’accèsau métier. L’accès à la pratique d’un métier n’est pas ouvert à tous, mais seulementà ceux qui ont le droit de s’asseoir au banquet durant lequel on répartit les biensde la communauté. L’image de la clientèle, des acheteurs potentiels de produits,est fidèle à cette même conception de « biens limités » : la clientèle est liée à unlieu et, pour cette raison, elle fait partie des ressources dont on réserve l’accès auxseuls ayants droit.

Au sein de cette culture spécifique, on comprend les nombreuses clausesimposées par les corporations sur le rapport entre « étrangers » et travail. L’accès auchef-d’œuvre est limité ou peut coûter le double à celui qui, bien qu’admis, « étaitconsidéré comme étranger », comme l’expliqueDomenico Chionio, d’Ivrea, habitantà Turin depuis 20 ans ; et sa phrase nous dévoile combien la condition d’« étranger »était peu objective, et combien cette étiquette était sujette à négociation 87. Mêmelorsqu’ils sont poussés à faire passer l’examen à des compagnons « étrangers » suiteà une intervention royale, les syndics des corporations défendent le terrain localcomme une ressource accessible à un nombre restreint d’individus. En 1752, lessyndics perruquiers sont poussés par le consulat à accepter de soumettre au chef-d’œuvre Giuseppe Craveri de la ville de Cuneo. Après de multiples résistances,ils doivent admettre que la perruque confectionnée par ce dernier « est suffisam-ment bien faite pour qu’il puisse exercer l’art susdit en qualité de maître hors dela ville et capitale de Turin cependant, mais bien plutôt dans la ville de Cuneo et où il luiplaira le plus mais hors de la ville de Turin ». Et ce genre de cas est fréquent.

86 - Cela ne signifie pas que l’attribution formelle de la citoyenneté soit toujours unecondition essentielle pour l’exercice de son métier, du moment que l’enracinementsocial peut être exprimé par d’autres systèmes d’appartenance. Pour des analyses durapport entre pratique du métier et attribution des privilèges de la citoyenneté, voirFrancesca TRIVELLATO, Fondamenta dei vetrai. Lavoro, tecnologia e mercato a Venezia traSei e Settecento, Rome, Donzelli, 2000 ; Id., « Intorno alla corporazione: identità professio-nale e stratificazione sociale tra Murano e Venezia (secoli XVII-XVIII) », et LeonidaTEDOLDI, « Servizio pubblico e cittadinanza: il caso degli zerlotti bresciani dal Seicentoal Settecento », les deux articles se trouvent in M.MERIGGI et A. PASTORE (dir.), Leregole dei mestieri..., op. cit., respectivement p. 52-74 et p. 75-89.87 - D’abord apprenti, puis compagnon et aussi goretto (premier garçon de l’atelier), ildemande à être dispensé du chef-d’œuvre pour ouvrir un atelier de maître, ou au moinsà ne passer que l’examen concernant la connaissance des cuirs. « Il est frêle et [du faitde] l’inconfort dont il souffre, il n’a pas pu s’exercer à tous les travaux mais seulementaux travaux de minutie... aussi bien pour ne pas porter préjudice à sa santé que pourne pas s’abîmer la main puisque celui qui ne s’exerce à fabriquer qu’un seul type dechaussures réalise ce même type avec une perfection accrue et pour le profit du public » ;marié avec 5 enfants, il se dit pauvre, alors que le chef-d’œuvre coûte 40 lires et ledouble « lorsque on est considéré comme étranger, plus 8 lires au syndic pour le dérangementque lui cause le fait de réaliser à son domicile le chef-d’œuvre. » 6 0 3

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Plutôt qu’une condition pour avoir accès aux droits de citoyenneté, la pratiquereconnue d’un métier est la preuve du fait que l’on possède ces droits. Le travailest une ressource dans un lieu donné, un bien sur lequel reposent les droits dela citoyenneté.

Suppliques

Revenons maintenant aux suppliques et tentons de comprendre de quelle manièrele contexte de lecture que nous avons construit peut nous aider à saisir le sens desmots employés, le sens des requêtes formulées, des arguments et des preuves qui,si souvent, ont pu nous sembler incohérents. Reformulons nos questions de départde façon plus radicale, à commencer par la première, qui s’impose d’elle-même :pourquoi les demandes d’accès au métier sont-elles adressées au roi ? Nous avonsvu que leurs auteurs, dans la majeure partie des cas, ne visent pas à passer outreles corporations ou le consulat, qui les reçoivent en seconde instance. Devons-nousconsidérer ces suppliques comme participant d’une culture politique dominée parla demande de protection et de privilèges auprès de l’autorité qui permettent decontourner les normes en vigueur, en échange de fidélité et de services ? Les argu-ments avancés pour appuyer les requêtes iraient dans ce sens : la pauvreté et lamaladie, si souvent présentes dans les suppliques, rappelleraient l’obligation deprotection du souverain envers les sujets les plus faibles tandis que les nombreusesallusions que font les porteurs de suppliques sur les services rendus au roi dansles rangs de son armée conféreraient à cette obligation un accent de réciprocité.

C’est justement sur ces aspects de communication et de réciprocité qu’ontinsisté, dernièrement, les études consacrées aux suppliques adressées aux souverainset aux gouvernements centraux à l’époque moderne. La supplique « présupposel’acceptation de rapports de pouvoir asymétriques, reconnaît la distance entre gou-vernants et gouvernés ; elle se présente comme une humble prière afin d’obtenirune concession ‘gracieuse’, un privilège, une intervention bienveillante et pater-nelle de la part du prince tout en reconnaissant sa propre incapacité, impuissance,pauvreté 88 ». Par le biais de cette requête, par ailleurs, les gouvernants ont accèsà de précieux canaux d’informations qui leur permettent de « découvrir les besoinset les nécessités d’une partie de la population 89 ». La supplique serait donc un lieude rencontre, de négociation et de médiation entre le haut et le bas, entre sujetset seigneurs. On a récemment souligné combien cette lecture des suppliques est

88 - Cecilia NUBOLA et Andreas WÜRGLER (dir.), Suppliche e gravamina. Politica, amminis-trazione, giustizia in Europa, secoli 14.-18., Bologne, Il Mulino, 2002, p. 10 ; ce volume aété précédé par Lex Heerma VAN VOSS (dir.), « Petitions in social history », InternationalReview of Social History, suppl. 9, 2001. Voir également Hélène MILLET (dir.), Suppliqueset requêtes. Le gouvernement par la grâce en Occident (XIIe-XVe siècles), Rome, École françaisede Rome, 2003.89 - Cecilia NUBOLA, «La ‘via supplicationi’ negli stati italiani della prima età moderna »,in C. NUBOLA et A.WÜRGLER (dir.), Suppliche e gravamina..., op. cit., p. 28-31, ici p. 31.6 0 4

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présente dans l’historiographie allemande, qui s’est intéressée à ces sources au seind’un projet d’analyse de l’État moderne comme une construction commune desgouvernants et des gouvernés. «La culture politique contractuelle qui aurait carac-térisé les pouvoirs régionaux de l’aire germanique refléterait donc une idée diffé-rente de la citoyenneté, qui participe davantage à la construction du bien public,plus critique et plus coopérative avec le pouvoir que ce que le stéréotype allemanddu ‘sujet obéissant en toutes circonstances’ ne pouvait laisser croire 90. » Dans cecadre, l’analyse prend pour objet les formes de la communication politique, et sonévolution dans le temps, et plus particulièrement l’articulation du rapport entreconcessions gracieuses et revendication de droits 91. Par rapport à cette vision relative-ment consensuelle de la communication, d’autres interprétationsmettent, à l’inverse,l’accent sur les rapports de pouvoir exprimés par la forme supplique. Elle seraitavant tout l’expression de formes de gouvernement spécifiques mises enœuvre parles seigneurs ou par les gouvernements centraux au cours de l’époque moderne.André Holestein, par exemple, voit dans la culture des suppliques adressées auxinstitutions de police dans l’Allemagne du XVIIIe siècle l’expression d’une « tech-nique juridique de l’interdiction sous réserve d’autorisation » qui les rapproche dusystème de dispenses du droit canonique. Le souverain ou les institutions centralespeuvent exempter les individus d’obéir à leurs dispositions. Le système des dis-penses permet, d’après A. Holestein, des formes de gouvernement capillaire, l’inter-vention des institutions y compris dans des situations extrêmes ou marginales, etune pénétration de l’État au cœur de chaque situation sociale. Loin de représenterdes formes de justice archaïques, ce système fait partie intégrante de la techniqueétatique d’administration et de gouvernement de l’État 92. Massimo Vallerani, dontla recherche porte sur les suppliques adressées au seigneur dans la Bologne duXIVe siècle 93, va encore plus loin et, dans une posture polémique vis-à-vis de la lecturedes suppliques en tant qu’expressions d’une culture politique contractuelle, sou-ligne que ce système de gouvernement n’est pas l’expression d’une réciprocitéauthentique mais plutôt l’affirmation unilatérale d’un nouveau système efficacede « gouvernement de l’exception » par le seigneur. L’attention portée au rapportpersonnel, au cas particulier, est l’expression d’un « processus progressif d’exten-sion du privilège comme forme de connexion politique avec les sujets et les corps

90 -Massimo VALLERANI, «La supplica al signore e il potere della misericordia. Bologna1337-1347 », Quaderni Storici, 131, 2009, p. 411-442, qui commente ainsi les positionsde l’historiographie allemande bien présentées par Andreas WÜRGLER, « Suppliche egravamina nella prima età moderna: la storiografia di lingua tedesca », Annali dell’istitutostorico italo-germanico in Trento, XXV, 1999, p. 515-546.91 - C. NUBOLA et A.WÜRGLER (dir.), Suppliche e gravamina..., op. cit., p. 10. Pour uneanalyse de la forme de la « supplique » à l’époque contemporaine, qui montre, aucontraire, l’absence de revendication de droits, voir Didier FASSIN, «La supplique.Stratégies rhétoriques et constructions identitaires dans les requêtes d’aide d’urgence »,Annales HSS, 55-5, 2000, p. 955-981.92 - André HOLESTEIN, « ‘Rinviare ad suplicandum’. Suppliche, dispense e legislazionedi polizia nello Stato di Ancien Régime », in C.NUBOLA et A.WÜRGLER (dir.), Supplichee gravamina..., op. cit., p. 177-226.93 -M. VALLERANI, «La supplica... », art. cit. 6 0 5

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territoriaux », de sorte que « si dialogue il y a eu, celui-ci advint à un niveau plusélevé, celui de la définition du pouvoir ». Par conséquent, toute lecture socio-logique des suppliques visant à rechercher des informations sur leurs rédacteurss’avère paradoxale : « ce n’est pas le sujet pauvre qui compte, et encore moins lapauvreté comme phénomène social, mais l’image du dominus qui répond à l’appelde ses sujets et se charge du problème de la pauvreté et du besoin » 94.

Ces prises de distance vis-à-vis du modèle consensuel de la communicationentre seigneurs et sujets ont l’avantage de nous garder d’une lecture ingénue dessuppliques et de la tentation de conférer aux mots qu’elles contiennent des signifi-cations qu’ils n’avaient pas. Il n’est pas pertinent de mesurer la pauvreté à partirdes déclarations des porteurs des suppliques (quoique ce soit une tentation à laquellecèdent beaucoup d’historiens 95), parce que les déclarations mêmes des nombreuxartisans « pauvres » laissent entrevoir des situations qui sont, de toute évidence,très loin de relever de l’indigence. Agostino Vacha, « avancé » en âge, à Turin depuis25 ans, demande l’exemption du chef-d’œuvre, « désireux d’exercer l’art susdit entant que patron ». Il possède une échoppe, et pourtant sa requête regorge d’allusionsà « ses pauvres situations » : son âge avancé, deux fils et une fille « tous en bas âgeet une épouse enceinte ». De plus, le médecin GiacintoDerossi atteste qu’il souffred’une « oppression de l’estomac accompagnée de vomissements, d’agitations et denuits de fièvre », en contraste apparent avec sa prétention à travailler de façonindépendante 96. De même, le cordonnier Giuseppe Reviglio, à Turin depuis 22 ans,est pauvre, avec trois jeunes enfants à charge ; il a « souffert d’une maladie trèsgrave, qui a beaucoup diminué sa vue et le fait souffrir de mal d’estomac, ce quil’empêche de prouver sa capacité à faire des chaussures pour homme et le contraintà ne prouver que sa capacité à faire des chaussures pour femme alors qu’il a l’habi-leté pour faire les deux ». Il présente des certificats de pauvreté rédigés par le curéde l’église métropolitaine et par le capitaine du quartier de Santo Stefano 97. Etles cas sont nombreux 98. La pauvreté invoquée ne correspond pas toujours à undénuement matériel. La clémence, le privilège fiscal ou juridique, l’aide pourun accès privilégié à une ressource (l’accès au métier, justement, ou à l’armée ouencore à une institution d’assistance, etc.) font partie de la catégorie générale dela requête de protection que « les pauvres » adressent au seigneur.

Toutefois, il s’agit là du point de départ de la recherche, pas de son pointd’arrivée. Je crois en effet qu’inscrire la requête au roi dans un genre particulierde communication ne dispense pas de s’interroger sur ses contenus : il faut préciserce que « protection » signifie. À la lumière du contexte que nous avons reconstruit

94 - Ibid., p. 430.95 -Massimo Vallerani souligne que de nombreux auteurs dans le recueil cité prennentle thème de la pauvreté trop au sérieux. Des études récentes ont, à l’inverse, analyséde plus près les déclarations des acteurs : voir note 2.96 - AST, Sez. Riunite, Consolato di commercio, vol. 9, supplica di Agostino Vacha, 1763.97 - Ibid., supplica di Giuseppe Reviglio, 1755.98 - Ibid., supplica di Giovanni Michele Fano, 1762 ; voir également la supplique deSebastiano Maurizio Uliengo, 1760.6 0 6

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et du lien intrinsèque entre les droits d’accès au travail et les droits liés à l’apparte-nance locale, nous pouvons lire avec plus d’attention les suppliques des artisanspiémontais. Nous avons vu que la pauvreté qui nourrit et légitime de si nombreusessuppliques ne correspond pas, dans la majeure partie des cas, à un état de faiblesseou de besoin matériel. Dans ce contexte de requête d’accès au métier, la pauvretéinvoquée est celle qui caractérise la catégorie « des misérables » : c’est-à-dire qu’ellesignale essentiellement un déficit de citoyenneté, une incapacité à remplir pleine-ment le contrat urbain. Pauvreté, instabilité, mobilité, mais également maladie 99 :nous sommes sur le terrain des droits à l’appartenance locale. Les moments de fragi-lité (économique, démographique, etc.) sont exprimés à travers le langage d’unecitoyenneté «mutilée » et font ainsi entrer différents types de personnes dans lacatégorie des misérables, c’est-à-dire des non-citoyens.

Ce contexte est important. Il nous montre que la requête adressée au roi nese résume pas à une demande de protection que l’on attend ordinairement d’unpère, ni à la demande de grâce qui peut permettre aux gens sans droits de contour-ner la loi à travers l’exception. La supplique exprime plutôt une demande dereconnaissance de « titres de citoyenneté » obtenusmalgré lamobilité et un enracine-ment précaire ; donc de droits fructifiés à travers des voies que le roi peut reconnaîtrecommes légitimes, et qui permettent ainsi d’accéder à la ressource-travail. Pourcette raison, aux récits de pauvreté et de maladie vient s’ajouter, dès que possible,la revendication des services rendus pour défendre l’État.

Giuseppe Matteo Richiardi de Turin, cordonnier, a ouvert une petite bou-tique de peaux avec ce qu’il appelle « un misérable fonds de 1 000 lires ». Il a servidans le régiment Donas durant plusieurs années, et il a « été envoyé en détache-ment à Limone contre les contrebandiers, il fut blessé au front, et, quoiqu’il aitété soigné, cela lui a tout de même amoindri la vue ». Son père, lui aussi cordonnier,s’était également distingué par ses mérites militaires, et il avait été pour cela « graciépar l’arme gentilice de S.M. Victor Amédée, d’heureuse mémoire, par patente, le28 octobre 1684 » 100. Giovanni Battista Picco, boutonnier, soutient quant à lui que« le commissaire d’artillerie Ollivero est informé de la pleine expérience que lerequérant détient dans la ville et dans la riviera de Gênes en novembre 1747 ».Bien qu’il fût « une personne fort pauvre, il s’exposait volontiers aux dangers, nonparce qu’il était intéressé, mais plutôt en tant que bon sujet et afin de se procurerdu pain, y compris en temps de paix ». Par ailleurs, il a réellement encouru degraves dangers car il a été envoyé à Gênes pour une opération d’espionnage, afind’« y entendre ce que l’on disait et faisait contre les armées de S.M. ». Il est arrêtépuis libéré avec la protection du marquis Spinola, et il n’hésite pas à énumérer,dans sa supplique, les preuves de ses sacrifices et de sa fidélité au souverain 101.

99 - Gianna Pomata a travaillé de façon exemplaire sur les privilèges accordés auxmalades, à qui l’on octroie également, comme pour les «misérables », l’attribution dela procédure sommaire : Gianna POMATA, Contracting a cure: Patients, healers, and the lawin early modern Bologna, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, [1994] 1998.100 - AST, Sez. Riunite, Consolato di commercio, vol. 9, Calzolai, supplica di GiuseppeMatteo Richiardi, s. d., ma 1760.101 - Ibid., vol 6, Bottonai, supplica di Giovanni Battista Picco, 1747. 6 0 7

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Ou encore, le cordonnier Giovanni Matteo Buffa de Cavour, habitant à Turin,alimente sa demande de travail en relatant les dommages subis au cours de sonservice dans le régiment d’artillerie : «Un tonneau de poudre lui tomba sur lesreins, de sorte qu’il fut gravement blessé au bas du dos et aux cuisses et qu’il dutrester au lit, à l’hôpital du régiment, pendant plus de 8 mois 102. »

Les historiens ont souvent trouvé déplacés ces arguments au vu des requêtesavancées et ont eu tendance à les lire comme des requêtes de protection ouverte-ment clientélistes. En fait, ces arguments devaient constituer autant de preuves decitoyenneté, pour construire et revendiquer le droit de pratiquer un métier dans unlieu donné. La protection spéciale demandée au roi consistait en la possibilité derendre ces droits effectifs et reconnus, non pas d’en contourner l’absence par lebiais d’un privilège. La fidélité renvoyait davantage à la revendication d’apparte-nance à la grande communauté des sujets de Sa Majesté qu’à un rapport de patronà client. Ainsi, les arguments de la pauvreté sont associés à ceux du service dansl’armée et à la défense de la « patrie » mais, de la même manière, la requête depouvoir travailler est étayée par des « preuves de citoyenneté », comme le mariageavec une sujette de Sa Majesté, ou – exactement comme cela s’était passé dans lecas des étrangers menacés par le droit d’aubaine – par des attestations de fréquen-tation d’institutions caritatives urbaines. Chiarmet, lorsqu’il demande à la « royalegrâce et clémence innée » du roi d’être admis à l’examen des syndics, rappelle« que depuis 19 ans, il s’est établi et habite dans la présente ville et qu’il y a prisfemme » ; alors que le « pauvre » Michel Angelo Amedei de Turin, pour obtenir lemême privilège, présente certes deux certificats de pauvreté – l’un « du Père NicolaOllivero, curé de l’église paroissiale des Saints-Augustin, Jacques et Philippe, etl’autre, judiciaire, de l’actuaire Aymone, capitaine du quartier de l’Île de SaintJacques » – mais il insiste avec force sur le fait qu’« il a été hospitalisé à l’hôpitalroyal de la Charité le 24 juin 1737 et y est resté jusqu’au 9 avril 1744 » 103.

La supplique s’adresse au roi car la demande d’accès au travail dépend dela reconnaissance des droits d’appartenance locale. La catégorie de « clientélisme »ne serait donc pas efficace pour décrire les relations instaurées par les suppliques :protection et privilège ne sont pas revendiqués pour contourner l’absence de droitsconcernant une ressource, mais pour en revendiquer l’existence. Dans cette culturejuridique, droits et privilèges ne sont pas des termes contradictoires.

102 - Ibid., vol. 9, Calzolai, supplica Giovanni Matteo Buffa, 1759.103 - Ibid., vol. 9, Calzolai, supplica di Michel Angelo Amedei. Il présente égalementl’attestation du médecin Costa, qui certifie que le porteur de supplique souffre defièvre et de fortes douleurs à l’estomac. Nous pouvons mesurer à quel point les procèspouvaient servir de certificats : certaines attestations de pauvreté avaient été produiteset utilisées lors de procédures judiciaires antérieures.6 0 8

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Sur le Jus percipiendi, ou de la bonne mobilité

Le travail est donc une ressource locale et son accès est réservé à ceux quidétiennent des droits sur les ressources locales. En ce sens, pour ce qui concerneles corporations, il serait réducteur d’affirmer qu’elles défendent la main-d’œuvrelocale : plutôt, par le contrôle étroit qu’elles exercent sur la mobilité et par le statutattribué à l’apprentissage, elles construisent la population locale.

La représentation du travailleur salarié comme «misérable » sert d’avertisse-ment à ceux qui nieraient ou oublieraient ce principe en prétendant pouvoir tra-vailler là où les mènent leurs pérégrinations. Ainsi, les demandes d’accès au travailsont des revendications d’enracinement et d’appartenance sociale qui constituentles véritables compétences du travailleur.

Pourtant, pour saisir le rapport fort complexe des travailleurs à la mobilité,il faut nous arrêter sur certaines contradictions apparentes que présente la source.La condition de misérable n’est pas toujours rejetée par les rédacteurs de sup-pliques ; nous avons vu que ces derniers la revendiquent également et qu’ils solli-citent le roi en tant que pauvres et misérables. Par ailleurs, si ces sources regorgentde « preuves de citoyenneté », d’autres, dans lesquelles les travailleurs salariés nes’adressent pas au souverain mais se confrontent aux maîtres et aux patrons desateliers, revendiquent au contraire la mobilité comme un droit fondamental qu’ilfaut défendre. Dans le même palais où siège le tribunal du consulat auquel le roienvoyait les suppliques, le vicaire de politique et de police tient les procès som-maires au cours desquels les patrons d’atelier assignent en justice leurs ouvriersparce qu’ils ont abandonné leur travail avant la date fixée. À ces protestations, lesouvriers opposent les impératifs qui les ont poussés au départ mais également leurdroit à quitter un atelier que les patrons peuvent évidemment entraver mais qu’ilsne peuvent contester 104. C’est un thème bien connu des historiens : le droit à lamobilité est justement ce qui, dans les déclarations mêmes des travailleurs sala-riés, distingue leur position de celle des esclaves, le travail libre du travail forcé 105.Récemment, certaines recherches précieuses nous ont cependant aidés à préciser lemaillage de droits sur lequel s’enracine la difficile mesure de la mobilité. EmanueleConte, en travaillant sur les classifications juridiques au sein desquelles s’inscrivaientles rapports de travail dans la culture des post-glossateurs 106 –, souligne une donnée

104 -N. ROLLA, La piazza e il palazzo..., op. cit.105 - De riches recherches sont en train de se développer sur le rapport entre les deux :depuis l’article d’A. COTTEREAU, «Droit et bon droit... », art. cit., jusqu’aux travauxdésormais classiques de Robert J. STEINFELD, Coercion, contract and free labour in the19th century, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 et Simon DEAKIN et FrankWILKINSON, The law of the labour market: Industrialization, employment, and legal evolution,Oxford, Oxford University Press, 2005. Voir également Alessandro STANZIANI, « Freelabor-forced labor: An uncertain boundary? The circulation of economic ideas betweenRussia and Europe from the 18th to the mid-19th century? », Kritika. Explorations inRussian and Eurasian history, 9-1, 2008, p. 1-27.106 - Emanuele CONTE, «Cose, persone, obbligazioni, consuetudini. Piccole osserva-zioni su grandi temi », in O.FARON et É. HUBERT (dir.), Le sol et l’immeuble. Les formes 6 0 9

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qui nous est peu familière. Les rapports de « servitude ou de quasi-servitude » sontinscrits chez Balde dans la rubrique des droits réels et non pas, comme l’on pourraits’y attendre, des droits subjectifs (qui prévoient l’existence d’obligations). Cetteclassification implique qu’une sujétion personnelle puisse être acquise par pres-cription, et qu’une situation de fait, qui se serait prolongée dans le temps, puissese transformer en une situation de jure (comme dans le cas d’une possession). Ledroit traitait donc un rapport d’homme à homme comme s’il s’agissait d’un objet.Cette classification émerge dans un contexte d’urgence pratique. Les juristes éta-blissent alors la légitimité d’un recours au juge dans le but d’obtenir le recouvre-ment non de biens matériels mais de droits. Ce sujet suscite l’opposition entrecivilistes et canonistes, et les arguments de Balde s’inscrivent dans ce contexte. Ilexiste, d’après lui, deux sortes d’obligations : celles contractées entre hommes libres,qui ne peuvent donner lieu à aucun procès d’aucune sorte, et celles qui dépendentd’une situation de quasi-servitude, de sujétion ou de domination, qui créent chezle créancier une « quasi-possession ». «Et voici donc, commente E.Conte, nonseulement la servitude de la glèbe, mais aussi tous les rapports de subordinationpersonnelle, entraînés hors du domaine du droit des personnes et reversés parmiles droits réels. » La culture juridique dans laquelle s’inscrit cette prise de positionest celle qui confère à l’usage, à la pratique, la capacité de créer des droits et doncde créer des figures juridiques et des status : « l’usage crée une multitude de status...sans impliquer à aucun moment ni les sujets ni leur volonté ; il se limite à enregis-trer un équilibre de forces, naturel ou consolidé par le temps, et le revêt de juri-dicité ». Celui qui avait toujours perçu des prestations est ainsi intégré dans unesituation de droit : un status percipiendi, sans qu’à l’origine de ce status il n’y ait eud’obligations personnelles. L’usage justifie ainsi « l’établissement de contraintesobligatoires entre personnes privées. Il suffit qu’un certain comportement se soitrépété pendant un temps assez long pour qu’il puisse être considéré comme uneprescription legittime praescriptamême s’il n’implique que deux personnes. L’usageétablissait ainsi un jus qui préservait toute l’ambiguïté du mot latin : il était à lafois un droit subjectif et le Droit ». Ainsi, poursuit E. Conte, dans cette culture juri-dique, « les status personnels ne seraient pas un nombre limité de conditions person-nelles définies a priori, mais la diversité infinie des situations socio-économiquesdans lesquelles se trouvent les personnes » 107.

La violente protestation des patrons de boutique qui assignaient en justiceleurs ouvriers coupables d’avoir quitté le service avant la date fixée nous fait penserque cette culture juridique – qui imprégnait d’ailleurs la formation des juristespiémontais – n’était pas si lointaine. Dans les salles du vicariat, en cas de départprématuré des travailleurs, les patrons refusaient de payer aux travailleurs les jours

dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d’Italie (XIIe-XIXe siècle), Rome,École Française de Rome, 1995, p. 27-39 ; Id., «Dai servi ai sudditi. La realitas deicontratti di status nel diritto comune », in F.THEISEN et W.E. VOSS (dir.), Glosse, Summe,Kommentar, Osnabrück, Univ.-Verl. Rasch, 2000, p. 37-54. Sur la place centrale occupéepar les post-glossateurs dans la culture juridique piémontaise du XVIIIe siècle, je renvoieencore une fois à S. CERUTTI, Giustizia sommaria..., op. cit., p. 81 sq.107 - E. CONTE, «Cose, persone... », art. cit., p. 37 et 35.6 1 0

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qu’ils avaient effectivement passés à l’atelier et ils exigaient de garder l’intégralitéde la somme sur laquelle ils s’étaient accordés, au nom du grave « préjudice subi ».Ni estimation ni valeur ne sont attribuées à ce préjudice qui prend la forme d’unjus percipiendi violé, plus que d’un dommage matériel.

Ce qui semble distinguer les travailleurs salariés dans cette société d’AncienRégime, c’est la tâche particulièrement difficile qui consiste à trouver un «bon degré »de mobilité. On accède au travail lorsqu’on échappe à la condition de « personnesmisérables » dépourvues d’enracinement et de ressources locales.Mais, par ailleurs,la mobilité qui rend misérable est aussi une condition revendiquée et défendue,qui permet de distinguer la condition du travailleur salarié de celle du serviteur,et de ne pas mettre les patrons en situation d’exercer le jus percipiendi, qui peutcorroborer leurs injonctions. Toute revendication des travailleurs salariés – dansles États savoyards comme dans la France moderne 108 – porte les traces du poidsde ces classifications juridiques, au-delà des expériences individuelles. Chacunrevendique un certain degré d’« extranéité » (de misère) pour échapper à l’imposi-tion de la servitude.

Simona CeruttiCentre de Recherches Historiques-EHESS

Traduit de l’italien par Guillaume Calafat et Giulia Puma

108 - Je renvoie, encore une fois, à M. SONENSCHER, Work and wages..., op. cit. 6 1 1