Ecrire l’histoire des femmes en Arménie au Moyen Âge (Vème siècle - XIème siècle) avec les...

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REMERCIEMENTS. Tout travail est une production qui n’est jamais tout à fait individuelle. Je tiens à inscrire celui-ci dans la longue suite des lectures et réflexions sur ce sujet qui m’a toujours attiré de l’Arménie médiévale. Cette modeste contribution n’est donc qu’une oeuvre « sommative » qui doit beaucoup à l’ensemble des recherches précédentes et elle s’inscrit totalement dans la toile patiemment tissée par les chercheurs de tout bord sur ce sujet, en Histoire médiévale ou plus largement dans le champ des recherches en Sciences Humaines. L’Homme et la grande variété des cultures et des sociétés qu’il a façonnées au cours du temps a toujours été pour moi un sujet de curiosité, mon histoire personnelle m’a conduit à saisir la grande aventure de notre espèce sous sa forme « arménienne », mais l’enjeu principal reste le vaste dialogue entre l’universalité de notre destin et les particularismes de nos existences. Réfléchir à cette diversité, c’est pour moi découvrir la richesse et la variété de ce qui fait l’Homme dans toutes ses conditions, sans chercher à le figer dans des traditions identitaires toujours discutables, en observateur des transformations et des héritages qui se reformulent sans cesse. Parfois pour le meilleur, trop souvent pour le pire. J’aimerais exprimer ma reconnaissance à M. Patrick DONABEDIAN, Maître de Conférence d’Etudes Arméniennes à l’Université d’Aix-Marseille (AMU), qui m’a guidé dans la découverte des Etudes Arméniennes et m’a encouragé à entamer ce travail. Ses conseils m’ont amené à rencontrer Mme Isabelle AUGE, Maître de Conférence en Histoire de l’Orient médiéval à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, qui a dirigé mon travail avec patience et beaucoup de compréhension pour mes obligations familiales et professionnelles. Ses compétences, ses connaissances et sa confiance sont pour moi un modèle dont j’espère être à la hauteur. J’aimerais aussi exprimer ma gratitude à Mme Agnès OUZOUNIAN, docteur en linguistique et chargée de d’enseignement d’arménien classique à l’INALCO et à l’Institut Catholique de Paris, pour son enseignement du grapar et pour les discussions et les conseils qu’elle m’a prodigués tout au long de cette année. Enfin, je voudrais remercier ma famille, mon épouse notamment pour supporter avec patience et compréhension le temps que je consacre à ces recherches, ces lectures et ce travail, pour écouter mes réflexions, relire mes pages et pour être là tout simplement. Je dédie ce travail à ceux des miens qui nous ont quittés, laissant derrière eux un héritage que j’assume selon mes capacités. Puisse-t-il avoir été ainsi enrichi. Page de garde : Illustration marginale d’un manuscrit d’Evangile copié à Բղենո-Նորավանք [Błeno-Noravank] dans le Siwnik’, daté du X ème siècle, probablement ajouté au XII ème siècle (Erevan, Matenadaran, Ms. 2374, folio 10), en ligne sur http://armenianstudies.csufresno.edu/iaa_miniatures/manuscript.aspx?ms=M2374G, consulté en juin 2014. 1

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REMERCIEMENTS.

Tout travail est une production qui n’est jamais tout à fait individuelle. Je tiens à inscrire celui-ci dans la longue suite des lectures et réflexions sur ce sujet qui m’a toujours attiré de l’Arménie médiévale. Cette modeste contribution n’est donc qu’une oeuvre « sommative » qui doit beaucoup à l’ensemble des recherches précédentes et elle s’inscrit totalement dans la toile patiemment tissée par les chercheurs de tout bord sur ce sujet, en Histoire médiévale ou plus largement dans le champ des recherches en Sciences Humaines. L’Homme et la grande variété des cultures et des sociétés qu’il a façonnées au cours du temps a toujours été pour moi un sujet de curiosité, mon histoire personnelle m’a conduit à saisir la grande aventure de notre espèce sous sa forme «  arménienne  », mais l’enjeu principal reste le vaste dialogue entre l’universalité de notre destin et les particularismes de nos existences. Réfléchir à cette diversité, c’est pour moi découvrir la richesse et la variété de ce qui fait l’Homme dans toutes ses conditions, sans chercher à le figer dans des traditions identitaires toujours discutables, en observateur des transformations et des héritages qui se reformulent sans cesse. Parfois pour le meilleur, trop souvent pour le pire.J’aimerais exprimer ma reconnaissance à M. Patrick DONABEDIAN, Maître de Conférence d’Etudes Arméniennes à l’Université d’Aix-Marseille (AMU), qui m’a guidé dans la découverte des Etudes Arméniennes et m’a encouragé à entamer ce travail. Ses conseils m’ont amené à rencontrer Mme Isabelle AUGE, Maître de Conférence en Histoire de l’Orient médiéval à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, qui a dirigé mon travail avec patience et beaucoup de compréhension pour mes obligations familiales et professionnelles. Ses compétences, ses connaissances et sa confiance sont pour moi un modèle dont j’espère être à la hauteur. J’aimerais aussi exprimer ma gratitude à Mme Agnès OUZOUNIAN, docteur en linguistique et chargée de d’enseignement d’arménien classique à l’INALCO et à l’Institut Catholique de Paris, pour son enseignement du grapar et pour les discussions et les conseils qu’elle m’a prodigués tout au long de cette année.Enfin, je voudrais remercier ma famille, mon épouse notamment pour supporter avec patience et compréhension le temps que je consacre à ces recherches, ces lectures et ce travail, pour écouter mes réflexions, relire mes pages et pour être là tout simplement. Je dédie ce travail à ceux des miens qui nous ont quittés, laissant derrière eux un héritage que j’assume selon mes capacités. Puisse-t-il avoir été ainsi enrichi.

Page de garde : Illustration marginale d’un manuscrit d’Evangile copié à Բղենո-Նորավանք [Błeno-Noravank‛] dans le Siwnik’, daté du Xème siècle, probablement ajouté au XIIème siècle (Erevan, Matenadaran, Ms. 2374, folio 10), en ligne sur http://armenianstudies.csufresno.edu/iaa_miniatures/manuscript.aspx?ms=M2374G, consulté en juin 2014.

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Ecrire l’histoire des femmes arméniennes au Moyen-Âge ne fut pas d’emblée une idée évidente. Ma démarche personnelle fut tout d’abord de chercher un biais, un angle d’attaque par lequel essayer de mieux comprendre le milieu aristocratique de ces grandes familles dynastiques qui dirigèrent la société arménienne médiévale, par et pour lesquelles furent produites les grandes oeuvres de la littérature en arménien « classique » ou grapar à partir du Vème siècle. Ce n’est que dans un second temps, inspirés bien sûr par les travaux des médiévistes «  occidentalistes  », que l’idée de chercher à restituer les représentations, le rôle et peut-être même le point de vue des femmes m’apparut comme une démarche intéressante pour accéder de manière plus approfondie, et peut-être plus intime, dans ce milieu afin d’en saisir les valeurs, la cohérence mais aussi les conflits qui opposent entre eux et contre d’autres les principaux acteurs, les structures identifiantes mais aussi les axes d’évolution qui en déterminent la reproduction et les transformations. Ce sont aussi les méthodes de la sociologie et de l’anthropologie sociale qui ont influencé mon choix, puisque plutôt que de placer le regard au-dessus, depuis notre temps, j’ai essayé de me mettre à côté, me dépouillant de notre époque, de nos mots et leurs sens, de nos représentations pour écouter dans les sources le bruissement d’un monde effacé et observer par leur regard et depuis leur point de vue les situations choisies. C’est ainsi que se pose le problème des sources. D’abord, celui de leur choix, les témoignages du Moyen Âge arménien ne manquent pas, ils sont nombreux et de natures variées. Non écrites depuis les restes monumentaux des constructions jusqu’aux oeuvres d’arts de tous types, sans oublier les relevés archéologiques en tout genre. Et encore en ces domaines le travail d’enquête reste immense, des régions entières ayant à peine été effleurées et toutes les méthodes, mobilisant les avancées de la science du vivant ou de la matière, mais aussi le travail de prospective, sont loin d’avoir été épuisées. Les chantiers ouverts et à ouvrir restent donc encore nombreux et les résultats seront sans doute prometteurs dans notre compréhension de la société arménienne médiévale en général et dans celle de la place, du rôle et des représentations sur et des femmes arméniennes en particulier. La densité des sources écrites est tout aussi importante. Là aussi toutefois, la méthodologie s’est affinée, bien que la tâche reste loin d’être épuisée. Le patient travail d’érudition permettant de décrypter l’origine, les couches, de dater les copies, de croiser les parchemins pour identifier les références est bien avancé. Celui de la traduction et de la mise à disposition, notamment numérique l’est aussi. Mais il reste encore largement dans les bibliothèques qui conservent des manuscrits de la matière à explorer et à exploiter. A ce titre, on peut saluer l’ambitieux projet du Matenagirk‛ hayoc‛ de publication

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par ordre chronologique de l’ensemble du corpus des auteurs arméniens . Et surtout, 1

l’écrit ne se résume pas à la littérature pour le Moyen Âge arménien. D’un genre particulier sont les colophons des manuscrits, qui en présentent l’histoire et donnent parfois des indications précieuses sur des sujets variés : généalogiques, mais aussi géographiques ou encore des éléments de contexte originaux ou confirmant d’autres sources. Les sources juridiques, dont les recueils canoniques, sont aussi une mine précieuse pour confronter représentations, normes et pratiques. Et enfin, sans oublier les sources numismatiques et sigillographiques, les sources épigraphiques sont particulièrement abondantes et offrent l’avantage, comme pour les colophons d’être des sources de première main.Ce panorama de la documentation disponible montre bien l’étendue des choix possibles et impose donc un tri réfléchi et raisonnable dans le cadre d’un premier travail, en une année. C’est avec ce filtre que le corpus de l’étude ici présentée a été sélectionné. Il me semble que le travail le plus intéressant à mener, comme me l’a conseillé ma directrice Mme I. Augé, soit de confronter les représentations aux normes et surtout aux pratiques, ce qui oriente donc le choix vers les sources juridiques et celles révélant justement la pratique, à commencer notamment par les sources épigraphiques. Mais ce travail suppose en lui-même d’avoir éclairci les représentations sur lesquelles se déclinent les normes et par, ou contre éventuellement, lesquelles se font les pratiques. D’où l’idée de focaliser l’attention sur les principales oeuvres de la littérature historique, en partant de deux postulats : d’une part qu’il s’agit du genre par lequel se révèlent le plus librement les représentations, dans leur stabilité et dans leurs évolutions, et que s’expriment les valeurs face au tumulte de la réalité et des événements. D’autre part, que celles qui ont eu le plus de succès, qu’on appelle ici les «  grandes oeuvres littéraires  », contiennent le plus d’éléments significatifs susceptibles de nous intéresser pour le sujet. C’est d’ailleurs le courant que suivent les chercheurs qui s’intéressent aujourd’hui à l’histoire du genre ou des femmes arméniennes médiévales comme Z. Pogossian à l’université John Cabot de Rome ou D. Zakarian à Oxford . L’autre point commun entre ces chercheurs est de se 2

focaliser sur les sources du Haut Moyen Âge arménien, appelé aussi «  l’Âge d’Or », qui s’ouvre avec l’élaboration de l’alphabet arménien au Vème siècle. Ce choix se justifie pleinement dans la mesure où les occurrences sur les femmes et la féminité y sont nombreuses mais aussi parce qu’elles seront mobilisées dans les sources plus tardives

YEGAVIAN Z. (dir.), Matenagirk‛ hayoc‛, Antélias, Liban, 2003-…1

Les recherches de cet auteur ne me sont connues que de manière condensées, étant en attente 2

de publication. On ne trouvera donc pas de références directes dans la bibliographie. Mais son travail reste à suivre avec attention sur le sujet.

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comme des autorités. Elles ont donc un contenu signifiant et même une charge identitaire très forte et sont donc absolument incontournables sur le sujet. Ce qui nous amène à la question délicate du choix de la période.Le Vème siècle constitue en fait une première borne assez facilement justifiable, à condition de ne pas en faire une rupture trop nette. Ce siècle est marqué par un certain nombre d’événements hautement symboliques, comme l’abolition définitive de la royauté des Aršakuni en 428, la fin presque concomitante de la dynastie patriarcale des Part‛ewk ou plutôt de la lignée directement issue de Grigor . Cela peu après l’élaboration de l’alphabet 3

arménien par le moine Mesrop sous l’autorité du Patriarche Sahak, le dernier Part‛ew. Enfin, la bataille d’Avarayr en 451, alors que se tient à Chalcédoine un concile oecuménique dont les canons ne seront jamais véritablement reconnus par les autorités religieuses arméniennes, sont aussi des événements fondateurs. Mais la force de ces symboles ne doit pas nous faire oublier qu’ils ne sont que les aboutissements de processus engagés en amont, et que la culture arménienne chrétienne qui s’élabore à ce moment même si elle prétend faire «  table rase » du passé, se forme au contraire dans des héritages qu’elle s’approprie pour les orienter selon ses propres critères. D’autant que la société arménienne est travaillée par les dynamiques internes et externes qui échappent dans une large mesure au pouvoir, voire même à la conscience, des élites qui nous ont transmis les témoignages par lesquels nous la percevons. Si donc nous pouvons considérer le Vème siècle comme une articulation fondatrice, il nous reste à déterminer un horizon où cesser de porter notre analyse. L’historiographie traditionnelle a longtemps vu l’invasion des tribus turcophones et notamment seljukides au XIème siècle, suivant presque immédiatement l’abolition des royautés arméniennes qui s’étaient reconstituées depuis la fin du IXème siècle à mesure que le contrôle du Califat ou des pouvoirs musulmans déclinait, comme un tournant majeur, annonçant alors que vient l’époque des Croisades un temps où les Arméniens, comme les autres Orientaux ne seraient plus maîtres de leur histoire, face à de puissants envahisseurs venus d’Occident pour les uns et des Steppes asiatiques pour les autres . Ce point de vue a été considérablement relativisé par les 4

travaux de G. Dédéyan qui a établi la survie et la continuité, avec des adaptations, des formes de domination politique des élites arméniennes, notamment des grandes

A propos de ce contexte et des transformations en cours du Vème siècle, qui annoncent en 3

quelque sorte le Moyen Âge on peut lire : TRAINA G., 428. Une année ordinaire à la fin de la fin de l’Empire romain, Paris, 2009.

C’est par exemple la position de la synthèse de R. Grousset : GROUSSET R., Histoire de 4

l’Arménie des origines à 1071, Paris, 1947.�4

dynasties . Continuité par ailleurs soulignée aussi en amont par les travaux de C. Settipani 5

sur les dynasties arméniennes au service de Byzance dans la période précédente et 6

synthétisée pour ce qui concerne l’Arménie de Cilicie, par les travaux de C. Mutafian sur le Levant arménien . De la lecture de tous ces travaux se dégage une impression de 7

permanence dans l’existence des grandes dynasties arméniennes là où elles ont existées et même lorsqu’elles sont sous domination ou influence « extérieure ». Si donc le XIème siècle n’est pas non plus une rupture totale, malgré les bouleversements qu’il inaugure, la société arménienne n’est déjà plus la même. Moins en raison de la perte d’autonomie politique, qui n’est pas à franchement parler une nouveauté, plus peut-être en raison des mobilités humaines qui s’accroissent alors et surtout parce que la société arménienne est désormais plus ouverte que précédemment aux influences extérieures, ce que vient notamment illustrer l’analyse par I. Augé des relations religieuses entre Arméniens, Latins, Byzantins notamment, mais aussi avec les peuples chrétiens du Caucase , même si le 8

particularisme identitaire arménien ne se résout pas. Mais plus que jamais, s’impose une approche comparatiste car même de mauvaise grâce , l’identité arménienne converge de 9

plus en plus vers une intégration à l’économie-monde « orientale », traversée par des flux commerciaux et humains gigantesques d’où sortira une nouvelle organisation au XVème

siècle sous la domination politique des pouvoirs musulmans. D’une culture particulière et irréductible aux grandes forces impérialistes romaines puis byzantines ou perse puis arabo-musulmanes, l’Arménie, ou plutôt les Arméniens, ne deviennent plus qu’une part de ce monde divers du «  Proche-Orient  », d’abord dans le cadre d’un éparpillement «  bipolaire   » entre le Sud-Caucase «  arméno-géorgien  » et le Levant puis en 10

communautés face aux pouvoirs musulmans définitivement hégémoniques au Proche-

DEDEYAN G., Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Etude sur les pouvoirs 5

arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), 2 vol., Lisbonne, 2003.

SETTIPANI C., Continuité des élites à Byzance durant les siècle obscurs : les princes caucasiens 6

et l’Empire du VIème au IXème s., Paris, 2006.

MUTAFIAN C., L’Arménie du Levant (XIème-XIVème siècle), 2 tomes, Paris, 2012. 7

AUGÉ I et DEDEYAN G. (dir.), L’Eglise arménienne entre Grecs et Latins, fin XIème - milieu du 8

XVème siècle, Paris, 2009 et AUGÉ I, Eglises en dialogue : Arméniens et Byzantins dans la seconde moitié du XIIème siècle, Louvain, 2011.

Les arts, et en particulier l’architecture, en y incluant les emblématiques xač‘k‘ar sont le sujet 9

privilégié pour observer cette dynamique de « conservatisme sous influence » voir notamment : DONABEDIAN P. et THIERRY J.-M., Les arts arméniens, Paris, 1987 et THIERRY J.-M, L’Arménie médiévale, Zodiaque, St Léger-Vauban, 2000.

Pour reprendre la formule utilisé par A. et J.-P. Mahé dans leur synthèse générale sur les Etudes 10

Arméniennes : MAHE A. et J.-P., Histoire de l’Arménie. Des origines à nos jours, Paris, 2012.�5

Orient, mais encore concurrents. Jusqu’à la simplification du paysage géopolitique au XVIème siècle entre Ottomans et Perses Séfévides, rejouant la lutte séculaire de la Méditerranée contre l’Iran, dans un cadre désormais islamisé .11

S’arrêter au début de ces transformations, au XIème siècle, a donc un sens au vu de la chronologie de l’histoire arménienne. On peut dire que les représentations mises en forme au Vème siècle demeurent sans changements trop significatifs jusque là, et que donc les sources rédigées sur cette période offrent une certaine familiarité entre elles qui permet le dialogue croisé et les comparaisons, révélant les perceptions, dessinant les lignes d’évolutions et les dynamiques dans un cadre cohérent. Il va sans dire que les six siècles qui constituent notre période ont connu leur lot de bouleversements. Parmi les repères utiles à poser d’emblée, il faut rappeler les étapes de la conquête arabe entre la fin du VIIème siècle et l’établissement du Califat des Abbassides après 750, qui marque un net durcissement dans la volonté de contrôler l’Arminya, le vaste territoire tributaire et mixte par lequel les pouvoirs arabo-musulmans entendaient soumettre les grandes dynastie arméniennes. La fin du IXème siècle constitue encore un tournant avec la « restauration » de royautés, des Bagratuni au Nord, puis des Arcruni au Sud, alors que la puissance militaire byzantine amorce un lent mais implacable processus de conquête du glacis frontalier le séparant du Califat, de la Syrie du Nord au Caucase. Processus qui s’achève avec l’annexion des principautés et des royautés arméniennes au XIème siècle, alors que se lève l’invasion turque . Mais jusque là comme nous allons le voir, aucun de ces 12

événements ne porte profondément atteinte au «  système-arménien  » constitué. Cette période constitue donc un laboratoire privilégié pour observer les représentations construites par les élites lettrées arméniennes sur la place et le rôle des femmes et pour analyser les contours et les usages du genre dans la mentalité et les valeurs de ce milieu. Et justement, il est aussi primordial de s’interroger sur l’objet même de notre réflexion. Que cherche-t-on, que peut-on espérer trouver dans nos sources sous le terme de

«  femme », en arménien : կին [kin] ? Il est toujours délicat de rechercher une catégorie

aussi large, dont les conditions de vie furent différentes d’un milieu à l’autre. Nous pouvons aussi observer qu’aucune source littéraire que nous allons utiliser ne fut rédigée par une femme. Mais toutefois, comme nous le verrons, certaines femmes jouèrent un rôle déterminant dans leur composition. Indirectement et par le filtre d’une pensée orientée et

Pour une analyse détaillée de ce processus identitaire sur le temps long : PANOSSIAN R., The 11

Armenians. From Kings and Priest to merchants and commisars, New York, 2006, p. 32-73.

On pourra se voir une idée de l’espace concerné par le terme « Arménie » sur la période en 12

consultant MUTAFIAN C. et VAN LAUWE E., Atlas historique de l’Arménie, Paris, 2001.�6

située, les sources nous laissent donc voir des femmes s’exprimer, agir, tenir leur rang, en société parfois, en famille souvent. Mais cette dernière étant la cellule la plus fondamentale, où se jouent tous les grands enjeux sociaux, on serait bien en peine de chercher à répartir hermétiquement les rôles entre vie privée et vie publique. Pourtant, nous verrons qu’il y a incontestablement l’idée que les femmes ont une place déterminée, qui leur donne rang et devoirs, mais aussi prestige et pouvoir dans une certaine mesure, ce qui est source de variété des conditions, mais que cette place se détermine en fonction de l’homme dont elles dépendent le plus directement, ce qui est source de correspondance. Les femmes que les sources mettent donc en lumière sont le plus souvent des femmes puissantes, membres des grandes dynasties ou liées à elles. Mais dans la mesure où par leur position et par le caractère de nos sources, pour lesquelles la moralisation évangélique est la motivation première, elles ont une valeur exemplaire et donc en quelque sorte identitaire. Du moins, nous allons chercher à en mesurer la portée, dans la mesure du possible. En outre, celles-ci apparaissent sous des types bien identifiables : comme épouse et comme mère, voire comme sainte, une chose n’en n’empêchant pas l’autre nécessairement comme nous le verrons. Enfin, il nous faut aussi tenir compte de la place considérable dans nos sources de l’abstraction de la féminité, qui est dialectiquement la projection des représentations et une forme d’auto-justification qui en influence en retour le contenu et les évolutions. S’interroger sur les femmes concrètement c’est donc aussi s’interroger sur la distinction de genre, sa construction, sa fonction et ses évolutions. Les apports des Etudes de genre en Histoire ne sont plus à démontrer. Ce qui intéresse notre propos est surtout que cette perspective invite à relire notre documentation, à la considérer comme un discours autant qu’un témoignage afin de déconstruire dans le récit les stéréotypes et les éléments structurels, révélateurs des valeurs et des représentations. Cette opération cherche aussi le point de vue des acteurs en situant au mieux son discours et l’objet de celui-ci. Ajoutons pour finir que si nous nous proposons d’interroger le processus de formation des distinctions de genre comme une part déterminante et déterminée de l’identité arménienne médiévale, en aucune manière ce processus est univoque ou orienté de manière téléologique. L’existence de structures déterminantes ne signifie pas qu’il s’agit d’un déterminisme absolu. Nous aurons l’occasion de constater l’aspect complexe, multiforme et variable de ce processus.

Ainsi choisies et mises en perspective, il nous faut à présent présenter les sources de notre corpus et les critères qui ont permis de les sélectionner. Une attention toute

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particulière est accordée à celles de «  l’Âge d’or » de la littérature arménienne, produite dans le courant de l’invention de l’alphabet, au moment où s’élabore une culture arménienne autonome alors que la royauté arménienne est abolie, que la dynastie patriarcale issue de Grégoire, les Part‛ewk, disparaît en ligne directe. Cet affaiblissement institutionnel n’aboutit cependant pas à la disparition de la culture arménienne, car le milieu social d’où elle est issue, et que l’on qualifie de « dynastisme » se maintient. Mieux même, sa force centralisatrice se reformule, preuve que ce système ne tend pas en soi vers l’anarchie et la dislocation mais qu’au contraire sa tendance centripète est historiquement la plus solide. Nonobstant ce contexte particulier, et peut-être même à cause de lui, les oeuvres produites alors ont une charge identitaire forte, qui ne se dément pas sur toute la période médiévale, dont elles constituent les modèles. Le tri mémoriel opéré au cours des siècles par les copistes issus de l’aristocratie dynastique puis par les élites bourgeoises ne s’y est pas trompé en assurant vaille que vaille la transmission des plus édifiantes et des plus signifiantes d’entre elles. Parmi elles, l’oeuvre de Movsēs Xorenac’i a été finalement perçue progressivement comme un monument hautement porteur de sens au point même que l’historiographie nationale qui se structure au XIXème siècle n’hésite pas à qualifier cet auteur de « Père de l’Histoire arménienne ». C’est que son oeuvre, en particulier celle intitulée « Histoire de l’Arménie » est une remarquable synthèse dépassant largement le cadre de l’éloge de la dynastie des Bagratuni au service de laquelle elle se situe. Synthèse culturelle d’abord, fondant l’héritage antique, perse et hellénistique, avec les apports helléno-syriaque de la « nouvelle » culture chrétienne, le tout dans le cadre des repères traditionnels de la culture arménienne, en particulier ses récits épiques transmis à l’oral. Mais plus profondément, cette synthèse se propose un but : la moralisation chrétienne, dont elle entend faire l’aboutissement «  naturel  » de l’histoire arménienne, insérée avant tout dans les récits mythologiques bibliques. C’est-à-dire que les choix de l’auteur, les représentations conscientes ou inconscientes, les personnages et les récits qu’ils illustrent, rien n’est en fait pensé comme une simple relation factuelle et «  objective  » au sens moderne. Au contraire, tout est pesé, déterminé, orienté afin de construire une vision d’ensemble traçant la route vers la conversion. L’oeuvre de l’auteur est avant tout un acte chrétien pour rendre intelligible le monde et guider les consciences de son public, la haute aristocratie, vers les valeurs chrétiennes. Cette vision est élitiste et hiérarchique, à l’image de la société idéale vue des milieux dirigeants arméniens, pensée comme une procession vers le Christ et la communion pleine et entière des âmes avec Dieu. Ainsi situées, les oeuvres comme celles de Movsēs Xorenac’i sont donc chargées de codes, de

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représentations sur lesquelles s’appuient les auteurs chrétiens pour mieux les guider vers le but qu’ils entendent déterminer. Elles ont donc une grande valeur pour qui veut déconstruire la mentalité arménienne médiévale. La limite principale étant de dépendre d’une vision située et orientée qu’il faut prendre en compte, notamment en croisant autant que possible les sources entre elles afin de vérifier la valeur des représentations repérables et aussi de tracer les lignes d’évolution permettant de rendre compte de la dialectique des changements et des héritages sur le temps long de ces représentations.Concernant donc l’oeuvre maîtresse de Movsēs Xorenac’i, nous appuierons notre réflexion sur la traduction d’A. et J.-P. Mahaffé, ainsi que sur la version arménienne classique mise en ligne par l’université de Francfort . Les mots, et les phrases dans 13

lesquelles ils sont employés ayant une signification que la meilleure des traductions ne peut rendre, nous avons fait le choix de citer le texte en arménien en note lorsque cela était nécessaire, par exemple pour évoquer une image allégorique, un sous-entendu, une métaphore, et toute autre expression ou figure de style dont la portée peut être altérée par la traduction. L’oeuvre d’Agat‛angełos , celle attribuée à P‛awtos Buzandac‛i relevant 14 15

aussi des premiers jalons de la littérature arménienne interviendront dans notre analyse pour compléter l’apport de Movsēs Xorenac’i. Parmi les historiens se rattachant aussi à la période du Vème siècle, nous exploiterons encore les textes de Ełišē et de Łazar 16

P‛arpec‛i en ce qu’ils rendent compte de la situation après 451, qui voit se structurer 17

solidement les dynamiques à l’oeuvre repérables chez Movsēs Xorenac’i dont le récit s’interrompt avant cette date. Pour la période de l’interrègne et de l’occupation arabe, c’est

MOÏSE DE KHORÈNE, Histoire de l’Arménie par Moïse de Khorène, (trad. fr) A. et J.-P. MAHE, 13

Gallimard, 1993.Pour la version en arménien classique : http://titus.fkidg1.uni-frankfurt.de/texte/etcs/arm/mokhor/mokho.htm

AGATHANGE, « Histoire du règne de Tiridate et de la prédication de Saint Grégoire 14

l’Illuminateur », V. LANGLOIS (trad. fr.), Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, I, 1867, p. 105-194. Version en arménien classique :http://titus.fkidg1.uni-frankfurt.de/texte/etcs/arm/agath/agath.htm

P‛AWTOS BUZANDATS‛I, The Epic Histories attributed to P‛awstos Buzand (Buzandaran 15

Patmut‛iwn) , trad. angl. N. GARSOÏAN, Cambridge Mass., 1989.

ELISÉE VARTABED, Histoire de Vartan et de la guerre des Arméniens, V. LANGLOIS (trad. fr.), 16

Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, II, 1869, p. 183-251.

LAZARE DE PHARBE, Histoire d’Arménie, S. GHESARIAN (trad. fr.), in LANGLOIS V. (dir.), 17

Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, t. II, p. 259-368.�9

le témoignage de Łevond qui nous intéressera . Nous y ajouterons encore un récit 18

épique, dont l’utilisation pose des problèmes, en ce que sa datation est incertaine, bien que l’on s’accorde à en situer le coeur au IXème siècle : le fameux David de Sassoun . Ce 19

texte sera mobilisé avec la prudence qui s’impose, mais il contient des éléments de concordance remarquables avec les sources historiques plus vérifiables, et mieux vérifiées, et apporte quelques points intéressants sur ces sujets. D’autant que sa nature même est une véritable mine pour analyser les représentations arméniennes, le problème étant que celles qui seraient susceptibles de se rapporter à notre période ont subi des déformations postérieures qu’en l’état actuel de nos connaissances nous ne pouvons pas déterminer avec certitude. Mais justement, une confrontation par les éléments de notre sujet peut apporter quelques indices, peut-être. Pour terminer, nous avons aussi conservé dans notre filtre l’oeuvre magistrale de Grigor Narekac’i , à l’autre bout de notre période. 20

Là encore, la nature du texte peut surprendre. Mais c’est que justement les représentations de la distinction de genre sont partout dans nos sources, y compris dans une oeuvre mystique comme celle de cet auteur, chez qui se trouve le mieux sublimées les représentations du féminin telles que formulées par la pensée chrétienne arménienne du Moyen Âge.

La première caractéristique qui apparaît à la lecture des sources sur la période considérée est justement une grande constance, une cohérence presque structurelle, des représentations de genre et de leur orientation générale. Ensuite, les évolutions les plus remarquables concernent surtout les pratiques. D’autant qu’il faut en parallèle toujours mesurer l’écart entre les pratiques dans toutes leurs diversités et les représentations, souvent idéales, ce qui dans nos sources est très problématique. C’est par les événements que l’on peut voir le mouvement des pratiques car le contexte agit forcément sur celles-ci. C’est vrai en particulier pour les conflits dans lesquels sont impliquées les grandes dynasties qui produisent la culture par laquelle nous pouvons nous plonger, dans une certaine mesure, dans les réalités de l’époque étudiée. Conflits qui menacent ou renforcent les équilibres et appuient ou entravent les dynamiques sociales à l’oeuvre.

Texte en ligne : http://www.mediterranee-antique.info/Auteurs/Fichiers/GHI/Ghevond/18

Arabes_Armenie/Ghevond.htm, consulté en janvier 2014.

David de Sassoun, épopée en vers, FEYDIT F. (trad. fr.), Gallimard / Unesco, 196419

GREGOIRE DE NAREK, Trad. fr. : A. et J.-P. MAHE, Paroles à Dieu, Éditions Peeters, 2007. En 20

arménien : GRIGOR NAREKAC’I, Matean Ołbergut‛ean, Erevan, 1985.�10

Cependant, celles-ci se situent toujours dans le cadre que les sources chrétiennes qui nous sont parvenues entendent bâtir ou défendre. Recul et prudence s’imposent donc dans l’analyse, à côté de la nécessité de mobiliser savoirs et méthodes qui ont fait leurs preuves dans l’intelligence de sociétés comparables à la société arménienne médiévale, laquelle au-delà de ses spécificités, appartient à des univers sociaux, économiques, culturels, civilisationnels pourrait-on dire, qui permettent l’approche comparatiste d’un point de vue méthodologique sur la forme, sinon scientifique sur le fond. Enfin, il nous faut aussi être attentif à la lecture de nos sources, ne jamais s’éloigner de leur contenu mais au contraire pénétrer le plus profondément possible dans leur structure afin d’en comprendre la construction et le mécanisme susceptible d’expliquer les représentations de genre par lesquelles on peut connaître la place et le rôle des femmes arméniennes, au moins des plus puissantes et celles de leur entourage, durant ces six cents années du Moyen Âge. Ce qui doit nous amener à comprendre la situation de nos auteurs, le choix de leurs mots et leur sens profond. Cela est d’autant plus difficile que certaines évidences pour eux ne le sont plus pour nous, et inversement d’ailleurs. Pas plus que l’oeil ne voit la rétine par laquelle il perçoit le monde, les religieux arméniens n’ont eu vraiment conscience du prisme par lequel il percevaient leur réalité. Tout ce que nous pouvons savoir de leurs représentations, nous sommes contraint de le construire au gré du discours, systématisant des informations parcellaires, qui prennent corps et sens progressivement, par recoupement et en s’appuyant sur les recherches déjà menées.

Ces mises en garde nécessaires étant faites, il nous faut maintenant ordonner notre réflexion selon un plan d’analyse susceptible de mener notre réflexion à cet objectif général de contribuer à écrire l’histoire de ces acteurs apparemment silencieux de l’histoire arménienne que sont les femmes, dans le cadre que nous avons ainsi déterminé. L’analyse ici proposée va suivre une progressivité de l’abstraction au plus concret, en partant des conceptions du genre féminin dans les sources arméniennes et de ses usages. Ce sont en effet ces représentations qui structurent la place et le rôle des femmes dans la société arménienne médiévale telles que le rapportent en tout cas nos sources. Celles-ci étant orientées en fonction des dynamiques qui travaillent la société arménienne d’une part et par le système de pensée chrétien d’autre part, nous suivrons les liens dialectiques qui se construisent entre les représentations et la situation des femmes arméniennes autant qu’ils contribuent à les transformer, sans toutefois les modifier en profondeur.

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Le premier chapitre s’appuie ainsi sur un dialogue entre l’oeuvre de Movsēs Xorenac‛i et de Grigor Narekac‛i pour déconstruire le langage allégorique par lequel s’expriment les représentations du genre féminin dans les valeurs arméniennes médiévales et montrer ainsi leurs correspondances sur la période que nous avons ciblée durant laquelle s’élabore et s’approfondit cette grammaire. Son importance est capitale dans la mesure où elle constitue une véritable cosmogonie entendant rendre compte de l’état social dans lequel se situent nos sources. Passant ensuite de ces représentations abstraites du féminin à la question des représentations des femmes, nous préciserons comment celles-ci organisent la distribution des rôles selon le genre dans l’ordre idéalisé de nos sources.Le deuxième chapitre rend compte ensuite de la place et des rôles concrets des femmes dans l’ordre social dont témoignent les auteurs que nous avons utilisés, à l’intérieur du cadre du modèle patriarcal idéal que nous avons ainsi précisé, à l’échelle sociale, concernant surtout le milieu des grandes familles dynastiques en tout cas, et à l’échelle familiale. Ces deux niveaux étant intimement liés par la question de l’alliance maritale, structure-clef de la société arménienne qui traverse son organisation, ses dynamiques et son imaginaire comme nous le verrons.Enfin, nous sommes amenés à nous interroger sur le mouvement de christianisation en lui-même d’où émerge précisément la culture arménienne que nous étudions. Mouvement par lequel nous percevons justement représentations et situations concrètes des femmes arméniennes. La question notamment de la place initiale des femmes, déterminant une bonne part des représentations arméniennes sur la place et le rôle des femmes dans le christianisme arménien médiéval nous retiendra particulièrement.

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Chapitre I.

Usage du genre et structures de l’univers mental arménien.

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1.1 : Les représentations du genre féminin : une allégorie en trompe-l’oeil masquant les structures de la société arménienne.

Dans l’oeuvre de Movsēs Xorenac‘i, les usages du genre constituent une des structures-clefs du récit autour de laquelle s’exprime l’accomplissement du destin historique du peuple arménien tel que l’auteur le conçoit. La place et le rôle des femmes, et en miroir des hommes, s’inscrivent donc dans le schéma général d’une certaine conception déterminante et signifiante du féminin. Avant donc de trouver la «femme» en tant que telle (dans toutes les variétés de son apparition), on se confronte donc au «féminin» en que structure mentale.Ainsi, les femmes ne sont pas d’emblée affirmée comme une catégorie spécifique de la pensée, mais elles apparaissent derrière le masque allégorique de l'ordonnancement chrétien du monde, qui définit le féminin. Dans son éloge final, le olbk’ qui clôt son 21

oeuvre et qui exhorte chaque ordre social à la réforme pour tenir son rang au mieux dans la procession vers le Christ, Movsēs Xorenac‘i ne mentionne pas les femmes comme un ordre en soi appelé à un certain type de comportement. Alors même qu’on peut y lire une longue liste des rangs et des dignités établies selon les critères de l’auteur avec les vices qui leurs correspondent et qu’ils sont appelés, en négatif, à corriger. Sur huit catégories qu’il distingue (quatre ecclésiastiques et quatre «laïques») aucune ne se rattache explicitement aux femmes, excluant celles-ci en tant que catégorie autonome ou du moins particulière dans le champ de l’action sociale. Toutefois, les femmes éventuellement

peuvent se reconnaître parmi le peuple (Ժողովրդականք) voire les princes (Իշխանք) ou

mieux, elles ne peuvent s’y reconnaître que dans la mesure où elles se trouvent de facto ventilées dans ces deux catégories, les unes les excluant de jure les autres par coutume. Ainsi se traduit leur dépendance vis-à-vis de l’homme par lequel elles se définissent au sein de leur famille et de qui elles tiennent dignité et rang social.

Restons encore dans le même passage. Quelques lignes plus haut, sur le modèle du

Cantiques des Cantiques, l’Eglise arménienne est assimilée à une épouse (հարսն). La

lecture la plus immédiate est bien sûr d’en déduire l’allégorie du rôle et de la mission de l’Eglise dans les circonstances dans lesquelles se situe la rédaction de l’oeuvre, comme dans la dimension intemporelle et universelle vers laquelle tend cette métaphore. Mais

MOÏSE DE KHORÈNE, Histoire de l’Arménie par Moïse de Khorène, (trad. fr) A. et J.-P. MAHE, Gallimard, 21

1993, III, 68 p. 320-324, désormais MOÏSE DE KHORÈNE. Version en Arménien classique : http://titus.fkidg1.uni-frankfurt.de/texte/etcs/arm/mokhor/mokho.htm

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une déconstruction de la métaphore, tout comme le choix même de ses termes, ont pour le sujet qui nous intéresse ici une haute portée signifiante. Avant même de parler du reste de la société, on se trouve d’entrée de jeu dans le fonctionnement des familles et la place et le rôle qu’y tiennent les femmes, tapis dans l’allégorie de l’union de l’Eglise et du Christ. Ceci ne peut qu’en accroître la charge symbolique. Ainsi, ce qui n’apparaît pas lorsque l’auteur cherche à catégoriser la société à laquelle il s’adresse en attribuant à chacun un rang, semblant exclure les femmes comme catégorie en soi, saute aux yeux dans ce passage. Nous reviendrons plus loin sur le contenu de cette allégorie et sur la lecture qu’il peut en être fait concernant l’histoire des femmes mais retenons déjà que par cette métaphore du

féminin, affirmant la haute mission de l’Eglise (եկեղեցի Հայաստանի), qui revient avec une

insistance régulière dans les discours religieux, on dresse aussi en négatif et par le langage du sacré le rôle le plus capital des femmes dans la société arménienne médiévale : celui d’épouse et de mère. Simultanément, en légitimant l’Eglise comme institution-clef,

on établit l’union conjugale sous la forme du mariage chrétien, ամուսնութիւն 22

[=amusnut‛iun] comme structure-type de la société arménienne. C’est cette dialectique qui confère sa forme à la conception de genre dans les sources arméniennes et qui modèle ainsi la place et le rôle des femmes dans l’idéologie chrétienne exprimée par celles-ci.Et immédiatement, le modèle est énoncé de manière problématique par la nécessité de tenir les femmes à une place essentielle en les contrôlant d’une part, et d’autre part en les reconnaissant mais en évacuant leurs réalisations au bénéfice de la parole et des actions masculines. En effet, si leur rôle éducatif et familial transpire sous la métaphore, celle-ci veille à le placer sous l’autorité d’un homme représentant l’autorité patriarcale pour la femme et ses enfants . Allons même encore quelques lignes plus loin, voilà que le 23

Par opposition à l’alliance nobiliaire traditionnelle «խնամութիւն» [=xnamut‛iun], que Saint Nersés 22

réorganise selon Movsēs Xorenac‘i, in MOÏSE DE KHORÈNE, III, 20, p. 264.

C’est ce qui apparaît à la lecture de la métaphore très sophistiquée que construit l’auteur qui permet de 23

rendre compte de la situation de l’Eglise arménienne au moment où se clôt le récit, dans le cadre des représentations de genre au sein du couple, notamment du rôle de l’épouse dans l’économie et les tensions familiales telles que pouvaient les vivre les membres de la haute société auxquelles l’oeuvre est dédiée : թէպէտ և բ-նութիւնն զփեսայն ի բաց վարեաց, որդւոցն բարձրացելոց  անարգելով զծնողն, համայն և խորթոցն ըստ արժանեացն զօտար հայրն և զեկամուտ յօրայն. սակայն դու և ոչ յայնմ զքեզ ամայի բոլորիցն ցուցեր. զանդրէն քոյոյն յուսալով դարձ հովուակցաւն, ոչ որպէս տայգերբ, այլ որպէս նոյնազաւակ զուգահարբ, զմանկունսն  փայփայեցեր։ - Quoique la violence eût écarté l’époux, que les fils orgueilleux eussent méprisé leur père comme le firent avec raison ces fils d’un premier lit avec un beau-père d’un autre sang, puis un parâtre venu de l’étranger, néanmoins, même alors on ne te vit point délaissée de tous, car, tout en espérant le retour de ton pasteur, tu as continué de choyer les enfants grâce à son compagnon, qui ne fut point comme un oncle mais comme un second père pour ces mêmes enfants (traduction MAHE, cf. Ibidem, III, 68, p. 320-321).

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modèle vole en éclat : « comment m’acquitter de la vie et de l’éducation que je dois à mes pères ? » s’interroge de manière rhétorique Movsēs Xorenac‘i. Bien sûr, l’auteur ici 24

parle au sens symbolique de ses pères spirituels, de son éducation supérieure et de son illumination religieuse. Mais comment ne pas penser à l’effet produit par une telle affirmation ? La force de la comparaison à justement de quoi minimiser le rôle primordial de l’éducation par les femmes, et même de les priver de l’idée qu’elles donnent vraiment la vie. L’auteur insiste d’ailleurs encore en ajoutant : « car se sont eux qui m’ont mis au monde et nourri de leur enseignement (...) ». On peut donc noter la forte ambiguïté d’une 25

métaphore qui valorise sur le plan symbolique le genre féminin dans sa dimension conjugale et maternelle pour en attribuer le mérite final aux hommes. Ce paradoxe traduit les représentations des lettrés arméniens quant à la féminité et les femmes, établissant le champ de leur condition sociale et les horizons de leur rôle, tout en affirmant la supériorité de la perspective spirituelle sur la réalité sociale telle qu’en rendent compte les auteurs comme Movsēs Xorenac‘i, perspective sur laquelle précisément règnent sans partage les hommes.

Dans le genre historique dont Movsēs Xorenac‘i est le représentant le plus emblématique, la distinction de genre n’est toutefois pas affirmée avec la même force que dans certaines oeuvres religieuses où la spéculation philosophique, appuyée sur la base scientifique assumée par l’Eglise, s’exprime avec plus d’envergure. Transportons nous ainsi dans l’oeuvre de Grigor Narekacʽi, à l’autre bout de notre période. On y retrouve à nouveau l’importance de l’allégorie du mariage mystique de l’Eglise avec le Christ, plaquée sur le texte du Cantiques des Cantiques, dont l’auteur fut justement un des plus brillants exégèse . La poésie mystique de Grigor Narekacʽi traduit aussi un avancement plus 26

profond dans l’intériorité de la foi chrétienne et de la question de l’économie du Salut, prolongeant et approfondissant les formes et les critères de distinction de genre repérables chez Movsēs Xorenac‘i.

Pour commencer, Grigor Narekacʽi s’adresse à l’ensemble des fidèles, quelque soit leur genre.

զիարդ զմիտս իմ և զլեզուս պնդեցից, և հատուցից զբանս հարցն՝ փոխանակ ծննդեանն և սննդեանն։ cf 24

Ibidem.

Քանզի ծնան զիս իւրեանց վարդապետութեամբն (...) cf. Ibidem.25

Voir PETROSSIAN L., Grégoire de Narek. Commentaire sur le Cantique des cantiques, Thèse de 26

doctorat, École Pratique des hautes études et Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, Paris, 2006.�16

« Et que le lecteur qui prêtera sa voixA ces voeux suppliants, au cri de ces prières -

Vieillard, enfant, jeune fille, jeune hommeOu quiconque des servantes qui t’implorent pieusement »27

Mais ces distinctions de genre se retrouvent ensuite précisées au sein d’un ordre hiérarchique, en fonction du mérite tout d’abord, selon les générations et les qualités, avec une de ces constructions par symétrie antinomique dont le récit abonde, avant d’en venir à la hiérarchie des rangs et des dignités sociales en fonction du degré de noblesse (toujours selon le même modèle antinomique) et finalement à la distinction de genre. Toutefois, l’évocation simple de l’appartenance sexuelle ne pouvant suffire à établir intrinsèquement une hiérarchie, il est précisé :

« Aux hommes et aux femmes, A ceux qui donnent des ordres, à ceux qui obéissent,

à ceux qui dominent et à ceux qui s’abaissent,Aux très hauts et aux tout petits . »28

Cette précision permet à l’auteur de repartir sur la hiérarchie des dignités et des titres, du commun jusqu’au Catholicos en passant par tous les rangs des laïcs puis des clercs.La distinction de genre donc, qui nécessite bien sûr qu’on la définisse au-delà de la question de l’appartenance sexuelle, est placée comme un pivot dans l’énumération. Elle apparaît en quelque sorte comme le résumé de la hiérarchie naturelle. Un condensé de l’ordre des rangs nécessaires à la vie sociale, mais qui elle-même se décline selon la place de chacun, c’est-à-dire ici aussi de la femme par rapport à l’homme plus que de la femme en tant que telle. La femme apparaît par distinction un complément soumis, mais dont la dépendance se détermine en fonction de l’homme auquel elle est liée . C’est donc 29

une catégorie paradoxale dont la dépendance est double, mais dans deux dimensions différentes : une dimension générale (elle est partout et toujours soumise à l’homme), et

GREGOIRE DE NAREK, Trad. fr. : A. et J.-P. MAHE, Paroles à Dieu, Éditions Peeters, 2007. Désormais 27

LAMENTATIONS.

Ibidem 3, 2 lignes 18-21, p. 45.28

Ibidem III, 82,6 : « Tout ce qui vit aux cieux et sur la terre, déchu dans le péché, grandit par la vertu, 29

Seigneur ou serviteur, Dame ou servante». On retrouve la même hiérarchie en deux dimensions.�17

une dimension particulière (sa soumission se décline en fonction de la place de l’homme auquel elle est liée). Ce paradoxe permet ainsi à la l’image du féminin d’être mobilisée comme un appui allégorique à l’idée de soumission comme nous le verrons plus loin.

La dimension patriarcale de la religion chrétienne telle que Grigor Narekacʽi la formule 30

est toutefois ambiguë. D’un côté l’image de Dieu est clairement masculine (le Père ou le Fils) mais d’un autre celle-ci est aussi présentée comme une conception totalisante englobant l’ensemble de la réalité matérielle et la dépassant en ce qu’elle contient aussi 31

la réalité métaphysique que sont les formes spirituelles en communion avec Dieu, comme le sont notamment les anges, dont l’existence est une part de la réalité sensible telle que la conçoit l’auteur . D’où découle la conception de l’Homme telle que la saisit la théologie 32

et la mystique arménienne : « Qui suis-je, image de qui ce pour qui vins-je à l’être ? ». A 33

cette question, la perception essentialiste portée par la mystique chrétienne répond par une prise de conscience de la singularité personnelle, conséquence du péché, de la Chute qui a produit les inégalités entre les créatures. Mais l’espérance consiste à parvenir à s’affranchir de la chair et de ses contingences matérielles pour remonter vers l’archétype divin et spirituel de l’être humain crée à l’image de son créateur. Le succès de l’oeuvre consiste notamment en la promotion de l’idée d’une salvation optimiste et universelle, bâtie comme une procession vers l’Autel, caché par le rideau de l’église, et la promesse de la Résurrection. Une marche vers la rémission des péchés par la Grâce et la sincérité du repentir, animée davantage par la patience en la venue de Dieu et de son Jugement que par l’angoisse. D’où l’idée d’une égalité des âmes et donc des formes de rachat qui dépasse les 34

appartenances sexuelles et même sociales ou matérielles. Les croyances arméniennes

La figure de Dieu et du Christ, a fortiori, sont formulées de manière explicitement sexuée et masculine, 30

soit sous la figure du père Ibidem III, 92, 2 par exemple et dans le même passage, un époux: « Ô époux, tu as voué le son de cet instrument à disposer l’épouse pure à tes embrasements ». Les croyants (masculin) reçoivent le titre de «fils», décerné avec une prudente parcimonie à de très saints personnages par exemple Salomon en III, 93, 11, sans que l’on puisse repérer dans l’oeuvre celui de «fille».

Ibidem 41, 2 : «(...) Car toi seul ineffable aux cieux, insondable sur la terre,31

Tu es, des atomes de l’être jusqu’aux extrémités du monde, Le commencement de tout, en tout, et partout plénitude.»

Tout un chapitre, Ibidem 81, est dédié aux anges, esprits parfaitement purs qui par leur ferveur rendent en 32

permanence grâce à Dieu et surtout gardent les actions et les pensées des Hommes dont ils seront les témoins au jour du Jugement.

Ibidem, 46,1.33

Ibidem I, 6, 2. Voir plus bas, p. 34

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présentent justement l’âme comme s’incarnant dans le corps au moment de la naissance sous la forme d’une illumination, sans que cette descente ne se décline sous une forme sexuée avant sa matérialisation dans le corps du nouveau-né . Pourtant, ce modèle subtil 35

et théorique s’exprime complètement dans les formes de distinction de genre que l’Eglise arménienne entend assumer. L’âme, une fois incarnée, est ainsi présentée comme un vase ou un réceptacle des péchés et des grâces , qu’il faut dompter, comme une bête 36

féroce . La sauvagerie de l’âme, perdue sans la foi, finie par se féminiser subtilement : « 37

Ô mon âme scélérate, pécheresse, malfaisante, prostituée, mille fois souillée (...) » en se 38

liant à la figure de la prostituée, modèle de pénitent sur lequel va s’appuyer la proposition de salvation de Grigor Narekacʽi. En effet, la foi est elle-même présentée sous des traits féminins : « [La foi] nous fut donnée comme souveraine princesse pour nous mener au seuil de la sainteté ». Prostituée/épouse, les représentations du féminin ont donc là aussi 39

une double dimension : allégorique et universelle / symbolique et particulière. Allons même plus loin, toujours dans le même passage qui présente la foi : « Elle se suffit à elle-même, grâce à cette liberté qui la fait compagne de Dieu ». La foi/femme libérée par Dieu/homme dans le cadre du mariage, par complémentarité à un principe masculin supérieur. Hors de ce cadre, l’âme apparait comme une femme souffrante et souillée :

« Voûté, bossue, paralysée, percluse comme la femme qui souffrait, Mon âme n’a même plus la force de se redresser :

Elle reste fixée au sol, tordue par le péché, solidement liée par Satan .40

[...] Comme la femme qui souffrit 12 années des maux et des périls de son infirmité,

Je baigne dans le flux sanglants de mes péchés .»41

[...]Je parais emplis de laideur,

Ibidem Mythe présenté par MAHE A. et J.-P. p. 113.35

Ibidem notamment : 56, 2 et 58, 1.36

Ibidem I, 9, 3. 37

Ibidem I, 8, 1.38

Ibidem I, 10, 3.39

Ibidem I, 18, 3.40

Ibidem I, 18, 4.41

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Nu et déshonoré comme une prostituée »42

La liberté en question consiste donc à assurer par la foi son entrée dans l’Eglise des croyants, présentée comme la chambre nuptiale et que figure aussi la 3ème partie du livre 43

représentant le sanctuaire.Les péchés qui tourmentent l’âme et l’éloignent de ce destin obligent le croyant à faire preuve de discipline pour les maîtriser, à l’image d’une génisse indocile opposée aux vaches allaitantes attelées au chariot de l’Alliance dans 1 S. 6,12 , une métaphore 44

animale, mais imprégnée tout de même d’une analogie féminine. D’autant que la figure de la génisse évoque aussi le souvenir du culte d’Anahit et donc de l'idolâtrie dans la bouche de l’auteur, qui représente en quelque sorte l’acmé de la perdition et de l’éloignement de la foi véritable. L’évocation de l’idolâtrie et de la sauvagerie de l’âme non disciplinée par la foi mobilise ainsi des figures féminines à la limite de la bestialité, c’est le cas lorsque l’auteur évoque la restauration du culte des idoles par Salomon, pourtant modèle de roi croyant :

« Où est la femelle de Sidon, laide, hideuse et maudite, fondue dans le métal ?Où est-il cet odieux spectacle, scandale indescriptible, d’une nature féminine,

Par quoi dans leurs élans bestiaux et insensés, les prophètes de la honte S’égaraient en un culte impie, pervers et déréglé ? »45

Pour se sauver des conséquences de la Chute, la foi ne suffit pas cependant, la soumission aux prêtres, matérialisant par leurs vertus et leur ordination la Grâce de Dieu est une nécessité absolue. Et pour exprimer cette nécessaire soumission, c’est vers des figures féminines que l’auteur se tourne à nouveau.

«L’espoir m’élève au rang d’Abraham et d’Anne : Celui-ci, en effet eut foi en ta parole,

Celle-là se soumit à l’ordre du grand-prêtre ».46

Ibidem I, 19, 5.42

Ibidem I, 7, 3.43

Ibidem I, 21, 2.44

Ibidem II 48, 3.45

Ibidem II, 31, 1. Anne, future mère de Samuel, voit son voeu d’avoir un fils exaucé avec la bénédiction du 46

prêtre Eli (1 S. 1, 17).�20

La métaphore sous-entendue de la fertilité et de l’enfantement est renforcée par l’évocation parallèle de la stérilité de Sarah, comparée à un champ devenu fertile et d’Anne à une terre inculte avant de recevoir la grâce, par l’appui et la médiation du prêtre. Se trouve ainsi posée la complétude du croyant : foi en Dieu dans la soumission à ses prêtres et à leurs enseignements. Mais en même temps, en mobilisant les images du genre féminin pour illustrer la soumission confiante, le discours renforce dialectiquement la nature hiérarchique des relations concrètes entre les sexes. Une autre image vient encore à l’appui de cette hiérarchie sexuelle établie selon les critères révélés par Grigor Narekacʽi dans ses Odes, une oeuvre de jeunesse où il expose sa vision avec des images souvent issues de la tradition antique et orale arménienne. Dans le poème intitulé «Ode de l’Eglise et du Temple merveilleux» , l’ordonnancement du 47

Temple de l’Eglise hiérarchise selon le genre les éléments masculins en haut, aux éléments se rattachant au féminin (et encore illustrés seulement par l’abstraction ambiguë de la seule Vierge) représentés par le socle et entre les deux : les anges . 48

La féminité n’apparaît toutefois pas uniquement dans le cadre de l’obéissance hiérarchique. Elle est plus encore mobilisée pour servir l’image du repentir, dont elle est en quelque sorte l’aboutissement dans le parcours de conversion proposé par Grigor Narekacʽi. Deux figures principales illustrent cette fois ce propos. Celle de la prostituée repentie et la parabole des vierges sages et des vierges folles, dont la mobilisation a été la plus puissamment suggestive. L’image de la prostituée est une métaphore pour énoncer le péché en lui-même, par sa repentance, la prostituée permet ainsi de projeter l’envergure de la miséricorde de Dieu. Or, au moment où s’ouvre donc par le repentir la conversion de l’âme, première étape pour retrouver sa communion avec Dieu, nous voici à nouveau au coeur du fonctionnement patriarcal des familles que la mythologie et le langage symbolique biblique viennent appuyer, confortant les distinctions de genre les plus fortes (obéissance des fils, moralité et soumission des femmes) :

«Afin que ta pitié soit partout célébrée, et par le Fils de Dieu et la tendresse du Père,

Grégoire de Narek, Odes et lamentations, trad. fr GODEL V., Orphée, Lassay-les-Châteaux, 1995, p. 47

107-109. Désormais ODES.

Ibidem : «Աճառքն մարտիրոսացն, մարգակն մարգարէիցն, գերանք քերովրէիցն, խոյակքն առաքելոցն, 48

սիւներն սերովրէիցն, խարիսխն սրբոյ կուսին» : «Aux martyrs les plafonds, aux prophètes les poutres, les solives aux chérubins, aux Apôtres les chapiteaux, les colonnes aux séraphins les socles à la sainte vierge».

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Qui permit à l’enfant prodigue d’hériter les biens paternelsEt admit les pécheresses à la béatitude du royaume des Justes ».49

Grigor Narekacʽi convoque systématiquement des figures mythologiques féminines pour construire et appuyer le modèle de repentance de l’Eglise arménienne qu’il sublime. Sans doute est-ce aussi là l’ultime trace du rôle initial des femmes dans la conversion arménienne, dont témoignent les sources hagiographiques du Haut Moyen Âge , et dans 50

une certaine mesure, la reconnaissance de l’importance de la piété des femmes, notamment celles qui sont en mesure d’assumer un rôle social par leur statut, dans les limites de la distinction de genre établie. On retrouve ces figures dans l’ensemble de son oeuvre, notamment par l’éloge de Marie et Marthe, les soeurs de Lazare , mais surtout 51

par la figure, plus abstraite, de la femme pécheresse , dont la dématérialisation 52

métaphorique permet justement à l’auteur de s’identifier à elle spirituellement et en partie : «Je ne puis, condamné avec ma pécheresse, venir te frotter de parfums [...]. ». 53

A mesure que l’âme se rapproche de Dieu, les figures féminines perdent de la consistance vers une abstraction allégorique de plus en plus sophistiquée. Ainsi, l’aspect formel du repentir de la prostituée est-il interprété selon une lecture hautement symbolique. Mise à part les larmes, accessibles aussi aux hommes, les autres gestes quittent la forme du code pour celle du signe, comme le lavement avec les cheveux des pieds du Christ et plus encore le fait de verser du parfum sur ses cheveux, qui deviennent des allégories du rachat universel des péchés pour qui s’en repent authentiquement ; témoignage de la foi et de la grâce dont la suavité du parfum, qui se répand annonce la Bonne Nouvelle. Pour abstraites qu’elles soient, ces allégories restent ancrées bien fermement dans les

LAMENTATIONS, II, 33, 7.49

Voir pour une analyse de ce rôle : POGOSSIAN Z., «Women at the Beginning of of Christianity in 50

Armenia», in Orientalia Christiana Periodica, 69, 2003, p. 355-380 et infra Chapitre 3.

ODES p. 77 : «Mues par la foi, l’espérance et la bravoure, les merveilleuses soeurs coururent se 51

prosterner devant le Sauveur, les joues ruisselantes, pressant sur ses pieds leurs lèvres humides versant des flots de larmes, l’ont eût dit deux rivières mêlant leurs eaux.»

Mobilisant l’évangile selon Mathieu 9, 20, mais en partie aussi la femme adultère selon Jean 7,53-8,11 52

voire en se combinant avec Marie de Béthanie, soeur de Lazare selon Luc 7,36-50. C’est une figure qui revient tout au long de l’oeuvre : LAMENTATIONS 17, 4 - 18, 1-5 - 31, 4 - 32, 4 - 33, 1-7 - 60, 2.

Ibidem, I, 18, 5. Dans ses oeuvres de jeunesses, notamment ses Odes, Grigor Narekacʽi s’identifie déjà à 53

des femmes pécheresses, par l’usage de l’ablatif, notamment dans ODES p. 82 : «ընդ քանանուհւոյն ձայնի ի խորոց սրաիս պազատին» : «Par la voix de la Cananéenne, je t’implore du fond du coeur». Dans les LAMENTATIONS, l’identification est aussi assumée avec la même distanciation relative, dans le cas de la veuve exaucée par exemple (Lc 7, 11-16) : «M’unissant à la plainte de la veuve de Naïm, mère d’un seul enfant.» (I, 18, 8). Et encore, au terme de la métaphore, Grigor Narekacʽi s’identifie plus clairement au jeune garçon ressuscité et non à la veuve consolée.

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distinctions de genre, puisqu’une fois rachetées, la destination des pécheresses est l’alliance maritale avec le Christ, ou avec les prophètes qui l’ont annoncé comme le figure Osée , qui exprime la Nouvelle Alliance par l’Incarnation du Christ sous la forme de son 54

mariage avec l’humanité pécheresse. Si la forme du mariage sera désormais, conformément aux stéréotypes de genre de la haute société arménienne, l’unique allégorie de l’Alliance avec Dieu, les figures de la féminité, sans s’effacer, vont continuer à gagner en abstraction au fur à mesure que progresse l’énoncé vers la chambre nuptiale symbolique qu’est le sanctuaire.Arrive ainsi l’exposé de la parabole des vierges sages . Cette fois, l’identification n’est 55

plus partielle, l’auteur l’énonce au nominatif : «Ma lampe à huile, de cendres s’est bouchée» reformulant l’allégorie sans se soucier de la distinction de genre et plus explicite encore : «C’est de l’époux que l’amour me consume ». L’identification, en s’affirmant 56

comme personnelle, demeure cependant allusive tout en établissant le parallèle avec l’allégorie du commentaire du Cantique des Cantiques. L’absence grammaticale de genre

facilite grandement cette confusion, puisque le nom «կույս» [=vierge] n’ayant pas de genre

grammatical peut s’appliquer, sans qu’il ne soit nécessaire de recourir à un truchement particulièrement sophistiqué, aux religieux vivant une vie ascétique engagée dans les oeuvres spirituelles, comme le sont les moines, comme l’est lui-même l’auteur. Reste que cette transgression du genre, affirmant la puissance universelle de l’allégorie contre la différenciation sexuelle et en quelque sorte la supériorité de l’esprit sur la matière, de l’âme sur le corps, n’est formulée qu’une fois l’abstraction de la féminité établie, elle-même dans le cadre d’une allégorie qui féminise l’âme pour finalement mieux l’éloigner de la femme concrète et la rapprocher de «l’épouse» véritable, au sens mystique, qu’est l’Eglise et qu’incarnent le plus justement les moines. Il existe une traduction artistique, unique en son genre, de cette allégorie, témoignant du succès de la métaphore qu’exprime si brillamment Grigor Narekacʽi et de sa généralisation dans les milieux monastiques. Il s’agit

du tympan du portail de l’église du monastère de Hovhannavankʽ (Հովհանավանք) sur

Osée (Os, 1, 2 et 3, 1-3) préfigure par son mariage avec une prostituée repentie, l’alliance de l’humanité 54

pécheresse avec le Christ. Ibidem, III, 83 3-4, évoquée indirectement II, 33, 2.

S’inspirant de l’évangile selon Matthieu 25, 1-13. Réitérée dans l’oeuvre avec une fréquence 55

remarquable : Ibidem : I, 7, 3 - I, II, 23, 2 - 27, 6 - II 39, 2 - II 48, 1 - II, 68, 3 - III 79, 4 - III, 86, 1 - III, 93, 15-21.

Ibidem : I, 12, 2. Dans les Odes on retrouve le même type d’identification : «Heureux suis-je telle une pure 56

fiancée auprès de l’idéal époux». ODES p. 59. Et de même, en plus distant, avec la figure de la pécheresse repentie : «N’est-ce pas toi qui convertit les femmes dépravées ? N’est-ce pas la même grâce que tu m’as accordée ?»,

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lequel sont représentées les vierges sages. A la droite du Christ, trônant gigantesque au centre, la plupart de ces personnages portent la barbe. Les réprouvés à gauche du Christ, se heurtant à un mur, semblent aussi barbus.

Fig. 1 : Tympan du portail de l’église de Hovhannavankʽ ou Սուրբ Յովհաննես Կարապետ վանք (actuelle

République d’Arménie) datant du 1er tiers du XIIIe siècle. Image fournie avec l’aimable autorisation de Mme

AUGE Isabelle, 2012.

Leur appartenance au genre masculin est donc de ce point de vue indiscutable, et même si certaines figurations laissent planer un doute (parmi celles de gauche), cela ne remet pas fondamentalement en question le parallèle entre la lecture mystique de cette parabole, qu’assument les théologiens arméniens suivant en cela la ligne générale des exégèses chrétiennes d’alors sur ce texte, et cette traduction artistique. La forme transgenre aussi assumée de la métaphore n’est repérable que dans la mentalité arménienne . 57

En l’état actuel de la recherche. Un élargissement aux sociétés caucasiennes, notamment en Géorgie 57

offrirait peut-être des analogies intéressantes, nuançant cette particularité arménienne.�24

Cette identification spirituelle par le féminin n’entraîne cependant en aucun cas une confusion avec les représentations concrète de la féminité. On en voit un exemple très parlant dans la 33e Prière de Grigor Narekacʽi, où tout en s’identifiant à pécheresse repentie devenue épouse mystique, il dresse un tableau antithétique opposant les vertus de la Grâce à la parure «matérielle» et concrète de l’épouse-femme :

«Non pas ce vin qui fait perdre le nord, mais une coupe tout emplie de ton sang,Non pas l’huile qui naguère bénit une femme souillée mais celle de ta grâce en moi

ressuscitée,Non pas le bandeau de lin ceignant ton front mais le voile de la pureté,

Non pas une parure en forme de bracelet mais le goût du bien, l’amour de la vertu selon les évangiles,

Non pas de belles boucles d’oreilles mais l'inoubliable souvenir de ta voix, ô seigneur.»

Le mystère de l’Incarnation autorise ainsi les transgressions symboliques les plus audacieuses, mais celles-ci, inscrites dans le champ de l’allégorie nuptiale, tout en mobilisant des figures féminines, ne s’accompagnent pas d’une confusion avec les formes de la féminité exprimées dans la culture arménienne. Si l’on revient à la fig. 1, on constate en effet l’absence totale de toute référence concrète à l’idée que le Christ serait un époux réel. Il est bien clair que nous assistons à un jugement royal et non pas à une noce, aucun objet, aucune attitude ne vient le montrer.

Enfin, la dernière figure féminine convoquée dans l’oeuvre, qui est surtout mobilisée à la fin du parcours, synthétisant et dépassant toutes les autres, est bien sûr celle de la Vierge. Cette figure, illustre parfaitement l’abstraction totale du corps mystique féminin. La première vocation de la Vierge, est d’incarner la figure maternelle, femme plus proche encore que l’épouse, car elle est la «mère selon la chair » du Christ, le véhicule de 58

l’Incarnation et donc le premier intercesseur. En deux fois , Grigor Narekacʽi présente 59

ainsi la Vierge au sommet de la chaîne des intercesseurs qui, de la Vierge, descend vers les anges, les apôtres, les prophètes, les martyrs puis se matérialise progressivement

Ibidem : I, 31, 2.58

Ibidem : I, 31, 2 et plus longuement dans les chapitres 80, 81 et 82 du livre III.59

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dans les signes consacrés de la présence divine : volutes d’encens, saint chrême, croix, 60

autel et finalement, dans les mains du prêtre. Les deux points de cet axe sont signifiants. Au sommet, trône la Vierge, puissance surnaturelle et stellaire d’autant plus loin des femmes réelles qu’elle est proche de Dieu. 61

Dans les Lamentations, Grigor Narekacʽi mobilise moins les images et les représentations issues de la tradition antique que dans ses Odes et ses Prières mais la Vierge est y toutefois comparée à l’ancienne Aruseak, ou «Etoile du matin», qui annonce l’aurore. Dans la mythologie antique, l’aurore était vue comme une vierge sans tâche, donnant naissance au soleil. Reformulée dans le christianisme, cette croyance est restée dans la

liturgie arménienne sous la forme de l’office matinal արևագալ [=arevagal] dédié à la

«venue du soleil» . Cette formulation contribue à éloigner la Vierge du rang des femmes 62

tout en illustrant la continuité des représentations de la féminité antique telle que la percevait les auteurs chrétiens. Si elle n’est pas un modèle atteignable, la Vierge est toutefois parée des vertus féminines dont l’auteur nous dresse à cette occasion le tableau : mère, servante obéissante, guérisseuse, pacificatrice, consolatrice et 63

nourricière. Même si ces vertus répondent à une représentation de genre concrète elles sont placées dans une dimension hors de portée des mortels, car l’allégorie bien sûr ne cherche pas à sublimer le féminin, mais à s’appuyer sur lui pour sublimer le rôle de l’Eglise, incarnée par les prêtres et les ascèses à l’autre bout de l’axe, qui devient donc une boucle, installant l’Eglise institutionnelle comme une avant-garde surhumaine :

«Puisqu’il est vrai que du sein de l’Eglise où je fus conçu,Je naquis par un enfantement spirituel

[...]L’auguste et bienheureuse figure de cette reine immaculée,

La plus véritablement vierge, ma mère si digne d’honneurs et d’éloges,Pour enseigner, montrer, raconter jusque dans les générations à venir,

La majesté de sa gloire consacréePour l’honorer du culte qui convient

Le contexte de la lutte contre l’hérésie thondrakienne explique cette affirmation des rites et des signes 60

matériels, précisément réfutés par les apôtres de la foi thondrakienne.

Ibidem : III, 80, 2 : «Bénie entre toutes les femmes».61

Ibidem Mythe présenté par MAHE A. et J.-P. p. 370.62

Ibidem : III, 80, 2-3.63

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A la sainteté de ce corps dont la tête est le Verbe divin fait homme.»

Se liant à la Vierge, à laquelle l’Eglise s’identifie finalement au terme du parcours, voici posé un modèle qui se pense universel, assurant la communion et l’alliance de tous les croyants, enfants de la même Mère/Eglise, unis au même Epoux/Christ vers le même Père/Dieu. Dans le langage mobilisé pour établir le parcours, la procession de la repentance et de la conversion dans l’orthodoxie des canons de l’Eglise arménienne, toutes les figures féminines libérées selon les conceptions évangéliques finissent par se synthétiser dans une : la Vierge. Même si la métaphore ne fut pas pensée pour s’adresser d’abord aux femmes, il est fort probable que des femmes aient pu se projeter dans les distinctions de genre et les représentations mobilisées. D’autant que même si la mystique chrétienne entend proposer un dépassement relatif des barrières matérielles du genre, elle formule sa vision dans l’image concrète du mariage et de la famille traditionnelle patriarcale, qu’elle contribue à sacraliser. A tout prendre, cette vision métaphorique, que l’on retrouve dans nombre d’oeuvres arméniennes médiévales n’en est qu’une projection mystique et surnaturelle. Sa lecture, une fois déconstruite, se révèle polysémique (métaphore religieuse consciente/projection des représentations de genre inconsciente) et multidimensionnelle (universalité du modèle explicite/particularité des vertus féminines implicites).

La lecture par le genre de ces deux monuments de la littérature arménienne médiévale permet donc d’établir une première approche des conceptions de la féminité par la voix de clercs engagés l’un dans les luttes entre factions aristocratiques au début de la christianisation et l’autre dans le mysticisme chrétien du XIème siècle. Outre les différences entre les deux récits qui tiennent aux différences de genre littéraire, de destination de l’oeuvre et au contexte propre de rédaction, des points communs nous montrent les éléments structurels de la pensée arménienne tels qu’on peut les percevoir et tels que nous l’ont donné à voir ces auteurs chrétiens. La féminité y apparaît systématiquement comme un complément soumis mais nécessaire à l’homme, pour lequel elle constitue tout autant le signe de la perdition que le modèle moral de conversion et de communion avec le Verbe. Au point de finir par métaphoriquement figurer l’Eglise dans sa dimension mystique mais aussi institutionnelle, et son alliance avec le Christ, sublimant la féminité, mais sans les femmes. Notons toutefois que la religion ne se satisfait pas totalement de ces représentations sur lesquelles elle s’appuie, mais qu’elle propose de dépasser spirituellement. Mais sans

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jamais aller jusqu’à contester la validité des distinctions de genre qu’elle révèle et qu’au contraire elle sacralise par son discours.

En effet, l’alliance patriarcale, խնամութիւն [=xnamut‛iun], conforme aux besoins et à la

réalité de la société aristocratique, sous la forme du mariage chrétien, ամուսնութիւն, y

apparaît incontestablement comme la structure-type de la société arménienne médiévale, alimentant les représentations les plus suggestives par lesquelles les religieux chrétiens entendent faire passer leur message. Ces représentations agissent donc en quelque sorte comme des trompe-l’oeil, leur lecture peut se faire soit dans la dimension allégorique qu’elles veulent nous proposer, soit dans une dimension herméneutique pour les faire témoigner des structures mentales et des distinctions de genre qui les sous-tendent.Le volume occupé par les figures féminines comme l’envergure du champ moral et pieux dans lequel elles interviennent nous laisse aussi en négatif une idée de la portée de leur rôle, du moins pour celles qui ont pu accéder à une capacité d’influence par leur statut ou leur rang social.

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1.2 : Les usages du genre dans les sources littéraires arméniennes, le modèle de Movsēs Xorenac‘i comme récit fondateur.

L’Eglise en reprenant, comme nous venons de le voir, les distinctions de genre telles qu’ancrées dans les valeurs arméniennes pour bâtir sa vision du monde, ne fait en fin de compte que reformuler un paradigme déjà solidement établi. En projetant sur le plan métaphysique la réalité des distinctions de genre, les auteurs chrétiens ne font que poursuivre et approfondir la démarche qui consiste à ériger la structure-type de l’alliance maritale en Weltanschauung, sous une forme chrétienne au service du pouvoir royal ou de celui d’une faction aristocratique puissante, qui cherche à s’affirmer au sein du système arménien. Mais dit ainsi, on pourrait penser qu’il s’agit d’un processus conscient, alors que cette conception se présente plutôt comme un prisme tellement évident aux yeux des auteurs que c’est tout logiquement par lui qu’ils entendent formuler leur vision de l’histoire et ordonner le cosmos à partir de ce foyer matriciel qu’est la famille patriarcale dynastique, d’où se déploit l’action dans le monde.

Quel meilleur exemple que celui de Movsēs Xorenac‘i, dont l’oeuvre est tout entière bâtie comme une marche vers la civilisation et structurée par le lexique de ce paradigme des distinctions de genre telle que produite par le dynastisme arménien. Pour déconstruire au plus juste cette perception, et remonter à sa source, il importe tout d’abord de tenir compte de deux éléments déterminants cette production. Le premier d’entre eux est la conception par les auteurs arméniens médiévaux de la mesure du temps. Le comput ecclésiastique arménien en lui-même ne tient pas compte d’une rupture affirmée par la christianisation, il est avant tout un outil liturgique pour calculer la date de la fête de Pâque en se basant sur les cycles métoniques d’une durée de 19 ans . Cet usage n’était pas encore établi au moment où Movsēs Xorenac‘i rédige 64

son oeuvre, mais il illustre bien le fait, éclatant chez l’auteur, que moins qu’une rupture, la christianisation est surtout perçue comme un aboutissement naturel dans la longue formation historique du peuple arménien, ce qui légitime ainsi la reformulation dans la culture proposée par les religieux chrétiens des éléments et des représentations de «l’ancienne» tradition. Evidement, cette reformulation passe par une épuration et un dépassement, mais concernant les représentations de genre et la question des rapports hommes/femmes, celles-ci s’appuyent largement sur l’ancien, en proposant un contenu

Présentation par MAHE A. et J.-P. dans LAMENTATIONS p. 459.64

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profondément christianisé, dont il est parfois difficile de discerner ce qui relève d’un apport nouveau d’un replaquage des vues chrétiennes sur une tradition établie.Dans le récit de Movsēs Xorenac‘i, il faut donc considérer ce postulat que l’ancien, pour dépassé et en quelque sorte dévalorisé qu’il soit, annonce et prépare toutefois la venue de la conversion, pivot de la mise en ordre chrétienne de l’histoire arménienne que l’auteur propose. Il ne saurait être rejeté en bloc, pas de «table rase» donc, mais un progrès continu et inéluctable, car providentiel, sur la base d’un héritage culturel accepté mais reformulé. Celui-ci va donc constituer un patrimoine conceptuel dans lequel les représentations de genre vont puiser.Ensuite, il faut considérer les structures mentales par lesquelles les auteurs arméniens médiévaux saisissent leur réalité et en proposent une projection. Comme il s’agit de restituer les représentations de genre, on est donc conduit à s’interroger sur les critères ontologiques par lesquels les auteurs comme Movsēs Xorenac‘i rendent compte de ce qu’ils considèrent comme la féminité et la masculinité, et des usages par lesquels ces critères sont formulés. La recherche en anthropologie, telle que synthétisée par P. Descola, a permis d’identifier quatre formes d’ontologies . Celles qui peuvent se rattacher 65

au Moyen Age arménien sont l’analogisme , dans lequel, par l’influence hellénique et 66

DESCOLA P. Par delà nature et culture, Paris, 2005. L’auteur distingue outre le naturalisme et 65

l’analogisme, le totémisme et animisme.

Définissant l’analogisme, DESCOLA affirme : «L’intériorité et la physicalité sont ici fragmentées en chaque 66

être entre des composantes multiples, mobiles et en partie extra-corporelles dont l’assemblage instable et conjoncturel engendre un flux permanent de singularités. Au sein de cette collection d’existants uniques, les humains forment une cohorte privilégiée car leur personne offre un modèle réduit, donc maîtrisable, des rapports et processus régissant la mécanique du monde. D’où une préoccupation constante pour la conservation d’un équilibre sans cesse menacé entre les pièces constitutives des individus, qui se traduit notamment par le recours systématique à des théories du dosage et de la compatibilité des humeurs et des substances physiologiques, assortie de l’inquiétude toujours présente d’être investi par une identité intrusive et aliénante, ou de voir s’enfuir un élément essentiel de sa propre identité. D’où, aussi, la nécessité de maintenir actifs et efficients les canaux de communication entre chaque partie des êtres et la foule des instances et déterminations qui leur assurent stabilité et bon fonctionnement. Le poids de ces dépendances exige d’apporter une attention maniaque au respect d’un faisceau d’interdits et de prescriptions si contraignants qu’il requiert généralement les secours de spécialistes versés dans l’interprétation des signes et l’exécution correcte des rituels, en même temps que le développement de techniques particulières de lecture du destin, telles l’astrologie ou la divination. En outre, le jeu de la connexité des lieux et des contiguïtés temporelles permet de regrouper les choses dans des classements fondés sur leur position dans un site et une série, motivant une prolifération sans pareille de coordonnées spatiales et de découpages de la durée : orients, quartiers, ségrégations topographiques, calendriers, cycles longs des généalogies. C’est ainsi, en particulier, que peut se tisser le grand écheveau des solidarités intergénérationnelles, moyen commode de justifier la permanence au fil du temps de groupes d’attributs et de prérogatives transmis continûment, et raison de la place prépondérante qu’occupent souvent les ancêtres dans ce mode d’identification, par contraste avec l’animisme et le totémisme où ces personnages sont absents.» in cours donné au Collège de France :http://www.college-de-france.fr/media/philippe-descola/UPL35678_descola_cours0203.pdf consulté en novembre 2013. Ce tableau offre un outil conceptuel performant et éclairant, mais qu’il s’agit pour l’historien de mettre en scène dans une situation donnée.

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chrétienne, pointent aussi les bases du naturalisme . Schématiquement, le système 67

analogique conçoit le rapport à soi et aux autres sous l’angle de discontinuités graduelles autant sur le plan des apparences que des essences au sein même comme entre les individus. Le monde et le vivant sont donc perçus comme un kaléidoscope de différences permanentes et mouvantes, mais faisant système entre elles. Le nécessaire ordonnancement taxinomique des individus et leur hiérarchisation, induite par la pensée analogique, pousse à rechercher une grammaire de la différenciation et de la mise en ordre. C’est dans ce cadre que sont mobilisées les distinctions de genre dans les sources arméniennes. Face à ce que Descola nomme les «vertiges de l’analogisme », la 68

mentalité des lettrés arméniens s’est saisie de la proposition chrétienne pour établir la supériorité de l’âme sur le corps matériel et partant de là, la libre possibilité spirituelle pour chacun de se fondre dans l’ordre cosmique voulu par Dieu, comme hypostase englobante . Encore fallait-il bâtir un pont entre le cosmos et l’être, un langage commun 69

rendant compte tout à la fois des hiérarchies établies et nécessaires, des attributs de chacun dans l’économie des relations et de la possibilité d’une harmonie commune et générale dans un principe englobant supérieur. C’est exactement là que se place la métaphore de l’alliance matrimoniale propre au dynastisme, et par elle, la question du genre.Celle-ci traverse en fait toute l’oeuvre de Movsēs Xorenac‘i dont l’analyse proposée va servir d’exemple. Elle irrigue la cosmogonie du dynastisme arménien proposée par l’auteur, qui se concrétise en une double généalogie patriarcale et matriarcale, hiérarchisée et remontant à la nuit des temps. L’une étant à la source physique des grandes dynasties, l’autre constituant l’illumination progressive et spirituelle sur le plan métaphysique, les deux aboutissant à l’entrée pleine et entière du royaume arménien dans le rang des grandes civilisations d’alors. Mais la métaphore n’est pas seulement mobilisée pour répondre à la question de l’origine du monde et plus particulièrement de l’état social contemporain à l’auteur. Elle permet aussi d’établir une cosmologie, de révéler le fonctionnement du monde à l’heure de sa christianisation triomphante, mais toujours

Le naturalisme selon DESCOLA, sépare les humains des non-humains par l’aptitude culturelle, diversifiée 67

dans ces formes par opposition à une nature unitaire dans ces lois et dans laquelle l’homme s’insère par un ensemble de continuités matérielles. DESCOLA P. Par delà nature et culture, Paris, 2005 p. 241-268.

DESCOLA P. Par delà nature et culture, Paris, 2005 p. 280-320.68

Voir Elisée.p. 15 (vignettes perso).69

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menacée, en proposant un ordonnancement de l’univers physique et céleste. Le modèle 70

familial du dynastisme, qui sous-tend la métaphore, est lui-même en mouvement dans le récit, il ne se présente pas sous la forme d’un tableau figé. Il change, avec le lent rythme du temps social tel que le présentait F. Braudel, à mesure qu’évoluent les conditions générales, internes et externes qui animent le système arménien. Ces changements s’ils n’ont été voulus par les ecclésiastiques, renforcent en tout état de cause leur vision du monde et permettent ainsi à la métaphore de glisser imperceptiblement des sphères évanescentes et éternelles de la métaphysique et du symbolique vers l’état concret et turbulent du monde arménien, substituant à la métaphore, le réel et constituant le lien subjectif entre le cosmos et la sensibilité de l’être.

1.2.1 : Une généalogie sexuée du dynastisme arménien :

Le récit de Movsēs Xorenac‘i est construit comme une marche en trois étapes vers la civilisation, processus présenté comme irrépressible, mais jamais assuré, depuis les temps reculés des héros fondateurs jusqu’à ceux de l’époque de notre auteur. L’explicit concluant le livre II est d’ailleurs à ce titre éclairant sur cette perspective, puisqu’il présente l’oeuvre comme retraçant les «progrès de la Grande Arménie» . Ces temps 71

mythologiques sont réinterprétés, vérifiés et mis en ordre selon la généalogie biblique, afin d’inscrire l’histoire des grandes dynasties arméniennes qui dominent la Grande Arménie, dans l’histoire universelle. L’acmé du récit est donc la conversion au christianisme, préparée par l’action des héros fondateurs puis des rois jusqu’aux Aršakuni [=Arsacides]. La narration s’organise autour de l’oeuvre de grands personnages, auxquels sont attachés un des éléments fondateurs des institutions sociales clefs, que l’on retrouve à l’époque de l’auteur, puisqu’il cherche justement à en présenter l’origine. Ce qui est intéressant ici est que cette trame suit une cosmogonie sexuée, où les conceptions de genre propres à l’univers mental des dynastes arméniens se manifestent. Virilité et féminité se conjuguent ainsi de manière complémentaire pour donner une structure inconsciente au récit et projeter les destinées arméniennes à un moment où s’éteignent les deux principales

La notion «d’ordre», en arménien կարգ [=karg], ou l’idée de mise en ordre, au sens notamment 70

diachronique, servant la perception chrétienne de l’histoire, est en effet au coeur du récit de Movsēs Xorenac‘i dont elle constitue une des structures narratives capitales, voir présentation par MAHE A. et J.-P. dans MOÏSE DE KHORÈNE, p. 51-59.

«Բովանդակեցան Գիրք Երկրորդ, յառաջադիմութեան Հայոց մեծաց», MOÏSE DE KHORÈNE, II, 92. Le 71

terme «յառաջադիմութիւմ» rend l’idée d’un progrès, d’un avancement, donc d’une évolution améliorée mais sur un plan identique d’une situation antérieure.

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dynasties d’alors : celle des Part‛ewk‛, issue de Grigor Lusaworič‛ [=Grégroire l’Illuminateur], premier patriarche de l’Eglise d’Arménie et celle des rois Aršakuni, annonçant une mainmise de la Perse sassanide sur les plus hautes institutions de l’Etat arménien.

Au début du récit, se déploie d’abord la «part virile» du dynastisme arménien. C’est le temps, lointain et mythique, de la fondation des maisons patriarcales dans le désordre du monde suivant le Déluge. Movsēs Xorenac‘i fournit, et c’est ce qui fait le succès de son oeuvre, un effort très élaboré d’harmonisation et de concordance entre les mythes folkloriques arméniens, conservés par les aèdes, hommes et souvent femmes comme nous le verrons plus loin, et les sources historiques grecques, les annales royales de toutes traditions en rapport avec la Grande Arménie et surtout bien sûr, l’autorité biblique. La généalogie patriarcale fondatrice permet donc de retracer l’origine des grandes dynasties depuis les héritiers de Noé, auquel les grandes familles se rattachent par Yapet [Japhet], lui-même père de Torgom, qui engendre ensuite Hayk . Immédiatement est 72

posée l’évidence que c’est par le père que se constitue la génération, que c’est lui qui, au sens étymologique, engendre, donnant ainsi naissance à la vie familiale et sociale. C’est

toujours par le verbe ծնանիմ que l’auteur exprime l’engendrement, qui est le même 73

terme par lequel on peut rendre «accoucher» quand il est appliqué à une femme. La hiérarchie patriarcale au sein de la famille apparaît ainsi tellement évidente qu’elle est présentée comme à l’origine même du peuple arménien. A vrai dire, ces temps reculés et mythiques sont le lieu idéal pour que l’auteur puisse énoncer le fonctionnement concret du dynastisme, afin de le présenter par sa haute antiquité, sous un aspect «naturel» et intemporel.

Ce que présente Movsēs Xorenac‘i est en fait la couche supérieure de la noblesse arménienne, celle des naxarark‘ [=dynastes], dont les origines se perdaient déjà dans le brouillard immémorial du mythe et pouvaient apparaître comme intemporelles. L’organisation de ce groupe est justement institutionnalisée sous les Aršakuni. Cette institutionnalisation s’exprime notamment dans le Gahnamak , ou «liste des préséances», 74

Ibidem, I, 9, p. 119.72

De nombreuses occurrences : Ibidem, I, 4 - 5 - 12 - II, 37 - 50.73

Voir GARSOïAN N. G., The Epic Histories attributed to P‛awstos Buzand, New York, 1989. On met 74

souvent en parallèle à ce texte la source connue sous le nom de «Liste militaire», précisant les contingents armés que chaque lignage se doit de fournir pour la défense commune sous l’autorité du roi.

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qui attribue à chaque famille dynastique un rang héréditaire à la cour royale traduisant la hiérarchie entre elles. Mais la légitimité de l'assentiment royal est surtout de centraliser les forces arméniennes afin de garantir le système général de faillites internes, par révoltes ou guerres privées incontrôlées, comme des menaces externes. La base du pouvoir de ces nakhararq est en fait ailleurs, dans la domination familiale d’un tohm [=lignage] sur un hayrenik‛ [=domaine], étendu à un gawaṙ [=canton] ou un nahang [=province] dont le nom se confond avec celui du lignage. Cette domination se systématise à l'échelon inférieur sous la forme d’une dépendance des azat [=libre], sorte de petite noblesse composant le «peuple» des libres proprement dit et fournissant les troupes militaires, notamment la cavalerie cuirassée, et assurant les charges administratives et judiciaires sous l’autorité éminente du tanouter [=«maître de maison» ou seigneur] ou nahapet en échange de terres et de revenus. En dessous, on trouve le ramik, le peuple laborieux et dépendant. Le tohm dominant est organisé par génération autour de l’aîné, propriétaire éminent du domaine dans son ensemble. Les sepouh [=cadets], et les femmes, ont part à l’héritage commun, ce qui au moins jusqu’au IXème siècle en tout cas, se borne à un droit de jouissance de la propriété familiale et à une participation déterminée par les rapports de force au sein du tohm aux affaires communes. Le pouvoir du tohm se centralise dans un vostan [=chef-lieu et aussi équivalant de l’ost féodal], réseau de sites, mais aussi complété de liens personnels, plus que lieu unique concrétisant la domination territoriale du tohm, où se rassemble sa cour, s’exerce sa justice, se démontrent sa force et sa solidarité lors des banquets, des festivités diverses, des chasses, où repose aussi sa mémoire, ses ancêtres, où s’exprime enfin la culture que produit la société ainsi constituée autour de ce milieu. La force de ce système est telle que l’organisation matérielle et institutionnelle de l’Eglise et de la royauté n’en sont finalement que des projections sur un plan différent ou un échelon supérieur et que celui-ci se reformule sans cesse tout au long du Moyen Âge arménien en tout lieu où se trouve cette noblesse et quelle que soit la nature du pouvoir dominant l’Arménie .75

Les exemples «mythiques» permettent de caractériser le système du dynastisme arménien, dans le cadre forcément situé de la présentation par Movsēs Xorenac‘i. Les

Deux études complètes sur le sujet de la noblesse arménienne : LAURENT J., L’Arménie entre Byzance 75

et l’Islam depuis la conquête arabe jusqu’en 886, 2e édition, Lisbonne, 1980. MAHE J.-P., «Norme écrite et droit coutumier en Arménie du Vème au XIIIème s.», in Travaux et Mémoires du Centre d’Histoire et Civilisation de Byzance 13, 2000 p. 683-705. Travaux synthétisés et approfondis dans le cadre extérieur à la Grande Arménie voir DEDEYAN G., Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Etude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), 2 vol., Lisbonne, 2003.

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origines du peuplement de la Grande Arménie se situent bien entendu pour l’auteur dans les temps suivants le Déluge. Origine que confirment ses recherches dans les sources écrites, patristiques ou issues de la tradition païenne revue par l’apologétique biblique , 76 77

qu’il oeuvre à mettre en conformité autant que possible avec les épopées orales, qui tiennent une place incontournable dans la culture de cour du dynastisme arménien. Dans le chaos primordial de l’après-Déluge, la Grande Arménie reçoit donc son premier vernis de civilisation, et celui-ci est immédiatement inscrit dans le cadre du patriarcat dynastique tel que l’auteur le perçoit à son époque. Les grands héros fondateurs et éponymes ne fondent toutefois pas encore les dynasties des temps de l’auteur, à quelques exceptions comme pour les Manavazian, Bznounian et Ordouni que Movsēs Xorenac‘i rattache directement à Hayk, mais pour ajouter que ces Maisons se sont éteintes à son époque . 78

C’est donc la toponymie qui se trouve ici posée, et comme celle de son époque ne «colle» pas toujours avec le nom des dynasties et que celles-ci ne peuvent rattacher l’ensemble de celle-là par leurs noms, la tradition orale, validée et authentifiée par les vérifications de l’auteur, a produit une cosmogonie mythique confirmant malgré tout l’antiquité «naturelle» du système dynastique. Le premier héros sur lequel s’attarde ainsi l’auteur est Tarban, dont le nom est rapproché de celui de la province du Tarawn . Issu de Sem, ce héros 79

semble suspect aux yeux de l’auteur, qui rend compte tout de même des épopées orales à son sujet, qu’il reconnaît avoir validées par ses sources, mais dont la présence dérange l’ordre de son récit, puisque plus tard, c’est Hayk, un des decendants de Japhet, qu’il présente comme l’ancêtre des Arméniens. Rien n’est donc franchement dit de la souche établie par cet ancêtre, sinon qu’il donna son nom au lieu où sa famille s’installa. C’est la

Notamment la Chronique d’Eusèbe de Césarée, voir MOÏSE DE KHORÈNE, pp. 60-73.76

L’auteur cite explicitement la sybille babylonienne, Ibidem, I, 6, p. 114, étudiée par NIKIPROWETZKY : 77

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0001_1963_num_1_1_4788

Ibidem, I, 12, p. 124. A. et J.-P. MAHE relèvent en tout 13 maisons d’origine Haïkide, sur les 38 que 78

l’auteur présente comme promues par la royauté des Aršakuni. Echappent à ce schéma les maisons des Arcruni et des Gnuni, que la tradition, validée par Movsēs Xorenac‘i, rattache directement à l’histoire biblique, comme du reste pour la maison des Bagratuni pour laquelle oeuvre l’auteur. L’idée que cette généalogie faisant la part belle à la royauté inverse la réalité historique ne remet pas fondamentalement en cause le propos de l’auteur. Pour celui-ci, il est évident, puisque c’est ainsi qu’il le saisit, que la royauté, étant en outre un des signes du progrès civilisationnel qu’il entend retracer, a institué par ses vertus performatives ce qui n’était que chaos auparavant. Moins qu’un ordre en train de se défaire, comme le présentent A. et J.-P. MAHE, il s’agit plutôt d’une remise en ordre, idéalisée, mais cohérente avec les vues de l’auteur.

Ibidem, I, 6, pp. 115-116.79

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présentation de cette famille qui pour nous présente le plus d’intérêt. La base dont 80

Tarban dispose pour fonder un lignage, séparé de celui de son père nous précise l’auteur, est de trente fils et quinze fille. Le rapport du simple au double nous montre d’emblée la valeur symbolique de la distinction de genre au sein de la descendance dans la mentalité des dynastes. D’autant que ces filles sont accompagnées de leurs époux, illustrant ainsi l’intérêt collectif de leur valeur au sein du lignage, qui est de constituer des alliances pour perpétuer et renforcer celui-ci. Notons toutefois un paradoxe, qui avec la question de l’héritage entre générations sera la source de la principale faiblesse, mais aussi du dynamisme, du système dynastique. En effet, rien n’est dit ici de l’alliance des fils, essentielle pour la transmission, alors que les beaux-fils sont, avec une évidence curieuse, rattachés à la famille de Tarban. On voit ici poindre la question de l’appartenance des femmes à la famille et au lignage : restent-elles filles de leur père, comme dans cet exemple ? Auquel cas il faudrait en déduire qu’une fois mariés, les fils de Tarban cesseraient d’appartenir à son lignage pour rejoindre celui de leur beau-père, comme l’ont fait manifestement ses beaux-fils. En fait, on voit le caractère éminemment problématique de l’alliance et du mariage, et donc du statut des femmes une fois nubiles. Ce que montre Movsēs Xorenac‘i c’est finalement que tout est affaire de hiérarchie et donc de rapport de force. Pour ordonner cet équilibre forcément fragile, l’auteur essaye de masquer les tensions derrière l’évidence de cette hiérarchie. Il est forcément, et implicitement, admis qu’un héros patriarcal comme Tarban dispose d’une autorité charismatique suffisamment incontestable pour que s'agrègent à ses côtés ses beaux-fils issus de lignages forcément moindres. Et que donc dans ce cas précis, la place des filles est de rester dans l’orbite directe de leur lignage d’origine sous l’autorité éminente du Patriarche. Plus loin, l’auteur approfondit sa présentation par Hayk, véritable fondateur de la nation arménienne, donc en l’espèce du système dynastique . Venu lui aussi, comme Tarban, de 81

Mésopotamie, mais issu par son père Torgom de Japhet, il s’installe au pays d’Ararad, nom biblique de l’Arménie, au moins méridionale. C’est l’occasion pour Movsēs Xorenac‘i de brosser le portrait du patriarche-dynaste idéal. Celui-ci fonde son lignage avec sa famille élargie aux descendants directs, mais sans mention de l’épouse toutefois. L’auteur mentionne ses fils et ses filles, sans cette fois évoquer les gendres mais en précisant la présence des «fils de ses fils» donc de ses héritiers directs sur deux générations. On voit

Ibidem, I, 6, pp. 115-116 : Իսկ  ի կրտսերագունից որդւոցն նորա Տարբան անուն, երեսուն ուստերօք և 80

հնգատասան դստերօք և նոցին արամբք մեկնեալ ի հօրէն՝ բնակէ անդէն ի նոյն գետեզեր, յորոյ անուն և զգաւառն անուանէ Տարաւն, և զանուն տեղւոյն ուր բնակեցաւն՝ կոչէ Ցրօնս

Ibidem, I, 10, p. 120.81

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ici établi un lignage sur trois générations en comptant la sienne propre. Ce qui constitue la cellule familiale idéale pour assurer la pérennité du lignage à un horizon biologiquement prévisible. Encore une fois cependant, on voit que la place des femmes dans ce tableau est problématique : sont-elles des filles, rien n’est dit cette fois de leurs maris éventuels, ni de leurs enfants. Sont-elles des enfants ou des petits-enfants, elles ne sont pas même citées. De même, les épouses, pas même celle de Hayk, ne sont mentionnées. Aucune place donc à la tension ouverte par la question de l’alliance dans cette toile idéalement immobile, on ne peut qu’observer le silence de l’auteur. D’ailleurs, la question de la hiérarchie entre frères et celle de l’héritage entre générations est de la même manière éludée. La maisonnée est aussi constituée de serviteurs domestiques qui constituent ainsi l’ensemble de la famille élargie ou ałx . En revanche, si dans le champ familial la 82

hiérarchie, et a fortiori ses tensions, sont masquées, elle est à l’inverse affirmée quand le lignage prend possession de son domaine. Les territoires choisis par Hayk, sont en effet déjà occupés. Les habitants de ces lieux sont donc soumis à une domination verticale établie sur la base de l’obéissance . Le lignage en la personne de son tanouter y établit 83

l’ordre, fonde des villages, c’est-à-dire les organise en domaines autour de sa famille. D’ailleurs, reconnaissants, les gens du lieu, auparavant sans village, sans nom, sans maître pour tout dire, y gagnant donc une existence digne de ce nom, adhérent volontairement à la domination du lignage . On voit tout de même que les tensions, voire 84

la violence, de cette domination, présentée sous un jour idéal, sont à nouveau passées sous silence. Le lignage se déploie donc de manière multi-dimensionnelle. Horizontalement, il se manifeste sous une forme concentrique et solidaire liant les différentes générations, idéalement trois, entre elles et en y incluant les «proches» de la domesticité, autour du tanouter. Verticalement, il apparaît comme le réseau des élites dominantes, administrant et protégeant le territoire, dont elles constituent le principe et la souche originelle, au point de donner leur nom à celui-ci, et absorbant en quelque sorte dans leur autorité et par leur pouvoir l’ensemble des gens y vivant sous leur protection et leur obéissance. Il est éloquent que les distinctions de genre n’apparaissent et n’ont de pertinence dans ce tableau que dans la dimension horizontale, et encore en fonction du degré de proximité avec le tanouter. C’est-à-dire lorsqu’intervient la question de l’alliance, et dans une moindre mesure de l’héritage, qui oblige ce beau tableau à se mouvoir, à faire

Ibidem, I, 10, p. 120 : «աղխ» : renvoie à l’idée d’effets, d’équipages, de bagages, de possessions.82

Ibidem, I, 10, p. 120 : «զորս հնազանդ իւր արարեալ»83

Ibidem, I, 10, p. 120 : «Յիշի և աստանօր ի պատմութեանս՝ ի հարաւոյ կողմանէ դաշտիս այսորիկ, առ 84

երկայնանստիւ միով լերամբ, բնակեալ յառաջագոյն արք սակաւք, ինքնակամ հնազանդեալ դիւցազինն».�37

apparaître des lignes de forces, ou des failles, menaçant pour les uns, source d’espoir pour les autres, mais dont le pivot est toujours le tanouter. L’autorité de celui-ci, son charisme, tout autant que son pouvoir, matériel et symbolique, sont donc des questions essentielles pour la stabilité toujours précaire de ce système qui ne tient que par la coutume et le jeu des rapports des forces. La hiérarchie horizontale étant d’une amplitude faible, c’est dans ce champ que les femmes qui y sont situées ont le plus d’espace, de marges de manoeuvre, on le devine déjà. Mais cela veut aussi dire qu’elles constituent un enjeu, donc des proies, et que leur surveillance ou leur protection est absolument indispensable à la reproduction, dans tous les sens du terme, du lignage.Progressivement, on passe des héros aux rois, notamment à Tigran , sans que l’auteur 85

ne marque de différence sinon par le contenu moral de ses modèles. C’est véritablement l’institution de la royauté des Aršakuni, à partir du Livre II, qui va marquer une nouvelle étape. Le personnage-clef est le roi Vałaršak . A celui-ci est porté au crédit l’oeuvre 86

d’avoir véritablement établi et organisé les familles dynastiques, sur la base des principaux tanouter dont l’éminence princière est théoriquement équivalente (on leur donne alors le titre de išxan), mais dont le pouvoir et le rang sont, tout aussi théoriquement, dans les mains du roi (on les appelle alors naxarark‘). A partir de là, la trame sociale est solidement constituée. L’étape suivante est la prédication puis l’établissement institutionnel de la religion chrétienne, sur lesquels nous reviendrons plus loin plus en détail au vu du rôle actif et déterminant que jouèrent les femmes sur ce sujet. Vałaršak apparaît donc dans le récit dès lors que celui-ci devient à proprement parler historique, selon nos normes mais aussi selon la vision de l’auteur qui le cite à chaque fois qu’il évoque la constitution concrète du système arménien dynastique, dès le livre I . Tigran constitue donc un 87

personnage charnière, permettant encore de présenter un idéal mythifié, tout en annonçant les temps nouveaux, et turbulents, de l’histoire proche de l’auteur. C’est l’occasion pour Movsēs Xorenac‘i de présenter l’image d’un roi idéal, mais aussi, pour ce qui nous intéresse, de préciser le rôle attendu, toujours dans l’idéal, des femmes au sein de la famille patriarcale dynastique. L’histoire de Tigran est en effet une histoire éminemment familiale. Son plus rude adversaire, le roi mède Ažtahak [=l’Astyage

Ibidem, I, 24, p. 142. Ce Tigran est dissocié du roi Tigran historique dans la chronologie confuse de 85

Movsēs Xorenac‘i, ce qui montre aussi que le souvenir de ce monarque si symbolique a déjà considérablement reculé dans le mythe au temps de l’auteur devenant une sorte de héros fondateur.

Déjà présenté dès Ibidem, I, 9 p. 117-119, comme à l’origine de la mise en écrit de l’histoire des 86

Arméniens. L’estime non dissimulée que lui porte l’auteur s’approfondit au moment d’en présenter l’oeuvre, introduite comme un des principaux chapitre de son livre : «Արդ դրուագ մեծ», Ibidem, II, 7-8 p. 161.

Ibidem, I, 9 p. 117-119 et aussi 12 p. 126.87

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d’Eusèbe] est aussi son beau-frère, époux de sa soeur Tigranuhi . Cette alliance est 88

présentée par la bouche d’Aždahak justement sous l’angle des tensions inter-familiales que l’auteur a jusqu’alors passées sous silence :

«Par cette alliance , ou bien je garderai une amitié constante avec Tigran, ou bien j’aurai 89

plus de facilité à lui tendre des embûches pour le tuer. »90

Bien sûr, le second scénario l’emporte et Ažtahak ourdit un complot pour conjurer la prophétie qui lui annonçait sa mort de la main de Tigran. Afin d’éliminer ce dernier, il cherche à manipuler Tigranuhi en la montant contre son frère. Pour y parvenir, il joue de la rivalité supposée entre elle et sa belle-soeur, Zaruhi, épouse de Tigran :

«Ne sais-tu pas, dit-il, que ton frère Tigran, excité par sa femme Zaruhi, est jaloux de te voir reine des Ari ? Or qu’arrivera-t-il ? D’abord je mourrai. Ensuite Zaruhi régnera sur les Ari et occupera le rang des déesses. Mais maintenant, tu n’as plus qu’à choisir l’un de ces deux partis : ou bien, par amour pour ton frère, de te laisser abattre dans l’infamie sous les yeux des Ari, ou bien, sachant quel est ton intérêt, de proposer quelque utile conseil pour

prévenir les événements. »91

En d’autres termes, il s’agit pour Tigranuhi de choisir entre sa famille d’origine et celle de son époux. Exactement le dilemme éludé dans le récit de Tarban auparavant. Ce qui est significatif, c’est que d’une part Movsēs Xorenac‘i résout ce problème en montrant Tigranuhi fidèle à son frère, l’avertissant du complot, tout en restant en façade fidèle à son époux, et que d’autre part, il ne laisse aucune ambiguité sur le fait que ce comportement est vertueux à ses yeux. Il faut souligner toutefois que Ažtahak n’est pas de souche d’un lignage arménien, qu’il est présenté comme un personnage particulièrement perfide et que rien n’est dit d’éventuels enfants que Tigranuhi aurait pu avoir avec lui . Cette histoire 92

Le suffixe -uhi est l’expression du féminin d’un prénom, ce qui permet donc d’emblée de parer en sous-88

entendu la soeur de Tigran des mêmes qualités que son frère.

Le texte arménien qualifie cette union, antérieure à l’établissement du mariage chrétien, et même 89

nobiliaire traditionnel selon le choix de l’auteur d’un échange «de mains à mains» pourrait-on dire : «կամ ի ձեռն այսպիսւոյ մերձաւորութեան սէր հաստատուն առ Տիգրան ունել», Ibidem, I, 24, p. 143.

Ibidem, I, 24, p. 143.90

Ibidem, I, 29, p. 147.91

En I, 30, p. 149 est toutefois évoquée sa descendance, sans autre précision.92

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nous confirme en tout état de cause la place problématique des femmes dans le système dynastique et, nous aurons à approfondir cela, leur rôle central dans les compétitions à l’intérieur comme entre les lignages et pour les plus puissants d’entre eux, avec les familles représentant les pouvoirs étrangers en lien avec les Arméniens. Il semble y avoir tout de même l’idée qu’une soeur, même mariée, doit conserver sa fidélité à son frère et donc à son lignage d’origine, même si cette fidélité se complique de sa relation avec son époux.

Ainsi présenté, l’essentiel est dit des représentations par lesquelles Movsēs Xorenac‘i saisit la place et le rôle des femmes dans le système arménien. Pourtant, il faut encore ajouter que notre auteur ne se contente pas de présenter la place problématique des femmes, conforme en cela aux représentations de genre que nous avons pu déterminer dans la partie précédente. Mais justement appuyé sur l’ambiguité de ces représentations, l’auteur entend surtout présenter la christianisation et l’oeuvre des lettrés chrétiens, à commencer par celle des Pères traducteurs autour de Mesrop Maštoc‛ comme l’aboutissement du parcours historique qu’il met en forme jusqu’à son époque. Pour cela, la «part virile» du dynastisme arménien que nous venons de voir, est complétée par une «part féminine» qui représente la promotion de la culture et dont l’acquisition marque l’entrée pleine et entière des Arméniens dans le champ des peuples civilisés. Parallèlement à la généalogie patriarcale qui mène des héros aux rois et par eux aux grandes familles dynastiques, se tisse une généalogie «matriarcale», mais qui à l’inverse de la première, en reste dans le domaine de l’abstraction, ne se concrétisant pas dans une série de personnages emblématiques comme ceux que nous venons de voir.La culture écrite est en effet aux yeux de Movsēs Xorenac‘i le signe d’une appartenance à la civilisation et il n’hésite pas à blâmer les dynastes arméniens pour leur manque de considération pour les études et pour l’histoire, telle que conçue par les hommes de son milieu :

« Mais il me semble qu’aujourd’hui comme autrefois il y a, chez les Arméniens, un manque d’amour pour les études et même pour les chants oraux. C’est pourquoi il nous semble

superflu d’en dire davantage sur des hommes grossiers, indolents et sauvages. »93

Ibidem, I, 3, p. 106.93

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Les chants oraux étant parfois récités ou chantés par des femmes, il est intéressant de noter que l’auteur leur fait une place à côté, mais infériorisée, des études au sens où les hommes lettrés comme lui l’entendaient. La culture, biblique avant tout, mais aussi antique est présentée dans des termes féminins. C’est notamment le cas de la culture grecque, véhicule essentiel de la doctrine religieuse et de la philosophie antique en ce qu’elle est compatible avec la pensée chrétienne, plus encore des héritages chaldéens, c’est-à-dire syro-mésopotamiens, ou perse. L’héritage grec est ainsi présenté comme «mère et nourrice de toute sagesse ». La vaillance patriarcale, ordonnant l’ordre social du monde, 94

serait donc aux yeux des religieux, comme l’est l’auteur, incomplète, si elle ne se «féminisait» pas en quelque sorte en adoptant la culture supérieure synthétisée par le christianisme. On retrouve d’ailleurs chez d’autres auteurs, notamment Agat‛angełos, lorsqu’il narre la conversion du roi Trdat qui de sa «part virile», vaillante et belliqueuse, 95

présentée dans le récit de ses exploits guerriers, se civilise par sa conversion et son entrée dans le christianisme. Mais là encore, l’image ne vaut que dans la mesure où la féminité en question est abstraite et symbolique et ne se rattache à l’image concrète et immédiate de la femme réelle. Une métaphore particulièrement parlante illustre ce dualisme symbolique, elle se trouve dans le Livre III de Movsēs Xorenac‘i au moment où le roi Šapouh attaque la Grèce, c’est-à-dire l’Empire romain :

« Ne pouvant rien faire, [Šapouh] dresse sur les bords de la mer une colonne surmontée d’un lion ayant un lire sous ses pieds. Cela signifie que, tout comme le lien est la plus forte

des bêtes sauvages, de même le roi de Perse est le plus fort parmi les rois ; quand au livre, il renferme la sagesse, tout comme l’Empire romain. »96

Projetée sur les grands empires menaçant l’Arménie des Aršakuni, dont ces derniers veulent justement se distinguer tout en haussant leur royaume à leur niveau, on peut lire en creux dans la proposition portée par les lettrés arméniens les ambitions des élites dynastiques soutenant le projet des Aršakuni. Conjuguer la vaillance virile issue de l’Iran parthe, dont la Perse sassanide n’est qu’une usurpation aux yeux des Aršakuni, à la

Ibidem, I, 2, p. 105 : «Վասն որոյ և զբոլոր իսկ զՅոյնս ոչ դանդաղիմ մայր կամ դայեակ ասել իմաստից։».94

AGATHANGE, « Histoire du règne de Tiridate et de la prédication de Saint Grégoire l’Illuminateur », V. 95

LANGLOIS (trad. fr.), Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, I, 1867, p. 105-194.

MOÏSE DE KHORÈNE, III, 18 p. 263 : «Եւ ոչ ինչ կարացեալ առնել՝ սիւն առ ծովուն կանգնէ, և առիւծ ի 96

վերայ դնէ, մատեան ընդ ոտիւքն ունելով, որ նշանակէ այսպիսի ինչ. քանզի առիւծ հզօր է ի գազանս, նոյնպէս և պարսկականն ի թագաւորս. և մատեան ժողովիչ է իմաստութեան, որպէս Հռոմայեցւոց տէրութիւնն։».

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sagesse romaine, héritière du meilleur de la culture antique. Effrayante, mais inutile comme le constate l’auteur, quand elle se rapporte aux Perses, cette statue est en quelque sorte l’illustration de la synthèse arménienne. La position complémentaire et soumise de la culture à la «force» virile se rapportant bien aux distinctions de genre établies.Cette féminisation de la culture n’exclut cependant pas les femmes de manière aussi évidente que ce que nous avons pu voir dans l’oeuvre de Grigor Narekacʽi à la fin de la période. Néanmoins, aucune femme concrète ne vient constituer un pendant héroïque aux «pères fondateurs». On ne peut que deviner indirectement leur rôle dans la transmission de la culture orale, notamment dans le récit des épopées. Une seule exception féminine émerge de la chaîne des auteurs mobilisés par Movsēs Xorenac‘i, qu’il ne prend par ailleurs pas la peine de toujours citer explicitement, ce qui rend le fait d’autant plus notable. Il s’agit d’un auteur particulier, que l’on trouve dans les Oracles sybillins sortes de récits apocalyptiques anti-païens issus de la tradition judéo-chrétienne, connu sous le nom de Sambéthé, Sibylle babylonienne, présentée comme la fille de Bérose, un prêtre chaldéen de l’époque hellénistique. Movsēs Xorenac‘i s’appuie sur son récit pour établir la généalogie primitive des Arméniens au sortir du Déluge, elle constitue en quelque sorte un passage entre la culture antique et biblique, permettant de fusionner les deux pour établir l’Antiquité du peuple arménien et des dynasties qui le dominent. L’auteur la présente en ces termes élogieux :

«Maintenant, il me sera agréable de commencer mon présent discours par un auteur qui m’est cher et qui est plus véridique que beaucoup, la Sybille, fille de Bérose .»97

Un tel aveu permet de mesurer le crédit accordé à la parole féminine, qui lorsqu’elle porte un message renforçant les positions chrétiennes, se voit valorisée avec une insistance remarquable. Nous aurons à approfondir plus loin cette question.D’une manière générale, on peut donc dire que cette cosmogonie dualiste assure une dignité forte à la part «féminine» de la civilisation et de l’ordre chrétien, mais elle ne signifie pas pour autant une valorisation de la place concrète des femmes, bien que l’auteur reconnaisse par la force des choses, le rôle parfois éminent que des femmes ont activement joué dans la production culturelle, comme d’ailleurs dans la compétition dynastique. Que ce soit donc au sein de la dimension patriarcale et familiale, ou culturelle

Ibidem, I, 6, p. 115 : «Բայց ես այժմ ուրախացայց, հաւ առնելով առաջիկայիցս իմոց  բանից ի սիրելւոյն իմմէ 97

և քան զշատս արդարախօսողէ, ի Բերոսեանն Սիրիլլայ։»�42

et savante, on voit que le féminin et les femmes ne se recoupent pas nécessairement dans les récits arméniens médiévaux comme celui de Movsēs Xorenac‘i, et que la place concrète des femmes y est toujours vue comme problématique mais incontournable, alimentant paradoxes et contradictions du système arménien dynastique que la mise en ordre chrétienne ne résout pas de manière décisive.

1.2.2 : Dynamiques sociales et usages historiques du genre :

Face au chaos du monde, Movsēs Xorenac‘i et les lettrés arméniens de son temps s’accrochent à des éléments structurels, apparaissant comme stables, intemporels. Nous avons vu que parmi ceux-ci, c’est l’alliance maritale qui apparaît être la plus solide structure, propre à ordonner le monde, faisant de celle-ci la grande structure-type de l’Arménie médiévale. Pour autant, celle-ci est aussi animée d’un mouvement historique, sa stabilité n’est qu’apparente et l’auteur en a conscience, jusqu’à un certain point. Déjà ne serait-ce que dans la mesure où l’alliance maritale est connue sous plusieurs formes par l’auteur et que celui-ci présente sa christianisation progressive. Les premières formes d’alliances évoquées par l’auteur le sont sous la forme primitive de «donner la main», comme c’est le cas lors du mariage entre Ažtahak et Tigranuhi . Arrivé aux temps plus 98

«historiques» de la royauté des Aršakuni, apparait le terme խնամութիւն [xnamut‛iun]

évoquant plus clairement l’alliance maritale traditionnelle, ou l’entrée dans la même parenté. C’est le cas lors de la cérémonie où Artašēs choisi d’épouser Sat‛inik, sur laquelle nous reviendrons plus loin . C’est ce type d’alliance que le patriarche Nersēs aurait 99

réformé selon l’auteur en encourageant l’exogamie . Enfin, on rencontre aussi կնութիւն 100

[=knut‛iun] que l’on peut rendre par «prendre pour femme», et qui semble désigner une 101

union moins solide que le xnamut‛iun. A côté de ce terme, on trouve dans d’autres sources

plus tardives celui de ամուսնութիւն [=amusnut‛iun] qui semble mieux rendre l’idée du

mariage chrétien . 102

Mais au-delà même de cette évolution assumée par les auteurs arméniens, le modèle structurel de l’alliance dans et depuis lequel se déploient les représentations de genre est

Voir supra note 25.98

Ibidem, II, 49-50, pp. 202-203.99

Ibidem, III, 20, p. 264.100

Ibidem, II, 64, p. 217.101

Occurrences relevées sur Titus : http://titus.fkidg1.uni-frankfurt.de/texte/etcs/arm/mokhor/mokholex.htm102

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lui-même en mouvement, en tant que noeud où se joue la reproduction de la puissance et des acquis mais aussi de la compétition et de la mobilité. Trois grands facteurs de changement affectent ainsi le modèle, sans toutefois le remettre fondamentalement en cause, mais expliquant en revanche ses glissements vers plus d’abstraction en matière de représentation de genre, en particulier du féminin, et vers une tendance de plus en plus affirmée à confiner les femmes.

Tout d’abord, le modèle de la famille aristocratique lui-même est en mutation lente sur toute la période, sans toutefois que l’on aboutisse à un changement clairement différent, ce qui permet d’habiller celui-ci sous l’apparence de la permanence. La famille patriarcale du dynastisme arménien se transforme à mesure que change les conditions générales, internes et externes, qui la conditionnent. Le premier facteur d’évolution est porté, comme pour le mouvement de christianisation, par la royauté des Aršakuni. Nous sommes là encore, renvoyés à l’action civilisatrice du roi Vałaršak auquel est systématiquement associé, sinon l’origine, du moins l’organisation, des grandes dynasties. A lui est porté le crédit de doter ses fils cadets et les filles, mises donc au même rang, dans une sorte d’apanage, permettant de faire accepter la transmission de la totalité des pouvoirs du père à l’aîné. L’auteur ajoute aussi le choix d’un héritier présomptif parmi ses petits-fils (dont il ne nous précise pas la paternité d’ailleurs), qu’il a lui-même nommé Artašēs. On retrouve le modèle idéal du lignage sur trois générations, établi dès les origines mythiques et inscrit désormais dans le temps «historique», sous le contrôle du patriarche. «L’apanage» en question étant constitué du gavaṙ [= canton] de Hašteank‛, dans les limites méridionales de l’Arménie et de la Haute-Mésopotamie . Mais il s’agit là de plus qu’un apanage au sens où le Moyen Âge 103

occidental l’entendra, dans la mesure où la donation devient domaine héréditaire, toujours dans l’orbite de la dynastie des Aršakuni. On retrouve en effet les descendants ainsi dotés aux temps du roi Artavazd, quatre générations après selon le compte de notre auteur, toujours à la tête de ce même canton . Se fait sentir alors le besoin de doter de la même 104

manière cette fois non les enfants cadets, mais les frères et soeurs, on peut noter que l’égalité de genre est encore une fois spécifiée dans ce domaine. La dotation porte cette fois sur les cantons d’Ałiovid et d’Aṙberani, au centre du royaume arménien. Deux précisions sont apportées : il est question que cette dotation, considérable à tout point de

Ibidem, II, 7-8 pp.166-167, qui constitue, de l’aveu même de l’auteur un passage capital de son oeuvre.103

Ibidem, II, 22 p.178.104

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vue, établisse les cadets à un rang supérieur aux autres Aršakuni, et que celle-ci doit les tenir éloignés du centre du pouvoir, explicitement situé en Ayrarat. Il y a donc une dimension problématique : celle d’assurer à tous les membres de la dynastie de quoi tenir leur rang, tout en établissant à l’intérieur de celle-ci une hiérarchie de dignité en fonction de la proximité au lignage régnant. Et aussi une dimension dynamique : celle de tenir le vaste domaine des Aršakuni en en confiant la gestion directement à des membres de la dynastie plutôt qu’à des clients naxarark‘ de rang inférieur ou même azad, probablement en assurant à ces derniers une position au moins maintenue par les alliances, ce qui reste à vérifier. On peut aussi y voir la volonté de maintenir, ou plutôt contenir, l’ensemble du royaume en «coupant» celui-ci de domaines Aršakuni tenus fermement, au risque de constituer des royautés parallèles, mais ce dernier point à vrai dire est davantage vu comme un droit et une force pour l’ensemble de la dynastie que comme une menace. Il faut en effet bien voir que la conception de la royauté est fluide, et que la concentration monarchique du pouvoir, probablement impossible en tout état de cause, n’est admise que dans le cadre d’une collégialité hiérarchique. Et encore, la royauté des Aršakuni est-elle plus «monarchique» que ne le seront les royautés des IXème - XIème siècles. La coutume ainsi établie devient mode de gouvernance dynastique traditionnel pour les Aršakuni selon la source. Puisque quelques chapitres plus loin, au seuil de la prédication chrétienne Movsēs Xorenac‘i nous montre un autre roi Artašēs procéder de la même manière, chassant ses frères, on ne mentionne pas d’éventuelles soeurs, d’Ayrarat vers les cantons d’Ałiovid et d’Aṙberani, à l’exception de l’un d’entre eux, désigné comme successeur en l’absence de fils . Arrivé à cette époque, le système semble s’approfondir. Celle-ci est 105

précisée en la personne du roi suivant, Tiran , qui se trouve confronté au problème de 106

l’accroissement des membres de sa dynastie. L’Arménie n’étant pas alors un «monde plein», celui-ci peut faire face à la demande des branches cadettes descendant de ceux établis en Hašteank‘, qui ne parviennent plus à doter tous les prétendants convenablement, après avoir pris le temps de vérifier cette impossibilité, le roi consent à autoriser les mal lotis à s’installer en Ałiovid et Aṙberani. De cela, on peut voir que d’une part l’ensemble des domaines possibles en Hašteank‘ est tenu par des Aršakuni, ce qui ne peut signifier que les filles mariées ont d’une manière ou d’une autre assimilé leurs époux à leur dynastie d’origine, comme nous l’avons vu possible en théorie dans le domaine mythique, qui semble se traduire en fait ici. D’autre part, avec une certaine réserve, plus

Ibidem, II, 61 p.213.105

Ibidem, II, 62 p.214.106

�45

que selon un plan volontaire, le même schéma semble se dessiner dans les deux autres domaines des Aršakuni. Le frère et successeur de Tiran, du nom de Tigran (le dernier d’entre eux nous précise l’auteur ) est par ailleurs tenu pour avoir fait des quatre fils 107

d’une première union avec une femme romaine , une nouvelle dynastie, en bon roi, du 108

nom de leur mère, Ṙop‛a, les Ṙop‛sian, dans le but de les distinguer des Aršakuni. Dans le même temps, récompensant ses fidèles parmi les petits naxarark‘ ou même parmi les azad, il les constitue en maison dynastique. On voit ainsi se dessiner la tendance affirmée à la concentration monarchique des Aršakuni, mais dans des termes propres aux réalités du système arménien, à renforcer la domination verticale de la dynastie, en s’appuyant sur les cadets pour absorber un réseau de fidèles sur les territoires tenus en propre notamment par l’alliance maritale, et horizontalement en constituant autour de celle-ci un tissu de fidélité à la marge de la parenté. Ces deux axes constitueront les deux vecteurs d’expansion des dynasties les plus fortes, longtemps après les Aršakuni, entraînant les moins puissantes dans les termes de ce jeu, jusqu’à la concentration quasi exclusive du temps des Bagratuni et des Arcruni. Il ne faudrait pas voir dans ces évolutions un plan conscient, c’est plutôt le fruit des jeux de rivalités et d’alliance propre au système arménien, qui autour des termes constituant un principe englobant et rassembleur, identifié comme porteur du «bien commun», la royauté ou le pouvoir fort d’une dynastie, l’Eglise aussi bien entendu, est poussé par une dynamique centripète et automotrice.

En sus de ces dynamiques réticulaires, la famille patriarcale du dynastisme arménien est aussi animée d’une tendance, jamais tout à fait aboutie sur la période considérée, au renforcement lignagier. Dynastie et lignage ne se recoupent pas bien entendu, dans la mesure où une dynastie peut être composée de lignages différents, qui les générations passant, peuvent se disjoindre. Les dynasties les plus puissantes sont donc les plus durables, mais aussi celles qui se compliquent le plus de lignages différents. La dotation, l’héritage, le mariage des cadets et des filles sont donc toujours autant une menace qu’une source d’ascension, de reproduction et de puissance. L’abstinence ou la mort héroïque des familiers d’un lignage peuvent aussi être des solutions, ce qui aide à comprendre le goût, dialectiquement symétrique, pour le repli ascétique ou l’aventure guerrière dans le milieu de la noblesse, pour les garçons comme pour les filles, nonobstant évidement le rôle moindre, du moins en apparence, dans les actions violentes

Ibidem, II, 64 p.217.107

Justement cette union est qualifiée de կնութիւն (voir supra).108

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de ces dernières. Nous aurons à approfondir ces questions plus loin. Il est particulièrement éloquent que cette tendance au renforcement lignagier sur une logique patrilinéaire, contre les droits des frères donc, soit présentée au moment même où s’annoncent dans le récit les débuts de l’illumination chrétienne et de l’âge apostolique. En effet, Movsēs Xorenac‘i énonce clairement cette orientation sous la forme d’une innovation au sein de la dynastie des Parthes Aršakuni , dans les termes d’un arbitrage réalisé par 109

le roi Abgar d’Edesse, apparenté aux Parthes et tenu pour être le premier roi chrétien, arbitrage qui aboutira en outre à la fondation du lignage du futur Grigor Lousaworič‛. C’est dire si, formulé en ces termes, l’événement constitue une charnière symbolique. Le roi Artachēs se trouve alors en plein conflit de succession avec ses deux frères Karēn, Surēn et sa soeur Košm. Les termes du conflit opposent la tradition héréditaire qui consiste à considérer les frères et les soeurs à égalité en termes de droit et à leur réserver les premiers honneurs face aux enfants de la génération suivante, fussent-ils ceux de l’aîné. Or voilà justement ce qu’essaye de faire Artachēs : imposer une hérédité verticale, sa postérité par son lignage, contre une égalité concentrique et horizontale. Abgar réussit alors à leur proposer le fonctionnement suivant : les frères et soeurs conservent le nom dynastique de Pahlav, ce qui leur vaut rang royal, en outre ils n’obtiennent la reconnaissance qu’en cas d’extinction d’héritier mâle, la tradition d’égalité horizontale entre frères serait à nouveau mobilisée. Toutefois, chacun d’eux est appelé à fonder un

lignage autonome mais apparenté, nommé un ցեղ [c‛eł]. Pour les distinguer de la ligne

principale, on leur attribue les prénoms de chacun d’eux pour les frères : Karēn Pahlav (par lequel serait issue la dynastie arménienne des Kamsarakan) et Surēn Pahlav (dont serait issu Grigor Lousaworič‛). La soeur bénéficie du même traitement à ceci près qu’elle ne donne pas son nom au nouveau c‛eł ainsi constitué, qui prend le nom de la dignité 110

héréditaire de son mari, et non son nom dynastique. D’une part on reconnaît encore une fois la pratique hiérarchique de la dynastie dominante d’absorber par l’alliance celle de l’époux (du moins en sa propre personne) et d’autre part on note l’incapacité pour les femmes à alimenter l’onomastique dynastique. A ce dernier point, on pourrait objecter le cas vu précédemment de ce «dernier Tigran» qui constitue une dynastie apparentée mais différente de celle des Aršakuni. Ce serait omettre le caractère éminemment particulier (peut-on dire exceptionnel ?) de l’affaire, où l’époux en question fait défaut par la force des choses. De toute façon, ce qui se joue ici est l’affaire des dynasties les plus puissantes,

Ibidem, II, 28 p.183.109

Le texte donne «տանուտէրութիւն».110

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celles qui parviennent à la dignité royale ou à un pouvoir fort, mais les termes de ce jeu de centralisation par la «verticale du pouvoir» ne feront que se renforcer dans le reste de l’histoire arménienne médiévale, jusqu’à son aboutissement à la période des Bagratuni et des Arcruni. De plus, loin de constituer une évolution aboutie ou instituée, cette tendance est le fait d’une dynamique interne systémique qui échappe en grande partie aux acteurs, même s’ils ont toujours la capacité de l’orienter en fonction de leurs intérêts ou de leurs stratégies. Son organisation est donc avant tout le fait du rapport de force, qui nous en laisse voir une image turbulente mais nous masque aussi la force de gravité.

Enfin, en pénétrant cette fois dans le sein même de ces familles, le rôle des femmes, on le devine d’autant mieux par les représentations du féminin souvent associées au «culturel» ou à la civilité, est attaché à l’éducation. Mais là encore, se font jour des évolutions lourdes de conséquences. L’oeuvre de Movsēs Xorenac‘i est encore à la charnière de ces changements, exprimant le rôle actif des femmes dans la christianisation, mais dans le cadre d’un discours qui énonce déjà une certaine mise à l’écart des femmes des cadres de l’Eglise . L’importance de ce rôle apparaît sous différentes formes, depuis le cas 111

d’auteurs comme pour la Sibylle vue plus haut, et surtout lors de la narration du processus d’évangélisation, dont nous aurons à parler plus en détail. Les travaux de Zara Pogossian ont permis d’établir cette dynamique, en repérant le rôle actif de la guerre et 112

des conflits opposants les dynastes arméniens, leur royauté et leur Eglise, avec les différents Empires voisins de la Grande Arménie. Ce qui alimente en miroir la valorisation de la «part virile», associée à la guerre justement et donc en charge de préserver le système arménien des appétits conquérants de ces voisins redoutables. La date de la bataille d’Avarayr que Z. Pogossian prend comme repère pour pointer un aboutissement de ces changements est en effet signifiante. Mais, comme elle le note, ceux-ci étaient déjà en germe auparavant. Il y a là donc une articulation manifeste entre les dynamiques internes propre au système arménien et les dynamiques externes qui agissent sur lui, catalysant ses évolutions, en aggravant ses contradictions, notamment les tendances centrifuges de certaines dynasties, où sans doute davantage que leur émancipation elles cherchent à établir une hégémonie à leur avantage. Mais les termes même de ces confrontations externes, jusqu’aux invasions turques, se font finalement en fonction de ceux du système arménien, en cherchant à gagner des dynasties ou à les mater. Force

Voir Infra dans le 3e chapitre. 111

POGOSSIAN Z., Female ascetism in Early Medival Armenia, publié sur Academia.edu : http://112

www.academia.edu/1907556/Female_Asceticism_in_Early_Medieval_Armenia,�48

est de constater en tout état de cause que celui-ci parvient à se reformuler, notamment par les alliances matrimoniales et que ces pressions externes ne font qu’accélérer ses dynamiques propres. Déjà sans doute parce que ces menaces s’annulent par leurs actions rivales, assez heureusement pour la noblesse arménienne qui une fois la royauté abolie, se livre à une compétition interne sans merci, s’appuyant sur les rivalités extérieures. En ce sens, les tentatives sassanides, relevées par Z. Pogossian sont ensuite approfondies par les invasions et l’occupation arabe, surtout à la période de l’apogée des Abbassides. Le résultat est celui qui s’esquissait dans l’oeuvre de Movsēs Xorenac’i : une simplification dynastique et une concentration du pouvoir, plus même que ne l’avaient réussi les rois Aršakuni, vers un modèle agnatique en ligne directe par ordre de primogéniture masculine, jamais totalement abouti. On observe un resserrement sur le lignage et une simplification dynastique à mesure que les grandes familles sont éliminées ou qu’elles fusionnent dans les alliances matrimoniales, produisant des lignes nouvelles qui s’intègrent toutefois dans les généalogies des plus puissantes , jusqu’à l’hégémonie 113

des Bagratuni au Nord de la Grande Arménie, autour de l’Ayrarat et celle des Arcruni au Sud, autour du Vaspurakan. On considère ici que le modèle est ensuite progressivement bouleversé à partir de l’occupation byzantine et ses modalités, puis des invasions turques, notamment avec la privation de la base territoriale des hayrenik‛ . Jusque là, on peut à 114

grand trait noter la relativité des menaces extérieures en ce qu’elles renforcent le système arménien en accélérant la centralisation du pouvoir, non dans une institution royale, pas même pour Bagratuni ou Arcruni, mais dans des lignages dynastiques avec une intégration verticale forte mais relativisée par la forme horizontale de la centralisation lignagière, qui peut faire penser au modèle de la vassalité. C’est sans doute là une originalité notable de la civilisation arménienne, sans qu’elle soit particulière toutefois .115

Pour suivre ces alliances généalogiques et l’évolution des grandes dynasties, on s’appuie sur 113

TOUMANOFF C., Les dynasties de la Caucasie chrétienne de l’Antiquité au XIXème s. Tables généalogiques et chronologiques, Rome, 1990, complété, corrigé et mis à jour par SETTIPANI C., Continuité des élites à Byzance durant les siècle obscurs : les princes caucasiens et l’Empire du VIème au IXème s., Paris, 2006 et MUTAFIAN C., L’Arménie du Levant (XIème-XIVème siècle), 2 tomes, Paris, 2012. L’organisation générale et chronologique de ces évolutions sont décrites dans MAHE A. et J.-P., Histoire de l’Arménie. Des origines à nos jours, Paris, 2012, pp. 105-173.

On pourra se référer pour une synthèse de ces évolutions et leur reformulation auprès l’occupation 114

byzantine, les invasions turques et les Croisades à DEDEYAN G., Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Etude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), 2 vol., Lisbonne, 2003.

On trouvera une synthèse détaillée sur ces évolutions dans MAHE A. et J.-P., Histoire de l’Arménie. Des 115

origines à nos jours, Paris, 2012, p. 120-155.�49

Pour conclure, on peut dire qu’à défaut d’être exempt de contradictions, le tableau de Movsēs Xorenac‘i offre une certaine fluidité propre à permettre la reproduction et la reformulation du modèle qu’il décrit. Son récit habille en fait un plaquage du fonctionnement patriarcal des familles dynastiques arméniennes sur l’ensemble de l’histoire du pays depuis les origines, étendant ce fonctionnement à l’ensemble de la réalité dans laquelle se déroule cette histoire. On peut donc voir dans cette oeuvre de grande envergure la légitimation de l’ordre social des dynasties et de leur évolution sur la base d’une alliance familiale ordonnée horizontalement par les échanges matrimoniaux d’une part et d’autre part dominée verticalement par un fonctionnement patriarcal qui se renforce par une tendance à la solidification de la ligne directe du père au fils aîné par l’épouse légitime et qui se reproduit par une éducation et une culture commune où les femmes tiennent une place primordiale bien que minorée, de plus en plus à mesure que le temps passe, en tout cas dans le discours. On voit bien que dans le fonctionnement de cette réalité sociale, les rapports entre les sexes et la question de leur distinction est un enjeu capital. En étendant à toute l’histoire de la société arménienne ce schéma pour lui donner une profondeur structurante et pour ainsi dire intemporelle, Movsēs Xorenac‘i lui donne une légitimité incontestable qui enracine l’état des rapports sociaux de l’élite arménienne telle qu’il la perçoit dans l’identité arménienne. A ce titre, elle a valeur d’ethnogenèse.

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1.3 : De la féminité aux femmes : concevoir la place des femmes dans la société arménienne médiévale.

Il est temps maintenant de chercher à saisir les conceptions plus concrètes des femmes et non plus seulement les représentations du genre féminin et de son rôle. Nous venons d’identifier deux modes de relations qui déterminent dans les valeurs arméniennes la place des femmes, modalités qui se synthétisent dans la forme de l’alliance maritale, en voie de christianisation, qui constitue la structure-type de la société arménienne médiévale telle qu’organisée par ses élites. Ces modalités permettent de rendre compte des formes d’attachement entre groupes identifiés, les « dynasties » et les « lignages », tissant entre elles la toile du système social dans lequel leur action se déroule et par lequel par ailleurs elles réagissent ou agissent avec les acteurs identifiés comme « étrangers » ou extérieurs. La première forme modale, constituant le coeur de la « part virile » est celle de la compétition, du don, de la prise, supposant pouvoir et puissance, voire une certaine violence. Cette violence est relative dans la mesure où celle-ci est retenue par le fonctionnement systémique et codifié dans la coutume de l’échange établi. Ces modes de relations, don et prédation notamment, n’impliquent pas nécessairement la réciprocité et sont des modes d’affirmation du pouvoir et de la puissance d’une dynastie sur une autre, d’un lignage sur un autre. L’échange dans son acception plus large, et notamment l’alliance parentale, constitue une forme plus réciproque, non exempt de rapport de force non plus. Celle-ci lie cependant des « semblables » (non des égaux) sur une logique horizontale, que le jeu des puissances et son orientation centripète tend à incliner, à « verticaliser ».La seconde forme, constituant la « part féminine », se déploie selon une logique plus clairement verticale et suppose donc une hiérarchie hors d'ambiguïtés. La mobilisation d’images féminines, comme vu plus haut, pour exprimer les rapports hiérarchiques est donc dialectiquement le produit et le ferment de cette conception. Le domaine de la promotion de la culture civilisée, c’est-à-dire de la production, de la protection pacifique et de la transmission, liant les générations, les faibles aux puissants ont donc tout pour apparaître comme ceux « naturellement » dévolus au genre féminin, et donc jusqu’à un certain point aux femmes. Il faut en effet noter les liens dialectiques unissant fermement les deux « parts » de l’identité arménienne telle que les lettrés en rendent compte sous la solide autorité patriarcale, qui s'insinue partout, et qui structure la forme et le contenu de l’alliance maritale. Ces deux parts, épousant jusqu’à un certain point les dynamiques horizontales et

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verticales du système arménien dont elles cherchent à rendre compte, ont une troisième dimension en effet : celle de l’autorité incontestable du tanoutēr. Enfin, nous devons aussi garder à l’esprit que ce cadre théorique ne rend pas tout à fait compte de la réalité de la place et du rôle des femmes, présentes dans l’ensemble des modes de relations de la société arménienne. C’est justement ce rôle, dans ce cadre, que nous allons interroger maintenant, en nous appuyant sur Movsēs Xorenac‘i, source que nous allons faire notamment dialoguer cette fois avec un autre grand monument littéraire de la période : Agat‛angełos .116

1.3.1 : Protéger et transmettre : de la conception de genre à la place des femmes.

La toile sexuée par laquelle les lettrés arméniens comme Movsēs Xorenac‘i tentent de saisir les termes du fonctionnement de la société qu’ils ont sous les yeux n’est pas isolée. On la retrouve dans d’autres sources notamment Agat‛angełos. Le schéma général de la proposition de ces auteurs est la recherche d’une dignité tout azimut du peuple arménien pour l’inscrire dans le rang des peuples civilisés, dans le contexte de l’émergence des grands Empires monarchiques. Cette perception dote donc les élites arméniennes d’une arme redoutable qui les maintiendra sur le même plan que leurs rivaux romains et leurs ennemis sassanides, puis musulmans. L’inscription de la généalogie arménienne dans les récits antiques et surtout bibliques se construit donc par l’équilibre fusionnel, dans un cadre patriarcal entre les vertus « viriles » et les qualités « féminines ». Une telle cosmologie est donc propice à alimenter la construction de stéréotypes masculins et féminins, d’autant que ceux-ci vont appuyer le projet de synthèse chrétienne et la morale à laquelle celle-ci entend convertir la société arménienne.Assumant l’héritage antique selon les termes que nous avons décrit précédemment, ces auteurs mobilisent donc d’abord des personnages mythologiques qui serviront de socles aux personnages « historiques », annonçant puis signifiant la christianisation. Le premier de ces acteurs mythiques intervient dans le récit de Movsēs Xorenac‘i sur citation de l’auteur qu’il désigne sous le nom mythologique de la Sibylle, fille de Bérose, que nous avons présentée plus haut . Reformulant les textes de la tradition mésopotamienne 117

antique, son récit permet à l’auteur d’établir un parallèle entre le roi K‛sisut‛ia et Noé, et

AGATHANGE, « Histoire du règne de Tiridate et de la prédication de Saint Grégoire l’Illuminateur », V. 116

LANGLOIS (trad. fr.), Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, I, 1867, p. 105-194. Désormais AGATHANGE.

MOÏSE DE KHORÈNE, I, 6, p. 114.117

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entre ses trois fils : Zruan, Titan et Yapetost‛ē et ceux de Noé : Sem, K‛am, et Yapet. Cela permet d’invalider au passage la reformulation zoroastrienne qui s’appuie aussi sur les mêmes mythes mais que la tradition biblique permet de dépasser en établissant le caractère «historique» et vérifié de ces informations, contre la lecture « fabuleuse » et purement mythologique selon l’auteur des tenants du zoroastrisme. Ce passage a une importance éminente car il se situe précisément à l’origine, d’un point de vue mythique, du dynastisme, en ce qu’il s’agit de la première génération de laquelle découle ensuite l’ensemble de l’humanité, dont les Arméniens. D’autant plus, que compilant les traditions, l’auteur finit par situer en Arménie même la trame de cette histoire, établissant ainsi la terre des dynastes arméniens en patrie originelle du dynastisme. L’aîné, Zrvan, est présenté comme un tyran, cherchant à établir sur ses frères son propre lignage, en les privant de droits. On retrouve ici la lourde question de l’évolution lignagière que nous avons vue précédemment, et qui hante l’auteur au point de placer dès le début de son récit ce problème, qui trouvera sa solution dans l’arbitrage d’Abgar au seuil de la période chrétienne. Le dénouement trouvé ici est bien plus terrible et finalement inacceptable, montrant ainsi en miroir les vertus civilisatrices de la période évangélique. Zrvan sera roi de tous, mais il ne pourra avoir de descendance mâle, ses enfants devront être exterminés dès la naissance s’ils sont des petits garçons. Et c’est là qu’intervient un personnage féminin que l’auteur ne peut rattacher à la tradition biblique mais qu’il mobilise néanmoins, sans s’attarder sur ce paradoxe : la soeur des trois frères nommée Astłik. Après l'exécution de deux jeunes enfants, celle-ci intervient avec les épouses de Zrvan pour sauver les suivants en les faisant cacher sur une montagne, le mont Diuc‛ǝnkec‛ qu’il identifie à l’Olympe. L’intervention de ce personnage, manifestement cité dans les sources écrites que l’auteur dit avoir consultées, permet de donner une consistance à l’action féminine dans le cadre du fonctionnement des familles patriarcales. Et l’on voit que d’emblée le rôle qui est attribué aux femmes de ce milieu est un rôle moral, pacificateur et protecteur, qui encore loin de la période chrétienne annonce déjà par elle et face à la brutalité des arbitrages «virils» la miséricorde et l’amour charitable chrétien. On voit aussi que face aux décisions des hommes, une marge de manoeuvre et même de transgression existe pour les femmes, mais que notre auteur inscrit dans un cadre moralement situé.

Cette même figure se retrouve encore autour de la personne du roi Trdat dans Agat‛angełos au moment où celui-ci effectue un pèlerinage dans le canton d’Ekełeac‛ où 118

AGATHANGE, V, [§ 22].118

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se trouve le sanctuaire de la Dame Anahita, principale déesse du panthéon traditionnel arménien. Lors du banquet qui suit les dévotions, le refus de Grigor, futur patriarche chrétien de l’Arménie, de rendre grâce à la déesse conformément au rite, pousse le roi dans une grande colère.

« [...] je te donnerai la prison, des chaînes et une mort terrible, si tu refuses de rendre un culte aux divinités, et surtout à la noble Darne Anahita, la gloire et la vie de notre nation, qui a été honorée par tous les rois et en particulier par le roi des Grecs; car elle est mère

de toute science, bienfaitrice du genre humain, et fille du grand et fort Aramazd. »

Le courroux royal est à la mesure de l’offense, mais là encore, il est intéressant de noter la personnification de la féminité comme «canal» de civilité complément de la «part virile» que l’auteur a présentée auparavant dans le récit par l’exposé de ses exploits guerriers de jeunesse dans les armées romaines. Cela annonce sans doute l’audience et le rôle important accordée aux femmes dans le récit de la christianisation, préparé en quelque sorte par le rôle notable dans la tradition arménienne, de porter la sagesse et la science, notamment par la parole orale. Zara Pogossian propose justement de lire le processus de christianisation comme porté pour une part significative par des femmes, probablement issues de la petite et de la haute noblesse, chez qui le succès de la morale chrétienne fut rapide et profond, sous une forme ou une autre en ce qu’elle n’était pas alors instituée, ce qui permettait vraisemblablement une certaine diversité formelle voire syncrétique. La morale ascétique et pacifique portée par les Evangiles, pénètre progressivement les chants et les lamentations des aèdes, souvent féminins, et nourriront les premiers récits hagiographiques, validant du même coup l’héritage de cette culture aux yeux des premiers lettrés arméniens lorsque l’Eglise s’institutionnalise . Initialement donc, si on déconstruit 119

le mouvement perceptible dans les sources, on trouve un élan sans doute multiforme d’élaboration primordiale de la culture chrétienne où les femmes tiennent un rôle fondamental. Elan avec lequel se met en phase le pouvoir royal sur la défensive, l’orientant dans sa trajectoire et assurant le succès du christianisme-religion en cautionnant l’idée, partiellement issue au moins de la tradition antérieure, d’un christianisme-culture symboliquement féminisé. Et bientôt dans le récit d’ Agat‛angełos

Voir POGOSSIAN Z., «Women at the Beginning of of Christianity in Armenia», in Orientalia Christiana 119

Periodica, 69, 2003, p. 355-380 et compléter avec POGOSSIAN Z., Female ascetism in Early Medival Armenia, publié sur Academia.edu : http://www.academia.edu/1907556/Female_Asceticism_in_Early_Medieval_Armenia.

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comme de Movsēs Xorenac‘i, nous aurons l’occasion d’y revenir, à ces abstractions féminines, «fausses» sur le plan métaphysique, vont se substituer autour de Trdat, la sainteté de femmes véridiques, et «réelles».

1.3.2 : Produire, un enjeu primordial et encadré.

La production occupe une place particulière parmi les modes d’échanges liés au féminin. On pense bien sûr aussi à la question de la production de biens et de services qui, au vu de la nature encore largement domestique de la structure économique, mais cela resterait à vérifier, a dû représenter une part conséquente du rôle concret et du temps occupé des femmes arméniennes. Mais c’est aussi la dimension la moins apparente dans les sources littéraires. Le caractère routinier et sans doute relativement immobile du temps économique sur la période a peu attiré l’attention des auteurs, occupés par ailleurs à d’autres sujets. C’est en fait par la question de la production maternelle, de nouvelles générations, que le rôle des femmes dans ce domaine est surtout exposé dans les sources. Et sans surprise, si le rôle matériel des femmes dans la reproduction humaine est affirmé, il est saisi à travers les mailles d’une pensée qui réduit au maximum ce rôle et y affirme en raison inverse l’importance de l’autorité patriarcale. Nous avons déjà pu noter dans le la première partie ce paradoxe d’une féminité affirmée sur le plan symbolique mais qui aboutit à une abstraction qui met en réalité celle-ci au service d’une institution supérieure, sous une forme patriarcale. Voilà qui explique, et renforce, l’idée que tout éloge de la féminité ne peut en fait aboutir à la promotion concrète des femmes. En outre, ce qui peut apparaître pour nous comme un paradoxe ne l’était sans doute pas aux yeux des lettrés religieux du Moyen Âge arménien. Les connaissances scientifiques telles qu’ils les concevaient, en matière médicale notamment, ne faisaient qu’appuyer leur perception de la féminité. En matière d’enfantement, acmé du mariage christianisé, comme de la théologie chrétienne en ce qu’il illustre l’Incarnation, il était établi que la procréation était le fruit de la coagulation du flux menstruel, fécondé par la semence masculine, dont les vertus sont comparées à celle de la présure, et retenu par l’utérus maternel . Cette 120

action matérielle, elle-même vue comme miraculeuse, est ensuite mis en mouvement par la l’action de Dieu qui par sa puissance assure le développement de l’embryon jusqu’à la

Pour une présentation synthétique des savoirs médicaux en Arménie médiévale : VARDANIAN S. A., 120

Histoire de la médecine en Arménie de l’Antiquité à nos jours, trad. fr. KEVORKIAN R. H., Paris, 1999. On trouve notamment mobilisés ces savoirs dans l’oeuvre de Grigor Narekacʽi présentée supra dans LAMENTATIONS, III, 19.

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naissance et même encore toute sa vie durant, accompagnant sa croissance et son vieillissement et surtout par l’illumination et le baptême, lui accorde une âme propre à imiter le divin : «C’est toi qui d’un sein méprisé daignes appeler les êtres à ton image » 121

comme le rappelle Grigor Narekacʽi. L’enfantement charnel souillé est donc nécessairement complété d’un enfantement spirituel pur, ce que confirme déjà Movsēs Xorenac’i lorsqu’il raconte la conception du futur patriarche Grigor :

« La divine Providence n’épargne que celui qui fut modelé, et mieux encore illuminé dans le sein de sa mère.  »122

Les abstractions métaphysiques autant que les spéculations scientifiques se conjuguent donc pour encadrer la production féminine, qui tout en restant un domaine culturellement lié au féminin, se trouve enserrée dans l’autorité patriarcale supérieure qui entend en la définissant, lui donner sa forme et limiter son rôle. On peut aussi conclure en évoquant dans l’épopée des Trompe-la-mort du Sassoun, que l’on considère comme une oeuvre témoignant de la culture populaire médiévale, du moins dans son fond, nonobstant les déformations potentielles liées au cours du temps, le personnage de la vieille femme dans le Chant III, narrant les exploits de David . Celle-ci précisément synthétise l’ensemble 123

des représentations traditionnelles de la féminité : en incarnant à côté de la force brute de David la voix de la sagesse, quasiment prophétique d’ailleurs, protégeant par ses conseils et sa bienveillance le héros qui la regarde comme une mère, lui transmettant, par ses indications, les armes et les connaissances de ses ancêtres, et, si elle est âgée et visiblement sans enfants, en s’occupant à produire une agriculture végétale et céréalière domestique. Ce dernier trait étant d’autant plus remarquable qu’elle est le seul personnage du conte présenté comme producteur agricole. A sa manière, elle résume donc de manière romanesque, mais cela est d’autant plus intéressant lorsqu’on cherche à retracer les contours de représentations mentales, le genre féminin arménien médiéval.

1.3.3 : De la femme abstraite aux femmes arméniennes médiévales.

Ibidem : II, 63, 2. On trouve aussi en I, 18, 1 une évocation de la venue à la vie.121

MOÏSE DE KHORÈNE, II, 74, p. 226 : « պահելով խնամոցն Աստուծոյ զսա միայն, որ ակնարկութեամբն 122

Աստուծոյ և շնորհօք Առաքելոյն ստեղծանել կամ լուսաւորել ասեմք յարգանդի մօրն, զառաքելութեան իւրոյ զշնորհս ի ձեռն տալով նմա։ ».

Voir David de Sassoun, épopée en vers, FEYDIT F. (trad. fr.), Gallimard / Unesco, 1964, pp. 191-367 pour 123

le chant III. Dans la préface, ORBELI J. analyse en outre le fond mythologique inspirant la construction de ce personnage : p. 29-30.

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Nombreuses sont donc les sources, où, même si cela se fait sous la plume d’un auteur masculin lettré et religieux (trois déterminations signifiantes qui situent les témoignages), les femmes parlent et agissent. Elles ont une existence sociale diverse et même intense mais toujours dans un cadre bien précis que les auteurs entendent justement renforcer en le christianisant.

Retournons-nous à nouveau vers Movsēs Xorenac‘i. Dans son oeuvre, la parole féminine intervient souvent, selon les déterminations que nous avons proposées. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle n’est jamais dévalorisée a priori. Elle est considérée comme normale dans le champ de la vie sociale, dans la sphère privée, comme publique où cependant la tendance est à son effacement, en tout cas selon l’évolution repérable dans les sources littéraires. Encore que, le périmètre de ces sphères ne soit pas toujours évident à borner. Nous aurons à revenir bientôt sur cette question. Conformément au schéma d’évolution proposé par Zara Pogossian, on peut donc admettre que l’importance de la parole féminine, une fois le mouvement de christianisation parvenu à l’hégémonie et à un stade institutionnel, dans le cadre du soutien de la royauté Aršakuni, est fonction de sa capacité à servir l’établissement de ce mouvement, auquel elle a activement participé. D’où la promotion de sources féminines, rarement écrites à l’exception de la fameuse Sybille, le plus souvent orales, de poétesses de cour ou d’anciennes de village . On peut 124

donc repérer ici deux niveaux de paroles féminines au moins : d’une part celles qui sont liées aux battements des pouvoirs «englobants» tendant à la centralisation, les grandes dynasties à vocation «royale» voire «monarchique» et bien sûr l’institution ecclésiastique. Celles-ci produisent souvent des oeuvres de grande envergure, de nature généalogique avec un contenu plus ou moins religieux, qui sont reformulées ensuite dans la culture écrite. Ce sont aussi celles qui subissent le plus la double orientation centralisatrice et patriarcale que nous avons repérée . A un niveau plus modeste d’autre part, mais proche 125

toutefois dans la forme, on peut identifier la parole de femmes plus liées au quotidien de la vie «populaire», qui semble s’intégrer plus lentement à ces évolutions, mais reste toutefois dans les lisières de la culture écrite, et semble devoir nous échapper dans une large mesure. Cette part, assez conséquente malgré tout dans l’oeuvre de Movsēs Xorenac‘i, ne nous est connue que lorsqu’elle se heurte au filtre que les lettrés passent sur les

Le mot de l’auteur est à ce sujet est traduit par «vieille femme» : պառաւական, comme dans MOÏSE DE 124

KHORÈNE, II, 61, p. 214.

Analyse détaillée infra Chapitre 3.125

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productions culturelles arméniennes médiévales. Elles servent alors de faire-valoir au projet de christianisation de l’histoire de l’auteur, soit pour l’appuyer directement, comme

c’est le cas pour l’épopée du Գողթն [= Gołt‘n] soit pour le nourrir indirectement comme 126

c’est le cas lorsqu’il expose les origines des diverses grandes dynasties arméniennes de son temps. Il est clair alors qu’il se base sur les épopées orales de chacune d’elles, ou du moins celles qui sont entrées dans la culture commune. Lorsqu’il en vient à la Maison d’Angeł, et à son ancêtre Tork‘ , il prend soin de noter le caractère exagéré de ces 127

contes et leur nature hyberbolique. Prudemment toutefois, car s’il les met en regard des «mensonges perses» en matière de fables, il les met aussi en rapport avec le récit mythologique d’Héraklès. Source hellénique donc, c’est-à-dire d’une tradition pour laquelle il témoigne par ailleurs le plus grand respect. Et plus encore, avec le récit biblique de Samson, dont il est hors de doute qu’il fût possible qu’il puisse l’avoir considéré comme un mensonge. Les récits épiques issus de la tradition et fortement présents dans la vie quotidienne de l’ensemble des catégories du peuple arménien, sont en partie liés à la question des femmes donc. Ils sont aussi une source de problème pour les auteurs comme Movsēs Xorenac‘i, qui les valident tout en prenant garde de les circonscrire en terme d’usage à la seule question généalogique et de tempérer leur contenu en affirmant leur caractère hyberbolique et symbolique. Se devine donc, à la périphérie de l’écrit, une réalité culturelle vivante où la participation des femmes, sinon dans l’élaboration du moins dans la transmission, est certaine, variée et remarquable.

Les conceptions de genre arménienne ne dévalorisent donc jamais la parole des femmes ou la féminité en soi, la place de celle-ci est celle d’un complément soumis et nécessaire à la vertu masculine, sous l’autorité patriarcale. On ne trouve ainsi d’expression explicitement dévalorisante chez Movsēs Xorenac‘i que lorsque la féminité s’applique à un homme, dans la bouche de guerriers, valeureux mais souvent présentés comme rustres. C’est par exemple le cas lorsque la dynastie Sassanide de Perse tente d’imposer à la tête de la royauté et du système dynastique arménien Šapuh, le fils du roi, réinvestissant l’usage antique des Aršakuni d’Iran en espérant ainsi gagner la fidélité des puissants dynastes arméniens, voire de les amener au zoroastrisme. L’auteur tente de nous

Sommaire en ibidem, II, 49 pp. 202-203, fragments en I, 30, p. 150 et II, 50, pp. 204-205, allusions dans 126

les précédents et aussi en II, 51, pp. 205-206, II, 53, pp. 207-208. Il est impossible de mesurer la participation des femmes à la composition de cette épopée, mais le fait que l’auteur évoque, comme cité supra note 8, des femmes qui récitent ce type d’épopée collective autour de héros commun à une souche dynastique ou un canton, ne fait pas de doute.

ibidem, II, 7-8 pp. 164-165.127

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persuader en tout cas de l’hostilité générale des dynastes à l’égard du nouveau roi, tout en reconnaissant néanmoins que ceux-ci fréquentaient sa Cour. Ainsi, il nous présente l’un de ces dynastes, Atom Mokac‘i, accompagnant régulièrement Šapuh dans ses chasses, tout en le raillant ou plutôt défiant sa valeur virile, selon les conceptions arméniennes, dès que se présente un obstacle ouvrant la possibilité de mesurer l’audace et le courage du roi. Face à un passage dangereux dans les rocs, Atom Mokac‘i interpelle ainsi le roi : « Vas-y donc, fils du dieu des Perses, si tu es un homme !» . Plus tard, reprenant en l’aggravant 128

la formule, le roi se trouve cerné par les flammes et enjoint à nouveau Atom de lui ouvrir la route, ce à quoi il répond : «Y aurait-il encore des rocs que je doive passer en premier ? Si donc tu appelles les Mokac‘i race de démons, je vous appellerai vous autres Sassanides, des vraies femmelettes !» . L’échange est donc précisément ritualisé, et jamais Atom ne 129

cesse d’obéir à son roi, il prend soin de préciser que son injure est une réponse à une

autre, dans le cadre d’un défi viril. Le terme կնամարդ [Knamard] que J.-P. Mahé rend par

«femmelette» dans sa traduction n’est pas une injure à proprement parler envers les femmes. Elle est une affirmation des distinctions de genre, et s’applique à dévaluer la «part virile» de celui qui est visé, le renvoyant dans le genre féminin. Elle témoigne donc de l’idée que le courage, l’audace ou la force, composant celle-ci, sont des traits typiquement masculins, dont les femmes concrètes seraient, en négatif, «naturellement» privées.

On trouve chez Agat‛angełos le même présupposé. Au moment de construire un sanctuaire destiné à honorer la sainte Hṙip‘simē et ses compagnes martyrisées, l’auteur nous brosse le tableau d’une communauté soudée par le projet et la grâce, oeuvrant collectivement à la mesure de leur force et de leur rang : «Chaque homme se mettait au travail; les femmes aussi prêtaient leur assistance, suivant la faiblesse de leurs forces» . 130

Là encore, la faiblesse physique est présentée comme une caractéristique des femmes d’un point de vue concret et général. Notons tout de même que cela n’interdit pas leur mise au travail, ici pour participer à une oeuvre de rédemption collective qui par ailleurs les implique, mais l’idée que les femmes fournissent leur force de travail, même dévaluée par rapport à l’homme, ne semble pas choquer l’auteur qui l’évoque sans insister outre

Ibidem, III, 55 p. 302.128

Ibidem, III, 55 p. 302 : «Միթէ և այդ քարինք իցեն, զի ես յառաջեցից. և արդ՝ եթէ դու զՄոկացիս կոչես 129

դիւազգիս՝ ես զՍասանեանսդ կոչեմ կնամարդիս».

AGATHANGE, CIII, § 121.130

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mesure ou montrer des marques d’étonnement susceptibles d’en souligner le caractère exceptionnel. Indirectement, on peut donc supposer la banalité du travail féminin dans les productions économiques du quotidien.L’idée donc que les femmes dans leur ensemble sont d’une «nature» plus faible que celle des hommes dans leur ensemble est donc un premier trait distinctif. De là, on bascule vite dans les présupposés moraux, puisqu’à cette faiblesse physique «naturelle», s’opposent les valeurs de la «part virile», incarnant celles de l’aristocratie des dynastes, comme le courage, la vaillance, l’audace ou la recherche de l’exploit.

Les auteurs chrétiens, assumant cet héritage, vont approfondir et compléter ce portrait moral traditionnel en y ajoutant une réflexion sur les vices et les vertus humaines, collectivement identiques, mais qui vont subir une déclinaison en fonction du genre. Si dans leur ensemble, les vices et les vertus sont les mêmes pour les hommes et pour les femmes, ceux-ci se manifestent donc différemment chez les uns et les autres et leur condamnation peut même prendre un tour différent selon les cas. La lubricité par exemple, fait l’objet d’une condamnation générale mais peut être modérée en ce qu’elle est associée à la valeur virile pour certains hommes, notamment les nahapet. Ainsi, à la Cour de ce même roi Šapuh dont nous avons parlé plus haut, Movsēs Xorenac‘i évoque-t-il, pour démontrer l’hostilité des grands dynastes au roi Sassanide, l’exemple de Xosrov Gardmanac‘i. Celui-ci, lors d’un banquet, se saisit d’une musicienne pour la violer et quitte la salle menaçant sans que personne n’ose exécuter l’ordre du roi de l’arrêter . L’auteur 131

fait même à cette occasion un parallèle avec le cas similaire d’un ancêtre Bagratuni , 132

donc de la dynastie du commanditaire de son oeuvre, qu’il aurait pu se garder de rappeler. L’auteur est pour le moins prudent sinon ambiguë sur la condamnation. Il affirme ne citer ces exemples que poussé par la curiosité de son commanditaire mais il ne fait en outre que peu d’efforts pour condamner explicitement et clairement ce vice dans l’un ou l’autre de ces exemples. Il qualifie d’ailleurs ces relations douteuses, dans le cas de Trdat

Bagratuni, de manière très équivoque de նահատակութիւն [=nahatakut‘iun] c’est-à-dire

d’exploit, de prouesse. Terme que l’on peut prendre au second degré, pour sauver la volonté moralisante de l’auteur, mais qu’on peut tout aussi bien entendre au premier degré au vu de la faiblesse du désaveu. Appliqué à une femme, ce vice maintenant est condamné avec plus clarté. On l’associe alors à la laideur comme dans le cas de la mère

MOÏSE DE KHORÈNE, III, 55 pp. 302-303.131

Ibidem, II, 63, p. 216 : «զայս աւելորդ եղև պատմել մեզ զնահատակութիւն առնն ցանկասիրի».132

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de ce roi Ervand que Movsēs Xorenac‘i présente comme laide et libidineuse au possible :

վարար [=varar], l’accusant même de s’être livrée à une union contre nature pour tomber

enceinte, puisque personne n’a voulu l’épouser . 133

Mais là encore, il suffit qu’une femme se rapproche de la «part virile» pour que le ton change. C’est le cas pour l’exemple de la reine Šamiram. Tenue pour belle, le masque de la laideur, conséquence physique des vices et du péché ne peut ici être invoqué, mais 134

ce sont surtout les vertus du personnage qui l’éloignent de la lubricité féminine, le varar, proche de la prostitution. Les termes choisis ici sont plus mesurés : Šamiram est 135

qualifiée de բորբորիտ [=borborid] ou de կաթոտ [=kat‘ot] plus proche du terme ցանկասէր

[=c‘ankasēr] employé pour qualifier le comportement de Trdat Bagratuni dont nous avons parlé plus haut. Ces termes évoquent plus le désir, ou même l’amour, mal contrôlé alors que la charge péjorative de varar est explicitement plus lourde. Agissant comme un roi, donc comme un homme, les vices de Šamiram se déclinent ainsi selon son genre «effectif». D’ailleurs l’auteur n’hésite pas à clairement exprimer cette appartenance dans la

phrase même où la lubricité, կաթոտ [=kat‘ot], est évoquée, qualifiant la reine de այրասիրտ

[=ayrasirt], c’est-à-dire de «vaillante comme un homme» selon la traduction de J.-P.

Mahé. On pourrait être tenté d’opposer ce terme à celui de կնամարդ [=knamard] vu plus

haut. Féminiser un homme en le qualifiant de կնամարդ constitue une offense, alors que

viriliser une femme, par le terme այրասիրտ, amène à relativiser ses vices, tenus pour le

prolongement regrettable mais néanmoins «naturel» de son genre. Ce qui relève de la souillure dans un cas devient une exagération à modérer autant que possible dans l’autre.

Les vices, et les vertus, féminins apparaissent encore plus clairement chez Agat‛angełos. Ceux-ci sont aussi liés à la conduite sexuelle et à l’injonction de pudeur, qui pèse sur les femmes de la même manière différenciée. Ainsi, on voit Hṙip‘simē et les vierges qui l’accompagnent, découvertes par le roi Trdat sur ordre de l’empereur Dioclétien en mauvaise posture lors de leur arrestation :

Ibidem, II, 37, p. 194 : «Կին ոմն յազգէ Արշակունեաց, անձամբ հարստի և խոշորագեղ, վարար, զոր ոչ ոք 133

դիմագրաւեաց առնուլ կնութեան, ծնանի երկուս մանկունս յանկարգ խառնակութենէ, որպէս Պասիփայէ զՄինոտովրոս։»

Que nous retrouvons exprimé dans les LAMENTATIONS, 28, 1 p. 139 : « les passions qui détruisent 134

l’âme / Ou les vices qui tuent le corps ? ».

MOÏSE DE KHORÈNE, I, 15 p. 130 :  «Բայց վաւաշն այն և բորբորիտոնն Շամիրամ» et I, 16, p. 135

132 : «Աստ իմն ակնակառոյց լեալ այրասիրտն այն և կաթոտն Շամիրամ».�61

« Quand ces saintes femmes virent la malice de ces hommes insensés et dépravés, elles se mirent à se lamenter et à sangloter tout haut; elles élevaient leurs mains au ciel, en demandant leur salut au Seigneur tout-puissant qui les avait déjà sauvées de la malice

impure des païens. Puisse Dieu leur accorder la victoire en l’honneur de la foi ! Et, s’étant voilé le visage, elles se prosternaient à terre, par honte de ces hommes dissolus qui

faisaient foule pour les voir. »136

Même pour ces modèles de sainteté que sont les saintes Hripsimiennes, on voit le poids de la honte et même la faute d’être un objet de convoitise. Même si la condamnation est claire de l’impudeur et des vices des hommes, même si la sainteté des vierges reste impeccable, même si on voit par ses gestes une attitude de défense et de dignité dans une situation désespérée qui tourne à la violence, ces femmes agissent avec une certaine culpabilité. Ce qui est d’une part conforme au modèle moral chrétien, mais contribue aussi d’autre part, même dans ces circonstances et d’ailleurs d’autant même, à valider l’injonction de pudeur qui pèse sur la «nature» féminine, toujours suspecte d’attiser les vices masculins.

Cette suspicion se retrouve encore chez Movsēs Xorenac‘i, au moment où suite à la mort du roi Trdat, marquant l’entrée effective de l’Arménie dans le christianisme, il arrête son récit, concluant le Livre II, pour admonester ses lecteurs. Rappelant les paroles de l’écriture, il s’adresse à tous les fidèles, au-delà des rangs et du genre en affirmant : «Chacun est prêtre et pasteur pour lui-même », reconnaissant donc la communauté des 137

vices et des vertus, mais pour distinguer néanmoins le vain amour de la gloire des hommes puissants : «indociles au bien, étranger à la vérité, ou encore naturellement hautains et tortueux », attisé par «les bavardages forcenés» et les «sottises » de leurs 138 139

épouses et, accusation morale supplémentaire, de leurs concubines. Si le devoir de

AGATHANGE, XV, § 70.136

MOÏSE DE KHORÈNE, II, 92 p. 249 : «Վասն որոյ իւրաքանչիւր ոք առ անձին է քուրմ և պաշտօնեայ, 137

որպէս ասէ Գիր».

MOÏSE DE KHORÈNE, II, 92 p. 247 : «Այլ զխստասրտութիւն կամիմ ասել, թէ և զամբարհաւաճութիւն 138

ազգիս մերոյ յիսկզբանցն և այսր. որպէս անհամբոյր բարւոյ և ճշմարտութեան անհարազատ, կամ թէ բնութիւն ունելով զբարձրայօնութիւն և զկամակորութիւն՝ ընդդիմանան կամաց թագաւորին յաղագս կրօնի քրիստոսականաց, զհետ երթալով կամաց կանանց և հարճից։».

MOÏSE DE KHORÈNE, II, 92 p. 249 : Passage complet : «Թողից զայլն, զի և ոչ զլեզուս չարս և 139

զանգիտութիւն, հանդերձ սնոտի փառամոլութեամբ և կատաղի լեզուանութեամբ, սանձահարեցէք. այլ նիւթ նոցա ամնտութեանն զձեր ուսումնատեացդ տալով բարս, բորբոքեցէք առաւել քան զհնոց Բաբելովնի։».

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tempérance et de modération s’adresse à tous donc, la place soumise et complémentaire de la femme entraîne un ajustement : c’est en tant que compagne, de préférence mariée selon les normes chrétiennes qui s’établissent, que la femme a le devoir de corriger, mais aussi la capacité de perdre, l’homme auquel elle est liée. C’est admettre la capacité, révéler l’ampleur et la profondeur de l’action des femmes, notamment celles appartenant aux milieux dirigeants. Mais c’est aussi limiter la personnalité propre des femmes, qui sont perçues comme catalysant, pour le meilleur ou pour le pire, les vices et les vertus masculines dont elles ne sont en quelque sorte que des satellites en orbite. Leur rôle serait dès lors de tempérer et de civiliser les oscillations masculines dominantes.

Pour autant, il n’y a pas à proprement parler de déterminisme sexuel, en raison de la conception analogique de la pensée arménienne. Celle-ci admet les appartenances ontologiques comme relatives, et les apparences comme pouvant masquer l’essence, tout comme l’inverse. Mais comme nous l’avons vu plus haut, ce sont précisément les distinctions de genre, et leur fusion hiérarchique dans l’alliance matrimoniale comme structure-clef, qui constituent les bases les plus solides des représentations arméniennes médiévales. Une certaine fluidité est donc concevable dans les appartenances identitaires, même sexuelles, ce qui nuance ce qui dans les conceptions, telles que nous pouvons les relever dans les sources littéraires, pourrait apparaître à nos yeux modernes comme paradoxal ou contradictoire même. Ainsi, c’est encore dans Agat‛angełos que l’on peut trouver l’aboutissement de ces distinctions de genre et de la figure des femmes. Par la sainteté en effet, celle-ci sortent du genre féminin proprement dit pour entrer dans la synthèse chrétienne abstraite, suivant le parcours métaphysique que nous avons pu établir dans le Chapitre 1. Lisons ce passage où le roi Trdat, charmé par la beauté de Hṙip‘simē décide de la forcer à devenir sa compagne. Refusant ce sort, la sainte engage un duel, physiquement, avec le roi :

«Or le roi, étant entré, voulut la saisir pour satisfaire sa passion; mais elle, enveloppée de la force de l’Esprit-Saint, résista avec un courage viril, et lutta depuis la troisième jusqu’à

la dixième heure, et le roi fut vaincu. Celui qu’on réputait avoir une force extraordinaire, qui chez les Grecs avait donné tant de preuves de sa vigueur, qui avait rempli tout le monde d’étonnement, et qui dans son propre royaume, lorsqu’il fut revenu dans sa patrie, avait

déployé son courage et sa valeur, cet homme si remarquable en toutes choses fut ce jour-

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là vaincu par une jeune fille, par la volonté et la grâce du Christ. Et quand il fut vaincu et harassé, il perdit courage, et il sortit de la chambre. »140

Forte donc de la foi, la femme devient l’égal de l’homme, même sur le plan physique. Pour

Z. Pogossian , Agat‛angełos présente aussi cette « bataille virile » : առնաբար մարտնչէր 141

[aṙnabar martnčʽēr] comme une lutte surnaturelle entre les forces maléfiques et le christianisme, ici personnifié par une femme « virilisée » contre une brute masculine, en voie de conversion. Ce qui était déjà admis dans la tradition, on l’a vu pour Šamiram, devient donc un modèle moral par lequel les femmes accèdent aux vertus masculines. Du moins, celles qui par leur ascèse et la sainteté infaillible de leur vie le peuvent. D’ailleurs, c’est directement depuis les cieux qu’une voix mystérieuse et divine tonne pour proclamer le modèle universel que les saintes représentent :

«Ne craignez point, mais venez dans le lieu de l’ineffable allégresse, que mon Père et moi nous avons préparé à vous et à ceux qui vous ressemblent. »142

L’entrée en religion permet donc de dépasser la frontière de genre établie par les hommes en transcendant ces différences dans un nouvel horizon ascétique et spirituel, égalitaire en apparence,. Nous verrons plus loin que cet horizon, s’il a pu avoir quelque consistance au début de la christianisation, finit toutefois par s’épuiser dans l’abstraction, confirmant et témoignant du mouvement similaire repérable dans l’oeuvre de Grigor Narekacʽi.

Les spéculations et les pratiques religieuses ascétiques des premiers temps de la christianisation ont donc pu nourrir les certitudes arméniennes traditionnelles sur la relativité des apparences et des essences. Mais loin d’affaiblir les distinctions de genre, celles-ci ou s’épuisent ou renforcent en fait le modèle que les auteurs arméniens médiévaux défendent par leurs oeuvres en lui donnant la légitimité de l’histoire et de la science et même la profondeur mystique, validant la structure-clef de l’alliance maritale sur laquelle repose le système arménien, et par laquelle tiennent les représentations de genre qui appuient réciproquement cette structure.

AGATHANGE, VII, § 77.140

POGOSSIAN Z., Female ascetism in Early Medival Armenia, publié sur academia.edu, p. 218141

AGATHANGE, VII, § 75.142

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Saisir les femmes concrètes dans cette architecture idéale est donc complexe. Chacune de leurs apparitions renvoie à ce schéma général qu’il était nécessaire de présenter. Par conséquent, dans les sources littéraires, la frontière est toujours floue entre le modèle idéal et la réalité, même appliqué aux femmes «historiques» et concrètes qui interviennent dans le récit, il faut le garder en tête.Selon les sources arméniennes donc, la place d’une femme se détermine en fonction de l’homme auquel elle est liée, par son appartenance familiale, c’est-à-dire sa naissance ou son mariage, place déterminée aussi en fonction des rapports de force entre dynasties et entre lignages. Son rôle est de participer activement à la vie de sa famille, soit indirectement en ce qui concerne les modes de relations de la «part virile» qui relèvent de la compétition : donner, prendre et échanger. Domaines dans lesquels les femmes peuvent avoir part en ce qu’elles sont capables de se «viriliser». Ce qui permet de maintenir intacte les distinctions d’un point de vue fondamental. Plus direct sera leur rôle dans la «part féminine» : produire, protéger et transmettre. Mais dans ce domaine, toujours sous l’autorité patriarcale. Enfin, nous avons pu relever les ambiguïtés de la morale chrétienne, qui tout en sublimant toujours le rôle des femmes, contribue plus que jamais à valider les structures globales et les représentations qui déterminent leur place et leur rôle dans la société arménienne médiévale. Il va de soi que ce tableau n’est valide que pour les femmes engagées dans les grandes familles dynastiques. Et si par mimétisme et en raison du cadre englobant que celles-ci fournissent à l’ensemble de la société arménienne médiévale, il est possible qu’il puisse être valable plus largement, nous ne pouvons le vérifier.

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Chapitre II.

La place et le rôle des femmes dans la société arménienne médiévale (Vème-

XIème siècle).

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2.1 : Le modèle patriarcal arménien et la place des femmes :

Situées selon ces représentations, les sources littéraires arméniennes médiévales nous donnent néanmoins à voir les rôles, actifs ou passifs des femmes, essentiellement dans le cadre des grandes familles dynastiques. Le plus souvent, les femmes dont il est question sont des femmes membres de milieux puissants dont elles jouissent de l’autorité charismatique. Très souvent, ce sont comme des spectatrices ou en tant que protagonistes plus ou moins passifs que les femmes interviennent, recueillant une part de l’héritage collectif, sur le plan matériel comme symbolique, qu’elles sont chargées de transmettre. Transmission qu’il leur est possible toutefois de consolider ou de renforcer. Mais selon les situations, on les voit aussi agir en usant de leur autorité pour inciter les hommes à accomplir de vaillants faits d’armes, à négocier ou à se battre pour leur lignage, ou pour elles, et même intervenir en personne dans le cours des événements en fonction des intérêts qu’elles entendent défendre.

2.1.1 : Les femmes, sujets particuliers de la violence :

Tout d’abord, les modes d’échanges de la  « part virile » ont souvent les femmes pour principal objet. Qu’il s’agisse de « don », de prise ou plus diplomatiquement d’échange, l’alliance maritale, en tant que structure-clef, est aussi la principale forme de relation au sein de la société arménienne médiévale, autour de laquelle s’articule, sur le plan matériel comme symbolique, une grande part de la vie sociale.Cela fait dans une certaine mesure des femmes des proies ou des victimes des rudes compétitions internes entre dynasties, mais aussi des velléités de contrôles externes qui peuvent aussi les prendre pour cibles afin de s’insérer dans le système arménien pour tenter de le dominer. Avec le renforcement progressif de la parenté en ligne directe, comme nous l’avons vu précédemment, favorisant l’héritage dynastique vers le fils aîné et donc la génération suivante, et non plus horizontalement entre frères égaux et incluant les soeurs dans une certaine mesure, le rôle social des épouses, matrices de nouvelles générations et donc d’héritiers, s’est renforcé. La valeur symbolique des femmes est donc considérable, on le perçoit précisément lorsqu’elles sont victimes de violences. Par violence, il faut ici entendre une atteinte externe sur la personne des femmes, propre à menacer l’honneur et l’avenir du lignage ou de la dynastie touchée par cette atteinte. Nous verrons plus loin que la question de l’intégrité de la personne féminine n’est pas en soi ce qui heurte la conscience

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arménienne, soucieuse avant tout de défendre des collectifs et non des droits individuels. Ce qui explique par exemple, nous en reparlerons, que les violences d’un mari sur sa femme ne sont pas perçues comme scandaleuses, tant qu’elle ne heurtent pas les intérêts du lignage. En revanche, il y a une mesure à cette violence. Movsēs Xorenac’i cite le cas de ce Samuel Mamikonean qui après la mort du roi pro-romain Aršak, préfère demeurer 143

auprès de l’empereur Arcadius que de rallier le roi pro-perse Xosrov. La raison qu’invoque l’auteur en est le meurtre par celui-ci de ses deux parents, pour avoir apostasié le christianisme. S’il ne risque manifestement rien dans les provinces arméniennes tenues par les Romains, il redoute la justice des Perses, en raison du sacrilège de son acte à leurs yeux et la vengeance des frères de sa mère, Tačatourhi, une Arcruni. On peut noter que le motif religieux, qui pourrait être «  acceptable  » puisque les oncles de Samuel Mamikonean sont certainement aussi chrétiens que lui-même, ne joue pas ici. Et par ailleurs, aucune menace ne semble peser sur lui venant de la famille de son père, appartenant à la même dynastie que lui. Si des reproches se font jour de ce côté, ils ne se traduisent en tout cas pas sous la forme d’une vengeance. On peut donc en déduire que plus que l’appartenance religieuse, les liens familiaux priment dans les relations familiales. Et que le meurtre d’une femme mariée appelle la vengeance de sa famille d’origine, au moins dans le cas où le meurtrier appartient à la famille d’alliance. On retrouve ici une nouvelle manifestation du statut paradoxal de la femme mariée que nous avions relevé plus haut. Le meurtre d’une femme n’est donc pas une forme de violence acceptée, quel qu’en puisse être le mobile, c’est une affaire grave qui implique la famille d’origine de la femme et peut remettre en cause les liens d’alliance entre les dynasties. Plus largement, l’idée de mettre à mort les femmes semble attenter aux règles de la violence. En observant en effet le sort fait aux femmes dans les sources littéraires de la période, on est frappé par la continuité de l’idée que la violence des combats et des représailles doivent épargner les femmes, et que lorsqu’elles en sont victimes, leur traitement doit s’inscrire dans le champ d’atteintes «  acceptables  ». On peut ainsi relativiser la violence de la société arménienne médiévale en ce que celle-ci, pour plus banale qu’elle fut que dans notre société contemporaine (mais est-ce si vrai ?), n’en est pas moins rigoureusement codifiée, et que le respect de ce code, non légal ni même écrit, n’en a pas moins pour lui la valeur de la coutume. Prenons un premier exemple chez Movsēs Xorenac’i. Au moment où le roi Trdat le Grand doit affronter une rébellion de Słouk, nahapet des Slkunian, en intelligence avec le roi Sassanide Šapuh, qui de surcroît

MOÏSE DE KHORÈNE, III, 48, p. 292.143

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a fait assassiner l’ancien précepteur de la soeur du roi Xosroviduxt, nommé Ōta, son propre gendre (ou beau-fils, J.-P. Mahé hésite) . Voilà que surgit Mamgon, prétendant à 144

l’établissement dynastique de sa famille s’il assume pour le roi les représailles contre le dynaste rebelle. L’auteur étant l’écrivain de cour d’une dynastie hostile aux Mamikonean, on doit rester prudent sur le déroulé des faits, mais ce qui importe ici, c’est que pour obtenir les biens de la dynastie rebelle, Mamgon, élevé désormais au rang de naxarar par le roi Trdat avec les biens des Slkunian et le nom dynastique de Mamikonean, procède au massacre du clan, dont seul deux membres parviennent à s’enfuir, et à obtenir la clémence royale. On peut donc s’interroger sur le manque de détail des sources : les femmes furent-elles victimes du massacre ? Les deux survivants sont-ils seulement des hommes ? La lecture du texte n’interdit pas de penser que le massacre ne visa seulement les hommes, et que la protection royale vise en fait les femmes. D’autant que nous n’entendons plus ensuite parler de cette dynastie. Il nous faut cependant rechercher d’autres exemples. Un peu en amont de ce fait justement, nous pouvons remonter au renversement en Iran de la dynastie des Arsacides, à laquelle est apparentée celle des Aršakuni arméniens, par celle des Sassanides. Le roi sassanide Artašir fait ainsi massacrer l’ensemble des personnes de sexe masculin des Karēn Pahlav, le lignage dominant en Iran la dynastie des Aršakuni, à une exception qui établira en Arménie la souche des Kamsarakan . De cet exemple emblématique, on peut déduire que l’usage 145

de l’extermination vise à anéantir les hommes d’un lignage, voire d’une dynastie, de préférence en se limitant aux membres en âge de porter les armes. L’idée qu’on puisse s’en prendre à l’ensemble des hommes, tout âge confondu, apparaît assez exceptionnelle, et cruel, pour qu’on puisse le noter. D’autant qu’il s’agit dans un cas comme dans l’autre de dégrader l’image de deux dynasties, l’une ennemie, les Perses sassanides, l’autre rivale, les « nouveaux venus » Mamikonean. Mais dans un cas comme dans l’autre, le massacre des femmes n’est justement pas clairement mentionné, alors qu’il aurait pu être un facteur aggravant. Remontons encore le fil du récit. On trouve encore un roi, cette fois le roi d’Arménie Sanatrouk, qui envahit le royaume d’Edesse et y massacre la dynastie locale du roi Abgar. Cette fois, il est explicitement affirmé que les filles sont épargnées, et plus intéressant : elles sont envoyées en Hašteank‛, c’est-à-dire dans le domaine «  réservé » des cadets Aršakuni, très probablement pour servir d’épouses aux hommes

Ibidem, II, 84, p. 235-236.144

Ibidem, II, 73, p. 224 : « եթէ ինքնին Արտաշիր հանդերձ միաբանութեամբ զօրացն հետահաս 145

եղեալ՝ կոտորեաց զամենայն ցեղ Կարենեան Պահլաւին, ջնջելով զամենայն արու, յերիտասարդաց մինչև ցստընդիայս ».

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des lignages secondaires de la dynastie royale. Elles constituent donc un butin marital destiné à assurer le rang de ses cadets. Seule échappe à ce sort l’une des épouses d’Abgar, que nous retrouverons plus loin, placée à la tête du reste de l’héritage de sa dynastie, à Xaṙan, aux confins militaires de l’Arménie en récompense de ses services . 146

Cet exemple, plus détaillé peut donc servir de modèle aux suivants : le massacre d’un clan n’implique pas, et même semble exclure usuellement l’idée, du meurtre de ses membres féminins, qui peuvent au contraire transmettre aux vainqueurs la dignité et le prestige de leur famille par l’alliance maritale.

A défaut d’être systématique, le massacre des femmes est toutefois évoqué pour aggraver l’image d’un personnage malfaisant. Ainsi, le roi sassanide Artašir ordonne d’exterminer la famille des Mandakuni dont l’un des membres avait assuré le sauvetage d’un fils du roi Aršakuni arménien Xosrov, qui avait montré tout son zèle à venger ses parents iraniens. Le roi organise le massacre, alors même que la dynastie s’est amendée, trahissant ainsi les vertus royales. En évoquant la fuite en territoire romain d’une des soeurs du nahapet sauvée en raison de sa beauté, l’auteur exprime dans ce cas clairement que les autres femmes ne furent pas épargnées . Notons que toutefois ce passage de Movsēs 147

Xorenac’i n’est pas si simple. J.-P. Mahé suppose qu’ici l’auteur a en réalité substitué au nom des Mamikonean, rivaux de ses maîtres Bagratuni, celui des Mandakuni . En tout 148

état de cause, même si le massacre porta sur cette dynastie, ou plus précisément sur un lignage de celle-ci et non sur son ensemble, dans ce cas précis, les femmes ne furent pas épargnées, sauf celles en âge de se marier ou du moins l’une d’entre elles, réputée la plus belle. De même, l’empereur apostat Julien est reconnu coupable d’ordonner le massacre du dynaste Zōra Ṙǝštuni et de sa famille réfugiée dans son Vostan, impliquant aussi cette fois les femmes . Et encore, le roi arménien Aršak, désireux de renforcer la monarchie 149

des Aršakuni contre les forces du dynastisme, y compris donc contre le patriarcat. Présenté donc comme un tyran se rend aussi coupable de massacres de familles dynastiques, notamment des Kamsarakan, sans épargner les femmes . Toutes ces 150

transgressions culminent dans l’action du traître par excellence : Mehroujan Arcruni. Celui-

Ibidem, II, 35, p. 192.146

Ibidem, II, 78, p. 229.147

Ibidem, II, 35, voir commentaire de la note 2 p. 377.148

Ibidem, III, 15, p. 261.149

Ibidem, III, 31, p. 275.150

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ci, ayant obtenu le soutien des Perses auxquels il promettait d’être le client d’une Arménie mazdéenne pro-Sassanides, profita de la fuite des dynastes et de leurs hommes au « pays des Grecs » pour mettre en oeuvre le plan de son maître le roi Šapuh qui voulait 151

réduire la noblesse arménienne en frappant directement au coeur des familles, hommes et femmes. Mehroujan tint donc enfermés dans leurs forteresses les épouses et les membres non combattants des familles dynastiques que les nahapet fuyards avaient cru

pouvoir laisser en arrière, gardés autant par les hauts murs de leurs բերդ [= berd], de

leurs forteresses, que par les usages des conflits que justement transgresse Mehroujan l’apostat. Paniqués devant la menace, l’ensemble des dynastes se ligue derrière le Patriache Nersēs, obtenant l’appui d’une armée byzantine et attaque en force le territoire arménien. Mehroujan cède sous l’attaque, mais avant d’évacuer les places qu’il tient, il ordonne la mise à mort des épouses des dynastes, pendues aux murailles de leurs forteresses, en laissant exposés leurs corps aux oiseaux charognards. Le détail du supplice permet justement de renforcer le portrait péjoratif de Mehroujan, et malgré la cruauté de son geste, désespéré et exemplaire, il faut quand même noter qu’il a limité l’exécution aux épouses, épargnant manifestement les jeunes enfants, de tous sexes, présents sans aucun doute parmi les captifs.Le récit des massacres et en particulier des massacres de femmes, a donc tout du topos littéraire. Quand on évoque le massacre d’un clan dans son ensemble, on note toujours des survivants et parmi ceux-ci, les femmes figurent habituellement parmi les épargnés. On peut voir dans cet argument une réelle réticence à cautionner les violences sur les non combattants en général et les femmes en particulier. Cet usage coutumier n’est transgressé que dans des situations bien déterminées incarnées par des personnages présentés comme malfaisants et là, la mobilisation de ce thème renforce l’arsenal rhétorique qui vient peindre le portrait négatif de celui que l’auteur cherche à dénigrer.

On doit relever aussi le cas particulier de la vengeance d’un régicide. Le meurtre du roi Xosrov par Anak sème ainsi la panique parmi les soutiens des Aršakuni dont les positions se fragilisent depuis l’avénement des Sassanides en Perse. Capturé, l’assassin est exécuté et la sanction s’étend à sa famille, sans épargner personne. Movsēs Xorenac’i nous informe laconiquement du fait que le meurtrier est mis à mort avec tous les siens . 152

Il faut se tourner vers Agat‛angełos pour avoir plus de détails sur la sentence :

Ibidem, III, 35, p. 278.151

Ibidem, II, 74, p. 226.152

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[le roi Xosrov] avant de rendre le dernier soupir, ordonna qu’on exterminât toute la famille [de son assassin]. Alors on commença à faire un grand carnage, et on n’épargna ni les

hommes mûrs, ni l’âge qui ne sait pas encore distinguer la main droite de la gauche. Les femmes mêmes tombèrent sous le fer; deux petits enfants, arrachés par leurs nourrices au

massacre des fils du Parthe, échappèrent seuls à la mort. L’un fut conduit en Perse et l’autre en Grèce.»153

On voit ici que le degré de gravité part de la mise à mort des enfants très jeunes pour atteindre ensuite les femmes. Comme toujours cependant, des survivants échappent au carnage, et on peut aussi s’interroger sur le traitement des jeunes filles. L’exécution de femmes apparaît ici aussi comme exceptionnelle, suffisamment pour devoir être relevée, même si dans cet exemple, il ne s’agit pas de dénigrer les auteurs de ce crime mais de souligner l’infamie de l’atteinte au roi qui appelle un châtiment d’une exceptionnelle dureté.

Outre au sein des règlements de compte inter-dynastiques, les femmes peuvent aussi être collectivement victimes de violence en cas de conflit plus général : assaut de villes ou de forteresses, raid ou invasion… Ainsi, Movsēs Xorenac’i évoque-t-il la prise du bourg d’Aršakavan, fondé par le roi Aršak en promettant une amnistie judiciaire complète à ceux qui s’y installeraient. De nombreux prévenus y trouvent donc refuge, sapant la justice des dynastes et les revenus afférents. S’appuyant sur le soutien des Perses, les dynastes se révoltent et organisent une expédition punitive contre les fuyards, au mépris de la protection royale et même de la tentative de médiation du Patriarche Nersēs, arrivé trop tard sur les lieux, nous dit l’auteur. Epargnant les enfants en bas âges, le massacre vise autant les hommes que les femmes, encore que selon Movsēs Xorenac’i, les dynastes prennent le soin de sévir chacun contre les fuyards identifiés comme tels par eux. Même si l’auteur tente d’insister sur les torts du roi Aršak, qu’il dénigre par ailleurs, le massacre, on le voit, reste mal accepté par le personnel religieux qui fait tout pour le limiter. L’auteur cherche aussi à nous persuader qu’il fut commis selon un procédé exceptionnel et mesuré autant que possible dans le cadre d’une opération de « pacification » judiciaire.Il est en effet notable que les massacres collectifs de femmes sont rares dans les sources, même lors d’invasions. Ainsi, Ełiše, le grand historien de l’invasion et de la répression

AGATHANGE, « Histoire du règne de Tiridate et de la prédication de Saint Grégoire 153

l’Illuminateur », V. LANGLOIS (trad. fr.), Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, I, 1867, p. 105-194.

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antichrétienne perse autour de la bataille d’Avarayr, présente aussi cet usage lors de l’invasion du roi Yazdegerd II, quand le roi tance les dynastes en les sommant d’apostasier le christianisme au risque d’encourir son courroux :

« Ceux qui survivront, mourront dans la forteresse et dans des prisons d’où l’on ne peut sortir. J’enverrai ensuite dans votre pays d’innombrables armées avec des éléphants, et je

ferai transporter dans le Khoujasdan les femmes et les enfants.[…]

Si quelque téméraire s’oppose à tout ceci, il sera condamné à mort et sa femme et ses enfants deviendront esclaves de la cour royale. »154

La politique royale témoigne d’un système de valeurs propre au monde arméno-perse, au-delà du conflit engageant le pouvoir et donc les croyances religieuses qui en sont, selon la mentalité d’alors, la projection cosmique. Les usages et les pratiques sociales, y compris en terme de conflits sont manifestement communs au vu de l’intense activité diplomatique, qui se noue autour du rapport de force et qui prend plus de volume dans le récit et dans la temporalité de l’affrontement que les engagements militaires.On voit qu’il est clairement stipulé que dans les conditions normales d’un conflit, les représailles contre les belligérants rebelles à l’autorité royale et qui persisteraient au-delà de la démonstration de force de l’armée royale, sont discriminées en fonction du genre et de la qualité personnelle : les hommes combattants pris les armes à la main sont mis à mort, les membres non combattants de leur famille, à commencer par les femmes, sont réduits à la captivité. Les représailles militaires ne peuvent donc viser que l’aristocratie guerrière des libres, mais on constate que la sanction n’est pas personnelle, elle porte sur la famille directe du combattant, sur son lignage, qui est donc considéré comme la base matérielle la plus significative de la qualité de combattant. On retrouve donc l’idée que la qualité d’une femme dépend de l’homme auquel elle est liée : elle subit donc avec lui les représailles qui visent à réduire son rang ou à le priver de son identité sociale, mais ce traitement tient compte de son infériorité soumise. Elle échappe à la mort en tant que dépendante, mais en perdant les droits liés à la liberté de son époux, elle subit la captivité. Cette dégradation nous montre qu’il est important de mesurer les variations de la dépendance féminine, qui ne peut être comparable lorsqu’elle est l’épouse d’un puissant,

ELISÉE VARTABED, Histoire de Vartan et de la guerre des Arméniens, V. LANGLOIS (trad. fr.), 154

Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, II, 1869 p. 183-251. �73

ou la captive d’un adversaire. Il est primordial aussi de saisir que la dépendance ne signifie pas l’absence de marges de manoeuvre a priori.Est-ce à dire cependant que les femmes de non-combattants ne sont donc pas des cibles ? Les sources littéraires de l’époque de l’invasion arabe sont de ce point de vue éloquentes. Là encore, les massacres de femmes sont rares, les razzias arabes visent plutôt la capture de femmes parmi le butin, dont elles constituent une prise de choix, que ce soit lors d’opération de razzias proprement dites ou lors de la collecte du tribut. Ainsi, on peut relever chez Łevond :

« Qui pourrait assez déplorer ces affreux malheurs ! Les sanctuaires, dont l’entrée était interdite aux païens, démolis par eux et foulés aux pieds ; les prêtres, les diacres et les acolytes exterminés par le fer d’un ennemi impie et cruel, gisant dans leur sang ; des

femmes délicates et de haute naissance insultées, maltraitées et traînées sur les places publiques en poussant des cris terribles ; des jeunes filles, de jeunes garçons menés en

captivité, forcés d’abjurer leur foi en Jésus-Christ : tout cela présentait un spectacle affreux ! »155

On peut noter que l’auteur classe ici clairement les femmes dans ce que les sources occidentales appellent les pauperes, ces «  faibles », dont les religieux sont les meilleurs modèles. Les femmes apparaissent en premières parmi les laïques, après justement les religieux consacrés, mais elles ne forment pas une catégorie unique : l’auteur distingue les femmes nobles des autres, non pas parce que les envahisseurs musulmans leur font subir un sort différent des autres femmes, mais précisément parce qu’elles subissent le même sort que les autres. Le masque de la distinction tombe, les hiérarchies s’effondrent, la dégradation de ces femmes de haute condition ajoute à leur humiliation.La captivité peut éventuellement aboutir à un mariage et elle devient donc à cette époque, avec la présence d’émirats musulmans intégrés au système arménien, une source d’angoisse pour les religieux qui y voient des risques d’apostasie ou de dangereux syncrétisme avec l’islam comme hier avec le zoroastrisme. Mais la captivité en soi n’est pas forcément menaçante en ce qu’elle n’est pas irrémédiable. Dans une certaine mesure, il est possible de racheter, voire de délivrer, les captifs tant qu’ils restent à portée de contre-attaque des cavaliers ou des troupes arméniennes. Plus grave est le viol, un outrage qui appelle une vengeance immédiate et sanguinaire, écoutons toujours Łevond :

Consulté en 2014 sur : http://www.mediterranee-antique.info/Auteurs/Fichiers/GHI/Ghevond/155

Arabes_Armenie/Ghevond.htm�74

« Les Arabes ayant découvert l’entrée dans la citadelle, s’y glissèrent furtivement à la faveur de la nuit, et trouvant la garnison endormie, ils s’emparèrent de la place et firent les

soldats prisonniers. Ensuite ils s’abandonnèrent avec une parfaite insouciance à d’abominables débauches, et outragèrent les femmes. Dieu, qui voit tout, et qui

n’abandonne jamais les fidèles qui croient en son nom, eut pitié d’elles, et, pour punir ces misérables, il envoya Théodore, qui, à la tête de 600 guerriers bien armés, se précipita avec la rapidité de l’aigle sur la horde ennemie, l’attaqua avec impétuosité et tailla en

pièces environ 3.000 hommes ; puis il délivra les captifs, forçant les misérables débris de l’ennemi à prendre la fuite. Ainsi, chargés de dépouilles et de butin, les Arméniens

rentrèrent dans leurs foyers, rendant grâce à Dieu qui les avait vengés de leurs ennemis. Quant aux autres colonnes de l’armée arabe, elles rentrèrent avec des captifs et du butin

en Syrie, où elles passèrent deux ans en repos. »

On note que le coup de main arménien cible les assaillants qui ont transgressé les usages de l’honneur contre les non-combattants, en violant ici des femmes. A presque 1 pour 4 (mais les chiffres sont ici un faire-valoir), les guerriers arméniens tentent une attaque audacieuse et motivée, qui se conclut par une franche victoire et par la libération des captifs. Aucune opération n’est en revanche envisagée contre les autres bandes armées qui se retirent vers la Syrie chargées de butin… et de captifs (donc de captives aussi certainement).156

De tous ces exemples, il est manifeste qu’il existe des usages, des normes implicites, concernant les violences aux femmes admises dans le cadre de conflits. Si les simples femmes sont destinées à faire partie du butin normal lors de raids ou d’assauts, les sources ne s’en émeuvent que lorsque ce sort est fait à des femmes issues de lignages puissants. Ces femmes peuvent être l’objet de massacres dans des circonstances précises, généralement le fait est lié à un personnage malfaisant par ailleurs ou alors il 157

Consulté en 2014 sur : http://www.mediterranee-antique.info/Auteurs/Fichiers/GHI/Ghevond/156

Arabes_Armenie/Ghevond.htm

Notons encore d’un mot pour illustrer ce point, l’exemple du personnage ambivalent Ervand, 157

dans le récit de Movsēs Xorenac’i, qui pour s’emparer du roi « légitime » selon la version de l’auteur capture les deux filles du Bagratuni Smbat qui a la charge traditionnelle de couronner les rois pour s’en servir comme otage avant d’obtenir de lui l’arrêt de sa rebellion. L’ambivalence du personnage dans le récit se traduit ici par le fait que malgré la capture des fille de Smbat, Movsēs Xorenac’i tient toutefois à bien préciser qu’il ne leur fait subir aucun mauvais traitements. MOÏSE DE KHORÈNE, II, 37 p. 195 : Յայնժամ առաքէ Երուանդ և սատակէ զքաջսն ի Բայբերդի. գերեալ զդստերս Սմբատայ՝ պահէ յամրոցին յԱնի ոչ Վատթարապէս։

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s’agit de représailles pour des faits particulièrement graves, dans des circonstances elles-mêmes critiques . Reste que les outrages, la mise à mort ou le viol de femmes ne sont 158

pas tenus pour acceptables dans la plupart des cas. L’institution religieuse n’hésite pas à mobiliser toute son autorité ou même à intervenir directement pour éviter ou limiter ses violences, et quand elles ont eu lieu, elle laisse pudiquement agir le bras vengeur de la noblesse arménienne sans trop approuver mais sans condamner.C’est que les femmes ne sont pas que porteuses d’une forte valeur d’échange et de production que les puissants se doivent de protéger de leur mieux, elles sont aussi les dépositaires de l’héritage du lignage et de la puissance dynastique.

2.1.2 : Les femmes dépositaires de l’honneur familial.

Les règles de transmission de la propriété n’ayant pas été codifiées au Moyen Âge, il est difficile d’établir un tableau définitif concernant la question de l’héritage. Rien ne dit que les usages ne furent en tout lieu et de tout temps les mêmes. Néanmoins, des tendances générales relevant des habitudes, de l’habitus de la haute société arménienne pourrait-on dire, peuvent être identifiées dans les sources.Il paraît hors de doute que les femmes puissent hériter de biens au titre de leur appartenance au groupe familial. On voit ainsi le roi Artawazd doter ses soeurs de villages à titre héréditaire, avec les revenus de la couronne de ces communautés, augmentés même de rentes spécifiques au moins en partie en nature . La nécessité de tenir son 159

rang pousse donc les aînés à assurer le train de vie de leurs frères et soeurs lorsque c’est possible. Reste qu’on ignore l’organisation concrète de la gestion de ces biens et leurs destinations une fois la soeur mariée. Les épouses aussi peuvent recevoir une part de la propriété commune, qui reste plus incontestablement dans le patrimoine lignagier puisqu’il est forcément transmis aux enfants du couple. Là aussi, nous ne pouvons que nous interroger sur les modalités. Ainsi, la reine Xosroviduxt, épouse du roi Trdat, le premier roi

On peut ainsi évoquer les périodes d’offensives brutales comme la guerre sans merci menée 158

par l’émir sadjide Yûsuf face au Bagratuni Smbat et à son fils Ašot II au début du Xème siècle au cours de laquelle les conventions implicites sont débordées par le cycle des représailles des deux camps. Au point d’ailleurs que le roi Ašot II, surnommé Erkat’ (= en fer), fini par être considéré par un impie dont le Patriarche Yovhannēs se refuse à citer même le nom après 923 et soutien finalement son rival Gagik Arcruni, roi du Vaspurakan. Voir pour le cadre général MAHE A. et J.-P., Histoire de l’Arménie. Des origines à nos jours, Paris, 2012, p. 135-141.

MOÏSE DE KHORÈNE, II, 22, p. 178.« Սա ժառանգեցուցանէ զեղբայրս իւր և զքորս ի գաւառս 159

Աղւոյ ոծտի և Առբերանոյ ».�76

Aršakuni chrétien, reçoit de son époux un magnifique palais d’été décoré à la romaine 160

manifestement destiné à son usage propre en l’absence du roi. La situation des femmes de la dynastie royale est forcément particulière, mais il n’empêche qu’elles montrent la banalité pour les femmes de recevoir des biens, comme part de l’héritage commun horizontal au sein de la fratrie ou comme donation personnelle au sein du couple notamment. L’auteur n’apporte en effet aucune précision permettant de montrer qu’il juge nécessaire d’expliquer un acte qui sort de l’ordinaire, même si on aimerait savoir si les parts au sein de la fratrie notamment sont équivalentes ou s’il y a une distinction en fonction de l’âge ou de du sexe. Plus intéressant encore est l’exemple d’Ełinē, «  la première épouse  » et la veuve d’Abgar , qui une fois le royaume d’Osrhoène annexé par le roi Sanatruk, selon Movsēs 161

Xorenac’i, fut doté de la ville de Xaṙan et même de la souveraineté en tant que femme, le

texte dit տիկնութիւն [= tiknut’iun], sur la Mésopotamie (en l’espèce la région sous le

contrôle de la forteresse de Xaṙan). Son rang lui permet cette promotion, et certainement encore plus les «  services  » rendus par la reine au temps où son époux était encore vivant, sans que cela ne paraisse heurter l’auteur, ce qui est d’autant plus notable que la position stratégique et frontalière de la donation impose forcément une implication dans les affaires militaires de la part de la dirigeante. Mais quelle que soit la possibilité traditionnelle pour une femme de tenir un tel rôle, les temps changent. La reine Ełinē est une dame chrétienne, selon l’auteur . Elle ne tarde donc pas à quitter les affaires de ce 162

monde, pour vivre en Palestine, à Jérusalem, utilisant sa fortune au service des pauvres du lieu. Soit que la charge la dépassait pour une raison ou une autre, soit que l’appel de sa foi fut plus important, une hypothèse n’excluant d’ailleurs pas l’autre. Le rôle d’une dame de haute naissance n’apparaît pas aux yeux de l’auteur de devoir participer aux affaires politiques, quand bien même elle le pourrait manifestement, mais d’être un modèle de charité pacifique renonçant à son pouvoir temporel. D’ailleurs, Movsēs Xorenac’i prend

Ibidem, II, 90, p. 244. « Զայսու ժամանակաւ կատարէ Տրդատ զշինուած ամրոցին Գառնւոյ,  զոր 160

որձաքար և կոփածոյ վիմօք, երկաթագամ և կապարով մածուցեալ. յորում շինեալ և տուն հովանոց, մահարձակօք, սքանչելի դրօշուածովք, բարձր քանդակաւ, ի համար քեռ իւրոյ Խոսրովիդխտոյ, և գրեալ ի նմա զյիշատակ իւր հելլենացի գրով։ ».

Ibidem, II, 35, p. 192. Pour «  première épouse  d’Abgar » le texte arménien dit : «  զգլուխ 161

կանանցն Աբգարու ».

J.-P. Mahé note les confusions multiples de Movsēs Xorenac’i (Voir Ibidem notes p. 359-360), 162

qui s’inspire de Flavius Josèphe. Mais cela ne fait en réalité que renforcer l’idée que le propos de l’auteur est en fait de dresser un portrait édifiant de la Dame Ełinē en direction de son public, notamment féminin.

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soin de noter, citant manifestement Flavius Josèphe, que le tombeau Ełinē est devenu un lieu de pèlerinage, ce qui fait d’elle une quasi-sainte. On peut imaginer aisément l’impact de l’exemple sur l’auditoire féminin de ce récit édifiant.On peut donc voir que les femmes semblent pouvoir posséder des domaines en y exerçant de pleins droits de propriété foncière, et même éventuellement, pour les épouses des dynasties royales, en y détenant une souveraineté de type régalien, en cas de veuvage notamment. Les termes exacts de l’exercice de ces droits n’apparaissent pas clairement dans les sources. Avec toute la prudence qui s’impose, on peut tenter de s’en faire une idée à la lecture de l’épopée du Sassun. Dans le Chant II consacré à Mher, on voit la mère du jeune garçon placé à la tête du lignage, des biens et même de la province du Sassun par les frères de Mher (donc ses propres fils), jusqu’à ce que Mher ou l’un des petits-enfants, soit suffisamment grand et méritant pour prendre son rôle. Il s’agit donc d’une espèce de régence, qui prend effectivement fin lorsque Mher par ses exploits s’impose comme chef et que les hommes libres du Sassun en décident ainsi. Mais en attendant, Quarante-Tresses-Blondes, nom par lequel est désigné la mère de Mher, exerce le pouvoir avec l’ensemble des attributs : elle monte à cheval (non sur une jument mais sur le fameux poulain Djalali, monture des héros), porte armes et armure et 163

tous les signes de la puissance guerrière virile. On retrouve ici le «  masque  » des apparences, puisque pour être chef, la femme doit se parer des attributs virils du pouvoir. Ce qui est intéressant ici de noter, c’est surtout que le pouvoir d’une femme s’exerce sous l’étroit contrôle des hommes, qui le lui accordent et décident quand le retirer, et qu’il est dans ce cas transitoire, jusqu’à ce qu’un homme du lignage (ici pas forcément l’aîné) s’impose par sa valeur. Jusque là, Quarante-Tresses-Blondes n’accomplit rien de spécial, elle ne fait que gérer un héritage en attendant son légitime, et masculin, titulaire. Difficile de généraliser un tel exemple. Mais il semble probable néanmoins que l’exercice de la puissance (régalienne ou simplement foncière) par une femme s’inscrive généralement dans un cadre comme celui-ci : contrôle indirect ou surveillance des hommes de la famille, mise en avant ostensible des attributs de la puissance et de l’autorité « virile » et prise en main dès que possible par les enfants de sexe masculin des droits de la mère. L’époux jouant dans ce domaine un rôle plus ambivalent, en ce qu’il peut être le donateur (et donc se contenter éventuellement du premier axe de ce cadre) ou absent (en raison de ses

Ełišē mentionne le fait qu’un homme chevauchant une jument est un signe de dégradation, 163

puisque cette monture est habituellement utilisée par les femmes. ELISÉE VARTABED, Histoire de Vartan et de la guerre des Arméniens, V. LANGLOIS (trad. fr.), Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, II, 1869, Chapitre VII, p. 183-251.

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responsabilités ou parce qu’il est mort) auquel cas, la femme (la veuve) se doit de le remplacer, probablement dans les mêmes termes que ci-dessus.

Outre les biens immobiliers, constitués de domaines, sur lesquels on l’a vu les femmes peuvent exercer de simples droits fonciers ou plus rarement une part de la puissance publique, les femmes possèdent aussi de précieux biens mobiliers, thésaurisant le patrimoine familial dans les grandes familles dynastiques. On trouve ainsi chez Ełišē l’exemple de l’apostat Vasak, réduit par les Perses à la captivité qui paie ainsi selon l’auteur sa trahison et son ambition de régner au nom des Sassanides sur l’Arménie. Parmi les épreuves qu’il subit, il y a la dégradation financière et le dépouillement de sa puissance. Ełišē utilise un procédé d’accumulation pour énumérer l’amplification de sa peine :

« On le dépouilla de tous ses biens et on ne lui laissa rien de ce qu’il possédait. On le réduisit tellement à la misère que ses serviteurs mendiaient du pain pour le lui apporter.

On accumula tellement de dettes sur sa maison pour [acquitter] les tributs de la province, qu’il dut faire l’abandon de tout l’héritage de ses pères et de ses aïeux; il dut faire

également abandon des parures de femme, sans pouvoir acquitter sa dette envers la cour. On lui réclama de telles sommes, qu’il demandait s’il y avait des trésors dans les

tombeaux de ses ancêtres; et, s’il s’en fût trouvé, il les aurait pris et les aurait donnés pour solder sa dette et celle de sa famille, parce que beaucoup de ses parents avaient été

également condamnés. »164

A la perte de son patrimoine dynastique, qui constitue le châtiment le plus définitif, s’ajoute une ultime humiliation : le dépouillement des parures destinées aux femmes de sa famille. Une telle contribution paraît être un recourt exceptionnel, au-delà on tombe dans la fiction de vider les tombes des ancêtres et donc dans l’effacement absolu du patrimoine et de la puissance dynastique. On voit donc que les parures féminines, bijoux et vêtements précieux ici sans doute, constituent une part du patrimoine dynastique, éventuellement thésaurisé mais dont le recourt ne se fait que dans une situation particulièrement critique. La femme qui possède, ou plutôt qui utilise, ces parures n’en n’a donc pas la pleine propriété, sans dire qu’il lui soit interdit de céder ou vendre ces parures, la coutume

ELISÉE VARTABED, Histoire de Vartan et de la guerre des Arméniens, V. LANGLOIS (trad. fr.), 164

Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, II, 1869, Chapitre VII, p. 183-251. �79

commande sans doute de réserver prudemment ces biens si jamais la nécessité se faisait sentir de les mobiliser pour le bien commun du groupe.

Les femmes sont donc les dépositaires du patrimoine familial ainsi que de sa dignité. Ainsi, après l’assassinat du roi Aršakuni Xosrov et la prise du pouvoir en Arménie du Sassanide Artašir, la fille du roi assassiné Xosroviduxt, soeur de Trdat, est recueillie par le fameux Ōta , un Amatuni, dont nous avons déjà parlé plus haut. Celui-ci se replie dans 165

la forteresse d’Ani avec la fille du roi, dont il devient le précepteur : սնուցող [snuc’oł = père

adoptif, nourricier], gardant d’ailleurs aussi, apprend-on plus loin, les trésors des Aršakuni, et faisant preuve d’une moralité exemplaire annonçant la conversion au christianisme. La survie de la dynastie peut donc résider dans celle de son patrimoine, en dernière instance autour de la personne d’une femme. Mais on peut toutefois noter le peu d’intérêt d’Artašir pour cette rébellion d’Ōta, alors que dans le même temps il ordonne l’exécution de l’ensemble des Mandakuni, dans les circonstances que nous avons vues plus haut, au motif que l’un d’eux, nommé Artavazd, soit parvenu à sauver le fils de Xosrov, Trdat donc, en l’emmenant à Constantinople. Le sauvetage du fils et son exil chez l’ennemi byzantin est donc davantage perçu comme une menace pour l’avenir de la domination sassanide en Arménie que la survie de la fille, sur le sol arménien avec tout le trésor dynastique et le soutien d’une famille puissante. C’est sans doute qu’on pense pouvoir gagner l’une par un moyen ou un autre, alors que l’autre échappe totalement au contrôle sassanide. Ce rôle de dépositaire ultime du patrimoine et de la dignité dynastique apparaît aussi lors de l’extinction de la tige masculine d’un lignage. On le voit partiellement lors du massacre des Mandakuni ordonné par Artašir, alors qu’un dynaste mineur sauve une des soeurs d’Artavazd et se réfugie dans l’Empire byzantin où se trouve manifestement aussi son beau-frère, à Césarée, pour l’épouser. Profitant donc des circonstances, il réalise un beau mariage hypergamique, puisque Movsēs Xorenac’i note son origine modeste . Mais 166

cette dimension est encore plus flagrante dans le cas de l’alliance entre le Patriarche Sahak Pahlawik et la dynastie des Mamikonean . En effet, le lignage du Patriarche, issu 167

de saint Grigor, n’a plus de descendant masculin. La stratégie choisie est celle de soutenir donc l’ascension d’une dynastie en plein essor, mais qui ne bénéficie pas toutefois du

MOÏSE DE KHORÈNE, II, 77, p. 228.165

Ibidem, II, 78, p. 229 : Movsēs Xorenac’i le nomme Tačat et doit remonter à Hayk pour établir 166

sa généalogie.

Ibidem, III, 51, p. 296.167

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prestige des plus anciennes, comme se plaît à le rappeler Movsēs Xorenac’i, et qui donc aura tout intérêt à commémorer son origine Partew. Ultime moyen de sauver le nom du lignage, la fille de Sahak, Sahakanouïš, épouse donc le tanoutēr Mamikonean, Hamazasp. On la voit même pousser son père à aller réclamer à la cour des Sassanides à Ctésiphon les plus grands honneurs possibles pour son mari et son «  nouveau  » lignage, afin d’assurer la meilleure postérité et le plus haut rang à l’honneur et au patrimoine qu’elle vient transmettre, rôle d’autant plus fort dans ce cas, qu’elle est l’ultime dépositaire de son lignage. Au bout du compte, Sahak parvient à affirmer son rang en qualifiant, par la bouche du roi Artašir cité par Movsēs Xorenac’i, Hamazasp comme son fils , fiction 168

facilement concédée, mais qui s’inscrit une fois encore dans la question complexe de la position de la fille mariée, et qui ne fait que renforcer de fait l’affirmation de la dynastie des Mamikonean en général et le lignage d’Hamazasp en particulier.

Dernière question que nous pouvons encore aborder concernant la préservation et la transmission patrimoniale par les femmes, celle de l’onomastique. Nous avons déjà vu la question délicate de l’appartenance de la femme mariée à sa nouvelle famille, se pose ici la question du choix du prénom donné à l’enfant. Selon les généalogies que les historiens ont pu reconstituer il est possible d'établir quelques faits. Chez les Arcruni par 169

exemple, on peut relever la présence de prénoms probablement issus de l’origine dynastique de la mère. C’est manifestement le cas de la princesse Sophie, fille du roi Bagratuni Ašot (884-890), dont une des filles se nomme comme elle-même, fille qui épouse d’ailleurs en 936 le dynaste de Siwnik’. Mais même pour les fils, le prénom Ašot, typiquement « Bagratuni » entre dans le stock onomastique des Arcruni par les femmes. Le prince Arcruni Ašot (mort en 874) porte ainsi le nom de son grand-père maternel, Ašot le Carnivore (802-822), nom transmis par sa mère Hṙip’simē. Le fils de cet Ašot Arcruni, le prince Grigor Derenik épouse lui-même d’ailleurs une Bagratuni, la princesse Sophie dont nous avons parlé ci-dessus, qui est aussi sa petite-cousine. Ces alliances renforcées aident la pénétration du prénom Ašot dans les lignages issus directement d’elles par les femmes : on peut repérer des Ašot sur presque trois des quatre générations suivant la dernière alliance maritale entre Arcruni et Bagratuni (Sophie/Grigor Derenik). Chez les princes du Siwnik’, semble établie l’habitude de puiser les noms féminins parmi ceux de la

« Վասն որոյ զորդիացեալդ դորա զՀամազասպ կացուսցես ի վերայ զօրացդ սպարապետ՝ », 168 168

Ibidem, III, 51, p. 297.

Voir MUTAFIAN C., L’Arménie du Levant (XIème-XIVème siècle), tome 2, Paris, 2012. 169

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génération précédente. Le roi Grigor (1136-1166) donne ainsi pour nom à une de ses filles Kata, nom de deux de ses tantes, l’une en ligne paternelle directe, l’autre par alliance, puisque son oncle par alliance du nom de Grigor, quatrième roi du Siwnik’, lui aussi (mort en 1062) eut aussi une soeur du nom de Kata, et que lui-même ne doit la royauté que grâce au fait que la ligne du roi Grigor s’est épuisée sans descendants directs, passant le titre royal à l’homme le plus proche, le frère de sa femme Senek’erim, père du Grigor en question. On peut penser que ce choix peut viser à souder en quelque sorte les deux lignages en un seul en assurant une transmission de l’onomastique commune . Lorsque 170

la ligne paternelle est assurée, et que l’épouse n’est pas en position de proposer un stock onomastique au capital symbolique intéressant, les filles portent les noms de la ligne paternelle, par exemple des soeurs, comme c’est le cas de la fille du sparapēt Vasak Pahlavuni (mort vers 1029) nommée Seda, comme la soeur de Vasak. Les noms des grands-mères peuvent aussi être mobilisés, si possible des deux lignes, maternelle et paternelle . 171

La transmission du nom est donc pour les grandes dynasties, un enjeu capital en ce qu’il permet d’établir des équilibres et même d’affirmer une appartenance lignagière. Si a priori la ligne paternelle est dominante, on voit que ce n’est pas forcément systématique, tout dépend comme on l’a vu en théorie à travers le langage mythologique des récits de Movsēs Xorenac’i, que la pratique vérifie ici, du rapport de prestige entre les deux lignes de la famille. On peut finir sur ce sujet par deux cas limites montrant que la ligne maternelle peut devenir clairement dominante dans l’établissement dynastique. D’abord, il y a l’exemple chez Movsēs Xorenac’i de Gazawon Kamsarakan, chef des dynastes arméniens réfugiés dans l’Empire byzantin qui décide de revenir auprès du roi Xosrov IV (387-392) en Persarménie avec ceux qui l’ont suivi. Etablissant un pacte d’amnistie pour les fuyards, le roi Xosrov décide d’élever Gazawon en faisant de lui un Aršakuni, du fait que sa mère, Aršanouïš fut une Aršakuni . Une telle élévation sert évidement les intérêts 172

Au milieu du Moyen Âge on peut voir de même Elikum, un Orbélian de Siounie, donner à sa fille 170

le nom de sa belle-soeur : Ṙuzuk’an, dans des circonstances assez analogues : lui-même succède à son frère Smbat mort sans descendance. Le choix des noms de garçons semble suivre une logique comparable, puisqu’à Elikum succède non pas son fils Burt’ēl assassiné en 1261, mais un autre de ses frères, Tarsayidš, qui appelle son fils (mort en 1300) Elikum, et qui lui-même appelle son propre fils… Burt’ēl. Voir Ibidem.

C’est le cas chez les Vač‛ut‛ian, où les fille de Xorišah et K’urd portent, la première (morte en 171

1235) le même prénom que sa grand-mère maternelle : Mama Xat’un et la seconde (morte en 1267) celui de sa grand-mère paternelle : Mamk’an. Voir Ibidem.

MOÏSE DE KHORÈNE, III, 48, p. 292. Le roi Xosrov cité par l’auteur, rappelle aussi la parenté 172

d’origine unissant les deux dynasties.�82

du roi qui cherche à consolider une position fragile, mais elle révèle aussi la possibilité d’établir un lignage par la mère, parallèlement à la tradition d’usage patriarcale. L’intervention royale n’est d’ailleurs pas absolument nécessaire pour voir établie une filiation matrilinéaire. Plus tard, au XIIIème siècle, on connaît le cas de la dynastie des Dōpʽian, soeur des puissants princes Zakarides, qui a sans doute pu bénéficier de la mort prématurée de son époux pour donner, par son prénom, le nom dynastique du lignage dont elle est la fondatrice de fait.Notons toutefois le caractère exceptionnel (deux cas avérés sur plus en 800 ans pour les grandes dynasties ) de cette filiation matrilinéaire directe. Surtout, elle ne remet pas en 173

cause, bien au contraire, la tendance générale dont nous avons parlé au renforcement de la logique lignagière, qu’elle vient en réalité appuyer de manière extraordinaire. D’autant qu’après ces femmes, la norme patrilinéaire est tout simplement rétablie.

On voit donc que malgré les mentalités, la nécessité pousse à accorder aux femmes une place importante dans la transmission et même dans la gestion du patrimoine familial. Mais que l’importance de cette place dépend de l’état des rapports de force au sein et entre les dynasties, la marge de manoeuvre des femmes ne dépend donc pas d’elles, elles ne peuvent que s’adapter, avec plus ou moins d’opportunités, aux circonstances. D’autant que la christianisation, nous aurons à en reparler, tend à définir de manière plus déterminée le rôle des femmes puissantes. Ce qui, sans toujours réduire dans les faits leurs marges de manoeuvre qui correspond plus à un pragmatisme social qu’à l’idéalisme des religieux, encadre plus strictement celles-ci dans un modèle puissamment suggestif.

2.1.3 : Le pouvoir au féminin dans le dynastisme arménien au haut Moyen Âge :

La place des femmes dans les familles leur assure donc un rôle politique selon leur importance, dans la mesure où la réalité politique est fondamentalement une projection d’enjeux familiaux. Ce rôle, et la façon dont les auteurs arméniens en rendent compte dans les sources, obéit bien sûr à la cosmologie arménienne et à sa grille mentale, assurant aux femmes une part complémentaire, mais soumise, au rôle masculin. Les sources permettent d’identifier ainsi trois formes de participation des femmes à la vie

Ibidem, I, 30, p. 149. On peut relever aussi la mention chez cet auteur d’une descendance 173

mythologique de la noblesse Aršakuni des cantons du Sud de l’Arménie de la reine Tigranuhi, validant ainsi l’ancienneté « indigène » de la dynastie.

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politique arménienne médiévale : dans la prise de décision, dans l’action concrète et dans la vie publique des grandes institutions collectives.

A. La parole féminine autour du pouvoir :

Nous avons vu que les représentations arméniennes poussent à considérer la parole et l’action féminine comme un moyen de tempérer et de civiliser la « part virile » dominante, modèle traditionnel repris et sublimé par le christianisme. Les épouses des puissants ne restent donc pas passives, on les voit intervenir par leurs conseils, entourer leur mari qui sollicite leur avis et le prend en compte.Agat‛angełos présente ainsi le roi Trdat devenu chrétien agissant pour favoriser la diffusion du christianisme chez les cadres dirigeants de concert avec les femmes de son entourage proche, sa soeur et son épouse :

« Ensuite le roi Trdat, avec sa femme la reine Ašxen et sa sœur Xosroviduxt, commanda qu’on réunit toutes ses troupes, et d’après ses ordres elles arrivèrent aussitôt au rendez-

vous indiqué, qui était la ville de Vałaršapat, dans la province d’Ararat. » 174

Le sujet de la christianisation est ici à prendre en compte, nous aurons l’occasion d’y revenir, mais cette précaution prise, on peut tout de même noter que si le roi garde la main sur l’action, la décision a été prise avec ces femmes. L’entourage familial du roi ou du tanoutēr, participe à la prise de décision. On attend même des parents conseils et soutien, même si la responsabilité de l’action, comme on le voit dans cet exemple, ne repose en fin de compte que sur le roi ou le chef de maison. Or, précisément, les femmes font partie de cet entourage qui n’est donc pas exclusivement masculin, leur présence est normale et leur avis écouté. C’est même une source d’inquiétude pour les auteurs chrétiens comme Movsēs Xorenac’i qui notent souvent que beaucoup de querelles, de révoltes et de désordres causés par les puissants sont le fait de mauvais conseils, de « mauvaises langues » et de « bavardages forcenés » des épouses . La question du partage d’un 175

héritage entre frères est le terrain le plus propice à ces querelles relevées par l’auteur,

AGATHANGE, « Histoire du règne de Tiridate et de la prédication de Saint Grégoire 174

l’Illuminateur », V. LANGLOIS (trad. fr.), Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, I, 1867, p. 105-194, chap. 135.

MOÏSE DE KHORÈNE, II, 92, p. 249.175

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citant les récits épiques du Gołt‛n . Ces mentions se font dans le cadre du renforcement 176

lignagier et de la volonté de moraliser les comportements, notamment les initiatives féminines. Mais en tout état de cause, elles illustrent la proximité des femmes avec le pouvoir lorsqu’elles sont mariées et leur pouvoir de suggestion, auquel sont sensibles leurs époux, qu’elles utilisent pour les inciter à la compétition, à l’audace et à l’ambition pour acquérir plus de prestige. Leur position au plus près des puissants en fait donc des personnages au pouvoir d’influence conséquent et redouté, que les auteurs comme Movsēs Xorenac’i ou ceux des récits épiques qu’il dit rapporter n’hésitent pas à en faire les responsables des menées causant désordres et conflits. L’arrière-pensée moralisante de l’auteur lorsqu’il énonce ces exemples, pousse aussi à penser que les femmes de la haute société étaient préparées, éduquées dirions-nous, à ce rôle et que ce sera précisément l’un des objets de la morale chrétienne, nous verrons cela plus loin. Mais sur les modalités de cette éducation, nous ne pouvons que formuler des questions et des hypothèses.Ce rôle des femmes de la parenté du nahapet, au premier rang desquelles se tient l’épouse, explique que celle-ci accompagne son mari lors d’événements importants qui impliquent les intérêts de la famille. Par exemple, lorsque Movsēs Xorenac’i conte la protection qu’accorde un Smbat Bagratuni en sa qualité de t‛agadir, c’est-à-dire de celui qui couronne les rois légitimes, au fils du dernier Aršakuni régulier . Pour fuir la 177

répression de l’usurpateur selon le point de vue de l’auteur, Smbat s’entoure de ses proches les plus fidèles parmi lesquels son épouse est la seule dont le rang est précisé. On pourrait y voir une façon de protéger sa femme, mais le fait qu’il laisse ses deux filles dans sa forteresse de Bayberd à la garde de ses hommes montre qu’il aurait pu aussi faire ce choix. Quoiqu’il en soit, ne prenant peut-être pas le risque d’abandonner toute sa famille derrière lui et voulant sans doute s’entourer de ceux dont il estime recevoir l’aide la plus précieuse dans ces moments difficiles, c’est avec sa femme qu’il choisit de se réfugier en Perse en attendant de revenir.De même, lorsque la dynastie est menacée ou lorsque le nahapet est face à une décision qui implique le groupe dans son ensemble, la parole des femmes compte. Leur avis s’exprime et il est écouté. On voit ainsi dans le récit de Movsēs Xorenac’i un Bagratuni nommé Enanos sommé par le roi d’abjurer sa foi judaïque à cause d’une dénonciation

Ibidem, II, 49, p. 203 et 53, p. 207-208.176

Ibidem, II, 37, p. 194.177

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calomnieuse du nahapet des Gntʽouni . Celui-ci ne cède que parce que le roi menace de 178

massacrer l’ensemble de sa famille, à commencer par ses fils. Enanos finit par céder aux conseils et aux supplications des femmes de sa famille présentes . 179

B. Les femmes et l’action politique : existe-t-il une praxis féminine ?

En matière d’action concrète, les représentations de genre s’expriment explicitement dans les sources. Un exemple de Movsēs Xorenac’i peut servir à présenter celles-ci. Cette citation est placée dans la bouche du roi sassanide Šapour lorsqu’il assiège Tigranakert, en manière de défi pour les défenseurs retranchés derrière les remparts :

« C’est le fait d’hommes valeureux de combattre en rase campagne sur un champ libre, mais c’est agir en femmes que de se boucler craintivement devant les combats

imminents.  »180

Les faits d’armes constituant le summum symbolique de l’action, on voit que dans les mentalités les femmes sont reconnues incapables de participer à un affrontement armé, domaine exclusif de la « part virile ». Leur place est de se tenir à l’écart, et à l’abri, du danger et de la violence. Une situation qui relève de la faiblesse mais aussi de la crainte, ce que ne manquent pas de souligner les sources lorsque l’on applique cette position à des hommes de qui l’on attend précisément une attitude diamétralement différente. Mais dans les faits, un tel modèle n’est bien sûr pas aussi hermétique, et les mêmes sources laissent aussi voir les marges de manoeuvres, les interstices par lesquels les femmes agissent, frontalement et publiquement si elles le peuvent ou si cela est nécessaire, obliquement et avec discrétion dans la plupart des cas.Le même auteur nous en offre justement une belle illustration avec l’exemple de l’épouse du roi Aršak III après le partage du royaume arménien en 387 entre Romains et Perses . 181

Redoutant une trahison du maître de la cavalerie Sahak, qui fut le beau-père de Vałaršak,

Ibidem, II, 24 p. 180.178

Le texte dit : « ի թախանձելոյ կանանցն կատարէ » laissant entendre le caractère inopportun de 179

la demande, ce qui constitue ici un désaveu moral dans la bouche de l’auteur et non le reproche en soi de l’intervention des femmes. Notons aussi qu’elles interviennent en groupe et unanimement et que l’auteur ne souligne pas le rôle de l’épouse par rapport aux autres femmes.

Ibidem, III, 28 p. 271-272.180

Ibidem, III, 43, p. 286.181

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frère de Sahak, nommé roi par l’empereur Théodose en même temps que lui, mais qui mourut prématurément. Or Sahak est suspecté par la reine d’avoir conservé les insignes de la royauté de son gendre et d’entretenir le flou sur ses intentions et sa fidélité. La pression exercée par la reine trouve un écho auprès de parents de Sahak qui confirment les soupçons de la reine et portent des accusations explicites contre Sahak qui est contraint de fuir auprès du roi Xosrov, nommé par les Perses, avant d’avoir pu organiser comme il l’entendait son départ. Ce récit nous illustre l’implication concrète d’une femme dans les affaires de la royauté. L’épouse d’Aršak oeuvre à soutenir le pouvoir menacé de son époux en démasquant les trahisons les plus redoutables et en parvenant à obtenir des soutiens auprès des parents du nahapet dont elle tente d’entraver les plans. Movsēs Xorenac’i ne s’étend pas sur les moyens concrets de l’action de la reine, dont il ne partage pas les soupçons. Reste qu’il nous donne ainsi à voir le pouvoir d’influence d’un personnage féminin aussi puissant que la reine, pouvoir qui dépasse largement le cadre de sa seule relation avec son mari.

Le personnage de P‛aṙanjem illustre encore plus clairement les marges de manoeuvre dont pouvait disposer une femme puissante et ambitieuse . De l’ambition, P‛aṙanjem en 182

eut, au point d’apparaître comme un exemple de femme menaçante aux yeux de Movsēs Xorenac’i qui, lorsqu’il nous raconte son histoire, la présente en impie dénuée de tout scrupule. Fille d’un puissant dynaste de Siwnik‛ nommé Antiok‛, P‛aṙanjem épouse Gnēl, neveu du roi Aršak II. Beau mariage plaçant en position de force le lignage dont elle est issue, mais lorsque le roi Aršak fait assassiner son époux, soit elle manoeuvre par sa beauté et parvient à séduire le roi qui la prend comme concubine, s’attirant les foudres des religieux, soit elle subit ce sort en y voyant la meilleure opportunité à saisir vu la précarité de sa nouvelle situation. Le vent en tout cas tourne définitivement pour P‛aṙanjem quand elle obtient du roi un fils, Pap. A partir de là, assurée de sa position face à la reine et « première épouse » Olympias, qui n’a pas donné au roi de descendance. Jusque là, elle oeuvre désormais en prenant clairement en main son destin et celui des siens. Pour son fils, elle élimine la seule barrière entre lui et le trône en empoisonnant Olympias, se servant d’une hostie, crime abominable aux yeux de l’auteur qui sert aussi à justifier son rejet des tendances monarchiques exprimées par Aršak et plus tard par son fils Pap, tous deux liés à une criminelle maudite, et qui lui valent la détestation des dynastes et du clergé dont ils tentent de contrôler le pouvoir. Pour son lignage d’origine, et encore une

Ibidem, III, 23-24, pp. 267-268.182

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fois on voit la position ambivalente des femmes mariées, elle oeuvre par tous les moyens d’influence dont elle dispose auprès du roi pour faire de son père l’homme fort du Siwnik‛. C’est sans doute hostilité de l’auteur à l’égard des rois Aršak et Pap qui nous vaut l’abondance des détails de l’action de P‛aṙanjem. Sans dire que l’action des femmes de son rang fut toujours aussi spectaculaire, on peut relever suffisamment d’exemples pour penser que les femmes puissantes oeuvrent à soutenir leur famille dans un sens large : autant leur lignage d’origine, que leur époux ou leur descendance. La vigilance des religieux et le lieu commun de la femme « bavarde » et « mauvaise langue » montrent d’une part l’étendue de ce pouvoir d’influence oblique, discret et pour tout dire menaçant à leurs yeux et d’autre part son caractère commun chez les femmes des milieux dirigeants. On voit aussi que la praxis féminine n’exclut pas la violence, même si elle prend ici d’autres formes, indirectes et obliques là aussi. Au fond, sous des façons différentes, les femmes de l’aristocratie arméniennes partagent avec les hommes de leur milieu les mêmes ambitions et les mêmes habitudes, la même culture pour tout dire. Ce qui vient considérablement nuancer la portée réelle des représentations mentales que nous avons évoquées plus haut.

Concluons ce tableau en y ajoutant un dernier personnage exemplaire cité par Movsēs Xorenac’i : la princesse alane Sat‛inik . Celle-ci épouse le roi Artašēs au terme d’un 183

conflit dans lequel le roi arménien tente en fait de consolider l’influence arménienne dans les marches septentrionales de son royaume et de contrôler les menées des bandes d’Alanes sur ce flan. Nous aurons l’occasion de revenir sur les détails de la noce que mentionne l’auteur, soulignons ici l’implication de la jeune princesse dans les négociations diplomatiques que le mariage matérialise. Sat‛inik selon l’auteur s’avance seule, uniquement accompagnée d’interprètes, pour s’adresser dans sa langue au roi, sous la forme d’une ode, lui demandant la paix et en fixant les conditions. Bien sûr, l’ensemble de la scène est orchestrée et obéit à un rituel précis et très sophistiqué, mais celui-ci laisse apparaître une femme comme représentante de sa dynastie, puisqu’elle demande la libération de son frère retenu par Artašēs, et même de son peuple, puisqu’elle négocie les termes d’une paix entre Arméniens et Alans. Même si son action est téléguidée, elle suppose d’une part l’implication volontaire et entendue de la jeune fille, qui remplit brillamment le rôle qui lui est assigné, et surtout il suppose aussi une éducation conséquente pour maîtriser la forme et le fond du rituel et s’assurer que la princesse

Ibidem, II, 50, p. 204.183

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tienne son rang. En terme de marge de manoeuvre, on peut noter que si la guerre est perçue comme une affaire d’homme, dans sa dimension combattante, l’intervention des femmes est vue comme normale dans les rituels de paix, où elles sont appelées à oeuvrer, avec la même liberté au fond que les hommes appelés à se battre. Le rang dans ce domaine, comme souvent, commande l’attitude. Ajoutons encore que les odes relevées par l’auteur ont enregistré tout de même une image assez forte de Sat‛inik, puisqu’elle est connue pour son libéralisme sexuel, signe d’un caractère « viril », dénotant la puissance. Favorable à la mémoire d’Artašēs, Movsēs Xorenac’i a la délicatesse de ne pas rappeler à ce moment ce fait, qu’il cite plus bas et à un autre propos dans son récit :

« La reine Sat‛inik, convoite avec ardeur La tiare de verdure et le bandeau de fleurs

Du coussin brodé d’Argavan  »184

Argavan, présenté comme un adversaire d’Artašēs, est donc devenu l’amant de la reine selon cette légende, et de par la volonté celle-ci. Cédant au goût de son auditoire, ou plutôt jouant de cette culture de cour qu’il maîtrise parfaitement pour mieux tenter de la faire plier à la morale chrétienne qu’il défend, Movsēs Xorenac’i présente donc ce personnage féminin comme une libertine avec un ton très érotique, puisque le terme barj, par lequel J.-P. Mahé rend « coussin brodé », c’est-à-dire un meuble de banquet signifiant le rang de son propriétaire, peut signifier aussi, comme il le note : « haut de la cuisse ». Cette petite allusion chez ce religieux nous laisse entrevoir le goût pour l’érotisme des dames et des hommes de l’aristocratie qui constitue le public de Movsēs Xorenac’i autant que l’auditoire de ces odes épiques au contenu si peu chrétien, et qui est une part de l’éducation et de la culture commune aux deux sexes de ce milieu.Femmes et hommes des milieux dirigeants semblent donc partager une culture commune, qui se traduit par des comportements et des modes d’actions semblables, bien que ceux-ci subissent le biais des représentations de genre qui subordonnent et entravent l’action des femmes. Mais en réalité, les femmes des milieux dirigeants, disposant manifestement d’ambitions identiques à celles des hommes puissants, trouvent toujours les opportunités et les moyens d’agir sous les formes et selon les modes que leur laisse la marge de manœuvre autorisée par les valeurs de leur milieu. Semblable donc mais sous des formes différentes, il n’existe pas de praxis féminine qui serait d’une nature autre de celle des

Ibidem, I, 30, p. 150.184

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hommes des milieux dominants. Mais c’est justement ce que vont tenter d’élaborer les religieux, sous une forme morale, comme nous le verrons.

C. Un effacement institutionnel : l’opposition entre le rôle familial important et la faiblesse de leur présence dans les institutions officielles.

Projection des enjeux dynastiques, la vie politique arménienne dispose aussi d’un appareil public collectif, d’institutions durables que l’on pourrait, en se gardant de tout anachronisme, qualifier de forme « étatique ». L’organisation dynastique de celle-ci autour de la royauté autorise une certaine fluidité dans son fonctionnement, nécessaire pour intégrer la compétition entre les grandes familles, tout en structurant cette dernière par un effet de masse, au vu du pouvoir symbolique de la royauté et des institutions « centrales » du système arménien, comme l’est bien entendu l’Eglise.Si l’exercice concret du pouvoir « politique » n’est pas tout à fait entièrement une affaire d’hommes, sa pratique institutionnelle, «  officielle  » en quelque sorte, obéit à une plus stricte séparation des sexes en ce que les rituels y sont plus déterminants et exclusifs. La Cour est l’institution la plus emblématique de cette séparation où se construit une sociabilité qui se veut plus conforme aux représentations de genre. La Cour est avant tout celle du roi (ou celle du Calife à l’époque arabe, voire de Constantinople), que celle-ci soit celle d’un roi arménien issu du dynastisme ou celle d’une puissance supérieure ou hégémonique. Il faut garder à l’esprit les profondes différences qu’il y a entre la participation à la Cour d’un roi Aršakuni, celle d’une puissance hégémonique extérieure (byzantine, sassanide, musulmane…), celle d’un Prince arménien prééminent ou «  régent  », ou encore celle d’un roi des IXème-XIème siècle. La Cour de ces derniers ressemblant probablement plus à celle des précédents qu’à celle des Aršakuni. Mais cela resterait à vérifier, ce que nous ne pouvons faire ici. En la matière cependant, une comparaison plus approfondie des usages de Cour tenant compte des différences culturelles (ou des similitudes) entre les différents pouvoirs ayant dominé l’espace arménien, mais aussi des évolutions rapprochant ces usages ou exprimant des différences originales, serait nécessaire. On se tiendra donc prudemment ici à une présentation des usages de Cour tels qu’exprimés dans le récit de Movsēs Xorenac’i. D’une manière générale, la Cour est le lieu privilégié de l’exercice du pouvoir, c’est là que sont décidées et conduites les grandes décisions diplomatiques ou militaires, c’est aussi là que se règlent, mais pas uniquement, les affaires religieuses et que s’expriment la complémentarité ou la rivalité du pouvoir et l’autorité royale et celle de l’Eglise

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institutionnelle. C’est là aussi que se règlent les conflits entre Grands, que s’exprime la justice royale, que se négocient et s’acquittent les dons et les tributs exigés par le roi ou les puissances hégémoniques extérieures. C’est aussi là que s’affichent les rangs et se mesure la hiérarchie, par les joutes notamment à la chasse et dans les banquets. La participation des femmes à la vie de la Cour n’est présentée que sous le rapport de l’anecdote et il semble assez évident que si on peut relever leur présence, elles n’y ont a priori pas la parole et ne peuvent prendre une part active ni aux exercices de sociabilité ni aux grandes décisions qui s’y jouent, à l’exception toutefois des femmes entourant directement le roi. On a vu plus haut la marge de manoeuvre indirecte dont les plus puissantes d’entre elles disposent, mais celle-ci n’a aucun caractère public et officiel, même si elle est connue de tous. Relevons d’ailleurs pour commencer que la question de leur simple présence ne va pas de soi. Ainsi quand le roi sassanide Šapur II (309-379) décide de convoquer le roi Aršak II (350-357) et son épouse, la reine P‛aṙanjem, ainsi que tous les Grands et leurs épouses à sa Cour, il suscite la méfiance chez ces derniers, de 185

par ses intentions supposées bien sûr. Mais il est à remarquer que l’auteur souligne cette exigence du roi, ce qui peut donc nous conduire à penser que la convocation des épouses, si elle n’est pas en soi anormale ou même exceptionnelle, n’est pas non plus une habitude protocolaire courante. La présence des nahapet à la Cour entraîne en fait un partage des tâches, les hommes se rendent à la Cour, les femmes, à commencer par l’épouse et les enfants en jeune âge, demeurent dans le domaine patrimonial, dont elles assument en partie la charge et la conduite des affaires. Une telle organisation exige un maintien de la vigilance patriarcale, soit par la présence auprès de l’épouse d’un parent du nahapet absent, soit par un encadrement moral de l’épouse, idéalement les deux, comme le rappelle la citation de Movsēs Xorenac’i que nous avons déjà rencontrée au premier chapitre :

« Quoique la violence eût écarté l’époux, que les fils orgueilleux eussent méprisé leur père comme le firent avec raison ces fils d’un premier lit avec un beau-père d’un autre sang,

puis un parâtre venu de l’étranger, néanmoins, même alors on ne te vit point délaissée de tous, car, tout en espérant le retour de ton pasteur, tu as continué de choyer les enfants

Ibidem, III, 34, p. 278 : Ապա այնուհետև յոյժ նեղեալ Արշակ, յոչ կամաց երթայ առ Շապուհ, և ի 185

պահեստի լինի ի նմանէ. և բռնութեամբ հարկաւորեալ գրէ, զի Փառանձեմ կին նորա եկեսցէ ի դուռն Եւ Շապուհ հրամայէ ամենայն մեծամեծացն, զի ընդ Փառանձեմայ եկեսցեն։

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grâce à son compagnon, qui ne fut point comme un oncle mais comme un second père pour ces mêmes enfants  »186

En dehors d’événements particulier comme par exemple un mariage royal ou peut-être une intronisation, les dynastes ne se rendaient pas volontiers à la Cour en présence de leur épouse, d’autant qu’à la nécessité de faire vivre et de tenir la maisonnée, s’ajoute aussi la menace que peut potentiellement représenter le fait de rassembler en un même point, loin de son domaine, le noyau familial sur lequel s’appuie la puissance des dynastes. D’ailleurs dans l’exemple cité plus haut, la reine P‛aṙanjem refuse de venir, désobéissant à son époux, alors que les autres dynastes, désobéissant à leur roi, s’exilent avec leurs épouses et leurs enfants en terre byzantine pour échapper aux représailles. Notons que la reine choisit au contraire de tenir son domaine depuis la forteresse d’Artagers, avec le patrimoine mobilier, les insignes et la fortune de son époux. D’une certaine façon, l’absence relativement courante des épouses à la Cour explique aussi qu’elles soient souvent épargnées lors des exécutions et des complots dont la Cour est régulièrement le théâtre. Atteindre les épouses suppose d’un point de vue concret une action de plus grande envergure, moins aisée à mettre en oeuvre que celle d’assassiner un convive cerné par les fidèles du roi.La présence de femmes est toutefois mentionnée régulièrement à la Cour à l’occasion des banquets. Lieu de la sociabilité aristocratique par excellence, avec la chasse, le banquet est un moment d’émulation de la « part virile » qui met mal à l’aise les auteurs comme Movsēs Xorenac’i qui cherchent à promouvoir une éthique chrétienne qui a son époque n’a pas encore trouvé une forme pour atteindre cette dimension capitale de la vie sociale et politique arménienne. Les femmes ne jouent pas de rôle politique dans les banquets, mais elles y sont présentes, notamment les danseuses, les musiciennes et parmi elles, les bardes de l’entourage du roi ou des nahapet, invitées à rendre hommage à leurs exploits du jour ou à ceux de leurs ancêtres. Ces chants héroïques sont récités au son d’instruments comme le p‛andir, que J.-P. Mahé dit être un instrument à corde, le même mot rendant le grec « cithare » , et accompagnés de danses. Tradition encore repérable 187

Ibidem, III, 35, p. 320-321 : « թէպէտ և բ-նութիւնն զփեսայն ի բաց վարեաց, որդւոցն 186

բարձրացելոց  անարգելով զծնողն, համայն և խորթոցն ըստ արժանեացն զօտար հայրն և զեկամուտ յօրայն. սակայն դու և ոչ յայնմ զքեզ ամայի բոլորիցն ցուցեր. զանդրէն քոյոյն յուսալով դարձ հովուակցաւն, ոչ որպէս տայգերբ, այլ որպէս նոյնազաւակ զուգահարբ, զմանկունսն  փայփայեցեր։ ».

Ibidem, I, 6, p. 116. Note 18 p. 330. Mais la rythmique et la gestuelle supposée accompagner 187

ces chants rend possible l’idée qu’il puisse s’agir d’un instrument à percussion.�92

à l’époque de Grigor Narekacʽi, qui présente ces manifestations comme des sabbats diaboliques . L’auteur présente ces femmes comme des professionnelles recrutées pour 188

leur talent, pétries des goûts hellénisants des puissants , notamment à la Cour des 189

Aršakuni, de la poésie persane et des mythes traditionnels arméniens. Il semble qu’il faille distinguer celles-ci, que l’on peut qualifier «  d’artistes  » assimilées à des servantes domestiques, d’autres femmes poétesses. Ces dernières sont peut-être plus proches par leur parenté ou en tout cas ont un rang différent, encore que l’on ne puisse le préciser, dans la domesticité de l’entourage des nahapet, et que Movsēs Xorenac’i qualifie de « vieilles femmes » :

« Pourquoi nous laisser berner par les contes d’autrefois, des fables de vieilles femmes qui supposent que nous sommes de Palestine ?  »190

Il semble donc qu’il y ait au moins deux catégories de femmes «  bardes  » : celles recrutées pour chanter dans les banquets la gloire du roi ou d’un nahapet selon les codes et les modes permettant de se distinguer dans un cadre hiérarchique et compétitif et celles qui oeuvrent dans les familles, lors de regroupements plus horizontaux et plus fédérateurs, et qui ont sans doute vocation à davantage éduquer que servir de faire-valoir. Sans dire toutefois que l’on ne puisse pas retrouver les deux types lors d’événements festifs d’une nature ou l’autre.La vocation de faire-valoir distinctif des femmes de la première catégorie en font aussi des cibles de la compétition et du rapport de force entre dynastes et entre ceux-ci et le roi, qui ne reste souvent à leurs yeux qu’un premier d’entre les pairs. Et les banquets sont un terrain idéal pour affirmer les critères de l’émulation, ou de la rébellion. Rappelons ici l’affront du dynaste Xosrov Gardmanac’i au roi Šapur, fils du roi sassanide Yazkert Ier (399-420), qui séduit sous ses yeux et devant tous une de ces (on pourrait dire une de ses) «  artistes  » avant de quitter, libre et menaçant, la pièce en dépit de l’ordre d’arrestation du roi. La musicienne en question semble dans le contexte jouer de la

LAMENTATIONS, 21, 2.188

MOÏSE DE KHORÈNE, III, 19, p. 264 : « այլ անձնահաճ եղեալ, պարծելով հանապազ ի 189

գենարբուս և յերգս  վարձակաց. քաջ և արի երևեալ քան զԱքիլլիս, իսկ արդեամբք Թերսիտեայ նմանեալ կաղի և սրագլխոյ. վտարանջեալ յիւրոց նախագլխացն,  մինչև զամբարտաւանութեանն ընկալաւ վարձս: »

Ibidem, II, 24, p. 180.190

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musique d’accompagnement, soit de l’une des chanteuses, soit peut-être simplement une musique d’agrément.L’une ou l’autre catégorie nous montre cependant l’étendue et la diversité de l’oralité féminine, qui tient d’une manière ou d’une autre une place importante dans la culture et dans les enjeux de la distinction aristocratique au sein des grandes familles dynastiques arméniennes. Ce pan fondamental de la culture des élites sera d’ailleurs un des terrains les plus ouverts et les plus fertiles au mouvement de christianisation comme nous le verrons plus loin, installant de nombreuses femmes au coeur de cette dynamique. Toutefois, on le pressent déjà, la participation somme toute limitée, des femmes aux grandes institutions du dynastisme prépare aussi le paradoxe que les sources nous laissent voir avec le mouvement de christianisation et sa progressive mise en institution. D’une part d’un rôle des femmes essentiel, surtout dans le champ de la transmission orale, et d’autre part d’une absence quasi-totale de participation à l’institution dans ses cercles supérieurs et dirigeants. Mais on voit là encore que ce paradoxe n’en est un que pour nous, l’institution du christianisme se coulant en fait dans les structures et les cadres de la culture du dynastisme, où cette évidence était déjà solidement établie.

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2.2 : Les femmes au coeur de la cellule familiale.

La famille constitue la structure fondamentale de la vie sociale des arméniens médiévaux, leur cadre de vie primordial, inséré dans le tissu relationnel par lequel les hommes et les femmes vivent, produisent, nouent des échanges, s’expriment et accomplissent les rites pour ordonner leur existence et celles de leurs proches. La famille arménienne est une structure élargie, basée une conception étendue de la parenté, en tout cas pour le milieu des familles dynastiques, recoupant la notion de clan autour du nom patrimonial, le azg, pour les proches s’intégrant aux lignages issus de l’ancêtre commun, par affiliation et affinités pour les « alliés » horizontaux et aussi par des liens plus personnels liant la domesticité de la Maison sous toutes ses formes.Une telle structure se décompose donc en cellules liées par des rapports hiérarchiques et solidaires, dont la plus fondamentale s’organise autour du couple et de ses enfants. Ces rapports sont marqués par exemple à la lecture de ce passage de Movsēs Xorenac’i lors du partage d’influence entre Perses et Byzantins après 384, lorsque de nombreux dynastes ayant fui le territoire sous domination perse pour suivre dans l’Empire byzantin le roi Aršak III (384-390), sont mis en demeure par le Roi des Rois Šapur III (383-388) de revenir sur leurs terres au risque de les voir être confisquées. L’auteur précise d’abord :

« Abandonnant leurs biens, leurs villages et leurs domaines, les maisons dynastiques du secteur soumis à Šapur suivirent Aršak avec leurs épouses et leurs fils.  »191

Puis on apprend :

« […] Xosrov saisit leurs héritages pour la couronne par ordre de Šapur ne laissant pas 192

au père [resté sur place] les domaines du fils, ni au frère ceux de son frère. »193

MOÏSE DE KHORÈNE, III, 42, p. 286 : Գնացին զհետ նորա հանդերձ կանամբք և որդւովք  և 191

նախարարութիւնք որ ի բաժնին Շապհոյ, թողլով զիւրաքանչիւր արարս և զգիւղս և զդաստակերտս։ Notons d’ailleurs que dans le texte original, la mention des épouses et des fils, de la famille nucléaire, vient avant celles des biens patrimoniaux.

Il s’agit ici du roi Xosrov IV (387-392), nommé roi d’Arménie par le roi Šapur III, sous son étroit 192

contrôle (il épouse l’une de ses soeurs et règne avec l’appui d’une armée perse) pour concurrencer l’autorité du roi Aršak III.

MOÏSE DE KHORÈNE, III, 43, p. 288 : « Վասն որոյ  զժառանգութիւնս նոցա կալաւ Խոսրով 193

յարքունիս հրամանաւ Շապհոյ, և ոչ եթող զկալուածս որդւոյ ի հայր, և ոչ զեղբօր յեղբայր։ ».�95

On note donc qu’il suffit que le nahapet en titre quitte son domaine accompagné de sa seule épouse et de ses fils, pour que cela constitue un acte de rébellion, motivant la confiscation, alors même que l’abandon des domaines n’est que relative. Puisque le reste de sa famille directe reste dans les domaines : les pères (sans doute trop âgés pour assumer la charge nahapet, et peut-être pour se déplacer au loin dans ces conditions) et les frères cadets, protégeant aussi éventuellement les autres femmes, filles et soeurs, que l’auteur ne mentionne pas. Apparaît ici en négatif d’une part la hiérarchie entre la famille nucléaire du nahapet, son couple et ses descendants mâles, et le reste de sa parenté directe, et d’autre part, les liens de solidarité unissant le groupe dans l’économie du patrimoine familial commun.Pour l’aristocratie comme pour la plupart des milieux sociaux sans doute, le coeur même de la vie familiale s’organise donc autour du couple, de plus en plus de préférence monogamique et exogamique, et de sa descendance d’autant que cette tendance est appuyée par l’Eglise et sa volonté normative. Cet état est sensible dès le IVème siècle lors du synode organisé, de manière relativement autonome du pouvoir royal semble-t-il, par le patriarche Nersēs Ier (363-373). Le patriarche entend justement régler le champ de la solidarité familiale en comblant ses failles, substituant à la cohésion familiale, sur les sujets où cela est nécessaire, la charité institutionnelle de l’Eglise. Sont donc concernés les exclus du champ de la solidarité : lépreux et voyageurs notamment (encore qu’il faille ici relativiser les propos très hyperboliques de Movsēs Xorenac’i), mais aussi ceux dont la famille est défaillante en raison de contraintes économiques ou sociales : orphelins, vieillards, malades, indigents . En outre, Nersēs entend aussi contrôler ceux qui ont fait 194

le choix de se couper de la structure familiale pour entrer dans l’ascèse chrétienne, saints potentiels mais aussi dangereux marginaux risquant de devenir contestataires radicaux de l’ordre établi. Leurs abris sont donc fixés, sans être nécessairement communautaires, leurs besoins sont assurés et ils sont placés sous la protection vigilante d’un supérieur, un

«  père  » . La charité ainsi ordonnée, [հաստատեաց զողորմածութիւն = hastateac‛ 195

zołormacut‛iun], apparaît donc comme un complément, une généralisation, du modèle dominant : celui de la famille patriarcale et solidaire, ajustant les situations vues comme marginales aux normes et au fonctionnement de celles-ci. Réglant ainsi la périphérie du

 Ibidem, III, 20, p. 264 : « յամենայն գիւղս վանս շինել, զի լինիցին օտարանոցք, և տեղի սննդեան 194

որբոց և ծերոց, և անունողաց տածումն։ ».

Ibidem, III, 20, p. 265 :  « Շինէ և յանապատ և յանմարդ տեղիս եղբայրանոցս և մենաստանս և 195

յատկանձնակաց խրճիթս և հայր  և տեսու'նոցա կարգէ զՇաղիտայ և զԵպիփան և զԵփրեմ, և զԳինդ որ յազգէն Սլկունեաց, և զայլս ոմանս։ ».

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modèle, l’Eglise tend aussi à en ordonner le centre, autour du couple, que ses représentations poussent à voir exogamique, monogamique et stable. En ce sens, le mariage constitue précisément la structure-clef que l’Eglise va christianiser en priorité et sublimer. L’état social et son mouvement expliquant le statut de plus en plus conséquent de l’épouse dans la vie familiale et donc sociale, au moins pour les femmes mariées de haut rang.S’il faut donc s’interroger sur les rites du mariage, exprimant l’alliance, mais aussi les conflits, et la solidarité des familles patriarcales, il est aussi évident que le rôle de l’épouse ne s’arrête pas là. Sa place dans la vie familiale, et notamment dans l’éducation , mais 196

aussi dans tous les moments supposant protection et charité : face à la maladie et à la mort notamment, est primordiale, dépassant un cloisonnement vie privé/vie publique qui n’a pas vraiment de sens ici.

2.2.1 : Les femmes dans les rituels du mariage.

Se marier est un acte public et fondamental dans l’Arménie médiévale. Pour les milieux aristocratiques dominants, il s’agit aussi d’un moment redoutable exprimant les conflits, et l’alliance, marquant les appartenances et les rivalités. Si le consentement des époux compte, il n’est pas le sujet le plus important, car les enjeux dépassent la question des époux en ce qu’ils s’insèrent dans le tissu des rapports sociaux et supposent donc équilibre et prudence. Il est ici intéressant de croiser les informations des auteurs comme Movsēs Xorenac’i avec ce qui nous est parvenu de la matière épique traditionnelle, notamment l’épopée dite des « Trompe-la-mort du Sassun », d’autant que l’auteur précité mobilise lui-même fortement comme nous l’avons vu la matière épique antérieure. C’est en effet dans ces récits que l’on trouve les évocations les plus détaillées des rituels de mariage dans la mesure où ceux-ci s’expriment dans le cadre de la culture aristocratique hiérarchisée et compétitive. Il faut néanmoins se souvenir que les rites ont pu changer d’une époque à l’autre et évidemment d’une région à l’autre, et que les mariages des puissants ne sont pas identiques à ceux du commun, même pas des notables. Mais cependant, on peut relever des tendances qui, sans qu’on puisse dire qu’elles deviennent générales, se renforcent sur la période, et la christianisation s’approfondissant, pénètrent la plupart des milieux de la société arménienne. Tout se passe en fait comme si par le mariage, exogamique et

Nous avons vu au Chapitre 1 la place de la féminité dans le champ du produire, protéger et 196

transmettre, dont l’éducation est une des expressions concrètes.�97

monogamique, tel que promu par la religion chrétienne, se créait une solidarité sur la base de l’alliance entre familles d’où émerge peu à peu une conscience collective unifiante que le christianisme propose de structurer, en sacralisant les liens familiaux et en les reformulant pour mieux en affirmer le caractère naturel et incontestable. L’objectif est donc d’essayer ici de relever ce qui dans l’alliance maritale peut relever d’une forme identitaire, d’une structure appelée à durer.

Il semblerait ainsi que les mariages se décident très tôt, dans les milieux aristocratiques comme dans ceux des notables au moins. L’exemple du patriarche Grigor, dont la vie nous est relatée sous une forme hagiographique chez Movsēs Xorenac’i comme chez Agat‛angełos, peut ici illustrer l’étendue de ces pratiques à cette époque, dans la mesure où par sa légende, la vie du patriarche se déroule dans sa jeunesse au sein de la petite

notabilité citadine de Césarée [Կեսարիա = Kesaria], avant de réintégrer la haute

aristocratie par les mérites de son apostolat au service de la royauté des Aršakuni. Grigor, recueilli par une famille perso-romaine chrétienne, une filiation autant symbolique que possible, est marié dès qu’il atteint l’âge de la puberté, probablement dès qu’il est apte à subvenir par son travail ou son rang aux besoins de sa famille. Dans ces milieux paléo-chrétiens, le mariage reste encore toutefois une affaire somme toute privée, dans la mesure où les enjeux sont moindres, mais qui implique la participation de la parenté. Ainsi, ce n’est pas un religieux qui prononce le mariage, mais le père de la mariée lui-même . 197

Difficile de savoir comment les deux familles se sont entendues, mais il ne fait aucun doute que l’alliance fut précédée d’une forme de négociation préalable, où Grigor part perdant dans la mesure où il se retrouve dans une situation comparable à celle d’un orphelin, qui ne peut compter que sur la solidarité communautaire de l’Eglise chrétienne (alors au sens propre de « groupe ») de Césarée pour assurer son existence. Peut-être est-ce aussi la raison pour laquelle c’est le père de la mariée qui prend la direction de la cérémonie du mariage. D’une certaine façon, Grigor pousse son intégration à ce milieu très communautaire et solidaire jusqu’au mysticisme, d’autant que cette tendance a dû être alimentée par le sentiment de culpabilité lié à l’histoire de ses origines. En dépit du caractère exceptionnel de la vie de Grigor, et du contenu hagiographique du récit, le mariage apparaît en tout état de cause comme la destinée normale de tout jeune, que les familles, dirigées par les pères, se doivent d’assurer. A l’état primitif et à une

Ibidem, II, 80, p. 230-231. 197

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échelle limitée, on peut aussi noter l’esquisse de l’évolution qui aboutira à l’institutionnalisation par l’oeuvre des ecclésiastiques de la fin du IVème siècle, qui fait de la charité communautaire un devoir pour assurer une existence familiale à ceux qui en sont dépourvus ou qui risquent de l’être. Pour tracées que sont les choses en matière de mariage, il ne faudrait pas non plus s’en faire une vision trop autoritaire heurtant nécessairement la sensibilité des êtres. Les sentiments amoureux peuvent s’exprimer et constituer une des bases de la vie de couple. Movsēs Xorenac’i évoque explicitement le cas d’un Smbat Bagratuni, sparapet et loyal serviteur des Aršakuni face à un usurpateur qu’il présente comme le roi Ervand . Après avoir sauvé le roi légitime Artašēs, il oeuvre à 198

le rétablir et le sert fidèlement sa vie entière, jusqu’à sa retraite, face à la suspicion croissante de son fils et successeur annoncé, Artavazd. Las de ces intrigues de cour, il décide de se retirer dans ses domaines méridionaux, aux confins assyriens, pour rejoindre son épouse dont il était amoureux selon les termes de l’auteur . Il est vrai qu’il précise 199

qu’il l’avait épousé une fois déjà âgé, on peut donc en déduire qu’il s’agit dans ce cas d’un choix clairement personnel, puisqu’on conçoit mal qui des siens aurait pu alors dicter sa conduite à un nahapet aussi puissant et redouté. Cet exemple pose en tout cas la question de la conception de l’amour et de l’attachement sentimental dans la mentalité arménienne médiévale. Selon le prisme par lequel nous pouvons le discerner dans cet exemple, il semble en tout cas que la sentimentalité passe pour une capacité liée à la maturité, et presque un privilège de puissant ayant accompli par ailleurs son devoir. Mais entre les deux extrêmes littéraires, d’ailleurs complément l’un de l’autre, d’un patriarcat tout-puissant imposant ses vues et ses intérêts à la génération suivante, et celui d’une sentimentalité élitiste réservée aux plus puissants, la réalité a dû être plus nuancée, fait de tensions voire de soumission, mais aussi de compromis, d’écoute et d’acceptation. En tout cas, l’inverse est aussi repérable dans le récit de Movsēs Xorenac’i, où l’on voit de jeunes mariés insatisfaits de leur sort se rebeller contre les décisions de leurs aînés. Prenant toujours l’exemple d’un Bagratuni, du nom de Trdat, petit-fils du vaillant Smbat

Ibidem, II, 37 à 53 : le rôle de ce Smbat Bagratuni suit le récit de l’usurpateur Ervand et du 198

règne légitime di du roi Artašēs suivant.

Ibidem, II, 53, p. 207 : « քանզի էր ի ծերութեան կին արարեալ յասորեստանեայց հուպ յայն 199 199

կողմանս, զոր յոյժ սիրեաց, վասն այնորիկ և զնորին կողմամբք բնակեցաւ։ ».�99

évoqué plus haut , l’auteur nous présente le mariage de ce dernier comme résultat de la 200

volonté du roi Tiran, soucieux de surveiller les alliances au sein des grandes dynasties qui servent la royauté, et de s’assurer l’appui d’une des plus puissantes, en mariant ce Trdat, sans doute l’héritier de Smbat, pour lequel Movsēs Xorenac’i ne parle pas de descendance masculine, ni d’enfants de sa fille aînée Smbatanuïš, à sa propre fille Eraniak. Pour les Bargatuni l’enjeu est de taille, puisque Smbat, nahapet probable, s’apprête à entrer dans la parenté directe du roi et donc de la dynastie Aršakuni. Mais le mariage échoue face au refus d’Eraniak d’accepter son mari, d’un rang inférieur au sien et que l’auteur nous présente laid de surcroit. Refusant un sort qu’elle n’a pas décidé et pour lequel on ne l’a pas écoutée visiblement, elle oppose à la volonté des Pères une résistance passive : se plaignant ostensiblement, en parole et en geste exprimant le dégoût (notamment par le regard) d’un mariage si peu avantageux . Humilié, Trdat finit 201

par la répudier, non sans la violenter en la frappant et en lui coupant sa chevelure. Après un tel traitement, encourant les ires et la vengeance de son roi, il ne reste à Trdat qu’à prendre la fuite au Siwnik‛, aux marges du royaume arménien, où il poursuit d’ailleurs ses frasques, comme si l’échec de son mariage le poussait inexorablement vers la lubricité . 202

Mis en perspective, le caractère édifiant de l’exemple apparaît clairement. S’il n’est pas question pour l’auteur de contester le pouvoir des Pères, ni de soutenir la révolte des enfants, il est souligné obliquement la nécessité de prêter l’oreille aux sentiments des jeunes à marier pour éviter de tels troubles qui ne font que démolir l’ordonnancement moral nécessaire.Le choix des épouses, notamment la question de leur rang pour les grandes familles dynastiques sont donc sources de problèmes et de conflits. La question du mariage des filles est peu évoquée, exception faite de l’exemple précédent, les épouses sont présentées habituellement indirectement, au côté de leur mari, on ne mentionne qu’exceptionnellement leur famille d’origine, par exemple lors du mariage entre, Sahakanuïš la fille de Sahak Part‛ew, dernier patriarche issu en ligne directe de Grigor

Auquel il est d’ailleurs rattaché par sa mère, Smbatuhi, fille cadette de Smbat (cf. Ibidem, II, 37, 200

p. 194). Restant un Bagratuni, il ne prend pas le nom de son père, qui a sans doute réalisé un mariage hypergamique probablement en tant que cadets d’une autre dynastie, mais dont le nom s’efface devant celui de la puissante dynastie à laquelle son couple et sa descendance se rattachent.

Ibidem, II, 63. 215 : « Որոյ ատեցեալ զայր իւր զՏրդատ, պչրանօք և պռստելով կեայր 201

զօրհանապազ, աւաղելով զինքն, իբր թէ չքնաղագեղ ընդ վատակերպւոյ և քաջատոհմիկ ընդ վատթարազգւոյ բնակէ։ ».

Ibidem, II, 63. 215-216.202

�100

avec Hamazasp Mamikonean . Poussée à l’exogamie, les grandes familles dynastiques 203

marquent une préférence pour les mariages hypogamiques, ce qui explique l’inutilité aux yeux de l’auteur de préciser l’origine de l’épouse, sauf exception significative rebattant les équilibres entre les plus puissantes dynasties. Ceux-ci ont l’avantage d’assurer un « enracinement » du lignage auprès des familles dépendantes du nahapet et de mesurer la prise de risque possible de l’exogamie, poussant au métissage entre les grandes familles et accroissant les tensions entre elles sur le devenir de la descendance des couples issus de deux puissantes dynasties, et de son azg, son appartenance identitaire dynastique. De plus, une exogamie trop ouverte est aussi facteur de risque, éloignant le dynaste puissant ou le roi auquel une alliance extra-arménienne prestigieuse est offerte, de la base de son autorité et risquant de compliquer le jeu subtil des allégeances externes. C’est ainsi que le roi Varazdat (374-378) est arrêté et déporté par les Romains en Bretagne pour avoir voulu épouser une fille du roi Šapur II (309-379) . Ses successeurs, Aršak III 204

(384-390) et Vałaršak (384-386) reviennent à une tradition moins risquée et plus orientée sur l’enracinement de la royauté parmi les grandes dynasties, Aršak prenant femme chez les Mamikonean et Vałaršak épousant une Bagratuni, celui-ci mourant le premier, il s’agit encore d’une occasion ratée pour les Bagratuni de s’apparenter aux rois Aršakuni. Avec la christianisation, l’affaire se complique encore de la question confessionnelle, mais celle-ci sera surtout problématique avec l’installation d’émirats arabo-musulmans au coeur de la Grande Arménie, à partir de la fin du VIIIème siècle, à Dvin et à Manzikert. Cherchant à s’intégrer au jeu dynastique par l’alliance maritale, les émirs se heurteront à l’hostilité inter-confessionelle, qui soude chaque groupe l’un contre l’autre, mais affaiblit progressivement la situation des émirs dès lors que le soutien du Califat ou d’un pouvoir musulman externe défaille. A lire l’oeuvre de l’auteur connu sous le nom de Jean le Catholicos, on mesure les difficultés des émirs, y compris du Vostikan, le gouverneur représentant le Calife dans la province d’Arminya, à entrer dans le système arménien par l’alliance maritale, et la réticence des puissants à consentir à donner leurs filles. Ainsi, ce long passage de l’auteur

Ibidem, III, 51, p. 296.203

Ibidem, III, 39, p. 285.204

�101

détaille les tractations diplomatiques habituelles autour d’un mariage entre puissants devant sceller une alliance et son achoppement sur les conditions de l’échange .205

« Comme c'était dans la saison de l'hiver, le roi ne put choisir cet endroit pour y résider ; il alla dans la province d'Eraskhadsor (Iéraskhadsouer), au fort du bourg de Gaghzovan

(Kaghzouévan). Cependant, des deux côtés, Smbat et Afšin s'envoyaient continuellement des courriers ; il y eut entre eux des conférences ; ils s'efforçaient tous les deux de jeter l'un sur l'autre la faute de ce qui était arrivé. Le vostikan finit par demander que le roi lui remit en otages sa fille aînée et la fille de son frère Isaac (Sahak), et qu'il lui donnât en

mariage, comme un gage assuré de paix, la fille de Šapur, le plus jeune des frères du roi ; puis il fit un vain et faux serment à Smbat, en témoignant le désir que tout ceci fût

considéré comme une marque de confiance et comme la garantie d'une paix perpétuelle. Cependant le roi ne voyant pas que les naxarark‛ fussent également d'accord avec lui, et

ne connaissant aucun moyen de se tirer d'affaire d'une manière convenable, entra en accommodement avec le vostikan ; il lui livra pour otages, en garantie de l'arrangement,

son fils Ašod et Smbat, fils de son frère ; et il lui donna en mariage la fille de son plus jeune frère Šapur. Il obtint qu'on célébrerait de magnifiques noces et qu'on chanterait des vers ; mais, à cause du mauvais air de l'hiver, il ne voulut pas se déplacer pour assister à

la cérémonie. »

Un mariage de cette importance se négocie en famille, c’est-à-dire avec l’ensemble de la parenté, et pour le roi Bagratuni cela inclut les naxarark‛ sous son autorité. Et ce sont ces derniers qui selon l’auteur s’opposent le plus à voir le Vostikan entrer dans l’alliance de leur souverain, alors même que les négociations se sont conclues sur le choix de la fille du plus jeune des frères du roi. Le Vostigan Afšin, ayant saisi la faille du système arménien et la nécessité pour lui d’entrer dans le jeu des alliances s’il entend établir de manière durable son autorité, ne réclame d’ailleurs comme otage que des femmes, les filles des frères du roi et la fille aînée de ce dernier, espérant ainsi sans doute parvenir à les rapprocher de l’un ou l’autre de ses princes-clients ou parents. La menace a d’emblée été perçue comme telle, et le roi se range derrière ses naxarark‛, soulagé probablement du prétexte, pour proposer à Afšin les hommes en otage, son propre fils et celui de son frère, héritiers présomptifs, mais dont on redoute peu la possibilité d’un mariage inter-

Jean catholicos XXIX (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/jeancatholicos/histoire4.htm) (J.-P. 205

Mahé p. 135).

�102

confessionnel. Il ne peut en revanche pas trouver de parade pour esquiver de livrer la fille à marier, mais veille visiblement, si on lit attentivement les dernières lignes, à célébrer un mariage coutumier « à l’arménienne », peut-être même chrétien, au moins dans la forme. Malgré tout cela, il s’arrange encore pour ne pas y assister afin de ne pas valider incontestablement l’union. Plus loin encore on peut lire le dénouement de l’affaire :

« Quand la tristesse de l'hiver fit place à l'air doux du printemps, le Vostikan Afšin donna au roi Smbat beaucoup de marques d'attention et d'honneur : il lui renvoya la reine son

épouse ; il appela auprès de lui Šapur, frère du roi, le traita magnifiquement et avec la plus entière déférence ; puis, comme un bon parent, il le gratifia des plus beaux présents et le combla des plus grands honneurs. Šapur fut renvoyé par son gendre Afšin avec sa fille, les autres otages, la reine et la jeune fiancée du roi ; il retourna lui-même auprès du roi

Smbat . »206

Quelques mois plus tard donc, le vostigan bat en retraite devant l’hostilité des puissants arméniens à consentir à sa tactique, se bornant à jouer le seigneur «  externe  » promouvant les gestes de fidélité traditionnels sans plus chercher à entrer dans le système interne de domination arménienne. Le jeune frère du roi, dont il est le gendre, ce que ne manque pas de rappeler l’auteur, est couvert d’honneurs et de cadeaux, en bon serviteur, avant d’être renvoyé auprès du roi Smbat avec sa fille, l’épouse d’ Afšin donc, ainsi rendue aux siens.

L’épopée du Sassun illustre aussi ces questions des enjeux des mariages « externes » et nous donne à voir les représentations de ces alliances maritales «  virtuelles  » et diplomatiques, conclues entre puissants arméniens et puissants arabo-musulmans. Bien sûr, dans la réalité des alliances véritables ont été conclues, mais ce qui est intéressant de noter ici c’est la force des préjugés et des représentations mentales qui cherchent à entraver cette tendance en multipliant les obstacles. La difficulté est que d’une part de telles alliances sont nécessaires dans le cadre des échanges traditionnels, les mentalités et les pratiques n’offrent pour ainsi dire aucune alternative à la conclusion « normale » de rites de paix, d’alliance ou d’échange entre puissants, mais que d’autre part, les barrières confessionnelles dressées par les deux religions universelles tendent à rendre extrêmement problématiques et suspectes les unions mixtes. Sans parler en prime de la

Jean catholicos XXX (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/jeancatholicos/histoire4.htm) (J.-P. 206

Mahé p. 135).�103

réticence des naxarark’ installés dans un rapport de domination lignagier où ils trouvent leur compte, à voir être mise en péril une position qu’ils estiment menacée lorsque l’équilibre est rompu par une telle ouverture. Ajoutons toutefois, qu’à l’opposé de cette rente de situation, les unions exogamiques très ouvertes, y compris interconfessionnelles, peuvent être perçues comme une opportunité par des lignages en recherche d’ascension ou par des dynasties menacées.Ceci étant posé, on peut lire, toujours avec une certaine prudence, cet extrait du Chant I de l’épopée où s’exprime le Calife, qui cherche à épouser la belle Čovinar, fille du roi Gagik :

« Mon cher, je fais la paix avec toi;Concluons un accord ensemble.

Toi tu me donnes ta fille,Et moi je te réclame plus de tribut.

Que ta fille porte mon nom;Que l’on me dise gendre du roi d’Arménie : cela me suffit.

Que l'engagement que je prends ne soit pas pour un an seulement, Mais que je ne l’approche pas pendant sept ans.

Tu mets avec elle une dame de compagnie;Tu mets avec elle un prêtre.

Vous me donnez la fille; je l’emmène chez moi;Je fais construire un kiosque et un sérail séparés

Pour elle en face de mon palais.Que la fille reste dans sa foi,

Et moi que je reste dans la mienne, Puisque nous sommes Arabes et vous, Arméniens . »207

On retrouve une trame similaire dans les rites d’échanges matrimoniaux, nonobstant les ajouts et compilations postérieurs à notre période. Le fond semble en tout état de cause témoigner d’usages devenus convenus, et convenables, dans les échanges inter-confessionnels, nécessaires mais problématiques. D’un point de vue théorique, il est donc acceptable d’échanger des filles contre des avantages considérables, mais au terme d’une lourde procédure témoignant la réticence et encore à condition de maintenir certaines

Voir David de Sassun, épopée en vers, FEYDIT F. (trad. fr.), Gallimard / Unesco, 1964, 207

Première partie, Chant I, 3 p. 59.�104

formes : la conservation de la langue arménienne et de la religion chrétienne pour la mère (donc éventuellement pour les enfants), une cérémonie de mariage arménienne et chrétienne autant que possible et même le renoncement à officialiser le mariage par la vie commune ou l’union sexuelle. Si nous avons ici le point de vue arménien, il n’est pas sûr qu’en face, les puissants parmi les arabo-musulmans n’aient pas eu une attitude similaire. S’il y a donc en la matière un rapport de force, les réticences sont sans doute partagées des deux côtés, ce qui a pour effet de favoriser les positions arméniennes qui deviennent insensiblement de plus en plus « communautaires ». On peut même le deviner dans les trois dernières strophes de la citation précédente, qui semble faire écho à la Sūrat al-Kāfirūn, numérotée 109, du Qur’ān . Il est possible que son invocation ait pu être 208

publiquement mobilisée par les musulmans pour marquer leur propre réticence à l’alliance avec les princesses arméniennes dans les conditions ainsi décrites et c’est ce qui explique que le fond du texte, ainsi retranscrit et réarrangé, ait pu être connu des bardes arméniens. Ajoutons enfin que la question du consentement du groupe et de la fille restent des préoccupations majeures, bien présentes dans le récit épique, où le père ne se résout à accepter le mariage que lorsque sa fille et ses vassaux y consentent.Exogame mais de plus en plus volontiers communautaire, le mariage reste en tout cas un événement marquant la transmission patrimoniale d’une génération à l’autre, d’autant plus public et collectif à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie sociale. Il y est donc source de toutes les tensions et de tous les espoirs, devant ménager autant le bien commun dynastique assurant ordre et rang à tous, que la sensibilité, les capacités, les mérites et les ambitions des uns et des autres. Le mariage obéit donc à des rites très fortement codifiés, veillant à établir par un ensemble de signes un équilibre fragile entre la hiérarchie du moment et la fluidité des desseins.

La matière épique sur laquelle s’appuie Movsēs Xorenac’i nous donne à voir plus précisément le contenu des rituels d’alliance matrimoniale. Il le fait notamment en évoquant le mariage du roi Artašēs avec la princesse des Alans (les ancêtres des Ossètes

Qur’ān, Sūrat al-Kāfirūn, 109, trad. R. BLACHERE, 1947.208

1. Dis: «Ô ! Infidèles!2. Je n’adorerai pas ce que vous adorerez.3. Et vous n’êtes pas adorant de ce que j’adore.4. Je ne suis pas adorant de ce que vous avez adoré.5. Et vous n’êtes pas adorant de ce que j’ai adoré.6. A vous, votre religion; A moi, ma religion».

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d’aujourd’hui selon J.-P. Mahé ) : Sat‛inik. Ce mariage, antérieur au christianisme, est 209

évoqué de manière légendaire par l’auteur, qui entend rationaliser le langage mythique, dont il semble qu’il craigne que son auditoire le prenne au premier degré, en le ramenant au contenu des rituels d’alliance traditionnels. Peut-être s’agit-il pour lui aussi, une chose n’excluant pas l’autre, de faire montre de sa sagesse et de l’étendue de sa culture. Ce faisant, il nous confirme en tout cas la validité des rites justement en « rationalisant » le style épique pour lui donner une coloration historique et acceptable. Tout commence par un conflit, le roi Artašēs étant venu aux marches septentrionales de son royaume pour y repousser les incursions des bandes Alanes. Menés par leur roi, les Alans font face aux Arméniens et à leurs alliés du Nord-Caucase. L’accrochage est de courte durée et l’engagement se clôt quand les Arméniens parviennent à capturer le fils du roi. S’engagent alors les tractations diplomatiques exprimant les rites de paix. Les forces arméniennes étant probablement supérieures en nombre et l’avantage ayant tourné en leur faveur, les Alans se soumettent. Le rituel de soumission, ouvrant celui de l’alliance et donc de la paix est, comme nous l’avons déjà vu, une affaire féminine par sa nature symbolique. En l’espèce, le mythe rapporte justement le rôle actif de la princesse Sat‛inik chargée de négocier, avec interprètes, les termes de la paix. L’arrêt des hostilités et la restitution du fils du roi impliquent l’échange matrimonial, qui est conclu sous la forme d’un défi. Le roi tombe sous le charme de la princesse, son père s’oppose au mariage en ce que rien ne peut valoir le fait d’épouser sa fille, le roi Artašēs doit donc accomplir un exploit viril démontrant sa valeur supérieure auprès de sa promise et de sa belle-famille, ce qu’il fait en enlevant la princesse par un rapt au lasso .210

On retrouve la même trame dans la matière épique du Sassun pour les mariages de Sanassar avec la princesse dénommée « Quarante-Tresses-Blondes » et de David avec Xandrout’ : l’homme est charmé par la belle, qui marque ainsi son consentement, 211

notamment lors d’échanges de paroles, directes ou indirectes, le père ou la famille s’oppose au mariage, le jeune homme doit prouver sa valeur par des actes héroïques et enlever sa belle.Le mariage, dans ces termes, reçoit donc sa forme rituelle par la nature compétitive de la culture aristocratique des élites arméniennes. Le mariage est un défi que se lancent d’une

MOÏSE DE KHORÈNE, note 1 de II, 50, p. 364. 209

Ibidem, II, 50, pp. 204-205.210

David de Sassun, épopée en vers, FEYDIT F. (trad. fr.), Gallimard / Unesco, 1964, pp. 109-149 211

et 323-355.�106

part les époux, la fille doit séduire le jeune homme, par ses atours et ses paroles, avec érotisme mais sans vulgarité et sans scandale , et celui-ci doit conquérir sa belle et 212

accomplir pour elle de vaillants exploits. D’autre part, c’est aussi un défi que se lancent deux familles, dont la « perte » de la fille doit être compensée par des honneurs de toute nature, visant à exprimer le rapport hiérarchique, et la solidarité, qui liera désormais les deux groupes . D’où le nécessaire consentement des deux parties, à toutes les 213

échelles : les époux, mais aussi (et surtout ?) le groupe qui s’engage aussi dans l’alliance par le mariage .214

Movsēs Xorenac’i nous montre cependant que cette trame idéale et romanesque est rendue en terme allégorique dans les faits. Si la forme du défi, la violence des hommes et les charmes des femmes s’expriment concrètement, c’est sous la forme de gestes retenus, «  l’enlèvement » en particulier n’est pas réel, mais les objets de l’échange : un lasso de cuir à anneau, un cheval de course, traduisent l’idée. La violence est formelle, mais non fondamentale, ambiguë comme les relations maritales qui rendent floues l’évidence des positions et des solidarités familiales en les recomposant.De la même manière, on trouve quelques chapitres plus loin dans un autre vers rapporté par Movsēs Xorenac’i la tradition pour l’époux d’exiger sa promise en frappant violemment à la porte de sa belle-famille pour qu’elle lui remette son épouse : « battre et marteler » 215

nous dit le texte.Le déroulement d’un mariage doit aussi signifier ce rapport complexe entre hiérarchie et solidarité. L’exemple du mariage de Gnel et de la belle P‛aṙanjem l’illustre. Gnel étant le neveu dangereusement ambitieux du roi Aršak. Celui-ci devient menaçant lorsqu’il épouse la princesse du Siwnik‛ P‛aṙanjem, après avoir hérité de tous les biens de son grand-père et père d’Aršak. Son mariage est l’occasion d’affirmer les nouveaux liens de dépendance qui unissent le prince à ses nouveaux vassaux naxarark‛:

C’est ce qui oppose le personnage de Sarye à celui de Xantrout’ principalement, dans Ibidem, 212

Chant III, 2e partie, 1, pp. 323-326.

Ces groupes peuvent même être des peuples entiers, lors de mariages princiers ou royaux 213

comme dans l’exemple cité plus haut.

On peut noter que dans le David de Sassun, épopée en vers, (cf. supra), chaque mariage des 214

héros jette le trouble et fait l’objet d’intenses débats pour obtenir le consensus dans le groupe familial.

Le contexte se rapporte à un héros, Vardgēs, qui obtient du roi Ervand sa fille après avoir 215

installé sa demeure près de celui-ci : « կռել կոփել զդուռնն Երուանդայ արքայի », MOÏSE DE KHORÈNE, II, 65, 218.

�107

« Il célèbre royalement le mariage et fait de généreuses donations à tous les dynastes. Ceux-ci, contents et plein d’amitié pour lui, lui confièrent leurs enfants. Il les reçut er les

équipa d’armes et de parures magnifiques. on l’en aima encore davantage.  »216

Installé dans les domaines de son grand-père, Gnel célèbre un mariage digne d’un roi. L’auteur ne se perd pas dans les détails du faste, seul compte ici pour lui l’essentiel : son mariage est l’occasion de renforcer sa puissance en tant que nahapet et Išxan, puisque les puissants naxarark‛ du Siwnik entrent dans son alliance, du fait de son mariage. Ces derniers, en signe d’entrée dans la parenté large de leur nouveau nahapet, lui confient leurs enfants, qui seront armés, équipés et surtout éduqués à ses côtés et avec des enfants de sa famille. On voit par cet exemple l’ampleur de la cérémonie, au cours de laquelle se rappellent les liens où se formulent de nouvelles allégeances, s’échangent les fidélités, se confirment et s’affirment les rangs. De tels moments ne peuvent se dérouler n’importe quand ni n’importe comment, outre la rigoureuse étiquette coutumière pour ainsi dire, le mariage, avant déjà sa christianisation, se doit aussi de s’inscrire dans l’ordre cosmique, d’éviter gestes et signes funestes. Le grand mystique Grigor Narekacʽi en évoque une illustration en parlant du mariage sous sa forme allégorique en affirmant qu’un mariage pour être heureux ne doit pas se dérouler par exemple lors de la décroissance de la Lune .217

Manifestement, les rites de mariages, dont certaines traditions se sont maintenues jusqu’à l’époque de l’enquête d’Abełian à la fin du XIXème siècle en Grande Arménie, expriment 218

dans le langage compétitif de la culture aristocratique et sous une forme de violence retenue et rituelle, à la fois les conceptions de genre de la culture arménienne médiévale que nous avons déjà repérées : la part virile/part féminine, leur identité ontologique et leur rôle dans l’économie des relations et les enjeux de l’échange et du mouvement dans une société qui cherche des éléments de stabilité sociale et cosmique.

2.2.2 : Les femmes en leur famille :

Ibidem, III, 22, p. 266 : « և թագաւորապէս արարեալ հարսանիս, տայ առատապէս պարգևս 216

ամենեցուն նախարարացն։ Որոց հաճեալ ընդ նա  և սիրեալ՝ ետուն նա զզաւակս իւրեանց. զորս առեալ, մեծապէս  հանդերձեաց զինու և զարդու. և յաւելին ևս սիրել զնա։ ».

LAMENTATIONS, III, 82, 6.217

ABEŁIAN, M, Der armenische Volksglaube, Leipzig, 1899. Bien que des éléments soient 218

repérables, il est toujours délicat de faire la part entre les héritages et les innovations.�108

Une fois mariée, la femme devenue épouse doit désormais devenir mère. On a déjà eu l’occasion de souligner les connaissances somme toute relativement faibles en matière gynécologique. Connaissances en outre largement orientées par la théologie chrétienne, qui comme on l’a déjà vu, sublime le rôle allégorique de la femme enfantant, et révèle par là même le savoir des lettrés religieux arméniens. Movsēs Xorenac‛i nous montre ainsi une reine, mère du futur roi Vałarš , surprise par le début des contractions sur le bord 219

d’une route, et qui doit donc accoucher là où elle se trouve. L’auteur précise toutefois que la reine était en route pour sa demeure d’hiver, on peut donc en déduire qu’elle était entourée de toute son escorte, et que sa destination visait sans doute à se préparer au mieux pour l’accouchement à venir. En outre, le fait semble suffisamment notable (rare ?) pour que l’auteur l’enregistre et que devenu roi, Vałarš (peu importe s’il s’agit ici du véritable fondateur, l’auteur confondant souvent l’ordre de succession effectif des personnages), décide de fonder à l’endroit où fut dressé le campement de l’escorte royale, une ville éponyme : Vałaršapat . Un autre récit, formulé lui aussi de manière légendaire, 220

nous donne à voir un exemple en matière de procréation. Cherchant à relier les deux grands apôtres d’Arménie, Thaddée et Grigor, Movsēs Xorenac‛i s’attache à présenter non pas l’accouchement, mais le lieu de la procréation de ce dernier, qu’il localise près de la plaine d’Artaz, sur le lieu du sanctuaire accueillant le tombeau de Saint Thaddée . C’est 221

là que ses parents avaient installé leur campement et que Grigor fut conçu, par sa mère nous dit l’auteur, peu désireux dans ce cas de valoriser le rôle du père, Anak , meurtrier 222

du roi Xosrov II (assassiné en 287). On voit que les puissants arméniens, dans cet exemple comme dans l’autre, vivaient de manière itinérante, s’installant à proximité des grands axes de circulation, où l’on trouvait commodités et sanctuaires. L’auteur, pour préciser son récit, ajoute même le lieu précis de la relation sexuelle : l’endroit le plus

Probablement le roi connu sous le nom de Vologèse V (régnant à partir de 180) par C. 219

Toumanoff et C. Settipani.

MOÏSE DE KHORÈNE, II, 65, 218.220

Ibidem, II, 74, p. 226. Le récit est explicitement tiré d’ Agat‛angełos, plus précisément selon J.-P. 221

MAHE d’une version en karchouni (arabe écrit en caractère syriaque), cf. Ibidem, note 8 de II, 74, p. 374 et complété par les paroles d’un auteur présenté comme « le prodigieux vieillard » que J.-P. MAHE pense être le patriarche Sahak, dernier Part‛ew descendant direct de Grigor.

Ce rôle exceptionnellement valorisé de la mère dans la conception sexuelle est cependant vite 222

nuancé et remis en place selon les représentations patriarcales traditionnelles puisque quelques lignes plus bas, l’auteur précise : « […] la providence divine n’épargne que celui qui fut modelé, et mieux encore, illuminé dans le sein de sa mère , par la sollicitude de Dieu et la grâce de l’apôtre. »Ibidem, II, 74, p. 226.

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reculé de la tente, le plus intime par conséquent peut-on imaginer, qui s’avère aussi être ici le plus proche du sanctuaire en lui-même.Ces rares exemples, insérés de surcroît dans des récits semi-légendaires, nous montrent le peu d’intérêt des lettrés religieux pour le domaine de la grossesse et de l’accouchement, domaine probable, comme en toute société comparable à celle de l’Arménie médiévale, du savoir médical féminin. Ainsi, Sofia, la nourrice du futur Grigor est mentionnée comme présente lors de la naissance de celui-ci, manifestement avec un rôle de sage-femme . L’intérêt des lettrés et religieux porte plus volontiers sur l’éducation, par 223

laquelle s’opère et se manifeste la conversion. C’est encore Grigor Narekacʽi qui présente de la façon la plus succincte et la plus claire ce parcours de la conception à l’illumination :

« [...] De n’avoir jamais prit forme dans le seinNi figure dans les entrailles ?

De ne s’être jamais présenté pour naître,Ni d’être parvenu au jour de cette vie ?

De n’avoir pas été inscrit au registre des hommes;Ni élevé en âge comme en taille ?

De n’avoir pas été paré d’une belle apparence Ni doté d’un discours raisonnable ? »224

De la formation charnelle jusqu’à l’acquisition de la raison, la vie humaine est décrite comme un parcours dont les jalons sont progressifs et posés par l’éducation. Dans ce domaine selon nos sources, là aussi, le rôle des femmes est à la fois essentiel et strictement encadré. Il appartient aux femmes d’élever les jeunes enfants, de les nourrir et de les choyer. Dans la pratique toutefois, on note souvent que les dames de haute condition confient leurs enfants à des nourrices et ne les élèvent pas directement elles-mêmes. Le dévouement maternel de ces nourrices est souvent rapporté, Sofia, dont nous avons déjà parlé recueille et élève avec son époux le jeune Grigor dans la foi chrétienne par exemple . Mais c’est la nourrice du futur roi Sanatruk qui apparaît comme la plus 225

dévouée. Celle-ci accompagne sa maîtresse Augè, soeur du roi d’Edesse converti au

Ibidem, II, 80, p. 230.223

LAMENTATIONS, I, 4, 3 p. 51.224

Ibidem, II, 80, p. 230. On voit aussi la nourrice du roi Artašēs, fils du roi Sanatruk, sauver le 225

jeune enfant du massacre de sa famille : II, 37, p. 194.�110

christianisme : Abgar. Movsēs Xorenac‛i rapporte même son nom : Sanota, de qui le roi Sanaruk tient d’ailleurs son nom, en reconnaissance du fait qu’elle le sauva lors d’une tempête dans les montagnes du Sud de l’Arménie, que traversait l’escorte de la reine en plein hiver . Un exemple exceptionnel, mais qui illustre le fort attachement de ces 226

femmes aux enfants qui leurs étaient confiés, qu’elles élèvent et qu’elles protègent parfois au péril de leur vie. A tel point que l’idée de prendre nom, acte fort s’il en est, en fonction de sa nourrice, est une possibilité admise, extraordinaire, mais possible. D’ailleurs, cet attachement joue dans les deux sens. Puisque la reconnaissance des enfants une fois devenus adultes à leur nourrice et à sa famille est fréquemment repérable. Ainsi, Artašēs, fils du roi Sanatruk, lui-même sauvé dans sa jeunesse par sa nourrice, nommée Her, s’entoure une fois adulte des fils de celle-ci, qui deviennent ses plus proches serviteurs. L’un d’eux, Gisak, défend son roi et « parent » pourrait-on dire, au péril de sa vie lors d’une bataille contre l’usurpateur Ervand. Vainqueur et devenu roi, Artašēs exprime sa gratitude envers la fidélité et la vaillance de son frère de lait mort au combat. Il anoblit son fils Nersēs en lui donnant le nom dynastique de Dimak‛sian . 227

Les nourrices et leurs familles font donc partie de la maisonnée des puissants et d’une certaine façon de leur parenté, même si toutes n’ont pas eu de destin aussi remarquable, on voit toutefois qu’il s’agit d’un moyen de promotion sociale potentiel puisque celles-ci se recrutent dans la domesticité libre, à la lisière de la noblesse, qui constitue l’essentiel de l’entourage familial du nahapet. D’autant que lorsque la nourrice a des enfants, donc éventuellement d’un âge proche de l’enfant noble qu’elle élève, ceux-ci sont incorporés à l’entourage masculin d’une même génération, qui grandit avec le futur dynaste, dans un contexte proche de celui d’une «  bande  » appelée à fournir compagnons de guerre et conseils du nahapet voire du roi, d’autant plus proches qu’ils ont grandi ensemble, tissant de solides liens de fidélités personnelles. Ce milieu est composé, outre des frères de sang et de lait, des enfants des parents entrés par alliance dans la parenté dynastique : ainsi est-il précisé à propos du roi Aršak III (384-390) lors du partage de l’Arménie entre Romains et Perses en 387 :

« Les dynastes […] abandonnèrent Aršak et retournèrent dans leurs demeures, exceptés trois jeunes gens qui avaient été élevés en même temps que le roi et étaient ses proches les plus intimes : Dara, fils de Babik, seigneur de Siwnik‛ et beau-frère d’Aršak, Gazavon,

Ibidem, II, 36, p. 193.226

Ibidem, II, 46-47, pp. 200-201.227

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fils de Spandarat, seigneur du Širak et d’Aršarunik‛ et Peroz, de la famille de Gardman  ».228

Une fois parvenus à l’enfance, prenant leur distance avec l’univers féminin des nourrices, ces jeunes hommes reçoivent ensemble une éducation désormais « masculine »  fait de l’apprentissage des «  bonnes manières  » de l’éthique aristocratique des valeurs arméniennes que nous avons repérées dans la « part virile » : courage, vaillance, mais ils apprennent aussi les «mauvais gestes» et la violence à laquelle les auteurs comme Movsēs Xorenac‛i voudraient substituer le goût de l’étude sous l’autorité de la morale 229

chrétienne comme le rappelle ce dernier lorsqu’il admoneste la «  nation  » arménienne après le meurtre du roi Trdat IV (298-330) :

« Je donnerai même ici une supériorité au roi [par rapport à l’Illuminateur, ndlr]. Car, pour ce qui est de la contemplation et de l’ascèse, tous deux étaient égaux ; mais pour réduire à l’obéissance par des paroles persuasives ou contraignantes le roi avait une grâce plus

efficace, car ses actes ne manquaient jamais d’appuyer sa foi.  » 230

Dans cet exemple, semble se deviner une certaine philosophie de l’éducation masculine idéale, qui complétant les qualités viriles traditionnelles y ajoute les vertus chrétiennes ascétiques et contemplatives mais aussi usant de la force de persuasion et du charisme du roi, modèle suprême pour l’ensemble des nahapet.A ces valeurs morales, s’ajoutent encore des pratiques distinctives, comme les banquets ou la chasse, et leurs codes de préséances et d’émulation, où précisément s’exercent les « bonnes manières » et les mauvais actes que les auteurs chrétiens entendent discipliner, comme on peut le lire dans ce passage de Movsēs Xorenac‛i où le roi Aršak III (384-390), chrétien, et ses compagnons mesurent ensemble leur valeur virile et où s’aiguisent leur esprit de compétition collectif contre les groupes d’autres jeunes hommes vus comme des rivaux et rassemblés autour de Gnel, l’ambitieux neveu du roi :

Ibidem, III, 43, p. 288.228

Etude des textes chrétiens en tout cas, puisque Movsēs Xorenac‛i déplore souvent le « goût 229

des fables » et des contes, c’est-à-dire des récits épiques, surtout lorsqu’ils sont mis en forme ou inspiré de la poésie persane. C’est donc que la culture « masculine » n’était pas faite uniquement d’exercices de force physiques mais aussi d’élément de littérature ou de poésie orale, éventuellement complété à l’écrit par des auteurs grecs ou araméens comme ceux que l’auteur signale.

Ibidem, II, 92, p. 247.230

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«  Ensuite le roi va sur le versant opposé du Masis chasser dans son canton préféré en Kogayovit. Ce fut une chasse terrible et Aršak , égayé par le vin, se vantait que nul autre

roi avant lui n’avait tué tant de bêtes en une heure. A l’instant, Tirit‛ et Vardan redoublèrent de perfidie, en disant que Gnel en avait abattu beaucoup plus que cela ces mêmes jours

sur sa montagnes de Šahapivan, qui lui venait de son grand-père maternel, Gnel Gnuni.  »231

Ce modèle masculin d’éducation ainsi esquissé, à quoi pouvait ressembler son pendant féminin ? Dans la mesure où dans le milieu de la haute aristocratie il aboutissait aux mêmes vices comme la perfidie relevée dans cet exemple, dont le même auteur accuse aussi les épouses, on peut deviner, comme nous l’avons déjà pressenti auparavant, une éducation commune. A même milieu, même mentalité pour ainsi dire. Le schéma général de l’éducation des femmes de la haute aristocratie devait obéir à une structure comparable à celle des garçons : séparation des sexes au moment de l’enfance, éducation entre filles d’une même génération mais d’âges variables par des aînées qui leurs transmettent les codes de la distinction féminine de leur milieu. La déclinaison sexuelle de l’éducation ne devait pas forcément se traduire par une stricte séparation dans la mesure où le rôle des anciennes est aussi noté pour la transmission de la mémoire collective du groupe dynastique. Il devait donc y avoir des moments de partage dans les «  actes éducatifs  », comme les veillées, les grands événements familiaux ou les fêtes religieuses par exemple, où les deux sexes assistaient aux mêmes rites, étaient exposés aux mêmes mots. Une meilleure connaissance des structures d’habitat nous permettrait en la matière d’affiner notre connaissance en ce domaine, en mesurant mieux le degré de promiscuité entre les sexes, et aussi entre les milieux.

Sorti de la haute aristocratie, on discerne en effet des différences dans les modes d’éducation des enfants, puisque les modes de vie différent. Dans la mesure du possible, les enfants des milieux plus modestes, ceux des notables en tout cas, sont éduqués au sein du couple puis mariés le plus tôt possible . L’usage de placer ses enfants dans la 232

parenté élargie ou dans la communauté est un recours possible, mais exercé dans des

Ibidem, III, 23, p. 267.231

C’est le schéma qui apparaît dans le récit hagiographique que donne Movsēs Xorenac‛i de la 232

vie de saint Grigor, Ibidem, II, 80, p. 230.�113

cas de nécessité, alors qu’il semble habituel dans la haute noblesse de placer ses enfants, au moins les fils, dans la maisonnée du nahapet. Ainsi, lorsque saint Grigor entre en religion et se sépare de sa femme, celle-ci garde auprès d’elle son fils le plus jeune, jusqu’à sa puberté, même si elle-même rejoint une communauté religieuse, par vocation peut-être mais aussi pour assurer son existence. L’aîné lui, est placé chez des « parents nourriciers  » en attendant de se marier. On voit donc même dans ce cas de séparation 233

du couple pour motif religieux, ce qui est acceptable, d’une part qu’il incombe à la mère de garder auprès d’elle l’enfant trop jeune pour se marier, et que celle-ci ne se résout à se séparer de ses enfants que lorsqu’ils ont atteint la puberté. Que peuvent être ces « parents nourriciers » ? La lecture de l’épopée du Sassun nous en donne un exemple, où l’on voit le principal des héros, David, placé en tant qu’orphelin chez son oncle qui se charge avant tout de lui trouver un métier pour assurer son existence au sein de la communauté villageoise, ce qui lui permettra ainsi de pouvoir se marier . Cette 234

«  recherche d’emploi » peut d’ailleurs se dérouler chez plusieurs parents, puisqu’après avoir été chez son oncle Jean, David est finalement recueilli par son grand-oncle Thoros . Mais là aussi, on voit que les jeunes hommes grandissent dans un univers 235

masculin, puisque David devenu berger oeuvre avec d’autres jeunes hommes de sa génération et de sa condition, qu’il retrouve autour du puits commun. Très vite, il appelle ces jeunes ses «  frères » et partage avec eux les moments collectifs comme les fêtes religieuses. Décliné à un milieu plus modeste, on semble retrouver un même principe de socialité par genre liant entre eux les jeunes pubères non mariés.Enfin, au sein des familles, les mères ont encore la tâche d’assurer par leur travail domestique la subsistance de tous au quotidien. Si les dames de haute condition sont sans doute dégagées de cette obligation par leur domesticité féminine, ce devoir devait être la principale occupation de la majorité des femmes arméniennes, notamment en ce qui concerne les enfants. Passé en effet l’âge de l’allaitement, il revenait aux femmes d’assurer la transition vers le sevrage. On trouve un passage dans l’épopée du Sassun décrivant justement un des plats pour assurer la diversification alimentaire des nourrissons, il est d’ailleurs intéressant de noter que c’est un homme qui présente la recette et que les ingrédients sont rassemblés par des hommes, alors que la préparation et le service incombent aux femmes :

Ibidem, II, 80, p. 231.233

DAVID DE SASSOUN, Chant III, Première partie, David berger, 1 à 10 pp. 225-240.234

Ibidem, Chant III, Première partie, David berger, 10 pp. 239-240.235

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« [Envoie un de tes serviteurs chercher] une charge de mielEt une charge de beurre :

Tu lui feras du « Yełmeł », tu le lui donneras à manger.  »236

Selon la même source, la nourriture consommée par les familles est produite par le travail de chaque membre en âge de fournir une aide et selon une division sexuelle des tâches. L’agriculture apparaît ainsi comme une activité féminine, la seule mention d’un producteur agricole est en effet, comme nous l’avons vu précédemment, celle d’une vieille veuve . 237

Le reste des personnages ayant d’autres activités, en particulier l’élevage. On voit d’ailleurs des femmes, surtout des veuves âgées, posséder des troupeaux qu’elles confient à David, mais justement aucune ne s’occupe des bêtes au-delà des limites du village. Cette tâche supposant l’éloignement des lieux d’habitation est une affaire de jeunes hommes . Le travail accompli, il est échangé sur le marché villageois où sont 238 239

distribués les surplus en fonction des besoins et en salaire du labeur de chacun :

« Allons tordu de David ! Viens, que je t’emmène à Daštu Padial.Là-bas je te louerai comme bouvier ou comme berger;

Tu recevras pour salaire une mesure de millet;Tu le prendras et tu le rapporteras à la maison.  »240

Thoros, le grand-oncle de David qui s’exprime ici précise encore :

« Moi je le porterai au moulin et je le moudrai;Puis je le rapporterai à ta tante pour qu’elle le pétrisse,

Le cuise au four et te le donne.  »241

Ibidem, Chant III, Première partie, L’enfance de David, 7 p. 200.236

Ibidem, pp. 191-367 pour le chant III. Rappelons aussi la préface où ORBELI J. analyse le fond 237

mythologique inspirant la construction de ce personnage : p. 29-30.

Ibidem, Chant III, Première partie, David berger, 1 à 10 pp. 225-240.238

Il est à noter que dans la même source, on voit les femmes, présentées comme âgées 239

toutefois, payer elle-même en nature, sous la forme de repas, les bergers et les bouviers qu’elles emploient : Ibidem, Chant III, Première partie, David berger, 11 pp. 240-241.

Ibidem, Chant III, Première partie, David berger, 10 p. 239.240

Ibidem, Chant III, Première partie, David berger, 10 p. 239.241

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De cette évocation, on peut voir que les aliments une fois récupérés, les opérations de transformations supposant l’utilisation d’outils à l’extérieur de la demeure, comme le moulin, sont une affaire d’hommes dans l’idéal. A l’inverse, le four domestique et la cuisine sont le lieu de travail des femmes. En tout cas, si on suppose que cet exemple témoigne d’une situation qui se veut familière à l’auditoire, on voit que la principale occupation des familles modestes, auxquelles appartiennent l’immense majorité des femmes arméniennes, est d’assurer la production alimentaire, depuis les travaux agricoles de toutes natures, jusqu’à la transformation et la cuisson de ces aliments. Toutes ces opérations sont menées en commun, selon une organisation en fonction de l’âge et du sexe et en lien très étroit avec la communauté villageoise. Ces liens se manifestent notamment lors des grandes fêtes religieuses comme la fête de la Vierge [verap‛oxumn], fêtée le dimanche autour du 15 août, où toutes les communautés d’un canton se réunissaient autour des grandes familles, ou des notables, qui offraient la liturgie et le banquet. Traditionnellement, les femmes préparaient ce jour-là un plat à cuisson lente et autorisant leur absence durant la messe : le harissa, qui était ensuite béni et partagé en commun durant les festivités profanes suivant l’office religieux .242

Quel que soit leur milieu social, les femmes arméniennes du Moyen Âge ont donc la charge d‘élever les jeunes enfants, avant de les éduquer, encore que ce rôle soit plus diffus et partagé et que l’autonomie des jeunes, en particulier des garçons, est rapidement atteinte. Cette éducation concerne un groupe de jeunes d’une même génération progressivement soudé par des liens variables : la parenté, la communauté villageoise, les conditions de vie notamment, dont les femmes ont pour rôle, mais ce n’est pas exclusif, l’édification morale et « mémorielle ». Charge d’autant plus importante à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale. A l’exception des plus puissantes d’entre elles, les femmes ont aussi pour tâche de subvenir activement aux besoins de leur famille en oeuvrant collectivement et en commun, pour produire des aliments qui une fois transformés sont cuisinés souvent de manière très rustique, un peu moins pour les grandes fêtes religieuses. Cette action obéissant à une organisation de genre distribuant les rôles des femmes et des hommes.

2.2.3 : Les femmes et la mort :

Ibidem, Chant III, Première partie, David berger, 12 pp. 241-244.242

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Aux avant-postes pour donner la vie et élever les enfants, on retrouve bien sûr les femmes face à la conclusion du cycle biologique. La question de la mort pose aussi en parallèle celle des soins et plus généralement des connaissances médicales pour laquelle peu d’informations concernant le rôle des femmes apparaissent dans les grandes sources littéraires médiévales. Ainsi, face à la « maladie » qui frappe l’empereur Constantin avant sa conversion, celui-ci demande pour le guérir que le roi Trdat IV lui envoie des médecins perses et indiens de sa Cour . La médecine officielle autour des puissants était donc 243

déjà depuis longtemps une affaire académique et masculine, avant même la christianisation. Toutefois, un peu plus haut dans le récit, le même auteur évoque le recours du roi Artašēs face à une maladie qui finit par l’emporter, aux servants (servantes ?) de la déesse « Artémis » d’Ekełiac‛. Mais quoi qu’il en soit de cette médecine «  officielle  », il est certain qu’ici comme en d’autres sociétés comparables, ce sont des femmes qui comme épouses, mères, nourrices, servantes… ont fait face à la maladie des membres de leur famille dans la plupart des cas. Cherchant dans leurs recettes des remèdes, veillant les malades, tentant tout ce qui pouvait l’être pour soulager le mal ou accompagnant le mourant jusque dans ses derniers instants. D’autant que la mortalité étant certainement élevée comme en toute société traditionnelle, les mourants étaient souvent des femmes en couche, ou décédant des suites d’un accouchement, ou bien de jeunes enfants. Dans un cas comme dans l’autre, ce domaine était avant tout celui des femmes. Celles-ci devaient donc affronter cette mort quotidienne et banale qui ne laisse pas de marque dans les esprits collectifs ou les légendes, et celle de tous ces anonymes qu’aucun récit n’a enregistré et dont la mémoire s’est perdue avec leur extinction. De cette proximité, nous ne percevons que leur place dans les rites de deuil exprimant leur peine et, par elle, celle de la collectivité. Ainsi, lorsque Movsēs Xorenac‛i rapporte les cérémonies accompagnant la mort du roi Artašēs évoqué plus haut :

« Autour du catafalque se tenaient les fils et la foule des ses parents. Près d’eux étaient les officiers de l’armée, les chefs des maisons dynastiques, les légions des dynastes, des détachements de toute l’armée, tous munis de leurs armes comme pour aller au combat.

Devant, on sonnait des trompettes de cuivres, et derrière venaient des filles vêtues de

MOÏSE DE KHORÈNE, II, 83, p. 235. 243

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noir, poussant des cris de plainte, puis des femmes se lamentant, et enfin la foule du peuple.  »244

Tous les enterrements ne donnent pas lieu à un tel protocole. Mais on voit que les femmes occupent ici un rang primordial immédiatement après le cercueil porté et escorté par les parents, masculins, du roi : ses fils et descendants et l’ensemble de sa parenté. Surtout, plus que leur rang, c’est leur rôle qui importe. Elles se lamentent et pleurent, exprimant la douleur collective de manière ostensible. La période extrêmement troublée est en outre propice à des rituels que l’auteur présente comme des débordements. Mais alors que s’annonce la menace Sassanide, et que parallèlement commence l’essor du christianisme dans son récit, on peut cependant soupçonner l’auteur de dramatiser la situation. Toutefois, il semble s’appuyer sur les récits épiques et légendaires, notamment la matière du Gołt‛n qu’il cite explicitement à ce sujet peu après, témoignant du trouble de la société arménienne autour de la royauté Aršakuni vacillante . Ainsi voit-on des sacrifices, que 245

l’auteur présente comme volontaires, s’accomplir autour de la tombe du roi, de la part de ses épouses et concubines et de ses servant(e)s, donc de ses proches dépendants les plus intimes, ceux qui pouvaient être le plus affectés par une mort qui semble bouleverser les consciences de l’entourage royal. Les bardes font ainsi dire à son fils et successeur, au milieu d’une telle confusion :

« Tu pars en emportant ton royaume avec toi.Et, sur de tels débris, tu veux que je sois roi ?  »246

On retrouve encore une fois, la même logique de l’auteur qui cite ces textes et ces pratiques en cherchant à en critiquer le fond et le goût de son auditoire, en ce qu’il y voit un vecteur de la « barbarie » pré-chrétienne.En tout état de cause, les femmes ont un rôle crucial dans les rites funéraires, les lamentations et les gestes accompagnant ces rites reviennent à celles-ci, qu’elles soient des familières ou même des «  professionnelles  », comparables à ces bardes et chanteuses appointées, ou dépendantes, dont nous avons parlé plus haut. Là aussi, on

Ibidem, II, 60, p. 212-213.244

Ibidem, II, 61, p. 213. Au début de II, 60, il laisse aussi sous-entendre qu’il s’appuie sur un 245

auteur connu sous le nom d’Ariston de Pella, qui ne parle toutefois pas d’Artašēs selon J.-P. MAHE, note 1 de II, 60, p. 367.

Ibidem, II, 61, p. 213.246

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voit l’Eglise désireuse de réformer ce qu’elle voit comme une menace potentielle à l’ordre qu’elle promeut, une autre raison qui rend le témoignage de l’auteur suspect sur la forme. En effet, plus bas dans son récit, une fois la conversion opérée, il nous présente l’oeuvre du patriarche et saint Nersēs, dont nous avons parlé précédemment à ce sujet :

« Il abolit, dans les familles dynastiques […] ensuite les immolations criminelles que l’on commettait sur les morts, selon la coutume des païens.  »247

On peut noter que cet usage du sacrifice sanglant, voire humain, semble avoir été une pratique de distinction concernant surtout les familles les plus puissantes. L’Eglise va donc jouer des interdictions face aux rites funéraires, mais aussi de la reformulation de ce qui peut être transposable dans l’ordre chrétien. En dans ce domaine, les lamentations féminines, sous formes d’éloges funèbres et de pleurs trouveront d’autant plus aisément leur place qu’une bonne part de la matière des récits hagiographiques y trouve probablement son origine, comme le montrent les études de Zaroui Pogossian . Prenant 248

l’exemple de la reine P‛aranjem dans le Buzandaran Patmut‛iwn de P‛awtos Buzandac‛i , 249

elle établit à la fois la forme de ces rites de lamentations, comparables aux thrènes de la Grèce antique :

« [P‛aranjem apparaît] avec une robe déchirée, ses cheveux défaits, sa poitrine découverte et manifestant son deuil aux funérailles. Elle criait fortement forçant chacun

aux larmes à cause de ses lamentations et de ses sanglots qui qui fendaient le coeur.  »250

La situation de l’épouse de Gnel exige d’elle qu’elle remplisse sans qu’on puisse douter de sa culpabilité les rituels funéraires. Elle épouse en effet peu de temps après le roi Aršak II (350-368) commanditaire de l’assassinat de son défunt mari. Le cérémonial se doit donc dans la forme de témoigner publiquement, par la tristesse et la douleur ostensiblement

Ibidem, III, 20, p. 265.247

Notamment POGOSSIAN Z., «Women at the Beginning of of Christianity in Armenia», in 248

Orientalia Christiana Periodica, 69, 2003, p. 355-380, désormais POGOSSIAN, Women.

Traduit dans P‛AWTOS BUZANDAC‛I, The Epic Histories attributed to P‛awstos Buzand 249

(Buzandaran Patmut‛iwn) , trad. angl. N. GARSOÏAN, Cambridge Mass., 1989.

Traduction de Z. POGOSSIAN dans POGOSSIAN, Women, p. 371 : ‘She appears « with a torn 250

dress, with her hair untied, with her breast uncovered, and mourning at the funerals. She was shrieking loudly and bringing everyone to tears because of her heartbreaking laments and sobs »’

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exprimées, de la pureté et de fidélité de l’entourage féminin du mort, à commencer bien sûr par l’épouse. Opposant déclaré au roi, le patriarche Nersēs entend justement christianiser les funérailles en interdisant ces démonstrations, en tout cas pour les épouses elles-mêmes , songeant peut-être aussi aux mensonges de P‛aranjem en cette 251

occasion. Toutefois, Z. Pogossian montre ensuite comment s’est mise en forme immédiatement après les funérailles de Gnel, une version contradictoire par des bardes, probablement aussi des femmes selon Z. Pogossian, établissant la culpabilité de P‛aranjem dans la mort de son époux. La forme du rituel en tout cas a une énorme valeur suggestive et émotionnelle, que l’Eglise ne peut totalement entraver dans la mesure où elle séduit aussi les mystiques et les ascèses désireux de ressentir leur foi, et pas seulement d’en faire un outil puritain normatif. C’est tout le paradoxe précisément que révèle encore une fois le grand mystique Grigor Narekacʽi :

« Maintenant pour de bon, me joignant de plein droit A celles qui plient la plainte de leurs voix,

A ces chants de sanglots,Ramenant la même rime à la fin de chaque stance

Pour presser d’un deuil plus violentLes coeurs blessés de désirs passionnés, afin de faire sourdre les larmes,Je m’installe à la tête du choeur, je regagne les rangs de l’assemblée.  »252

C’est d’ailleurs, comme le note J.-P. Mahé, le seul passage de son oeuvre où l’auteur s’exprime sur le style, en usant d’assonances en -i, afin de rendre la plainte plus déchirante et de provoquer les larmes, témoignant de la sincérité du repentir et de la contrition du chapitre suivant, tournant de l’oeuvre car passage de la lamentation à la confession . Cet exemple nous illustre donc à la fois les procédés stylistiques des 253

femmes chargées de dire le deuil, mais aussi la puissance suggestive de ce genre sur les consciences arméniennes que les religieux reformulent pour servir le message évangélique qu’ils entendent diffuser.

POGOSSIAN, Women, p. 371.251

LAMENTATIONS, 26, 1, p. 129.252

Le même procédé est réutilisé en ibidem, 39, 3, p. 198.253

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Mais au-delà de la question de la forme, ce qui intéresse Z. Pogossian est le fond, le fait que ces récits, cette matière épique, souvent mise en forme par des femmes de l’aveu même des auteurs chrétiens comme P‛awtos Buzandac‛i ou Movsēs Xorenac’i, fournit une des principales bases à leurs propres connaissances des faits et des méfaits des grandes dynasties. C’est ce qui conduit Z. Pogossian à penser que les récits hagiographiques mis à l’écrit par les grands auteurs de l’Age d’Or reformulent en fait des oeuvres transmises oralement, mises en forme et récitées par des femmes, notamment à l’occasion de funérailles d’éminentes personnalités. Forgeant et transmettant ces traditions, les femmes détentrices de ces charges traditionnelles sont donc logiquement aux avant-postes de la construction de ce qui deviendra les récits de la vie, et de la mort, des saints personnages. A l’heure où le christianisme quitte donc le terrain de la tradition orale et le champ de la culture multiforme dans laquelle il est déjà inséré depuis longtemps au IVème siècle, ce qu’on pourrait qualifier de « bouillon de culture » arméno-parthe, pour devenir religion universelle et instituée, donc normative, au service du pouvoir dynastique, et des ambitions de la royauté Aršakuni qui en est alors la tête. Ces récits sont donc « mis en ordre » par les nouvelles élites en charge d’accomplir la « Bonne Nouvelle » annoncée. Par là même, les religieux, masculins, assurent une postérité qui se veut éternelle à la culture orale qui a servi de base au mouvement de christianisation, mais qui se veut aussi un dépassement plus civilisé, plus profond, plus ordonné pour ainsi dire : c’est le passage de la forme épique et orale de l’histoire, à une forme écrite et universelle qui se pense , et se dit, supérieure. L’aboutissement de ce mouvement en arrive ainsi à une hégémonie sans partage des religieux masculins sur la culture écrite, sur la base d’un héritage dont ils se savent pourtant gré à la culture orale féminine , dont ils se reconnaissent volontiers les 254

héritiers, mais parmi d’autres autorités plus éminentes qui ne doivent rien à cette tradition. Ce paradoxe est en lui-même un condensé des rapports de genre du patriarcat arménien affirmant la complémentarité soumise du féminin au masculin.

Conclusion :

Féminine sans doute dans beaucoup de cas comme nous l’avons vu, mais rien ne peut venir 254

établir une supposée hégémonie féminine en ce domaine. La distinction sexuelle est donc relative en matière de culture orale, elle est en revanche beaucoup plus nette dans le champ de la culture écrite.

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Parvenu à ce point, on voit bien que le tableau que nous donnent à voir les auteurs chrétiens des rapports de genre, pour masqués qu’ils soient dans l’ensemble des rapports sociaux que l’on peut percevoir, n’est pas un objet figé. Il est en mouvement, et selon leurs conceptions, il appartient aux religieux chrétiens de guider précisément celui-ci vers le Christ, par la communion de l’ensemble de la société arménienne dirigée par ses élites dynastiques en accomplissant d’une part les rites ascétiques et pacifiques ordonnant le monde voulu par Dieu et en approfondissant d’autre part la conversion du peuple des croyants par l’obéissance à l’autorité divine et à ses commandements, dont les religieux sont les agents terrestres. C’est dans ce cadre qu’il nous faut maintenant aborder la place et le rôle des femmes, tels qu’exprimés par nos sources, dans le nouvel ordre chrétien qui se construit entre le Vème et le XIème siècle.

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Chapitre III.

Les femmes et le christianisme en Arménie médiévale.

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Au moment où se formulent nos sources écrites, en particulier celle de l’Âge d’Or des IVème-Vème siècles, le mouvement de christianisation est déjà très avancé. L’élaboration de l’alphabet arménien et l’éclosion littéraire en sont le signe justement. D’abord pour traduire les grands textes chrétiens et ceux que les religieux entendent conserver de la tradition classique, puis presque simultanément pour exprimer de manière autonome les conceptions des religieux arméniens afin «  d’enraciner  » la nouvelle culture et d’approfondir la conversion. Situées socialement, et idéologiquement, ces sources le sont donc aussi chronologiquement. Elles nous font ainsi voir avant tout la vision du monde du milieu des lettrés arméniens au service des grandes dynasties, du pouvoir patriarcal ou royal. Ce qu’elles nous disent du passé dont elles prétendent faire état exprime donc ce qu’on pourrait appeler une «  idéologie », à condition de ne pas donner à ce terme une définition qui ne rende compte que des phénomènes de l’époque contemporaine. On entend ici par «  idéologie  », un système d’idées cohérentes ou du moins clairement orientées, rendant compte du réel par des représentations supposées lui donner sens et forme. Avant donc de chercher à rendre compte de la place et du rôle qu’ont pu avoir les femmes, certaines femmes du moins, dans le mouvement de christianisation , il importe 255

d’en expliciter le cadre idéologique par lequel nous sommes amenés à restituer cette question, avant d’en préciser la périodisation chronologique, puisque s’agissant d’un mouvement, le découpage temporel permet d’en dégager les principales formes.

Tout au long des chapitres précédents nous avons cherché à esquisser les contours de ce cadre et son contenu idéologique. On peut donc le formuler comme exprimant la réalité arménienne par la projection des relations familiales, telles qu’idéalement conçues, dans le milieu dominant des grandes dynasties, sous une forme patriarcale affirmant la complémentarité soumise du féminin sous le masculin. En outre, ces relations se tissent autour de la structure-type de l’alliance maritale qui organise l’essentiel de la vie sociale et permet d’exprimer les représentations les plus suggestives, chez les mystiques comme chez les religieux soucieux de discipline normative, les deux formes de religiosité n’étant absolument pas exclusives et se combinant aisément chez les mêmes personnes, malgré les possibles contradictions.

Il faut aussi ajouter qu’il est important de garder en tête que d’autres dynamiques que celles-ci 255

traversent et animent la société arménienne sur la période et que si celle-ci est vue comme la plus fondamentale par nos sources, il faut aussi chercher autant que possible à lui rendre sa juste mesure, dans la complexité du réel, dont nous n’avons qu’une vue située par le fond et la forme de nos sources.

�124

Prenons à nouveau Movsēs Xorenac‛i en matière d’illustration. On le voit jubiler lorsqu’il nous présente l’oeuvre normative du patriarche Nersēs Ier (353-373), qu’il conclut triomphalement en nous disant : « Il fallait voir désormais notre pays se conduire non pas à la façon monstrueuse des barbares, mais à la manière des citadins policés   ». On 256

pourrait donc croire que la seule autorité religieuse d’un patriarche, pourtant en butte à la méfiance pour ne pas dire l’hostilité du pouvoir royal d’alors, suffise à réformer et convertir les moeurs de la société arménienne, en tout cas de ses élites dirigeantes. Mais à côté de cette version pacifique et raisonnable, le même auteur nous a dressé auparavant un tableau bien différent du mouvement de conversion. Relisons ce passage :

« Je donnerai même ici une supériorité au roi [par rapport à l’Illuminateur, ndlr]. Car, pour ce qui est de la contemplation et de l’ascèse, tous deux étaient égaux ; mais pour réduire à l’obéissance par des paroles persuasives ou contraignantes le roi avait une grâce plus

efficace, car ses actes ne manquaient jamais d’appuyer sa foi.  » 257

Voilà admirablement et clairement présenté le cadre idéologique dont nous parlions. Conscient des limites de l’autorité de l’Eglise, volontiers assimilée au féminin comme nous l’avons vu, les religieux mobilisent l’image du Père/Patriarche, dont le roi est l’incarnation, le modèle suprême. Le roi Trdat IV (298-330) ici présenté, le premier roi chrétien, devient le prototype du complément coercitif nécessaire au triomphe de la foi chrétienne : le 258

pouvoir royal, monarchique même, mais une monarchie chrétienne, digne par son exemplarité ascétique et sa fidélité de participer par son pouvoir contraignant à la mission apostolique de l’Eglise. Mobilisant les images issues de la distinction de genre, l’auteur s’en retrouve même à affirmer la supériorité du roi, pourtant présenté comme « le second héros » au début du même passage, sur l’évangélisateur de l’Arménie, inévitablement en fait si nous suivons la logique qui sous-tend le modèle présenté. Agat‛angełos est même encore plus explicite lorsqu’il fait dire à Trdat :

MOISE DE KHORENE, III, 20, p. 265 : « Եւ էր այնուհետև տեսանել զաշխարհս մեր ոչ որպէս 256

 զբարբարոսս այլանդակեալս, այլ իբրև զքաղաքացիս համեստացեալս։ ».

Ibidem, II, 92, p. 247.257

Le roi Trdat est d’emblée présenté comme « le roi le plus authentique de tous ceux qui furent 258

établis sur nous par le Christ » (« զի Քրիստոսռ հանուրց եղելոցս ճշմարիտ թագաւորէ՝ հրաշափառագունիւ պարտ էր անցանել բանիւ :».), apportant donc immédiatement une caution religieuse à l’exercice de la royauté terrestre. Ibidem, II, 92, p. 247.

�125

« De même que chaque père de famille prend soin de sa maison et des siens, nous aussi, nous veillons avec sollicitude à la prospérité de l’Arménie.  »259

La citation se place avant la conversion du roi, quand il doit justement affronter le mouvement de christianisation selon le récit. Ces décisions sont donc présentées comme légitime dans la forme, puisqu’elles sont reformulées ainsi par les mêmes auteurs une fois le roi devenu chrétien, mais sont critiquées dans le fond, lorsqu’elles s’attaquent à la « vraie foi ». Mais l’aveu est de taille et nous rappelle la proximité des auteurs que nous lisons avec les puissants, et avec le pouvoir, qui est leur cible, leur commanditaire, le destinataire de leurs oeuvres, et qu’ils entendent christianiser en des termes dans lesquels les puissants peuvent s’identifier, et se corriger. La profondeur et la réalité du mouvement de christianisation, avant et après la conversion des élites, nous échappe donc souvent et n’apparaît que secondairement dans les oeuvres où elles se retrouvent souvent liées à des termes visant à faire la promotion des puissants, de leur milieu, de leurs actions quand ce n’est pas directement de leurs familles. Il nous faut garder à l’esprit cette orientation générale des oeuvres pour rendre compte au plus juste de ce qu’elles peuvent nous apprendre malgré tout sur le sujet qui nous intéresse.

Enfin, les oeuvres littéraires, comme nous l’avons dit, sont situées chronologiquement. On peut identifier trois grands contextes, trois phases du mouvement de christianisation dont elles cherchent à rendre compte et dans lesquelles elles s’inscrivent. Le premier temps est celui de la conversion initiale, présenté comme celui des « missions  » apostoliques menées par des acteurs prestigieux, mais non étrangers au monde arménien. Il est d’emblée intéressant de noter que la mémoire arménienne retranscrite par les religieux dans leurs sources ne perçoit pas le christianisme comme une nouveauté ou un apport étranger, mais comme la formulation évidente d’une vérité révélée et depuis toujours présente dans l’orbite du monde arménien qui y a participé plus ou moins directement. Le christianisme est donc issu de ce que Maurice Sartre présente comme le «  bouillon de culture  » proche-oriental de l’Antiquité tardive . S’il est un 260

élément plus extérieur qu’étranger donc, il modèle toutefois l’identité arménienne que la

AGATHANGE, « Histoire du règne de Tiridate et de la prédication de Saint Grégoire 259

l’Illuminateur », V. LANGLOIS (trad. fr.), Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, I, 1867, 57, p. 105-194.

Voir SARTRE M., D’Alexandre à Zénobie. Histoire du Levant antique (IVème av. J.-C. - IIIème 260

siècle ap. J.-C.), Paris, 2000.�126

conversion va catalyser et mettre en forme en lui permettant d’exprimer un particularisme. Cette période ne nous est connue que par le biais de nos sources postérieures à cette époque dans leur immense majorité, mais reformulant une matière déjà présente et constituée où le rôle des femmes apparaît conséquent.Vient ensuite l’heure de l’institutionnalisation et de l’approfondissement de la foi, dont témoignent la l’invention de l’alphabet et l’éclosion littéraire des IVème-Vème siècles. Ce passage voit le triomphe dans les termes du patriarcat arménien de l’institution du christianisme et de sa culture écrite, monopole exclusif d’hommes de religion qui reformulent puissamment les distinctions de genre, sublimant le féminin comme allégorie de la communion avec le divin mais réduisant son rôle à une abstraction sophistiquée, éclatante dans l’oeuvre plus tardive et de grande envergure de Grigor narekac‛i. Ouvrant ensuite le Moyen Âge arménien proprement dit entre les Vème et XIème siècle, c’est le temps où s’affirme le mieux l’idéologie arménienne de la monarchie chrétienne, notamment dans la tentative de la royauté des Bagratuni.Enfin, mouvement plus diffus mais repérable, l’intégration progressive et ambiguë de l’Arménie chrétienne au monde islamique. On peut établir une distinction entre une période qui s’étendrait de la conquête arabe à l’invasion et à l’occupation de la Grande Arménie et de l’Anatolie byzantine par les bandes turques, événement qui suit presque immédiatement la brusque occupation byzantine des Etats arméniens. A la première période, en dépit de la brutalité de l’occupation arabo-musulmane, à certains moments, et malgré une volonté claire de réduire le particularisme arménien à l’ordre islamique à partir du Califat des Abbassides à partir du milieu du VIIIème siècle, les contacts en restent toutefois essentiellement de nature militaire et impériale. Les pouvoirs musulmans s’inscrivent encore largement dans les échanges traditionnels auxquels les Arméniens sont habitués avec leurs grands voisins extérieurs, même si des transformations se font jour dans les représentations qui dévoilent l’inadaptation progressive des usages aux nouvelles situations, comme nous l’avons vu pour la question des mariages inter-confessionnels. Les pouvoirs musulmans peinent toutefois à s’imposer à un système arménien solide que les persécutions et les conflits externes et internes concentrent sans réellement l’affaiblir. Mais il faut attendre véritablement les XIème-XIIème siècle pour voir émerger une situation nouvelle, du fait du bouleversement radical du paysage social du dynastisme arménien. Celui-ci conserve encore des ressources en matière de

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reformulation et il saura se réinventer au tournant du XIIème siècle comme l’ont montré les travaux de G. Dedeyan et de C. Mutafian sur le Levant arménien .261

3.1 : Les femmes dans la christianisation initiale : des avant-postes au second rang.

Le rôle important de certaines femmes dans le mouvement de la christianisation initiale explique dialectiquement et en grande partie la construction des représentations christianisées du féminin dans la cosmogonie des auteurs arméniens à partir de l’Âge d’Or. Nous avons vu que ce rôle se fonde très probablement, comme l’ont suggéré les travaux de Z. Pogossian , sur la maîtrise par certaines femmes de la structure narrative 262

des contes et légendes orales traditionnelles et de ses thèmes récurrents, facilement adaptable à un contenu chrétien. Cette chercheuse établit en effet un faisceau de présomptions qui montre que la tradition historiographique orale portée par les femmes «  bardes  », que nous percevons à l’occasion des banquets, des deuils ou des commémorations, chargées de dire la geste des héros d’une famille, d’une dynastie, ou d’une communauté est une des bases de la littérature chrétienne arménienne lorsqu’elle se constitue, et plus particulièrement d’un de ses genres principal : les hagiographies. La trace de cette récupération, comme nous avons déjà pu le souligner précédemment, est d’ailleurs presque systématique chez Movsēs Xorenac’i, qui condamne souvent la matière de ces contes comme «  sottises  », suspectes à ses yeux d’entretenir de possibles réminiscences incompatibles avec le message chrétien, surtout s’il s’agit de récits trop explicitement rattachés à la tradition persane zoroastrienne . Il n’empêche qu’une part 263

conséquente de ce que rapporte l’auteur, notamment lorsqu’il raconte la geste de telle ou telle dynastie qu’il condamne ou qu’il soutient, provient explicitement de cette matière orale, à laquelle se rattachent aussi les récits « héroïques » des premiers apôtres et saints

Synthétisés dans MUTAFIAN C., L’Arménie du Levant (XIème-XIVème siècle), 2 tomes, Paris, 261

2012 et surtout DEDEYAN G., Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Etude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), 2 vol., Lisbonne, 2003.

En particulier, pour rappel : POGOSSIAN Z., «Women at the Beginning of of Christianity in 262

Armenia», in Orientalia Christiana Periodica, 69, 2003, p. 355-380.

Comme notamment en addenda de son premier livre : MOISE DE KHORENE, I, p. 153-154. 263

Avant de rapporter ce qu’il appelle « des fables obscènes » dans l’unique souci de satisfaire son commanditaire, il prend soin de clairement condamner le contenu et même le goût : « Բայց զինչ արդեօք տարփանք քեզ՝ և Բիւրասպեայ Աժդահակայ փծուն և անճոռնի առասպելքն իցեն. և կամ էր սակս զմեզ Պարսից  անյարմար և անոճ բանից ».

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de la religion chrétienne, qu’il participe à mettre en forme sous une forme « hagiographique », à partir des structures narratives orales des récits épiques . 264

Il est donc presque certain que ces récits furent un des principaux canaux de diffusion du christianisme en Arménie, dans des formes fluides et non institutionnelles, mais déjà socialement situées toutefois. A condition bien sûr de garder à l’esprit que ce «  christianisme  » initial ne fut pas exactement celui qu’eurent sous les yeux, et que constituèrent, les auteurs chrétiens comme Movsēs Xorenac’i qui composent leurs oeuvres a posteriori, dans un contexte tout différent. Il faut sans doute admettre une fluidité des formes, et jusqu’à un certain point des contenus, de ce qui pouvait apparaître comme relevant du message chrétien, d’autant plus que celui-ci n’en était alors qu’à un stade encore peu solidifié dans la formulation doctrinale, et même en matière de dogmatique, la théologie n’en n’étant qu’à ses débuts. C’est dans ce cadre, que l’oral, principal médium culturel fut le principal vecteur de la morale chrétienne, sous la forme d’une personnification autour de héros, et d’héroïnes, bientôt appelé-e-s à devenir des saint-e-s et où le rôle des femmes de par leur expertise traditionnelle a été déterminant. Avant que le mouvement ne soit rattrapé par des hommes puissants et lettrés, au service la royauté des Aršakuni, puis des grandes dynasties, issues probablement de ce milieu des «  scribes  » dont on ignore presque tout, jusqu’à ce que la christianisation et plus encore l’invention de l’alphabet, élaboré par ce personnel spécialisé, nous donne à mieux le percevoir. Dès lors, le rôle des femmes, exclues de ce milieu avant et après sa christianisation, passe au second plan devant l’affirmation hégémonique de la culture écrite et l’institutionnalisation de la religion chrétienne.Nous allons donc nous attacher à montrer les formes de cette participation initiale et probablement multiforme, dont la restitution postérieure ne nous laisse voir qu’un mouvement unanime et irrépressible, masquant en partie la diversité, et les déviances, ou les résistances. Il faudrait s’attendre à trouver des femmes exprimant ces deux dernières tendances, que les sources écrites relèvent bien sûr, mais cette fois sans reformuler de récits traditionnels qui nous permettraient d’y appréhender le rôle des femmes et de leur expertise orale mise au service cette fois d’un mouvement devenu « minoritaire  » ou indésirable. Nous semblons donc condamnés à ne pouvoir voir ici que les femmes ayant soutenu le mouvement « majoritaire » et désirable tel que mis en forme sous la plume des religieux de l’Âge d’Or. A cette précaution près, qu’il est important de noter, nous pouvons

Voir POGOSSIAN Z., «Women at the Beginning of of Christianity in Armenia», in Orientalia 264

Christiana Periodica, 69, 2003, pp. 370-372.�129

ensuite détailler les nombreuses figures féminines mobilisées pour retracer la présence féminine dans ce mouvement initial.

3.1.1 : Une participation essentielle à proximité du pouvoir :

S’il n’y eut pas de femmes participant aux institutions « centrales » de l’Eglise, en l’état actuel de nos connaissances, en Arménie médiévale, il est hors de doute que les femmes participent à la mission générale de l’Eglise dont elles sont des membres reconnus. Cette participation générale des femmes est perceptible dès les débuts de l’institutionnalisation de la communauté chrétienne arménienne par un personnel religieux officiel et soutenu par le pouvoir. Agat‛angełos évoquant les rites de purifications précédant la conversion officielle, et la guérison du roi, suite au meurtre des saintes autour de Hṙip‛simē, précise l’ordre rituel de participation de chacun à la cérémonie qui préfigure l’Eglise comme communauté constituée et officielle, à la place où il convient :

« Or les soixante-six jours étant écoulés, le roi, les princes, les satrapes avec leur peuple, vinrent au lever du soleil se prosterner devant saint Grégoire; les femmes y étaient

également avec leurs jeunes enfants pleins d’innocence; tous le priaient de les délivrer des châtiments qui s’étaient appesantis sur eux et de la verge terrible dont les avait

frappés le juge inflexible. »265

Dans sa forme officielle, la place des femmes au sein de l’Eglise est donc d’emblée notée à part de celui des hommes libres, eux-mêmes hiérarchisés selon leur dignité. Les circonstances pèsent sans doute sur cette description, puisque les femmes comme exclues théoriques du pouvoir, coupable du meurtre des saintes, sont aussi mises à part avec les jeunes enfants pour souligner leur innocence collective. On peut toutefois deviner l’existence d’un ordre de préséance parmi les fidèles, en fonction d’une part du genre, mais aussi et surtout en fonction des dignités de chacun. Il paraît en effet peu probable que les femmes des grandes familles, comme celles des notables de moindre rang d’ailleurs, ne furent pas soucieuses d’affirmer leur rang et celui de la famille à laquelle elle s’identifiaient. Miroir des hiérarchies, l’Eglise affirme aussi l’unité organique de l’Eglise, puisqu’une fois les rangs établis, toute la communauté, menacée du même châtiment, communie dans la prière.

AGATHANGE, 109, p 105-194.265

�130

La question de la distinction féminine apparaît cependant ailleurs dans le récit avec force. Puisque les femmes les plus proches du roi Trdat, son épouse Ašxen et sa soeur Xosroviduxt sont systématiquement associées aux actes fondateurs de l’Eglise institutionnelle. On les voit oeuvrer de leurs mains à la fondation, et même aux travaux selon la légende, des premiers sanctuaires chrétiens officiels, ainsi qu’à la nomination de Grigor comme premier patriarche de l’Eglise arménienne . Ce rôle officiel aux avant-266

postes de l’institutionnalisation de l’Eglise se justifie par le fait que la guérison et la conversion du roi doivent tout aux signes révélés par la soeur de celui-ci, qu’elle aurait reçus en songe après qu’une violente malédiction eut frappé le souverain suite au meurtre des saintes Hṙip‛simiennes :

«  Dans ce temps-là, la sœur du roi, nommée Xosroviduxt, eut un songe inspiré par Dieu.Elle vint parler au peuple auquel elle raconta sa vision, disant: « J’ai eu cette nuit un

songe. Un homme au visage radieux vint et me dit : Il n’y a pas d’autre moyen de faire cesser les châtiments qui vous accablent, que d’envoyer à la ville d’Artašat, pour y

chercher le prisonnier Grigor. Dès qu’il sera arrivé, il vous indiquera un remède à vos souffrances. Lorsqu’ils eurent entendu ces paroles, ils en rirent et lui dirent: Es-tu donc

devenue folle, es-tu donc possédée aussi? Comment cela se peut-il, puisqu’il y a quinze ans qu’on l’a jeté dans une caverne profonde, et tu dis qu’il est encore vivant? Qui sait

seulement si ses os se trouvent encore dans cet endroit? car, le jour où il y fut jeté, il sera mort sur le champ, à la vue des reptiles. »

Cependant la sœur du roi eut encore la même vision au moins cinq fois de suite, avec menace, si elle ne la racontait pas, d’un grand châtiment, et de voir les souffrances du roi

et des autres hommes augmenter jusqu’à la mort, avec un accroissement de douleurs. Xosroviduxt, étant rentrée, répéta les paroles de l’ange avec une grande terreur et une

insistance particulière.  »267

On retrouve le rôle de ces femmes autour du pouvoir et de leur stratégie oblique pour se manifester que nous avons déjà évoqué. Ce qui est surtout intéressant de noter dans tout cela c’est d’une part la forme manifestement très orale du récit ici rapporté et surtout d’autre part le rôle actif d’un bout à l’autre des événements clefs de l’institution officielle de

Ibidem, 125, 135, 144 et 149, p. 105-194.266

Ibidem, 90, p. 105-194.267

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l’Eglise de femmes puissantes, de la conversion du roi et de son entourage à la fondation solennelle de l’Eglise arménienne.

Ce rôle initial ne faiblit pas par la suite, en dépit de l’absence d’un personnel religieux féminin, encore que la question ne soit pas elle-même tout à fait évidente comme nous le verrons plus bas . L’acte de fondation, proche du domaine « féminin » du produire, reste 268

tout au long du Moyen-Âge arménien une prérogative que les femmes puissantes exercent. Pour en rester aux sources littéraires classiques , on retrouve par exemple ce 269

rôle des femmes puissantes dans le récit de Movsēs Xorenac’i suite au décès, le 7 septembre 438 selon la tradition de l’Eglise arménienne, du patriarche Sahak, dernier des Part‛ewk en ligne directe depuis Grigor, dont la fille, son ultime descendante, a épousé le puissant Hamazasp Mamikonean :

«  Quand à son précieux corps, son archidiacre Eremia, avec son condisciple et la princesse des Mamikonean [donc Sahakanuïš, la fille de Sahak], la bru de sa fille, nommé Dstrik, épouse du stratélate Vardan, le prirent et allèrent le faire reposer dans leur village

d’Aštišat, dans le canton de Tarōn. Et ses disciples, les moines Spudaioï, regagnant chacun son canton, construisirent des monastères et y assemblèrent des frères.  »270

Le corps, considéré comme relique éminente, est immédiatement incorporé au patrimoine dynastique et vient renforcer le capital symbolique de leur Vostan, dans le Tarōn. Le coup est d’autant plus conséquent qu’autour de l’héritage de Sahak se forme une véritable congrégation qui entend se diffuser avec une grande ampleur sur le territoire arménien, probablement avec le soutien des Mamikonean, désormais héritiers dynastiques du saint patriarche. Mais surtout, on voit que la charge de fonder le sanctuaire et le transfert des reliques est assumé par les femmes les plus importantes du lignage de Hamazasp, beau-fils de Sahak : son épouse, et fille de Sahak et la belle-soeur par alliance de celle-ci, épouse du frère cadet du nahapet. Ces femmes sont nommées par l’auteur, sauf pour

On peut noter aussi que l’on connait au moins un cas à Edesse d’ordination d’une femme 268

comme évêque d’une communauté, ce qui vu l’influence de cette cité sur le christianisme arménien est important de noter : JULLIEN C., « Aux temps des disciples des apôtres. Les sabbatiens d'Édesse », Revue de l'histoire des religions, Année 2001, Volume 218, Numéro 218-2, p. 155-170.

En la matière il serait intéressant justement de compléter ces connaissances avec les actes de 269

la pratique comme les inscriptions épigraphiques ou les colophons des manuscrits notamment.

MOISE DE KHORENE, III, 67, p. 319.270

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Sahakanuïš dont il ne rappelle pas le nom, car il juge l’information probablement évidente, et elles sont présentées par rapport à leur époux, selon le schéma habituel. Il est intéressant aussi de relever les grandes différences de traitement avec les reliques du moine Mesrop, le fondateur de l’alphabet arménien. Issu d’une famille moins prestigieuse, celui-ci accède sous la plume de Movsēs Xorenac’i au rang de Bienheureux, quand le puissant Sahak Part‛ew est lui déjà saint. Surtout, sa non-appartenance à une dynastie, mais son immense prestige, rend le traitement de ses funérailles problématique. La tradition est ici face à ses contradictions et se pose donc un rapport de force entre dynastes. Plus aucune femme n’est alors mentionnée. Le bras de fer semble opposer les Mamikonean, désireux de ramener le corps dans leurs possessions du Tarōn d’où il était originaire. Ceci aurait constitué un acte de quasi-hégémonie sur deux immenses fondateurs de l’Eglise institutionnelle face à leurs rivaux Bagratuni, qui revendiquent aussi le corps en prétextant du passage de Mesrop sur leurs terres du Gołt‛n au cours de ses 271

missions évangéliques. Un troisième parti propose une solution neutre : le faire reposer au grand sanctuaire de Vałaršapat . Finalement, il faut toute l’autorité de l’Hazarapet, 272

gouverneur arménien nommé par les Perses, Vahan Amatuni, pour arbitrer le conflit en confisquant la relique pour la déposer sur ses propres terres d’ailleurs, se saisissant de cette occasion afin d’affirmer son prestige. L’exclusion apparente des femmes dans cette affaire souligne deux choses. Tout d’abord, que seules les femmes puissantes des grandes familles dynastiques ont la possibilité de participer à la fondation institutionnelle et officielle au Vème siècle, puisque qu’aucune femme de la famille de Mesrop, ni d’ailleurs personne de sa famille, ne fait entendre sa voix explicitement sous la plume de l’auteur. Ensuite, que ce rôle dévolu par la tradition s’efface dès que se présente une situation insolite et que se noue un rapport de force.

3.1.2 : La piété féminine au début du christianisme arménien : un ascétisme militant : Au-delà de la participation de femmes puissantes à la fondation des oeuvres et des institutions chrétiennes, le rôle initial des femmes dans le mouvement de christianisation a aussi été plus direct, plus actif. La présence des pratiques et des convictions chrétiennes,

L’auteur présente ce canton comme appartenant aux Bagratuni depuis le roi Artašēs Ibidem, II, 271

53, p. 207.

Impossible d’identifier clairement les tenants de cette proposition : des religieux soucieux de 272

pacifier un enjeu source de tension entre deux puissantes dynasties ? Des dynastes moins puissants soucieux d’équilibre ? La famille de Mesrop ? Un peu de tout cela peut-être.

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multiformes et complexes, dans le tissu social arménien avant la conversion du pouvoir est justement repérable en ce que des femmes, issues souvent des milieux dirigeants, mais pas nécessairement des grandes dynasties, y ont participé.Cette implication est notamment discernable par la question de femmes vivant une retraite ascétique et spirituelle, en ermites ou en communauté. Encore faut-il d’emblée préciser qu’aucune de ces formes n’est isolée du tissu social, les ermites hommes et femmes étant connus et souvent très populaires, raison pour laquelle d’ailleurs se forgent tant de légendes et de récits épiques autour d’eux, et les communautés spirituelles vivent en lien avec la ou les communautés «  séculières  » dont ils dépendent et avec lesquelles ils entretiennent des relations multiples. Les identifier pose toutefois de redoutables problèmes d’analyse, comme l’a souligné Z. Pogossian . Le premier d’entre eux vient de 273

la question de la terminologie, puisque les sources écrites semblent distinguer deux 274

catégories : d’une part les « vierges » կոյս [= kuys] ou կուսան [= kusan], dont on peut

penser qu’elles puissent être de jeunes femmes consacrées, peut-être issues de familles soucieuses de mettre ainsi à l’écart du mariage certaines de leurs filles. En tout cas, cette nécessité possible a pu alimenter des vocations. D’autre part, celles que l’on nomme les

« croyantes » հաւատացեալք [= havatac‛ik‛] ou հաւատաւոր կանայք = [havatavor kanayk‛],

probablement des femmes qui se consacrent après leur mariage. C’est un peu l’exemple de Mariam, l’épouse de Grigor avant sa mission auprès du roi Trdat, qudonte Movsēs

Xorenac’i nous qu’elle կրօնաւորէր [= kronavorēr] que l’on peut rendre par « elle entrait en

religion », nous aurons à y revenir :

« Mariam se retirant dans un couvent avec l’enfant le plus jeune, devient religieuse.  »275

Voilà donc un exemple de ces femmes mariées qui, par vocation ou pour assurer aussi leur survie, une chose n’excluant pas l’autre, prennent une retraite spirituelle dans une communauté religieuse, soit que leur mariage a pris fin, soit qu’elles soient veuves. L’aspect formel de cette retraite peut être discuté en ce nous ignorons notamment s’il

Voir : POGOSSIAN Z., Female ascetism in Early Medival Armenia, publié sur Academia.edu : 273

http://www.academia.edu/1907556/Female_Asceticism_in_Early_Medieval_Armenia, consulté en novembre 2013, désormais POGOSSIAN, Female Ascetism.

Z. POGOSSIAN utilise principalement trois auteurs qu’elle présente ensuite précisément : 274

Agat‛angełos, P‘awstos Buzand et encore Ełisē. POGOSSIAN, Female Ascetism, p. 173-174.

MOISE DE KHORENE, II, 80, p. 231 : « Մարիամ հանդերձ մանկամբն  կրտսերաւ ի վանս 275

կանանց երթեալ կրօնաւորէր. » .�134

supposait une vie en commun permanente ou seulement un lieu de rassemblement dédié et réservé aux femmes dans lequel elles pouvaient venir s’assembler, comme cela semble avoir été le cas dans le monde syrien . En tout état de cause, les évocations dans les 276

sources semblent s’accorder sur la grande variété des modèles de piété ascétique et de l’organisation de ceux-ci. Ainsi, citant ce passage de l’oeuvre d’Ełisē, qui écrit dans la deuxième moitié du Vème siècle :

«… et ceux qui croient au Christ, hommes et femmes demeurant dans leurs monastères respectifs, doivent changer leurs vêtements selon les tenues de l’ordre séculier.  »277

Z. Pogossian note d’une part qu’hommes et femmes peuvent les uns comme les autres, au temps où écrit l’auteur, pratiquer une vie ascétique. D’autre part, discutant les difficultés

de traduction du terme մենանոցս [= menanoc‛s] qui pourrait tout aussi bien signifier

monastère ou ermitage, on voit la multiplicité des formes de la piété, visiblement offertes aux deux genres. On peut aussi noter que les femmes entrées en religion, comme leurs homologues masculins, se distinguaient à l’époque de l’auteur par le port de vêtements particuliers signifiant leur état spirituel.Enfin, on peut relever la tendance, nette dans les sources, à vouloir valoriser certaines pratiques ascétiques pour mieux les encadrer à mesure que la religion chrétienne s’institutionnalise. Déjà, le simple fait de choisir, et donc de taire, relève d’une orientation idéologique au fond. Mais surtout, il semble que l’Eglise ait cherché à encourager le rassemblement des ascètes, afin de mieux organiser l’exercice spirituel de la vie ascétique, mais aussi et de plus en plus afin d’en surveiller l’orthodoxie. Nous avons déjà vu en la matière la gigantesque oeuvre menée sous le Patriarche Nersēs en ce domaine, on peut en compléter le contenu concernant les femmes, précision absente du récit de Movsēs Xorenac’i , avec cette citation de P‘awstos Buzand :278

« Et il commença à ordonner ouvertement la destruction des asiles pour les veuves et les orphelines dans le pays, ceux que Nersēs avait construit dans tous les cantons et il ordonna la destruction des demeures pour les vierges dans tous les cantons et les

POGOSSIAN, Female Ascetism, p. 185-189.276

Ibidem, p. 190 : « ...և հաւատացեալքն ի Քրիստոս՝ արք և կանայք, որ բնակեալ են յիւրա- քանչիւր 277

մենանոցս, փոխեսցեն զհա- նդերձս իւրեանց ըստ աշխարհական կարգաց : ».

Voir MOISE DE KHORENE, III, 20, p. 264.278

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villages, les constructions murées et fortifiées que ce même Nersēs avait construit par égard pour la préservation de leurs voeux fermement maintenus. Nersēs le béni avait

construit tout cela durant sa vie entière. Il construisit ces lieux pour les vierges dans tous les cantons de façon à ce que celles qui devinrent des vierges consacrées et des femmes

croyantes puissent s’y assembler pour le jeûne et les prières et nourries par le monde ainsi que chacune de leurs familles. Le roi Pap ordonna de détruire ces lieux et il ordonna

aux vierges croyantes d’être sujettes à la souillure de la promiscuité.  »279

Celle-ci résume admirablement l’ensemble des points que l’on a évoqué sur les formes de la piété ascétique féminine dans la phase initiale de la christianisation ainsi que les formes d’organisation de celle-ci, autour de lieu consacrés et intégrés aux communautés villageoises, qu’on pourrait appeler des « monastères  », qui disparaissent, sous cette forme, au milieu du Vème siècle. Plusieurs types de femmes semblent participer à ces pratiques : des vierges, mais aussi des «  femmes croyantes  », peut-être des femmes mariées , à côté d’autres lieux institués pour les veuves et orphelines démunies. Tout 280

cela peut nous aider à nous construire une image de ces femmes qui participent sous des formes diverses au grand mouvement de conversion au christianisme, et ce au moins jusqu’au tournant du Vème siècle, dans la mesure où jusque là, l’institutionnalisation de la religion chrétienne ne semble pas bouleverser fondamentalement ce mouvement mixte d’aspiration à la vie ascétique et évangélique, ni même en réduire significativement la grande variété des formes.On peut donc en conclure que la participation de femmes, et particulièrement de femmes des milieux dirigeants ou influents, au vaste mouvement de christianisation fut dense et intense. Hommes et femmes de ces milieux ont montré une aspiration remarquable, bien qu’amplifiée et orientée par nos sources, au message évangélique, à ses exigences spirituelles et morales, mais aussi à son injonction exemplaire et missionnaire. Tout cela peut en fait aisément se fondre dans l’habitus compétitif des hommes et des femmes des

POGOSSIAN, Female Ascetism, p. 184-185 : « And he began to order openly to destroy the 279

asylums-for-widows and orphans in the country, those that Nersēs had built in all the regions, and [he ordered] to destroy the dwellings- for-virgins in all the regions and villages, the walled and fortified [constructions] which the same Nersēs had built for the sake of the preservation of their tightly-kept vows. Since the blessed Nersēs had built those during his life-time. He built these dwelling- places for virgins in all the regions so that those who became [consecrated] virgins and believing [women], could assemble there for fasting and prayers and be fed from the world and each of their families. King Pap ordered to destroy those and he ordered the believing virgins to be subject to the filth of promiscuity. »

Là encore il semble que cette habitude de voir coexister en un même lieu vierges et « femmes 280

croyantes » se rattache à une tradition syrienne : POGOSSIAN, Female Ascetism, p. 185-189.�136

milieux nobles et à leur goût du commandement. Le mouvement chrétien ne fut-il pas au fond aussi un champ innovant, avec toutes opportunités que cela suppose, où se sont exprimées, et expérimentées, les valeurs des puissants, ou de ceux qui par leur rang ambitionnaient de le devenir, tout en donnant à celles-ci la profondeur de l’universel et du divin ?

3.1.3 : La sainteté au féminin :

De ce mouvement spirituel qui touche en tout cas tant de femmes, il finit par sortir des figures qui par leur engagement, et parfois aussi par leur enseignement, ont été des acteurs clefs tout à la fois de la conversion spirituelle et de l’institutionnalisation de la nouvelle religion. Ces femmes, devenues des saintes ou des bienheureuses de l’Eglise arménienne apostolique, honorées jusqu’à nos jours, témoignent de la participation féminine au mouvement de christianisation et vont tout à la fois devenir des modèles constitutifs de l’Eglise arménienne pour les croyants, et les croyantes.

Le mouvement de christianisation a emprunté deux voies pour pénétrer en Arménie, deux voies parallèles mais pas forcément concomitantes. La première fut la voie « syrienne », c’est-à-dire celle du Levant au sens large, d’expression souvent araméenne, notamment syriaque. Ce qui est d’autant plus important que c’était là, avant l’invention de l’alphabet, la langue des scribes entourant la royauté et les dynastes les plus puissants et que c’est précisément ce milieu, de petite noblesse, dont seront issus de nombreux saints (et de saintes ?), à commencer par Mesrop lui-même. Nombre de termes passés dans le vocabulaire religieux a ainsi pénétré l’arménien depuis le syriaque, souvent par le moyen-perse d’ailleurs, c’est-à-dire le «  parthe  », la langue iranienne des rois d’Arménie . 281

L’autre grande voie vient du monde hellénophone, en particulier de la Cappadoce, autre grand foyer chrétien depuis le IIIème siècle déjà. Cette bipolarité était connue et assumée auprès des contemporains et lorsque le roi Trdat entend organiser officiellement l’Eglise arménienne, Agat‛angełos lui fait dire :

« Le roi Trdat ordonna qu’on amenât beaucoup d’enfants des différentes parties de l’Arménie, pour étudier la doctrine et pour en faire des maîtres dévoués; qu’on amenât

spécialement dans des localités désignées, et en différentes catégories, les enfants des

Voir GROUSSET R., Histoire de l’Arménie des origines à 1071, Paris, 1947, pour des exemples 281

relevés chez MEILLET.�137

prêtres réprouvés des idoles, et qu’on leur accordât un salaire annuel. Il les partagea en deux catégories, l’une qui devait apprendre la langue syriaque, et l’autre le grec. »282

En outre, on voit que la royauté estime que la pénétration chrétienne doit se faire dans la continuité sociale, mais sous l’égide renforcée de la monarchie. Le maintien du personnel religieux dans la mesure du possible témoigne aussi du fait que la christianisation est vue comme un moyen de souder des élites autour d’une dynastie royale menacée par ailleurs, ce qui ne peut avoir de sens que si la religion chrétienne est déjà suffisamment familière et intégrée au point qu’il semble possible de confier sa généralisation et son institutionnalisation dans le même cadre social.Mais ce qui est plus remarquable pour notre sujet, c’est que la restitution de cette pénétration dans les sources, en particulier chez Movsēs Xorenac’i et Agat‛angełos, prend consistance autour de grandes figures qui fonctionnent en couple homme/femme : saint T‛adē/sainte Sanduxt pour la voie « syrienne » et saint Grigor/sainte Hṙip‛simē pour la voie « cappadocienne ». Z. Pogossian, suivant notamment les travaux d’Akinian , voit ici une 283

influence du récit apocryphe justement traduit en arménien au Vème siècle depuis le grec : Les Actes de Saint Paul et Thècle, qui aurait fourni une base à l’organisation du récit du couple saint T‛adē/sainte Sanatruk notamment . Concernant la narration, forcément plus 284

dense, des figures de la voie « cappadocienne », Z. Pogossian émet l’hypothèse d’une formulation antérieure de la vie de sainte Hṙip‛simē, dont le culte fut rapidement très populaire à Vałaršapat, à laquelle fut amalgamé un (ou des ?) récit de la vie de Grigor, répétant le même modèle que le précédent, tout en permettant de lier les deux grandes figures, et leurs différences, dans le même mouvement.Ainsi présentée, la restitution de la pénétration chrétienne en Arménie mérite maintenant d’être approfondie en développant l’analyse autour des grandes figures hagiographiques déployées dans nos sources.

A. Edesse à la source du christianisme arménien :

AGATHANGE, 152, p 105-194. 282

Présenté dans POGOSSIAN Z., «Women at the Beginning of of Christianity in Armenia», in 283

Orientalia Christiana Periodica, 69, 2003, p. 365, désormais POGOSSIAN, Women.

Ibidem, p. 363-367.284

�138

Du Levant, de la Syrie, était déjà venue la Loi judaïque en Arménie. La tradition rendue par Movsēs Xorenac’i lie le roi Tikran à l’installation de colonies juives dans les fondations urbaines arméniennes, geste que répéteront les autres grands rois fondateurs après lui jusqu’à Artašēs et la fondation d’Artašat . Plus significativement, au temps de l’auteur un 285

certain nombre de grandes familles dynastiques revendiquaient une ascendance juive : les Bagratuni et les Gnt‛uni mais aussi les Amatuni .286 287

Les éléments de la culture syrienne, ou mieux syro-mésopotamienne c’est-à-dire l’antique aire culturelle assyrienne, avaient donc pénétré très tôt en Arménie , et ceux-ci 288

s’exprimaient à la veille de la conversion de la royauté au christianisme, dans le cadre de la civilisation irano-parthe .289

Mais c’est plus précisément de la cité d’Edesse, puissante place forte et carrefour commercial d’Euphratèse, aux marches méridionales de la Grande Arménie, que vont rayonner les premières missions chrétiennes en Arménie. La tradition littéraire va traduire cela en forgeant ce qu’on qualifie de «  Légende d’Abgar  », dont Movsēs Xorenac’i s’inspire à travers une oeuvre d’expression syriaque traduit en arménien par un auteur connu sous le nom de Łerubna d’Edesse . Movsēs Xorenac’i affirme cependant deux 290

originalités. D’abord il affirme, par un analogisme étymologique, que Abgar est en réalité un roi arménien dont le nom serait «  le Grand Homme » [=Avag Ayr], revendiquant ainsi une antériorité à la conversion arménienne, et donc d’une certaine manière à son Eglise, qui remonterait, par ce Abgar, jusqu’à Jésus lui-même avec qui il aurait entretenu une

MOISE DE KHORENE, II, 19, p. 177 et II, 49 p. 203.285

Ibidem, II, 24, p. 180.286

Ibidem, II, 57, p. 210. Les Amatuni sont les rivaux des Bagratuni car à l’époque de l’auteur ils 287

sont gouverneur d’Arménie au nom du Rois des rois sassanides, Movsēs Xorenac’i introduit leur arrivée dans son récit le plus tard possible pour souligner leur manque d’antériorité et donc de prestige, tout en sous-entendant même une certaine suspicion quand au motif de leur venue en Arménie sous Artašēs.

Sans parler même de l’antiquité des rapports matériels, culturels ou linguistiques entre 288

l’Arménie et le monde assyrien en général, que l’auteur exprime de manière légendaire autour de la figure de la reine Šamiran : I, 15 à 19, p. 130-138.

Les travaux de N. GARSOÏAN ont montré l’étendue de l’influence de cette civilisation dans la 289

formation de l’identité arménienne : voir notamment GARSOÏAN N., Des Parthes au califat. Quatre leçon sur la formation de l’identité arménienne, Paris, 1997.

Cité dans la bibliographie de MOISE DE KHORENE, 423 : ŁERUBNA D’EDESSE, « Histoire 290

d’Abgar et de la prédication de Thaddée », traduction par J. R. EMINE, in, V. LANGLOIS, Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, p. 313-331.

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correspondance . Et encore mieux, il parvient à rattacher Abgar tout à la fois à l’apôtre 291

T‛adē avec qui il aurait été en contact direct, et avec le futur Grigor, en posant Abgar en roi arbitre d’un conflit d’héritage entre Arsacides d’Iran, conflit et arbitrage dont nous avons déjà eu l’occasion de mesurer l’importance, d’où sortira constituée la famille des Suren Part‛ewk dont est issu Grigor. D’une certaine manière donc, on peut dire que les deux voies de pénétration du christianisme se trouvent fondues dans la même origine légendaire, autour du roi Abgar d’Edesse. Le récit change lorsque Movsēs Xorenac’i s’éloigne de la tradition littéraire qu’il reformule, pour la compléter avec la matière épique, mise en forme au seuil de son époque dans des hagiographies « officielles » . A ce moment, on voit réapparaître des femmes justement, 292

au moment où s’effondre le premier Etat chrétien « arménisé » après la mort d’Abgar, et que le relais est passé à la Grande Arménie, alors que commence l’histoire apostolique du royaume Aršakuni arménien, et de son succès. Toutefois, l’heure est encore celle des missions et des martyres. Venu donc en Arménie auprès des puissants, l’apôtre T‛adē va se heurter au conservatisme de nombreux dynastes, soucieux de ménager les traditions et les privilèges qui y sont attachés. Mais déjà des convertis répondent à l’appel du message évangélique, et il est significatif que ce soit une femme qui incarne ces premières conversions : la propre fille du roi Sanatruk, Sanduxt. Or, dans le récit hagiographique inspirant ce passage, la néophyte s’impose vite par ses initiatives, organisant concrètement la petite communauté en voie de formation, sous l’autorité éminente, mais presque au second plan en terme d’action, de T‛adē. En effet, elle s’occupe des funérailles, elle assure soins et nourriture aux fidèles autant de gestes typiquement féminins dans l’ordre des choses traditionnels, mais qui au point primitif où en est la toute jeune Eglise arménienne, assure à cette femme un rang et des responsabilités d’une importance exceptionnellement extraordinaire . Notons toutefois que cette promotion par 293

opportunité n’est offerte, telle que se la représente la tradition littéraire constituée bien plus tard, qu’à des femmes d’un rang éminent.Cette première vague missionnaire «  syro-parthe  » des IIème-IIIème siècle laisse une empreinte profonde sur le christianisme arménien. Ainsi, même le récit d’ Agat‛angełos

Insertion dans le récit de Movsēs Xorenac’i de cette correspondance forgée : Ibidem, II, 31 à 291

33, p. 186-190.

Ibidem, II, 34, p. 190. L’auteur présente ces sources, issues de la tradition orale arméniennes, 292

comme des « écrits », les plaçant incidemment sur le même plan que les sources syriaques qu’il vient d’utiliser.

POGOSSIAN, Women, p. 365.293

�140

témoigne de cette influence lorsqu’il décrit la cérémonie du baptème du roi Trdat selon un rite et des termes très fortement marqués par l’influence du christianisme d’expression syriaque , alors même que sa narration exprime la voie gréco-cappadocienne de la 294

pénétration chrétienne. Cela constitue un fort indice de l’antériorité et surtout de la profondeur de l’infiltration des éléments de ce christianisme «  syro-parthe  » rayonnant depuis Edesse . 295

Movsēs Xorenac’i se contente de renvoyer justement à des sources apparemment bien connues, puisque sur ce sujet son récit se limite à un énoncé succinct des points principaux de textes, et de traditions, visiblement suffisamment célèbres en son temps pour qu’il ne se sente pas le besoin de développer son chapitre . Les références 296

auxquelles il renvoie , nous l’avons dit, sont réorganisées selon le schéma et le modèle 297

des Actes de Saint Paul et Thècle. Mais ceci dit, l’adaptation offre tout de même une originalité importante, puisque le saint et la sainte se retrouvent unis dans la mort, et donc dans l’Au-Delà supra-naturel dont l’existence est une évidence pour les consciences arméniennes médiévales, par leur martyre :

« On trouve, déjà écrit par d’autres, ce qui arriva de leur temps : […] le martyr de l’apôtre et de ses compagnons dans le canton de Šavaršan, qu’on appelle à présent Artaz, le

rocher qui se fend et se ressoude pour recevoir le corps de l’apôtre, ses disciples qui le retire de là pour l’enterrer dans la plaine, le martyre de la fille du roi Sanduxt, près de la

route, la révélation en cet endroit des reliques des deux saints et leur translation à Aṙap‛ar.  »298

Le filtre que choisit Movsēs Xorenac’i pour résumer l’histoire laisse apparaître de quoi stimuler la vénération et éventuellement motiver le pèlerinage, les indications géographiques laissées étant précises. Mais surtout, on voit que la sainte femme est

Voir Ibidem, p. 364.294

Voir aussi à ce sujet le résumé de R. GROUSSET qui présente les conclusion de MEILLET sur 295

l’influence syro-parthe sur le christianisme arménien par une analyse lexicale, in GROUSSET R., Histoire de l’Arménie des origines à 1071, Paris, 1947, p. 125-126.

MOISE DE KHORENE, II, 34, p. 190-191.296

Celles-ci ont été identifiée grâce à un important travail d’érudition que POGOSSIAN Z. rappelle 297

dans POGOSSIAN, Women, p. 364, citant notamment la version arménienne de la légende d’Abgar, les Actes et le martyr de T‛adē et le martyr de Sanduxt.

MOISE DE KHORENE, II, 34, p. 191. Le monastère implanté sur le site situé aujourd’hui en 298

Iran fait toujours l’objet d’un important pèlerinage des fidèles de l’Eglise arménienne.�141

totalement associée au culte de la mémoire du saint, leurs deux corps reposant ensemble dans le même sanctuaire. C’est-à-dire que le premier apôtre de l’Arménie chrétienne est donc uni dans une sorte de communauté, de couple pourrait-on presque dire, à une femme qui a pratiquement rang d’apôtre elle aussi. L’autorité de l’apôtre et l’action constitutive de la sainte, essentielle à l’implantation et à la survie de la nouvelle communauté, fusionnent finalement dans une commune sainteté, commune mais hiérarchisée en fonction des distinctions de genre propres à celles de l’alliance maritale.

B. Le vernis gréco-cappadocien : aux sources de l’organisation de l’Eglise :

La Cappadoce abritait déjà au début du IVème siècle d’importantes communautés chrétiennes et était, comme la Syrie, animée d’un intense mouvement ascétique qui sera bientôt, ici aussi, aux sources du monachisme chrétien sous toutes ses formes. Mais l’hellénisme s’y faisait sentir directement, sans qu’il ne soit nécessaire de passer par l’intermédiaire du syriaque. Cette influence sera d’autant plus déterminante que la conversion de l’empereur Constantin et avec lui la fin des persécutions dans l’Empire romain, vont y laisser le champ libre à l’oeuvre de brillants réformateurs soucieux d’organiser le christianisme local. Si le monde syrien a offert à l’Arménie un extraordinaire «  bouillon de culture  », selon le mot de M. Sartre , d’où sont sorties les bases du 299

christianisme arméno-parthe, la Cappadoce a été un champ expérimental pour la mise en forme institutionnelle du christianisme spécifiquement arménien.Cette influence se traduit là encore dans nos sources sous la forme d’hagiographies, où l’action de femmes saintes est décisive dans le triomphe de la religion auprès des élites, et surtout de la royauté. Reprenant un modèle similaire à celui du couple saint T‛adē/sainte Sanduxt, c’est cette fois autour de la figure d’un parthe, apparenté depuis «  l’arbitrage d’Abgar » dont nous avons parlé plusieurs fois, aux Aršakuni, en ce qu’il est le dernier représentant selon nos sources des Surēn Part‛ew : Grigor. Autour du futur premier patriarche de l’Arménie chrétienne, l’action des femmes a toujours été capitale dans la tradition arménienne. Movsēs Xorenac’i nous rapporte ainsi que sa mère fut fécondée en Artaz, précisément à proximité du fameux sanctuaire de saint T‛adē, à qui il se retrouve ainsi spirituellement lié . Puis, suite à l’assassinat du roi Xosrov par Anak, le père de 300

Voir SARTRE M., D’Alexandre à Zénobie. Histoire du Levant antique (IVème av. J.-C. - IIIème 299

siècle ap. J.-C.), Paris, 2000.

MOISE DE KHORENE, II, 74, p. 226.300

�142

Grigor, l’ensemble de la famille du futur saint est exterminée. Lui-même n’échappe à la mort que grâce à sa nourrice, Sofia , dont le frère est un riche citoyen romain de 301

Césarée en Cappadoce. Grandissant dans ce milieu, Grigor épouse une chrétienne du nom de Mariam de qui il aura deux fils, avant de se décider à oeuvrer à la 302

christianisation de la royauté arménienne. Enfin, après avoir défié le roi Trdat par la

fermeté de sa foi et avoir été jeté dans le cachot royal de Խոր Վիրապ [= Xor Virap] en

punition, Grigor ne doit sa survie qu’à la charité d’une veuve qui treize ans durant le protège et le nourrit . Enfin, c’est grâce au « songe » de la soeur de Trdat, Xosroviduxt, 303

qu’il est libéré de là pour guérir le roi atteint d’une terrible malédiction pour avoir martyrisé Hṙip‛simē et ses compagnes.De sa conception à sa libération de la sinistre prison où le roi le tenait enfermé, Grigor voit l’ensemble des grâces providentielles qui le guident et le protègent pour assurer sa mission se matérialiser sous la forme de tous les types féminins de la tradition arménienne : la mère, qui par sa conception lui assure une filiation spirituelle avec la grâce apostolique de T‛adē dont il est le successeur, la nourrice qui l’éduque dans un milieu sinon chrétien du moins christianisé, l’épouse chrétienne qui lui assure une descendance pour solidifier le trône patriarcal et apostolique qu’il va fonder, la veuve qui le recueille, la princesse qui le soutient et l’introduit auprès du pouvoir. A ce tableau, il ne manque plus que la sainte dont l’action et le martyr suscitant la vénération, va élever à ses côtés la gloire de la nouvelle foi. Le rôle et les actes de la sainte dans les récits transmis par nos sources, notamment Agat‛angełos, sont tels que selon Z. Pogossian, ils montrent l’antériorité du culte de sainte Hṙip‛simē, auquel le récit de la vie de Grigor se serait amalgamé pour mieux affirmer le prestige du Patriarche . En effet, par sa résistance et sa conduite 304

extraordinairement exemplaire, c’est l’action de la sainte qui décide la supériorité de la nouvelle religion et son triomphe, Grigor ne venant après coup qu’organiser et mettre en ordre ce que Hṙip‛simē et ses saintes compagnes ont planté. Son premier geste après avoir baptisé le roi et sa suite, sera d’ailleurs d’élever des sanctuaires à la mémoire des saintes à Vałaršapat, autour desquels va rapidement se constituer le nouveau « centre » saint de la nouvelle Arménie chrétienne, loin des sanctuaires polythéistes traditionnels. Ce succès doit donc beaucoup à la piété féminine et à la vénération populaire que celle-ci

Ibidem, II, 80, p. 230.301

Ibidem, II, 80, p. 231.302

AGATHANGE, 56, p 105-194. 303

POGOSSIAN, Women, p. 361.304

�143

suscitait. L’ascèse et la pudeur des saintes ne signifient en effet absolument pas que leur foi ne se vivait pas de manière publique, catalysant autour d’elle une communauté de fidèles ou de curieux chez qui pénètrent de plus en plus la morale évangélique et les pratiques chrétiennes :

« Il y avait dans la ville des Romains un monastère de vierges solitaires, mortifiées, qui ne vivaient que de légumes. C’étaient des chrétiennes chastes, pures, saintes et fidèles, qui,

le jour et la nuit, à toute heure, étaient dignes d’adresser au ciel une sainte prière, des louanges et des actions de grâces. La supérieure s’appelait Gaïanē, et une de ses

disciples avait nom Hṙip‛simē; elle était fille d’un homme de race royale, et pieux. »305

Outre une image assez détaillée des pratiques ascétiques des femmes pieuses, l’auteur nous présente aussi sa perception du milieu d’origine des saintes et en particulier de Hṙip‛simē. Si celle-ci est présentée comme étrangère aux grandes familles arméniennes, on lui trouve tout de même une ascendance comparable, sinon même supérieure. Autour d’elle se fixe toute une assemblée de fidèles :

« Pendant que sainte Hṙip‛simē parlait ainsi, les ministres du roi, les chefs des gardes et les bourreaux, avec des torches allumées devant eux, arrivèrent en toute hâte cette nuit-là

même. Ils parurent à l’improviste, lui lièrent les mains derrière le dos et voulurent lui couper la langue. Mais elle ouvrit la bouche et leur présenta sa langue à couper. Ils la

dépouillèrent de ses vêtements, et, ayant enfoncé quatre pieux en terre, ils l’attachèrent par les pieds et par les mains, et, en ayant approché les torches, ils lui brûlèrent le corps avec la flamme pendant longtemps; puis ils la tuèrent à coups de pierre. Pendant qu’elle

vivait encore, ils lui arrachèrent les yeux, et ensuite ils mirent son corps en pièces, en disant: « Que tous ceux qui oseront mépriser la volonté du roi et n’en tenir aucun compte périssent de la sorte. » Il y avait avec les compagnes de Hṙip‛simē plus de soixante et dix

personnes, tant hommes que femmes. Les compagnes cherchèrent à ensevelir leurs corps, car il y en eut trente-deux qui furent massacrées en même temps. »

On voit bien que la sainte enseignait manifestement par ses prières l’évangile à ses fidèles, raison pour laquelle le premier geste des soldats qui l’arrêtent est de lui couper la langue. Et surtout, ils sont contraint d’exécuter avec elle une bonne partie de la

AGATHANGE, 59, p 105-194. 305

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communauté qui l’entoure, hommes et femmes, et qui demeurent fidèles jusqu’au bout. Et encore, même ainsi frappée, la communauté n’est de loin pas exterminée.Il semble d’ailleurs que ces femmes aient été profondément intégrées aux communautés habitants Vałaršapat et ses environs, vivant de leur travail et de la solidarité des habitants :

«Elles se retirèrent dans un endroit où l’on réunissait les cuves pour les vignes qui sont situées entre l’Orient et le Nord, et elles vivaient ensemble des choses qu’elles achetaient à la ville; elles n’avaient point d’autres provisions. Une d’elles seulement savait travailler le

verre, et fabriquait des perles, dont le prix servait pour leur nourriture quotidienne. »306

Le fait qu’elles puissent s’installer, vivre et travailler dans un bâtiment collectif, une sorte de resserre abritant une cave viticole, ne peut être concevable que dans la mesure où elles ont l’accord des habitants qui possèdent et font usage de ce lieu. Bien plus, ce que nous montre la lecture croisée du passage précédent, est qu’elles faisaient l’objet d’une curiosité respectueuse, qu’elles recevaient régulièrement la visite de nombreux habitants qui devaient donc d’une manière ou d’une autre les soutenir dans leur vie quotidienne, d’où est sorti ce qui devient donc leur communauté de fidèles.La proximité du pouvoir royal, installé alors à Vałaršapat va décider du reste. Cherchant dans un premier temps à séduire une femme qui passe pour une sorte d’héroïne populaire quasi-divine à ses yeux et soucieux d’affermir son pouvoir, le roi Trdat envoie d’abord à Hṙip‛simē des émissaires chargés de la demander en mariage. Mais ne saisissant pas d’emblée la maladresse de son geste, il prend son refus pour un affront intolérable et décide de la faire exécuter, ne parvenant pas à la contraindre. Or, tous ces événements se déroulent selon le récit dans le fatras d’une foule de curieux qui entrave l’action des émissaires puis de la troupe du roi. A chaque fois, ceux-ci ne parviennent à la retraite des femmes ascètes qu’avec les plus grandes difficultés. L’assaut final sur la communauté de ces femmes se déroule même de nuit, c’est là qu’aura lieu le massacre de la sainte et de certains de ses fidèles qui l’entouraient à ce moment. Le roi Trdat, comprenant après coup la faute que constitue son geste devant la popularité de ces femmes, récupère à son profit, et grâce à l’action de Grigor, le prestige des saintes Hṙip‛simiennes en consacrant un culte officiel à leur mémoire. Le caractère épique du martyr et de la sainteté de ces femmes étaient en effet d’une part propre à se rattacher à la culture des élites, d’autant que leur rôle charismatique et missionnaire supposait aussi un certain degré d’éducation.

AGATHANGE, 66, p 105-194. 306

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D’autre part, la popularité de ces ascètes et par la suite l’importance de leur culte, témoigne de leur aura sur l’imaginaire arménien, séduit par la morale évangélique, qui se présente comme charitable et vertueuse, sublimant les représentations familiales. Gommant donc les écarts de distinction entre les puissants et le reste de la population, tout en permettant de les reformuler dans la notion commune d’Eglise, le christianisme reçoit donc son organisation officielle par le personnel de la haute noblesse entourant la royauté Aršakuni qui récupère en sa faveur une dynamique interne susceptible d’unir autour d’elle les peuples d’un royaume qui menace de s’effondrer entre les deux Empires, romain et surtout Sassanides.

C. Les saintes arméniennes alors que se constitue l’Eglise officielle :

Poursuivant le même élan, le rôle des femmes dans la toute jeune Eglise arménienne officielle reste conséquent, autant dans le domaine de la pratique ascétique que dans celui de la mission, les deux étant alors liées de toute façon.Movsēs Xorenac’i nous montre ainsi l’action évangélisatrice vers l’actuelle Géorgie , 307

d’une sainte liée à Hṙip‛simē, dont elle fut une des compagnes, qu’il désigne sous le nom de Nunē . Cette fois, il n’est pas question de chercher à présenter cette sainte comme 308

issue de la haute noblesse, son origine est totalement passée sous silence. Son nom même, que J.-P. Mahé rapproche du latin nonna, la nonne, connu en Géorgie sous le nom de Nino, semble indiquer à la fois son origine non arménienne, et non géorgienne, comme le fait d’ailleurs qu’elle soit venue en Arménie avec la « romaine » Hṙip‛simē, et aussi sa non appartenance à un milieu socialement supérieur. Elle reste d’ailleurs une « bienheureuse » selon l’auteur. Son récit est aussi relié à celui de saint Grigor, avec qui manifestement elle entretient une correspondance et sous le patronage duquel elle place son action. On la voit ainsi guérir des malades, apparaissant d’ailleurs comme la seule femme-médecin de l’oeuvre de l’auteur, compétence sans doute traditionnelle des femmes comme nous l’avons vu, mais ici explicitement reconnue parce qu’elle peut passer pour une preuve de la véracité de sa Grâce. En outre, elle prêche publiquement l’Evangile, témoignant là encore de la maîtrise des codes de l’oralité de certaines femmes. Cela nous pose aussi la question de la maîtrise de l’écriture et la lecture. Rien n’indique en effet que

Dans le texte arménien : Վրաստան [= Vrastan], que J.-P. Mahé traduit par « Ibérie ».307

MOISE DE KHORENE, II, 86, p. 238-239.308

�146

Nunē fut lettrée. Elle ne fait que raconter des «  récits véridiques et détaillés  » au roi 309

Mihran qui l’accueille. Et quand elle obtient la conversion du roi, elle prévient Grigor en lui précisant que «  L’Ibérie avait reçu avec joie l’annonce de l’Evangile   », donc 310

manifestement, le roi n’avait pas encore lu ou même vu un évangile. C’est la raison pour laquelle, malgré la réussite de sa mission, Grigor lui ordonne de poursuivre son action en l’approfondissant par la christianisation des principaux temples et l’érection de croix, tout en lui enjoignant d’attendre qu’il puisse nommer un évêque digne de ce nom et probablement aussi lui fournir les objets nécessaires à la liturgie, à commencer par un exemplaire de la Bible . Il est aussi significatif d’ailleurs que cette correspondance se 311

fasse par intermédiaires, à l’oral, de l’aveu même de l’auteur. Si elle semble maîtriser à l’oral la langue de l’élite géorgienne avec qui elle s’entretient (laquelle d’ailleurs ?), elle ne semble pas maîtriser le grec, avec qui elle aurait pu correspondre à l’écrit avec Grigor, ni l’arménien, ni le géorgien ne disposant alors d’alphabet de toute façon. On peut toujours supposer qu’elle fut lettrée en latin, ce qui est envisageable si on accepte l’idée qu’elle fut une «  romaine » venant d’Italie ou d’un grand centre urbain méditerranéen. Auquel cas, elle n’aurait pu démontrer cette compétence de par l’inutilité du latin dans sa situation. Elle semble en tout cas disposer d’un important charisme de par son éloquence orale, parcourant la Géorgie suivie d’une foule de fidèles, mais «  sans faste et sans fardeau superflu   » veille à préciser l’auteur, prêchant d’une « langue d’une sincérité sans 312

mélange ». Ce qui d’ailleurs tendrait à prouver aussi, derrière le compliment, la rusticité 313

de son éducation. Lui attribuant par son zèle et sa ferveur le rang des martyrs, Movsēs

Xorenac’i n’hésite pas à la qualifier de « femme-apôtre » : առաքելուհի [= aṙak‛eluhi]. Mais

en dépit des honneurs de ce titre, d’autant plus formel à l’époque où il écrit, on voit que le mouvement de christianisation change de nature. Si jusque-là des opportunités étaient offertes aux femmes, de tout rang comme on peut encore le voir avec Nunē, désormais l’action de ces femmes ascètes maîtrisant les codes de l’oral au service du message chrétien se trouve plus fermement sous l’autorité d’hommes, ce qui n’est pas à vrai dire nouveau, liés au pouvoir, ce qui marque une nette différence. Ouvert au personnel lettré entourant le roi ou les grands dynastes, le mouvement de la christianisation devient

Ibidem, p. 238 : « ստուգագոյնս ևս տեղեկացաւ զամենայն ոճով: ».309

Ibidem, p. 238 : « քանզի  յօժարութեամբ ընկալան Վիրք զքարոզութիւն Աւետարանին։ ».310

Ibidem, p. 239 : « մինչև ցօր տալոյ Տեառն հովիւ նոցա ».311

Ibidem, p. 239.312

Ibidem, p. 239 : « յանապակ լեզուէն ».313

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progressivement une affaire d’écrit, de spécialistes, de ces scribes dont les compétences vont devenir maintenant indispensables à l’édification de l’institution chrétienne et de sa mission. Face à ces nouvelles exigences, bientôt à cette concurrence, les femmes n’ont plus la maîtrise des qualifications nécessaires.Ajoutons aussi que le mouvement de christianisation, encore assez largement porté par des femmes, passant désormais et de plus en plus sous le contrôle du pouvoir royal, dessine aussi les contours de la sphère d’influence de celui-ci et donc aussi de la nouvelle Eglise officielle arménienne. Movsēs Xorenac’i et surtout Agat‛angełos précisent chacun dans leur oeuvre le périmètre géographique sur lequel agissent les missionnaires, hommes et femmes, et à l’intérieur duquel entend donc s’étendre l’autorité de l’élite arménienne désormais christianisée .314

Enfin, on peut encore relever une dernière figure féminine liée aux saintes Hṙip‛simiennes dans l’oeuvre de Movsēs Xorenac’i : l’ascète Manē . Celle-ci suit justement une 315

trajectoire différente de ses compagnes, puisqu’elle semble avoir renoncé à l’oeuvre missionnaire de grande envergure qui semble avoir animé le groupe dirigé par la supérieure Gaïanē pour ne se consacrer qu’à la contemplation. Elle bénéficie d’une aura certaine, puisque les grottes où elle s’est retirée conservent le souvenir de son nom et que la retraite qu’elle y a manifestement établie dispose d’une attraction suffisante pour avoir décidé un homme comme Grigor de s’y retirer pour y finir ses jours.

De ce tableau du courant « gréco-cappadocien » on peut conclure plusieurs choses. Tout d’abord, qu’il s’est confondu rapidement avec les solides bases posées par l’influence syrienne rayonnant depuis Edesse déjà depuis plusieurs décennies tout au moins. Ensuite, qu’il apparaît plus clairement que précédemment comme une vague de missionnaires portés par un ascétisme militant, animé par de nombreuses femmes totalement autonomes qui ne semblent rendre de comptes à personne, mais dont font partie aussi des hommes comme Grigor, qui le moment venu sauront imposer leur autorité. A l’aide du personnel qualifié entourant les puissants désormais gagnés à la nouvelle religion, ils vont s’attacher à structurer un mouvement multiforme et complexe au départ, qu’ils vont simplifier et hiérarchiser en l’instituant. Mais les valeurs du message évangélique avaient déjà probablement pénétré profondément la sensibilité populaire, qui avait certainement intégré ces femmes, et ces hommes exemplaires à leur panthéon usuel

Ibidem, p. 239 et AGATHANGE, 152, p 105-194.314

MOISE DE KHORENE, II, 91, p. 245.315

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ainsi que l’évoque Movsēs Xorenac’i , comme il avait très certainement séduit une 316

bonne part de la noblesse arménienne par ses valeurs morales et familiales propres à intégrer l’univers mental et les pratiques de ce milieu. Sur ce terrain imbibé d’un christianisme primitif et multiforme, il fallait maintenant bâtir une identité dans le cadre du dynastisme arménien, sous l’autorité royale et la conduite d’une Eglise édifiant une voie orthodoxe vers le Ciel et le Salut.Cette tendance historique, désormais irréversible, conduit de facto à minorer le rôle initial de ces femmes qui avaient su saisir les nouvelles opportunités offertes par les succès de ce christianisme primitif, mais dans le cadre des rôles et des pratiques traditionnellement dévolus aux femmes.

Ibidem, II, 91, p. 246.316

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3.2 : La place des femmes dans le christianisme institué :

Il était inévitable que le christianisme devenu religion du pouvoir change de nature en s’organisant. Il ne faudrait toutefois pas y voir une fatalité intrinsèque ni l’effet d’un « programme » voulu et conscient par ceux qui ont opéré cette transformation. Celle-ci a plutôt suivi le cours des dynamiques internes qui travaillaient la société arménienne en poussant au renforcement de la domination dynastique par la solidification du lignage et donc du couple, promouvant la question de l’alliance maritale au rang de structure-clef. L’institutionnalisation du christianisme a aussi dû faire face à des dynamiques externes, à commencer par la constitution de grands Empires à vocation universelle, d’abord la Perse sassanide zoroastrienne, puis l’Empire romain chrétien et bientôt « chalcédonien », avant l’apparition des pouvoirs musulmans. Autant de menaces mettant en péril l’autonomie du dynastisme arménien, ce qui le pousse à la centralisation lignagière et à constituer une identité distinctive pour survivre. L’ensemble de ces procès agit sur la condition, le rôle et les représentations des femmes et produit une synthèse reformulant dans la nouvelle culture qui s’élabore, l’héritage de la tradition dans ce domaine.Le Vème siècle apparaît comme le point où toutes ces évolutions se nouent et où se tracent le plus nettement les orientations que va suivre la société arménienne médiévale qui s’élabore. Suivre ces tendances permet donc de comprendre comment se sont composées des représentations qui vont exprimer la vision du christianisme arménien sur les femmes et déterminer en grande partie les conditions et le rôle des femmes dans la société arménienne pour les siècles suivants.

3.2.1 : La masculinisation du christianisme officiel et l’élaboration de la doctrine :

L’institutionnalisation du christianisme, menée par le personnel lettré de l’entourage des puissants qui va bâtir l’Eglise arménienne, entraîne de fait une masculinisation de l’encadrement chrétien. On a déjà pu voir comment l’élan chrétien, d’abord porté par les récits oraux vers les espaces arméniens, avait ouvert d’importantes opportunités à certaines femmes qui s’en était saisies pour prendre la parole et même diriger dans une certaine mesure les communautés de fidèles rassemblées peu à peu autour de saints personnages, hommes et femmes. Mais les opportunités offertes au nouveau personnel de lettrés sont encore d’une bien plus grande envergure. En intégrant le récit écrit biblique à leur propre tradition, dans le cadre d’un mouvement identitaire cherchant à unifier l’ensemble de la société arménienne derrière la royauté, et surtout derrière les grandes

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dynasties, les lettrés masculins vont ressentir le besoin d’une part de systématiser les traditions dont ils sont les héritiers pour les harmoniser avec les Ecritures et d’autre part de produire des outils permettant d’approfondir la christianisation de l’élite et des peuples qu’elle encadre. Ce courant permet de donner au système arménien un centre idéologique et institutionnel au moment où la royauté est abolie et que le territoire arménien se trouve partagé entre les deux grandes puissances impériales rivales que sont Rome et la Perse.Ce besoin va produire ce qui nous apparaît comme une incroyable explosion culturelle tous azimuts au Vème siècle. Portées par l’élan de la foi nouvelle et triomphante, de nouvelles formes littéraires se constituent, de nouvelles expressions architecturales sont composées, mettant en branle un mouvement qui ne cessera plus de se renforcer tout au long du Moyen Âge arménien, bien que ralenti par les invasions et les attaques successives. Dans ce sens, la formation de l’alphabet arménien, permettant la traduction de la Bible puis la production d’oeuvres proprement arméniennes, est un événement capital. Il signe aussi l’épuisement de ce christianisme multiforme et oral par lequel certaines femmes avaient pu jouer un rôle de premier plan.On est en effet frappé par le contraste entre le rôle pastoral et exemplaire souvent éminent de certaines femmes au début du mouvement de la christianisation et par leur effacement général dans l’institution officielle. Cela est marqué aussi dans le contenu même des oeuvres par lesquelles nous tentons de saisir cette période. Celles-ci étant composées justement lorsque ce mouvement de masculinisation est accompli et que les femmes sont désormais définitivement hors du personnel religieux. Le regard porté alors sur la période primitive de l’établissement de l’Eglise passe donc au filtre de cette situation et aussi des enjeux de l’époque de rédaction, un ou deux siècle après les faits rapportés. Mobilisant les acquis de la critique érudite, Z. Pogossian justement souligne que la version grecque de la Vie de saint Grigor , antérieure à l’oeuvre d’Agat‛angełos, contient des détails d’une 317

différence substantielle avec cette dernière oeuvre, produite pour défendre l’unicité de l’Eglise arménienne, menacée par sa propre croissance, derrière la figure tutélaire de son fondateur affirmé à qui il faut alors donner le plus de prestige. On voit ainsi la femme de Grigor, ici nommée Julitta , rejoindre son ancien époux, puisqu’ils se sont séparés d’un 318

commun accord pour entrer chacun en religion comme nous l’avons vu, et prendre la

POGOSSIAN, Women, p. 362-363.317

Alors que Movsēs Xorenac’i la désigne sous le nom de Mariam, MOISE DE KHORENE, II, 80, 318

p. 231. Mais cette dernière assertion n’est peut-être qu’un artifice littéraire, car cela fait de la femme de Grigor, Mariam, fille d’un Davitʽ, une réplique de la généalogie de la Vierge Marie, comme le souligne J.-P. MAHE, in ibidem, note 5 de II, 80, p. 378.

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charge de diriger le sanctuaire nouvellement bâti pour honorer les saintes Hṙip‛simiennes à Vałaršapat, jusqu’à ce que Grigor puisse y nommer un prêtre. Pour temporaire que soit la charge, on mesure tout de même le fait que l’on puisse trouver à la tête d’un sanctuaire de cette importance, à vrai dire l’établissement le plus sacré de l’Arménie chrétienne d’alors, une femme comme dirigeante. Les choix d’Agat‛angełos, soucieux d’insister sur le rôle primordial de Grigor dans l’établissement officiel de l’Eglise, conduisent donc à une évacuation de certains détails pouvant déformer notre documentation sur le rôle des femmes dans le christianisme primitif.

Cet effacement n’est cependant pas que le produit d’un filtre littéraire, qui à vrai dire porte essentiellement sur la période précédente, mais aussi une conséquence des exigences de l’évangélisation lettrée . On remarque une nette différence à comparer le récit des 319

actions de Grigor, où malgré toutes les omissions le rôle des femmes est si important, avec celui de la mission de Mesrop dans Movsēs Xorenac’i . Déjà Mesrop agit 320

clairement dans le cadre d’une hiérarchie instituée qui le missionne explicitement pour traduire des textes, dans les grands centres chrétiens du monde romain et à Edesse, et évangéliser un certain nombre de cantons en Arménie même. Et surtout, aucune femme n’intervient plus dans le récit, d’une manière ou d’une autre. C’est que désormais le mouvement de la christianisation se confond totalement avec celui de la mise en ordre de l’ensemble de la société arménienne. Il s’agit de réduire les poches restées attachées au mazdéisme arménien ou à la version réformée du zoroastrisme promu par les Sassanides d’une part et de combattre les hérésies, comme celle par exemple qualifiée de borborites . Il est évident toutefois que ce terme savant ne serve en fait à désigner de 321

manière générique l’ensemble des formes hétérodoxes du christianisme désormais gênantes pour l’affirmation d’une religion officielle. A n’en pas douter la terrible répression qui s’abat sur ce qui est regardé comme une insupportable déviance a aussi dû frapper certaines femmes dont les pratiques ascétiques étaient maintenant vues comme trop extrémistes ou incompatibles avec la voie orthodoxe. Ces courants plus ou moins gnostiques devaient déjà exister au moment de la christianisation primitive, mais il faut le réduire au silence par la contrainte à l’époque contemporaine de ces oeuvres.

Outre bien entendu la question des compétences en maîtrise de l’écrit que nous avons déjà 319

évoquées précédemment et sur lesquelles nous n’insisterons pas ici.

Ibidem, III, 60, p. 308-309.320

Ibidem, III, 58, p. 307.321

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L’affaiblissement de la royauté accroit en outre la mission centralisatrice de l’Eglise officielle et son autorité, face à la rude compétition entre grandes maisons dynastiques qui cherchent après la déposition des Aršakuni en 428 et tout au long de la période médiévale, à s’emparer du titre royal ou d’un équivalent, avec ou sans son soutien.Soumise à l’hégémonie de fait d’une culture écrite aux mains de lettrés masculins que toutes les évolutions viennent renforcer, la culture orale ouverte aux femmes se voit désormais entachée d’une suspicion de plus en plus fortement affirmée dans nos sources. La voilà accusée d’entretenir l’immoralité, le désordre quand ce n’est pas même l’hérésie. Le personnel lettré masculin aux commandes de la pensée écrite va s’évertuer à encadrer cette pratique féminine de la parole orale, qui d’acteur primordial d’une christianisation multiforme va progressivement devenir un des principaux sujets de la morale chrétienne orthodoxe, et masculine.

La formulation de ces nouvelles orientations dans le cadre des représentations de l’élite dirigeante arménienne va cependant heurter de plein fouet la question des exigences de l’alliance maritale. La structure la plus fondamentale de la société arménienne, sur laquelle le christianisme moral et ascétique primitif n’a au mieux rien à dire, au pire se retrouve à défendre une position ultra-puritaine, ne voyant dans le mariage que sa dimension sexuelle. Celui-ci semble incompatible avec les hautes aspirations des saintes vierges qui portent le message évangélique. Les positions intransigeantes des ascèses des premiers temps reculent cependant déjà avec la figure de Grigor, qui fut marié, père de deux enfants, avant de renoncer à sa vie mondaine pour entrer en religion. Le récit de sa conception même, dont nous avons déjà parlé, est d’une certaine manière une façon de relativiser le rejet de la sexualité. Mais le problème de la chasteté et de la pratique de l’ascétisme puritain, en particulier des femmes de haute condition, est manifestement une faille dans l’affirmation de la religion. La question de l’alliance maritale étant absolument incontournable, il fallait donc que les religieux l’abordent et en ce domaine aussi, l’action des femmes portant le message évangélique ne pouvait que les gêner, cette fois en raison de leur virginité et de leur chasteté radicale et militante.Celle-ci est très marquée notamment dans le cas de Hṙip‛simē et de ses compagnes, en particulier à travers l’injonction que lui lance sa supérieure Gaïanē, avant de recevoir elle-même le martyre, lorsque Hṙip‛simē est capturée par le roi Trdat et que celui-ci enjoint sa supérieure de la convaincre d’accepter le mariage :

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« Ma fille, que le Christ t’épargne une pareille honte et vienne à ton secours; qu’il ne soit jamais vrai, ma fille, que tu renonces à l’héritage de la vie éternelle de Dieu, pour une vie

fugitive qui n’est rien, qui est aujourd’hui et qui demain n’existe plus.  »322

Un tel renoncement à la matérialité évoque peut-être aussi une influence des encratites syriens, témoignant une fois encore de l’important rayonnement culturel de cette aire civilisationnelle sur la formation du christianisme arménien. D’une certaine manière, nous mesurons encore une fois la conception encore fluide des pratiques et de la foi chrétienne, alimentée par la pluralité des sensibilités religieuses recherchant la pureté la plus parfaite et le triomphe de la bonté de l’esprit sur la corruption de la chair, mouvement qui touche aussi la religion zoroastrienne à la même époque sous la forme du manichéisme . Mais 323

une conception aussi radicale de la chasteté doit forcément être clarifiée au moment où triomphe la religion et où la conversion n’implique plus seulement une adhésion par sympathie à des maîtres-ses en ascèse puritaine, mais suppose une mise en ordre et en normes des pratiques, c’est-à-dire une adaptation du message aux réalités sociales. La question de la position religieuse par rapport au mariage va devoir d’autant plus vite trouver une réponse que c’est une des voies par laquelle viennent les attaques théologiques de l’autre grande religion imbibant le terrain culturel arménien, et contre qui entend justement se dresser le christianisme officiel soutenu par la royauté des Aršakuni : le zoroastrisme. Celui-ci était devenu au début du IVème siècle une véritable religion d’Etat universelle, porté par l’Empire Sassanide, tendance qui allait en se renforçant toujours plus. Le grand Patriarche Nersēs Ier (353-373) dont nous avons déjà parlé n’a pas manqué de montrer la distinction entre ces deux religions, désormais concurrentes, en matière de mariage lorsqu’il établit concrètement des institutions chrétiennes plus solides, et aussi plus rigides :

AGATHANGE, 78, p 105-194.322

Z. Pogossian relève aussi d’autres passages renforçant cette analyse toujours dans 323

Agat‛angełos, lors de la conversion de Trdat et de sa suite par Grigor tout d’abord : « զի մի՛ խառնակեսցուք ընդ անարգու- թիւն պղծութեան հեթանոսաց. և մի՛ տար զզգաստութիւն սրբութեան մերոյ բոզանոց անօրէն շանազգեաց լկտու- թեան նոցա: » : « so that we do not mix with the dishon- our of pagans’ filthiness; and do not allow the chastity of our holiness [or purity] to be a brothel for their dog- gish lawless licentiousness ». Puis au moment de la conversion de Constantin dont il est dit : « որ յառաջին նուագին ապրեցոյց զնոսա յանօրէն պղծութենէն չարութեան զազրութեան հեթանոսացն. զի նոյն տացէ նոցա զմարտին յաղթութիւն …» : « who saved them previously from the lawless filth of evil impurity of pagans, shall give them victory also in this battle …», traduction alternative de AGATHANGE, 164, in POGOSSIAN, Female Ascetism, p. 196-197.

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« Il abolit dans les familles dynastiques […] les mariages entre parents proches, qui se pratiquaient pour conserver avidement les privilèges héréditaires.  »324

Ce refus marquant une nette différenciation dans la conception de la pureté spirituelle entre les deux religions, s’appuie aussi nettement sur la réalité des transformations sociales, puisque nous avons vu que la tendance au renforcement lignagier renforce la hiérarchie entre les frères et les soeurs au bénéfice du couple de l’aîné, ou du dominant, et de la génération suivante, poussant à l’alliance exogamique au bénéfice des dynasties les plus prestigieuses. Appuyant donc cette tendance, le christianisme va modeler la haute société arménienne en la poussant à tisser par l’alliance maritale un dense réseau d’alliances étendant finalement la parenté, et donc la solidarité, à l’ensemble de la société arménienne. Adossés à ce point d’appui interne susceptible de donner une consistance crédible à leur projet de réforme, les religieux chrétiens vont tout faire pour rejeter comme « étrangers » les éléments identitaires du zoroastrisme impérial, d’abord en construisant une image de traître impie à tous ceux des dynastes qui se rangent derrière la bannière des Perses et donc désormais aussi du zoroastrisme . Mais malgré tout, ou plutôt en 325

conséquence de cela, la répression enfle sous le règne du roi des rois Yazdegerd II (438-457), qui lance une vaste offensive contre le christianisme dans l’espoir de renforcer son contrôle sur l’Arménie, et la fidélité des naxarark‛. S’il parvient effectivement à obtenir quelques résultats, il se heurte à une résistance farouche d’une grande partie des dynasties les plus puissantes, en particulier les Mamikonean, qui achève de souder autour de l’Eglise l’élite de la société arménienne. Précédent les opérations militaires, le roi entame une phase de discussions polémiques, afin d’exposer les contradictions qu’il perçoit dans la religion chrétienne et qui en font une foi imparfaite et impure à ses yeux. Notamment, il entend séduire les naxarark‛ en rejetant la morale chrétienne ascétique et en s’appuyant sur les pratiques sociales et maritales de leur milieu. Et sa critique frappe juste :

« Ce que [vos maîtres] enseignent en paroles, ils le démentent en actions. Ils disent que ce n’est point péché de manger de la chair, et eux refusent d’en manger; qu’il est permis

de prendre femme, et eux ne veulent point les regarder; que celui qui amasse des trésors,

MOISE DE KHORENE, III, 20, p. 265 : « Եւ զերկուսս զայսոսիկ յազգաց նախարարացն բառնայ. 324

մի զմերձաւորաց խնամութեան, զոր վասն ագահելոյ սեպհական ազատութեանն առնէին. ».

L’image de Mehrujan et de sa mort chez Movsēs Xorenac’i illustre parfaitement la figure du 325

traître impie absolu. Ibidem, III, 37, p. 282.�155

pèche, et ils exaltent au plus haut degré la pauvreté. Ils aiment les tribulations et méprisent la prospérité; ils dédaignent la fortune et considèrent la gloire comme le néant;

ils aiment les vêtements pauvres et estiment les choses communes au-dessus des choses précieuses; ils louent la mort et méprisent la vie; ils blâment la naissance des enfants et

regrettent la stérilité; si vous les écoutez, vous ne vous approcherez plus des femmes et la fin du monde arrivera bientôt.  »326

La riposte des vartabed arméniens telle que rapportée ensuite par Ełišē est une contre-attaque justement de l’analogisme arménien et sa perception des éléments de la matérialité et de la spiritualité contre les positions zoroastriennes. Mais il est remarquable qu’aucune position franche ne soit prise dans le domaine de l’ascétisme, et en particulier de l’ascétisme sexuel, malgré la charge du roi sur ce sujet. Les seules mentions des femmes dans la réponse des religieux concernent la virginité de Marie et la stérilité d’Elisabeth. L’une comme l’autre ayant enfanté miraculeusement grâce à la volonté divine. C’est peut-être une manière de relativiser indirectement la charge contre l’ascèse chrétienne mais en la faisant reculer des pratiques vers l’abstraction symbolique. C’est donc aussi une façon de relativiser la valeur même des pratiques ascétiques trop «  extrémistes  » qui prétendraient atteindre un modèle qui s’éloigne désormais dans la métaphysique.Plutôt que de se risquer sur ce terrain où visiblement ils se sentent peu à l’aise, les docteurs arméniens contournent donc le problème et renvoient le zoroastrisme à ses propres contradictions. Tendue face à l’agression sassanide, la culture chrétienne doit accélérer son élaboration. Mais les bases posées jusque-là s’avèrent solides, et les religieux trouveront dans les pratiques ce qu’ils n’ont pu formuler d’un point de vue doctrinal : une valorisation du mariage et du rôle des épouses, ou des veuves, comme voie d’accession au salut dans le cadre d’une ascèse familiale « raisonnable », et à côté de cela une valorisation de l’ascèse féminine comme abstraction allégorique. Encore à leurs débuts dans le premier tiers du Vème siècle, ces évolutions vont s’approfondir sous les effets de l’abolition de la royauté et de l’occupation des grands Empires voisins : perse, romain puis du Califat.

ELISÉE VARTABED, Histoire de Vartan et de la guerre des Arméniens, V. LANGLOIS (trad. fr.), 326

in LANGLOIS V. (dir.), Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, II, 1869, p. 183-251. Désormais ELISÉE. La véracité de ces échanges polémiques est toujours suspecte en ce qu’ils ont surtout valeur d’apologétique mais ils relatent toutefois ce qu’on savait des critiques des adversaires en les formulant sous la forme d’une dispute entre savants dans le but de promouvoir son propre camp.

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3.2.2 : Le tournant d’Avarayr ou l’accentuation des dynamiques internes :

Après l’abolition de la royauté Aršakuni, s’ouvre une période politiquement très instable pour l’histoire générale de l’Arménie médiévale. La terrible occupation de la Perse sassanide et ses répressions politico-religieuses ne font toutefois que renforcer les tendances à la centralisation au sein des grandes dynasties et autour des plus puissantes d’entre elles. L’étau perse ne se desserre que pour laisser place à l’invasion arabe dans les années 640 qui établit progressivement les bases d’une nouvelle puissance impériale sur les bases de l’islamisme. L’autonomie relative des Princes arméniens sous la domination arabe se réduit encore après l’instauration du Califat des Abbassides après 750, mais ces derniers reculent un siècle plus tard sous le poids de leurs propres contradictions, ne parvenant pas à maintenir l’unité du monde arabo-musulman qui se fractionne progressivement à partir de la seconde moitié du IXème siècle. Finalement, l’autonomie arménienne est restaurée par le couronnement du roi Bagratuni Ašot Mec en Ayrarat en 884 par le Calife al-Mutawakkil, rapidement suivi par celui du Gagik Ier Arcruni au Vaspurakan, mais cette fois par l’émir sajide Yusuf. Et encore à ce moment là les rivalités internes ne cessent pas entre les branches cadettes et aînées des dynasties royales notamment, alimentées d’ailleurs par la pression extérieure, qui jusqu’à l’invasion et l’occupation turque des XI-XIIème siècles, est de plus en plus le fait de l’Empire byzantin.Tous ces événements, bien connus et rapidement résumés ici, ont accentué les orientations prises par le christianisme officiel, ce qui a influencé l’idée que l’on se faisait au sein des élites dirigeantes de la place et du rôle des femmes. Les effets de la guerre ont d’abord eu pour effet de souder l’aristocratie arménienne autour de l’Eglise officielle, qui s’est vue peu à peu pénétrée dialectiquement des besoins et des pratiques de ce milieu à mesure qu’elle tentait de le moraliser selon ses propres critères. Ce vaste mouvement se met toutefois en branle dès le premier tiers du Vème siècle. Les orientations prises alors font influencer durablement le système arménien pendant près de six siècles. Déjà en raison du fait que s’élabore une vaste tradition écrite à laquelle, par effet de masse, les siècles suivants font se référer, rigidifiant ou structurant le système arménien encadré et pénétré par la pensée chrétienne telle qu’elle va se formuler. Il faudra attendre les effets de la conquête byzantine, puis surtout turque, avant l’offensive de l’Occident chrétien, et les immenses bouleversements qu’ils entraînent à partir du XIème siècle pour voir se catalyser des transformations significatives de ce système.Il est toujours malaisé et contestable de choisir une simple date pour synthétiser les transformations d’une période. Mais la tradition arménienne s’en est forgée une justement

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pour exprimer et affirmer son identité propre : la bataille d’Avarayr, qui s’est déroulée au printemps 451, opposant les troupes du roi des rois Yazdegerd II (438-457) à une coalition rassemblée autour de l’Eglise officielle menée par le Patriache Hovsep‛ Ier Hołoc‛mec‛i et de Vardan Mamikonean, sparapet depuis 432 et à ce titre meneur légitime des grandes dynasties fidèles à la tradition arménienne et hostiles à la Perse. Ce dernier camp ne faisant pas l’unanimité auprès des grands dynastes puisqu’on voit notamment le puissant prince de Siwnik‛ faire finalement défection au profit des Perses. La bataille est une défaite pour les grandes dynasties, plusieurs naxarark‛ tombent au combat dont Vardan Mamikonean lui-même. Mais c’est une victoire inutile à Yazdegerd II qui doit faire face parallèlement à la menace d’une invasion des peuples hunniques sortis des steppes d’Asie centrale, au même moment d’ailleurs où d’autres Huns, menés par Attila, ravagent l’Empire romain d’Occident. La résistance arménienne permet donc dans ce contexte de sauvegarder le christianisme arménien autour de son Eglise instituée. La même année d’ailleurs et en raison des contraintes de la guerre, les religieux arméniens ne peuvent participer au Concile de Chalcédoine, dont ils rejettent en conséquence les conclusions. Au fond cette double affirmation va dans le même sens : celui de la promotion d’une autonomie religieuse de l’Arménie, base d’une velléité d’autonomie politique toujours recommencée face aux tendances impérialistes perses, mais aussi romaines. C’est aussi le signe que l’Eglise arménienne s’estime en bastion du christianisme de par l’intense travail de production et de mise en forme doctrinale réalisés depuis la conversion de Trdat, ce qui lui assure une hégémonie culturelle de plus en plus forte sur les grandes dynasties mais aussi lui donne le sentiment d’une éminence face au christianisme « romain » dont elle n’entend pas être une simple courroie de transmission ou un satellite.

Cette immense partie géopolitique pousse à modifier en profondeur la nature du christianisme arménien. Le triomphe «  politique  » de la religion chrétienne en Arménie entraîne celui-ci à se lier aux contraintes de la lutte des grandes dynasties et de leurs guerres, auxquelles en retour il donne une puissante forme unitaire et sacrée. En raison de cela, la part « virile » de l’identité arménienne ne pouvait que se renforcer. Après avoir masculinisé le personnel religieux, le christianisme officiel va donc aussi se « viriliser ». Les représentations de la bataille d’Avarayr dans les sources arméniennes vont traduire cette évolution : chez Łazar P’arpec’i en des termes «  factuels  », avec un style plus poétique et plus profond chez Ełisē qui écrit plus tardivement, ayant eu le temps de faire passer plus efficacement cet événement au filtre des représentations arméniennes et d’en styliser le compte-rendu. Les femmes qui apparaissent alors dans ces oeuvres sont des

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femmes mariées, veuves des héros tombées au combat et qui doivent maintenant faire face aux difficultés de leur veuvage et aux menaces que fait peser sur leur rang la disgrâce dans laquelle elles se trouvent face aux Perses ennemis. A la honte du déclassement, les religieux opposent la vertu de l’ascétisme, mais désormais sans jamais dévaloriser le mariage. La situation de ces femmes puissantes, et donc exemplaires, devient une marque d’abnégation, une forme de lutte rejouant les mêmes thèmes et lieux communs repérables dans les hagiographies de femmes ascétiques antérieures, comme celle de Hṙip‛simē, mais dans un cadre tout différent, celui de la promotion de la guerre «  virile  » menée par les grandes dynasties et non plus seulement de la lutte morale spirituelle :

« Les femmes délicates d’Arménie, qui étaient élevées dans les caresses et la tendresse sur leurs coussins moelleux et sur leurs litières, se rendaient dans les maisons de prières sans chaussures et toujours à pied. Elles priaient patiemment et faisaient des vœux, afin

d’endurer [plus facilement] cette grande tribulation. Elles qui dès l’enfance avaient été nourries avec des cervelles de veaux et avec des mets délicatement assaisonnés de

gibier, vivaient maintenant d’herbes, comme les bêtes sauvages; et elles recevaient cette nourriture avec une grande allégresse, ne se souvenant plus de leurs mets délicats

d’autrefois. Leur peau devint brune, parce que le jour elles étaient brûlées par le soleil, et que chaque nuit elles dormaient sur la terre. Les psaumes chantés continuellement étaient

les cantiques qui sortaient de leur bouche, et elles trouvaient une parfaite consolation dans la lecture des prophètes. Elles s’unirent ensemble deux à deux, comme sous un joug

spontané et égal, dirigeant leurs sillons vers le paradis, pour arriver sans se tromper de route au port de la paix. Elles oublièrent leur faiblesse féminine, et elles devinrent comme des hommes, fortifiées pour le combat spirituel. Elles luttèrent contre les désirs des sens, et elles arrachèrent et extirpèrent leurs racines qui donnent la mort. Elles vainquirent la ruse par la simplicité; et, par le saint amour, elles effacèrent la couleur livide de l’envie;

elles tranchèrent les racines de l’avarice, et les fruits de mort de ses rameaux furent desséchés. Avec l’humilité, elles réprimèrent l’orgueil, et, avec la même humilité, elles

parvinrent à la céleste exaltation. Par leurs prières, elles ouvrirent les portes fermées des cieux, et, par la sainte prière, elles firent descendre les anges pour le salut; elles

entendirent de loin de bonnes nouvelles, et elles glorifièrent Dieu, qui est dans les cieux.  »327

ELISÉE, p. 183-251.327

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Et finalement, la conclusion de l’auteur est de la plus haute importance :

« Les veuves qui étaient parmi elles devinrent les nouvelles épouses de la vertu, et effacèrent l’humiliation du veuvage.  »328

La virginité et le renoncement au mariage ne sont désormais plus affirmés comme des nécessités à la sainteté, levant le malaise de la pensée chrétienne officielle sur ce sujet. Au contraire, d’une part l’ascétisme vertueux devient lui-même une forme de mariage « spirituel » et d’autre part il se trouve énoncé comme un témoignage offert aux veuves, et notamment aux veuves de haut rang, pour sanctifier leur veuvage, lui-même perçu comme une « humiliation ». Ce qui en négatif, ne peut que renforcer l’image du mariage. Reliant les aspirations métaphysiques chrétiennes à la situation sociale réelle de ces femmes et aux représentations qui leur attribuent rôle et rang dans et par le mariage, les religieux chrétiens ont désormais définitivement trouvé la formule sanctifiant l’ascèse féminine en la cantonnant dans des situations et selon des formes précises, tout en projetant l’alliance maritale comme structure absolue, reliant l’univers spirituel et la réalité matérielle.Mais les auteurs comme Ełisē ne se contentent pas seulement de « recadrer » l’ascétisme féminin, volontaire ou non, ils affirment aussi plus clairement la place de la femme, notamment des femmes puissantes, au sein de l’Eglise en tant que structure sociale :

« Les femmes des prisonniers emprisonnèrent de bon gré les désirs de la chair et participèrent aux tourments des saints captifs. Par leur vie, elles se rendirent semblables

aux valeureux martyrs qui étaient morts; et de loin elles devinrent des modèles de consolation pour les prisonniers. Avec leurs mains elles travaillaient pour se nourrir; et la

paye que leur avait allouée la cour, elles la leur offraient chaque année comme un secours, et elles la leur envoyaient pour leur consolation. Elles se rendirent semblables aux cigales privées de sang qui, par la douceur de leur chant, vivent sans nourriture, en

respirant l’air, et nous offrent l’image des êtres incorporels.Les glaces de beaucoup d’hivers se fondirent, le printemps revint, et avec lui de nouvelles

hirondelles; les hommes mondains se réjouirent, mais elles ne purent voir leurs bien-aimés. Les fleurs du printemps leur rappelaient leurs tendres époux, et leurs yeux

désirèrent contempler la beauté de leur visage. Les agiles lévriers disparurent et les traces

Ibidem.328

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[laissées par] les chasseurs furent effacées. On conserva le souvenir [de leurs bien- aimés] sur des inscriptions, et nulle fête annuelle ne les leur ramena de la terre lointaine. Elles virent leurs places au banquet, et elles pleurèrent. Dans toutes les assemblées, on

se souvint de leurs noms. Beaucoup de monuments furent élevés en leur souvenir, et on y grava le nom de chacun d’eux.

Ainsi leur esprit étant agité de tous côtés; elles ne se ralentissaient point en vacillant dans la céleste vertu. Aux profanes, elles apparaissaient comme des veuves affligées et

inquiètes; mais leur âme était ornée et consolée par l’amour céleste. Elles ne demandaient plus à ceux qui venaient de loin: « Quand nous sera-t-il donné de voir nos bien-aimés? »

Mais elles priaient Dieu qu’ayant commencé avec courage, elles puissent continuer jusqu’à la fin d’être toujours remplies du céleste amour. Et qu’il nous soit fait à nous,

comme à eux, d’hériter de la métropole des biens et d’arriver aux possessions éternelles promises par Dieu à ses fidèles, en Notre-Seigneur Jésus-Christ.  »329

Notons de cette longue, mais capitale, citation que l’auteur considère que par leur ascèse et leur foi les veuves des héros d’Avarayr se hissent au rang des martyres, ce qui les met à la fois sur le même plan que leurs époux, mais aussi des saintes antérieures et pourtant plus « puritaines » dans l’ensemble de leur vie sexuelle. Ce qui achève de consolider la nouvelle image de l’ascèse féminine. Mais plus encore, on attend d’elles des oeuvres, une implication dans la vie sociale, par leur exemple puritain certes, mais aussi par leur charité, assurant par leurs dons notamment ici le soutien aux prisonniers, et plus encore par leurs fondations de monuments pieux et commémoratifs . Cela dans le but de 330

conforter le rang de leur époux, même en son absence, et donc de leur dynastie, dont elles ont la charge de transmettre la mémoire et la puissance de leur rang, notamment dans les événements publics comme les banquets ou les fêtes religieuses. Une telle importance publique pousse aussi les auteurs à souligner la nécessité pour ces femmes de haut rang de mesurer leur parole :

« Elles surent même résister à ce qui est le plus difficile à vaincre pour les femmes: à l’intempérance de langage et à ce désir de porter souvent çà et là leurs yeux couverts d’un

Ibidem.329

Un tel rôle se renforce après l’invasion arabe dans la mesure où l’Eglise est dès lors d’autant 330

plus dépendante des fondations des puissants qu’elle perd alors en grande partie ses biens fonciers, ce qui se traduit dans l’architecture religieuse par la multiplication des chapelles votives.

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voile pour observer. Elles réprimèrent leurs langues renonçant à prononcer d’inutiles paroles.  »331

Un tel aveu souligne en négatif l’importance de la parole féminine dans ce milieu, dont nous avons déjà parlé, mais dont nous discernons la persistance, par la répétition des velléités de contrôle et de moralisation de celle-ci.Enfin, et peut-être surtout, de par la citation précédente, on voit la pénétration des femmes dans la culture de l’écrit. Jusque-là, on a vu qu’il était un élément clef de la « masculinisation » du personnel religieux. Mais l’avance prise par les hommes lettrés ne pouvait durer en raison de la possibilité de certaines femmes d’accéder à un rôle culturel et donc désormais à l’écrit. On est presque entièrement ignorant de l’état de l’alphabétisation des femmes avant l’élaboration de l’alphabet arménien. Mais s’il y en eu, ce fut donc en d’autres langues que l’arménien et pour des usages qui restent inconnus. La formation d’un alphabet en langue arménienne ouvrait de nouvelles perspectives en matière d’accès à l’écrit, mais elles restent tout de même très limitées. Déjà en raison de l’hégémonie totale des religieux, et donc d’hommes, sur la littérature écrite telle qu’elle nous est parvenue et ensuite à cause de la question de l’objectif de l’alphabétisation des femmes, quand elle se fit en tout cas, qui était très probablement avant tout de lire les Ecritures ou de la littérature religieuse, voire de transmettre cette compétence à leurs enfants. Et encore, la lecture pouvait sans doute se faire en groupe et en public, la forme générale des sources le suggère d’ailleurs, sans qu’il soit donc nécessaire d’être lecteur. Mais dans le passage précédent de Ełisē, il est affirmé clairement que les femmes font dresser des monuments, accompagnés d’inscriptions, votives ou commémoratives. Voilà un usage qui échappe en partie à l’hégémonie des religieux et qui montre en miroir une certaine diffusion de la capacité à lire, et à écrire. Les graveurs devaient nécessairement disposer d’une certaine maîtrise de l’écriture, sinon être eux-mêmes lettrés. Et si les inscriptions peuvent jusqu’à un certain point se contenter d’être un ornement paré de signes exprimant le savoir que tous respectent même s’ils restent incompréhensibles au plus grand nombre, on imagine mal la raison qui pourrait pousser à développer à mesure que le temps passe des inscriptions de plus en plus longues si personne, ou peu de monde parmi l’élite, ne les comprend. On imagine mal aussi que les femmes commandant ces inscriptions au nom de leurs maris n’aient pas voulu vérifier ou apprendre à lire au moins son nom, dont l’inscription était en quelque sorte la dernière trace matérielle à

LAZARE DE PHARBE, Histoire d’Arménie, S. GHESARIAN (trad. fr.), in LANGLOIS V. (dir.), 331

Collection des Historiens anciens et modernes de l’Arménie, t. II, p. 259-368.�162

laquelle pouvait s’attacher leur affection, et qui témoignait aussi publiquement de leur rang. Par cette diffusion publique de l’écriture, les femmes accèdent donc à l’écrit, même si c’est indirectement et par un genre très modélisé et formel, et peuvent ainsi s’exprimer. Le rôle des femmes en matière de protection sous la forme de la charité chrétienne telle que mise en forme par l’Eglise va donc autoriser les femmes à inscrire leur parole et leurs oeuvres, parachevant la place traditionnelle qui était la leur et qui s’installe ainsi dans les formes matérielles du pouvoir, désormais christianisé, dont l’écrit est la plus significative.

On pourrait encore s’interroger sur les formes de résistances ou d’alternatives qu’auraient pu développer certaines femmes face à ces évolutions. Outre le ralliement aux Perses zoroastriens, le christianisme arménien officiel avait aussi à craindre des mouvements hétérodoxes, condamnés comme «  hérétiques  ». Nous avons parlé plus haut des borborites, mais ces tendances «  gnostiques  », ultra-puritaines et ascétiques, ne désarmeront jamais tout au long du Moyen Âge arménien. On les voit réapparaître au milieu du Vème siècle sous le nom de «  Messaliens   » que condamne d’ailleurs le 332

Patriarche Hovsep‛ Ier Hołoc‛mec‛i en 449. Et encore à l’époque de Grigor Narekac‛i, l’Eglise devra faire face aux fameux Tondrakianq . S’il n’y a aucune parenté directe entre 333

ces mouvements connus uniquement par des auteurs qui leurs sont hostiles, ils témoignent toutefois de la persistance d’une aspiration au puritanisme et à la quête immédiate du Royaume de Dieu, qui sort du cadre de l’Eglise officielle et de sa théologie pour y mêler des éléments hétérodoxes que cherchent à qualifier, et à disqualifier, les religieux selon leurs propres critères. Mais on discerne mal en quoi ces mouvements s’opposent aux évolutions les plus profondes du reste de la société arménienne, en ce qu’ils semblent eux-mêmes gagnés par les mêmes dynamiques : masculinisation du personnel et mobilisation de la métaphore du mariage charnel, même lorsqu’il est rejeté sous sa forme officielle. Aucun de ces mouvements n’est dirigé par une femme, aucune femme significative n’est citée parmi les dirigeants de ces mouvements quand leurs noms sont évoqués, et enfin tous encouragent ou subissent la lutte armée dont les effets produisent les mêmes évolutions qu’au sein de l’orthodoxie : le renforcement de la « part virile ». Si ces mouvements contestent certaines formes de la domination sociale de la noblesse et du clergé officiel, ils semblent plus animés d’une recherche spirituelle

Jean-Pierre Mahé, « Affirmation de l'Arménie chrétienne (vers 301-590) », dans Gérard 332

Dédéyan (dir.), Histoire du peuple arménien, Toulouse, Privat, 2007 (1re éd. 1982), p. 163-212.

Voir le témoignage d’Aristaks Lastiverc‛i, traduit en anglais par R. BEDROSSIAN, disponible en 333

ligne : http://rbedrosian.com/alint.htm, consulté en juin 2014.�163

alternative vécue comme plus pure et immédiate que celle proposée par l’Eglise. Mais ils ne constituent visiblement en rien des mouvements « révolutionnaires » qui accorderaient aux femmes une place radicalement différente de celle qu’elle semble occuper dans la société arménienne d’alors, en dehors peut-être d’un autre rapport à la liberté sexuelle ou de vivre le couple pour certaines, encore que cela ne puisse être qu’une accusation calomnieuse et fantasmée. D’autant que rien ne prouve que la noblesse ou les fidèles « orthodoxes » aient fait montre d’une particulière exemplarité en la matière non plus . 334

On ne saurait toutefois en conclure que la place donnée aux femmes, en tout cas aux femmes les plus puissantes, les aient pleinement satisfaites. Mais au vu des conditions et des dynamiques générales qui traversent la société arménienne, celle-ci semble avoir été globalement acceptée. Sans doute parce qu’elle donnait aux femmes un rôle dans les communautés qui ménageait le sentiment familial si essentiel aux réalités du temps tout en permettant à l’aspiration puritaine de s’exprimer. Sans doute aussi parce qu’au-delà des tentatives de systématisation et des schémas sophistiqués construits dans nos sources, la réalité de leurs conditions, dans les milieux dirigeants notamment, leur laissait une certaine marge de manoeuvre, que les religieux ont pu orienter mais n’ont pas vraiment réduit, ni même vraiment cherché à le faire. Enfin, rien n’indique que les femmes n’aient eu conscience d’une condition commune, puisque leur existence était déterminée par leur rang, même si c’est celui de l’homme dont elles dépendaient, et que cette distinction, tout autant que leur attachement à défendre les leurs, semble avoir primé. Ce qui témoigne de valeurs communes et partagées au-delà des sexes dans les mentalités aristocratiques. Finalement, le christianisme se coule parfaitement dans les exigences de ce modèle aristocratique en promouvant une morale fixant le rôle des femmes comme épouses fidèles et mères chargées de la transmission patrimoniale, tout en laissant à celles-ci les moyens d’exprimer leurs sentiments et leur foi sous des formes normées, dans la participation à la mission et aux oeuvres de l’Eglise. La question de l’ascèse et de la chasteté est finalement résolue par la pratique, que vient sanctionner l’analyse des religieux, cautionnant désormais une éthique familiale et exprimant leur programme dans le cadre d’un langage qui sublime celle-ci.

Movsēs Xorenac’i affirme d’ailleurs le besoin de moraliser les religieux de haut rang qui 334

poursuivent parfois sous l’habit religieux la vie mondaine de leur milieu d’origine, voir par exemple le Patriarche syrien Brk’išo nommé par les Perses et tenu pour un incompétent par l’auteur, qui lui reproche notamment d’entretenir de jeunes femmes dans sa maison (des concubines ? des bardes ? Des musiciennes et des danseuses pour les banquets ? Tout cela à la fois ?) voir MOISE DE KHORENE, III, 64, p. 314.

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3.2.3 : Des normes à l’abstraction : la femme dans les mentalités arméniennes du Moyen Âge :

Les effets de la guerre ont donc puissamment contribué à l’établissement de l’institution et de la doctrine chrétienne officielle, accentuant les évolutions en cours et re-qualifiant sous une forme adaptée le rôle et la condition des femmes. Les oeuvres produites à cette période, autour du Vème siècle vont avoir une valeur fondatrice, devenant des autorités et déterminant les perceptions et la sensibilité des auteurs postérieurs qui chercheront à s’inscrire dans leur continuité, validant ainsi leurs schémas aussi longtemps que le modèle peut se reproduire sans modification substantielle. Trois axes vont structurer la suite. D’abord l’édiction des normes précisant les représentations chrétiennes de l’Eglise à propos du rôle et de la condition des femmes. Puis l’élaboration d’un langage métaphysique sublimant ces représentations dans une abstraction puissamment mystique. Et enfin, la formation de modèles de comportement et de vertus dans le cadre ainsi dessiné par l’Eglise.

La mise en forme doctrinale et normative du christianisme arménien est une oeuvre de longue haleine, qui prendra en réalité des siècles, subira de nombreuses compilations et reformulations. Il se dégage de toute cette tendance deux productions majeures, exprimant sous des modalités différentes et selon un contexte précis, la volonté d’énoncer la structure idéale du christianisme arménien. La première d’entre elles est le Kanonagirk‛ Hayoc‛ et la seconde est l’oeuvre d’un religieux du XIIème siècle connu sous le nom de 335

Mxit‛ar Goš . Ces deux textes, constitués tardivement, constituent des synthèses dont 336

l’élaboration et le contenu méritent un travail approfondi et hors de portée ici. Ce qui ne nous interdit pas cependant de les relever comme des références dont nous allons évoquer les grandes lignes tendancielles qui en seront la base. Dès l’instauration du Patriarcat, l’Eglise arménienne dispose d’une institution en mesure d’énoncer les normes, ce qu’elle va faire en se coulant dans la forme chrétienne des

Kanonagirk‛ Hayoc‛, HAKOBYAN V. (éd.), 2 vol., Erevan, 1964, 1971.335

MXIT‛AR GOŠ, The Lawcode, THOMSON R. W. (trad. angl.), Amsterdam-Atlanta, 2000.336

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conciles et des synodes, en fonction des aléas de la conjoncture géopolitique. Nous 337

avons déjà eu à parler de l’oeuvre du Patriarche Nersēs Ier (353-373), qui a ainsi produit le premier jalon de la réforme chrétienne sous la forme d’une synthèse. Movsēs Xorenac’i présente son oeuvre comme une entrée pleine et entière dans la civilisation, en des termes trahissant une forte influence helléno-chrétienne :

« Il fallait voir désormais notre pays se conduire non pas à la façon monstrueuse des barbares, mais à la manière des citadins policés  ».338

Mais cette conception révèle aussi d’une certaine manière une vision de l’Arménie chrétienne comme une forteresse assiégée, un bastion de la civilisation dressé contre les masses barbares qui l’encerclent et le menacent. Déjà perceptible à l’époque de Nersēs, cette tendance va se renforcer avec la répétition des attaques et des invasions qui vont heurter l’Arménie. Cette tendance à l’enfermement identitaire face à la guerre entraîne un repli du champ d’action des femmes vers la sécurité familiale, ce qui explique sans doute la disparition après la seconde moitié du Vème siècle des monastères féminins selon ce que nous rapportent les sources qui nous sont parvenues. A l’époque de Grigor Narekac’i cette même tendance a définitivement gagné les milieux ascétiques et monastiques, désormais masculins pour autant que nous le savons, puisque lui-même compare volontiers les moines et les docteurs de la foi à des soldats, traduisant ainsi l’appartenance aristocratique des grands mystiques, et certainement aussi d’un grand nombre de moines. Ceux-ci vivent leurs exercices spirituels comme l’aboutissement spirituel de la lutte que mènent les naxarark‛ sur terre contre leurs ennemis, encore qu’il s’agisse d’une lutte supérieure contre le vice et le péché sous toutes ses formes, à la seule force de la foi, donc en assumant la faiblesse de l’Homme devant Dieu :

« Mais je vous parle ainsi, ô chapitres des moines,Disciples des congrégations,

Les premiers conciles oecuméniques notamment, aideront le christianisme arménien à formuler 337

progressivement son langage métaphysique et allégorique sur l’alliance de Dieu avec l’Homme comme image dialectique de l’alliance maritale et à trouver dans les représentations de femmes abstraites de quoi alimenter l’expression mystique de la foi. Voir par exemple le compte rendu de Movsēs Xorenac’i du Concile d’Ephèse de 431 qui définit le statut de Marie comme Vierge et Mère de Dieu : MOISE DE KHORENE, III, 61, p. 310.

MOISE DE KHORENE, III, 20, p. 265 : « Եւ էր այնուհետև տեսանել զաշխարհս մեր ոչ 338

որպէս զբարբարոսս այլանդակեալս, այլ իբրև զքաղաքացիս համեստացեալս։ ».�166

Soldats armés des doigts de vos mains nues, Qui, en servant le Seigneur de bonté,

Attendez, pleins d’espoir, d’inépuisables dons.  »339

Toutefois, en complément à cette « militarisation » et cette tendance au repli, répond un renforcement par l’Eglise de la cellule de base de la société arménienne : la famille. On a vu tout au long de l’analyse comment autant par ses normes que par son langage métaphysique les religieux chrétiens vont renforcer celle-ci autour de l’institution du mariage. On peut dire d’une certaine manière que l’effacement du rôle public des femmes, pour relative que fut de toute façon leur marge d’action au moment de la christianisation, doit plus à la guerre et à l’exercice aristocratique et militaire du pouvoir des élites arméniennes médiévales qu’à l’idéologie chrétienne produite par ces religieux. Cependant, ceux-ci ne firent rien pour entraver ce repli familial des femmes, l’aidant même par leurs réformes quand le christianisme devient une affaire de pouvoir et surtout agissant fortement pour encadrer le rôle des femmes à l’intérieur des familles.Nous avons vu précédemment l’importance de l’éducation initiale donnée, directement ou par l’entremise de nourrices, par les femmes, notamment pour ce qui intéresse nos sources bien sûr, en matière d’éducation religieuse. Pour Z. Pogossian, ce rôle souligne justement l’importance des femmes dans l’enracinement de la nouvelle religion, qui n’aurait eu aucune chance de pénétrer profondément les consciences arméniennes en l’absence quasi générale d’institutions éducatives hors de la cellule familiale. L’appui des femmes en ce domaine se révéla donc absolument capital et il souligne en retour l’adhésion de celles-ci aux dynamiques à l’oeuvre dont elles ne semblent pas s’être senties exclues au point de ne pas donner à leurs enfants les bases essentielles de la morale et des rites de la religion chrétienne, ce qui aurait été impossible sans leur consentement et leur implication. Ce rôle reste bien sûr soumis à la surveillance de l’institution qui veille à en corriger les pratiques selon ses normes. Ainsi, on voit dans les canons de Šahapivan (444) la condamnation de prêtres qui fournissaient de l’eau bénite à des femmes afin qu’elles baptisent elles-mêmes leurs enfants chez elles. Ce qui souligne tout autant la forte implication des femmes dans la transmission chrétienne que la vigilance ecclésiastique qui, somme toute, n’intervient que pour sanctionner des pratiques dont elle n’a pas l’initiative .340

LAMENTATIONS, 72, 1, p. 324.339

POGOSSIAN, Women, p. 374. 340

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L’ensemble de ces évolutions est exprimé dans la figure hagiographique de sainte Šušanik dans le texte connu sous le nom de Passion de Šušanik . Il s’agit encore une fois d’une 341

dame de haute condition rattachée aux héros de la bataille d’Avarayr, puisqu’elle est la soeur de Vardan Mamikonean et l’épouse d’un Bdeašx arméno-géorgien nommé Vazgen. A la suite de la défaite arménienne, celui-ci décide d’apostasier et de se convertir au zoroastrisme, en forme d’allégeance au roi des rois, qui pour le récompenser lui donne une épouse de haut rang. Šušanik décide donc de tenter de répudier son mari en raison de son apostasie et de son infidélité. Mais elle est aussi mère de quatre enfants et sa situation familiale fragilise sa position. Elle se replie donc dans le renoncement, à l’image de sainte Hṙip‛simē, modèle dans le texte de l’ascèse féminine. A l’image des saintes veuves des héros d’Avarayr vue plus haut, il s’agit encore une fois d’un choix par défaut et non d’une vocation choisie comme pour le cas des saintes Hṙip‛simiennes. Là encore, se voit clarifier la position de l’Eglise officielle face à l’ascèse féminine : elle n’est présentée comme acceptable que comme un recours à défaut du mariage, pour les veuves et ici pour les femmes trahies par apostasie ou infidélité. Mais ce dernier cas est extrêmement problématique. L’ensemble de sa communauté, évêque compris ne cesse de multiplier les pressions sur Šušanik pour qu’elle ne renonce pas à ses devoirs d’épouse et de mère. La force des conventions la pousse finalement à revenir auprès de son mari lors d’un dîner de réconciliation, suite à quoi celui-ci la bat violemment une fois les convives partis et l’installe près de sa demeure, sous la garde de soldats. Celle-ci maintient donc tout à la fois la pureté de son ascèse, dont la violence répétée de son époux est le prix de la purification, la mortification rédemptrice nécessaire avant de finir martyre, puisqu’elle n’est plus vierge, tout en assumant ses devoirs imposés par les représentations de genre auprès de son époux. Celui-ci d’ailleurs se trouve extrêmement embarrassé par la posture de sa femme qui sape son autorité et ruine ses prestigieux plans d’ascension sociale, l’enfermant toujours un peu plus dans le rôle négatif du traître impur, mais il ne dispose non plus d’aucune marge de manoeuvre pour se débarrasser d’une épouse soutenue par la communauté dont il reste le chef, si ce n’est de l’assassiner. Šušanik assume tout aussi pleinement son rôle de mère, même à distance, puisqu’elle s’enquiert régulièrement du sort de ses enfants. Ceux parmi eux qui choisissent la voie de leur père n’osent ensuite plus venir la voir, ce qui témoigne de son autorité intacte. La mort accidentelle de l’un d’entre eux resté chrétien pose aussi de redoutables problèmes puisque le père fait tout

Présenté dans POGOSSIAN, Female Ascetism, p. 205-211.341

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ce qu’il peut pour éloigner son épouse des invités et l’empêcher de s’exprimer lors des funérailles, rôle dont nous avons précédemment souligné l’importance.La vie ascétique de Šušanik, choix par défaut, ne l’autorise donc pas à renoncer à ses devoirs de femme mariée et de mère, le renoncement est donc bien relatif. Et sa conquête de la pureté devient un parcours complexe et circonstancié, où elle doit subir violence et humiliation de la part de son propre mari pour parvenir au rang des vierges. Encore une fois donc, l’ascétisme féminin se montre compatible avec le mariage, mais uniquement dans le cas d’une faillite de celui-ci. Et surtout, rien ne peut justifier le renoncement aux devoirs d’épouse et de mère, pas même l’infidélité et l’apostasie, démontrant la force de l’alliance maritale vue comme une structure absolument incontestable. D’ailleurs, même si elle n’est en rien responsable de la situation, le récit tel que mis en forme par les religieux montre que si un rôle social important reste attendu des veuves, les femmes humiliées comme Šušanik n’ont d’autres perspectives que le martyre pour assumer avec dignité l’impureté d’un état qui n’est plus acceptable, mais dont rien sinon une mort sainte ne peut les libérer.Circonscrit à ce point dans le cadre de l’alliance maritale qui l’emporte dans les représentations sur la pureté ascétique, celle-ci ne peut plus que reculer dans l’abstraction, accompagnant la projection de celle-là comme structure-type de la société arménienne chrétienne qui l’assume désormais totalement. Et comme la boucle d’un cycle accompli, nous sommes ramenés à la vision allégorique telle qu’exprimée dans l’oeuvre de Grigor Narekac’i dont nous avons suivi le lent parcours d’élaboration historique.

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Conclusion.

Du modèle idéal aux pratiques concrètes ?

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Ce panorama de quelques-unes des grandes sources parmi les plus significatives de la littérature arménienne mérite d’être complété et approfondi. Mais il a néanmoins permis de débrouiller l’essentiel des fondements par lesquels se sont construites les représentations de genre de l’Arménie médiévale et d’établir les dynamiques d’évolution de la distribution des places et des rôles attribués aux femmes dans la mentalité des lettrés religieux du Moyen Âge arménien. La première remarque que l’on peut retenir concerne la place fondamentale de l’alliance maritale comme structure-clef autour de laquelle se noue l’essentiel des enjeux et des dynamiques déterminant la place et le rôle des femmes arméniennes médiévales, alimentant aussi les symboles et les images les plus subjectifs de l’imaginaire des cadres religieux dont nous avons étudié les témoignages. Ces représentations structurent les récits de nos auteurs et agissent comme un double filtre : expliquant les pratiques sociales des femmes en fonction de la place et du rôle attribué au féminin et donc aux femmes d’une part, et d’autre part en nous donnant à voir ces situations selon une évaluation influencée par ces mêmes critères. Le tout dans le cadre d’un discours orienté selon le schéma propre de la religion chrétienne, sur les bases d’une tradition et de pratiques héritées et reformulées. Sans aller jusqu’à une hyper critique qui refuserait toute validité aux témoignages qui nous sont parvenus, souvent en plus par copies, il est évident que nous devons rester prudents sur ce que nous pouvons saisir des pratiques réelles. Paradoxalement, les images abstraites et « idéologiques », les normes énoncées, sont plus fiables en ce qu’elles supportent davantage la charge de subjectivité de leurs auteurs. Atteindre les pratiques, les situations plus concrètes, suppose donc d’introduire de nouvelles sources d’informations. Les textes juridiques ou normatifs et les inscriptions notamment, sont sans doute les meilleurs indices dont nous disposons.Les sources littéraires, restent des oeuvres insérées dans leur époque, selon leur contexte et leurs enjeux, mais elles nous donnent à voir une grande variété de situations où interviennent les femmes, toutes selon le cadre d’un modèle de distribution en fonction du genre globalement cohérent. Ce modèle inconscient «  transpire  » plus ou moins clairement dans les sources, plus lorsque leur contenu identitaire est fort. Il a permis aux élites arméniennes des grandes dynasties de se donner un outil de grande cohésion sociale interne et de distinction externe, assumant les héritages des traditions orales arméniennes en les enrichissant des apports des grandes cultures qui les ont influencées. Dans ce domaine, l’action de la monarchie des Aršakuni a été capitale, catalysant des évolutions en cours pour former définitivement une identité arménienne distinctive,

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capable de se confronter aux grands Empires de toute nature bordant ses frontières et même d’influencer les sociétés caucasiennes auxquelles elle ressemble tant. Le modèle identitaire ainsi produit, ce « système arménien », survit donc à l’abolition de la royauté, se structurant autour de centralités alternatives prêtes à ré-émerger en toute occasion, jusqu’aux bouleversements du XIème siècle.Jusque-là, les représentations de genre ont eu le temps de pénétrer profondément les consciences arméniennes, jusqu’à devenir des évidences « naturelles », tout en évoluant d’abord en raison des conflits et des menaces externes des grandes puissances impériales qui tentent de dominer le système arménien, qui subit aussi parallèlement leur influence culturelle. La grande force du modèle chrétien est de s’appuyer sur un récit en mesure de surmonter toutes les défaites militaires et politiques de la période, auxquelles il parvient à donner un sens, en maintenant et même en renforçant la cohésion autour des grandes dynasties qui s’en saisissent pour pousser à l’unité, sous leur propre pouvoir et sous l’autorité d’un cadre puissamment moral. Les images féminines ainsi mobilisées permettent d’incarner les vertus de la lutte, de l’ascèse, de la patience et de la fidélité dans le cadre d’un combat qui n’est pas que physique, mais spirituel. Ces femmes idéales sont d’abord des saintes et des martyres, vierges pures comme Hṙip‛simē, puis épouses vertueuses comme Šušanik, avant de gagner en abstraction et donc en pouvoir transcendant, au-delà du genre, par les femmes des Ecritures, dont la Vierge est la figure absolue. Marqué donc par une forme religieuse conforme à la réalité des valeurs et du mode de vie de l’aristocratie des grandes dynasties, le christianisme prolonge ainsi les exigences de la guerre. Enjoignant hommes et femmes à assumer les mêmes devoirs en fonction de leur rang et de leur rôle dans le «  nouvel ordre  » chrétien, selon une eschatologie de l’espérance à la condition de l’unité processionnelle et hiérarchique.La place des femmes dans ce modèle est donc comparable à celle des hommes, elle se coule dans la même culture, le même mode de vie même si celui-ci affecte une forme différente selon les distinctions de genre. Même minorée par les sources et par les représentations qu’elles portent, la place des femmes ne se réduit pas vraiment à mesure que s’approfondit la christianisation, malgré l’impression que pourraient nous donner nos sources, qui marquent une nette différence entre les situations avant et après le milieu du VIème siècle. Celles-ci se reformulent en fait selon les mêmes critères en fonction des circonstances. Les exigences de la guerre ou de la lutte presque permanente des grandes dynasties contre les menaces de toute provenance sur la période conduisent ainsi les stéréotypes à se préciser et à entraver le champ d’action des femmes. Parallèlement, la défense de plus en plus affirmée de l’alliance maritale à mesure qu’elle se christianise et

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que la culture des élites dynastiques pénètre la pensée chrétienne, ainsi que le monopole de fait des lettrés masculins dans le domaine de la culture, constituent aussi des limites fortes à l’action féminine. Mais il faut aussi souligner qu’elles ne sont pas non plus des empêchements, l’action des femmes trouvant toujours une marge de manoeuvre où se déployer lorsque cela est nécessaire. On attend même, on l’a vu, des femmes une participation publique à la vie de la communauté. L’encadrement, même s’il est entravant, ne signifie donc absolument pas l’exclusion, à toutes les échelles on voit les femmes agir : dans les cercles aristocratiques comme reines, dames de pouvoir avec ou sans leurs époux, mais aussi nourrices, bardes ou concubines et dans les communautés comme guérisseuses, saintes ou bienfaitrices par leurs fondations, pour celles qui le peuvent.Notre regard, pour approfondir le sujet, doit maintenant se porter sur l’autre articulation de notre période, autour de ce XIIème siècle, où se formulent de nouvelles sources, épigraphiques et normatives surtout, alors que les menaces qui pèsent sur le  système arménien médiéval le pousse à se réinventer. Ceci dans le but de mesurer les évolutions ou les transformations de ce modèle, d’interroger la place et le rôle des femmes dans ce processus en cherchant toujours leur regard, son originalité ou son caractère convenu, leurs marges de manoeuvre, d’intégration ou de résistance éventuelle.

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Bibliographie de travail.

« Ecrire l’Histoire des femmes en Arménie médiévale (Vème s. - XIème s.) avec les

grandes sources littéraires ».

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La bibliographie de travail proposée est à la fois une base sur laquelle l’étude que je présente sur le vaste sujet de l’écriture de l’histoire des femmes en Arménie médiévale s’appuie. Mais c’est aussi un outil, orientant la réflexion synthétique construite par cette étude et permettant, je le souhaite son futur dépassement à qui voudra s’en emparer pour en faire la critique et l’enrichissement.Dans la construction de mon analyse, il est évident que ces ouvrages n’interviennent pas tous au même degré, certains pour leur méthode, leurs analyses, les pistes qu’ils proposent, d’autres pour le fond de leur contenu ou pour la forme de leur problématisation des sujets qu’ils abordent. La présentation ici présentée cherche à exposer le plus complètement possible les oeuvres sur lesquelles s’appuie ma réflexion par un classement thématique allant du général au particulier, resserrant progressivement les pistes, et les sources d’inspiration, vers le sujet en lui-même :

1. Les usuels p.175

2. Les revues.p. 176

3. Ouvrages sur l’histoire des grands espaces culturels en contact avec la civilisation arménienne médiévale.

p. 177

4. Ouvrages sur l’histoire des femmes et du genre mobilisables sur le sujet.p. 185

5. Ouvrages sur l’Arménie médiévale.p. 196

1. Les usuels :

On trouvera ici répertorié les principaux outils de travail pour l’étude du Moyen-Âge arménien afin de se repérer dans l’espace et dans le temps (atlas, encyclopédies), dans la langue (dictionnaires), dans les structures de la la société (généalogies des dynasties, répertoires prosopographiques) et dans la production culturelle et artistique.

ADJARIAN H., Hayots andzanounnéri barraran (=Dictionnaire prosopographique arménien), 5 vol., Alep, 2006 (réed., en arm.).

ADJARIAN H., Hayérèn armatakan barraran (=Dictionnaire étymologique arménien), 4 vol., Erevan, 1971-79 (en arm.).

ANASIAN H., Bibliographie arménienne, 2 vol., Erevan, 1959-76 (en arm.).

Arménie chrétienne (en arménien), Encyclopédie, Erévan, 2002.

BHO Bibliotheca Hagiographica Orientalis, (Subsidia Hagiographica 10), Bruxelles, 1910, réimpr. 1970. Un outil de référence qui date un peu à présent, mais toujours utile pour signaler les éditions sur une figure hagiographique dans d’autres corpus linguistiques.

BOGHARIAN N., Peintres arméniens (XIème - XVIIème s.), Jérusalem, 1989.

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BOGHARIAN N., Scribes arméniens (XIème - XVIIème s.), Jérusalem, 1989.

DEDEYAN G., «Les colophons de manuscrits arméniens comme sources pour l’histoire des Croisades», in FRANCE J. et ZAJAC W. (éd.), The Crusades of their Sources : Essays presented to Bernard Hamilton, Aldershot, GB, 1998, p. 89-110.

DULAURIER E., Recherches sur la chronologie arménienne technique et historique, Paris, 1889.

Encyclopédie de l’Islam, 13 vol., Leyde, 1960-2009.

Encyclopédie soviétique arménienne, (en arm.), 12 vol., Erevan, 1974-1986.

GALICHIAN R., Historic Maps of Armenia. The Cartographic heritage, Londres, 2004.

GEORGIAN A., Miniaturistes arméniens. Bibliographie, IXème - XVIIème siècles, Le Caire, 1998. GEORGIAN A., Miniaturistes arméniens anonymes. Bibliographie, IXème - XVIIème siècles, Le Caire, 2005.

HAROUT‘IOUNIAN B., Atlas de l’Histoire d’Arménie, 1ère partie, Erevan, 2004.

HEWSEN R., Armenia : A Historical Atlas, Chicago, 2001

MUTAFIAN C. et VAN LAUWE E., Atlas historique de l’Arménie, Paris, 2001.

Prosopographie der mittel-byzantinischen Zeit (641-867), 6 vol., Berlin, 1999-2002.

TOUMANOFF C., Les dynasties de la Caucasie chrétienne de l’Antiquité au XIXème s. Tables généalogiques et chronologiques, Rome, 1990.[mis à jour dans MUTAFIAN C., L’Arménie du Levant (XIème-XIVème siècle), 2 tomes, Paris, 2012.]

2. Revues :

Sont répertoriées ici les principales revues publiant sur le sujet de l’Arménie médiévale, d’autres publications peuvent contenir des articles intéressants sur le sujet, elles seront mentionnées opportunément en fonction du thème abordé dans la suite de la bibliographie.

Banber Matenadarani, Erevan.

Bazmavep, Venise.

Haygazian Hayakidagan Hantès (Revue Arménologique Haygazian), Beyrouth.

Hask Hayagitakan Tarègirk‘ (Revue Arménologique annuelle «Epi»), Antélias.

Journal asiatique, Paris.

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Patma-Banasirakan Handès, (Revue historico-philologique), Erevan.

Revue des Etudes arméniennes, Paris.

Revue des Etudes byzantines, Paris.

Revue de l’Orient chrétien, Paris.

Revue de l’Orient latin, Paris.

3. Ouvrages et articles sur l’histoire des grands espaces culturels en contact avec la civilisation arménienne médiévale :

Il est primordial d’avoir une claire vision de l’ensemble civilisationnel dans lequel s’insère la société arménienne médiévale. Par «civilisation» il faut ici comprendre l’ensemble des société avec lesquelles la société arménienne entretient des liens, ce qui va plus loin que la simple idée de contact, et ce qui suppose une somme d’échanges réciproques, dialectiques et multiformes qui par leurs opérations, agissent sur celle-ci en des termes et des temporalités que la science historique dans son état actuel cherche toujours à établir ou à approfondir.Durant le millénaire arménien qui nous intéresse, la société arménienne a ainsi tissé, volontairement ou non, des liens avec l’Empire byzantin, héritier christianisé de l’hellénisme gréco-romain sous toutes ses formes, la Perse dans toutes ces expressions sociales et culturelles, les pouvoirs musulmans dans toutes leurs diversités, les mondes nomades sortis des steppes eurasiatiques dans toutes leurs variétés mais surtout turco-mongoles et enfin l’Occident latin de différentes manières. En outre, on aurait tort de sous-estimer le poids des liens que la société arménienne, en particulier en ce qui concerne ses élites dynastiques, entretient avec les sociétés caucasiennes.La bibliographie de travail ici proposée recense ainsi des ouvrages permettant d’établir une vision synthétique et une bonne connaissance des principales évolutions chronologiques des différents espaces culturels qui, à des degrés différents, ont influencé la société arménienne médiévale. Ceci est d’autant plus important que cette dernière ayant nouée des relations variées avec ces voisins, ceux-ci ont été amenés de manière plus ou moins oblique à en donner témoignage. Aussi, au vu de la proximité des modes de production et de vie entre ces sociétés, nonobstant des différences culturelles parfois conséquentes, il est possible d’établir certaines analogies, ou de s’inspirer de certaines méthodes ou questionnements. A condition toutefois de ne pas verser dans une logique de transfert qui nierait ou ne tiendrait pas suffisamment compte des contextes qui ont produit les sources sur lesquelles se fonde le travail de critique et de synthèse historique.Il est d’ailleurs éloquent de remarquer la présence dans chaque catégorie citée, de chercheurs arménisants, tant est capitale la question de ces rapports et des échanges entre la société arménienne et ses grands voisins.

- L’Empire byzantin :

Pour la présentation générale et les références contextuelles :

BREHIER L., Le Monde byzantin, Paris, Coll. «L’Evolution de l’Humanité», 3 vol., 1946-1950.[Un ouvrage classique qui permet de poser les bases chronologiques notamment et l’enchainement des principales évolutions.]

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CASEAU-CHEVALLIER B., Byzance : économie et société du milieu du VIIIème siècle à 1204, SEDES, 2007.[Un manuel sorti à l’usage des candidats au concours de recrutement des enseignants du second degré de l’Education Nationale qui permet de synthétiser les principales connaissances et de poser les principaux chantiers de la recherche dans le champ des études byzantines.]

PATLAGEAN E., Un Moyen Age grec : Byzance (IXème - XVème siècle), Albin Michel, 2007.[Une synthèse stimulante qui mobilise les questionnements et les méthodes de la sociologie, de l’anthropologie sociale notamment pour proposer une lecture «totale» de la civilisation byzantine et de son évolution. Le chapitre sur les réseaux aristocratiques, leur construction comme les formes de son pouvoir constitue un élément capital d’inspiration pour notre sujet.]

Pour les apports sur la culture byzantine sous toutes ces formes dans la perspective de son influence vers l’Arménie médiévale :

CAVALLO G., Lire à Byzance, Paris, 2006.

DAGRON G., «Formes et fonctions du pluralisme linguistique à Byzance (IXème-XIIème s.)», TM 12, 1994, p. 219-240.

HUNGER Herbert, «Lire et écrire à Byzance», in Le monde byzantin du milieu du VIIIème siècle à 1204 : économie et société, présenté par DELOUIS O., Hachette Supérieur, 2006.

LEMERLE Paul, Cinq études sur le XIème siècle byzantin, éditions du CNRS, 1977.[Un recueil d’articles variés permettant de mieux cerner les transformations de l’Empire au tournant de l’an Mil.]

LEMERLE Paul, Le premier humanisme byzantin. Notes et remarques sur enseignement et culture à Byzance des origines au Xème siècle, Paris, 1971.

MONDRAIN B. (éd.), Lire et écrire à Byzance, Paris, 2006.

PATLAGEAN, Figures du pouvoir à Byzance (IXème - XIème siècle), Spolète, 2001.

ODORICO P., AGAPITOS P. A. (dir.), Les Vies des saints à Byzance. Genre littéraire ou biographie historique ?, Paris, 2004.

PATLAGEAN E., «Christianisation et parentés spirituelles : le domaine de Byzance», Annales ESC, 1979, p. 625-636.

VRYONIS S., The Decline of Medieval Hellenism in Asia Minor and the Process of Islamization from the Eleventh though the Fifteenth Century, Berkeley, 1971.[Une étude qui complète celle de CAHEN C. sur le processus de la conquête turque de l’Anatolie byzantine.]

Pour les rapports arméno-byzantins dans toutes leurs variétés, mais surtout sur les terrains politiques et confessionnels :

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AUGÉ I, Byzantins, Arméniens et Francs au temps de la Croisade. Politique religieuse et reconquête en Orient sous la dynastie des Comnènes 1081-1185, Paris, 2007.[Une étude qui illustre par la question des relations religieuses les influences mutuelles en Orient entre communautés chrétiennes.]

AUGÉ I, «Convaincre ou contraindre : la politique religieuse des Comnènes à l’égard des Arméniens et des Syriaques jacobites», REB 60, 2002, p. 133-150.

CHARANIS P., «The Armenians in the Byzantine Empire», Byzantinoslavica 22, 1961, p. 196-240.

DEDEYAN G., «Les Arméniens soldats de Byzance (IVème-XIème s.)», Basmavep 145, 1-4, 1987, p. 162-193.

DUCELLIER A., Chrétiens d’Orient et Islam au Moyen-Âge, VIIème - XVème s., Paris, 1996.[Une étude dense des réactions, mais surtout par le point de vue religieux, des différentes communautés chrétiennes,bien que très centrée sur l’Empire byzantin, face aux différentes phases de conquêtes islamiques jusqu’à la chute de Constantinople.]

GARSOÏAN Nina G., «The Problem of Armenian Integration into the Byzantine Empire, Studies on the Internal Diaspora of the Byzantine Empire, AHRWEILLER H., LAIOU A. (éd.), Washington DC, 1998, p. 53-124.

LAIOU A.(éd.), Studies on the Internal Diaspora of the Byzantine Empire, Washington, 1998.

MAHE J.-P. (éd.), Les Arméniens à Byzance, Paris, 1996.

SETTIPANI C., Continuité des élites à Byzance durant les siècle obscurs : les princes caucasiens et l’Empire du VIème au IXème s., Paris, 2006.[Une analyse prosopographique détaillée et dense des dynasties arméniennes notamment au service de l’Empire.]

SHARF A., «Armenians and Byzantines in the time of Alexius I Comnenus», Jews and other Minorities in Byzantium, BAR-ILAN University Press, 1995, p. 247-268.

VRYONIS S., «The vita Basilii of Constantine Porphyrogenitus and the absorption of Armenians in the Byzantine society, Euphrosunôn, vol. 2, p. 676-693.

Sur le sujet de la Syrie, brillant foyer (chaudron ?) culturel entre la culture helléno-chrétienne et assyro-chrétienne qui a puissamment rayonné vers l’Arménie notamment au

Haut Moyen-Âge.

CANIVET P., Le monachisme syrien selon Théodoret de Cyr, Paris, Beauchesne, 1977.

SARTRE M., D’Alexandre à Zénobie. Histoire du Levant antique (IVème av. J.-C. - IIIème siècle ap. J.-C.), Paris, 2000.[Une synthèse sur la formation culturelle syrienne jusqu’au début du christianisme au moment où celui-ci commence à rayonner depuis la Syrie du Nord et les marges assyriennes vers l’Arménie. Sans toujours les systématiser, l’auteur présente aussi en

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parallèle les évolutions politiques, économiques et sociales sur lesquelles se forgent le rayonnement culturel syrien, dans une complexe diversité.]

TER-PETROSIAN, Le rôle des Syriens dans la culture de la Cilicie arménienne au XIIème et XIIIème s., Venise, 1989.[Pour s’interroger sur la longue durée de l’apport syrien en personnel et en représentations culturelles pour la société arménienne médiévale.]

- L’Iran et ses expressions culturelles :

L’Empire parthe :

GARSOÏAN N., Des Parthes au califat. Quatre leçon sur la formation de l’identité arménienne, Paris, 1997.[Une étude capitale qui pose la question, dans la longue durée du Haut Moyen-Âge, des bases culturelles de l’identité médiévale arménienne, formée par le milieu dominant des grandes dynasties à partir de l’époque arsacide.]

KOŠELENKO G. A., «Les cavaliers parthes. Aspects de la structure sociale de la Parthie», in Dialogues d’Histoire Ancienne, 6, 1980, p. 177-199.[Un article qui permet de mettre en perspective le milieu arménien des naxarark‛, si proche des élites aristocratiques iraniennes.]

STRUGNELL E., Thea Musa, Roman Queen of Parthia, pp : 275-298, Iranica Antiqua 43, 2008. [Un exemple de reine ambitieuse exerçant un pouvoir effectif, mais vite limité.]

A. VERSTANDIG, Histoire de l'Empire Parthe, Edition Le Cri, Bruxelles, 2001.

VIKTOROVNA PIGULEVSKAJ N., Les villes de l'État iranien aux époques Parthe et Sassanide : Contribution à l'histoire sociale de la basse antiquité, Mouton, Paris, 1963.

La Perse sassanide :

Pour la présentation générale et les références contextelles :

CHRISTENSEN A., L’Iran sous les Sassanides, Copenhague, 1944. [Un manuel historique de référence pour la période sassanide].

DARYAEE T., Sasanian Persia: the Rise and Fall of an Empire, London – New York, 2009.[Synthèse et remise à jour des recherches récentes, complète le CHRISTENSEN].

Pour quelques pistes récentes de la recherche sur ce sujet qui sont susceptibles d’affecter les Etudes Arméniennes :

HUYSE P., Iran : questions et connaissances. Actes du IVe Congrès Européen des Études Iraniennes. Paris 6-10 septembre 1999, I : Études sur l’Iran ancien (Cahiers de Studia Iranica 24), Paris, 2002.

JACKSON BONNER, M. R., Three Neglected Sources of Sasanian Iran in the Reign of Khusraw Anushirvan (Studia Iranica, Cahier 46), Paris, 2011.

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RUBIN Z., « The reforms of Khusro Anûshirwan », in CAMERON A. (ed.), The Byzantine and Early Islamic Near-East, III, Princeton, 1995, p. 227-297. [Intérêt pour l’histoire économique du VIe s. en Iran.]

WIESEHÖFER J., Iraniens, Grecs et Romains (Studia Iranica. Cahiers 32), Paris, 2005.

Des ressources qui permettent de mettre en perspective notre connaissance de la société arménienne médiévale et ses représentations culturelles :

GYSELEN R., La géographie administrative de l’Empire sassanide. Les témoignages sigillographiques (Res Orientales I), Paris, 1989.

GYSELEN R., Catalogue des sceaux, camées et bulles sassanides de la Bibliothèque Nationale et du Musée du Louvre. Vol. I. Collection générale, Paris, 1993.

GYSELEN R., Nouveaux matériaux sigillographiques pour la géographie administrative de l’empire sassanide. Collection A. Saeedi (Cahiers de Studia Iranica 24), Paris, 2002.

GYSELEN R., Sasanian Seals and Sealings in the A. Saeedi Collection (Acta Iranica 44), Louvain, 2007.

GYSELEN R., Coins and History of Early Sasanian Iran (Sasanika Occasional Papers Sasanika 7 and E-Sasanika 15), 2011.

HOFFMANN G., Auszüge aus syrischen Akten persischer Märtyrer, (Abhandlungen für die Kunde des Morgenlandes 7/3), Leipzig, 1880, 1886. [L’auteur propose quelques résumés commodes de certains actes en syriaque encore inédits.]

SCHINDEL N., « Khusro I, Coinage under reign of Khusro I (6th cent.) », Encyclopædia Iranica.http://www.oeaw.ac.at/numismatik/mitarbeiter/schindel_p.html

Mais c’est surtout la question du christianisme au sein de la Perse sassanide (qui remonte à l’Empire parthe) et plus largement dans la sphère culturelle iranienne du Haut Moyen

Âge (ce qui inclut donc l’Arménie arsacide) qui recèle des pistes les plus intéressantes sur le sujet de l’histoire des femmes.

ASMUSSEN J.-P., «Christians in Iran», in Cambridge History of Iran, 1996, p. 924-948.

BAUM W., WINCKLER D. W., The Church of the East. A Concise History, Londres-New York, 2003.

BECKER A., « Martyrdom, Religious Difference, and “Fear” as a Category of Piety in the Sasanian Empire The Case of the Martyrdom of Gregory and the Martyrdom of Yazdpaneh », Journal of Late Antiquity 2/2, 2009, p. 300-336.

CHAUMONT M.-L., Recherches sur l'histoire d'Arménie, de l'avènement des Sassanides à la conversion du royaume, Paris, 1969.`

DEVOS P., « La jeune martyre perse sainte Shirin († 559) », Analecta Bollandiana 112, 1994, p. 5-31.

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[Un exemple de sainte chrétienne, bien que hors cadre de l’Arménie chrétienne, au VIème siècle.]

GIGNOUX Ph., « Pour une esquisse des fonctions religieuses sous les Sasanides », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 7, Jerusalem, 1986, p. 93-108.

JULLIEN C., « Peines et supplices dans les Actes des martyrs persans et droit sassanide : nouvelles prospections », Studia Iranica 33, 2004, p. 243-269. [À propos des pratiques légales sassanides des IV-VIIe siècles, et sur l’univers carcéral dans le prisme d’une histoire sociale. L’auteur tente de déterminer s’il existe une spécificité des peines à l’encontre des non mazdéens chrétiens.]

JULLIEN F., «Le monachisme en Perse. La réforme d’Abraham le Grand, père des moines de l’Orient», Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, 622, Subsidia 121, Louvain, 2008.

LABOURT J., Le christianisme dans l’empire perse sous la dynastie sassanide (224-632), Paris, 1904. [L’auteur propose quelques résumés utiles d’actes inédits, ou connus seulement par la traduction latine d’Assemani au XVIIIe s.]

TRAINA G., Moïse de Khorène et l’Empire sassanide, in GYSELEN R. (éd.), Des Indo-Grecs aux Sassanides : données pour l’histoire et la géographie historique, Res Orientales XVII, Bures-sur-Yvette, 2006, p. 158-179.

- Les mondes musulmans :

Pour la présentation générale et les références contextelles :

CAHEN C., L’Islam. Des origines au début de l’Empire ottoman, Paris, 1997.[Une brillante synthèse de cette éminent spécialiste de l’islam.]

CAHEN C., La Turquie pre-ottomane, Paris, 1988.[Un article fondateur pour la compréhension du processus complexe et multiforme de conquête turque.]

MORONY M. G., « Continuity and Change in the Administrative Geography of Late Sasanian and Early Islamic al-‘Irâq », Iran 20, 1982, p. 1-49.[Une réflexion sur les continuités et les changements dans les structures étatiques par les premiers pouvoirs musulmans.]

GARCIN J.-Cl. (dir.), Etats, sociétés et cultures du Monde musulman médiéval, Xème-XVème siècle, PUF, Paris, 1995-2000, en 3 tomes.[Une synthèse complète qui montre aussi toutefois la pauvreté de la question de l’histoire des femmes concernant les mondes mondes musulmans médiévaux.]

GROUSSET R., L’Empire des steppes, Paris, 1952.[Un ouvrage devenu un classique qui permet une excellente mise en perspective du rythme eurasiatique de l’histoire arménienne médiévale, jusqu’à la rencontre définitive entre les peuples nomades du monde turco-mongol notamment et l’islam qui ouvre une ère nouvelle de l’histoire du Proche-Orient et même du monde.]

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Pour les rapports arméno-musulmans :

BOUDOYAN K., L’Arménie et la Transcaucasie sous la domination arabe du VIIème au IXème siècle d’après les sources arabes classiques, Thèse de doctorat en langues, Histoires et Civilisations des mondes anciens sous la direction de BIANQUIS T., Lyon 2, 2002.

LUISETTO F. Arméniens et autres chrétiens d’Orient sous la domination mongole. L’Ilkhanat de Ghâzân, 1295-1304, Paris, 2007.

TER-GHEVONDIAN A., «Le ‘Prince d’Arménie’ à l’époque de la domination arabe», Revue des Etudes arméniennes, Paris, nouvelle série, 3, 1966, p. 185-200.

TER-GHEVONDYAN A., Arab Emirates in Bagratid Armenia, GARSOÏAN N. (trad.), Lisbonne.[Avec le précédent, permet de relativiser les transformations dues à la conquête et à l’occupation arabe sur le « système arménien ».]

THOPSCHIAN H. «Armenien vor und während der Araberzeit», Zeitschrift für armenische Philologie, II, p. 50-71.

- L’Occident latin et les Etats latins au Proche-Orient :

Pour la présentation générale et les références contextuelles :

BALARD M., DUCELLIER A. (dir.), Migrations et diasporas méditerranéennes (Xème-XVIème siécle) : Actes du Colloque de Conques, Paris, 2002.

BALARD M., DUCELLIER A. (dir.), Le partage du monde. Echanges et colonisation dans la Méditerranée médiévale, Paris, 1998.

BARTHELEMY D., La Féodalité : de Charlemagne à la guerre de Cent Ans, La Documentation française, Paris, 2013.[Une synthèse sur la féodalité occidentale à la lumière de problématiques issues de l’anthropologie sociale.]

MAZEL F., Féodalités, 888-1180, Belin, Paris, 2010.[Un ouvrage stimulant présentant une synthèse complète des avancées historiographie et épistémologiques des Etudes médiévales en Occident.]

PASTOUREAU M., Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, 2004.[Un recueil d’articles permettant par la diversité des sujets abordés de réfléchir à notre regard sur les sources et sur les mentalités médiévales.]

Pour la question particulière des Croisades, la bibliographie est immense et connue par ailleurs. Les principales références ici utilisées sont :

EDBURY P. et PHILLIPS J. (éd.), The Experience of Crusading, 2 vol., Cambridge, 2003.

EDDE A.-M. et MICHEAU F., L’Orient au temps des Croisades, Paris, 2002.

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FOLDA J., The Art of the Crusaders in the Holy Land, 1098-1187, Cambridge, 1995.

GROUSSET R., Histoire des Croisades et du royaume franc de Jérusalem, 3 vol., Paris, 1991 (réed.).

PRAWER J., The Crusader’s Kingdom. European Colonialism in the Middle Ages, Londres, 2001.

REY-DELQUE M. (dir.), Les Croisades. L’Orient et l’Occident d’Urbain II à Saint-Louis, 1096-1270, Milan, 1997.

RICHARD J., Histoire des Croisades, Paris, 1996.

RUNCINAN S., Histoire des Croisades, (trad. fr. en 1 vol.), Paris, 2006.

Pour les éléments de contacts entre Occidentaux latins et arméniens :

AMOURROUX-MOURAD M., Le Comté d’Edesse, 1098-1150, Paris, 1988.[Une monographie qui constitue une ressource intéressante pour observer les échanges entre Latins et Arméniens dans le contexte du Proche-Orient du XIIème s.]

HINTLIAN K., History of the Armenians in the Holy Land, 2ème éd., Jérusalem, 1989.

IOANNOU Y., METRAL F. et YON M. (dir.), Chypre et la Méditerranée orientale, Lyon, 2000.

MacEVITT C., The Crusades and the Christian World of the East. Rough Tolerance, Philadelphie, 2008.

MUTAFIAN C. (dir.), Roma-Armenia, Rome, 1999.

STEMMELEN E., La religion des seigneurs : Histoire de l’essor du christianisme entre le Ier et VIème siècle, Micalon, Paris, 2010.[Un peu à part du reste, cet ouvrage interroge l’essor du christianisme dans l’Antiquité tardive et dans l’Empire romain du Bas Moyen Âge au regard des évolutions sociales et économiques, la démarche d’ensemble comme les conclusions, qui font du christianisme un mouvement complexe, populaire dans une certaine mesure et divers, mais surtout organisé et mis en forme par une élite sociale soucieuse de se lier aux masses qu’elle domine pour mieux reformuler les termes de cette domination dans un cadre adapté aux changements sociaux et économique en cours dans le monde méditerranéen au sortir de l’Antiquité.]

TER-PETROSIAN, Les Croisés et les Arméniens, 2 vol., Erevan, 2005-2007.

- Les sociétés du Caucase médiéval :

BROSSET M.-F., Histoire de la Géorgie depuis l'Antiquité jusqu'au XIXème siècle, Paris, 1849.[Un ouvrage historique de référence sur le sujet du Caucase chrétien autour de la Géorgie.]

�184

MARTIN-HISARD B., «Christianisme et l'Eglise dans le monde géorgien» In Histoire du Christianisme des origines à nos jours, MAYEUR J.-M., et alii (dir.), T. 3, p. 1169-1239, Paris, 1998.

MARTIN-HISARD B., «Le «martyre d’Eustathe de Mcxeta» : Aspects de la vie politique et religieuse en Ibérie à l’époque de Justinien», in Mélanges offerts à Hélène Ahrweiler, Publications de la Sorbonne, 1995.[ Pénétration du christianisme nestorien dans le Caucase au Vème s. en concurrence avec influence zoroastrienne d’Azerbaïdjan et christianisme arménien ].

KOUZNETSOV V. et LEBEDYNSKY I., Les Chrétiens disparus du Caucase, Paris, 1999.

MARTIN-HISARD Bernadette, «Le «martyre d’Eustathe de Mcxeta» : Aspects de la vie politique et religieuse en Ibérie à l’époque de Justinien», in Mélanges offerts à Hélène Ahrweiler, Publications de la Sorbonne, 1995.[Etudie la pénétration du christianisme nestorien dans le Caucase au Vème s. en concurrence avec influence zoroastrienne d’Azerbaïdjan et christianisme arménien ].

4. Ouvrages et articles sur l’histoire des femmes et du genre mobilisables sur le sujet :

Le sujet de l’histoire des femmes et du genre bénéficie d’une certaine profondeur historiographique. Depuis les années 1970, cette approche a acquis une légitimité solide et a déjà balayé un spectre de problématiques diverses qui en ont étendu le champ d’étude. Bien que sa reconnaissance institutionnelle et son dynamisme soit toutefois variable d’un pays à l’autre, selon les espaces géographiques ou encore les thèmes.Je propose ici à nouveau un classement de la bibliographie disponible sur le sujet en fonction des grands espaces géographiques et culturels avec lesquels la civilisation de l’Arménie médiévale a été en contact et en a subi les influences sous différentes formes telle que posées dans le point précédent.Afin d’interroger justement ces formes d’influences, le choix des ouvrages est orienté en fonction de thèmes sur lesquels on peut appréhender l’histoire des femmes en Arménie. La sélection ne se veut évidement pas exhaustive mais directive, pensée comme un aiguillon pour mieux conduire la réflexion, interroger les sources et déconstruire les discours afin de mieux appréhender par la place des femmes, l’architecture générale du «système arménien» médiéval.

- L’Occident.

Cet espace géographique et culturel, cette civilisation, bénéficie à cause de l’antériorité des études menées sur ce sujet, de la bibliographique la plus abondante et la mieux structurée. La revue française de référence sur l’histoire des femmes et du genre est  : Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, publiée à Toulouse par les Presses Universitaires du Mirail. Elle est consultable en ligne. URL : http://clio.revues.org/. On pourra aussi consulter la revue  : Genre e t H is to i re . consu l tab le en l igne à l ’URL  : h t tp : / /www.genrehistoire.revues.org. Enfin, d’autres revues publient plus ou moins régulièrement des dossiers sur l’histoire des femmes proposant une mise au point actualisée des problématiques et des approches, par exemple : Dossier histoire des femmes, in historiens et géographes, n° 392, Oct. 2005.Le classement tient compte des différences nationales, exprimées ici en fonction de la langue, car les études sur les femmes, la féminité et le genre n’ont pas toujours les

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mêmes orientations ou les mêmes traditions historiographiques, même si les croisements sont abondant et en tout sens.

Titres en anglais :

Ouvrages de réflexion épistémologiques ou de synthèse :

BRIDENTHAL R., STUARD S. M. et WIESNER-HANKS M. E., Becoming visible. Women in European history,, Boston,

CADDEN J., Meanings of sex difference in the Middle Ages : Medicine, science, and culture, Cambridge University Press, 1993.

EISHTAIN J. B., Public man, private woman : Women in social and political thought, Princeton, Princeton University Press.

FARMER S. et BRAUN C. P.(éd.), Genders and Others Identities in the Middle Ages. The Interplay of Differences, , University of Minnesota Press, Minneapolis, 2002.

KELLY J., Women, history and theory, Chicago-London, University of Chicago Press, 1984.

KIRSCHNER J. et WEMPLE S. F. (éd.), Women in the medieval world. Essays in honor of John H. Mundy, Oxford, Basil Blackwell, 1985.

LUCAS A. M., Women in the middle Ages. Religion, marriage and letters, Brighton, Harvester Press, 1983.

Mac CORMACK S.C. et STRATHERN (éd.), Nature, culture and gender, Cambridge University Press, 1980.

ORTNER S. et WHITEHEAD H. (éd.), Sexuals meanings : The cultural construction of gender and sexuality, Cambridge (Mass.), , Harvard University Press, 1981.

REITER R. (éd.), Toward an anthropology of women, Rayna, New York-London, Monthly Review Press, 1975.

SAXONHOUSE A. W., Women in the history of political thought : Ancient Greece to Machiavelli, New York, Eastbourne, Praeger, 1985.

SHAHAR S., The fourth estate : A History of women in the Middle Ages, London-New York, Methuen, 1983.

STUART S. M. (éd.), Women in medieval history and historiography, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1976.

Les femmes dans la structure familiale :

ROUSSEAU S. M. et ROSENTHAL J. T., (dir.), Women, Marriage and Family in Medieval Christendom. Essay in Memory of Michael M. Sheehan, C.S.B., Kalamazoo, Western Michigan University, 1998.

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Vie spirituelle et religion :

BELL R. M., L’Anorexie sainte, PUF, Paris, 1994.

BROWN P., Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, 1988, trad. française, Paris, 1995.[Un ouvrage remettant en perspective des pratiques repérables dans l’ensemble des communautés chrétiennes primitives.]

COOPER K., The Virgin and the Bride. Idealized Womanhood in Late Antiquity, Harvard, 1999.

ELLIOTT D., Spiritual Marriage. Sexual Abtinence in Medieval Wedlock, Princeton university Press, 1993.

NEWMAN B., From Virile Woman to Woman Christ : Studies in Medieval Religion and Literature, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1995.

RUETHER R. R. (éd.), Religion and sexism : Images of women in the jewish and christian traditions, New York, Simon and Schuster, 1974.

Les femmes et la culture :

ROSALDO M. Z. et LAMPHERE L. (éd.) Women, Culture and society, Stanford, Stanford University Press, 1974.

Les femmes et le pouvoir :

ERLER M. et KOWALESKI M. (éd.), Women and power in the Middle Ages, Athens-London, The University of Georgia Press, 1988.

PARSONS J. C. (dir.), Medieval Queenship, New York, St. Martin’s Press, 1993.

RUETHER R. R. et Mc LAUGHLIN E. (éd.), Women of spirit : Female leadership in the jewish and christian traditions, New York, Simon and Schuster, 1979.

VANN T. M. (dir.), Queens, Regents, and Potentates, Dallas (Texas), Academia, 1993.

Titres en allemand :

Pour une mise au point sur les recherches dans le monde germanophone, notamment pour ce qui nous intéresse ici en terme de méthode et de champs d’études, on pourra se reporter à BUHRER-THIERRY, Histoire du genre dans les pays de langue allemande, Paris, revue Genre et Histoire, publié à l’automne 2008, http://genrehistoire.revues.org/353

AFFELD W. éd., Frauen in Spätantike und Frühmittelalter. Lebensbedingungen - Lebensnormen (Beiträge zu einer internatinale Tagung am Fach bereich Geschichtswissenschaft der Freien Universität Berlin, 18-21, Februar 1987), Sigmaringen, 1990.

BÜHRER-THIERRY G., « Histoire du genre dans les pays de langue allemande », Genre & Histoire, n°3, automne 2008.

�187

Frau und spätmittelalterlicher Alltag, Internationaler Kongress, Krems an der Donau, 2-5 Oktober 1984, Wien, Österreichische Akademie der Wissenschaften, Philos.-Histor. Klasse, 1986 («Veröffentlichungen des Institutsfür mittelalterliche Realienkunde Österreichs»).

KETSCH Peter, Frauen im Mittelalter, A. Kuhn ed. Düsseldorf : Schwann-Bagel, 1984.

Methoden in des Frauenforschung, Zentraleinrichtung zur Förderung von Frauenstundien und Frauenfroschung an des Freien Universität Berlin éd., Berlin, Fischer, 1985.

OPITZ C., Frauenalltag im Mittelalter, Weinheim, 1985

OPITZ C. éd, Weiblichkeit oder Feminismus ? Beiträge zur interdisciplinären Frauentagung (Konstanz, 1983), Weingartent, Drumlin, 1984.

RÖCKELEIN H., «Entre société et religion  : l’histoire des genres au Moyen Age en Allemagne », in Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Age en France et en Allemagne, Paris, 2002, p. 583-594.

Titres en français :

Ouvrages de réflexion épistémologiques ou de synthèse :

AGACINSKI S., Métaphysique des sexes. Masculin/Féminin aux sources du christianisme, Collection « La Librairie du XXIe siècle », Paris, Éditions du Seuil, 2005

ARIES P. et DUBY G. (ed.), Histoire de la vie privée, t. II : De l’Europe féodale à la Renaissance, , Paris, Seuil, 1985.

BERNOS M., Le Fruit Défendu. Les Chrétiens et la sexualité de l'antiquité à nos jours, Le Centurion, collection « Chrétiens Dans L'histoire », 1985

BUCHET L. (dir.), La femme pendant le Moyen Âge et l’Epoque Moderne, Paris, CNRS éditions, 1994 (Dossier de la Documentation Archéologique n°17).

BÜHRER-THIERRY G., LETT D. et MOULINIER L., « Histoire des femmes et histoire du genre dans l’occident médiéval », Historiens et Géographes, 392, 2005, p. 135-146.

BURGIERE A., KLAPISCH-ZUBER C., SEGALEN M., ZONABEND F. ed., Histoire de la famille, t. II : Temps médiévaux : Orient / Occident, Paris, A. Colin, 1986.

CAVINESS M. H., « Féminisme, Gender Studies et études médiévales », Diogène, n° 225, 2009/1, PUF.

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DUBY G. et PERROT M. (dir.), Histoire des Femmes en Occident, t. II : Le Moyen Âge, Perrin, 2002.

�188

[Une grande synthèse abordant des thèmes et des approches variées permettant d’orienter la réflexion sur l’histoire des femmes au Moyen Âge en général.]

DUBY G., Mâle Moyen Âge. De l’amour et autres essais, Paris, Flammarion, 1988.

(La) Femme dans les civilisations des Xème-XIIIème siècles. Actes du Colloque tenu à Poitiers les 23-25 septembre 1976, Poitiers, Centre d’Etudes supérieures de Civilisations médiévales, 1977 («Cahiers de civilisation médiévale», XX).

FRUGONI C., « L’iconographie de la femme au cours des Xe-XIIe siècles », in Cahiers de civilisation médiévale : Xe-XIIe siècle, tome XX, Poitiers : Université de Poitiers, Centre d’études supérieures de civilisation médiévale, 1977, pp. 177-188.

KLAPISCH-ZUBER C., « Masculin/féminin », dans Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, J. Le Goff et J.-Cl. Schmitt dir., Paris, Fayard, 1999, p. 655-668.

LETT D., « Les médiévistes et l’histoire du genre en Europe », Genre & Histoire, n° 3, automne 2008. [En ligne.]

PERROT M. (Dir.), Une histoire des femmes est-elle possible ?, Rivages, Paris, 1984.

POLY J.-P., Le chemin des amours barbares : Genèse médiévale de la sexualité européenne, Perrin, 2003.

ROSSIAUD J., La prostitution médiévale, Paris, Flammarion, 1988.

SCHMITT J. Cl. et OEXLE O. G. (Dir.), Les tendances actuelles de l'histoire du Moyen Age en France et en Allemagne, Paris, 2002.

SCHMITT J.-C. (dir.), Femmes, art et religion au Moyen Âge, Strasbourg-Colmar : Presses universitaires de Strasbourg-Musée d'Unterlinden, 2004.

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Les femmes dans la structure familiale :

DUBY G., Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1981.

Famille et parenté dans l’Occident Médiéval, Actes du Colloque de Paris (6-8 juin 1974), Communications et débats présentés par DUBY G. et LE GOFF J., Ecole Française de Rome, 1977.

Femmes, mariages et lignages, XIIème-XIVème siècle. Mélanges offerts à Georges Duby, Bruxelles, De Boeck Université, 1992.

GAUDEMET J., Le mariage en Occident. Les moeurs et le droit, Paris, Cerf, 1987.

GRIMAL P. (dir.), Histoire mondiale de la femme, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1966.

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HEERS J., Le clan familial au Moyen Age, PUF, Paris, 1974.

KNIEBIEHLER Y. et FOUQUET C., L’Histoire des mères du Moyen Âge à nos jours, Paris, Montalba, 1980.

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Vie spirituelle et religion :

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GATIER J.-L., «Des femmes au désert ?», in BERLIOZ J. (présenté par), Moines et religieux au Moyen Âge, Paris, 1994, p. 171-186.

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(Les) Religieuses dans le cloître et dans le monde, des origines à nos jours, Actes du Colloque du CERCOR (Poitiers, 1988), Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1994.

ROUSSELLE A., De la maîtrise du corps à la privation sensorielle (IIème-IVème siècle de l’ère chrétienne), Paris, 1983.[Une présentation de l’importance de l’ascétisme féminin dans la construction des valeurs et des pratiques chrétiennes.]

TUNC S., Brève Histoire des Chrétiennes, Paris  : Éditions du Cerf, coll. «  Parole présente », 1989.

WARNER M., Seule entre toutes les femmes. Mythe et culte de la Vierge Marie, Paris-Marseille, Rivages, 1983.

Les femmes et la culture :

CASAGRANDE C. et VECCHIO S., Les Pêchés de langue. Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Le Cerf, 1991.

DAUPHIN C. et al., «culture et pouvoir des femmes. Essai d’historiographie», Annales, E.S.C., 41, 1986, p. 271-293. Sur Persée : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1986_num_41_2_283275

JARQUART D. et THOMASSET C., Sexualité et savoir médical au Moyen Âge, Paris, P.U.F., 1985.

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Les femmes et le pouvoir :

LEBECQ S. (éd.), Femmes et pouvoirs des femmes à Byzance et en Occident (VIème-XIème siècle), Colloque international Bruxelles-Lille, 1996.

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LE JAN R., Famille et pouvoir dans le monde franc (VIIème-Xème siècle). Essai d’anthropologie sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995.[Un ouvrage de synthèse établissant le point sur la recherche par l’anthropologie sociale sur le Haut Moyen Âge occidental.]

LE JAN R., Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Âge, Paris, Picard, 2001.

OFFENSTADT N., « Les femmes et la paix à la fin du Moyen Âge : genre, discours, rites », dans Le règlement des conflits au Moyen Âge, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2001, p. 317-333.

PANCER N., Sans peur et sans vergogne. De l’honneur et des femmes aux premiers temps mérovingiens, Paris, Albin Michel, 2001.

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- Les Croisades et l’Orient Latin :

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- Byzance :

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Les études sur l’histoire des femmes et la réflexion sur le genre se sont considérablement développées dans le domaine byzantin ces dernières années en parallèle avec celles portant sur l’Occident médiéval, les chercheurs les menant venant pour leur immense majorité des sociétés occidentales qui ont produit cette problématique. En s’adaptant à la documentation et aux traditions historiographiques propres au champ des études byzantines, ces chercheurs ont explorés des voies souvent similaires, aboutissant à mieux appréhender les rapports et les différences entre Byzance et l’Occident Latin et ses autres voisins.On trouvera aussi une remarquable bibliographie régulièrement actualisée par TALBOT A.-M. sur le site de Dumberton Oaks (Washington DC, Etats-Unis d’Amérique du Nord).http://www.doaks.org/research/byzantine/resources/bibliography-on-gender-in-byzantium#c2=all&b_start=0

Ouvrages de réflexion épistémologiques ou de synthèse :

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GALATARIOTOU C., «Holy Women and Witches : Aspects of Byzantine Conception of Gender», BMGS 9, 1984-85, p. 55-94.

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Les femmes dans la structure familiale et dans la sphère publique (en particulier avec la question du droit) :

ANTONIADIS-BIBICOU H., «Quelques notes sur l’enfant de la moyenne époque byzantine (du VIème au XIIème siècle)», Annales de démographie historique, 1973, p. 77-84.

BEAUCAMP J., «La christianisation du droit à Byzance : l’exemple du statut des femmes» Settim., 51(Cristianità d’Occidente et Cristianità d’Oriente), Spolète, 2004, p. 917-955.

BEAUCAMP J., « Les femmes et l’espace public à Byzance : Le cas des tribunaux», Dumberton Oaks Papers, 52, 1998, p. 129-145.

BEAUCAMP J., DAGRON G. (éd.), La transmission du patrimoine. Byzance et l’aire méditerranéenne, Paris, 1998.

BEAUCAMP J., «Le statut juridique de la femme à Byzance (VIIIème - XIIIème siècle)», in Le monde byzantin du milieu du VIIIème siècle à 1204 : économie et société, présenté par DELOUIS O., Hachette Supérieur, 2006.[Un article approfondi analysant l’apport des sources juridiques sur le sujet.]

DAUVILLIER J., DE CLERCQ C., Le mariage en droit canonique oriental, Paris, 1936.

HERRIN J., «‘Femina Byzantina’ : The Concil in Trullo on Women», Dumberton Oaks Papers 46, 1992, p. 97-106.

KARLIN-HAITER P., «Further Notes on Byzantine Marriage», Dumberton Oaks Papers 46, 1992, p. 133-154.

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Les femmes et le pouvoir :

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- Les mondes musulmans :

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5. Ouvrages sur l’Arménie médiévale :

�196

Forte de cet assise bibliographique et épistémologique absolument nécessaire, l’étude peut s’orienter vers la scène principale de notre étude, la société arménienne médiévale. Les titres ici sélectionnés ont pour vocation de nourrir une réflexion de nature sociologique sur l’Arménie médiévale, enrichie par les apports de l’histoire des mentalités et des valeurs (et à ce titre y compris religieuses) et de l’anthropologie sociale. La sélection bibliographique ici proposée est centrée cette fois directement sur l’Arménie où qu’elle se trouve pourrait-on dire, vu que la question de l’identité territoriale cède progressivement le pas, sans jamais s’effacer toutefois, face à l’identité sociale au fur et à mesure que l’on avance dans l’époque ici étudiée. Sur le fond, par leurs idées comme par leurs méthodes, les ouvrages mentionnés constituent le principal capital sur lequel s’appuie l’étude proposée. Capital enrichi de manière plus ou moins mesurable par les études susmentionnée sans lesquelles l’innovation en terme de recherche historique sur l’Arménie serait impossible. La question des relations et du prisme extérieur est toujours important, mais ici sont cités les ouvrages qui privilégient le point de vue arménien en quelque sorte.J’ai aussi voulu privilégier des ouvrages ciblant le fonctionnement des élites nobiliaires arméniennes, les nakhararq, milieu le mieux connu de la période en raison de son hégémonie sociale et culturelle sur la société arménienne. Bien sûr, autant que possible, il s’agit de préférer les ouvrages s’aventurant dans le champ des études sociales ou culturelle plus que politique au sens strict, en vue de constituer un axe autour duquel peut s’articuler une recherche portant sur l’histoire des femmes en Arménie médiévale.

- La trame politique et contextuelle sur laquelle se joue l’évolution de la société arménienne médiévale :

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ADONTZ N., Armenia in the period of Justinian, (trad. fr. GARSOÏAN N.), Lisbonne, 1970.

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DEDEYAN G., «Reconquête territoriale et immigration arménienne dans l’aire cilicienne sous les empereurs macédoniens de 867 à 1028», in BALARD M., DUCELLIER A. (éd.),

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Migrations et diasporas méditerranéennes (Xème-XVIème siécle) : Actes du Colloque de Conques, Paris, 2002, p. 11-32.

DEDEYAN G., «Le rôle complémentaire des frères Pahlawuni Grigor III, catholicos et saint Nersès Šnorhali, coadjuteur, dans le rapprochement avec les Latins à l’époque de la chute d’Edesse (v. 1139-v. 1150)», REA, 23, 1992, p. 237-252.

DEDEYAN G., «De la prise deThessalonique par les Normands (1185) à la croisade de Frédéric Barberousse (1189-1190) : Le revirement politico-religieux des pouvoirs arméniens» in COULON D. et alii (dir.), Chemins d’outre-mer. Etudes sur la Méditerranée médiévale offerte à Michel Balard, 2 vol., Paris, 2004, t. I, p. 183 - 196.

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DER NERSESSIAN, Etudes arméniennes et byzantine, 2 vol. Lisbonne, 1973.

DONABEDIAN P. et MUTAFIAN C. (dir.), Les douze capitales d’Arménie, Paris, 2010.

DONABEDIAN P. et THIERRY J.-M., Les arts arméniens, Paris, 1987.

GARSOÏAN N., «Arménie mineure et Euphratèse de Mésopotamie» in Mélanges offerts à Hélène Ahrweiler, Publications de la Sorbonne, 1995.[ Mixité ethnique en Petite Arménie et Euphratèse.]

GOUILLARD J., «Gagik II, défenseur de la foi arménienne», Travaux et Mémoires 7, 1979, p. 399-418.

GRIGORIAN G., La Principauté féodale bagratide du Tarôn au IXème - Xème s., Erevan, 1983.

GROUSSET R., Histoire de l’Arménie des origines à 1071, Paris, 1947.[Un ouvrage devenu un classique, mais vieilli, qui commente les principales sources historiques et surtout leur apport événementiel.]

HAKOBIAN G., Histoire d’Ani, (en arm.), 2 vol., Erevan, 1980-82.

HOVANNISIAN R. (éd.), The Armenians People, 2 vol., New York, 1997.

HOVANISSIAN R. (dir.), Armenian Van/Vaspurakan, Costa Mesa, Mazda Publishers, 2000.[Une bonne étude de l’Arménie méridionale.]

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KHATCHIKIAN L., Travaux (en arm.), 3 vol., Erevan, 1995-2008.

KHAZINEDJIAN A, L’Eglise arménienne dans l’Eglise universelle. De l’Evangélisation au Concile de Chalcédoine, L’Harmattan, Paris, 2002.[Une présentation générale mais partisane de l’histoire de l’Eglise arménienne.]

KÜHL H., Leo V. von Kleinarmenien, Francfort-sur-le-Main, 2000.�198

LAURENT J., L’Arménie entre Byzance et l’Islam depuis la conquête arabe jusqu’en 1886, Paris, 1989 ; édition et mise à jour par CANARD M., Lisbonne, 1980.

LAURENT J., Etudes d’histoire arménienne, Louvain, 1971.

MAKSOUDIAN K., Chosen of God. The Election of the Catholicos of All Armenians from the Fourth Century to the Present, New York, 1995.

MAHE A. et J.-P., Histoire de l’Arménie. Des origines à nos jours, Paris, 2012.[Une synthèse générale et actualisée des Etudes Arméniennes.]

MARR N., Ani, Rêve d’Arménie, (trad. fr. TCHARKHTCHIAN A.), Paris, 2001.

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- L’approche culturelle et sociale : les dynamiques internes et externes.

L’Arménie et Byzance. Histoire et culture, Byzantina Sorbenensia 12, Paris, 1996.

AUGÉ I et DEDEYAN G. (dir.), L’Eglise arménienne entre Grecs et Latins, fin XIème - milieu du XVème siècle, Paris, 2009.[Recueil d’un colloque permettant de faire le tour sur des sujets variés des influences religieuses croisés entre Arméniens et autres communautés chrétiennes dans le « second » Moyen Âge arménien.]

AUGÉ I, Eglises en dialogue : Arméniens et Byzantins dans la seconde moitié du XIIème siècle, Louvain, 2011.

BORRNAZIAN S., Les relations socio-économiques dans l’Etat arménien de Cilicie au XIIème -XIVème s., (en arm.), Erevan, 1973.

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MUTAFIAN C., L’Arménie du Levant (XIème-XIVème siècle), 2 tomes, Paris, 2012. [Un ouvrage de synthèse sur l’Arménie du Levant présentant de manière générale ce « second » Moyen Âge arménien.]

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VARDANIAN S. A., Histoire de la médecine en Arménie de l’Antiquité à nos jours, trad. fr. KEVORKIAN R. H., Paris, 1999.

-Eléments d’histoire des femmes et d’étude du genre :

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LALAYAN E., Eṙker, 4 vol., Erevan, 1983.[Description du rituel de la demande en mariage traditionnelle au XIXème s.]

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NASSIBIAN A., «Zabel, Queen of Cilicia and her time», in Les Lusignans et l’Outre Mer, Poitiers, 1994.

POGOSSIAN Z., Female ascetism in Early Medival Armenia, publié sur Academia.edu : http://www.academia.edu/1907556/Female_Asceticism_in_Early_Medieval_Armenia, consulté en novembre 2013.[Un article stimulant sur les formes et les transformations de la piété féminine au début du Moyen Âge arménien, interrogeant par ce biais la place et le rôle des femmes dans la haute société arménienne.]

POGOSSIAN Z., «Women at the Beginning of of Christianity in Armenia», in Orientalia Christiana Periodica, 69, 2003, p. 355-380.[Une présentation des sources permettant d’analyser le rôle des femmes dans le processus de christianisation de l’Arménie et aussi plus généralement Fles formes d’expression dont elles disposaient.]

�202

TABLE DES MATIERES

REMERCIEMENTS.p. 1

INTRODUCTION.p. 2

CHAPITRE I : USAGE DU GENRE ET STRUCTURES DE L’UNIVERS MENTAL ARMENIEN.

p. 13

1.1 : Les représentations du genre féminin : une allégorie en trompe-l’oeil masquant les structures de la société arménienne.

p. 14

1.2 : Les usages du genre dans les sources littéraires arméniennes, le modèle de Movsēs Xorenac‘i comme récit fondateur.

p. 29

1.2.1 : Une généalogie sexuée du dynastisme arménien.p. 32

1.2.2 : Dynamiques sociales et usages historiques du genre.p. 43

1.3 : De la féminité aux femmes : concevoir la place des femmes dans la société arménienne médiévale.

p. 51

1.3.1 : Protéger et transmettre : de la conception de genre à la place des femmes.

p.52

1.3.2 : Produire, un enjeu primordial et encadré.p. 55

1.3.3 : De la femme abstraite aux femmes arméniennes médiévales.p. 56

CHAPITRE II : LA PLACE ET LE RÔLE DES FEMMES DANS LA SOCIETE ARMENIENNE MEDIEVALE (Vème-XIème SIECLE).

p. 66

2.1 : Le modèle patriarcal arménien et la place des femmes.

�203

p. 67

2.1.1 : Les femmes, sujets particuliers de la violence.p. 67

2.1.2 : Les femmes dépositaires de l’honneur familial.p. 76

2.1.3 : Le pouvoir au féminin dans le dynastisme arménien au haut Moyen Âge.p. 83

A. La parole féminine autour du pouvoir.p. 83

B. Les femmes et l’action politique : existe-t-il une praxis féminine ?p. 86

C. Un effacement institutionnel : l’opposition entre le rôle familial important et la faiblesse de leur présence dans les institutions officielles.

p. 89

2.2 : Les femmes au coeur de la cellule familiale.p. 95

2.2.1 : Les femmes dans les rituels du mariage.p. 97

2.2.2 : Les femmes en leur famille.p. 108

2.2.3 : Les femmes et la mort.p. 116

CHAPITRE III : LES FEMMES ET LE CHRISTIANISME EN ARMENIE MEDIEVALE.

p. 123

3.1 : Les femmes dans la christianisation initiale : des avant-postes au second rang.p. 128

3.1.1 : Une participation essentielle à proximité du pouvoir.p. 129

3.1.2 : La piété féminine au début du christianisme arménien : un ascétisme militant.

p. 133

3.1.3 : La sainteté au féminin.p. 136.

�204

A. Edesse à la source du christianisme arménien.p. 138

B. Le vernis gréco-cappadocien : aux sources de l’organisation de l’Eglise.p. 141

C. Les saintes arméniennes alors que se constitue l’Eglise officielle.p. 146

3.2 : La place des femmes dans le christianisme institué.p. 150

3.2.1 : La masculinisation du christianisme officiel et l’élaboration de la doctrine.p. 150

3.2.2 : Le tournant d’Avarayr ou l’accentuation des dynamiques internes.p. 157

3.2.3 : Des normes à l’abstraction : la femme dans les mentalités arméniennes du Moyen Âge.

p. 165

CONCLUSION : DU MODELE IDEAL AUX PRATIQUES CONCRETES.p. 170

BIBLIOGRAPHIE DE TRAVAIL.p. 174

�205