La reprise du fantastique au XXe siècle en Argentine et ses sources au XIXe siècle français

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La reprise du fantastique au XXe siècle en Argentine et ses sources au XIXe siècle français Fernanda Salomão Vilar Introduction « Cela n'est pas possible, mais pourtant cela est. » Jorge Luis Borges (1) Ce n'est pas un hasard si cette phrase pourrait être rencontrée dans tous les récits fantastiques, puisqu'elle n'exprime que la pensée d'un personnage a vécu une aventure fantastique. On verra tout au long de l'histoire de ce genre, depuis ses débuts jusqu'à ses expressions les plus récentes, que cette phrase n'a rien perdu de sa véracité. D'où notre interrogation : pourquoi trouve-t-on les mêmes thématiques dans le fantastique du XIXe siècle ainsi que dans celui du XXe siècle? Y a-t-il des différences ou est-ce seulement répétition ? La littérature fantastique est un sujet très en vogue depuis le romantisme. Ses premiers critiques étaient les auteurs eux-mêmes, qui, au lieu d'élaborer une théorie de ce genre littéraire, en ont plutôt fait l'éloge dans le but de mettre en évidence les caractéristiques générales de sa construction. C'est seulement au XXe siècle qu'elle deviendra l'objet d'étude d'une myriade de critiques. Et pourtant le fantastique reste un objet complexe, dont la définition n'est pas tout à fait satisfaisante en elle- même, et qui en ce sens ne saurait être ramené à une définition unique. Selon la définition de l'écrivain et critique italien Italo Calvino (2), on assiste au XIXe siècle au développement de deux styles de fantastique. Le premier est celui qui inaugure le genre, le fantastique visionnaire. Il privilégie les aspects visuels de la technique narrative, créant une scène complète et insolite où peuvent apparaître diables, vampires,

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La reprise du fantastique au XXe siècle en Argentine et ses sources auXIXe siècle français

Fernanda Salomão Vilar

Introduction

 « Cela n'est pas possible, mais pourtant cela est. »

Jorge Luis Borges (1)

    Ce n'est pas un hasard si cette phrase pourrait êtrerencontrée dans tous les récits fantastiques, puisqu'ellen'exprime que la pensée d'un personnage a vécu uneaventure fantastique. On verra tout au long de l'histoirede ce genre, depuis ses débuts jusqu'à ses expressionsles plus récentes, que cette phrase n'a rien perdu de savéracité. D'où notre interrogation : pourquoi trouve-t-onles mêmes thématiques dans le fantastique du XIXe siècleainsi que dans celui du XXe siècle? Y a-t-il desdifférences ou  est-ce seulement répétition ?       La littérature fantastique est un sujet très en voguedepuis le romantisme. Ses  premiers critiques étaient lesauteurs eux-mêmes, qui, au lieu d'élaborer une théorie dece genre littéraire, en ont plutôt fait l'éloge dans lebut de mettre en évidence les caractéristiques généralesde sa construction. C'est seulement au XXe siècle qu'elledeviendra l'objet d'étude d'une myriade de critiques. Etpourtant le fantastique reste un objet complexe, dont ladéfinition n'est pas tout à fait satisfaisante en elle-même, et qui en ce sens ne saurait être ramené à unedéfinition unique. Selon la définition de l'écrivain et critique italienItalo Calvino (2), on assiste au XIXe siècle audéveloppement de deux styles de fantastique. Le premierest celui qui inaugure le genre, le fantastiquevisionnaire. Il privilégie les aspects visuels de latechnique narrative, créant une scène complète etinsolite où peuvent apparaître diables, vampires,

monstres pour illustrer les peurs du subconscient.L'homme au sable de Hoffmann en constitue un exempleprobant. À mesure que le genre évolue, le fantastiquedevient plus introspectif, avec une tendance àintérioriser le surnaturel : c'est, en d'autres termes,l'époque où l'on commence à écrire sur la terreur desangoisses concrètes du quotidien. Le chef de file de cefantastique moderne est Edgar Allan Poe. Si cet auteurempruntait encore à quelques sources du fantastiqueclassique (visionnaire), c'était uniquement dans le butde le parodier et de le pousser à l'extrême, car c'est eneffet de la construction de ses récits qu'émergera lefantastique qualifié d'intérieur. Sa célèbre phrase: « Laterreur ne vient pas d'Allemagne, mais de mon âme. » (3)a fait en ce sens figure de manifeste. A sa suite,d'autres auteurs  s'empareront de de son leitmotiv, nonseulement au XIXe siècle, mais également au XXe siècle,où Poe servira encore de modèle à plusieurs auteurs, etconstituera l'une de leurs principales sourcesd'inspiration. Si Todorov annonce la mort du fantastique du XIXe siècle,conséquence notamment de l'émergence de la psychanalyse,cela n'engendre pas pour autant la mort de la machinefictionnelle. Reconnu comme un genre toujours enmouvance, on assiste au XXe siècle à l'apparition d'unesérie d'écrivains latino-américains, aussi divers queBorges, Cortázar et Carpentier, qui abandonnent lesconventions de représentation réaliste, conçues à lamanière de la fin du XIXe siècle, et qui construisent unelittérature qualifiée par les critiques denéofantastique : les thèmes et les motifs issus dufantastique du XIXe siècle sont repris et retravaillés demanière à mettre en évidence les peurs et lesincertitudes qui ont toujours hanté l'être humain.  Cetteespèce de renaissance du fantastique nous permettra dedébattre des causes de cette reprise sous l'optique duprogrès humain.  Notre démarche s'effectuera en trois temps. La premièrepartie sera consacrée à l'évolution du genre en Europe etson arrivée en Amérique du Sud. Dans la deuxième partie

on présentera un panorama de la définition de cettelittérature. Dans la troisième partie de ce travail nousétablirons une comparaison entre quelques nouvelleschoisies afin de déterminer et d'analyser les thématiquesqui s'y répètent, dans le but d'établir aussi bien lesconvergences que les divergences existant au cœur decette littérature à chacune des époques concernées. Nousles analyserons et en débattrons au fur et à mesure, pourmontrer exactement sur quoi repose cette influence, etdans quelle mesure le fantastique du XIXe siècle peutêtre considéré comme précurseur de celui du XXe siècle,et si l'on a finalement des différences ou seulement unerépétition. 

Histoire du fantastique en Europe

 Pour que la littérature fantastique puisse émerger enEurope à la fin du XVIIIe siècle et atteindre son pointculminant au XIXe siècle, toute une série de facteursexigent d'être pris en compte, tels que l'existence d'unementalité moderne, rationaliste, scientificiste et d'unimaginaire fortement alimenté par la notion de progrès.Ces idées, fortement liées à la mort de la culturereligieuse et à la disparition de l'imaginairethéologique, permettent à l'homme de s'approprier despouvoirs, des potentialités et des mystères qu'il n'étaitpas parvenu jusque là à maîtriser. Dans cette optique,Jean-Luc Steinmetz affirme que « l'évolution desmentalités favorise l'éclosion du fantastique » (4). Sonargumentation consiste à dire que la philosophieRationaliste permet de rejeter la foi traditionnelle enDieu à mesure qu'on soumet toutes les choses à l'épreuvede la raison, et qu'on remet en question le savoiracquis. Cette philosophie participe de la dynamique dudoute pour mieux établir la vérité, pour appuyer laconnaissance sur des fondements raisonnables afind'assurer une certaine cohérence à la réalité.     Néanmoins, si la culture scientifique moderne, tellequ'elle apparaît aux XVIIe et XVIIIe siècles, est une des

conditions de l'éclosion de la littérature fantastique,cette littérature surgira comme une manièred'interpeller, de problématiser et de nuancer la science,et l'apparente disparition de la culture théologique.Selon Roger Caillois le fantastique « naît au moment oùchacun est plus ou moins persuadé de l'impossibilité dumiracle. Si désormais le prodige fait peur, c'est que lascience le bannit et qu'on le sait inadmissible,effroyable » (5). En d'autres termes, la littératurefantastique sert à remettre en question lesproblématiques posées et résolues à l'intérieur d'uneculture religieuse. Elle apparaît aussi comme une manièrede tester les limites d'une conscience moderne et d'unrationalisme confiant. Elle se propose de réfléchir surce que seraient les impasses de cet idéal de progrès etsur la problématique courante de l'idée fantaisiste del'homme d'usurper la place de Dieu. Cela signifie que lalittérature fantastique est au cœur même de la culturemoderne et scientifique, agissant comme un interlocuteurproblématique.       En se fondant sur les mêmes principes que leRationalisme, le fantastique les utilise à desfins opposées : au lieu d'établir des vérités, ilprovoque le doute et le raisonnement qui aboutissent àune absence de réponse, remettant en question lasuprématie de la pensée rationnelle. Ainsi, lefantastique tend à montrer que la cohérence du monde, àlaquelle vise le Rationalisme, peut éclater à toutinstant. De ce fait, le fantastique offre un autre pointde vue sur la réalité, et montre qu'elle n'est pas cequ'elle paraît être.  Le cas de la France

 En France on peut distinguer trois époques pour lefantastique : le pré-fantastique, le fantastiqueclassique et le fantastique moderne. Le premier a étéinfluencé par le roman noir anglais et par le merveilleuxdu siècle des Lumières, le  deuxième conserve tous lesgrands traits des contes de Hoffmann et le troisième

constitue l'aboutissement de cette littérature sousl'influence de Poe.      L'éclosion du fantastique en France est renduepossible par les mentalités et le contexte littéraire envigueur, qui se manifestent déjà au XVIIIe siècle et quenous qualifierons de pré-fantastique. Le diable amoureux(1772) de Cazotte, puis Valérie (1792), une nouvelle deFlorian, sont deux œuvres considérées par la majorité descritiques comme fondatrices du fantastique français.Cependant, elles ne sont pas fantastiques, mais pré-fantastiques, introductrices de cette littérature enFrance. Baronian affirme qu'« on est ici au bord dufantastique moderne » (6). Le  pré-fantastique est sousl'influence du merveilleux et du féerique et du romannoir anglais. Tous ces balbutiements pré-fantastiquessont indispensables pour que Hoffmann soit intégré dansle siècle suivant. Selon Baronian, « le décor est plantéet tout est en place pour accueillir l'Allemagne,Hoffmann et, avec eux, enfin le fantastique moderne »(7). Le fantastique de Hoffmann est le produit d'uneexpérience personnelle qui ne s'explique pas et qui seraprésentée telle quelle, c'est à dire, sans explicationrationnelle.          Au milieu du XIXe siècle et suite à la parution descontes d'Edgar Allan Poe (1853), le fantastique connaîtcertains changements par rapport à la forme classique.Cela ne signifie pas que le fantastique produit avant Poeva cesser d'exister, au contraire, il va survivre et sedévelopper en intégrant les nouveautés introduites parses contes. Jacques Cabeau défini très bien la stratégiede Poe quand il dit qu'au lieu « de jeter un individunormal dans un univers inquiétant, Poe lâche un individuinquiétant dans un monde normal » (8), ainsi une nouvelleesthétique du fantastique est lancée ; la cohésion et  lalogique sont les ressources employées pour produirel'effet fantastique.     La prose de Gautier tiendra autant de Poe que deHoffmann. Villiers de l'Isle-Adam est peut-êtrel'écrivain français qui a le mieux assimilé Poe. Il a le

même goût pour l'horreur et la cruauté, et la mêmelogique surnaturelle. Guy de Maupassant est un autreécrivain de cette période qui sera influencé par les plusdivers écrivains fantastiques. Son écriture secaractérise par l'économie des moyens, formule tirée dePoe, et ses sujets sont les plus variés possibles.    Ce nouveau fantastique en France rend compte de multiplesmanières des bouleversements et de la déroute d'unesociété en perpétuelle évolution  à travers  lesnouveautés scientifiques, le matérialisme, l'ascension dela bourgeoisie, l'industrialisation et le paupérismed'une partie de la population, la multiplication desmouvements littéraires, par exemple. Cela se déroule,explique Bozzetto « dans un cadre mental et social encorerigide (...) crée une impression de puissance étonnante,en même temps qu'un grand sentiment de fragilité,d'insécurité » (9). Le conflit entre mondes interne etexterne donne lieu à une nouvelle sensibilité, modernecelle-ci, dans laquelle s'affirme un fantastique del'intériorité qui « se situe du côté del'intellectualisation des formes de l'angoisse » (10) .  Dans son œuvre Un nouveau fantastique, Baronian précise quecette nouvelle forme de fantastique ne s'affirme paspartout à la même époque. Si elle apparaît en France à lafin du XIXe siècle, elle ne verra le jour que plus tarden Argentine, avec Borges, Cortázar et Casares. A présentnous consacrerons nos efforts à tenter d'expliquer lanaissance de ce fantastique moderne en Amérique Latine. Le fantastique et le réalisme magique en Amérique Latine

 Si Baronian simplifie l'histoire du fantastique enAmérique Latine en disant qu'elle est le reflet de ladernière forme littéraire apparue en Europe à la fin duXIXe siècle, il est à noter que l'histoire de cettelittérature dans le continent latino-américain demeurequelque peu imprécise. Bien qu'elle naisse trèsprobablement à la fin du XIXe siècle, sous l'influenceégalement de Poe et de Hoffmann, ce n'est qu'au XXe

siècle qu'elle connaîtra un véritable développement etune expression internationale significative. D'abord il est nécessaire de comprendre que les deuxtermes, fantastique et  réalisme magique, désignent deuxentités distinctes. Fantástico est la dénomination d'ungenre, realismo mágico est le nom d'un mouvementlittéraire apparu en Amérique Latine autour de 1918 commele reflet d'une série de facteurs historiques etartistiques et qui, en évoluant et en se modifiant,allait connaître un véritable boom dans la littératuredes années 1950 à 1970.  Le parcours sur la terminologie du réalisme magiqueeffectué par Barroso met en évidence trois positionsdistinctes. « La primera se centra en el misteriopresente en la realidad » (11). « La segunda posición seagrupa en torno a la idea de que el realismo mágico esuna técnica o conjunto de procedimientos y recursos quepermiten al artista tratar la realidad subjetivamente »(12). Enfin, « hay una tercera posición que considera el"realismo mágico" como yuxtaposición temática deactitudes racionales e irracionales, reflejo de la mezclade razas y del sincretismo cultural americano» (13). Le réalisme magique est intégré dans la dernièreconception du fantastique apparue en Europe à la fin duXIXe siècle et il s'est développé en Amérique Latine auXXe siècle comme un mouvement de contestation aux ordrespréétablis de la société en développement dans cecontinent; pour cette raison, il évolue vers des formesspécifiques et laissera une empreinte particulière dansla littérature latino-américaine. Le rapport à la réalitéchange au XXe siècle, et ce qui était considéré commesurnaturel au XIXe siècle sera traité comme « improbable», car ce qui bouleverse la conception du réel servira àrévéler toute l'étendue des « possibilités de la réalité». Selon Borges dans Diálogos « La literatura fantástica noes una evasión de la realidad, sino que nos ayuda acomprenderla de un modo más profundo y complejo ». Danscette optique, notre analyse discutera des similitudes etles particularités de ces deux fantastiques. 

Le cas de l'Argentine

 Le professeur et critique Paul Verdevoye affirme que lefantastique argentin naît vers la fin du XIXe siècle.Selon l'auteur, l'arrivée et la réception des œuvrestraduites comme celles de Poe et de Hoffmann, qui ontbeaucoup influencé l'Europe, ont eu une répercussiontoute particulière en Argentine, pour être considéréecomme le pays « le plus ouvert aux influencesétrangères » (14). Afin d'esquisser une perspectivehistorique, Verdevoye cherche dans la presse de l'époquequelque trace de la littérature fantastique, puisque dansl'Argentine du XIXe siècle les œuvres de fictionn'étaient pas publiées sous forme de livres. La mentionde cuento fantástico apparaît pour la première fois en1833 dans la Gaceta Mercantil. Les auteurs de cette périodeont amorcé une tradition du fantastique en Argentine, etcertaines constantes influenceront les auteurs du XXesiècle, ce que ne manque pas de remarquer Rosalba Campra: La función del fantástico, hoy como en el siglo XIX, pero a través demecanismos bien distintos- que indican el cambio de una sociedad, de susvalores, en todos los órdenes- sigue siendo la de iluminar por un instante losabismos de lo conocible, que existe fuera y dentro del hombre, y crear pues,una incertidumbre acerca de toda realidad. Si la ciencia tranquiliza,reduciendo los fantasmas a la parasicología y los vampiros a símbolos deldeseo reprimido, el lenguaje permite al contrario revelar y hasta producirotros peligros. (15) Cette définition peut également être appliquée à lalittérature du XIXe siècle en Europe, puisqu'elle admetque le fantastique est un moyen de contester l'ordreétabli, et que cette fonction deviendra également leleitmotiv de la littérature du XXe siècle. Elle ne faitdonc que corroborer notre définition du fantastique. Elleconsidère que cette littérature ouvre la porte à unenouvelle vision des choses, du fait qu'elle crée uneincertitude vis-à-vis de la réalité. En Argentine,l'expression de cette littérature a partie liée avec lemouvement du réalisme magique de l'Amérique Latine.Celui-ci avait pour but de mettre en évidence et

d'alerter le monde sur les problèmes particuliers de ceterritoire, en partant d'une formule où irréel et réel semélangent pour révéler ce que l'on ne voit pas, c'est-à-dire la possibilité d'une autre réalité. 

Bref commentaire sur le fantastique

 Au milieu du XXe siècle, nous trouvons un grand nombre detentatives de définition du genre fantastique de la partdes théoriciens. Depuis les années 1950, Callois, Vax,Castex, Todorov, Steinmetz et Malrieu ont essayé de lesituer par rapport à des genres connexes tels que lemerveilleux, l'étrange et la science-fiction. Todorov,Steinmetz et Malrieu en particulier en ont égalementétudié l'esthétique, la forme et la structure. Faisantcontrepoint avec ces derniers, certains critiques etthéoriciens comme Bessière et Baronian discutent de lanature du fantastique et vont parfois jusqu'à réfutercertaines convictions établies antérieurement.  De ce vaste ensemble de définitions ressortent quelquescaractéristiques communes à toutes ces œuvres. D'abord ondiscutera la définition du fantastique par rapport auxgenres connexes tels que le merveilleux, le surnaturel etl'étrange. Ensuite on traitera de quelquescaractéristiques formelles du genre. Todorov dans son livre Introduction à la littérature fantastique(16), explique que pour que le fantastique existe,l'hésitation est indispensable. Si le lecteur ou lepersonnage décident d'eux-mêmes de choisir telle ou telleexplication pour rationaliser les phénomènes décrits, onsort alors, selon Todorov, du fantastique et on tend versle genre de l'étrange. Si au contraire, on décided'admettre « de nouvelles lois de la nature parlesquelles le phénomène peut être expliqué, nous entronsdans le genre du merveilleux » (17). Le fantastique estun genre faible, parce qu'il peut s'évanouir à chaqueinstant du fait précisément de sa proximité avec cesgenres connexes. Il est à la frontière des genres, il

peut glisser à chaque instant, pour cela il faut être unartisan des mots pour ne laisser pas échapper la« fantasticité ». Selon la plus part des critiques et théoriciens, laconstruction d'un cadre réaliste fiable est fondamentaleau récit fantastique pour qu'apparaisse un événementinsolite et inexplicable. La proposition de Castex « Uneintrusion brutale du mystère dans la vie réelle »  vadevenir la pierre angulaire de toutes les théories dufantastique qui verront le jour suite à son ouvrage. Cetélément « mystérieux », actualisé par le termed' « insolite », va générer le doute dans le personnageet dans le lecteur. Le protagoniste devra répondre àtrois questions pour essayer d'éclaircir le panorama oùil se trouve. D'abord il mettra en doute sa perception del'événement (ai-je bien vu ?) ; ne pouvant douter de sessens il met en question sa raison (ai-je bien toute matête ?) et finit par conclure qu'il est sain d'esprit,puisque c'est la norme que le fantastique ne puisse pass'expliquer par la folie, la drogue et le rêve. Sondernier recours est de remettre en question le réel lui-même (la réalité est-elle vraiment ce qu'elle paraît être?). Cette dernière interrogation n'a pas de réponse ; letexte reste ouvert dans la mesure où sa fin ne correspondpas à sa clôture, laissant intact le champd'interprétation du possible et de l'impossible. Celacorrespond à la première loi du fantastique de Todorov,soit l'hésitation du lecteur lorsqu'il achève la lecturedu texte. Le texte ne peut pas se clore sous peine deperdre sa « fantasticité », c'est pourquoi le récit doitrester ouvert à toutes les possibilités d'interprétationou de prolongation. En ce qui concerne le refus de lavérité, il est à la base du fantastique, étant donné quesa fonction consiste à remettre en question ce que noustenons pour vrai et réel ; que cela soit clair, il nes'agit pas de nier une vérité, mais de remettre enquestion ce que l'on tient pour vrai.  Finalement, on pourrait défendre l'idée que le récitfantastique est ambigu dans la mesure où il reconstruitla réalité en même temps qu'il s'acharne à la

déconstruire. Cette façon d'élaborer le texte ne sertqu'à mieux contester les normes, les valeurs et lesystème de pensée de la société en question. L'auteur mettout en place pour être crédible, pour écarter le soupçonqui pourrait peser sur le narrateur et sur son histoireet cependant, il laisse planer volontairement un doute.Selon Todorov, « la fonction sociale et la fonctionlittéraire du surnaturel ne font qu'un: il s'agit icicomme là d'une transgression de la loi. Que cesoit l'intérieur de la vie sociale ou du récit,l'intervention de l'élément surnaturel constitue toujoursune rupture dans le système préétabli et trouve en celasa justification » (18). Or, la littérature fantastiquea, dès lors, la fonction de contestation.  La comparaison et l'analyse des nouvelles : les sujets qui se répètent

 Les questions principales à nous poser dans ce parcoursd'analyse sont les suivantes: quels sont les éléments encommun entre les couples de deux contes ( « Lacafetière » et  « La escuela de noche » dans un premiermoment, et « À s'y méprendre » et « La trama celeste »dans un deuxième) et comment sont-ils réinvestis dansl'esthétique fantastique de chaque conte ? L'effet créépar l'usage de ces éléments fantastiques est-il le même ?L'écriture de chacun de ces deux textes est-ellesimilaire ? Les thèmes sont-ils les mêmes ? On pourrait yajouter au fur et à mesure d'autres questions du mêmeordre afin d'éclaircir quelques points non encorerésolus. La Cafetière et La escuela de noche, de véritablesfêtes ?

 Le conte que nous nous apprêtons à analyser, La cafetière(19), se déroule au cours d'un voyage en Normandie. Ungroupe d'amis font un voyage à pied et s'installent dansune pension pour la nuit. Là, le personnage principal vavivre une expérience unique : au cours de la nuit, danssa chambre, il va voir les objets et les figures des

tapis prendre vie, et danser avec une belle jeune fille.A l'aube, ses amis vont le trouver étendu sur le sol,habillé de façon complètement démodée , un morceau deporcelaine entre les bras. C'est peu après qu'il vadécouvrir qu'il a dansé avec la sœur morte dupropriétaire de la pension.      Le thème du bal sinistre, dont les personnages ont unvague souvenir, sera repris par Cortázar dans son récitde La escuela de noche (20). On y découvre l'aventure de deuxamis qui partent explorer leur école pendant la nuit etfinissent par découvrir que l'on y donne un bal sinistre,dont font partie tous les professeurs, ainsi que ledirecteur et quelques élèves. Ils y voient seulement unefille et quelques hommes déguisés en femmes. Les deuxamis sont découverts et amenés à participer à la fête oùdes aventures sinistres auront lieu.     Les événements sinistres advenant au cours d'un balainsi que l'absence de conscience des personnages qui nepeuvent expliquer ce qui s'est passé vont être le sujetde comparaison de ces deux contes. Gautier ainsi que Cortázar édifient un cadre réalistedans lequel situer leurs contes. Ils suivent donc larègle primordiale conditionnant l'existence dufantastique, comme on l'a vu. Les deux événements ontlieu dans un endroit déterminé et clairement circonscrit,une chambre et une salle d'école. Le choix du récit à lapremière personne est également significatif dans lesdeux cas, car il nous permet de suivre les raisonnementsdes personnages, de sorte que l'on partage leurhésitation lors de l'apparition de l'élément insolite.Gautier, dans le premier récit fantastique, subitclairement l'influence de Hoffmann. Il place l'histoiredans un lieu inconnu et lointain, son personnages'évanouit quand il est confronté à l'insolite, en sommeil a, pourrait-on dire, une âme plus romantique et plussensible que le personnage de Cortázar qui à aucun momentne perd connaissance et qui ne relie pas les événements àquoi que ce soit de surnaturel, contrairement aupersonnage de Gautier qui associe ce qu'il voit à une

« illusion diabolique ». Aussi bien Gautier que Cortázar inventent le scénariod'un bal où l'on trouve de nombreux éléments qui amènentà la construction d'un récit fantastique. De plus, dansles deux cas on retrouve au moins un élément pouvantconfirmer que ces événements ont bien existé. Gautiernous offre comme piste du « surnaturel dans le réel » levêtement dont le protagoniste est vêtu quand  il seréveille, la cafetière brisée entre ses bras et le dessinqu'il fait de la sœur morte de son hôte. Il mélange doncdeux mondes - le réel et l'« insolite » - que lepersonnage est le seul à avoir réellement vécus. Cortázarnous donne comme seul témoignage celui de l'ami qui aégalement vécu l'expérience macabre, mais qui ne confirmerien puisqu'il ne veut pas parler de ce qui s'est passé.Pour donner l'impression qu'il s'agit d'un autre monde,l'auteur modifie l'apparence et les habitudes des gens del'école entre leur quotidien et la nuit du bal.  Dans les deux cas, cette association d'éléments réalisteset « surréalistes » - au premier sens du terme - aboutitau même résultat, c'est-à-dire au doute sur la véracitédes faits passés dans ces deux bals, où rêve et réalitésont mis en confrontation. Le fantastique de Gautier est typique de la premièrevague du fantastique du XIXe siècle, avant Poe. Le texteest peuplé d'objets surnaturels extérieurs au personnage,comme la cafetière qui réfléchit l'intérieur de l'êtrehumain (par exemple la possibilité  de l'existence d'unesprit diabolique capable de manipuler les sentimentsamoureux). Dans ce cas, l'intervention du surnaturel sertà bouleverser nos croyances. Les objets, placés dans uncadre de confrontation entre l'irréel et le réel,fonctionnent comme une révélation des peurs et desangoisses vécues par l'être humain. Et si le texte deCortázar nous parle de faits pouvant arriver dans lemonde réel, il met également en scène les démonsintérieurs de l'être humain, également dans une tentativede contourner l'incontournable, c'est-à-dire le réel. Sonfantastique ne réside pas dans une extériorité qui sert

de révélateur au fait raconté, comme c'est le cas chezGautier; mais c'est parce qu'il interroge notreconscience qu'il nous offre la possibilité de voir lemonde d'une autre façon et de nous demander : « et sic'était vrai ? ». fin .ligne

À s'y méprendre et La trama celeste, des cas parallèles ?

 À s'y méprendre (21), de Villiers d'Isle Adam, peut êtreconsidéré comme un texte appartenant au genrefantastique. Ce conte fait partie du recueil ContesCruels, de 1883. À s'y méprendre raconte l'histoire d'unhomme d'affaires qui, par une journée pluvieuse, penseavoir vu la même chose dans deux lieus distincts: lerécit établit un parallélisme entre le monde des morts etle monde des affaires. Ce texte fait appel à une ironienoire accompagnée d'onirisme (« car la vie est unsonge ») - rêve et ironie sont en effet caractéristiquesde l'œuvre de Villiers. En d'autres termes, toutel'atmosphère du texte, du début à la fin, est empreintede fantastique. C'est pourquoi nous avons choisi À s'yméprendre pour établir une comparaison avec le texte deBioy Casares, La trama celeste (22). De son côté, Adolfo Bioy Casares écrit La trama celeste en1958: ce conte est extrait d'un recueil de contesfantastiques qui fait partie de la littératurefantastique ayant dominé l'Amérique Latine vers le milieudu XXe siècle.  El autor de literatura fantástica tiene que volver creíbles cosas muy extrañas.Para eso debe poner orden en la exposición y tener una sabiduría capaz deorientar al lector, después de desorientarlo y llevarlo a la revelación final. Esla misma inverosimilitud de la literatura fantástica lo que exige ser muyracionales y astutos para usar los argumentos que van a hacer pasar lossofismas por verdades (23). C'est exactement ce que fait Casares dans ce conte, et demanière particulièrement savante. La trama celeste est un

récit complexe du fait de son usage de la technique desrécits enchâssés. On peut y distinguer au moins troisniveaux de narration sous-tendus par l'intrigue, dont lestrois narrateurs sont: un anonyme, qui reçoit le récitqui sera raconté ; Carlos Alberto Servian (C. A. S.),l'homme qui écrit le texte envoyé ; et Irineo Morris, lepilote d'avion qui subit la transmutation des mondes dontil fait part à Servian. On peut distinguer les troisniveaux de narration selon le critère du niveaud'interprétation. On a le premier niveau, qui correspondà ce que rapporte Morris, qui raconte ce qu'il a vécu etinterprète les faits. Le deuxième niveau est constituédes interprétations de Servian à partir de ce que lui ditMorris.  Le troisième est celui du narrateur du début del'histoire, qui reçoit par colis les trois éléments quipeuvent prouver que ce qui s'est passé est vrai, et quilit et interprète les versions de Morris et de Servian.En somme, c'est l'histoire d'un pilote d'avion, IrineoMorris, qui lors de l'essai d'un aéroplane, subit unetransmutation de monde. Il change de monde chaque foisqu'il exécute une manœuvre avec l'avion. Sans comprendrece qui lui arrive, il appelle Servian, qui, dans l'un deces mondes, lui a envoyé un livre.  Servian, à partir de ce que Moris lui raconte, essaied'expliquer ce qui a bien pu se produire. L'histoireécrite par Servian et son analyse des événements sontenvoyées au narrateur de l'histoire qui nous transmet lerécit de cette histoire fantastique. Il décide de lapublier car il a fait la connaissance au cours d'unvoyage de Morris et Servian (qui s'étaient évadés dans unautre monde) et il souhaite ainsi établir la véracité desfaits vécus par les trois personnages.     A présent, nous allons analyser la manière dont estprésenté le fantastique dans ces deux contes, leséléments particuliers qui nous permettent de lesconsidérer comme des récits fantastiques, puis tenter dedéterminer les points communs et les divergences quiexistent entre les deux. La comparaison des cas parallèles

 Les éléments communs entre les deux sont les règlessuivies pour créer l'effet fantastique. Ils utilisent uncadre réaliste pour que les événements puissent avoirlieu dans des paysages bien circonscrits et bien réelscomme le sont Paris et Buenos Aires. Ces éléments nouspermettent d'en venir à la question si le procès decréation du fantastique est identique. Nous pouvons ainsiexpliquer ces éléments. Le fantastique de ces deux contes est manifeste etapparaît à travers leur construction logique prodigieuse.Pour les comparer il faut commencer par analyser leurunité constitutive. Tous deux ont une tendance réaliste:dans un monde croyable figure un seul événementincroyable. Les événements fantastiques ont lieu dans unespace restreint (un morgue/salle de réunion à Paris etl'hôpital et quelques rues à Buenos Aires), ainsi lesauteurs exploitent un seul événement, un seul personnageet une unique situation fantastique, évitant que touttombe dans le fantastique; car si tout est fantastique,rien ne peut l'être - comme le disait Casares. Au momentde l'apparition de l'insolite les personnages sontplongés mentalement dans une certaine confusion. Cettedernière est due à la création d'une atmosphère et d'unentourage propices à l'apparition de l'inexplicable.L'entourage physique allié à l'intensité émotionnellepousse le personnage au bord  d'une quasi folie quirésulte de l'explication du fait que nous considéronssurnaturel (deux lieus distincts s'avèrent être le mêmedans la conception du personnage de Villiers; et dans lecas de Bioy deux lieus qui devraient être le même sontdistincts, ce qui cause la confusion du personnage).  Un autre point commun à remarquer est la situation desdeux personnages, qui quand ils sont confrontés àl'événement insolite, se demandent si ce peut être unehallucination, parce que le parallélisme de leurssituations et de leurs cas respectifs leur fait douter deleur conscience. C'est aussi un autre type de procédé dufantastique du XIXe le personnage qui perd connaissance,

d'où il ne sait pas s'il s'agit d'un rêve, d'unehallucination ou si ce qu'il a vécu est réel. En d'autrestermes, Casares emprunte au XIXe siècle la loi selonlaquelle il faut créer un personnage susceptible derencontrer des événements insolites. Villiers et Casaresemploient le même procédé pour créer l'effet fantastique,qui est le parallélisme. La narration est également importante pour pouvoircomprendre l'effet fantastique. Le discours à la premièrepersonne de Villiers nous aide à suivre le parcours dupersonnage et nous allons « douter » avec lui, nouspartageons ses trois interrogations sur la véracité del'événement : ai-je bien vu ? Ai-je bien toute ma tête ?La réalité est-elle vraiment ce qu'elle paraît être ?Nous savons dès le début que le personnage est perturbépar la pluie et par son rendez-vous d'affaires, maisquand il voit les deux lieux qui semblent les mêmes sansl'être on continue à douter par rapport à la troisièmequestion. La même chose se passe avec le récit deCasares, quand on arrive à la troisième question le doutesurgit. Mais dans son texte il y a trois niveaux denarration, ce qui nous permet d'accompagner les deuxautres narrateurs dans leurs raisonnements. Ils nousaident, en nous donnant des exemples, à croire àl'existence des mondes parallèles et c'est pourquoi ondoute encore plus quant aux conditions d'existence denotre propre réalité. Le texte de Casares nous offre lapossibilité de voir le monde d'une autre façon, enmontrant aux lecteurs ce qui est caché à la plus part desgens. Si le surnaturel du récit peut être interprétésimplement comme un délire de Morris, l'hypothèsesurnaturelle reste néanmoins la plus vraisemblable, carl'explication des mondes parallèles est celle qui peut lemieux expliquer l'événement insolite. On peut donchésiter entre ces deux possibilités. De son côté, letexte de Villiers sert davantage à critiquer le progrèset le travail, comme nous allons le démontrer à la fin denotre conclusion, car même si l'on s'interroge sur laduplicité des lieux, c'est néanmoins l'ironie qui demeurela plus forte dans son récit. 

La différence d'écriture réside dans l'explication desfaits. Dans le récit de Casares il y a une situationinexplicable, qui est la transmutation en plusieursmondes presque identiques. De cette situation il fait uneanalyse rigoureuse et il essaie de l'éclaircir avec leplus de détails possible. L'effet fantastique ne s'achèvepas avec cette explication qui, au contraire, faitgrandir notre hésitation, c'est-à-dire que le fantastiquese réalise pleinement - il y a l'intervention dusurnaturelle, mais la possibilité d'une explicationréelle s'insinue peu à peu dans notre esprit. Villiers, au contraire de Casares, ne fait pas uneexplication rigoureuse du fait extraordinaire, iln'accumule pas des hypothèses (la narration de Casares atrois points de vue, contre un seul pour celle deVilliers). Au moment où il fait la description du lieu dela réunion, qui apparaît exactement pareille à celle dela morgue et qu'il se demande s'il est retourné à sonlieu de départ, nous pouvons ressentir l'effetfantastique. Il a été dans deux lieus différents, qui parla description donnée semblent être les mêmes. Nousachevons notre lecture avec la même impression que lepersonnage: est-il retourné à son lieu de départ ou sont-ce deux lieux différents, mais qui laissent les gens dansun état identique (corps morts). Et nous partageonsl'ironie du personnage qui décide de ne plus faired'affaires.  Enfin, nous en arrivons à la dernière question que nousallons élargir: les thèmes sont-ils les mêmes et d'oùproviennent les motifs de cette écriture ?     À s'y méprendre entreprend une critique du progrès, thèmegénérateur du fantastique au XIXe siècle. Le progrèsmodifie le rythme de la vie. La notion de temps changeavec les machines. Les affaires commencent à sedévelopper avec une vitesse que l'on n'a pas connuejusqu'alors. Et c'est justement ce monde entransformation, qui rend la vie des hommes si agitée, enles transformant en mort vivants, ce qui constitue lacritique exprimée dans l'histoire de Villiers.

  Le livre Passages de Walter Benjamin nous aide à réfléchirà la modernité et au progrès, réflexion qui constitue leleitmotiv du conte. Benjamin remarque à propos del'architecture de Paris que les constructions en fer eten verre sont la grande nouveauté de l'époque (24). Or letoit du bâtiment dans lequel le personnage entre pour laréunion est fait de ces deux matériaux. Villiers met àprofit cette architecture pour créer le climat de suspensdu conte: il décrit la pluie qui tombe sur la baievitrée, par une journée grise à cause du mauvais temps,et le bruit qu'elle fait en tombant. Non seulementl'œuvre de Benjamin nous aide à réfléchir à celle deVilliers, mais elle traite également de Blanqui et dutemps éternel (25). La philosophie de Blanqui est à lafois le sujet et l'une des hypothèses permettantd'expliquer les faits dans le conte de Casares, d'où l'onpeut dire que ce nouveau débat sur le temps a aussiinfluencé l'écrivain argentin.     Bioy entreprend également une réflexion critique surla société de son temps. La trama celeste interroge lesnotions qui sont à la base de la société moderne, telleque l'idée d'originalité, et par extension, celle del'existence d'un « moi » unique et individuel. Laprésence de l'insolite, qui vient bouleverser la notionpréétablie du temps et de l'espace, fait que le chaos etla multiplicité prévalent sur l'ordre, révélant lamalléabilité du concept d'unité. L'auteur fait appel à lathéorie de la relativité d'Einstein, donnant ainsi plusde possibilités de changement au monde que l'on croit (ou croyait jusque là) immuable.     Les deux auteurs sont en adéquation avec lesquestions de leur temps, et chacun à sa manière crée unehistoire fantastique dans le but de faire réfléchir sur le monde et la réalité en tant que telle. Bioy considèreque la présence du fantastique dans la littérature résidedans le désir d'expliquer l'univers. Il dit aussi que lefantastique fonctionne comme une hypothèse tentant derépondre à l'incompréhension que soulève l'insolite,« para compartir con otros los vértigos de nuestra

perplejidad ». Suite à cette analyse on peut remarquer qu'il existe dessimilitudes de construction entre ces deux contes et lamanière dont ils créent l'effet fantastique. Lesprincipes d'élaboration du fantastique au XIXe siècleréapparaissent au XXe, avec une nouvelle forme decritique de la société à cause du progrès et de lascience. Comme nous l'avions déjà remarqué, Bioy utilisebeaucoup de formules du XIXe pour écrire son conte. Onpourrait considérer le conte de Villiers toujours actuelau XXe et au XXIe, puisque on n'a pas encore résolu leproblème de la relation du temps de travail avec le bien-être humain - problème évoqué de nos jours par lascience-fiction et ses robots.    

Conclusion

 Dans ce travail nous avons cherché à établir des liensentre le fantastique du XIXe siècle au XXe pour montrerqu'il était pertinent de voir dans le fantastique du XIXeun précurseur de celui du siècle suivant, ouvrant ainsila voie à de nouvelles études plus spécifiques quiiraient dans le même sens. L'analyse des ces récits,choisis à la lumière de la définition et de l'histoire dufantastique, nous porte à penser que l'esprit qui dominedans cette littérature est celui de contestation, dudoute et de la liberté.      Étant données les circonstances historiques de cesdeux siècles, nous avons vu que le fantastique est né enréaction à un certain état de mentalité, dans une époquedéterminée et au sein d'une société en mutation. Le récitfantastique, tant au XIXe qu'au XXe siècle, reconstruitle réel à partir des données objectives de la société quilui sert de référent et met en scène un élément étrangedépendant de l'environnement socioculturel dans lequel iladvient. En effet, après notre étude nous ne pouvonsqu'être d'accord avec ce que dit Richter: « il n'existepas d'événements fantastiques, il n'y a que desévénements fantastiquement accueillis » (26), c'est-à-

dire que pour que l'événement puisse être considéré commeinsolite il faut qu'il corresponde aux conceptions del'impossible et de l'irréel qui ont cours dans la sociétéde référence. Ainsi son intrusion remet en question lavalidité des normes établies et contre toute attente etlogique, elle déconstruit le cadre réaliste élaboré dansle but de l'interroger voire de le contester.     Dans cette même optique, le questionnement duprotagoniste quant à la possibilité ou l'impossibilité del'événement est révélateur des débats intellectuels dumoment, comme le défend Bessière. Le personnage affectépar le fantastique vit en fonction de ce qui est tenupour vrai et réel dans la société où il est inséré, etmalgré cela il finit par croire à ce qu'il a vu, senti etéprouvé, aussi impossible que cela soit, et en dépit detous les arguments contre que peuvent lui fournir sesconnaissances. « Le fantastique est un développement surl'impuissance du héros à organiser le réel » (27) nousdisait Bessière. Au XIXe siècle le choix du personnage decroire au fantastique démontre les limites etl'impuissance de la Raison et conteste son omnipotence.Au XXe siècle, en acceptant le fantastique, le personnageouvre une voie nouvelle, il essaie de montrer que laréalité n'est pas délimitée et qu'elle présente d'autresversants pour être vécue. Toujours à propos de la création de l'effet fantastique,nous avons observé que jusqu'au milieu du XIXe siècle lesobjets étaient reproduits en tant qu'extériorité, c'est-à-dire qu'ils se situaient en-dehors de l'être humainmais qu'en même temps ils restaient une projection dusujet et de son époque. Par contre, avec Poe, les objetssont créés dans l'inconscient, le surnaturel ou l'étrangehabitent le personnage, ils viennent également du dedanset non exclusivement du dehors. Par conséquent, le XXesiècle a inversé la logique du texte fantastique. Aprésent, les éléments les plus fantastiques résident dansnotre être même. Le fantastique par excellence, c'estnous, a dit Sartre.  En autres termes, on trouve lefantastique essentiellement dans la dimension conscientede l'être humain. Au XXe siècle, nous pouvons constater

que la fonction du fantastique consiste à présenter lesdispositifs de base pour la connaissance etl'appréhension du monde, puisque le fantastique segénéralise et crée un hiatus avec la réalité: l'insoliten'est plus un élément interdit ou impossible dans lasociété, il devient plutôt un élément invérifiable, parcequ'il permet toujours une correspondance ou uneconcordance avec l'extérieur. De ce fait, le doute crééne porte plus sur la véracité de l'élément surnaturel;l'hésitation, au XXe siècle, naît surtout despossibilités que l'événement fantastique nous offre afinde présenter un nouvel aspect du réel : « Le surnatureldevient fantastique lorsque, privé de raison d'être, ilprésente des séries de phénomènes marquées d'une cohésioninterne » (28). Finalement, on ne peut pas nier que la littératurefantastique continue à incarner la contestation del'ordre établi. Borges avait déjà remarqué, en préparantavec Casares et Silvina Ocampo une anthologie de lalittérature fantastique, « que les textes, même s'ilssont très divers et s'ils viennent d'époques et de paystrès différents, reprennent toujours les mêmes thèmes »(29). Or, si les thématiques du conte se retrouvent d'unsiècle à l'autre, c'est parce que cette littérature atoujours représenté la projection du sujet par rapport àses peurs, ses angoisses et ses incertitudes. Même sielle évolue, et que le fantastique cesse de provenir dudehors, et naît à présent du dedans de l'être, comme nousl'avons vu, c'est parce que la mentalité de la société achangé et que, pour cette raison, notre manièred'appréhender l'inconnu s'est modifiée également. Toutcela nous aide à expliquer pourquoi le fantastique existeencore en tant que littérature de contestation d'unemodernité toujours en évolution, comme en atteste safonction depuis le XIXe.  fin .ligne

Notes

 

1 -  Jorge Luis Borges, Le livre de sable, Paris, Folio-Gallimard, 1960, p.141.2 - Italo Calvino, introduction à Contos Fantásticos do século XIX,contos organizados e selecionados por Ítalo Calvino. São Paulo,Companhia das Letras, 2000.3 - E. Poe cité par F. Raymond et D. Compère, Les maîtres dufantastique en littérature. Bordas - Paris, 1994, p. 184 - Jean-Luc Steinmetz, La Littérature fantastique,  Paris,Presses Universitaires de France , (coll. Que sais-je ?),1990, p.39. 5 - Roger Caillois, Anthologie du fantastique, t.I[introduction], Gallimard, Paris, 1966, pp.8-9.6 - Ce que Baronian considère comme moderne, nous lequalifierons de classique. Le fantastique classique, dansla classification que nous opérons, est influencé parHoffmann, tandis que le fantastique moderne serainfluencé par Poe.7 - Jean-Baptiste Baronian, Panorama de la littérature fantastiquede langue française, Paris, La petit vermillon, 2000, p.52. 8 - Jacques Cabeau, Poe par lui-même, Paris, Seuil, 1960,p.46.9 - Roger Bozetto. L'obscur objet d'un savoir. Fantastique et sciencefiction, Aix en Provence, Publication de L'Université deProvence-Aix-Marseille, 1992, p.85. 10 - Bozetto, op.cit, p.216.11 - Barroso, op.cit, p.42.12 - Barroso, op.cit, p.43.13 - Barroso, op.cit, p.43.14 - Paul Verdevoye, Le fantastique argentin. Revue America,Cahiers du CRICCAL no 17. s/d. p. 13. 15 - Campra apud Verdevoye, op.cit., p.11.16 - Tzevtan Todorov, Introduction à la littératurefantastique, Paris, Éditions du Seuil, 1970.17 - Todorov, op.cit,, p.4618 - Todorov, op. Cit., p.174.19 - Théophile Gautier. Récits Fantastiques. Grands TextesClassiques. Paris, 1995.20 - Julio Cortázar. Deshoras. Madrid, Ed. Alfaguara,1983.21 - VILLIERS de L'Isle-Adam, Auguste. Contes Cruels. Ed.Corti, Paris, 1988.22 - Adolfo Bioy Casares, La trama celeste. Clasicos

Castalia, Madrid, 199023 - Adolfo Bioy Casares, Introduction à La trama celeste.Clasicos Castalia, Madrid, 1990, p.14.24 - Walter Benjamin, Construction en fer IN : Passages,Paris, Ed. CERF, 2006. p. 173-189.25 - Benjamin, L'ennui, éternel retour IN : Passages. P.138-140.26 - Anne Richter, Le fantastique féminin, un art sauvage, 1984,p.65.27 - Bessière, op. cit, p.75.28 - Bessière, op. cit, p.80.

29 - María Esther Vázquez. La littérature fantastique.

Entretien avec Borges enregistré en 1964. IN : Borges : Images,

dialogues et souvenirs. Ed. Seuil, 1985. p.123.