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Sociétés Religions Politiques L’Honnête homme, l’or blanc et le Duc d’Albe Mélanges offerts à Alain Becchia Textes réunis et édités par Andreas Nijenhuis-Bescher Émilie-Anne Pépy et Jean-Yves Champeley Université Savoie Mont Blanc Laboratoire LLSETI 33

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L’Honnête homme, l’or blanc

et le Duc d’AlbeMélanges offerts à Alain Becchia

Textes réunis et édités par Andreas Nijenhuis-Bescher

Émilie-Anne Pépy et Jean-Yves Champeley

Université Savoie Mont BlancLaboratoire LLSETI

33

L’Honnête Homme, L’or bLanc

et Le Duc D’aLbeméLanges offerts à aLain beccHia

TexTes réunis eT édiTés par

andreas nijenhuis-Bescher

Émilie-Anne Pépy et Jean-Yves Champeley

LaBoraToire Langages, LiTTéraTures, sociéTés, éTudes TransfronTaLières eT inTernaTionaLes

coLLecTion SociéTés, reLigions, poLiTiques

N° 33

© Université Savoie Mont Blanc UFR Lettres, Langues, Sciences Humaines Laboratoire Langages, Littératures, Sociétés, Études Transfrontalières et Internationales BP 1104 F – 73011 CHAMBÉRY CEDEX Tél. 04 79 75 85 14  www.llseti.univ-smb.fr

Réalisation : Catherine Brun Illustration de couverture : La diligence à Lanslebourg, Jean Baptiste Louis GUY, huile sur toile, 1857 Collection du Musée des Beaux-Arts de Chambéry © Musées de Chambéry / Photo D. Gourbin ISBN : 978-2-919732-56-2 ISSN : 1771-6195 Dépôt légal : mai 2016

LLSETI

direcTeur du LaBoraToire

Frédéric Turpin

sommaire

Préface ....................................................................................................9Publications d’Alain Becchia ................................................................. 17Présentation des auteurs ........................................................................ 29Le décret d’Iasos en l’ honneur des fils de Peldémis au IVe siècle a.C. Retour sur une datation controverséeFabrice Delrieux .................................................................................... 45Les stèles de Térénouthis : hellénisme et traditions égyptiennes dans le Delta du NilFrançois Kayser ..................................................................................... 63Le patronat de cité dans la « Confédération cirtéenne » (IIe-IVe siècles)François Bertrandy ...............................................................................117Constantin à Solesmes. Le débat Broglie-Guéranger et le renouveau de la querelle des deux baptêmes constantiniens au milieu du XIXe siècleLaurent Guichard ................................................................................ 153La charte de donation du monastère viennois de Saint-Ferréol à l’abbaye de Saint-Victor de Marseille (3 novembre 1036)Laurent Ripart .................................................................................... 201Quelques réflexions sur l’organisation des comptes de trésorerie savoyarde. L’exemple du premier compte de Martin Deschaux sous le règne d’Amédée VIII (1391-1392)Christian Guilleré ...............................................................................223Le Peintre, le prince, le prédicateur : choix artistiques et sensibilité religieuse dans une principauté du bas Moyen Âge (Savoie, autour de 1430)Guido Castelnuovo ............................................................................. 247Marchands de fromages des montagnes de Savoie au XVe siècleFabrice Mouthon ................................................................................ 261Modernité du Moyen Âge ou Moyen Âge de la Modernité ? Généalogie médiévale de l’« Honnête homme »Pascal Vuillemin .................................................................................277Affranchissements de mainmortables au XVIe siècleBruno Gachet ..................................................................................... 323

Des cimes alpines aux plats pays. La Savoie, la route espagnole et la Révolte des Pays-Bas au temps du Duc d’AlbeAndreas Nijenhuis-Bescher .................................................................343La visite de Christine de France à Annecy en 1640 ou le simulacre d’une entrée Florine Vital-Durand .......................................................................... 373Les redevances sur les mariés et l’abbaye de la Basoche en Savoie. Le témoignage de la justice (vers 1640 - vers 1770)Jean-Yves Champeley .......................................................................... 397Le chartrier disparu de l’abbaye d’Abondance. Un cas archivistique désespéré ?Arnaud Delerce ................................................................................... 421Aspects démographiques du duché de Savoie en 1734Laurent Perrillat .................................................................................. 437Leçon d’ histoire dynastique pour une princesse de Savoie : l’ épître à Marie-Joséphine, comtesse de Provence, en 1771, par l’abbé ParmentierFrédéric Meyer ....................................................................................463Impossible Révolution en Savoie ?Hervé Laly .......................................................................................... 481La connaissance de l’environnement au service du progrès. Le cas du médecin naturaliste Dominique Villars (1745-1814)Émilie-Anne Pépy ............................................................................... 499« Freedom flourished like a fair flower » : la culture florentine revisitée par un faussaire de l’Angleterre romantiqueCarole Mabboux ................................................................................. 529Justin Sandre, instituteur et poète savoyard dans la Grande GuerreCorinne Bonafoux .............................................................................. 551Le tourisme industriel avant le patrimoine industriel : le cas de l’ hydroélectricité en SavoieYves Bouvier ........................................................................................ 569Pour une étude des présidents d’EDF, fonctionnaires ou patrons ?Denis Varaschin .................................................................................. 591Temporaliser les traversées alpines. La nouveauté comme substance de contemporanéitéKevin Sutton ....................................................................................... 597Index onomastique .............................................................................. 629Index toponymique .............................................................................643Table des illustrations .......................................................................... 659

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Modernité du Moyen Âge ou

Moyen Âge de la Modernité ?généalogie Médiévale de l’« Honnête HoMMe »

Pascal vuilleMin1

À en croire le récent engouement suscité par l’essai de Sarah Bakewell2 ainsi que le succès, plus extraordinaire encore, du petit recueil d’Antoine Compagnon3, il semblerait qu’après une éclipse momentanée, Montaigne soit, de nouveau, « à la mode »4. Et chacun, dès lors, de se proclamer « moderne »5 et de se revendiquer des leçons d’un Humanisme français qui, en ce « beau XVIe  siècle »6, aurait redécouvert les valeurs antiques de l’éthique, de la décence et de la civilité, le tout se trouvant subsumé par cette vertu de l’honnêteté à laquelle plusieurs passages des Essais sont consacrés7.

1 Maître de conférences en histoire médiévale à l’Université Savoie Mont Blanc.2 Sarah Bakewell, Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et

vingt tentatives de réponse, Paris, Albin Michel, 2013.3 Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne, Paris, Équateurs, 2013.4 Depuis les deux succès éditoriaux cités, bien d’autres ouvrages ont été

publiés sur ou autour de Montaigne, parmi lesquels on retiendra, Philippe Desan, Montaigne. Une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014 ; Pierre Manent, Montaigne. La vie sans loi, Paris, Flammarion, 2014. Pour une perspective sur la postérité de Montaigne, Philippe Desan, « Réflexions sur la postérité philosophique et politique de Montaigne », Taula, quaderns de pensament, 44, 2012, p. 13-24.

5 Il serait impossible d’énumérer ici tous les articles parus dans les quotidiens, les hebdomadaires et les mensuels français recensant les différents ouvrages consacrés entre 2013 et 2014 à Montaigne et à son rapport à la « modernité ».

6 Je fais référence ici au titre de l’ouvrage de Bernard Quilliet, La France du beau XVIe siècle, Paris, Fayard, 1998.

7 Plusieurs articles consacrés aux occurrences et emplois des termes « honneste » et « honnesteté » dans les Essais ont été réunis dans le recueil des actes du IVe colloque international de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance (Sommières, 6-8 septembre 1983), La Catégorie de

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Or, s’il faut tirer un autre enseignement de cette fascination récurrente, c’est que la Modernité est bien maligne, car elle n’est pas toujours aussi moderne qu’elle veut bien le laisser croire. Ainsi en est-il, justement, de cet « honneste homme » dont Montaigne aurait été à la fois le précurseur et le prototype8. Un modèle fertile s’il en est, puisqu’il aurait ouvert la voie à l’élaboration d’une figure qui, de la fin du XVIe siècle au Siècle des Lumières, s’affirma comme l’antonomase de l’Homo modernus, par opposition, évidemment, à cet Homo vetus du Moyen Âge, sinon tout à fait « malhonnête », du moins archaïque et grossier9.

Quoique caricaturale en apparence, une telle opposition n’en est pas moins devenue une sorte de préconçu, en particulier depuis la publication du « maître-livre » de Maurice Magendie, qui fit de la « politesse mondaine », du savoir-vivre et de la civilité, autrement dit de « l’honnesteté », l’une des caractéristiques majeures de l’homme moderne10. Afin d’étayer sa thèse, Magendie s’appuya notamment

l’Honneste dans la culture du XVIe siècle, Saint-Étienne, Institut d’études de la Renaissance, 1985. Ainsi citera-t-on : Françoise Charpentier, « L’utile et l’honnête : de 1580 aux essais du IIIe livre », p. 243-254 ; Gisèle Mathieu-Castellani, « Le Paysage de l’honneste dans les Essais de Montaigne », p. 255-263 ; Marcel Tetel, « De l’honneste chez Montaigne : réversibilité et subversion », p. 233-242 ; André Tournon, « Les Jeux de l’honnesteté (Essais, III : 5) », p. 265-274.

8 Voir ici Jean Plattard, « L’Honnête homme d’après Montaigne », Boletim do Institudo francês de Portugal, IV, 1934, p. 55-63 ; Charles Dédéyan, « Deux aspects de Montaigne : I. Montaigne et la cité : Essais, III, 10. II. Montaigne et l’honnête homme : Essais, III, 8 », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, VI, 1945, p. 302-327 ; Elaine Limbrick, « La Conception de l’honnête homme chez Montaigne », Revue de l’Université d’Ottawa, 1971, p. 47-57 ; Vincent L. Schonberger, « La Conception de l’« honneste » homme chez Montaigne », ibid., 1975, p. 491-507. On citera enfin le mémoire de DEA soutenu en 1999 par Émeline Baud à l’Université de Lyon II sous la direction de Pierre Servet, L’ idée d’ honnête-homme dans les ‘Essais’ de Montaigne.

9 Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’ invention de l’ honnête homme (1580-1750), Paris, Presses Universitaires de France, 1996.

10 Maurice Magendie, La Politesse mondaine et les théories de l’ honnêteté, en France au XVIIe  siècle, de 1600  à 1660, Paris, Felix Alcan, 1925. Afin de mesurer le rôle que joue, encore aujourd’hui, le livre de Magendie dans l’approche de la double notion d’honnêteté et de civilité, on lira Emmanuel Bury, « À la recherche d’une synthèse française de la civilité : l’honnêteté et ses sources », Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Alain

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sur un traité de Nicolas Faret, à ce point significatif à ses yeux qu’il en établit parallèlement une édition critique. Imprimé en 1630, L’Honneste-Homme ou l’art de plaire à la cour11 opérait une vaste synthèse qui, depuis les prodromes érasmiens du De civilitate morum puerilium (1530)12 en passant par le Livre du Courtisan de Baldassare Castiglione (1528)13, le Galateo de Giovanni della Casa (1558)14 et bien entendu par Montaigne, paracheva un portrait qui fit dès lors office de vulgate. Plaçant son « honneste homme » sous le haut-patronage d’un stoïcisme prétendument ressuscité au XVIe  siècle15, Faret en énumère les qualités intrinsèques : cultivé, modeste, fervent pratiquant, maître de ses passions et de ses gestes, prudent, galant, agréable et fin discoureur… Le tableau est édifiant. Toutefois, sans doute le serait-il plus encore si tous ces traits distinctifs n’avaient été codifiés, selon des propos et une inspiration sensiblement similaires, entre le VIe siècle et le dernier tiers du XVe siècle…

Il y a peu, deux études ont ouvert sur cette problématique une « ère du soupçon », que bien peu depuis ont véritablement investie. Dans un cadre général tout d’abord, Thierry Wanegffelen se proposait, dans un essai publié à titre posthume, de révéler la « ruse de la modernité », élégante expression pour remettre en question la soi-disant « découverte de l’individu » propre à « l’époque moderne »

Montandon (éd.), Clermont-Ferrand, Université Blaise Pascal, 1994, p. 179-214.

11 Nicolas Faret, L’Honneste-Homme ou l’art de plaire à la cour, Paris, 1630. L’édition critique de Maurice Magendie est parue en 1925.

12 Plusieurs traductions en français, à commencer par celle d’un certain Claude Hardy, « parisien eagé [sic] de neuf ans », La civilité morale des enfants, Paris, 1613. On signalera la traduction beaucoup plus récente de Pierre Saliat, « La civilité puérile », Érasme. ‘De Pueris’, de l’éducation des enfants, Paris, Klincksieck, 1990.

13 Pour une traduction en français, Baldassar Castiglione, Le Livre du courtisan, Alain Pons (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1991.

14 Traduit en français par Jean du Peyrat et imprimé en 1562, Le Galathée ou la manière et fasson comme le gentilhomme se doit gouverner en toute compagnie, Paris, 1562. Pour une traduction récente, Alain Pons (éd.), Galathée ou Des manières, Paris, Le Livre de Poche, 1991.

15 Pour le contexte, Léontine Zonta, La Renaissance du stoïcisme au XVIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1914. On verra également Denise Carabin, Les idées stoïciennes dans la littérature morale des XVIe et XVIIe siècles (1575-1642), Paris, Garnier, 2004.

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et, avec elle, la « découverte » de la civilité16. Quelque temps plus tard, Martin Aurell vint quant à lui renforcer le doute, en montrant, dans Le chevalier lettré,  que les savoirs et la conduite des chevaliers des XIIe et XIIIe siècles préfiguraient, sous l’influence du clergé, les codes culturels et comportementaux des aristocraties dites « modernes »17. De la lecture croisée de ces deux ouvrages,  une double hypothèse se dessine : l’honnêteté n’aurait donc pas disparu avec l’Antiquité pour renaître au XVIe  siècle18 ; pire encore, il semblerait qu’elle ait bel et bien éclairé, au contraire, tous les siècles si obscurs du Moyen Âge occidental.

Trêve de sarcasmes et, surtout, de naïveté. Nul n’a jamais feint de croire que l’« honnête homme » était né tout armé. Tous les historiens et les sociologues qui se sont penchés sur la question ont en effet souligné la parentèle entre l’idéal moderne de l’« honnête homme » et l’idéal médiéval des « bonnes mœurs »19, tout comme ils ont relevé les liens qui unissaient la civilité moderne et la courtoisie médiévale20. Cependant, cette généalogie a presque toujours été abordée – comme nous venons volontairement de le faire – de manière rétrospective, selon une perspective que l’on pourrait qualifier de « filiation inversée »21. De fait, il s’agissait de montrer en quoi la

16 Thierry Wanegffelen, Le Roseau pensant. Ruse de la Modernité occidentale, Paris, Payot, 2011. Sur la remise en cause de la découverte de l’individu on pourra également citer Jean-Claude Schmitt, « La « découverte de l’individu » : une fiction historiographique ? », La Fabrique, la figure et la feinte. Fictions et statut des fictions en psychologie, Paul Mengal, François Parot (éd.), Paris, Vrin, 1989, p. 213-236.

17 Martin Aurell, Le Chevalier lettré. Savoir et conduite de l’aristocratie aux XIIe et XIIIe  siècles, Paris, Fayard, 2011. Quelques années auparavant, l’ouvrage publié sous la direction de Daniela Romagnoli, La Ville et la Cour. Des bonnes et mauvaises manières, Paris, Fayard, 1995, proposait déjà des pistes stimulantes.

18 Ce que pouvaient encore laisser croire les actes réunis dans La Catégorie de l’Honneste dans la culture du XVIe siècle, op. cit.

19 Alain Montandon, Politesse et Savoir-vivre, Paris, Anthropos, 1999.20 Jean-Claude Margolin, « La Civilité nouvelle. De la notion de civilité à sa

pratique et aux traités de civilité », Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, op. cit., p. 151-177.

21 J’emprunte cette expression à Jean Davallon, qui l’employait pour sa part dans le cadre d’une étude consacrée à l’attitude actuelle vis-à-vis du patrimoine, Jean Davallon, « Le Patrimoine : « une filiation inversée » ? », Espaces Temps, 74-75, 2000, p. 6-16. 

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multiplication, entre les XVIe et XVIIe siècles, des réflexions sur les modes de comportement ainsi que la prolifération des traités consacrés à la civilité22 constituaient une nouveauté radicale et devenaient, par conséquent, des marqueurs de la modernité23. Une fois posée, une telle démarche supposait non seulement la relégation de toute idée d’héritage, mais conduisait également à n’aborder le passé médiéval qu’à l’aune du présent moderne. En d’autres termes, c’est le principe même de la transmission qui se trouvait inversé, de sorte que toute trace éventuelle de continuité n’était appréhendée qu’en fonction de la « rupture créatrice » du XVIe siècle24.

Sur la base de ces quelques observations, la présente étude souhaiterait rouvrir le dossier de l’ homo honestus en le délestant, pour ainsi dire, de toutes les hypothèques qui ont pu peser sur une telle figure. Oublions donc pour un instant seulement l’honnête homme de Montaigne, de Faret ou de Molière pour nous intéresser à ses ancêtres, en replaçant de ce fait l’honestas dans l’ordre généalogique naturel. Or, ainsi reconsidéré, il apparaît que l’un des moments clés de sa définition et de sa fixation se situe justement à l’époque médiévale et, plus précisément encore, entre le dernier tiers du XIIIe siècle et le milieu du XVe siècle. C’est au cours de ces deux siècles, en effet, que l’honestas se dépare en grande partie de son hérédité gréco-romaine pour acquérir une physionomie plus nettement chrétienne et pour devenir, dans le même temps, non plus seulement un idéal, mais également et surtout un modèle supposant une application concrète. Dès lors, il n’était plus tant question de réfléchir à ce que pouvait être une « vie honnête » qu’à ce qu’elle devait être, ce qui impliquait donc d’en préciser les cadres, de les diffuser et, enfin, de veiller à leur mise en pratique. Autant d’étapes que nous nous proposons ici de retracer

22 Afin d’en prendre la mesure, on se reportera à Alain Montandon (éd.), Bibliographie des traités de savoir-vivre en Europe du Moyen Âge à nos jours, vol. 1, France, Angleterre, Allemagne ; vol. 2, Italie, Espagne, Portugal, Roumanie, Norvège, Pays tchèque et slovaque, Pologne, Clermont-Ferrand, Université Blaise Pascal, 1995.

23 On se doit de citer ici Norbert Élias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.

24 Pour une remise en contexte de la Renaissance entrevue comme « rupture créatrice », Wallace K. Ferguson, La Renaissance dans la pensée historique, Paris, Payot, 2009 (1re éd., Paris, Payot, 1950).

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puis de parcourir, certes dans les grandes lignes, mais avec rigueur25, afin de suggérer qu’à défaut d’y naître tout à fait, c’est bien durant ces deux siècles médiévaux que l’homo honestus tend véritablement à émerger dans l’Europe occidentale.

Honestas et Homo honestus dans l’Antiquité et dans le christianisme primitif (Ier siècle av. J.-C. - Ve siècle)

Avant toutes choses, évitons à notre tour de tomber dans les pièges que nous venons à peine de relever. Tout comme le modèle de l’honnête homme, la notion d’Honestas qui le sous-tend n’est pas apparue ex nihilo au milieu du Moyen Âge. Des siècles de gestation précèdent son introduction et sa récurrence dans le lexique canonique, théologique, philosophique et normatif médiéval. Dans les faits, l’usage du mot Honestas entama sa diffusion à la fin de la République romaine, où il commença à cohabiter avec la forme substantivée Honestum jusqu’alors beaucoup plus fréquemment employée. Or, comme l’a brillamment montré Mathieu Jacotot dans sa thèse sur les notions d’honos, d’honestum et d’honestas dans la Rome républicaine, l’introduction du terme honestas dans le vocabulaire latin ne fut évidemment pas innocente26. Employé pour la première fois dans un cadre stoïcien par l’auteur de la Rhétorique à Herennius et par Cicéron dans le De inventione, l’honestas fut vraisemblablement produit en tant que substantivation de l’adjectif honestus afin d’en recouvrer le sens, même s’il ne tarda pas à acquérir une portée plus large. Confronté à l’honestum, l’honestas en représenterait en quelque sorte l’incarnation. Là où l’honestum ne désignait qu’un concept philosophique et rhétorique – d’ordre technique et abstrait –, l’honestas renvoyait pour sa part à une qualité – d’ordre pratique et concret – qui impliquait ainsi un ensemble de normes mesurables dans la réalité. Quand

25 Pour une perspective à la fois plus large (chronologiquement) et plus précise (dans ses articulations problématiques), nous nous permettons de renvoyer à Pascal Vuillemin, « Honestas, un idéal chrétien du Moyen Âge. Quelques jalons pour une enquête en cours », à paraître.

26 Mathieu Jacotot, Question d’ honneur. Les notions d’honos, honestum et honestas dans la République Romaine antique, Rome, École française de Rome, 2014.

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l’honestum – en tant que  vertu ou idéal de moralité – se prétend, l’honestas – en tant que « beauté morale » – se démontre27.

Or, il est frappant de constater que ni Cicéron, ni les auteurs et philosophes romains ultérieurs ne prennent justement la peine de préciser les normes qui fixeraient les contours exacts de cette beauté morale consubstantielle à l’honestas. Les textes stoïciens maintiennent en effet une réelle ambiguïté entre l’honestum et l’honestas, les deux notions se juxtaposant, se superposant ou se confondant en fonction des différents contextes, de sorte que l’honestas demeure de nature essentiellement théorique, en tant que vertu de celui qui « pratique l’honestum »28. Quant à savoir en quoi consiste exactement cette pratique, les tablettes et autres papiri restent allusifs. D’où le caractère encore abstrait, dans l’Antiquité romaine, d’une honestas qui avait pourtant été forgée afin de répondre à un certain nombre de caractéristiques concrètes. Ce paradoxe, qui n’avait pas échappé aux contemporains eux-mêmes, pouvait en partie s’expliquer, il est vrai, par la grande relativité des normes romaines, variables d’une condition sociale à l’autre, d’un sexe à l’autre ou encore d’une ethnie à une autre29. Dès lors, rien de surprenant à ce que l’imbrication de morales sociales, sexuelles ou ethniques divergentes rende pour le moins complexe toute définition de normes fixes et universellement applicables.

Dans un tel contexte, l’apparition, la diffusion puis l’affirmation du Christianisme contribuèrent largement à clarifier les choses, notamment à partir du moment où ceux qui deviendront les futurs Pères de l’Église cherchèrent précisément à définir des règles

27 Nous rejoignons en ce sens Mathieu Jacotot, ibid., p. 183, « De façon générale, le terme honestas est utilisé dans des contextes variés, pour désigner la beauté morale comme qualité, lorsqu’elle est incarnée par des individus, alors qu’honestum a une dimension plus conceptuelle et plus technique ». C’est nous qui soulignons.

28 Ainsi Cicéron dans le Lucullus, 135, sapiensne non timeat ne patria deleatur, non doleat si deleta sit ? Durum, sed Zenoni necessarium, cui praeter honestum nihil est in bonis, tibi vero Antioche minime, cui praeter honestatem multa bona, praeter turpitudinem multa mala videntur, quae et venientia metuat sapiens necesse est et venisse doleat. Passage cité et commenté par Mathieu Jacotot, Question d’ honneur. Les notions d’honos, honestum et honestas dans la République Romaine antique, op. cit., p. 182.

29 Sur ces différents clivages du statut social, du genre et de l’ethnie, voir Ibid., p. 499-504.

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théologales, morales et comportementales valables pour l’ensemble des fidèles de l’Ecclesia30. À ce stade, une distinction doit cependant être opérée entre la réflexion des Pères latins et celle des Pères grecs. Tandis que les premiers – à l’image de Tertullien31 ou d’Origène32 – s’en tiennent à l’énumération de vertus régénérées par la parole christique, les seconds, à commencer par Clément d’Alexandrie dans Le Pédagogue, accordent une attention plus soutenue aux exemples concrets qui permettent de les mettre pratiquement en œuvre33, à l’image de la conduite à observer en mangeant et en buvant34, des propos et des discours qu’il convient de tenir ou non35 et enfin de la modération à observer dans l’usage des parfums, des vêtements et des parures précieuses36. Au prix parfois de quelques nuances, ces deux démarches contribuent dans leur complémentarité à définir une morale et des règles de comportement proprement chrétiennes, de sorte que de ce creuset émerge ainsi un premier portrait d’un homo cristianus accompli, plein de modération, de contenance, d’esprit et de modestie.

Ces premiers apports s’avèrent décisifs dans la définition de ce qui deviendra l’honestas chrétienne. Aucun des Pères de l’Église n’oublie ni ne néglige en effet la notion d’honestas et la figure de l’homo honestus dans sa réflexion37. Pour autant, s’ils y font référence, ils ne les relient que très incidemment à leurs définitions et à leurs descriptions du « bon chrétien » et, lorsqu’ils le font, c’est parfois pour s’en différencier.

30 Pour un panorama d’ensemble, Éric F. Osborn, La Morale dans la pensée chrétienne primitive. Description des archétypes de la morale patristique, Paris, Beauchesne, 1997.

31 Claude Rambaux, Tertullien face aux moralistes des trois premiers siècles, Paris, Les Belles Lettres, 1979.

32 Gustave Bardy, Les Moralistes chrétiens : Origène, Paris, Gabalda, 1931 ; Peter Nemeshegyi, « La morale d’Origène », Revue d’ascétique et de mystique, 37, 1961, p. 409-428.

33 Olivier Prunet, La Morale de Clément d’Alexandrie et le Nouveau Testament, Paris, Presses Universitaires de France, 1966. Sur l’influence de Clément on verra Gustave Bardy, Les Moralistes chrétiens : Clément d’Alexandrie, Paris, Gabalda, 1931.

34 Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, II, chap. 1, 2.35 Ibid., chap. 5, 6.36 Ibid., chap. 8, 11, 12.37 Pour quelques exemples, voir Albert Blaise, Dictionnaire latin-français des

auteurs chrétiens, ad loc Honestas.

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Là où Clément d’Alexandrie équipare rapidement les qualités de l’homo honestus stoïcien à celles du chrétien38, Lactance, dans ses Institutions divines, ne reprend à son compte la vision sénéquienne de l’homme-honnête qu’en rappelant au préalable que le « philosophe » lui-même n’a pas fait preuve d’autant de constance en choisissant de se suicider39. Sans doute faut-il voir dans la réserve de ces citations le signe d’une tentative plus ou moins affirmée de détachement des acquis d’un stoïcisme antique que les Pères cherchent sinon à atténuer totalement, du moins à accommoder précautionneusement aux leçons chrétiennes40. En d’autres termes, si l’honestas et, avec elle, l’homo honestus, commencent à acquérir une physionomie chrétienne, celle-ci reste encore marginale.

Première(s) définition(s) de l’Honestas et de l’Homo honestus dans la pensée chrétienne (Ve-XIIe siècles)

La prudence dont firent preuve les premiers Pères de l’Église à l’égard du lexique d’inspiration stoïcienne ne tarda cependant pas à s’estomper. Dès la fin du IVe siècle et tout au long du Ve siècle, les

38 Clément d’Alexandrie, Le Pédagogue, I, 101, 1.39 Lactance, Institutions divines, Lib. VI, Cap. XVII, Item virtus est, mortem

contemnere : non ut appetamus, eamque ultro nobis inferamus, sicut philosophorum plurimi et maximi saepe fecerunt ; quod est sceleratum ac nefarium : sed ut coacti Deum relinquere, ac fidem prodere, mortem suscipere malimus, libertatemque defendamus adversus impotentium stultam vecordemque violentiam, et omnes saeculi minas atque terrores fortitudine animi provocemus. Sic ea, quae alii timent, excelsa et insuperabili mente dolorem mortemque calcamus. Haec est virtus, haec vera constantia, in hoc tuenda et conservanda solo, ut nullus nos terror, nulla vis a Deo possit avertere. […] Item Senecae in libris moralis Philosophiae dicentis : « Hic est ille homo honestus, non apice, purpurave, non lictorum insignis ministerio, sed nulla re minor, qui cum mortem in vicinia videt, non sic perturbatur, tanquam rem novam viderit ; qui, sive toto corpore tormenta patienda sunt, sive flamma ore rapienda est, sive extendendae per patibulum manus, non quaerit quid patiatur, sed quam bene. » Qui autem Deum colit, haec patitur, nec timet. Ergo justus est. His rebus efficitur, ut neque virtutes, neque virtutum exactissimos limites nosse aut tenere possit omnino, quisquis est a Religione Dei singularis alienus.

40 Voir ici Johann Stelzenberger, Die Beziehungen der frühchristlichen Sittenlehre zur Ethik der Stoa. Eine moralgeschichtliche Studie, Munich, Hueber, 1933 ; Michel Spanneut, Le Stoïcisme des Pères de l’Église, Paris, Le Seuil, 1957.

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ponts se multiplient entre la pensée des théologiens chrétiens et celle du Portique. À la fin des années 380, Ambroise de Milan rédige ainsi son De Officiis ministrorum, directement inspiré du De Officiis de Cicéron, dont il reprend par ailleurs la forme et où l’on retrouve les deux catégories de l’honestum et de l’utile chers aux stoïciens41. Toutefois, dans sa relecture chrétienne du traité cicéronien, l’évêque de Milan ne dissimule pas sa nette préférence pour l’honestum42, qu’il assimile aussi bien au « Souverain Bien » qu’à « la vie heureuse »43.

Le « tournant » augustinien : la tétralogie vertueuse de l’Honestas

Sensiblement à la même époque, saint Augustin, fortement marqué dans sa jeunesse par la lecture de l’Hortensius44 et alors agrégé au « cercle de Milan »45, livre plusieurs ouvrages d’inspiration étroitement

41 Ambroise de Milan, De Officiis ministrorum, Maurice Testard éd., Paris, Les Belles Lettres, 1984, 2 vol.

42 Ce qui est patent dans le Livre  III,  Cap. V, 29, Sed iam ut etiam in hoc libro ponamus fastigium, in quo velut in fine disputationis nostræ dirigamus sententiam : ut nihil expetendum sit, nisi quod honestum. Cette préférence accordée à l’Honestum a été relevée non seulement par Maurice Testard mais également, bien avant lui, par Frédéric Spach, Étude sur le traité de Saint Ambroise ‘De Officiis Ministrorum’, Strasbourg, 1859.

43 Ambroise de Milan, De Officiis ministrorum, Lib. II, Préambule, Superiore libro de officiis tractauimus quae conuenire honestati arbitraremur in qua uitam beatam positam esse nulli dubitauerunt quam Scriptura appellat uitam aeternam. Tantus enim splendor honestatis est ut uitam beatam efficiant tranquillitas conscientiae et securitas innocentiae. Sur la comparaison entre les deux traités, Raymond Thamin, Saint Ambroise et la morale chrétienne au IVe siècle. Étude comparée des traités « Des Devoirs » de Cicéron et de saint Ambroise, Paris, Masson, 1895.

44   Augustin parle, à propos de sa lecture de l’Hortensius, d’un « incendie », Confessionum Libri XIII, Lib. III, Cap. IV, 7-8. Sur le rôle de l’Hortensius dans la jeunesse d’Augustin, Maurice Testard, Saint Augustin et Cicéron, Paris, Études augustiniennes, 1958 ; John Joseph O’Meara, La Jeunesse de saint Augustin. Introduction aux ‘Confessions’ de saint Augustin, Paris-Fribourg, Cerf, 1997 ; Paul Mattei, « « Cum agerem annum aetatis undeuicensimum » Augustin, l’Hortensius et la Bible en 373 (Confessions, III, 4, 7-5 9) », Vita Latina, 116, 1989, p. 26-36.

45  Sur Augustin et le « cercle de Milan », on verra les trois articles de Martine Dulaey, « L’apprentissage de l’exégèse biblique par Augustin (1). Années 386-389 », Revue des Études Augustiniennes, 48, 2002, p. 267-295 ; « L’apprentissage de l’exégèse biblique par Augustin (2). Années 390-392 », ibid., 49, 2003,

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stoïcienne, accentuant plus encore la perméabilité entre leurs vocabulaires moraux respectifs46. Si le De Beata Vita (~385) est plutôt marqué malgré son titre inspiré de Sénèque par le néoplatonisme47, les traités De Ordine (~386), Contra Academicos (~386), De Moribus Ecclesiæ (~388) et Quæstiones LXXXIII (~388), puisent abondamment à la philosophie du Portique48. Dans la maturation ultérieure de sa pensée, saint Augustin reviendra souvent sur ces œuvres de jeunesse, souvent d’ailleurs pour en renier plusieurs positions. Ce nonobstant, une au moins parmi ces dernières conservera sa faveur tout au long de son œuvre, qui réside dans la distinction qu’il opère, à son tour, entre l’Honestum et l’Utile. Longuement développée en des termes cicéroniens dans la trentième question des Quæstiones LXXXIII49, cette réflexion subit néanmoins à partir du De Doctrina Christiana (~426) un approfondissement dogmatique beaucoup plus ancré dans la pensée chrétienne, où les notions de frui (ce dont on jouit pour

p. 43-84 ; « L’apprentissage de l’exégèse biblique par Augustin (3). Années 393-394 », ibid., 51, 2005, p. 21-65.

46   Bernard Roland-Gosselin, La Morale de saint Augustin, Paris Marcel Rivière, 1925 ; Ragnar Holte, Béatitude et Sagesse. Saint Augustin et le problème de la fin de l’Homme dans la philosophie ancienne, Paris, Études augustiniennes, 1962.

47 Régis Jolivet, Saint Augustin et le Néo-platonisme chrétien, Paris, Denoël et Steele, 1932.

48 Michel Spanneut, « Le Stoïcisme et Saint Augustin », Forma Futuri. Studi in onore del Cardinale Michele Pellegrino, Turin, Bottega d’Erasmo, 1975, p. 896-914 ; Natale Joseph Torchia, « Stoïciens, Stoïcisme », Encyclopédie Saint Augustin. La Méditerranée et l’Europe, IVe-XXIe siècle, Allan D. Fitzgerald, Marie-Anne Vannier (éd.), Paris, Cerf, 2005, p. 1376-1382.

49 Saint Augustin, Quaestiones LXXXIII, q. 30, Ut inter honestum et utile interest, ita et inter fruendum et utendum. Quamquam enim omne honestum utile et omne utile honestum esse subtiliter defendi queat, tamen quia magis proprie atque usitatius honestum dicitur quod propter se ipsum expetendum est, utile autem quod ad aliud aliquid referendum est, secundum hanc differentiam nunc loquimur, illud sane custodientes ut honestum et utile nullo modo sibimet adversentur. Adversari enim haec sibi aliquando imperite ac vulgariter existimantur. Frui ergo dicimur ea re de qua capimus voluptatem ; utimur ea quam referimus ad id unde capienda voluptas est. Omnis itaque humana perversio est, quod etiam vitium vocatur, fruendis uti velle atque utendis frui ; et rursus omnis ordinatio, quae virtus etiam nominatur, fruendis frui et utendis uti. Fruendum est autem honestis, utendum vero utilibus. Honestatem voco intellegibilem pulchritudinem, quam spiritalem nos proprie dicimus, utilitatem autem divinam providentiam.

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soi-même) et d’uti (ce qui est utilisé en vue d’une fin) se substituent désormais aux catégories stoïciennes50, tout en maintenant une analogie de sens51. Or, pour Augustin, seul Dieu peut être objet de la jouissance, de sorte qu’Il devient ainsi le but ultime en vue duquel

50 Saint Augustin, De Doctrina Christiana, Lib. I, 3-5, Res ergo aliae sunt quibus fruendum est, aliae quibus utendum, aliae quae fruuntur et utuntur. Illae quibus fruendum est nos beatos faciunt ; istis quibus utendum est tendentes ad beatitudinem adiuvamur et quasi adminiculamur, ut ad illas quae nos beatos faciunt, pervenire atque his inhaerere possimus. Nos vero qui fruimur et utimur, inter utrasque constituti, si eis quibus utendum est frui voluerimus, impeditur cursus noster et aliquando etiam deflectitur, ut ab his rebus quibus fruendum est obtinendis vel retardemur vel etiam revocemur, inferiorum amore praepediti. [4] Frui est enim amore inhaerere alicui rei propter seipsam. Uti autem, quod in usum venerit ad id quod amas obtinendum referre, si tamen amandum est. Nam usus illicitus abusus potius vel abusio nominandus est. Quomodo ergo, si essemus peregrini, qui beate vivere nisi in patria non possemus, eaque peregrinatione utique miseri et miseriam finire cupientes, in patriam redire vellemus, opus esset vel terrestribus vel marinis vehiculis quibus utendum esset ut ad patriam, qua fruendum erat, pervenire valeremus ; quod si amoenitates itineris et ipsa gestatio vehiculorum nos delectaret, conversi ad fruendum his quibus uti debuimus, nollemus cito viam finire et perversa suavitate implicati alienaremur a patria, cuius suavitas faceret beatos : sic in huius mortalitatis vita peregrinantes a Domino, si redire in patriam volumus, ubi beati esse possimus, utendum est hoc mundo, non fruendum, ut invisibilia Dei, per ea quae facta sunt, intellecta conspiciantur, hoc est, ut de corporalibus temporalibusque rebus aeterna et spiritalia capiamus. [5] Res igitur quibus fruendum est, Pater et Filius et Spiritus Sanctus, eademque Trinitas, una quaedam summa res, communisque omnibus fruentibus ea ; si tamen res et non rerum omnium causa, si tamen et causa. Non enim facile nomen quod tantae excellentiae conveniat, inveniri potest, nisi quod melius ita dicitur Trinitas haec, unus Deus ex quo omnia, per quem omnia, in quo omnia. Ita Pater et Filius et Spiritus Sanctus et singulus quisque horum Deus, et simul omnes unus Deus et singulus quisque horum plena substantia, et simul omnes una substantia. Pater nec Filius est nec Spiritus Sanctus, Filius nec Pater est nec Spiritus Sanctus, Spiritus Sanctus nec Pater est nec Filius, sed Pater tantum Pater et Filius tantum Filius et Spiritus Sanctus tantum Spiritus Sanctus. Eadem tribus aeternitas, eadem incommutabilitas, eadem maiestas, eadem potestas. In Patre unitas, in Filio aequalitas, in Spiritu Sancto unitatis aequalitatisque concordia. Et tria haec unum omnia propter Patrem, aequalia omnia propter Filium, connexa omnia propter Spiritum Sanctum.

51 Sur ce point, Jean-Michel Fontanier, « Sur l’analogie augustinienne ‘honestum/utile // frui/uti’ », Revue des sciences Philosophiques et Théologiques, 84, 2000, p. 635-642.

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doivent être mobilisés tous les usages52. En d’autres termes, et dès lors que Dieu s’affirme comme le seul honestum qui mérite d’être considéré comme fin, l’honestas ne serait rien de plus – ni rien de moins – que la qualité de celui qui se trouve totalement orienté dans cet objectif et qui, pour y parvenir, « use droitement des choses », autrement dit agit et se comporte droitement53. Aux yeux d’Augustin, l’honestas correspondrait ainsi au point de rencontre entre l’honestum/frui et l’utile/uti, dont il fait reposer l’équilibre sur la pratique de quatre vertus essentielles : la prudence, la force, la tempérance et enfin la justice. Cette tétralogie, qui apparaît déjà avec Cicéron54 et Sénèque55 puis que l’on retrouve avec saint Ambroise, bénéficie néanmoins d’un nouvel épicentre, qui n’est plus la prudence – comme l’indiquait

52 Saint Augustin, De Doctrina Christiana, Lib. I, 37, Cum autem homine in Deo frueris, Deo potius quam homine frueris. Illo enim frueris quo efficeris beatus, et ad eum te pervenisse laetaberis, in quo spem ponis ut venias. Inde ad Philemonem Paulus : Ita, frater, inquit, ego te fruar in Domino. Quod si non addidisset in Domino, et te fruar tantum dixisset, in eo constituisset spem beatitudinis suae. Quamquam etiam vicinissime dicitur frui cum dilectione uti. Cum enim adest quod diligitur, etiam delectationem secum necesse est gerat. Per quam si transieris eamque ad illud ubi permanendum est retuleris, uteris ea et abusive, non proprie diceris frui. Si vero inhaeseris atque permanseris, finem in ea ponens laetitiae tuae, tunc vere et proprie frui dicendus es. Quod non faciendum est nisi in illa Trinitate, id est summo et incommutabili bono.

53 Saint Augustin, De Vera Religione Liber Unus, 91. Sur ce point, Isabelle Koch, « Augustin et l’usage du monde », Cahiers philosophiques, 122, 2010, p. 21-42.

54 Cicéron, De Inventione, II, 159, Quod aut totum aut aliqua ex parte propter se petitur, honestum nominabimus. Quare, cum eius duae partes sint, quarum altera simplex, altera iuncta sit, simplicem prius consideremus. Est igitur in eo genere omnes res una vi atque uno nomine amplexa virtus. Nam virtus est animi habitus naturae modo atque rationi consentaneus. Quamobrem omnibus eius partibus cognitis tota vis erit simplicis honestatis considerata. Habet igitur partes quattuor : prudentiam, iustitiam, fortitudinem, temperantiam.

55 Sénèque, Epistolæ morales ad Lucilium, CXX, Intelleximus in illo perfectam esse uirtutem. Hanc in partes diuisimus : oportebat cupiditates refrenari, metus conprimi, facienda prouideri, reddenda distribui : conprehendimus temperantiam, fortitudinem, prudentiam, iustitiam et suum cuique dedimus officium.

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Cicéron56 – ni la tempérance – comme l’affirmaient Sénèque57 et Ambroise58 –, mais la Justice, qui se trouve finalement promue au rang de clé de voûte d’un nouveau système où les vertus n’étaient plus équivalentes, mais strictement hiérarchisées59.

Dans ce domaine comme dans bien d’autres, le  « tournant augustinien » représente donc un moment fondateur. Non seulement l’honestas y acquiert une première définition exclusivement chrétienne, qui l’érige au rang de norme morale et d’idéal de vie, mais elle se trouve dans le même temps parée d’une tétralogie de vertus qui tracent un premier profil de l’homo honestus chrétien, « prudent », « fort »,

56  Cicéron, De Officiis, I, 5, Sed omne, quod est honestum, id quattuor partium oritur ex aliqua : aut enim in perspicientia veri sollertiaque versatur aut in hominum societate tuenda tribuendoque suum cuique et rerum contractarum fide aut in animi excelsi atque invicti magnitudine ac robore aut in omnium, quae fiunt quaeque dicuntur, ordine et modo, in quo inest modestia et temperantia. Quae quattuor quamquam inter se colligata atque implicata sunt, tamen ex singulis certa officiorum genera nascuntur, velut ex ea parte, quae prima discripta est, in qua sapientiam et prudentiam ponimus, inest indagatio atque inventio veri, eiusque virtutis hoc munus est proprium. Ut enim quisque maxime perspicit, quid in re quaque verissimum sit. quique acutissime et celerrime potest et videre et explicare rationem, is prudentissimus et sapientissimus rite haberi solet. Quocirca huic quasi materia, quam tractet et in qua versetur, subiecta est veritas.

57 Sénèque, De Vita Beata.58 Ambroise de Milan, De officiis ministrorum, Lib. I, Cap. 43, temperantia ac

modestia uocatur : in qua maxime tranquillitas animi, studium mansuetudinis, moderationis gratia, honesti cura, decoris consideratio spectatur et quaeritur. Ordo igitur quidam uitae nobis tenendus est, ut a uerecundia prima quaedam fundamenta ducantur : quae socia ac familiaris est mentis placiditati, proteruiae fugitans, ab omni aliena luxu, sobrietatem diligit, honestatem fouet, decorum illud requirit.

59 Saint Augustin, De Libero Arbitrio, Lib. II, 18, 50, Haec inter summa bona quae in ipso sunt homine numeratur, omnesque virtutes animi quibus ipsa recta vita et honesta constat. Nam neque prudentia, neque fortitudine, neque temperantia male quis utitur : etiam in his enim omnibus, sicut in ipsa quam tu commemorasti iustitia, recta ratio viget, sine qua virtutes esse non possunt. De ce fait, Augustin en venait à rejeter l’idée d’équivalence des vertus, autrement dit « l’antakolouthie » pourtant déterminante aux yeux des Stoïciens. Sur cette notion d’antakolouthia, Hans-Jürgen Horn, « Antakoluthie der Tugenden und Einheit Gottes », Jahrbuch für Antike und Christentum, 13, 1970, p. 5-28 ; sur la position de Saint-Augustin, Wang Tch’ang-tche, Saint Augustin et les vertus des païens, Paris, Beauchesne, 1938.

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« modéré » et « juste ». Depuis Tertullien, Origène et saint Ambroise, un long chemin avait donc été parcouru, qui demeurait pourtant dans une certaine mesure incomplet, Augustin ayant par exemple négligé, par rapport à ses prédécesseurs, la notion de decorum, autrement dit la question de la manifestation extérieure de l’honestas60. De fait, si les traits de la figure étaient désormais bien en place, manquaient encore les illustrations concrètes qui permettaient de mettre en couleurs le portrait ainsi esquissé.

Pour une mise en pratique de l’Honestas : la Formula honestæ vitæ de Martin de Braga

Ces « couleurs », pour ainsi dire, furent apposées un peu plus d’un siècle après la mort d’Augustin, lorsque l’évêque Martin de Braga (†  579) adressa au roi suève Miro de Galice un court traité destiné à orienter sa pratique du pouvoir dans un sens chrétien61. Si elle constitue sans doute l’un des tout premiers « miroirs au Prince » du Moyen Âge62, cette Formula honestæ vitæ marque, comme son

60 Ambroise de Milan, De Officiis ministrorum, Lib. I, 45, Siquidem et quod decet, honestum est, et quod honestum est, decet ; ut magis in sermone distinctio sit, quam in uirtute discretio. Differre enim ea inter se intelligi potest, explicari non potest. Et ut conemur aliquid eruere distinctionis, honestas uelut bona ualetudo est, et quaedam salubritas corporis : decus autem tamquam uenustas et pulchritudo. Sicut ergo pulchritudo super salubritatem ac ualetudinem uidetur excellere, et tamen sine his esse non potest, neque ullo separari modo ; quoniam nisi bona ualetudo sit, pulchritudo esse ac uenustas non potest : sic honestas decorum illud in se continet, ut ab ea profectum uideatur, et sine ea esse non possit. Velut salubritas igitur totius operis actusque nostri honestas est, et sicut species est decorum, quod cum honestate confusum, opinione distinguitur. Nam etsi in aliquo uideatur excellere, tamen in radice est honestatis, sed flore praecipuo, ut sine ea decidat, in ea floreat. Quid enim est honestas, nisi quae turpitudinem quasi mortem fugiat ? Quid uero inhonestum, nisi quod ariditatem ac mortem afferat ? Virente igitur substantia uirtutis, decorum illud tamquam flos emicat, quia radix salua est : at uero propositi nostri radice uitiosa, nihil germinat.. Sur cette notion, Raymond Thamin, Saint Ambroise et la morale chrétienne au IVe  siècle, op. cit., p. 231-232 ; Mary Beth Ingham, La Vie de la Sagesse. Le Stoïcisme au Moyen Âge, Paris-Fribourg, Cerf, 2007, p. 13-14.

61 Sur Martin de Braga, Antonio Fontan, « Martin de Braga, un testigo de la tradición clásica y cristiana », Anuario de Estudios Medievales, 9, 1979, p. 331-341.

62 Voir ici Pierre Riché, « L’éducation à l’époque wisigothique. Les ‘Institutiones Disciplinæ’ », Anales Toledanos, III. Estudios sobra la España visigoda, Tolède,

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titre tend d’ailleurs à l’indiquer, une nouvelle étape majeure dans la genèse de l’idéal chrétien d’Honestas et du modèle de l’Homo honestus médiéval puis « moderne »63. Longtemps considéré comme une simple paraphrase d’un traité perdu de Sénèque64 – Rabelais conseillait encore à Gargantua l’étude du Seneca de quatuor virtutibus cardinalibus65 – ce « guide pratique » également rédigé pour « tous les laïcs […] qui veulent vivre honnêtement »66 n’en demeurait pas moins fortement imprégné par la pensée augustinienne, non seulement dans son articulation qui respectait la tétralogie des vertus élaborée par l’évêque d’Hippone, mais également dans sa hiérarchisation qui, rejetant à son tour l’antakolouthie des vertus, plaçait la justice comme acmé du système.

Véritable propédeutique de l’Honestas, le programme mis en œuvre par Martin de Braga n’hésite pas à recourir à des exemples simples pour inciter le souverain et ses sujets à devenir « honnêtes, sages et de bonnes mœurs »67. Ainsi la prudence (prudentia) doit-elle conduire le roi à ne pas accorder trop d’attention à ses richesses, à se

1971, p. 171-180.63 Martin de Braga,  Formula Honestæ Vitæ, Patrologia Latina,  LXII, col.

23-27. On en doit également une excellente édition à Claude W.  Barlow, Washington, 1969.

64 Claude W.  Barlow, The Text Tradition of the ‘Formula Vitae Honestae’ of Saint Martin of Braga, Yale, 1935.

65 Rabelais, Gargantua, I, 14, « Après en eut un aultre vieulx tousseux, nommé maiste Iobelin Bridé, qui luy leugt Hugutio, Hebrard, Grecisme, le doctrinal, les pars, le quid est, le supplementum. Marmotret, de modibus in mensa servandis. Seneca de quatuor virtutibus cardinalibus, Passavantus cum commento. Et dormi secure pour les festes. Et quelques aultres de semblable farine, à la lecture desquelz il devint aussi saige qu’onques puis ne fourneasmez nous ».

66 Martin de Braga, Formula Honestæ Vitæ, op. cit.,  Titulus autem libelli est Formula Vitae Honestae, quem idcirco tali volui vocabulo superscribi, quia non illa ardua et perfecta quae a paucis et egregiis deicolis patrantur instituit, sed ea magis commonet quae et sine divinarum scripturarum praeceptis naturali tantum humanae intellegentiae lege etiam a laicis recte honesteque viventibus valeant adimpleri.

67 Ibid., Quattuor virtutum species multorum sapientum sententiis definitae sunt quibus humanus animus comptus ad honestatem vitae possit accedere : harum prima est prudentia, secunda magnanimitas, tertia continentia, quarta iustitia. Singulae igitur his officiis quae subter adnexa sunt honestum ac bene moratum virum efficiunt.

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méfier de ses ennemis et à bien évaluer les mérites de ses conseillers pour pouvoir discerner la vérité du mensonge68. La force (ici qualifiée de magnanimitas) doit quant à elle lui assurer la fermeté dans ses décisions, l’inciter à ne point médire de son prochain, le garder de tout sentiment de vengeance et le contraindre à ne point maltraiter les plus faibles69. Les exemples développés se font encore plus concrets dans l’illustration de la tempérance (continentia) : Miro doit se détourner de la soif de l’or et de la concupiscence, ne doit pas manger et boire plus que de raison pour ne pas souffrir de douleurs d’estomac et pour bien apprécier les mets, doit maintenir sa demeure propre pour ne pas tomber malade70. Un passage particulier concerne ensuite

68 Ibid., Quaecumque autem ex rebus transitoriis possides, non mireris nec magni aestimes quod caducum est nec apud te quae habes tamquam aliena servabis, sed pro te tamquam tua et dispenses et utaris. Si prudentiam amplecteris, ubique idem eris et prout rerum varietas exigit, ita te accomodes tempori nec te in aliquibus mutes sed potius aptes, sicut manus quae eadem est et cum in palmam extenditur et cum in pugnum adstringitur. […] Nihil affirmes, quia non omne quod verisimile est statim et verum est, sicut et saepius quod primum incredibile videtur non continuo falsum est. Crebro siquidem faciem mendacii veritas retinet, crebro mendacium specie veritatis occulitur. Nam sicut aliquotiens tristem frontem amicus et blandam adulator ostendit, sic verisimile coloratur et ut fallat vel subripiat comitur.

69 Ibid.,  Magnanimitas vero, quae et fortitudo dicitur, si insit animo tuo, cum magna fiducia vives liber, intrepidus, alacer. Magnum humani animi bonum est non tremere, sed constare sibi et finem huius vitae intrepidus exspectare. Si magnanimis fueris, numquam iudicabis tibi contumeliam fieri. De inimico dices : « Non nocuit mihi sed animum nocendi habuit,» et cum illum in potestate tua videris, vindictam putabis vindicare potuisse : scito enim honestum et magnum vindictae esse genus ignoscere. Neminem susurro appetas, neminem suffodias : palam egredere. Non geres conflictum nisi indixeris : nam fraudes et doli imbecillum decent. Eris magnanimis, si pericula nec appetas ut temerarius, nec formides ut timidus. Nam timidum non facit animum nisi reprehensibilis vitae conscientia mala.

70 Ibid., Considera tecum quantum natura poscat, non quantum cupiditas expetat. […] Impone concupiscentiae frenum omniaque blandimenta quae occulta voluptate animum trahunt reice. Ede citra cruditatem, bibe citra ebrietatem. Observa ne in convivio vel in qualibet vitae communitate quos non imitaberis damnare videaris. Nec praesentibus deliciis inhaerebis nec desiderabis absentes. Victus tibi ex facili sit, nec ad voluptatem sed ad cibum accede. Palatum tuum fames excitent, non sapores. Desideria tua parvo redime, quia hoc tantum curare debes, ut desinant. Atque ita quasi ad exemplar divinum compositus a corpore ad spiritum quantum potes abducere. […] Si continentiae studes, habita non

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l’art de la parole, qui doit toujours se montrer mesurée, dépourvue d’arrogance et de rires déplacés ; tout mot d’esprit doit être le cas échéant proféré avec une « grave retenue » afin que le roi ne passe pas pour un « bouffon », mais qu’il demeure en toute occasion « digne » et « miséricordieux ». Enfin, il doit se distinguer par sa modestie, ne pas afficher de vaines gloires et toujours se montrer constructif et équilibré dans ses décisions71. Point culminant de la Formula, la pratique de la justice (iustitia) est immédiatement identifiée au fait même de « vivre dans le Bien », et consiste avant toute chose à craindre et à vénérer Dieu, à aimer son prochain et à ne pas lui nuire afin, précisément, d’en être aimé en retour72. Enfin, la conclusion qui vient achever l’exposé s’avère à son tour particulièrement significative. De fait, l’évêque n’hésite pas à reconnaître que l’Honestas n’est pas un idéal aisé à atteindre. Fondement de toute vie droite et, plus généralement encore, de toute vie commune, le respect des vertus ainsi que le maintien de leur parfaite harmonie auquel se trouve confronté l’homme honnête n’en est pas moins une épreuve nécessaire73.

amoene sed salubriter, nec dominum notum velis esse a domo, sed domum a domino.

71 Ibid.,  A verbis quoque turpibus abstineto, quia licentia eorum impudentiam nutrit. Sermones utiles magis quam facetos et affabiles ama, rectos potius quam obsecundantes. Miscebis interdum seriis iocos sed temperatos et sine detrimento dignationis ac verecundiae. Nam reprehensibilis risus est, si immodicus, si pueriliter effusus, si muliebriter fractus. Odibilem quoque hominem facit risus aut superbus et clarus aut malignus et furtivus aut alienis malis evocatus. Si ergo tempus iocos exigit, in his quoque cum dignitate sapientiae gere, ut te nec gravet quisquam tamquam asperum nec contemnat tamquam vilem. Non erit tibi scurrilitas sed grata urbanitas. […].

72 Ibid.,  Quid est autem iustitia nisi naturae tacita conventio in adiutorium multorum inventa ? Et quid est iustitia nisi nostra constitutio, sed divina lex, et vinculum societatis humanae ? In hac non est quod aestimemus quid expediat. Expediet quicquid illa dictaverit. Quisquis ergo hanc sectari desideras, time prius deum et ama deum, ut ameris a deo. Amabis enim deum, si illum in hoc imitaberis, ut velis omnibus prodesse, nulli nocere et tunc te iustum virum appellabunt omnes, sequentur, venerabuntur et diligent.

73 Ibid., Si quis ergo vitam suam ad utilitatem non tantum propriam sed et multorum inculpabiliter adscisci desiderat, hanc praedictarum virtutum formulam pro qualitatibus temporum, locorum, personarum, atque causarum eo medietatis tramite teneat, ut velut in quodam meditullio summitatis adsistens quasi per abrupta altrinsecus praecipitia aut ruentem compos ipse devitet insaniam aut deficientem contemnat ignaviam.

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En simplifiant son discours et en usant d’exemples concrets et édifiants, Martin de Braga redessine avec la Formula Honestæ Vitæ un idéal d’Honestas qui demeure exigeant, mais qui se prétend néanmoins accessible à l’ensemble de la société chrétienne 74. Certes, un tel traité reste fortement marqué par l’univers curial auquel appartenait le prélat et ce n’est donc pas un hasard si le modèle qu’il élabore influencera surtout, dans un premier temps, la rédaction de nombreux « miroirs » adressés aux souverains et aux princes75, parmi lesquels la Via Regia de Smaragde de Saint-Mihiel76, le De Institutione Regia de Jonas d’Orléans77 et, quelques siècles plus tard, le Policraticus de Jean de Salisbury78 et le De morali principis institutione

74 Ce souci de l’évêque de s’adresser à l’ensemble de la communauté des fidèles sans distinction se retrouve d’ailleurs dans la plupart de ses œuvres doctrinales, Martin de Braga, Contro le superstizioni. Catechesi al popolo. De correctione rusticorum, Mario Naldini (éd), Florence, Nardini, 1991. Sur ce point, on verra également Jocelyn N. Hillgarth, « Popular Religion in Visigothic Spain », Edward James (éd.), Visigotic Spain. New Approaches, Oxford, Clarendon Press, 1980, p. 3-60.

75 Au sein d’une vaste bibliographie on retiendra Ernst Booz, Die Fürstenspiegel des Mittelalters bis zur Scholastik, Fribourg en Brisgau, 1913 ; Sverre Bagge, The Political Thought of the King’s Mirror, Odense, 1987 ; Einar Mar Jonsson, Le Miroir, naissance d’un genre littéraire, Paris, Les Belles Lettres, 1995 ; Frédérique Lachaud, Lydwine Scordia (éd.), Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux Lumières, Rouen, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2007.

76 Smaragde de Saint-Mihiel, Via Regia, dans Patrologia Latina, CII, col. 931-970. Une traduction française, par Jean Leclercq a été publiée, La Voie royale. Le Diadème des moines, Saint-Léger-Vauban, La Pierre-qui-vire, 1950. Précisons qu’une nouvelle traduction a été annoncée par Alain Dubreucq. Sur Smaragde et son miroir, Otto Eberhardt, Via Regia : der Fürstenspiegel Smaragds von St Mihiel und seine literarische Gattung, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1977.

77 Jonas d’Orléans, Le Métier de roi (De institutione regia), Alain Dubreucq (éd.), Paris, Cerf, 1995. Sur le contexte et la diffusion du traité, on verra également Jean Reviron, Les Idées politico-religieuses d’un évêque du IXe siècle. Jonas d’Orléans et son « De Institutione regia », Paris, Vrin, 1930.

78   Joannis Saresberiensis episcopis Carnotensis Policratici sive De nugis curialium et vestigiis philosophorum libri VIII, C.J.  Clemens Webb (éd.)., Oxford, Clarendon, 1909, 2  t. Sur le Policraticus, Lester Kruger Born, « The perfect prince : a study in thirteenth- and fourteenth-century ideals », Speculum, 3/4, 1928, p. 470-504 ; Michel Senellart, « Le Policraticus de Jean de Salisbury (1115/20 – 1180) : une éthique royale du salut public », Histoire

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de Vincent de Beauvais79. Pour autant, l’Honestas et sa théorie de vertus connaissent en parallèle une diffusion verticale et atteignent peu à peu jusqu’aux plus humbles des fidèles. Dès le IXe siècle, Alcuin avait non seulement exhorté Charlemagne et plusieurs membres de l’aristocratie carolingienne à pratiquer les vertus pour mener une vie « honnête » et « digne », mais il les avait également encouragé à propager l’enseignement de ces mêmes vertus parmi les laïcs80, établissant ainsi un programme relayé, « sur le terrain », par les évêques, les prêtres et les moines81. Et c’est une même ambition qui anime encore Bernard

raisonnée de la philosophie morale et politique, vol.1, Le Bonheur et l’Utile, Alain Caillé, Christian Lazzeri, Michel Senellart (éd.), Paris, La Découverte, 2001, p. 161-166. Les principaux passages traitant de l’Honestas et de ses vertus inhérentes se trouvent dans le Livre V dont il existe une traduction française, Denis Foulechat, Le « Policratique » de Jean de Salisbury (1372), livre  V.  Édition critique et commentée des textes français et latin avec traduction par Charles Brucker, Genève, Droz, 2006. Pour une étude sur ces questions, Frédérique Lachaud, « L’idée de noblesse dans le Policraticus de Jean de Salisbury (1159) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 13, 2006, p. 3-19.

79  Vincentii Belvacensis, De morali principis institutione,. Robert J. Schneider (éd.), Turnhout, Brepols, 1995. Traduction française par Charles Munier, De l’ institution morale du prince, Paris, Cerf, 2010.

80 Alcuin, Disputatio de rhetorica et de virtutibus sapientissimi regis karli et albini magistri, dans Patrologia Latina, CI, col. 919-949 ; Id., De virtutibus et vitiis ad Widonem Comitem, dans Ibid., col. 613-638. Le premier traité a été notamment étudié par Matthew S. Kempshall, « The virtues of rhetoric : Alcuin’s Disputatio de rhetorica et de uirtutibus », Anglo-Saxon England, 37, 2008, p. 7-30. Le second traité a fait l’objet d’un article précieux par Alain Dubreucq, « Autour du De virtutibus et vitiis d’Alcuin », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 111-3, 2004, p. 249-288. Enfin, les lettres d’Alcuin ont été remarquablement éditées par Ernst Dümmler dans Monumenta Germaniæ Historica, Epistolarum tomus IV, Karolini Ævi II, Berlin, Weidmann, 1895, p. 1-493. Dans plusieurs lettres de la fin du VIIIe  siècle, Alcuin s’adresse ouvertement à Charlemagne comme à un « roi prédicateur », le chargeant ainsi de favoriser la pastorale et l’enseignement du Verbum Dei, au sein duquel les vertus devaient tenir une place importante. Sur ces lettres en particulier, on renverra au brillant article de Michel Lauwers, « Le Glaive et la parole. Charlemagne, Alcuin et le modèle du rex predicator : notes d’ecclésiologie carolingienne », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 111-3, 2004, p. 221-244.

81 Voir ici Pierre Riché, « Recherches sur l’instruction des laïcs du IXe au XIIe  siècle », Cahiers de civilisation médiévale, 5, 1962, p. 175-182 ; Raffaele Savigni, « Les Laïcs dans l’ecclésiologie carolingienne : normes statutaires et

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de Clairvaux lorsque, commentant un passage du Psaume 92 dans l’un de ses sermons sur le Cantique des Cantiques, il exalta l’Honestas comme « la beauté que Dieu prend le plus de plaisir à regarder »82.

Une première diffusion de l’idéal d’Honestas, du Moralium Dogma Philosophorum à l’Anticlaudianus d’Alain de Lille

Toutefois, le traité qui bénéficia de l’écho le plus retentissant fut sans nul doute le Moralium Dogma Philosophorum attribué à

idéal de “conversion” », Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l’Occident médiéval (IXe-XIIe  siècles), Michel Lauwers (éd.), Antibes, 2002, p. 41-92.

82 Bernard de Clairvaux, Sermones in Cantica Canticorum, dans Patrologia Latina, CLXXXIII, col. 1187-1194 (Sermo LXXXV ), Jam, si in voluntatis mutatione reddita innotuit animae vita, in eruditione sanitas, in virtute stabilitas, in sapientia postremo maturitas ; superest ut decorem illi inveniamus, sine quo specioso forma prae filiis hominum placere non potest. Denique audit quia concupiscet rex decorem tuum (Psal. XLIV, 3, 12). Quanta enumeravimus animae bona, dona Verbi, voluntatem bonam, scientiam, virtutem, sapientiam, et nihil horum Verbum rex concupiscere legitur, sed tantum : Concupiscet, inquit, rex decorem tuum. Ait Propheta : Dominus regnavit, decorem induit (Psal. XCII, 1). Quidni imagini suae pariter et sponsae simile cupiat indumentum ? Tanto profecto sibi charior illa, quanto similior erit sibi. In quo ergo animae decor ? An forte in eo quod honestum dicitur ? Hoc interim sentiamus, si melius non occurrit. De honesto autem exterior interrogetur conversatio : non quod ex ea honestum prodeat, sed per eam. Nam in conscientia et habitatio ejus, et origo. Si quidem claritas ejus, testimonium conscientiae. Nihil hac luce clarius, nihil hoc gloriosius testimonio, cum veritas in mente fulget, et mens in veritate se videt. Sed qualem ? Pudicam, verecundam, pavidam, circumspectam, nihil penitus admittentem quod evacuet gloriam conscientiae attestantis : in nullo consciam sibi, quo erubescat praesentiam veritatis, quo cogatur avertere faciem quasi confusam et repercussam a lumine Dei. Hoc plane, hoc illud decorum est, quod super omnia bona animae divinos oblectat aspectus ; et nos nominamus ac definimus honestum. C’est nous qui soulignons.

L’Honnête Homme, L’or bLanc et Le Duc D’aLbe

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Guillaume de Conches83. En pleine « Renaissance du XIIe  siècle »84, ce texte, qui reprenait en partie la forme du De Officiis cicéronien, présentait néanmoins la particularité de regrouper l’ensemble des acquis des siècles précédents sur la vision chrétienne de la « vie honnête »85. Le succès phénoménal qu’il connut à son époque86 permit d’ancrer plus solidement encore l’idéal d’Honestas ainsi que la figure de l’Homo honestus auprès des fidèles en fournissant un utile vade-mecum à tous ceux qui étaient chargés de leur édification, ce qu’atteste son influence sur la rédaction de nombreux  sermons87 et

83 Le texte a été édité par John Holmberg, Das Moralium dogma philosophorum des Guillaume de Conches, Uppsala, Almqvist and Wiksells, 1929. L’attribution de ce texte à Guillaume de Conches a donné lieu à de longues querelles entre ceux qui penchaient plutôt en faveur de Gauthier de Chatillon [René Antoine Gauthier, « Pour l’attribution à Gauthier de Chatillon du Moralium dogma Philosophorum », Revue du Moyen Âge latin, 7, 1951, p. 19-64] et ceux qui identifiaient Alain de Lille comme auteur [John R. Williams, « The Quest for the Author of the Moralium Dogma Philosophorum, 1931-1956 », Speculum, 32, 1957, p. 736-747]. La paternité de Guillaume de Conches a néanmoins été défendue de manière très solide et convaincante par Philippe Delhaye, de sorte qu’elle fait aujourd’hui autorité, Philippe Delhaye, « Une adaptation du De Officiis au XIIe siècle, le Moralium dogma Philosophorum », Recherches de théologie ancienne et médiévale, 16, 1949, p. 227-58 et 17, 1950, p. 5-28.

84 Sur cette « Renaissance », Charles H. Haskins, The Renaissance of the Twelfth Century, Cambridge, 1927 ; Christopher Brooke, The Twelfth Century Renaissance, Londres, Thames and Hudson, 1969 ; Robert Louis Benson, Giles Constable (éd.), Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1982 ; Jacques Verger, La Renaissance du XIIe siècle, Paris, Cerf, 1996.

85 Tous les exemples développés par Cicéron sont systématiquement remplacés, en effet, par des réflexions et des exemples tirés des penseurs et des théologiens chrétiens, Norman Edward Nelson, Cicero’s De Officiis in christian thought, Ann Arbor, University of Michigan, 1933 ; Philippe Delhaye, « L’enseignement de la philosophie morale au XIIe siècle », Medieval Studies, 11, 1949, p. 77-99.

86 Sur la diffusion du Moralium dogma Philosophorum dont plus d’une centaine de manuscrits nous sont par ailleurs parvenus, on verra Marc-René Jung, « Metamorphosen eines Textes in den Handschriften des ausgehenden 13. Jahrunderts : « Li livres estrais de philosophie et de moralité » », Text und Text in lateinischer und volkssprachiger Überlieferung des Mittelalters, Eckart Conrad Lutz (éd.), Berlin, Erich Schmidt Verlag, 2006, p. 353-376.

87 Outre les sermons de Bernard de Clairvaux, on peut également citer à titre d’exemple les nombreux prêches d’Achard de Saint Victor (†1170~), où l’Honestas apparaît à de multiples reprises, Achard de Saint Victor, Sermons inédits, Jean Chatillon éd., Paris, Vrin, 1970.

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autres poèmes parénétiques et didactiques – le Facetus de moribus et vita notamment88 – ainsi que sur l’œuvre morale des théologiens, à commencer par Alain de Lille89. Aux alentours de 1180, ce dernier rédigea l’Anticlaudianus, un traité de morale en forme de poème allégorique où la « Nature », accablée par les imperfections de toutes ses œuvres, décidait de les racheter en créant un Homo novus parfait90. Après avoir obtenu l’assentiment divin [Livres I-VI], Nature façonne un corps pur qu’il s’agit désormais de parer de toutes les vertus, activité qui occupe l’intégralité du Livre  VII, où se succèdent les multiples déclinaisons de la Tempérance [Risus, Pudor, Modestia], de la Prudence [Ratio] et de la Justice [Pietas, Fides, Largitas], la Force n’intervenant qu’au Livre VIII, au moment où l’Homo novus est amené à pourfendre tous les vices majeurs. Mais, avant cela, il reçoit les conseils et les instructions d’Honestas, qui apparaît alors comme la véritable inspiratrice de sa nouvelle existence, en tant que combinaison de l’ensemble des vertus91. Ainsi donc, et comme le faisait déjà remarquer Marc-René Jung92, l’Homo novus est avant tout un Homo honestus, dont la perfection est à la fois intérieure dans

88 Ce poème didactique de 255 distiques (510 vers) a également connu un grand succès au XIIe siècle. Le texte a été édité par Alfred Morel-Fatio, « Mélanges de littérature catalane », Romania, 15, 1886, p. 192-235 (le Facetus est édité aux pages 224-235). Sur le genre des « facets », Geneviève Hasenohr, « Facet », Dictionnaire des lettres françaises : le Moyen Âge, Geneviève Hasenohr et Michel Zink (éd.), Paris, Fayard, 1992, p. 441. Pour une perspective à la fois plus large et plus approfondie, Élisabeth Schulze-Busacker, La Didactique profane au Moyen Âge, Paris, Classiques Garnier, 2012.

89 L’influence du Moralium dogma Philosophorum sur Alain de Lille a notamment été relevée et pertinemment démontrée par Philippe Delhaye, « La Vertu et les vertus dans les œuvres d’Alain de Lille », Cahiers de civilisation médiévale, 21, 1963, p. 13-25.

90 Alain de Lille, Anticlaudianus, Robert Bossuat éd., Paris, Vrin, 1955. Sur la thématique de l’Homo novus au sein de cette œuvre, Linda Marshall, « The Identity of the ‘New Man’ in the Anticlaudianus of Alan of Lille », Viator, 10, 1979, p. 77-94.

91 Alain de Lille, Anticlaudianus, VII, v. 171-176, Docet ergo repente/Ne quid agat subitumue nil presumat, at omne/Factus preveniat animo, deliberet ante/Quam faciat, primumque suos examinet actus ;/Dividat a falso verum, secernat honestum/A turpi, vicium fugiens, sectator honesti.

92 Marc-René Jung, Études sur le poème allégorique en France au Moyen Âge, Berne, 1971, p. 76, 89.

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son rapport intime à Dieu et extérieure dans l’attention qu’il porte aux autres93.

En dépit de sa complexité, l’Anticlaudianus nous semble néanmoins hautement significatif. Indissociable du climat de réforme qui traversait alors la société chrétienne94, le poème résonne comme une charge sévère contre les errements moraux qu’avait déjà pointés Alain de Lille dans un premier traité, le De planctu naturæ, rédigé à la fin des années 116095. Dans ce contexte où les clercs eux-mêmes sont appelés à devenir les principaux acteurs d’un redressement et d’un encadrement doctrinal redéfini par le troisième concile du Latran (1179)96 auquel le théologien avait personnellement participé97, l’allégorie d’un Homo Novus refaçonné par l’Honestas s’affirmait à la fois comme un rappel à l’ordre des vertus et comme une nouvelle discipline qui s’adressait en tout premier lieu à ceux qui devaient en incarner le modèle. Plusieurs indices tendent d’ailleurs à confirmer une telle interprétation, comme les nombreux sermons adressés par Alain aux clercs et qui renvoient en un écho saisissant aux thèmes développés dans son poème98, ou encore son Liber pœnitentialis et son Ars praedicandi chargés d’enseigner les pratiques de la confession et

93 Alain de Lille, Anticlaudianus, VII, v. 212-215, In communue bonumne lux abscondita parce/Luceat et virtus det fructus clausa minores,/Interius sibimet ut pauci vivat et extra/Ut plures, intus sibi vivens, pluribus extra.

94  Jean-Marie Mayeur, Charles Pietri, Luce Pietri, André Vauchez, Marc Venard (éd.), Histoire du Christianisme, vol. 5, Apogée de la papauté et expansion de la chrétienté (1054-1274), Paris, Desclée, 1995.

95  Alain de Lille, De planctu naturæ, dans Patrologia Latina, CCX, col. 429-482. Pour une édition moderne, Nikolaus M. Häring, « Alain of Lille, De planctu naturae », Studi medievali, 19/2, 1978, p. 797-879. Pour une étude, Richard H. Green, « Alan of Lille’s De planctu naturae », Speculum, 31, 1956, p. 649-674.

96   Jean Longère (éd.), Le Troisième Concile de Latran (1179). Sa place dans l’ histoire, Paris, Études Augustiniennes, 1982 ; L’Encadrement religieux des fidèles au Moyen Âge et jusqu’au concile de Trente, Paris, Comité des Travaux historiques et scientifiques, 1985.

97  Gillian Rosemary Evans, Alan of Lille. The Frontiers of Theology in the Later Twelfth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

98   Alain de Lille, Sermones octo, dans Patrologia Latina, CCX, col. 197-221 et Sermones alii, dans Ibid., col. 221-229. On verra aussi Marie-Thérèse d’Alverny, Alain de Lille. Textes inédits, avec une introduction sur sa vie et ses œuvres, Paris, Vrin, 1965.

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de la prédication, où les vertus et l’Honestas occupent une place plus que prépondérante99.

La pénétration de l’Honestas dans le droit canon : le modèle du Clericus Honestus

Point d’arrivée d’une première conception chrétienne de l’Honestas encore très fortement influencée par le stoïcisme et par le platonisme, la « Renaissance du XIIe  siècle »  marque également un nouveau point de départ. Intimement lié au climat de réforme inauguré par le pape Grégoire VII, ce renouvellement de l’intérêt porté par l’Église à un tel idéal se manifeste tout particulièrement par la participation de plus en plus active des canonistes à sa définition. La première occurrence de l’Honestas dans le vocabulaire canonique est en effet attestée en  1191-1192, dans le Livre  III du Breviarium extravagantium de Bernard de Pavie100. Le titre I, sous lequel Bernard se proposait de regrouper les décrétales consacrées à la vie des clercs est ainsi pourvu d’un intitulé inventé pour l’occasion, De vita et honestate clericorum101. Quelques années plus tard, le canoniste réemploie ce même titre qu’il glose dans sa Summa decretalium où l’Honestas, poétiquement comparée au gemme d’un anneau et à la pureté de l’azur, avait pour mission de faire resplendir le clerc et de conférer la grâce à sa vie102.

99  Alain de Lille, Liber pœnitentialis, dans Patrologia Latina, CCX, col. 279-305 ; Ars prædicandi, dans Ibid., col. 109-197.

100 Pour une mise en contexte de l’état du droit canonique à cette époque et pour y situer Bernard de Pavie, on verra Émil Friedberg, Die Canones-Sammlungen zwischen Gratian und Bernhard von Pavia, Leipzig, 1897.

101  Bernard de Pavie, Breviarium extravagantium (Ia Compilatio antiqua), dans Émil Friedberg (éd.), Quinque Compilationes Antiquae, Leipzig, 1882, p. 25.

102 Bernard de Pavie, Summa Decretalium, Théodore Laspeyres éd., Ratisbonne, 1860, p. 66, Post tractatum iudiciorum merito agendum est de vita et honestate clericorum ; finita etenim pugna litigorum iam ad pacificum statum redeuntes, qualiter debeant vivere, sapientes inquirunt. Sicut autem annulum gemma reddit pretiosum, sic clericum bona facit vita gratiosum, et sicut solem clarificat puritas serenitatis, sic clericum commendat radius honestatis. Nam velut solis claritas nube interiecta obfuscatur, sic clerici dignitas noverca inhonestate nigratur. Ecce quomodo aurum obscuratur et color optimus immutatur.

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De l’idéal à la norme

Avec Bernard de Pavie, l’honestas fait donc son entrée dans la tradition canonique. Le terme est ainsi repris dans les Décrétales de Grégoire IX comme dans le Sexte, les Clémentines et les Extravagantes103, pour être par la suite systématiquement placé en tête des canons disciplinaires des Conciles locaux et des Statuts synodaux104. De même, plus aucun canoniste ne l’ignore, et chacun lui accorde des développements toujours plus précis et élaborés105. Or cette évolution, loin d’être purement indicielle, s’avère au contraire lourde de sens. De fait, à partir de l’instant où elle entre dans l’ordre des catégories juridiques, l’Honestas tend à ne plus être considérée comme un simple objet de réflexion, mais bel et bien comme une norme qu’il ne s’agit plus tant de discuter que d’imposer. Une nouvelle séquence s’ouvre alors, durant laquelle gloses canoniques et discours théologiques se juxtaposent et se complètent pour fixer cette norme et en délimiter les cadres d’expression et d’application.

Dans un premier temps, l’attention des uns et des autres se focalisa exclusivement sur le groupe formé par les clercs, de sorte que

103  Corpus juris canonici, Émil Friedberg (éd.), 2e éd. par E. L. Richter, Graz, 1955, vol. 2, respectivement col. 449-454 [Décrétales de Grégoire IX], 1019 [Sexte], 1157-1158 [Clémentines], 1255-1257 [Extravagantes].

104  Les occurrences sont beaucoup trop nombreuses pour être exhaustivement citées. Pour une vue complète, on consultera  Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Giovanni-Domenico Mansi (éd.), Paris, 1759-1798, 31  vol. Pour quelques exemples, on se reportera à Michel Dortel-Claudot, Le Genre de vie extérieur de la Compagnie de Jésus, Rome, Presses de l’Université Grégorienne, 1971, p. 32-34 qui en a relevé plusieurs dans les conciles et synodes des XIIIe et XIVe siècles.

105   Quelques lignes seulement dans la glose de Bernard de Compostelle, Compilatio Romana (1208), dans Heinrich Singer (éd.), Die Dekretalensammlung des Bernardus Compostellanus antiquus, Vienne, 1914, p. 70-73 ; une colonne et demie dans la glose de Gottofredo da Trani (Goffredus Tranensis), Summa super titulis Decretalium, Lyon, 1519, fol. 124v-125r ; sept colonnes dans Hostiensis, Summa Aurea (1253), Venise, 1574, col. 849-855 ; douze colonnes dans Bernard de Parme, Glossa ordinaria (1263), Rome, 1582, col. 991-1001. À la fin du Moyen Âge – mais l’on y reviendra plus bas – les gloses deviennent si amples qu’elles finissent par remplir des traités entiers, à l’image du De vita et honestate clericorum d’Hermann Ryd, imprimé à Wissembourg en 1481  ou encore du Reformatorium vitæ morumque et honestatis clericorum de Jacques Philippi, imprimé à Bâle en 1493.

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l’honestas devint une caractéristique presque exclusivement associée aux ecclésiastiques106. Pourtant, dès lors qu’il s’agit d’observer en quoi consistait précisément cette Honestas clericalis et à quoi ressemblait concrètement le clericus honestus, les sources canoniques, conciliaires et statutaires s’avèrent, sous leur première forme, plutôt confuses. À proprement parler, en effet, l’Honestas ne s’y présente jamais que sous la forme d’une longue litanie de prescriptions mises bout à bout, sans aucune cohérence apparente. Ainsi, au fil des chapitres des Décrétales, apprend-on que l’honnêteté des clercs réside dans leur séparation des laïcs lors de la célébration des divins mystères, qu’elle exige qu’ils ne portent pas d’armes, pas de barbes, pas de cheveux longs, qu’ils ne fréquentent pas les femmes et les tavernes, qu’ils portent des vêtements dignes et rejettent les ornements et les couleurs criardes, qu’ils ne s’adonnent ni au jeu ni au théâtre, qu’ils ne pratiquent pas l’usure et qu’ils se tiennent éloignés des charges civiles…

Dans la seconde moitié du XIIIe  siècle, cependant, la multiplication des gloses canoniques et théologiques conduit à un recul progressif du commentaire littéral au profit d’une vision beaucoup plus élaborée de l’Honestas. Les décrétalistes et les théologiens de la scolastique s’unissent ainsi pour disséquer la notion afin d’en proposer une lecture plus aboutie et, surtout, plus ordonnée. En tout premier lier, les uns et les autres s’accordent pour distinguer, au sein de l’Honestas clericalis, deux formes complémentaires d’Honestas. Ils identifient tout d’abord une Honestas interior qui repose sur les quatre vertus déjà définies par Cicéron puis par les Pères, ainsi que le précisent notamment Thomas d’Aquin dans la Summa Theologica107 et Hostiensis dans sa Summa Aurea108. Toutefois, cette « rectitude intérieure » ne saurait suffire, car encore faut-il qu’elle se manifeste, dans le même temps, par l’adoption d’une conduite extérieure idoine109. Aussi l’Honestas clericalis réside-t-elle également dans une

106 On trouve en effet dans les sources canoniques des déclinaisons aussi diverses que l’honestas clericalis, l’honestas clericorum, l’honestas ecclesiastica ou encore l’honestas ecclesiae.

107 Thomas d’Aquin, Summa Theologica, IIa, IIæ, q. 145, a. 1. 108 Hostiensis, Summa Aurea, op. cit., col.  852-853, Hec autem honestas […]

interior vero in virtutibus consistit. Debet esse clericus humilis in corde, haec honestas interior.

109 Thomas d’Aquin, Summa Theologica, IIa, IIæ, q. 145, a. 1 ad 3, Ad tertium dicendum quod, sicut dictum est, honestum importat debitum honoris. Honor

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Honestas exterior dont les cadres d’expression ont été établis par les Décrétales, que certains conciles comme ceux de Paris (1212) et de Rouen (1214) ainsi que des théologiens comme Humbert de Romans et Bonaventure rangent enfin en trois sous-ensembles : l’Honestas in habitu, qui fait du clericus honestus un homme extérieurement digne et à la tenue adéquate, l’Honestas in moribus ou in gestu qui souligne sa modestie par la parfaite maîtrise de son corps et de ses gestes et l’Honestas in conversatione ou in societate qui atteste l’excellence de sa parole et l’idonéité de son comportement en société110.

autem est contestatio quaedam de excellentia alicuius, ut supra dictum est. Testimonium autem non profertur nisi de rebus notis. Interior autem electio non innotescit homini nisi per exteriores actus. Et ideo exterior conversatio habet rationem honesti secundum quod est demonstrativa interioris rectitudinis. Et propter hoc, radicaliter honestas consistit in interiori electione, significative autem in exteriori conversatione.

110 Pour les Conciles de Paris et de Rouen, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, op. cit., vol. 22, respectivement col. 819 et 899, Præcipimus etiam, ut sint in habitu, et gestu, et conversatione honesta (les deux prescriptions sont strictement identiques). Humbert de Romans écrit, dans son Expositio Regulæ B.  Augustini, Côme, 1602, p. 124, ad huiusmodi vero honestatem pertinet honestas in habitu, […] honestas in societate, […] honestas in moribus. Enfin, Bonaventure (en fait, Bernard de Besse, voir infra n. 125) affirme, dans son Speculum Disciplinae, Opera Omnia, Paris, 1868, t. 12, p. 462 (Pars I, c. XV), Honestas quidem in corporis, manuum et habitus decenti dispositione consistit pour préciser, dans le Ad Blancham Hispaniæ Reginam, ibid., p. 182, Ad modestiam honestatis, per glorationem, ordinationem, compositionem, scilicet actuum, motuum, gestuum, vestimentorum, seu habituum, membrorum et sensuum, juxta quod moralis honestas et regularis observantia id exposeit.

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Fig. 1 : l’Honestas clericalis

La fixation du modèle de l’Honestus clericus

Synthèse magistrale entre les acquis de la tradition chrétienne et les nouvelles exigences qui s’imposent à une Église reformata et semper reformanda, cette redéfinition tend surtout à confirmer la nouvelle orientation normative de l’Honestas. De fait, alors que l’évocation rapide du prérequis d’Honestas interior n’avait véritablement pour fonction que de rappeler la valeur d’idéal de l’Honestas ainsi que les liens qui l’unissaient depuis l’Antiquité tardive aux quatre vertus dites « cardinales », la plus grande attention portée à l’Honestas exterior soulignait bien que tout idéal n’avait fondamentalement de valeur et de portée qu’à la condition d’être clairement démontré et par conséquent explicitement encadré par des normes stables et précises. Aussi n’est-ce sans doute pas un hasard si, dès cet instant, tout l’effort des canonistes et des théologiens se concentre presque exclusivement sur l’Honestas exterior afin de fournir, sur la base de la triple distinction élaborée par le droit canon, une description parfois extrêmement méticuleuse des différents critères du modèle du clericus honestus.

Première règle à observer, donc, l’honestas in habitu. Avant toute autre considération, le clerc honnête est un ecclésiastique que l’on

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reconnaît et que l’on distingue à certaines caractéristiques physiques et vestimentaires. Depuis la fin du XIIe siècle et plus manifestement encore à partir du XIIIe siècle, tous les synodes insistent et reviennent avec plus ou moins de régularité sur l’obligation faite aux clercs d’entretenir leur tonsure, de raser leur barbe, de revêtir des tenues adaptées et de rejeter tous les ornements inutiles. Tandis que les théologiens et les canonistes s’en tiennent globalement à l’essentiel111, les statuts synodaux fournissent au contraire d’abondantes précisions qui n’épargnent aucun détail, fût-il le plus infime ou le plus bassement matériel. Indispensable pour signaler l’état clérical, la tonsure fait l’objet de nombreuses attentions, en particulier dans sa forme, dont on précise qu’elle doit bien être « ronde et non carrée […] pas plus petite qu’une grande hostie »112. De même, le vêtement est strictement réglementé, pour lequel les « couleurs variées » sont prohibées113, tout comme certaines teintes bien précises explicitement

111 Ce sujet apparaît déjà sous la plume de Rufin de Bologne (†~1192), Heinrich Singer (éd.), Summa Decretorum, Paderborn, 1902, p. 97, In habitu : ut non sint fracte vestes, sicut ioculatorum, vel diverso colore vel inhonesto fucate ; ubi similiter magis elatus animus quam pretiosus pannus notatur. On pourra enfin évoquer la Summa angelica de casibus conscienctiæ du franciscain Angelus de Clavasio (1411-1495) qui fait en quelque sorte la synthèse des acquis des siècles précédents. Alors que dans la quatrième partie de l’article Clericus, Clavasio se limite à indiquer Clericus debet esse habitu honestus, il consacre, plus loin, un article entier à l’habitus qui occupe plus d’une colonne et demie et reprend les principales prescriptions des statuts synodaux qui ont précédé son temps. Angelus de Clavasio, Summa angelica de casibus conscientiae, Nuremberg, 1492, fol. XXX (article Clericus), fol. CXVIIIv (article Habitus).

112 Ainsi dans le Synodicon du protopatriarche vénitien Lorenzo Giustiniani (1438), Biblioteca Nazionale Marciana, Ms. Lat. IV, 105 (=2378), c. 5r, Clerici omnes, maxime in sacris ordinibus constituti, tonsuram et coronam deferant congruentem sine templari rotundam vel oblongam, non quadratam, vel angularem et c. 6r, non minorem una hostia magna. Les mêmes exigences furent formulées à Oxford dès 1222, à Ravenne en 1314 ou encore à Tarragone en 1317, Carl Joseph von Hefele, Histoire des conciles d’après les documents originaux, Paris, 1872, respectivement vol. 8, p. 175 ; vol. 9, p. 468 et p. 497. Sur cet aspect de la tonsure, Louis Trichet, La Tonsure, Paris, 1990, p. 69-92.

113 Concile de Reims (1148), canon 2, inhonesta varietate colorum…, Sacrorum conciliorum nova, op. cit., vol. 21, col. 714.

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qualifiées d’inhonestæ à l’image du rouge, du vert ou du jaune114. Autant d’interdits qui s’étendent aux chausses qui ne peuvent être que noires115, seule « couleur » unanimement reconnue comme honesta, de sorte qu’elle finit par s’imposer pour tous les attributs vestimentaires du clericus honestus116. Réduit à cette fuligineuse monochromie, le vêtement ne peut enfin se parer d’accessoires qui ne sont que d’« inhonnêtes » témoignages de vanités, a fortiori s’ils sont ornés ou façonnés de métal précieux, comme les chapeaux et les infules brodés, les boutons ou les fibules117.

Si l’habit fait en partie le clerc, il ne suffit cependant pas à lui seul à en manifester l’honnêteté. Compagne obligée de l’honestas in habitu en ce qu’elle relève à son tour des manifestations extérieures et, plus précisément encore, visibles, de l’honnêteté, l’honestas in gestis impose au clericus honestus une conduite corporelle où rien, là encore, n’est laissé à l’improvisation. Après Bernard de Pavie qui avait déjà insisté sur le lien entre l’honestas et les mouvements du corps118, c’est essentiellement à Bonaventure que l’on doit la définition des grandes règles de bienséance qui, rapidement, se verront appliquées à l’ensemble des clercs, réguliers comme séculiers. Dans le Speculum disciplinæ, en effet, un chapitre général est consacré à la disciplina in

114 Synodicon Giustiniani, Biblioteca Nazionale Marciana, Ms. Lat. IV, 105 (=2378), c. 4v, Panis rubeis vel glaucis, exterius vel interius, et viridibus exterius non utantur ; Statuts synodaux de Paris (1519), Synodicon ecclesiae parisiensis, Paris, 1777, p. 54, pannis rubeis, viridibus, croceis coloribus, aut aliis inhonestis […] non utantur.

115 Ainsi dans les statuts du Concile de Lyon (1180), Patrologia Latina, CIC, col. 1102, honestas, non albas, non rubeas, non virides, sed potius nigri coloris vel consimilis ou, plus tard encore, dans le quatrième canon du Concile de Sens (1320), Sacrorum conciliorum nova, vol. 25, col. 650, caligis rubeis, viridibus, scatatis, croceis, seu albis, ita publice non utantur, sed caligis nigris, seu aliis honestis tantmmodo sint contenti.

116 Voir ici Louis Trichet, Le Costume du clergé. Ses origines et son évolution en France d’après les règlements de l’Église, Paris, Cerf, 1986.

117 Synodicon Giustiniani, Biblioteca Nazionale Marciana, Ms. Lat. IV, 105 (=2378), c. 4v, Capelos inauratos, subtilares consuticios, cirothecas curiosas, mapulas in caviciis dependentes, botonos de quacumque materia excepto de panno, fibulas argenteas vel de quocumque metallo, mantellos laycales, sive zocholelos, caputia separata versa vel transversa seu aliquo modo signum pretendentia vanitatis : infulas et almucias in publicum portari penitus prohibemus.

118 Bernard de Pavie, Summa Decretalium, op. cit., p. 67, Motus corporis debet habere honestatem in visu, sermone, incessu et operatione.

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gestu où, par disciplina, il faut surtout entendre honestas119. Loin de se réduire à la seule conduite à observer lors de la liturgie, les préceptes énumérés par ce chapitre s’attachent à régler les gestes des clercs à tout moment et en toutes circonstances. Rigide et rigoureuse, la discipline imposée repose sur deux principes. Tout d’abord, aucun membre ne peut ni ne doit se mouvoir en dehors de sa propre fonction et encore moins si un autre membre est déjà en activité : aussi est-il interdit d’agiter simultanément les lèvres (pour parler) et la tête, la tête et les mains, etc.120. Ensuite, lorsqu’un membre est sollicité, ses mouvements doivent toujours être lents et modérés, afin précisément de ne jamais outrepasser « les limites de l’honnêteté »121. Ce second principe permet à Bonaventure d’évoquer plusieurs exemples éminemment concrets et précis, qui seront par la suite développés puis justifiés dans des chapitres particuliers : le clerc ne saurait rire en découvrant ses dents ; fixer dans les yeux son interlocuteur ; parler en bougeant les mains, en contorsionnant ses lèvres, en remuant la tête ou en sourcillant122 ; marcher rapidement ou en agitant les bras ; se coucher en étendant les bras ; s’asseoir en croisant les jambes, en se tenant de biais, en étendant ses jambes, en agitant son tibia, en appuyant son mollet contre son fémur ou en découvrant ses pieds ; enfin, écarter les jambes

119 Speculum Disciplinae, op. cit., Pars I, c. XIX, p. 467-468. Sur la ‘confusion’ entre disciplina et honestas chez Bonaventure, ibid., Prologus, p. 444, Ad honestatem tendentes in primis necessarium habent, ut per exercitium disciplinæ, virtutis titulum citius apprehendere possint. Longtemps attribué à St Bonaventure, le Speculum Disciplinae est aujourd’hui attribué à l’un de ses disciples, Bernard de Besse (†1300~). Pour autant, nous maintiendrons ici l’attribution à Bonaventure, puisque tel était l’avis de ses lecteurs du Moyen Âge.

120 Ibid., p. 467, Prima est, ut unum membrum alterius officium non usurpet, aut eius ministerium sui admixtione confundat. Si os loquitur, caput non agitetur, manus non moveatur, et sic de aliis : ut dum alterum membrum operatur, alterum quietum omnino permaneat.

121 Ibid., p. 467, Secunda disciplinæ custodia est in gestu, ut quodlibet membrum in eo, quod facit, debitum modum teneat, nec temperentiæ limitem, aut honestatis formam excedat…

122 Ibid., p. 467, … hoc est, ut in paucis exemplis probemus, ridere sine apertione dentium ; videre sine defixione oculorum ; loqui sine extensione manuum, sine contorsione labiorum, sine agitatione capitis, sine elevation superciliorum… Voir également Ibid., Pars I, c. XX, De disciplina in modo loquendi, p. 468-470.

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est strictement interdit, en public comme en privé123. Si elles peuvent sembler exagérées, ces recommandations n’en furent pas moins reprises par la majeure partie des canonistes et des synodes postérieurs124. De fait, toutes avaient le mérite d’insister sur la nécessité, pour les clercs honnêtes, de se comporter de manière humble, sévère et grave, afin de prohiber toute tendance à la superbe, à la mollesse et à la lascivité, et ce afin de ne jamais manquer de respect à soi-même, et surtout aux autres125.

Ainsi formulée, l’honestas de la geste cléricale se voulait donc également une honnêteté sociale, dans les échanges que le clerc pouvait entretenir avec ses frères – dans le cadre régulier – ou avec ses fidèles – dans le cadre séculier. Dans ce même ordre d’idée venait s’insérer en dernier lieu l’honestas in conversatione, régulant les paroles et les attitudes du clericus honestus dans ses relations aux autres126, et ce dans le but de servir de modèle, comme l’avait exigé le pape Hadrien  IV en 1158127 dont les propos furent relayés par le traité

123 Ibid., p. 467, ; … incedere sine modulatione gressuum, sine ventilatione brachiorum, sine gesticulatione scapularum ; jacere sine dejectione membrorum ; sedere sine alterutra superjectione pedum, et sine alterutra accubatione laterum, sine divaricatione seu dilatatione crurium, sine extensione vel agitatione tibiarum. Nempe honestum et humilem fratrem femori suram imponere, vel pedes palam cancellare non decet. Arcendi, sicut in publico, ita et in secreto sunt gestus inepti. Pour les développements, ibid., Pars I, c. XXII, De disciplina in opere manuali, p. 472-474 ; c. XXIII, De disciplina in incessu, p. 474-475 ; c. XXIV, De disciplina in gestu membrorum, p. 475-476.

124 En faire la liste serait ici fastidieux. On se contentera d’indiquer que ces mêmes règles se retrouvent encore, quoique condensées, dans les traités de l’époque moderne, et notamment dans le Institutionis Vitæ Christianæ Libri V de Florent de Harlem († 1543), Cologne, 1552, Lib. III, c. 7, p. 243, De disciplina erga membrorum usum servanda.

125 Speculum Disciplinae, op. cit., Pars I, c. XIX, p. 467-468.126 C’était en tout cas le sens premier du terme conversatio, « fréquenter,

vivre avec, commerce »,  Alfred Ernout, Alfred Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 2001 (1re éd., 1931), p. 726, et que les Hommes du Moyen Âge entendaient plus largement sous le sens de « genre de vie en société », Charles Du Cange, Glossarium mediae et infimae latinitatis, Niort, 1883-1887, t. 2, col. 546c.

127 Orderici Vitalis Historia ecclesiastica accedunt Anastasii IV, Adriani IV, Patrologia Latina,  CLXXXVIII, col. 1553, Vita, conversatione ac moribus clerici a laicis debent differre…

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dit Stella clericorum128. Marque de respect envers soi et envers les autres, l’honesta conversatio est surtout pensée et théorisée comme un instrument d’édification. Or, pour s’avérer efficace, encore doit-elle tenir compte du milieu dans lequel évolue le clerc et des personnes auxquelles il s’adresse129. Et, une fois encore, c’est au Speculum disciplinæ qu’il convient de se reporter pour mesurer toutes les nuances de la « conversation honnête », puisque pas moins de six chapitres lui sont consacrés qui feront longtemps autorité130. D’une manière générale, toutes les attitudes des clercs sont alors étroitement encadrées, et ce quels que soient la situation et l’endroit où elles seraient amenées à s’exprimer. Dans tous les cas, ce sont encore et toujours la modestie, la prudence et la gravité qui doivent régir le comportement des clercs dans leurs échanges avec les laïcs. Intrinsèquement liées, l’honestas et la dignité dirigent chaque action, chaque geste et chaque parole afin que les interlocuteurs s’en trouvent eux-mêmes imprégnés. Le cas échéant, d’ailleurs, le clerc est invité à se taire et à observer, avant que de pouvoir, avec respect et modération, intervenir dans une discussion ou prendre position dans un débat. De même, chaque interaction corporelle et gestuelle du clericus honestus doit impérativement prendre la mesure du contexte et s’y accorder en conséquence, ce que

128  Liber qui Stella clericorum nuncupatur, s.l., 1490, p. s.n. (la première), où il est ordonné aux prêtres de prêcher aux fidèles, per bonam famam et honestam conversationem. Sans doute rédigé dans les premières années du XIIIe siècle par un auteur inconnu, le Liber qui stella clericorum nuncupatur bénéficia d’un grand succès puis d’une large diffusion, tout particulièrement dans les derniers siècles du Moyen Âge. La première impression, de 1490, fut suivie par un très grand nombre de rééditions, avant de tomber progressivement dans l’oubli à partir de la seconde moitié du XVIe  siècle. Une édition critique récente en a été donnée, Stella clericorum, Éric H. Reiter (éd.), Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1997. Pour une étude plus approfondie, Éric H. Reiter, The ‘Stella clericorum’ and Its Readers : A Study of the Reception of Popular Theology in the Later Middle Ages, Ph. D., Department of History, University of Toronto, 1994.

129 Voir ici notamment les remarques de Florent de Harlem, Institutionis Vitæ Christianæ Libri V, op. cit., Lib. III, c. 5.

130 Speculum disciplinæ, op. cit., Pars I., cap. XXVII-XXXII. Sur leur influence, voir Jonathan Nicholls, The Matter of Courtesy. Medieval Courtesy Books and the Gawain-Poet, Woodbridge, Boydell & Brewer, 1985.

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rappellera bien des siècles plus tard Florent de Harlem131. Mais, bien avant lui, les indications formulées par Bonaventure à l’intention des clercs réguliers s’étaient déjà étendues à l’ensemble des séculiers, notamment par le biais de plusieurs synodes diocésains convoqués, du début du XIIIe siècle à la fin du XVe siècle, aussi bien en Italie132 qu’en Angleterre133, en Espagne134, dans l’Empire135 et en France136, de sorte qu’aucun diocèse ne semble indifférent à l’importance de l’honestas conversatio. En témoignent notamment plusieurs statuts du synode réuni en 1280 par l’évêque de Couserans Auger II de Montfaucon, et que ce dernier a significativement réunis sous la mention de vita et conversatione clericorum, faisant ainsi de la conversatio un synonyme de l’honestas comme si l’une et l’autre en venaient inévitablement à se confondre dans une geste cléricale « irréprochable et exemplaire »137.

De l’Honestas clericorum à l’Honestas laicorum : diffusion et adaptation de la norme à l’ensemble de la société

Le portrait ainsi tracé offre l’image saisissante d’un clerc accompli dont l’honnêteté, visible « depuis le sommet du crâne jusqu’à la plante des pieds » pour reprendre la formule du décrétaliste Johannes Andreæ138, était somme toute à la mesure du soin quasi obsessionnel des juristes et des théologiens pour en régler tous les

131 Institutionis Vitæ Christianæ Libri V, op. cit., Lib. III, c. 5, p. 226, Disciplina est conveniens atque compositus membrorum usus ac motus, cunctorumque verborum, operum, et totius exterioris hominis pro ratione temporis, loci, personæque decens institutio et moderatio.

132 Concile de Lucques en 1253,  Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, op. cit., vol. 23, col. 823.

133 Concile d’Exeter en 1287, Ibid., vol. 24, col. 805.134 Concile de Gérone en 1260, Ibid., vol. 23, col. 1056.135 Concile de Frisingen en 1440, Ibid., vol. 32, col. 4.136 Concile de Pont-Audemer en 1279 et de Sens en 1485, respectivement Ibid.,

vol. 24, col. 226 et vol. 32, col. 422. 137 Bibliotheca bibliothecarum manuscriptum nova, Bernard de Montfaucon éd.,

Paris, 1739, t. 2, p. 1158-1160, Ut igitur vita et conversatio vestra irreprehensibilis appareat et cæteris luceat per exemplum… En 1485, le Concile de Sens appuiera cette idée, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, op. cit., vol. 32, col. 412.

138 Johannes Andreæ (1275-1348), In tertium librum commentaria, Venise, 1581 [1re éd., 1484], p. 2, per quæ probat honestatem clericis indictam per singula membra a vertice capitis usque ad plantam pedis.

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aspects : après tout, honnêteté bien ordonnée commence toujours par soi-même. Mais, nonobstant la boutade, une telle démarche n’était en rien innocente. Car par-delà la réforme du clergé, c’est toute la société qui était visée, comme l’avait indiqué Hadrien IV. Au contact direct et quasi quotidien des chrétiennes et des chrétiens, le clericus honestus devait en effet servir d’exemple vivant des règles que l’Église souhaitait imposer. Une telle mission est par ailleurs revendiquée par les textes canoniques et conciliaires qui, en confiant explicitement au clergé le rôle de vecteur de l’Honestas, conféraient à cette dernière une valeur qui se voulait universelle139. De figure devant laquelle s’émerveiller, le clericus honestus se mue en modèle à imiter, ce que les commentateurs consacrent en confondant de plus en plus fréquemment l’Honestas avec la vita dont elle n’était jusqu’alors que le supplétif140. Or, loin de n’être que purement incantatoires, ces proclamations s’accompagnèrent dans les faits par un vaste mouvement de diffusion de la norme d’Honestas au sein de la société laïque, diffusion qui toucha aussi bien les domaines de l’éthique politique, de la rhétorique et de ce que l’on pourrait appeler la morale comportementale.

Honestas et Ethica

Quoique régulièrement présente dans les miroirs aux princes ou dans la littérature courtoise destinée aux élites chevaleresques ou urbaines, l’Honestas y était néanmoins traitée sous sa forme d’idéal

139 Hostiensis, Summa Aurea, op. cit., col. 849, Intelligite insipientes in clero, quam si iuste iudicaveritis, vos ipsos non despicietis, sed honestate vitæ vacabitis, ut non solum verbo, sed exemplo nostro, qualiter in domo Domini conversari oporteat laicos instruatis, igitur & si tractatu iudiciorum finito edocti sitis, qualiter vos debeatis habere, circa iudicia, tam et tunc instruendi estis, qualiter vivere debeatis, vel aliter… Concile de Londres (1342), canon 2, dans Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, op. cit., vol. 25, col. 1170, Exterior habitus, mores et conditiones intrinsecas personarum frequenter ostendit. Et clericorum gestus exemplum esse debet et informatio laicorum.

140 Secunda pars Dominici de Sancto Geminiano super sexto libri decretalium, Venise, 1496, fol. 2r, rubrica non fuerit bene formata quod sufficiebat alterum eristis dicendo de vita clericorum vel de honestate clericorum quicquid attribuitur vite spectat ad honestatem et quicquid honestati attribuit pertinet ad vitam ; Philippus Franchus de Franchis, Lectura super Sexto, Venise, 1547 [1re éd., Venise, 1499], fol.  105r, Sed si summatur large tunc ista sunt promiscua ut quicquid vite attribuitur etiam ad honestatem pertineat et econtra cum honestate vivere spectet etiam ad laicos.

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moral dont la valeur édificatrice n’était jamais considérée comme explicitement nécessaire ni véritablement contraignante. Souvent décrite de manière poétique ou allégorique, elle ne s’accompagnait d’aucune règle et demeurait un « ornement de la vie » sinon superflu du moins relativement accessoire141. Cette situation évolue toutefois sensiblement durant le XIIIe siècle, lorsque le recours à l’Honestas et à ses règles se généralise dans les traités consacrés à l’éthique politique. Ce phénomène est relativement précoce en Italie où des magistrats et des notaires voient dans l’Honestas et dans ses règles un instrument potentiel de régulation des violences qui agitaient alors les sociétés communales. Témoin et victime de ces troubles lorsqu’il fut lui-même emprisonné à Crémone en 1238, le juge Albertano da Brescia rédigea lors de sa captivité le De amore et dilectione Dei et proximi et aliarum rerum et de forma honestae vitae, où il faisait précisément de l’Honestas la condition nécessaire au rétablissement d’une concorde civile propre à assurer le bonheur et le salut collectifs142. Usant et abusant de citations empruntées à la Formula Honestae Vitae qu’il attribue alors à Sénèque, Albertano s’appuyait également sur les préceptes canoniques pour exhorter ses contemporains et ses successeurs à cultiver les vertus et à fuir les vices, à pratiquer l’honnêteté dans la parole, dans les gestes et dans la tenue143. Un état d’esprit similaire anime quelques années plus tard le juge florentin Bono Giamboni144, à qui l’on attribue d’ailleurs la première vulgarisation italienne de la Formula de Martin de Braga145. Également confronté dans sa ville aux affrontements entre

141 Voir ici Aldo Scaglione, Knights at Court. Courtliness, Chivalry, & Courtesy from Ottonian Germany to the Italian Renaissance, Berkeley – Los Angeles – Oxford, University of California Press, 1992.

142 Albertano da Brescia, De amore et dilectione Dei et proximi et aliarum rerum et de forma honestae vitae, Sharon Lynne Hiltz (éd.), University of Pennsylvania, 1980.

143 in gestu et verba honestatem servare.144 Sur Bono Giamboni,  Santorre Debenedetti, « Bono Giamboni », Studi

Medievali, IV (1912-13), p. 271-78 ; Cesare Segre, « Bono Giamboni », Dizionario critico della letteratura italiana, Vittore Branca (éd.), Turin, UTET, vol. I, 1986, p. 377-379 ; Simona Foà, « Giamboni, Bono », Dizionario Biografico degli Italiani, Rome, Treccani, vol. 54, 2000, p. 302-304.

145 On doit cette attribution à Bartolomeo Gamba, Della forma di onesta vita scritta nel VI secolo da Martino vescovo Dumense et Bracarense. Tre antichi volgarizzamenti italini, Venise, 1830. En dépit de quelques remises en cause récentes, elle reste reconnue par la communauté scientifique.

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factions qu’il interprétait comme autant de preuves de la misère de l’Homme146, Giamboni se propose à son tour d’y mettre un terme par une pratique politique où les règles de l’Honestas, présentées comme autant de sources de bonté, de paroles droites et de gestes dignes, deviennent les fondements de l’harmonie civile, dans un rapport étroit avec la félicité divine147.

Cette première expansion de l’Honestas politique au sein des communautés civiques italiennes connaît une illustration encore plus concrète à l’occasion de l’apparition des podestats, magistrats étrangers chargés par les citoyens d’une ville d’en prendre provisoirement la direction, afin notamment d’y arbitrer les multiples conflits148. Très vite, des manuels furent rédigés à leur intention, dans le but de leur prodiguer des conseils efficaces pour la conduite de leur charge149. Parmi les exemples les plus précoces de ce type de traités, l’Oculus pastoralis d’un auteur anonyme du début du XIIIe siècle150 et le De regimine civitatum de Jean de Viterbe, rédigé dans les années

146 Bono Giamboni, Della Miseria dell’Uomo, dans Trattati morali di Bono Giamboni, Florence, 1867, p. 17-116. On peut lire en ouverture, dans le prologue (p. 2), Pensando duramente sopra certe cose, laonde mi pareva in questo mondo dalla ventura essere gravato, sì s’ infiammava d’ ira e di mal talento spesse volte il cuore mio, e tutta la persona ne stava turbata…

147  Id., Giardino di consolatione, dans Trattati morali di Bono Giamboni, op. cit., p. 119-161, Quinta parte, Capitolo XIII (p. 151-152), Dell’Onestà. Secondo che dice il filosofo, quella è cosa onesta, che per la sua bontà ci trae, e colla sua degnità c’ innamora ; ed è onesta in parole e in fatti. Seneca dice : Cosi sia onesto quando se’ solo, come se fossi nella piazza ; e cosi vivi cogli uomini, come se Iddio ti vedesse ; e cosi parla con Dio, come se gli uomini ti udissono.

148 Sur les podestats, on verra notamment Jean-Claude Maire Vigueur (éd.), I podesta dell’Italia comunale, Parte I, Reclutamento e circolazione degli ufficiali forestieri (fine XII sec.-metà XIV sec.), Rome, École Française de Rome, 2000.

149 Pour une vue d’ensemble, Albano Sorbelli, « I teorici del reggimento comunale », Bulletino dell’Istituto storico italiano per il Medio Evo, 59, 1944, p. 31-136 ; Enrico Artifoni, « I podestà professionali e la fondazione retorica della politica comunale », Quaderni Storici, 63, 1986, p. 687-719  et Id., « Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano », Quaderni medievali, 35, 1993, p. 57-78.

150  Oculus pastoralis pascens officia et continens radium dulcibus pomis suis, Doria Franceschi (éd.), dans Memorie dell’Accademia delle Scienze di Torino. Classe di Scienze morali, storiche e filologiche, s. IV, 11, 1966, p. 3-70.

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1240151, livrent au fil de leurs préconisations un portrait du podestat où l’Honestas apparaît à de multiples reprises comme une caractéristique déterminante, tant dans la pratique du discours que dans la posture physique ou le comportement quotidien. Directement inspiré à ce qu’il semble par le De regimine civitatum, Li livres dou tresor du notaire florentin Brunetto Latini152 revendique néanmoins une ampleur et une portée beaucoup plus larges en tant que véritable encyclopédie des savoirs élaborés au sein des studia humanitatis italiens153. Dans le Livre II, précisément consacré à l’éthique politique et aux vertus du vivere civile, Latini accorde un chapitre entier à « l’Honesté », qu’il définit comme un état d’honneur dans la parole, dans l’apparence et dans le comportement, rejoignant ainsi la trilogie de l’honestas forgée par les canonistes et les théologiens154. Mieux encore : du fait de son vaste succès, Li livre dou trésor contribue au passage puis à la fixation de l’Honestas de l’ordre du modèle et de la norme ecclésiastique et canonique à l’ordre du modèle et de la norme laïque et civile. À partir du début du XIVe siècle, l’Honestas devient ainsi un motif récurrent dans les traités consacrés à l’éthique politique ainsi qu’à la pratique judiciaire, qu’ils s’adressent aux simples magistrats urbains, aux seigneurs ou aux souverains. Aussi retrouve-t-on de longs passages consacrés à l’Honestas dans le  Trattato de Regimine Rectoris de  Fra Paolino (~1310)155 comme dans les Dicerie de Filippo Ceffi (~1330)156, dans le De regimine principum d’Egidio Romano157 ainsi que dans

151   Iohannis Viterbiensis, Liber de regimine civitatum, Gaetano Salvemini (éd.), Bibliotheca Juridica Medii Ævi, Bologne, 1901, vol. III, p. 215-280.

152  Sur Brunetto Latini, Bianca Ceva, Brunetto Latini. L’uomo e l’opera, Milan-Naples, Ricciardi, 1965 ; Giorgio Inglese, « Latini, Brunetto », Dizionario biografico degli italiani, Rome, Treccani, t. 64, 2005, p. 4-12.

153 Catherine König-Pralong, Le bon usage des savoirs. Scolastique, philosophie et politique culturelle, Paris, Vrin, 2011.

154 Brunetto Latini, Li livres dou tresor, Livre II, Partie II, Chapitre LXIII, De Honesté. Honestez est en garder honor, et es paroles, et es costumes, ce est à dire que l’on se gart de faire et de dire chose dont l’on se doie puis vergoignier, car nature meismes, quant ele fist l’ome, volt ele garder honesté…

155  Fra Paolino Minorita, Trattato de Regimine Rectoris, Adolfo Mussafia éd., Vienne-Florence, 1868.

156  Le dicerie di ser Filippo Ceffi notaio fiorentino, Luigi Biondi éd., Turin, 1825. Pour une édition plus récente, Le ‘Dicerie’ di Filippo Ceffi, Giuliana Giannardi (éd.), Studi di filologia italiana, VI, 1942, p. 5-63.

157  De Regimine Principum, Venise, 1502.

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le Consiliorum sive responsorum de Balde de Ubaldis pour qui il ne saurait y avoir de pouvoir suprême sans honestas suprême158 ; enfin, ses multiples règles sont également énoncées, par delà les Alpes et les mers, dans plusieurs traités français, espagnols et anglais159.

Honestas, Eloquentia et Civilitas/Vrbanitas

Désormais reconnue comme une caractéristique essentielle de la vie politique et civile, l’Honestas laicorum se développe et s’affine en puisant aussi bien au modèle de l’honnêteté cléricale qu’à celui de la courtoisie chevaleresque. Se forgent ainsi de nouvelles règles et de nouveaux préceptes qui, après l’éthique qui n’était rien de moins que la forme laïcisée de l’honestas interior, investissent les domaines de la rhétorique et du comportement quotidien pour aboutir à l’émergence de déclinaisons profanes de l’Honestas exterior comme l’eloquentia et l’urbanitas.

Bien avant Montaigne ou Pascal160, plusieurs auteurs du Moyen Âge avaient insisté sur le lien qui unissait l’eloquentia et l’honestas, la première n’étant jamais qu’une illustration de la seconde. S’inspirant de Caton – et l’on sait la fortune au Moyen Âge des Disticha Catonis –, mais également de Cicéron161 et de Quintilien pour qui « toute éloquence est dans l’honnêteté »162, ces penseurs médiévaux fixèrent les règles d’un art qui plus encore qu’un « biau parler »163, se devait d’être un « parler honnête »164. Tel que revendiqué par Albertano da Brescia

158  Balde de Ubaldis, Consiliorum, sive responsorum volumen I-VI, Venise, 1575 (reprint anastatique, Turin, Bottega d’Erasmo, 1970). Sur la pensée politique de Balde, Joseph Canning, The Political Thought of Baldus de Ubaldis, Cambridge, Cambridge University Presse, 1987.

159 Pour la France et l’Espagne, Irene Maffia Scariati (éd.), A scuola con ser Brunetto. Indagini sulla ricezione di Brunetto Latini dal Medioevo al Rinascimento, Florence, Sismel/Edizioni del Galluzzo, 2008. Pour l’Angleterre, Frédérique Lachaud, L’Éthique du pouvoir au Moyen Âge. L’office dans la culture politique (Angleterre, vers 1150-vers 1330), Paris, Garnier, 2010.

160 Pour Montaigne, voir Les Essais, Livre I, chap. X. Pour Pascal voir, dans les Pensées, l’appendice au fragment 15.

161 Qui reliait intimemement éloquence et prudence : Tusculanes I, 4 : prudentiam cum eloquentia coniungere.

162 Institution oratoire, I, 12.163 Jacques d’Amiens, L’Art d’amors, v. 1312. 164 Ainsi l’énonçait un chant populaire toscan dont les origines remontent au

milieu du Moyen Âge : « La bella bocca e il bel parlar divino :/ Odora più d’un

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dans son De arte loquendi et tacendi (1245), l’art de parler repose avant tout sur un ordre du discours qui ne saurait être ni gratuit, ni vain. Jamais sans objet, la parole traduit l’éducation et l’esprit de qui la prononce, et son mode d’énonciation se doit d’être clair et, mieux encore, élégant. Support essentiel de la vie en société en tant qu’il en régulait les échanges, le discours, s’il veut prétendre à l’honestas, ne peut se permettre d’être confus ou grossier, inconséquent ou inadapté. Ainsi que l’écrivait déjà Cicéron dans le De Officiis, le langage révèle la nature de l’homme qui, « en vertu de la raison concilie l’homme avec l’homme en vue d’une communauté de langage et de vie »165, motif souvent repris et qui acquiert une portée nouvelle à la mesure du développement du courant humaniste. Dans ce cadre, les traités de rhétorique et d’éloquence profanes commencent à se multiplier, qui non seulement se proposent de servir les élites politiques et les personnels des administrations royales, princières et urbaines, mais qui cherchent également à toucher des franges toujours plus amples de la société166, comme en témoignent notamment les leçons retenues par le marchand lyonnais François Garin, qui les reprend dans un traité initialement adressé à son fils : « Vueilles avoir bel maintenir/en parle[r] et en contenance :/plus belle vertus retenir/tu ne pourroyes sans doubtance… »167.

Pour autant, et, quelle que pût être la diffusion de ces nouveaux préceptes, force est de constater qu’ils restaient dans l’ensemble réservés à une population essentiellement urbaine, et majoritairement curiale. Sur ce point, un indice ne saurait tromper, qui voit l’apparition d’un nouveau terme qui à son tour subsume et laïcise dans le même temps les règles comportementales jusqu’alors appliquées aux clercs. L’urbanitas, puisque c’est de ce terme dont il s’agit, désigne alors pour les premiers humanistes italiens la maîtrise du comportement dans

mandorlo e d’un pesco/La bella bocca e il bel parlare onesto ;/Odoro più d’un mandorlo e d’un fiore », cité par J. Caselli, Chants populaires de l’Italie, Paris, 1865, p. 31.

165 Cicéron, De Officiis,  Livre  I, 4. Également cité par A.  Pons, « Civilité-Urbanité », Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre du Moyen Âge à nos jours, Alain Montandon (Dir.), Paris, Le Seuil, 1995, p. 91-109.

166 Paolo Cammarosano, « L’éloquence laïque dans l’Italie communale (fin du XIIe-XIVe siècle) », Bibliothèque de l’ école des chartes, 158, 2000, p. 431-442.

167 La complainte de François Garin. Marchand de Lyon (1460), Édition critique, Lyon, 1978, p. 96, v.1121-1124.

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le cadre de la vie sociale urbaine168. Avec son synonyme civilitas/civilité, il englobe cet ensemble de gestes et de manières qui se doivent d’être mesurés et bonnes afin de garantir la vie en société169. Attribut essentiel de l’homme de cour, l’urbanitas devient, dans le dernier siècle du Moyen Âge, le modèle à imiter et par conséquent à acquérir, si possible dès le plus jeune âge. À l’apparition et à la diffusion de la double notion d’urbanitas/civilitas participent en effet directement les nombreux traités consacrés à l’éducation des enfants, comme les Babes Books anglais170 ou les Contenances de Table français171 des XIVe et XVe siècles qui viendront nourrir le De Civilitate Morum Puerilium d’Érasme (1530) qui couronnera le genre172. Adaptées aux enfants, mais finalement valables pour tous, les prescriptions énumérées dans ces ouvrages, souvent courts et expressifs173, ne sont jamais qu’une reprise très fidèles des indications recensées dans les manuels et autres

168 Annick Paternoster, « Le dialogue humaniste italien : la urbanitas comme projection idéale d’une épistémologie humaine », A.  Montandon (éd.), Du goût, de la conversation et des femmes, Clermont-Ferrand, Association des publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1994, p. 77-90.

169 Camille Pernot, La Politesse et sa philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.

170 Pour une anthologie de ces textes, Frederick James Furnivall (éd.), The Babees Book. Aristotle’s ABC, Urbanitatis, Stans Puer ad Mensum, The lytille childrenes lytil book, &c. &c., Londres, 1868. Pour une étude d’ensemble, Deanna Delmar Evans, « The Babees Book », Medieval Literature for Children, Daniel T. Kline (éd.), New York, Routledge, 2003, p. 79-92. Pour une analyse précise d’un traité en particulier, Jérôme Thomas, « The Babee’s Book, or a « Lytyl reporte » of how young people should behave (1475). Petit traité éducatif médiéval anglais des manières de table et autres courtoisies », Apparence(s), 2, 2008 (en ligne), mis en ligne le 28 aout 2008. Consulté le 4 septembre 2014. URL : http:// apparences.revues.org/643.

171 Eux-mêmes inspirés en partie des traités anglais. Pour une anthologie, L’hôtel de Cluny au Moyen Âge, par Mme de Saint-Surin, suivi de contenances de table et autres poésies inédites des XVe et XVIe siècles, Paris, Techener, 1835. Pour une étude d’ensemble, Jérôme Thomas, Corps violents, corps soumis. Le policement des mœurs à la fin du Moyen Âge, Paris, L’Harmattan, 2003, notamment p. 131-144, « Un exemple édifiant de policement des mœurs : les contenances de table ».

172 Érasme, De la civilité des mœurs puériles, Philippe Ariès éd., Paris, Ramsay, 1977.

173 Pour un exemple, par ailleurs consultable en ligne, Les Contenances de Table, Paris, 1489-1492~, http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k70204b.

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Specula… adressés aux moines et aux ecclésiastiques : maîtrise du regard, maintien des gestes, soin du vêtement, adaptation du comportement aux circonstances et de la conversation aux interlocuteurs de toutes conditions. Toutefois, si l’influence exercée par le modèle de l’honestus clericus semble évidente au point de frôler le mimétisme, elle n’en subit pas moins une forme de « digestion » qui lui permet d’élargir son champ d’application en acquérant plus de « souplesse » et de fluidité. Alors que les recommandations demeurent globalement inchangées, plusieurs interdits sont nuancés, voire édulcorés. Ainsi, ce qui était formellement prohibé aux clercs devient acceptable et même louable pour les laïcs, à la manière des jeux d’esprit, dès lors que ceux-ci ne versent pas dans la raillerie et servent le propos qu’ils accompagnent ou illustrent. Moins sévère en un sens que l’honestas exterior des clercs, l’urbanitas en reste une déclinaison exigeante, qui requiert à l’image de son inspiratrice un usage parfaitement réglé de la modestie verbale et du maintien corporel, tout à fait conforme en ce sens aux exigences des cours urbaines et de leurs protocoles rigoureux.

Aussi est-ce dans cette tradition, longue, polymorphe et parfois heurtée que viendront enfin puiser, à la charnière des XVe et XVIe siècles, les premiers véritables théoriciens de ce qui deviendra par la suite la figure paradigmatique de l’« honnête homme »,  Giovanni Pontano (1429-1503) et Baldassar Castiglione (1478-1529). Plutôt que de théoriciens, d’ailleurs, sans doute faudrait-il parler ici de remarquables compilateurs, tant le succès de leurs œuvres, le De Sermone (1501, imprimé pour la première fois en 1509) du premier174 et plus encore le Cortegiano (1528) du second175, reposait en grande partie sur leur capacité à s’inscrire dans un héritage désormais familier176, quand bien même leurs intentions respectives s’avéraient-elle divergentes. Alors que Pontano cherchait à appliquer les règles de l’honestas et de l’urbanitas à toutes les formes de conversation et, par conséquent, à

174 Pour une édition récente, Giovanni Giovano Pontano, De Sermone. De la Conversation, Florence Bistagne éd., Paris, Honoré Champion, 2008.

175 Baldassar Castiglione, Le Livre du Courtisan, op. cit. 176 Voir ici, notamment pour le Cortegiano, la remarquable analyse de Alain

Pons, « La Littérature des manières au XVIe siècle en Italie », Pour une histoire des traités de savoir-vivre, op. cit., p. 91-110.

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les étendre au plus grand nombre177, Castiglione, dans le Cortegiano, rejette cette démarche égalitaire pour maintenir ces règles dans un cadre éminemment aristocratique et curial. Toutefois, en dépit de ce « conservatisme », le Livre du Courtisan présente plusieurs nouveautés de forme et de fond. D’une part, il ne s’agit pas, il ne s’agit plus d’un « manuel », mais d’un dialogue purement littéraire, en langue vulgaire, sans rubrique ni injonction explicites, fidèle en ce sens au « nouveau goût » de son époque de rédaction178. D’autre part, le modèle qui émerge du texte, à la fois idéal et bien réel, exigeant, mais accessible, s’appuyait sur des principes aussi connus qu’« universalisables »179, qui contribuèrent largement à sa postérité. Formidable synthèse, entre tradition et novation, le Cortegiano traçait un portrait qui s’inspirait aussi bien des acquis de l’Antiquité que de ceux de la théologie chrétienne, à ceci près que l’honestas n’y était plus considérée comme une abstraction inabordable, mais comme le résultat concret d’un effort permanent et pourtant invisible, cette sprezzatura qui, tout sauf désinvolte, n’était rien d’autre que la pleine intégration des règles fixées par tous ses prédécesseurs, le parfait assujettissement de « l’honnête homme moderne » à ce qui avait façonné l’honestus clericus médiéval.

En guise de conclusion : le mirage de « l’Honnête-Homme moderne »

Arrivé au terme de cette « généalogie » dont je ne nierai pas les quelques ellipses et éventuels raccourcis, une question néanmoins se pose. Dès lors que tous les règles et principes qu’il se devait d’appliquer

177 Voir ici Sergio Lupi, « Il De Sermone di Pontano », Filologia Romanza, 1955, II, p. 366-417 ; Annick Paternoster, « Decorum interno e Decorum esterno : Torquato Tasso e la nascita dello stereotipo », Alain Montandon (éd.), Mœurs et images. Études d’ imagologie européenne, Clermont-Ferrand, Centre de Recherches sur les littératures modernes et contemporaines, 1997, p. 69-76 et surtout p. 69-71.

178 Virginia Cox, The Renaissance dialogue, Literary dialogue in its social and political contexts, Castiglione to Galileo, Cambridge, Cambridge university press, 1992 ; Anne Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, Presses Universitaires de France, 2001 ; Le Dialogue ou les enjeux d’un choix d’ écriture, Philippe Guérin (éd.), Presses Universitaires de Rennes, 2006 ; Eva Kushner, Le Dialogue à la Renaissance. Histoire et poétique, Genève, Droz, 2004.

179 Je reprends ici l’adjectif déjà employé par Alain Pons, « La Littérature des manières… », op. cit.

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avaient été forgés dans les siècles précédents dans le creuset de la théologie chrétienne, en quoi l’honnête homme pourrait-il encore être considéré comme le parangon de la « Modernité » ? En quoi, fondamentalement, se distingue-t-il de cet honestus clericus sinon en tant que son avatar profane ? Peut-être précisément en ceci qu’à l’inverse de son ancêtre, pour qui il avait fallu, progressivement et pragmatiquement, définir l’honnêteté et ses manifestations, l’honestas qu’il mettait en pratique et qu’il reflétait résultait de l’application de règles désormais bien connues et, dans l’ensemble, bien acquises. Là où le clerc du Moyen Âge ne savait pas toujours ce qui était honestus et ce qui ne l’était pas, l’« homme moderne » en avait quant à lui pleinement conscience. Mieux encore, il savait pertinemment que l’honnesteté procédait d’un ensemble de qualités, intérieures et extérieures, qui s’articulaient dans un système cohérent, comme le résumera Pascal, « Il faut qu’on n’en puisse [dire] ni : il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent, mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme on se souvient de son livre, c’est mauvais signe. Je voudrais qu’on ne s’aperçût d’aucune qualité que par la rencontre et l’occasion d’en user, ne quid nimis [rien de trop], de peur qu’une qualité ne l’emporte, et ne fasse baptiser. Qu’on ne songe point qu’il parle bien, sinon quand il s’agit de bien parler. Mais qu’on y songe alors »180. Enfin, étape ultime d’un processus long mais finalement efficace, l’honnête homme moderne avait à ce point intégré l’ensemble des préceptes du passé que ceux-ci lui paraissaient naturels, comme relevant de l’évidence, de sorte qu’au final, « L’honnête homme ne se piqu[ait] de rien… »181.

Ainsi, lorsqu’en 1630 Nicolas Faret se chargera de parachever le portrait de l’honnête homme « moderne », lui-même reconnaîtra que la première de ses qualités consistait dans la pleine assimilation des vertus morales, de l’honneur et de la dignité qui seule pouvait conduire à cette « amnésie maîtrisée »182, condition sine qua non de sa réussite : « et ces choses [lui] réussissent avec d’autant plus d’aprobation, qu’il les f[ai]t sans art et sans aucune contrainte »183. Héritière du Moyen

180 Blaise Pascal, Les Pensées, fragment 647.181 La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes Morales, Paris, 1665,

Maxime n. 202.182 Expression empruntée à Emmanuel Bury, Littérature et politesse, op. cit., p. 65.183 Nicolas Faret, L’Honneste-Homme, op. cit., p. 192.

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Âge, la ‘Modernité’ en fut également la bonne élève. Et si l’honnête homme devint l’une de ses figures emblématiques, c’est, qu’à son tour, il avait bien appris ses leçons…